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100- Le sang

By: Jacques Favier

Voici un billet dont le sujet m'avait été suggéré d'abord par une simple homophonie, ensuite par une réelle intuition. Il m'a conduit à quelques recherches fécondes. Le sang, liquide infiniment précieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siècles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tête ?

Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quête peut-être sacrée mais où le sol allait se dérober sous mes pas ?

bitcoin graal.jpg, sept. 2020S'il me fallut plus de six mois pour écrire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement à me faire un sang d'encre, j'entends à soigner mes angoisses par l'écriture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'été, il me fallut rechercher dans tous les endroits où je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilleté à sa sortie en 1988 et depuis lors peut-être sottement prêté à quelque ami indélicat (devenu de ce fait frère de sang) et enfin à le racheter et à le relire. Voilà, pour le making of.

« Tu ne tueras pas »

Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, où s'élabore presque toujours une théorie distinguant ce qui est légitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particulières pour échapper à la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrée rituellement, l'est aussi politiquement.

Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.

symboles régaliens.jpg, août 2020

Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de répandre le sang (que ce soit à cheval à la guerre ou sur le trône du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les pièces médiévales) trouve son symétrique dans la presque coïncidence du moment où nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui où nous tranchons la tête du Roi des Français.

la tete du roi.jpg, août 2020

Le temps où l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien régime n'en avait suscité.

révolutions.jpg, août 2020La gênante ressemblance de la planche à billet et de la « Veuve » illustre cette idée de façon troublante.

Désormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra être plus ou moins clairement élu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.

Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilège, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.

Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dépendant plus, dès lors, que de la loi, fût-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la même loi régir la monnaie ? Napoléon, qui entendait bien créer une dynastie nouvelle et « succéder à Charlemagne » plutôt qu'à Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent à neuf dixième). Malgré la force de sa volonté et la clairvoyance de ses intuitions, la référence au métal précieux ne devait pas résister à la modernité davantage que celle au « sang de France ». Désormais es papel.

La première monnaie?

J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la première monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlèvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frères ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?

Enlèvement des Sabines par Poussin.jpg, sept. 2020

Le sang des femmes a, je crois, offert à toutes les cultures connues de quoi forger mythes et représentations. Je n'évoquerai ici que celui de la défloration, telle que se la représentaient nos ancêtres. « Cette blessure que l'on inflige à celle qui va devenir la mère de ses enfants n'est pas sans éveiller un trouble » écrit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpétuation de la lignée et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprété comme offrande, consécration et prémices.

Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrôle social et patriarcal, ce qui est tellement évident que peut-être faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.

don du sang.jpg, sept. 2020Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutôt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impôt.

Signer avec son sang ?

Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dès qu'apparurent au moyen-âge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dès la première version littéraire.

Voilà, dira le moderne, une intéressante signature biométrique. Le célèbre clown qui prétend être Satoshi et ne peut signer un satoshi suggère que l'identité que confère une clé bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. Voilà, pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie réelle : le sang c'est l'âme. Une goutte suffit. La signature est irréversible, la transaction opérée ex opere operato.


Payer avec son sang?

Infiniment précieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dépenses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versé, mais aussi pour laver l'honneur bafoué. « Presque tout, d'après la Loi, est purifié avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (Épître aux Hébreux). Plus prosaïquement, Napoléon dira un peu la même chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour réclamer une croix de la Légion d'Honneur qu'on lui refusait malgré moult exploits. Son Colonel, interrogé, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'était « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaître davantage, l'Empereur accorda la faveur en répondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le créateur de la Banque de France et de la Légion d'Honneur était attachée à la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.

le cid.jpg, sept. 2020En Europe, cette vieille idée a servi à justifier une pratique née du tournoi médiéval, et transformée au 16ème siècle pour servir tant à la vengeance du sang qu'à la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don Diègue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-être dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mêmes.

duel henry picquart.jpg, sept. 2020

Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procès intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procès apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.

suicide denfert rochereau.jpg, sept. 2020« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dépressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsèque ?) alors que naguère un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se révolvérisait proprement sur le sofa ou tapis déjà rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenêtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, après avoir répété métaphoriquement la chute dramatique des valeurs spéculatives qui l'a conduit à cette issue fatale.

Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?

Le Graal

Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.

La disproportion de la chose, et pour être franc son caractère par trop abstrait, ont pour ainsi dire déporté l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-même fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les héros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchâssé dans le récit chrétien à partir d'un auteur nommé... Chrétien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la Cène ou le sang de la Passion, il est désormais vide, et ce qui narré, de poème en poème, outre l'énumération des prodiges qui l'entourent, c'est la quête des chevaliers partis à sa recherche.

le calice de Dona Urraca.jpg, sept. 2020Bitcoin a parfois été comparé à un Graal, un peu parce que l'expression a percolé dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rêves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices réputés être le saint Graal par environ 200 cathédrales, abbayes ou musées. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrêtées: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins égyptiens étudiés durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase détenu depuis 1050 et connu jusqu'à présent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins échappe-t-on au faux pour musée américain) était le précieux et véritable Graal.

Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutôt, selon moi par la multiplicité des prodiges. Loin de n'être qu'une relique, le Graal possède, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'éclairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est décrit par ses évangélistes comme not just a money, comme une méta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clés vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.

Bitcoin serait-il le sang du numérique ?

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101 - Les Gafa et le pouvoir du Pouvoir

By: Jacques Favier

toledano gafa odile jacob.jpg, sept. 2020Joëlle Toledano est une figure respectée du monde officiel. Elle est considérée comme une spécialiste de la réglementation des marchés, a siégé plusieurs années à l’ARCEP, a enseigné la gouvernance de la régulation à Dauphine.

C’est en même temps une personne curieuse de la nouveauté, active au board de plusieurs jeunes entreprises du monde numérique, qui a dirigé en 2018 la mission de réflexion confiée à France Stratégie sur les enjeux des blockchains et qui a participé aux échanges cordiaux de plusieurs « Repas du Coin », sans forcément partager toutes les convictions des bitcoineurs militants.

Son ouvrage est donc très bien informé, équilibré et lucide, y compris quant aux limites des solutions possibles si l’on souhaite, comme elle-même, astreindre des entreprises hors-normes aux normes réglementaires de l’État de droit et de la concurrence non faussée.

Dès les premières pages l’auteur ne nie pas une ancienne et profonde incompréhension de la part des décideurs, une forme de gaucherie face à des entreprises sophistiquées, agiles et opaques. On a envie d'abonder et de rappeler que, bien avant le règne de Google & Co, le célèbre « J6M », pur produit de notre establishment, moitié haut-fonctionnaire moitié banquier d'affaires, étalait déjà en exhibant chéquier et chaussettes percés, son arrogante inadaptation au monde qui émergeait.

Après une rituelle évocation de l’utopie perdue de l’Internet libertaire des origines, passage obligé de toute littérature sur le cyberespace, l’auteur cite Wikipedia et les logiciels libres (mais omet Bitcoin) comme de rares exceptions au triomphe du Web commercial, univers impitoyable dont elle critique les limites de la prétendue autorégulation, sans ajouter que les mêmes arguments pourraient servir contre l’autorégulation des banques ou de tous les industriels mis en cause dans telle ou telle dérive, et qui jurent toujours qu’ils vont produire eux-mêmes les bonnes pratiques nécessaires.

Intéressante, la description des nouveaux empires commerciaux n’élude pas l’exceptionnelle qualité (au-delà de la quantité) des services qu’ils rendent mais en démontent les malices. On ne peut s’empêcher, parfois, de se demander pourquoi on reprocherait aux nouveaux venus ce qu’on a toléré durant des décennies à la grande distribution, ou en quoi la dépendance des médias à Google devrait nous chagriner plus que celle qui lie la presse classique à une poignée de milliardaires dont les relations à l’Etat échappent largement au contrôle démocratique.

Joëlle Toledano reconnaît avec élégance que la prophétie de Marc Andreessen s’est accomplie, et qu’en moins de 10 ans le software a effectivement « mangé le monde ». Ironiquement, j’ajouterais bien qu’il est le seul a l'avoir trouvé digeste, ce monde qui entre temps a mangé le pangolin. Elle-même note que ledit monde, en s’abreuvant au Coca-Cola télévisuel gratuit, s’était quelque peu préparé à son funeste sort.

Plus sérieusement il faudrait ajouter que le nouveau monde a largement été financé par l’ancien. Bitcoin (celui-dont-on-tait-le-nom) représente une très notable exception, puisqu’il a créé (par une sorte de fiat) sa propre valeur. Qu’Amazon poursuive sa croissance au détriment de ses profits courants n'est pas le fait d'un manque de tact ; la chose devrait être mieux replacée, dans une analyse globale, en perspective des mutations du capitalisme financier lui-même.

Enfin j’aurais suggéré ici qu’il fallait toute la sottise (ou la corruption?) des « serviteurs de l’État » et fonctionnaires néolibéraux pour avoir déconstruit des monopoles assez naturels comme ceux des postes, des chemins de fer, etc. - la monnaie faisant ici derechef notable exception - au moment où les seigneurs du numérique en reconstruisaient d’autres qui, à leur façon, sont devenus sinon naturels du moins logiques.

Qui pourrait vraiment se passer de Google ?

la question .jpg, sept. 2020Le veut-on ? L'utilisateur lambda est bien plus souvent acharné à enlever Bing, Search et autres concurrents qui s'installent malhonnêtement et se cramponnent comme des tiques, sans que leurs procédés ne suscitent d'ailleurs d'imprécations officielles. Le voudrait-on qu'il resterait à savoir si on le peut sans sinistre. Le risque ne serait-il pas que Google se passe de nous, caviarde la carte de France, brouille nos pistes ? On a vu face à Amazon l'effet de nos velléités, et avec StopCovid l'impossibilité de contourner totalement les Gafa. Tout juste tente-t-on d'avoir une roue de secours pour un possible délestage du GPS...

J’aime bien la description des Gafa en termes d’empires, même si à ce niveau, celui du 4ème chapitre, on se demande un peu comment nos petits royaumes entendent s’y prendre, si l’adversaire porte déjà la pourpre. En gros, pour l’instant, ils nient, éludent ou finassent. Le livre donne à cet égard quelques tirades savoureuses d’apologie de notre droit de la concurrence malgré son patent échec en l’espèce.

L’auteur ne cèle pas non plus que la grande force de ces empires tient (notamment pour Amazon) à la satisfaction du client. Une chose que les royaumes ne savent ni ne veulent mesurer. Si l’on compte, par exemple, les « sorties de tunnel » on s’aperçoit que le site qui sait le mieux conserver ses visiteurs est celui des impôts. Les clients sont-ils ravis pour autant ? Les administrations régaliennes n’ont nul souci des administrés, nulle considération pour eux (ni souvent pour leurs propres agents). Chacun a pu mesurer, durant le confinement, hier avec la comédie des masques aujourd'hui avec celle des tests, à quel niveau d'efficacité on en était arrivé après des décennies à entendre les politiques pérorer sur le « recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes ». Chacun a pu mesurer, symétriquement, que les réseaux et leurs messageries maintenaient les liens scolaires et qu’Amazon s’inscrivait dans le tout petit nombre des acteurs efficaces.

Le vent a-t-il commencé de tourner contre l’impunité dont ont joui de fait les Gafa ?

C’est ce qu’affirme Joëlle Toledano, pointant quelques condamnations pécuniaires pour entrave au droit de la concurrence et pas mal de tirades des politiques contre la diffusion de contenus haineux. On peut cependant penser que les Gafa se moquent des amendes et que les surfeurs se moquent des contenus qui déplaisent tant aux élites, lesquelles ne sont pas, aux yeux de la masse, exemptes de tout soupçon en matière de diffusion de bobards ou de manipulations patentes de la vérité. Et pas seulement à Washington ou à Minsk.

Que le code privé et opaque devienne la loi est un fait, surtout si l’on pense aux algorithmes. Là encore, cependant, la grande distribution a toujours su organiser le parcours des clients, la disposition des gondoles et même la musique d’ambiance au mieux de ses seuls intérêts… et les « conseils » donnés par les banquiers en matière de placement ne reflètent que la stratégie commerciale de cet oligopole.

Je trouve peu honnête le reproche formulé en terme de productivité au niveau macro-économique. Le « paradoxe » d’une faible contribution des ordinateurs à la productivité a été énoncé par Robert Solow une grosse décennie avant la naissance de Google, 7 ans avant celle d’Amazon. Il y a quand même un bon bail qu’on ne peut plus dire que la productivité se diffuse progressivement « dans l’ensemble du tissu industriel » si tant est que ledit tissu n’ait pas, certes par endroit mais depuis bien longtemps, pris l’aspect d’une guenille. En faire un élément de remise en cause du « cœur de la légitimité des Gafa » me paraît donc à la limite de la défausse quand pourraient être examinées d’autres responsabilités, ressortant pour le coup du monde officiel, dont celle du fardeau des normes sur la Cerfa-Nation, de la prédation du secteur financier ou de coût totalement improductif de la surveillance (AML, KYC et autres jeux stériles). Il m'est arrivé de penser qu'avec ses bullshit jobs, Graeber avait apporté une des réponses possibles au paradoxe de Solow : les ordinateurs servent à numériser tous les 2 ans ma carte plastifiée renouvelée tous les 10 ans (au mieux).

Ainsi donc, les pouvoirs publics seraient enfin murs pour passer à l'offensive? On veut bien le croire même si on ne peut s’empêcher de sourire en lisant que face à « un diagnostic commun, des préconisations partiellement différentes » sont émises par les divers auteurs de rapports des différentes autorités nationales.

Le regulatory shopping tient sans doute autant au vice des Gafa qu’à nos propres tares congénitales, notamment en Europe : les bricolages de Renault aux Pays-Bas malgré la présence de l’Etat français à son capital sont antérieurs aux naissances d’Amazon ou de Facebook et ils n’avaient pas même la fiscalité pour seule boussole. Le choix d'installer la gestion de nombreux fonds d'investissement des banques françaises à Luxembourg, voire Jersey, tient aussi au caractère de havres régulatoires autant que fiscaux de ces paradis. Les effectifs des régulateurs financiers de Saint-Helier, comme ceux en charge de l’application du RGPD à Dublin ne doivent pas obérer la « productivité » de ces vertueux pays !

Que certains Gafa, Facebook en tête, soient aujourd’hui, comme l’affirme l’auteur, demandeurs de régulation est bien possible. Pour restaurer leur capital de confiance, ils ont surtout intérêt à partager certaines responsabilités. Il y a là-dedans une bonne part de chiqué. La chasse aux fake news est un épisode risiblement « sur-joué » par les élites politiques. Lors de l’élection française de 2002, l’emballement hystérique autour d’un fait divers n’ayant ensuite abouti à aucune condamnation, ne saurait être imputé aux démons des Gafa. Quant aux « propos manifestement haineux » ciblés par la proposition de loi de Madame Avia, cette notion floue n’a évidemment pas sauté la barre au Conseil Constitutionnel. Tout ceci ne servira in fine qu’à augmenter l’emprise des réseaux, seuls à même (par leur technologie comme par leurs effectifs) de faire le ménage des plus grosses saletés. Que M. Trump ait été l’un des premiers à en ressentir l’effet devrait donner à penser. Les réseaux imposeront leurs valeurs avant celles qu’on décrit comme « les nôtres » même quand de large part de notre population ne les partage pas.

Il est par ailleurs dangereux de spéculer sur la baisse de la confiance dont jouissent les Gafa, si celle dont pourraient se targuer les Etats est moindre, voire nulle, ce que l’auteur ne concède, significativement, qu’à l'ultime page de son livre. L'invocation incantatoire du caractère de « notre État de droit » est un élément de langage relativement nouveau qui vise sans doute à imposer le silence sur ce point, en en faisant une donnée de nature plus qu’une variable passible d’érosion.

Le bictoineur attend évidemment le chapitre financier

Son attente n’est pas déçue : Joëlle Toledano dénonce d’abord la cécité du monde officiel, tombant de sa chaise face à Libra, malgré des mises en garde de Madame Lagarde dès septembre 2017. Avec une pointe de vanité, puis-je rappeler que j’en avais parlé, moi, dès mai 2016 ? Je suggérais, je me cite, de « tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat) ».

L’auteur embraye sur la double réaction officielle (passée l’agitation sous le choc quand on a découvert que l’éléphant était dans le bac à sable) : se préparer à adapter leur réglementation pour accueillir l’intrus, accompagner des réponses industrielles aux projets des Big Tech. Après un coup de patte que nous ne désavouerons pas à la « faible efficacité du système financier existant », elle expose le risque qu’une monnaie numérique de banque centrale ferait courir aux banques puis révèle la solution dialectique : n’émettre que la monnaie utile à la banque commerciale, pas celle qui serait utile à ses clients. Il faut donc rappeler ici, ce qui a été dit plus haut par l’auteur elle-même : la force des Gafa tient sur la satisfaction de leurs clients, bien plus que sur la contrainte. La force du système régulé est manifestement d’une toute autre nature. Joëlle Toledano ne le cache pas ; elle semble même douter de l’issue du projet.

Elle ne croit guère au démantèlement par les américains, « sauf peut-être pour Facebook » , ce qui selon elle, met la responsabilité de la lutte entre les mains des européens. L’eurosceptique risque ici de décrocher.

Elle ne croit guère, non plus, que l’attaque par le droit de la concurrence suffise, car l’attaque de l'empire est plus vaste, plus ambitieuse à chaque étape, alors qu'aucune résistance n'est exercée par la nature du terrain. Que Google soit en train de cartographier la terre est une chose, qu’elle vise à prendre le contrôle des Google cities pourrait certes priver les édiles du contrôle de la politique de leur propre ville » … si seulement ils en avaient une. On sait bien que la désertification des centre-villes est antérieure à Google, que la clochardisation de certains quartiers et la gentrification d’autres, ne sont pas dues à Amazon ! La lecture de ce livre rappelle souvent, ce qui n’est malheureusement pas écrit, que la nature a horreur du vide. Et que le vide politique, malgré un incessant bavardage, est sidérant.

Joëlle Toledano propose donc de réguler plutôt les entreprises de l’écosystème, au niveau européen (à suivre…) en renforçant nos capacités d’analyse (si on peut aligner les salaires sur ceux qu’offrent les Gafa…) et en évaluant les évolutions du modèle économique dans sa globalité. Réguler les écosystèmes, pour les ouvrir à la concurrence, imposer des codes de conduite empêchant les abus de position dominante, taxer (dans quel pays ?) les investissements ne répondant pas au « critère de l’investisseur avisé en économie de marché » tout cela risque de s’enliser, dans le temps juridique (alors que l’envahisseur est agile) et dans l’espace bourbeux de l’Union Européenne.

Enfin « introduire la concurrence » risque de nous emmener dans des aventures à la Qwant, qu’il est inutile de détailler tant elles se ressemblent toutes. Lutter contre la personnalisation des prix fera un bon sujet de conversation dans le train, où personne ne paye jamais le même prix. Mais au total presque toutes les mesures proposées par Joëlle Toledano sont pertinentes… sur le papier. Reste à savoir de combien de courage politique et de quelle force de travail compétente et motivée, ce que l’auteur désigne comme « les moyens intellectuels et politiques » disposeront les vieux et impécunieux royaumes.

Reste aussi à mesurer le soutien de l’opinion dont ils disposeront face au « pouvoir d’influence et pouvoir de séduction » de l’Empire.

Et c’est là sans doute que je peux commencer l’inventaire de ce qui me paraît manquer à l’analyse, d’autant que la conclusion y invite très clairement.

Rien n’indique que les États jouiraient du moindre support concret de l’opinion face à leurs adversaires. C’est parfois difficile à articuler devant l’autorité qui parle de « nos institutions » ou de « notre Etat de droit ». L’argument rhétorique opposant « notre Constitution » à laquelle nous serions profondément attachés aux conditions d'utilisation des Gafa, que nous approuvons effectivement d’un clic ignare, indifférent et pressé n’a pour moi que peu d'impact. Il y a, vis à vis des Gafa, une sorte de servitude volontaire. Ce que j’entends par là est chose fort connue et depuis fort longtemps. Le problème c’est que face aux États, la servitude n’est plus vraiment ressentie comme volontaire. Demandons aux gilets jaunes, demandons à ceux qui sont verbalisés à hauteur de 10% d’un mois de SMIC pour de simples balivernes. Ce qui, il y a près de deux ans, a été ressenti par des politiciens, des juristes et des journalistes bien en cour comme une profanation d’un symbole républicain n’a soulevé sans doute que peu d’émotion hors de leur cercle.

Faut-il s’en étonner ? L'opinion est saoulée d'injonctions contradictoires et absurdes. La gestion de la pandémie a été sinon une « étrange défaite » du moins un fiasco exemplaire, et ce sont pas des anarchistes ou des amish qui le disent, mais le très convenable Institut Montaigne. Et - soyons clairs - ceci n'est pas (seulement) un mal français. En Belgique ou en Suisse, on voit les mêmes résistances aux applications de traçage Coronalert ou SwissCovid, et l'une des premières raisons tient à ce que ces solutions viennent du gouvernement.

Derrière l’exténuation, de l’adhésion, du consentement, du respect, il y a l’ombre portée de tant d’échecs. Le philosophe italien Raffaele Alberto Ventura, dans un article intitulé La chute de l’ordre dominant, soutenait en 218 que les différentes colères populaires du moment manifestaient une forme de « réaction aux rendements décroissants du paradigme en place ». Autrement dit le coût croissant des élites et le bénéfice marginal décroissant que les gouvernés en retirent conduisent à l’érosion du consentement.

Le clivage entre « nous » et « eux » est à la fois excessif et imprécis. Il y a de la porosité, ou de la corruption. J’ai lu ce livre le jour même où j’apprenais le recrutement d’un ancien patron de la NSA, apôtre de la surveillance électronique de masse, par le conseil d’administration d’Amazon. La plupart du temps, les puissants s’entendent fort bien entre eux et leurs « conflits » sont plutôt des réglages hiérarchiques internes que des débats de société, quelque soit la rhétorique déployée. Les honnêtes gens le savent.

philo mag confiance.jpg, sept. 2020Le « nous » caché dans le titre du livre désigne-t-il le bon peuple naïf, les citoyens frustrés, les politiques désarmés ? Il pourrait ne désigner que les consommateurs abusés et les PME rackettées, si l'auteur n'expliquait pas, justement, les limites de l'approche par le droit de la concurrence.

On n'avancera pas sans un peu de philosophie débarrassée des convenances politiques. Plusieurs articles dans le dernier numéro de Philosophie Magazine évoquent la crise actuelle de la confiance. Celui du rédacteur-en-chef, Martin Legros fait - au rebours des discours officiels - l'apologie de la défiance. J'ai bien aimé sa référence à La société de défiance, publié en 2007 par Yann Algan et Pierre Cahuc (aux éditions de la rue d'Ulm) et cette citation prophétique :

« Le déficit de confiance mutuelle nourrit la nécessité de l'intervention de l'État. Mais en réglementant et en légiférant de façon hiérarchique, l'État opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la société civile, il entrave le dialogue social et détruit la confiance mutuelle. »

La confiance algorithmique est une réponse possible à cette situation aporétique.

Il manque donc, à mes yeux, une perspective sur ce qui pourrait être reconstruit sur des architectures décentralisées. De même, il me semble qu’il manque une vue sur le sujet de l’identité en ligne, d'autant que c'est un sujet typiquement régalien. S’identifier en ligne grâce aux Gafa est plus aisé, et on le fait vingt fois par divertissement. S’identifier avec les procédures étatiques (ou bancaires) est long, pénible, parfois kafkaïen, et cela ne vous dote que d’une identité locale, hexagonale.

De telles vues auraient offert matière à élargissement de la perspective, sinon pour l'extension du domaine de la régulation, du moins pour les possibilités de brèche dans le dispositif de l'Empire. C'est ce qu'on avait lu chez Laurent Gayard, par exemple, mais aussi... dans les angles du rapport Toledano, que j'ai déjà commenté sur ce blog.

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102 - L'incroyable prix de la Monnaie des Assassins

By: Jacques Favier

Un prix incroyable !

Et non, ce titre racoleur ne va pas me conduire, en ce 5 novembre, à ne parler que de Bitcoin !

Je veux parler d'une pièce d'or vieille de plus de 2000 ans et dont le prix a atteint 2.700.000 £ pour 8 grammes d'or. Une pièce d'or assez étonnante, tant par son extrême rareté que par son motif : la célébration de l'un des plus célèbres assassinats politiques de tous les temps.

Il s'agit du lot 463 de la vente menée le 29 octobre dernier par la maison ROMA NUMISMATICS, 20 Fitzroy Square, Londres (métro Warren Street). Côté face le visage de l'assassin Brutus, côté pile son poignard et celui de son complice Cassius entourant le bonnet phrygien, antique symbole républicain, au-dessus de la légende EID MAR (Eidibus Martiis : AUX IDES DE MARS).

L'attention des non-numismates avait été attirée sur ce magnifique objet par le blog de Pierre Jovanovic avec une présentation spectaculaire, mais un peu expéditive.

« C'est totalement fascinant qu'une telle pièce existe, qu'elle soit parvenue jusqu'à nous et qu'il existe dans le monde des passionnés capables d'y mettre des millions » s'extasiait P. Jovanovic. Sur le fait que des pièces antiques parviennent jusqu'à nous, on a envie de dire que ce n'est pas la seule ! Le catalogue de la vente est bluffant, et il y a des centaines de ventes numismatiques chaque année dans le monde.

Les reliques du passé sont non seulement en elles-mêmes précieuses, mais les réflexions qu'elles inspirent sont éclairantes et peuvent susciter la méditations des bitcoineurs : la valeur des pièces de monnaies antiques, comme des statues, des peintures et des autres oeuvres d'art est liée de façon inextricable à leur valeur intrinsèque (souvent faible), à leur rareté, à leur histoire et à la longue « tradition » qui est la leur.

Ceux qui iront lire en détail la rubrique 463 du catalogue de vente en ligne verront que cet exemplaire (qui n'est pas unique) a une histoire assez bien documentée depuis pas loin de 2 siècles ; et surtout que l'examen minutieux de l'état de la pièce permet de la situer dans une série qui est elle-même ici plus que restreinte : on pense qu'il reste peut-être une centaine en argent (des denarii ou deniers) et sans doute pas plus de 3 exemplaires en or (des aurei). Il va sans dire qu'après des siècles de passion numismatique et d'ardeur archéologique, la découverte de nouveaux exemplaires dans un tel état de conservation reste assez faible pour conforter la rareté de la chose !

Ce qui va fasciner, cependant, c'est l'idée d'une émission commémorative de l'assassinat de l'homme qui voulut, le premier à Rome depuis des siècles, se faire roi.

La monnaie, prérogative régalienne nous dit-on, pourrait célébrer ce genre d'acte séditieux ?

César est dictateur dans des formes ou plutôt dans des apparences de formes légales subsistant après plusieurs guerres civiles. Ce n'est pas nous, grêlés d'états d'urgence et de lois d'exception pour bien moins que cela qui allons chipoter les entorses romaines. Ce qui semble établi, en revanche, c'est qu'il jouit, lui, d'un solide appui des classes populaires. Et que les conjurés, de leur côté, sont des sénateurs, des privilégiés. Ce qui n'interdit pas de leur supposer des intentions diverses, voire le goût de la liberté antique.

Ceci posé, la rareté même de la pièce amène sans doute à ne pas « trop » solliciter sa signification : Rome n'a pas célébré les assassins de César et cette pièce n'a pas été frappée dans les ateliers monétaires du Capitole, dans le temple de Junon Moneta car lors de sa frappe (en -43 ou -42) la Ville éternelle est au pouvoir des héritiers de César. Brutus et ses partisans ont pu se servir d'un atelier monétaire militaire « de campagne », comme cela existait assez couramment, ou bien transporter avec eux les « coins » et faire main-basse sur un trésor de temple dans l'une des villes de Grèce ou d'Asie où ils regroupèrent un temps leurs partisans.

Les vrais paradoxes de cette monnaie sont assez différents d'une simple apologie du tyrannicide.

Longtemps très strictement encadrées, les représentations figurées sur les pièces romaines s'étaient considérablement enrichies dans les dernières décennies de la République, multipliant les allusions, ycompris pour célébrer tel haut fait ou telle famille. Mais un tabou demeurait : celui du portrait d'une personnalité vivante. Pour des raisons religieuses (dans l'antiquité la monnaie est « garantie » symboliquement par les divinités de la cité) mais aussi, évidemment, politiques, car l'effigie d'un vivant ne pouvait être que celle d'un despote, comme cela était patent en Orient, et contrevenait donc à la vieille éthique républicaine.

Le tabou fut brisé par... le divin Jules, descendant direct de Vénus, comme chacun sait et que cette éthique-là n'étouffait pas trop. Il fut figuré couronné comme un roi et voilé, non par humilité mais à l'image de la déesse Vesta.

Le paradoxe est donc que sur la pièce célébrant clairement le geste du 15 mars -44 (les ides de mars) le tabou ait été pareillement brisé par celui qui avait dépêché le tyran ad patres. Tout au plus notera-t-on que ce bon républicain est figuré tête nue alors que celle de César s'ornait d'une couronne.

Les pièces en or, on le sait circulaient (beaucoup) moins que celles d'argent, ce qui nous prive d'un facteur assez précieux d'évaluation : leur usure. En revanche, les deniers d'argent frappés avec les mêmes motifs semblent avoir beaucoup circulé. Ce qui implique qu'ils aient inspiré une certaine confiance (bon aloi) et qu'ils aient été assez nombreux pour ne pas intriguer. On a dit qu'il en restait peut-être une centaine. Mais un historien qui a étudié de près cette émission d'argent estime à une trentaine le nombre de paires de « coins », différents. En comptant 15.000 pièces pour chaque paire, cela ferait 450.000 deniers, ou 1735 kilogrammes d'argent. Cela fait beaucoup de pièces, et, vu l'usure de celles que l'on a retrouvées, beaucoup de pièces qui ont réellement circulé. Mais en même temps cela n'en fait pas tant que cela : en kilogrammes, c'est le trésor d'un temple, guère plus.

Sic semper Tyrannis ?

La phrase attribuée à Brutus, et traduite de manière elliptique par « mort aux tyrans » court de manière plus ou moins souterraine dans l'histoire, et pas seulement comme devise de l'État de Virginie. Régicides, tyrannicides, attentats... certains changèrent l'histoire, d'autres confortèrent la tyrannie. Après Brutus, Auguste. Et, comme chez nous, les séquences du genre Caligula, Claude, Néron...

Sur les monnaies, les effigies se succèdent. Aujourd'hui, certes elles ont disparu. Nul n'a besoin de connaître le visage de Big Brother ou celui des petits hommes gris.

D'autres alternatives existent. Bitcoin n'a pas pour rien été baptisée par de sulfureux auteurs « la Monnaie acéphale ».






NOTES

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103 - Un virus « souverain »

By: Jacques Favier

A ceux qui, comme moi-même, pensent que Bitcoin est fondamentalement une « monnaie souveraine » la lecture du petit livre de Donatella Di Cesare apportera, malgré tout ce qu'il contient de lueurs de fin du monde de nature à rendre chagrin ses lecteurs, quelques pistes pour stimuler la réflexion.

Je n'entends pas tordre le propos de cette philosophe italienne qui, en se penchant sur les questions politiques et éthiques à l’ère de la mondialisation, interroge des phénomènes actuels comme celui de la terreur, face cachée de la guerre civile mondiale qu'elle perçoit, ou comme la souveraineté, qu'elle examine à la lumière de Spinoza. Mais il se trouve que bien des choses qu'elle dit de ce virus qui se rit des frontières et des vieilles souverainetés construites à leur abri s'appliquent de façon trop troublante aux grandes cryptomonnaies pour que cela ne puisse pas être relevé.

Donatella di Cesare note d'abord tout ce que le virus a déjà provoqué : instauration d'une « démocratie immunitaire » régie par la mesure des distances physiques et par le contrôle électronique des corps, d'un gouvernement d'experts hors contrôle, d'états d'urgence qui ne sont plus des états d’exception. Pour elle, le virus et les choix faits pour le combattre ont mis en évidence non seulement l'autoritarisme (partout dénoncé, et me semble-t-il, à juste titre) mais surtout ce qu'elle décrit comme l'intrinsèque cruauté du capitalisme.

Contre la doxa qui, comme pour la précédente crise en 2008, assure sans vergogne qu'on ne pouvait rien prévoir, la philosophe assure que ce virus « était dans l'air depuis un moment » et elle en cite des preuves.

Elle rappelle qu'un événement « n'est jamais une absolue singularité, ne serait-ce que parce qu'il s'inscrit dans la trame de l'histoire ». Cette dernière réflexion je l'appliquerais volontiers à la publication du 1er novembre 2008, tandis que Donatella di Cesare met les crises financières et sanitaires dans une même perspective, celle d'une aube du troisième millénaire qui « se caractérise par une difficulté énorme pour imaginer le futur ».

ça c'est paris.jpg, nov. 2020

Quand même, ce n'est pas solliciter le texte que d'y voir des échos à nos propres préoccupations : « le temps semble déjà consommé avant même qu'il ne soit accordé. Nous sommes sur des escaliers roulants qui montent toujours plus vite ». Derrière la proposition d'une monnaie non fondée sur de la dette, ne trouvons-nous pas la mise en cause de ce qu'elle critique : une « croissance devenue une excroissance incontrôlable, sans mesure ni fin » et ce qu'elle appelle « l'extension du principe de l'endettement » ?

Si ce virus couronné est « souverain dès le nom », les souverainistes, eux, en prennent pour leur grade :

« Rien ne nous a protégés, pas même les murs patriotiques, ni les frontières rogues et violentes des souverainistes ». Le virus « démasque partout les limites d'une gouvernance politique réduite à l'administration technique ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, ajoute-t-elle, si les États se délégitiment les uns les autres.


Sommes-nous en guerre?

Beaucoup de gens ont trouvé le terme impropre, destiné à justifier des mesures odieuses dans une rhétorique typiquement française d'exaltation de la puissance armée. Il est vrai aussi que la prise systématique des décisions en « Conseil de Défense » offre un havre juridique aux dirigeants demi-courageux. Mais s'il faut le prendre au sérieux ce terme de guerre, c'est soit que le virus est souverain (la guerre est théoriquement un privilège de souverain) soit qu'il œuvre comme les terroristes avec lesquels nous sommes aussi « en guerre » et qui, eux, font allégeance à un État souverain fantasmé. Dans les deux cas, qu'il me soit permis de penser que ladite guerre est mal engagée.

Clemenceau, si facilement invoqué de nos jours, eût peut-être bougonné que la guerre au virus est chose trop sérieuse pour être pilotée par de supposés « savants », apparaissant et disparaissant, œuvrant ou tranchant hors tout contrôle démocratique, mais pas forcément hors des enjeux de carrière et d'intérêt. Bref ce qu'on a vu émerger depuis des décennies en matière de gestion des monnaies dites « souveraines ». Si au moins, a-t-on envie de persifler, cela s'avérait efficace !

Pourquoi faut-il indéfiniment réitérer nos erreurs stratégiques ? Citons ici un autre philosophe, Jean-Loup Bonnamy : « le confinement n’est pas très efficace pour sauver des vies et désengorger le hôpitaux. C’est un remède passéiste et archaïque, une sorte de ligne Maginot. Au début du 19ème siècle, le grand écrivain Pouchkine décrivait déjà le confinement imposé par les autorités russes pour lutter (sans succès) contre l’épidémie de choléra. Je suis assez surpris qu’en 2020, à l’époque d’Internet, dans un pays moderne qui se trouve être la sixième puissance mondiale, on utilise un remède qui fait davantage penser au début du 19ème siècle qu’à l’ère du big data  ».

Pour moi, l'erreur est moins celle de Maginot avec sa « ligne » que celle de Napoléon avec son  « blocus » : on peut être en guerre.. et se tromper de terrain, surtout si le combat se livre sur un terrain de nature différente.

Qui va la perdre, cette guerre ?

La philosophe ne prédit pas l'avenir avec certitude : « peut-être le virus souverain finira-t-il par déstabiliser la souveraineté de l'État ». J'avais émis cette hypothèse, mais seulement à titre d'hypothèse, dans un podcast publié par la Tribune en mai dernier et que l'on peut (réécouter ici).

La souveraineté européenne ne devrait, elle non plus, pas sortir magnifiée de l'épreuve. Le cadre qui nous a été donné depuis des décennies comme espace politique et rempart stratégique s'est révélé inconsistant, inopérant, inexistant : « une assemblée de copropriétaires tumultueuse, un amas de nations qui se disputent l'espace à coups de compromis chancelants pour défendre leurs propres intérêts. Aucun sens du commun, aucune pensée de la communauté » dit Donatella Di Cesare. Et c'est sur ce mot creux (et sur un pacte militaire avec les USA et la Turquie) que repose, en dernière analyse, la solidité de notre monnaie légale... Notons en passant que, du point de vue des cryptomonnaies, cette cacophonie est une appréciable aubaine !

Bien sûr l'hypothèse inverse, celle d'une extension à l'infini des « pleins pouvoirs » que s'arrogent les wartime presidents est également possible. Selon l'auteur, cela tient à ce que le pouvoir « ne sait plus parler à une communauté désagrégée qu'en faisant appel à la peur ». La rapidité un peu gênante avec laquelle, par exemple, un ministre français se saisit d'un attentat terrorisant pour demander une mesure de régulation des cryptomonnaies (mesure déjà prévue et que l'événement permet juste de faire passer) est assez emblématique de la convergence de la gouvernance par la peur et de la gouvernance par la dette. Mais ça, ce n'est pas absolument nouveau...

Ce que le virus nous apprend du cyberespace comme terrain de guerre

Donatella Di Cesare ne s'en réjouit pas, mais elle perçoit un changement dans « le McMonde, l'espace énorme du réseau, où chacun a désormais acquis une citoyenneté supplémentaire », même si pour elle (et je pense qu'elle se trompe pour partie) « ce n'est pas sur le scénario réticulaire que se fonde le nous de la communauté politique ». Seulement, si ce n'est pas là, la lecture de son ouvrage ne laisse pas entrevoir de refuge ni de scénario alternatif.

Bien sûr, il y a toujours eu, moins avouable que le goût de la liberté ou que l'enthousiasme mathématico-technologique, un fond de noir pessimisme dans l'idéologie qui sert d'humus à Bitcoin. Et il faut bien dire que la lecture de ce petit ouvrage n'est pas de nature à dissiper nos humeurs sombres. Quand on a parcouru son chapitre sur ce qu'elle appelle le « lockdown des victimes », avec ses morgues et ses corps traités comme de purs déchets, il est bien difficile d'avaler la soupe servie à tous les repas par nos derniers hommes politiques, le potage de « valeurs républicaines ». Et ce ne sont pas les dessins tristes et sales du néoCharlie, instaurés en icônes de la Déesse Raison, qui nous rendront le sourire ou le courage.

Que le scénario soit seulement et techniquement « réticulaire », qu'il soit empreint d'une dose de survivalisme ou d'une pointe de millénarisme il s'y passe bien des choses. Que ce qui advient ne soit pas une « communauté politique » au sens moderne du terme est possible, mais quoi ? L'émergence de Bitcoin est selon moi la preuve que ce qui y germe n'est pas dépourvu de « souveraineté », puisque jusqu'à preuve du contraire, nulle puissance de ce monde n'a pu stopper Bitcoin, quoi que l'envie n'ait pas dû manquer.

Ce que le virus nous a appris, c'est d'abord que le cyberespace est un terrain particulièrement propre à la résilience, j'entends la résistance à ce type de choc. Et pas seulement parce que le virus (à la différence, par exemple, d'un bombardement) affecte peu les infrastructures matérielles du Cloud ou des entrepôts robotisés. Mais parce que le cyberespace est mondial, ce qui s'y déroule n'est pas, ou est peu, suspendu aux inévitables contradictions locales, aux débats byzantins sur ce qui est essentiel ou pas (l'huile oui, les huiles essentielles non), interdit à Strasbourg ou permis à Kehl, aux atermoiements ou aux arbitrages du cher dirigeant bien-aimé. Bien sur il y a des problèmes « à la sortie », au point de contact avec the real life. Mais la nature du cyberespace permet à ses champions de développer deux avantages en apparence contradictoires : la puissance du mastodonte et le caractère furtif de l'oiseau, caractéristiques auxquelles Andreas Antonopoulos ajoute, dans le cas de Bitcoin, la résistance immunitaire d'une horde de rats d'égout !

Amazon livre tout, peut-être ce qui est interdit, en tout cas même ce qui n'est pas jugé essentiel. Il le fait comme l'épicier roulant de jadis, mais il le fait dès le lendemain, parce qu'à l'heure où la FNAC n'a plus de livres en rayon, Amazon a même une grammaire grecque ancienne en stock, et qu'il est aussi le seul à avoir en stock la gamme de tous les cordons de connexion possibles. Personne ne songe vraiment à l'empêcher de livrer, avec sa flotte ou avec celle de ses innombrables et furtifs auto-entrepreneurs. Too big...

En regard, les États (qui semblent parfois mieux anticiper les achats de lacrymogènes que ceux de masques ou de tests) ne sont pas puissants (ce dont attestent la litanie de ce qu'ils n'ont pas en stock disponibles avant de longues semaines mais aussi la petitesse et l'obsolescence de leurs infrastructures ) mais ils ne sont pas non plus furtifs. On l'a bien vu avec le navrant épisode StopCovid, où l'on a attendu des semaines au pied de la montagne sainte l'inévitable souris, inutile, mal conçue, non compatible avec les applications de nos voisins, et finalement pas même indépendante des GAFAM.

Aujourd'hui, une chose me frappe : tout le bien qui est dit de #TousAntiCovid est dit par des autorités centrales, tout le mal qui en est dit, toutes les critiques sont sur les réseaux. C'est dire : fondamentalement l'État ne comprend pas la « viralité ». Dans le vocabulaire officiel « viral » reste un mot grossier, la réputation ne peut ne fonder que sur des cocardes tricolores (sur Twitter, elles ont quelque chose d'incongru) et ce que l'État ne perçoit pas, ne comprend pas, ne sait pas, est accusé de « passer sous les radars », métaphore guerrière et tout de même un peu datée !

Et le souverain Bitcoin ?

Pourquoi monte-t-elle cette monnaie qui « passe sous les radars », ne suscite de communication bleu-blanc-rouge que pour dire « méfiez vous, n'en achetez pas » et n'est évoquée par les économistes stipendiés que comme « une folie complète » ?

Je ne répondrai pas ici à la question. Le virus en est-il responsable ? Je n'en sais rien et je n'y crois guère.

Mais d'une certaine façon si la presse mainstream qui avait si bien enterré Bitcoin n'hésite pas à attribuer sa remontada au virus, n'est-ce pas implicitement qu'aux yeux des noobs sidérés, seul le souverain virus peut ainsi donner valeur à l'incompréhensible monnaie qui monte insolemment face aux monnaies de ces États qu'il tient en échec ? Bref cela nous en apprend plus sur eux que sur Bitcoin...

Post scriptum qui n'a rien à voir (comme disait Delfeil de Ton, qui fut des fondateurs du vrai Charlie, et pour marquer un anniversaire qui n'est pas sans rapport)

Bitcoin, souverain, pourrait bien s'exprimer comme notre dernier grand monarque, du moins dans les mots que lui prêtait un humoriste du temps ...

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104 - Séparation

By: Jacques Favier

(les illustrations proviennent toutes de l'album Nope en Stock)

Est-ce un effet du hasard si l’incroyable séquence laïciste que nous vivons depuis des semaines, avec sa réaffirmation emphatique de « principes républicains » taillés sur mesure, coïncide avec les déclamations ministérielles visant à défendre la monnaie de l’État en réglementant à outrance tout ce qui de près ou de loin en menacerait son monopole absolu ? Je ne le crois pas.

Une réaction superficielle aux derniers exploits régulatoires de nos ministres consiste à incriminer leurs hymnes hypocrites à la Blockchain-Nation, dont la France serait un parangon, pour les mettre en rapport avec la cerfa-ration quotidienne de règles absurdes qu’ils nous imposent (1), mais aussi avec une prétentieuse inculture technologique, plaisamment résumée par le nouveau hashtag #3615crypto.

Je propose ici de prendre un satané recul, jusqu’en novembre 1789, pour examiner les choses dans une perspective longue, et voir ce que la rhétorique laïque et la régulation monétaire nous disent toutes deux de « nos valeurs » comme disent ceux qui parlent pour les autres, mais aussi pour voir ce que la logique de « séparation » pourrait signifier.

Les séparations françaises

Il arrive à l’occasion que certains de mes amis cryptos évoquent la nécessité d'une « séparation de la Monnaie et de l’État », expression doublement détournée de celle de 1905, parce qu'il ne s'agit plus de tracer une frontière avec les choses spirituelles mais aussi parce que le problème, désormais, serait... du côté de l'État. L'hypothèse que je vais présenter est que le problème a toujours été, d'une certaine façon, du côté de notre État français, spécifiquement.

L’ordonnance présentée le 9 décembre par MM. Le Maire, Dussopt et Lecornu visant au « renforcement du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme applicable aux actifs numériques » se distingue à plusieurs égards des dizaines d’oukases antérieurs :

  • par la mauvaise foi, car il ne s’agit que de faire un peu de spectacle tout en se mettant en conformité avec des recommandations antérieures du GAFI, avant le prochain round d’évaluation de la France ;
  • par la sottise, puisqu’on ne trouve rien d’autre à invoquer pour justifier cela qu’une bien mince affaire récente de « financement terroriste » et précisément celle où la traçabilité des opérations en Bitcoin a justement permis de démanteler la filière, comme le montre une belle enquête de 21 millions qui ramène cette affaire mineure à ses justes proportions ;
  • par la maladresse consistant à exiger une authentification par virement SEPA qui enferme les plateformes françaises dans un mécanisme régional que les fonctionnaires européistes pensent universel, au moment où la Suisse s'affirme comme la vraie nation crypto d'Europe, à bien des égards et même par l'attitude de ses banques.

On trouvera ici les liens vers les analyses de Bitcoin.fr, des responsables de Blockchain Partners ou de l’ADAN. Même un député de la majorité a émis une pertinente critique de cette initiative incongrue qui, à force de vouloir tout régir, fait sans doute sortir la "Blockchain Nation" du jeu.

Est-il juste de mettre cela en parallèle avec l’offensive bruyamment menée pour défendre notre conception de la laïcité ?

Cette merveille unique est tellement incomprise à l’étranger que M. Macron en vient à se quereller publiquement avec la presse américaine comme avec le président égyptien. La séparation des églises et de l’État serait, nous dit-on, consubstantielle à la forme républicaine de notre pays (la loi ne date pourtant que de 1905) et ferait partie du socle de « nos valeurs ». Tant et si bien que ceux qui refusent cette séparation deviennent des... « séparatistes », ce qui implique une certaine gymnastique conceptuelle.

On peut s’interroger sur la géométrie du « nous » dont on parle, quand une part non négligeable de citoyens français eux-mêmes expriment des réserves sur lesdites valeurs. Mais surtout cette obsession franco-française rend intenable l’illusion d'une Nation auto-proclamée porteuse de valeurs universelles et nous enferme dans une singularité où se complait le narcissisme hexagonal.

Aux racines de nos singularités

Ce serait, pour parler comme M. Macron « comme cela que la France s’est construite ». Je veux bien, mais à condition de commencer par une évidence oubliée : l’État, en France, n’a pas eu à livrer un combat de titan pour se libérer des puissantes serres de l’Église. C’est lui qui s’est introduit avec sa brutalité et sa désinvolture ordinaires dans les affaires de celle-ci.

Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante décrétait que « tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir, d'une manière convenable, aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres, et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces ». Rappelons que les États-Généraux avaient été réunis pour rétablir les finances de la monarchie. La solution adoptée (à l’instigation de Talleyrand) a le mérite de la simplicité : l’État a environ 4 milliards de dettes, les biens du Clergé doivent bien valoir autant. Et voilà.

Seulement cette solution, qu’un Conseil constitutionnel contemporain serait peut-être gêné de justifier, n’avait rigoureusement aucun autre mérite que son simplisme, et n’offrait que des défauts :

  • elle augmentait la subordination (déjà réelle sous les rois) de l’Église française à un pouvoir nouveau, que l’on ne pouvait exonérer du soupçon de malveillance, accroissant le tiraillement permanent entre l’allégeance au roi et celle qui est due par les catholiques au pape ;
  • elle suscita donc de ce côté une condamnation étrangère (on ne parle pas encore de séparatisme) qui, mettant à mal la conscience de nombreux français, inaugurait un fossé jamais totalement comblé entre nous ;
  • en heurtant la conscience du roi Louis XVI elle portait le germe de l’échec de la tentative d’instaurer une monarchie constitutionnelle, ce qui était pourtant le vœu le plus large et le plus sage à ce moment, nous condamnant à deux siècles d’errances politiques pour en arriver au régime actuel, bien moins équilibré que ce que l’on souhaitait alors ;
  • enfin elle mit en branle un désastre financier collectif. On ne monétise pas ainsi des murs, des champs ou des forêts représentant peut-être 3 milliards de livres ou 10 fois le budget annuel du royaume. La planche à billet, symboliquement incriminée dans le naufrage des assignats, fut moins coupable que la duplicité d’une bourgeoisie qui ne voulait pas payer d’impôt mais ne rechignait pas à se goinfrer de biens volés puis bradés.

Cinq ans plus tard la promesse faite au clergé (« pourvoir d’une manière convenable... ») était violée, les Assignats n’avaient plus de valeur depuis longtemps et la confiance du public dans quoi que ce soit était à zéro. Advint Napoléon, qui rétablit la paix avec le pape, l’équilibre budgétaire, y compris par l'impôt, et enfin la valeur de la monnaie. Les Français du temps ont plutôt apprécié ! Mais Napoléon ne restitua pas pour autant les monuments confisqués : il suffit de se promener en France pour voir que préfectures, mairies, musées, lycées ou prisons sont souvent des bâtiments religieux (2). Il se mêla assez lourdement de la vie de l’Église, redessinant les diocèses, déplaçant les sièges épiscopaux, rédigeant le nouveau catéchisme, etc. Il s’en alla enfin, mais le roi restauré ne se montra pas plus discret, ni aucun régime après lui, y compris les plus récents qui se sont mis en tête l'idée absurde et largement contreproductive (3) de façonner un « islam de France », voire « des Lumières ».

Même et surtout devenue « laïque », la République est religieuse ; mais elle l’est très mal.

Il y a d'abord beaucoup de risible maladresse : entendre M. Hollande prôner que « l’islam est une religion de paix » ou M. Castaner expliquer que « la prière n'a pas forcément besoin de lieu de rassemblement » illustre l’étendue des compétences que nos élites, pourtant peu instruites de ces choses, s’attribuent en matière religieuse.

Au-delà de ces maladresses, la République est une Déesse qui a perdu la Raison. Répéter en boucle que « la religion est une affaire privée » indique seulement que l’orateur n’a pas de religion, sinon peut-être une vague spiritualité new age. Asséner soir et matin que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu, voire dans la variante Darmanin « plus forte que la loi des dieux » histoire d’intimider aussi les quelques terroristes polythéistes qui se cacheraient encore parmi nous, ne démontre rien. Ce n’est qu’un principe hypothétique, rationnellement indécidable. Celui qui craint l'enfer se moque des amendes. Et répondre aux fanatiques religieux par un fanatisme politique, idolâtrer la République, de quoi est-ce le signe ? Comme pour tout fanatisme, c’est le signe d’un manque, d’un creux.

Car enfin, ces fameuses valeurs, quelles sont-elles ?

Il n’en existe pas de liste officielle, et on peinerait à en faire un bouquet très garni. En gros, il y en a trois qui surnagent des médiocres discours actuels, mais ce ne sont pas celles qu'un homme de 1789 aurait attendues.

D'abord « l’égalité de l’homme et de la femme » alors que notre Constitution mentionne « l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales ». Que ce soit un bon angle d’attaque contre les islamistes, on en conviendra. Que cela résume l’âme de notre peuple et l’histoire du seul royaume dont les femmes ne pouvaient hériter et où elles furent parmi les dernières à voter est une autre affaire.

Vient ensuite une laïcité qui met désormais à l'honneur de déchirer le sage compromis de 1905 et d'oublier aussi tout ce qui devrait lui permettre de s'épanouir autrement que dans la hargne (4). Les imprécations de petits-instruits comme Mme Schiappa ou M Valls peuvent-elles sérieusement réunir une large partie de l’opinion française pour « consolider » les « valeurs » de la « citoyenneté » ? Prétendre qu’une posture qui est aussi loin de faire l’unanimité (même dans un seul camp politique) serait celle de toute une Nation est une imposture.

Et enfin il y a la tolérance, rebaptisée « Charlie ». Un mot qui dit tout. Charlie a évidemment le droit de blasphémer mais nous aurions, en tant que citoyens, une sorte de devoir de regarder ses petites saletés. Ses caricatures sont projetées sur les façades, reproduites dans les manuels, brandies comme des icônes dont la seule vue devrait entraîner l’adhésion à la philosophie voltairienne, diffuser la raison chez les adultes les moins instruits et provoquer dans les écoles de fructueux débats à une voix. « Il faut surtout continuer, montrer cela et expliquer que c’est l’âme de la France que d’autoriser le blasphème » dixit Roselyne Bachelot. Ceux qui ont des doutes sur la méthode, qu’ils soient archevêques ou professeurs de faculté, se voient intimer le silence au nom de nos valeurs, voire traiter de collabos dans le cadre de l’état de guerre permanent. Le niveau de nos enfants en calcul (ou « en mathématiques » encore un grand mot) s'effondre, les Bac+5 font une faute d'orthographe par ligne, mais on doit passer des heures sur ces sottises.

En regard de ce bullshit politique, je n’ai pas entendu depuis des années un seul gouvernant, parlant de « nos » sacrées valeurs, oser les trois grands mots qui ornent pourtant nos frontons. Chacun verrait trop bien, soudain, que notre liberté est chaque jour rognée (5), que l’inégalité ronge la société et que la fraternité n’est plus qu’un mot vide de sens, tant et si bien qu’on doit désormais légiférer « contre la haine ».

Aussi creux que le mot « valeurs », le mot « confiance » est invoqué pour à peu près tout ce dont un homme avisé se méfierait.

Les médias tournent autour du mot, évoquant – notamment depuis les gilets jaunes - une « certaine forme de méfiance de certains citoyens vis à vis de nos institutions ». Le pouvoir tourne autour du mot, parlant de « consolider le lien de confiance » entre « notre » police et les français. Les banques tournent autour du mot, invoquant notre confiance dans notre monnaie et dans nos banques, de façon presqu’hypnotique. L’affaire des vaccins, en ce qu’elle va permettre de mesurer réellement la confiance des français dans tous ces prédicateurs, les fait déjà frémir.

La proposition de valeur de Bitcoin et des cryptomonnaies appuie donc exactement là où ça fait mal aujourd’hui dans le système régalien.

Bitcoin repose sur la confiance, mais sur une forme de confiance qui ressemble bien plus à celle que l’on a dans un bon instrument qu’à celle qu’invoque le serpent Kaa. Bitcoin a une valeur qui tient à sa rareté et au caractère onéreux de son minage, non à une supposée convention politique. Bitcoin est libre, son adoption se fait sans coercition, alors que plus rien de ce que propose le gouvernement ne tiendrait une journée sans coercition.

Bitcoin n’effraie pas encore les gouvernants. Il est même assez commode pour eux, pour donner des coups de menton après un attentat. En petit comité, les banquiers centraux avouent ne pas avoir la moindre peur de Bitcoin, et ne redouter sérieusement que Libra. Ils n’ont pas encore peur du JPM Coin, probablement du fait de douteuses connivences, ou parce qu’ils n’ont pas saisi la menace. Mais après tout, la monnaie de Facebook comme celle de JP Morgan restent des formes privées du dollar, la seule vraie « fiat » du monde. La question qui se pose est justement celle du « fiat », un mot biblique faut-il le rappeler. Et elle commence à se poser, même chez Morgan Stanley.

C’est en réalité le vide et l’absence de base de leur système qui fait obligation aux dirigeants de mener leurs guerres.

Cela se voit trop cruellement au creux des arguments dont ils usent dans leurs combats.

Quand M. Darmanin nous affirme que « jamais en aucun moment Allah n’est supérieur à la République (…) la République transcende tout » on a envie de demander si cette suréminence est le propre de la République française, et par quel miracle si j’ose dire cette créature somme toute récente a pu se hisser à un tel degré de majesté.

Monsieur Darmanin, dont on nous dit par ailleurs qu’il est catholique, refuse donc l’idée que Dieu soit plus grand, ce que signifie exactement « ٱللَّٰهُ أَكْبَرُ » mais qu’a-t-il alors en tête quand il récite dans le Gloria : « Toi seul est Seigneur » ? Les croyants (tous) peuvent, et il me semble doivent aimer la France et prier pour elle (on le faisait déjà du temps des rois) et même pour la République (comme le font notamment les juifs à chaque Shabbat, avec une prière particulièrement belle et émouvante) mais pas un seul, il faut le comprendre, ne mettra jamais l’objet pour lequel il prie au-dessus de Celui à qui il adresse sa prière, et qui n'est pas un compagnon tranquille du foyer, un petit dieu Lare de romain antique. On a le droit d’être croyant ou athée, on n’a pas le droit d’être idiot. En cas de conflit, s’imposerait à l'esprit du croyant la réponse de Jésus à Pilate : « tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d'en haut ».

Revenons à Bitcoin : quand on entend dire qu'il ne sera jamais une monnaie car personne n’en garantit la valeur, c’est je crois le même type de sottise qui est proféré, par des gens qui hiérarchisent beaucoup mais qui analysent peu .

J’ai entendu un banquier expliquer gravement que « si vous perdez un bitcoin, personne ne pourra vous le rendre » : dans la salle nous étions quelques-uns tentés de lui demander ce qu’il ferait pour ceux qui avaient perdu un billet de banque dans le métro. Fondamentalement, ce sont les pièces d’or qui font le banquier riche et lui permettent de garantir ce qu’il entend garantir. Ce n’est que parce que l’on fabrique aujourd’hui de la monnaie avec du vent que l’on a besoin d’une garantie, de nature un peu mystique au demeurant. Aux yeux du bitcoineur, ce n'est pas Bitcoin qui monte, ce sont les monnaies de papier qui s'effondrent. L'échange avec les hommes du « fiat » peut rester courtois, mais il a peu de chance d'être très fructueux.

J'ai donc la conviction qu'on ne peut rien fonder de crédible, d’aimable, de durable sur des sottises et qu'il serait temps que les gens de pouvoir en France le comprennent.

Le terrorisme frappe hélas de nombreux pays sans que l’on y parte en guerre idéologique, en se demandant si Dieu (pour l’appeler par son nom en notre langue) est au-dessus ou au-dessous de la République. Les difficultés financières n’épargnent pas non plus de nombreux pays qui s'assignent d'autres priorités que de chasser les bitcoineurs comme Louis XIV chassa bien sottement des protestants.

L'un des principaux acquis de la loi de 1905 , mais aussi de celle de 1901 par-delà leurs différences (6) a été de voir la République donner des cadres juridiques assez pratiques à l'usage et, du moins à l'origine, assez libéraux. Pourquoi n'instaurerait-elle pas une telle liberté d’association décentralisée, éventuellement assortie du droit d’émission décentralisée de jetons de valeurs par ces associations, les formalités n'étant nécessaires que pour une éventuelle admission à la cote officielle dans son ressort territorial ?

Ce que demandent la plupart des cryptos - ceux qui ne sont ni juristes en mal de fonds de commerce ni start-upers en levée de fonds- c’est qu’on les laisse en paix, exempts de soupçons, mais soumis au châtiment des crimes dans le cadre du droit applicable à tous. Ils n'ont pas la moindre illusion de voir l'État améliorer quoi que ce soit par son action. Ils se réjouiraient de le voir borner son rôle à reconnaître le simple fait que Bitcoin existe en tant que tel, sans encombrer quiconque de son avis sur la chose et de son illusoire garantie : une séparation.

NOTES

(1) En France, durant le couvre-feu, il faut signer un bout de papier attestant que l'on promène son chien : la simple présence du chien ne suffit pas.
(2) Je ne résiste pas au plaisir de rappeler que le Centre des Finances Publiques place Saint-Sulpice à Paris est installé dans les murs de l'ancien séminaire, et que le projet de restitution fut abandonné en 1924.
(3) Bel article dans le Figaro sur cette illusion inutile.
(4) Intéressante mise au point sur la laïcité par l'universitaire Charles Coutel, dans une tribune chez Marianne.
(5) À tel point, comme le dit Maître Yann Padova, ex SG de la CNIL dans une tribune publiée par Les Échos, que « Telle une peau de chagrin, ce qui hier constituait la norme politique et notre identité culturelle subissent une attrition progressive et insensible gouvernée par la peur ». (6) sur les deux statuts fixés par ces deux lois, voir l'intéressant article paru dans Libération.

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105 - La cryptologie au coeur du numérique

By: Jacques Favier


Ce petit ouvrage du grand Jacques Stern est du type que l'on devrait largement offrir à bien des gens qui parlent à tort et à travers de secret et s'offusquent de la seule mention de l'anonymat de façon ignare et irresponsable.

Comment, demande Stern, un art ancestral peut-il, d'Al Kindi et Al Khwârizmî à Diffie et Hellman, devenir une science moderne ? J'avoue avoir appris grâce à lui que les lettres n, p et q utilisés en 1978 par l'article définissant le RSA étaient déjà employés en 1763 par Euler pour présenter dans la revue de l'Académie de Saint-Petersbourg le théorème d'arithmétique modulaire qui porte son nom.

Jacques Stern retrace son propre chemin et comment, pressentant l'émergence d'un monde numérique qu'il appelle encore la « nouvelle cité virtuelle » où tout, depuis les fondations jusqu'aux fenêtres était alors à construire, il a « modestement » choisi de s'intéresser aux cadenas, aux serrures et aux clés.

Il y a du conteur chez ce mathématicien (parabole du cadenas, parabole des tiroirs, couteau suisse...) et de l'historien, dans un domaine où le tic-tac de la montre ne s'arrête jamais. Les records en matière de factorisation (donc d'attaque contre le RSA, principal soutien du sytème cryptographique dans le monde des instruments de paiement contemporains) se succèdent : factorisation d'un nombre de 768 bits en 2009, de 829 plus récemment, soit 250 chiffres décimaux. Les défenseurs se servent donc aujourd'hui d'un modulo d'une taille supérieure à 500 chiffres. Ceci assure une sécurité suffisante d'un point de vue matériel, non d'un point de vue rigoureux, c'est à dire mathématique.

Le chapitre cryptologie, algorithmes et mathématiques est évidemment celui qui demandera le plus de s'accrocher, à ses souvenirs scolaires ou aux branches que procure Wikipedia ; mais au prix d'un certain effort on en ressort mieux informé, ne serait-ce (en ce qui me concerne) qu'au sujet des différences pratiques entre la cryptographie du type RSA et celle qui se fonde sur les courbes elliptiques.

Stern aborde ensuite le chapitre de la présence de la cryptographie dans l'univers du téléphone, de l'Internet et des moyens de paiement. Avec des choses simples, que tous doivent garder à l'esprit : « ce sont les algorithmes assurant l'authenticité, plus que ceux assurant la confidentialité, qui forment la clé de voûte de la sécurité sur Internet » et une formule puissante : « la sécurité est holistique ».

Sa présentation de bitcoin est à la fois sobre, laudative (« combinaison extrêmement remarquable (...) idée proprement révolutionnaire ») et honnête, en ce sens qu'elle situe les enjeux, mais aussi les points controversés.

Enfin le chapitre sur la cryptographie quantique, laquelle nous dit Stern « n'est pas une expérience de pensée » mais rencontre encore des limites, permet à la fois de mesurer les risques et d'éviter certains fantasmes.

J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse à une question (que Stern ne pose d'ailleurs pas) : j'ai bien compris que les recherches en matière de cryptographie postquantique ont commencé. Du côté des banques, les clients, in fine paieront la recherche et l'implémentation des solutions nouvelles. Quid du côté de Bitcoin, et notamment à l'échéance de 2040 ?

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107 - Ne plus descendre dans l'Arène ?

By: Jacques Favier


On a beau faire, on a beau dire, on est toujours surpris par la fabrique de l'opinion.

Dans un pays où la culture mathématique est tellement faible que la seule chose que l'on remarque quand le chef du gouvernement se trompe (ou nous trompe) avec un graphique dont l'axe des abscisses est décalé de 6 jours et celui des ordonnées (*) de 30%, c'est l'inversion du drapeau français sur une slide de son pénible show... il y a peu à espérer des « débats » sur un sujet techniquement complexe, philosophiquement innovant et politiquement radical comme Bitcoin.

La hausse du bitcoin, la bulle du bitcoin, la folie du bitcoin ont ressurgi ces dernières semaines, avec peu de « variants » par rapport à la précédente édition en fin 2017.

En gros, ça donne quelque chose comme ça :


Parce que fondamentalement un « débat » n'est qu'un spectacle qui, ne coûtant rien à produire, occupe l'écran entre deux publicités. Ce n'est pas un exposé, ni une conférence, ni un MOOC. Un universitaire sérieux ne devrait point s'y produire ni un esprit distingué s'y exhiber.

D'autre part la place des monnaies numériques dans le paysage médiatique n'étant pas encore celle du menu sans porc, qui transforme n'importe quelle assemblée de lymphatiques en horde de furieux, ni celle des mérites comparés de l'hydroxychloroquine, de l'ivermectine ou des anticorps monoclonaux pour lesquels il existe déjà des milliers d'experts ennuyeux (à mourir) le spectacle est un peu court.

La « production » charge deux ou trois jeunes filles de trouver des intervenants : elles en trouvent quelques-uns, grâce à Google, auxquels elles signifient qu'ils ont à passer le soir même au studio, et à Paris naturellement. Cela restreint fatalement l'échantillon, mais qu'importe.

La jeune personne m'appelle, m'avoue avec un gloussement irrésistible qu'elle n'y connait rien, me demande le nom d'autres experts qui justement seraient taillables et corvéables à l'instant puisque moi j'entends rester tranquille au vert. Le temps que je les lui fournisse (pas mauvais bougre, dans le fond) une de ses collègues en a trouvé deux ou trois autres, dont un qui a déjà fait le tour de dix autres plateaux pour expliquer que ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie.

Arrive le soir ou le lendemain, j'ai le résultat à l'écran. Jamais de quoi regretter d'être dans les gradins plutôt que sur le sable. En 2017, j'avais écrit sur LinkedIn un article que j'avais intitulé La «folie» Bitcoin dans les médias français. Je l'ai re-publié récemment, sans changer trois mots. Je continue de penser qu'il n'est pas très nécessaire de se justifier.

Depuis 2017, certes, les questions se sont faites un peu moins brutales, et on nous épargne le topo sur « la blockchain ». Des gens comme Yves Calvi ou Philippe Soumier proposent même (enfin...) un format convenable.

Il y a eu évidemment un « basculement psychologique » (le terme est d'Olivier Babeau) chez les interviewers comme chez certains interviewés.

Chez les premiers, on sent la fatigue (même M. Lenglet met de l'eau dans son vin) voire parfois, quand même, comme un zest de rancune : pourquoi diable ces bitcoineurs ont-ils cru utile de multiplier les précautions en 2017, au lieu de nous dire franchement que ça vaudrait le prix d'une voiture trois ans plus tard ?

Chez certains des héros de la cryptomonnaie, et c'est le plus rigolo pour les initiés, il y a eu aussi depuis 2014 ou 2017 un effet « chemin de Damas ». Plus personne n'ose dire que la monnaie n'est qu'un cas d'usage sans grand intérêt de la technologie blockchain.

Mais entre le temps perdu à expliquer ce que signifie la décentralisation, éluder les questions sur le cours, réfuter l'ineptie sur l'impossibilité d'acheter ses croissants à Paris en bitcoin, recadrer les chiffres sur les usages criminels et renvoyer les balles sur la consommation énergétique, que peut bien dire d'utile, d'instructif, d'éclairant ou de motivant l'expert venu pour expliquer et qui sert de Rétiaire dans cette petite arène ?

Parce que, de son côté, le Mirmillon de l'establishment connaît son métier.

Que ce soit un ponte comme Minc, pratiquement à côté de ses mocassins, ou des économistes déjà vus plus de mille fois comme Jean-Marc Daniel, Philippe Bechade, Philippe Murer, on n'a jamais rien de nouveau.

Ils sont là pour taper, ils tapent. Ils n'ont pas bougé d'un pouce, pas modifié leurs incantations d'un iota.

Ces joutes risibles m'ont donné quelques occasions d'allonger encore un peu la liste des lauréats du Prix Tulipe. Mince bénéfice !


La conclusion : moins il y a de gens importants sur le plateau, mieux c'est. Cela diminue l'exposition des no-coiners et de leurs naïvetés de béotiens. Autant conseiller à Papi et Mamie, dans leur cuisine, de regarder Bapt&Gael, ils perdront moins leur temps !

Et, dût l'orgueil hexagonal en souffrir, des émissions suisses comme le Forum de la RTS peuvent aussi s'avérer plus utiles, un peu comme la presse belge pour rectifier les erreurs de M. Castex, sans vouloir en faire une affaire personnelle....

Pour le grand public, enfin, et pour en rester aux rigolos, j'ai trouvé que le petit sketch d'Alexis Le Rossignol valait bien des explications fumeuses d'émissions qui prétendaient nous informer. A ma connaissance, il n'a pourtant même pas eu droit, comme Nabilla en janvier 2018, à un petit gazouillis de l'AMF (**). A croire qu'en distanciel les gardiens du Temple ne surveillent même plus ce qui se trame dans le vaste monde !



NOTES
(*) Ils sont tellement linéaires (pour ne pas dire plats) qu'ils n'ont pas même songé à inscrire les contaminations sur une échelle logarithmique : ce ne serait pas faux, ce serait même assez justifiable, et le gogo en retirerait une rassurante impression de promenade de santé, pardon pour le jeu de maux.
(**) Parmi les nombreuses choses que je ne regrette pas d'avoir écrites, mon billet Genre Vénus, sur l'affaire Nabilla. Le site Bitcoin.fr a marqué le troisième anniversaire de ce petit événement en posant la question : et si Nabilla avait raison ?

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108 - La monnaie qui n'existait pas mais faisait très peur

By: Jacques Favier

La lecture du millième papier d'universitaire opportuniste, non-spécialiste venu déposer sa gerbe de tulipes au pied du monument funéraire de Bitcoin (techniquement un « cénotaphe » ) m'a fait souvenir d'une étrange monnaie, qui n'exista jamais mais qui fichait quand même une satanée trouille au « gouvernement légitime ».

On est en 1814. Napoléon est à l'île d'Elbe. Non pas comme prisonnier, mais comme souverain, au termes du Traité dit de Fontainebleau, signé le 11 avril avec les puissances coalisées contre la France.

Or un souverain, normalement, ça a bien le droit de battre monnaie, non ? « C'est même à cela qu'on les reconnait » a-t-on envie d'ajouter en ce jour où les plaisanteries sont (encore) autorisées.

Revenons à l'article, en l'occurrence celui d'un « enseignant chercheur » à l'Université de Pau, publié récemment sous le titre Le Bitcoin ou le vide symbolique.

Pour emballer un bric-à-brac de lieux communs auquel ne manque finalement que la tulipe, son auteur a pensé trouver un angle d'attaque pertinent avec la dimension symbolique et régalienne.

Mais tout le monde n'a pas le talent de Michel Aglietta et André Orleans, dont les thèses visant à établir la monnaie en général (et il faut bien le dire l'euro en particulier, même si c'est le pire exemple possible) comme « fait social total » ont quand même une bonne vingtaine d'années au compteur.

Où sont donc « les mythes, les légendes, les effigies et les images partagées » qui assureraient à l'euro, selon l'oracle de Pau, sa fonction de symbole de « l'inconscient d'une nation » ? Des fenêtres borgnes et des ponts sans rives, voici le rêve des fonctionnaires hors-sol qui nous ont dessiné ce projet totalement et volontairement apolitique. De quelle Nation peut-on ici se prévaloir sans rire ? L'invocation, aussi absurde, n'a ici d'autre but que de critiquer la dimension politique d'un Bitcoin, qui n'aurait pour lui qu'une « communauté sans symbole » !

Vires in nomine ?

En 1814, Napoléon en très mauvaise posture militaire se voit trahi par ses maréchaux, et destitué par le Sénat (des gens qu'il avait nommés...) avant qu'un « gouvernement provisoire » sorti d'une révolution de coulisses ne s'abouche avec les ennemis de la France et que tout ce joli monde ne « restaure » un roi de la famille de Bourbon, auquel manque singulièrement la légitimité si l'on compte pour peu celle que lui donnerait sa seule naissance. Le nouveau roi bat monnaie, à la forme, à la taille et à l'aloi de celle de celui que l'on ne désigne plus que comme « le précédent gouvernement » pour retenir les termes les moins violents.

Seulement le peuple, cet éternel gêneur, ne reconnait point ces symboles « nouveaux » c'est à dire vieillots, désuets, vidés de toute force.

Quant à l'effigie, ce gros homme est vite appelé « le roi cochon » renouant là-aussi avec l'Ancien Régime, puisque ce titre peu flatteur avait servi à son malheureux frère aîné.

Sur son île, Napoléon joue au jardinier, sans doute moins comme un jardinier que comme un acteur. Il rumine. Parmi ses soucis, l'argent est bien présent, mais surtout l'argent qu'il n'a pas. Le seul métal dont il dispose, à Portoferraio, comme le nom l'indique, c'est du fer. Même pas de quoi faire de la fausse monnaie !

Pourtant un bruit se répand : le « souverain de l'île d'Elbe » comme disent alors les diplomates aurait battu monnaie. Cette seule rumeur soulève l'enthousiasme des uns et répand la fureur chez les autres.

Peut-être ne s'agissait-il à l'origine que d'une réaction aux médailles satiriques de Thomas Kettle qui circulèrent dans les fourgons de l'ennemi ramenant le roi qui plaisait aux élites. Il fallait montrer Buonaparte comme l'ami du diable (sulfureux) et bien dire que « ce n'est pas un vrai souverain ».

Bref « n'y touchez pas »...

Seulement on peut inventer tout ce qu'on voudra pour le tourner en ridicule, son seul nom ou sa seule effigie ont plus de poids que tout le reste.

Voici donc ce que redoute tant la police : il circulerait dans le bon pays de France, redevenu un sage royaume, une pièce à l'insolente légende Napoleo imperator et rex, dominus Elbae, ubicumque felix.

« Heureux où qu'il se trouve » est bien la devise adoptée par le souverain de l'île d'Elbe : est-ce une fanfaronnade, ou bien a-t-il caressé quelques semaines, après l'amertume et le break down de Fontainebleau, l'idée raisonnable de souffler un peu et de s'établir noblement mais simplement, comme Cincinnatus jadis et Washington naguère ?

Un rapport en date du 29 juillet 1814 adressé au Roi par le comte Beugnot, directeur général de la police explique la chose : « on prétend qu'il circule dans Paris des pièces de cinq francs frappés à l'île d'Elbe, à l'effigie de Bonaparte. C'est peut-être un faux bruit (...) je fais cependant rechercher ces pièces, pour tâcher de savoir, en cas qu'il en existe, de quelle source elles proviennent ».

Sans plus de fondement, son bulletin du 5 août rapporte que selon la police de Nancy : « il circule dans diverses parties du département de la Meurthe de la monnaie de l'ile d'Elbe que l'on recherche et que l'on s'arrache : ce sont des pièces de 5 francs » ; le 9 août il ajoute les rumeurs qui circulent à Bordeaux sur « sa nouvelle monnaie ». Notez bien que l'on s'arrache !

Le 24 août, on aurait vu la pièce à Saumur. En tout cas on aurait ouï la rumeur et le comte Beugnot court toujours derrière elle : « J'ai cherché, mais sans succès à m'en procurer (...) Voici les faits que j'ai recueillis et qui me paraissent certains. Un chasseur qui avait suivi Napoléon a obtenu congé. En se rendant dans sa famille, il s'est détourné pour voir quelques amis de son corps, et lui a (dit-on) laissé plusieurs de ces pièces. Un particulier de cette ville, parti de Toulon le 18 juillet, assure aussi avoir vu de ces pièces en circulation dans cette ville et à Beaucaire ».

On n'arrive même pas à savoir si ce policier improvisé (dont les compétences étaient d'ailleurs plutôt financières!) croit ou non à ladite rumeur. Le 26 août il semble y accorder foi : « il parait certain que, sur la route de Paris à Bordeaux, des militaires ont fait voir une pièce de quarante francs, présentant d'un côté l'effigie de Bonaparte; de l'autre , un aigle, et pour légende Guerre (sic) à mon réveil. A Strasbourg, à Belfort, des pièces d'or ou d'argent ont aussi été vues. Sur les unes on lit : Son réveil sera terrible ! Sur les autres : Elle se réveillera ! On pourrait en conclure qu'il y a quelques ateliers et quelques fabrications de cette monnaie séditieuse : j'ordonne les plus exactes perquisitions pour s'en assurer ».

Plus il surveille la chose, plus on sent que c'est lui, son roi et son régime sans légitimité qui sont surveillés !

Napoléon te voit.jpeg, avr. 2021

Dans son bulletin du 4 septembre, Beugnot recopie l'alerte reçue du préfet du Gers : « On parle, dans ce département, de nouvelles pièces de monnaie à l'effigie de Bonaparte; mais personne ne déclare en avoir vu. On ajoute qu'il en a été distribué aux militaires. Le préfet s'est aussitôt concerté avec les chefs de corps, et des recherches ont été faites avec soin et n'ont jusqu'ici produit aucune découverte semblable. On serait tenté d'en conclure que c'est un faux bruit ».

Le 13 septembre, Beugnot qui vient d'expliquer au roi que ces monnaies n'existaient pas, se croit néanmoins obligé de citer le préfet de la Gironde : « On a parlé à Bordeaux comme ailleurs de la circulation d'une monnaie venant de l'île d'Elbe et qui ne serait rien moins qu'une sorte de menace et de provocation à l'Europe. Mais personne n'a encore vu ces monnaies. Ainsi il serait bien possible qu'il n'en existât pas ». Mais le lendemain, c'est le préfet du Bas-Rhin qui est cité : « Le préfet annonce que, malgré les espérances qu'on lui avait données, il n'a pu parvenir à se procurer aucune des médailles qu'on disait fabriquées à l'île d'Elbe ; aussi doute-t-il aujourd'hui qu'il en existe. personne ne déclare en avoir vu».

Et c'est là enfin que ce fripon (encore prosterné devant Napoléon quelques semaines plus tôt) en vient à risquer après 6 semaines de délire paranoïaque un début de conclusion raisonnable : « Il semble en effet trop absurde de supposer que dans l'état d'inquiétude où ne peut manquer d'être Bonaparte, il ait la folie de provoquer l'Europe par une sorte d'affiche des projets qu'il nourrit peut-être mais qu'il n'oserait proclamer ».

Ben voilà. Le 1er mars 1815 Napoléon débarque, remonte à Paris sans tirer un coup de feu tandis que le « gouvernement légitime » se réfugie à Bruxelles (euh, non, pardon, c'était tentant: à Gand, donc). En Cent Jours, Napoléon qui n'a bien sûr jamais battu monnaie sur son rocher méditerranéen, eut le temps de reprendre la frappe d'un 5 francs identiques aux précédents.

Ce modèle inchangé depuis des années semblait dire qu'il ne s'était rien passé. Quelques rares exemplaires d'une pièce de 2 F, dues au ciseau du même graveur en fonction depuis 1807, le sieur Pierre-Joseph Tiolier, furent émises, prenant en compte ce qui allait d'ailleurs quelque peu décevoir les parisiens : le grand homme avait grossi et vieilli.

Après Waterloo, pourtant, il continuera d'effrayer, même absent pour toujours. On continuera d'effacer rageusement les aigles, les abeilles, les lettres N.

Naturellement le roi revenu une seconde fois avec les Anglais (qui lui avaient fabriqué quelques pièces à Londres) remis son effigie sur de nouvelles pièces datées de 1815. Que l'on devait d'ailleurs au ciseau de Tiolier. A partir de 1816, on changea cette effigie pour une nouvelle, due à Auguste-François Michaut. Avec un « buste nu » dont je ne sais s'il était subliminal ou pathétique. Quant au monnaie battue à Londres, plusieurs députés et même la Banque de France eurent les yeux qui leur piquaient. On lira leur histoire peu honorable pour « le gouvernement légitime » dans une intéressante étude de la Revue Numismatique : il semble qu'on finit par s'en servir pour payer l'indemnité d'occupation à ceux que le petit peuple appelait narquoisement « nos bons amis les ennemis ».

Bref il est toujours un peu dangereux, pour un gouvernement et ses thuriféraires, d'invoquer des principes creux, ou que les circonstances rendent difficiles à mettre en oeuvre.

Quant à la monnaie séditieuse qui n'a jamais existé que dans les espoirs des uns et les terreurs des autres, des ateliers commerciaux se sont ensuite empressés d'en produire quelques séries, plus ou moins réussies et moins prisées des numismates que des touristes qui visitent la jolie petite île toscane.

Sans doute Napoléon eût-il mieux fait d'y demeurer tranquille ; mais comme disait Kipling « ceci est une autre histoire ».

(merci Pamina pour le dessin et à Jo pour les précisions numismatiques ! )

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109 - Têtes de turcs

By: Jacques Favier

Ce billet « sang neuf » pourrait bien ne me faire que peu d'amis. Mais j'y songeais depuis trop longtemps. Et autant prévenir, les têtes de turcs les plus remarquables ne sont pas sur le Bosphore, même si les autorités de ce pays viennent d'interdire Bitcoin pour les paiements, ce qui leur permettra ensuite de dire que Bitcoin ne sert que pour des transactions illicites...

On commencera par un peu d'histoire, pour amuser la galerie, et on finira par un bain de sang quand je daignerai en venir au sujet, dont le sort des crypto-entreprises qui ont eu le tort de penser un temps que l'on pouvait faire quelque chose dans un pays où la fiscalité restait élevée mais justifiée par l'excellence de la « régulation » offerte par un État puissant et éclairé.

Une histoire triste, en fait.

On lit un peu tout sur l'origine de l'expression « tête de turc ».

TetesDeTurc.jpg, avr. 2021Ceux dont la mémoire ne remonte pas trop loin (déjà le 20ème siècle parait si vieux !) la font naître au 19ème, avec les dynamomètres de foire sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible et qui représentaient un visage surmonté d'un turban ou d'un tarbouche.

J'y crois moyennement, parce qu'à vrai dire on retrouve beaucoup moins de turcs sur des dynamomètres que sur d'innombrables jeux dits de « passe-boule » comme celui qui orne ce billet, sans compter les décors de manèges et d'attractions les plus diverses.

Mais même en restant au dynamomètre, cela ne résout pas l'énigme, car pourquoi un turc ? Parce qu'il fallait montrer qu'on était « fort comme un turc » selon une expression attestée au 17ème siècle et qui serait peut-être née d'une observation empirique des performances des diverses ethnies enchainées aux bancs des galères. À moins qu'il ne s'agisse d'une appréciation laudative de la « claque ottomane », coup mortel dont les janissaires savaient faire bon usage en utilisant la paume de leur main avec un élan d’épaule pour accentuer la vitesse et la force de la claque, coup toujours désigné comme osmanli tokadi dans les bons manuels.

En remontant d'un siècle, c'est en septembre 1565 que lors du fameux Siège de Malte (île jadis considérée comme place forte inexpugnable et aujourd'hui appréciée de plusieurs amis pour son caractère crypto-friendly) les assaillants Turcs s'étant laissés aller (dit-on, car malgré mon grand âge je n'y étais pas !) à clouer les cadavres des défenseurs d'un fort avancé sur des croix et à les envoyer dans la passe de Malte pour saper le moral des autres défenseurs, le grand maître La Valette répliqua en faisant bombarder les turcs avec des têtes de leurs compatriotes.

Encore un effort et l'on arrive enfin dans les dernières années du 11ème siècle. Je m'arrêterai là, c'est promis, au siège que les Croisés emmenés par Godefroy de Bouillon mirent le 14 mai 1097 devant Nicée.

La ville était majoritairement chrétienne mais occupée pour le compte du Sultan Kilidj Arslan, par une garnison turque qu'il finit par abandonner à son triste sort.

Alors, pour casser le moral de celle-ci, les Croisés envoyèrent à l’aide de catapultes les têtes des soldats turcs morts au combat à l’intérieur de la ville fortifiée. On voit que le procédé s'adapte en fonction de la technologie.

La ville fut prise.

Il existe d'autres têtes de Turcs dans notre histoire : elles vont doucement me ramener à la fâcheuse actualité de la « Crypto Nation » française.

C'était du temps que le mot « turc » désignait, en Europe, à peu près tous les musulmans du bassin méditerranéen et du Proche-Orient.

Il fallait bien traiter, échanger, commercer avec ces Infidèles. La France depuis François Ier était même l'alliée des Ottomans. Mais sans école des « Langues'O » - elle ne sera créée que sous Louis XIV - et sans Google Trad, échanger avec le turcs n'était point donné à tout le monde. Les échanges se faisaient dans la réalité entre des « Turcs de profession » et des « Turcs d'Ambassade ».

Un « Turc de profession » c'est un diplomate adroit et parlant la langue turque, mais c'est le plus souvent un homme plus ou moins français, plus ou moins marchand, plus ou moins fils de son prédécesseur et qui, pour vivre en paix et prospérer chez les Infidèles, s'est converti ou a fait semblant. En face de lui, un « Turc d'Ambassade » c'est un homme plus ou moins turc, arabe, arménien, juif ou grec, plus ou moins marchand et plus ou moins cousin des autres « Turcs » qui fréquentent nos ambassades, imitent les mœurs des roumis et parlent assez le français pour rappeler sans subtilité qu'ils ne sont pas mahométans et qu'on peut donc leur faire confiance. Champagne et petits fours, à défaut des Ferrero Roche d'Or...

Il en était toujours ainsi du temps de Napoléon et... jeune coopérant au Caire, au début des années 1980, je me souviens d'une réunion où sur une dizaine de participants, deux diplomates français, l'un des diplomates égyptiens et le représentant du journal Le Monde étaient tous quatre d'origine maltaise.

Ce qui est essentiel ici c'est que tous ces gens vivent dans le même monde, et qu'aujourd'hui les relations entre la Bitcoinie et la République sont ainsi faites. Juristes d'un côté, régulateurs de l'autre ; régulateurs qui s'en vont dans le privé la semaine suivante, juristes et fiscalistes que la suppression de la régulation ou un taux d'imposition plus modéré mettraient dans la gêne sinon au chômage. De prime abord, cela semble pouvoir faciliter les choses. Mais on juge un arbre à ses fruits...

Les relations entre les bitcoineurs et les autorités ne sont pas systématiquement empreintes de l'hostilité qu'un lecteur de gazettes pourrait imaginer.

Il faut pourtant avouer que ce n'est pas chose facile. Ça tape dur et quand le bitcoineur n'est pas traité de « geek illuminé », de pauvre fou, de crétin inculte (si tant est que l'économie soit une culture), d'escroc ou de financier du crime, il a de la chance. Mais reconnaissons-le, les trolls internets qui remplacent l'argumentation par l'invective sont aussi nombreux de notre côté. Prenez, par exemple, le débat sur l'empreinte écologique du bitcoin : on peut penser que tel ou tel auteur se trompe, on n'est pas obligé de traiter un professeur d'université de « prétendu savant payé par nos impôts », ni un haut fonctionnaire d'énarque sexagénaire. Il vient un moment où les attaques ad hominem s'apparentent au pire au jeu de la « tête de turc », au mieux à celui du « massacre ».

J'ai toujours été attentif, par exemple lors des Repas du Coin qui (jadis!) réunissaient experts, curieux, sceptiques et personnalités venues du monde officiel à ce que règne la courtoisie.

Hélas, même courtoises, les relations ont été largement le fait de Bitcoineurs de profession et de Bitcoineurs d'ambassade ou disons d'une part de juristes, fiscalistes, lobbyistes et affairistes suffisamment frottés de la chose pour pouvoir en parler, souvent fort bien, sinon au milieu des vrais experts, du moins dans la bonne société des rencontres, groupes de travail, colloques et auditions...et d'autre part de jeunes haut-fonctionnaires ou de parlementaires suffisamment instruits pour ne pas confondre crypto et clepto, assez subtils pour se démarquer des usages officiels les plus repoussants pour leurs interlocuteurs, assez hardis pour se rendre à la station F sans gousse d'ail. Le caractère « déconstruit » de ce lieu emblématique cache mal, d'ailleurs, sa nature de joujou de milliardaire. Un lieu de prestige moins guindé que le château Yquem mais où l'on peut aussi accueillir stars et ministres. Une simple mue du capitalisme de connivence...

Entre tout ce beau monde, d'audition en rencontre, on a construit un cadre réglementaire qui devait assurer à la France une position non pas convenable, mais de premier plan, exceptionnelle, dans l'économie qui émergeait à partir de 2014. La France, comme on sait, n'est vraiment elle-même que dans la grandeur...

J'ai commencé à avoir des doutes fin 2018. Toute l'agitation de la loi PACTE n'accouchait que d'un cadre réglementaire pour les ICO, après la vague et avec un label AMF qui ne permettait même pas aux heureux bénéficiaires d'obtenir, comme quelques députés de la majorité l'avaient proposé, un compte en banque à la Caisse des Dépôts. La reculade d'octobre 2018, le porte-parole de la Caisse assurant que ses 6000 employés n'étaient « pas équipés pour gérer ce type de compte » tandis qu'une autre députée, issue du même groupe que les auteurs de l’amendement n°2728, se chargeait de débiter les sottises d'usage est un cas d'école. C'est ici.

Ce début d'année 2021 voit sans doute la coque de la « Blockchain Nation » définitivement atteinte si l'on en juge par le nombre de craquements :

Côté institutions et pouvoirs publics

  1. L'entrée en vigueur de l'obligation pour les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numériques d'obtenir un statut officiel de « PSAN » qui répond largement à la question posée par Charlie Perreau dans le Journal du Net : comment la France a mis à l'arrêt ses start-up cryptos. L'article souligne l'une de nos failles fatales : l'incroyable arrogance des autorités, que n'oseront pas incriminer publiquement les demandeurs du statut ni leurs intermédiaires. Quand l'AMF répond : « la plupart des dossiers présentés aux autorités sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autorités ne comportent pas toutes les pièces requises par la réglementation. Sur le fond, les éléments communiqués ou dispositifs du PSAN présentent régulièrement des lacunes » il ne vient à l'idée de personne dans ce kakfaland que les torts sont au minimum partagés ?
  2. L'attitude de la FBF qui, après avoir participé à un groupe de travail réuni par l'ACPR (avec du bitcoineur de profession) trouve le moyen de se dégager de l'accord final. C'est ici avec en page 25 la liste des participants et en page 26 les protestations de ladite fédération.
  3. L'attitude de la Banque Postale, seule banque publique du classement publié par Bitcoin.fr quant à l'attitude des banques vis à vis des cryptos, qui en occupe désormais l’avant-dernière place. L'attitude grotesque de la CDC en octobre 2018 n'était donc en rien liée aux pitoyables excuses mises alors en avant.
  4. Le décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 relatif à la lutte contre l'anonymat des actifs virtuels et renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (comme c'est engageant ! pourquoi ne l'ont-ils pas daté de la veille ? ) qui vient rajouter un supplément de sable dans des rouages déjà sérieusement bloqués.

Côté business (si l'on peut dire)

  1. Fleuron de la modernité bancaire, la fameuse « Banque d'en face » dont les petites saynètes publicitaires moquent la navrante stupidité et l’absence de compétences crasses des conseillers de la banque à la papa, trouve le moyen de clôturer le compte d'une des dernières entreprises françaises de vente de cryptoactifs alors même qu'elle vient de réussir à obtenir le statut de PSAN. C'est ici avec un PS pour laisser entendre que grâce à un peu de barouf et à l'intervention du député Pierre Person, la Société Générale étudierait le dossier...
  2. La triste fin de Bitit, après six ans d'activité. Depuis décembre elle attendait son statut PSAN, et n'avait donc pas le droit d'accueillir de nouveaux clients. Fin de partie, après avoir en 6 ans et avec 5 000 € de capital initial et moins de 215 000 € levés servi environ 500 000 clients de plus de 50 pays et traité plus de 230 millions de dollars de transactions... au moment même où l'introduction en bourse de Coinbase montre à quel point la France a raté le coche et signé pour une nouvelle forme de vassalité C'est ici.

Je crois que moi-même, comme plusieurs amis, membres de notre association Le Cercle du Coin, entrepreneurs, blogueurs, auteurs, lobbyistes, juristes, nous aurons fait (le plus souvent bénévolement, face à des mamamouchis bien payés) tout ce qui était possible. Les rencontres, les missions, les rapports n'ont pas servi à grand chose. Les agréments, les statuts, la régulation ont nourri bien des gens mais pas les entreprises, et n'ont servi l'intérêt de la France que dans l'idée que s'en font des fonctionnaires-rentiers-de-la-paperasse à qui leur presse favorite fournit régulièrement de bons arguments pour douter de l'innovation et du rabâchage des théories d'Aglietta et Orléan sur la monnaie comme « fait social total » au pays merveilleux des principes républicains. Je ne veux pas en faire des têtes de turcs, ni me répéter : j'ai déjà dit ce que j'en pensais dans mon billet précédent.

J'ai tôt manifesté un rien de pessimisme (celui qui n'empêche pas de continuer à se battre). Mais je crois maintenant que c'est cause perdue. Comme d'autres (voir ici ce qu'en dit Philippe Honigman, avec le Radeau de la Méduse original en illustration...) je crois que cela renvoie aux précédents échecs français, profondément, sous l'épiderme (dont l'ENA ou ce qui en tiendra lieu demain pourrait être le symbole), sous le derme, dans la viande et dans la moelle.

Il est clair enfin que les pouvoirs publics ont aujourd'hui d'autres priorités, sur lesquelles ils s'estiment prodigieusement efficaces même contre certaines évidences, mais c'est presque tant mieux pour nous.

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110 - Manger la grenouille ?

By: Jacques Favier

Pour Anthony

Un ami qui, sans être une « baleine » crypto ni un « pigeon » ébloui par les nouvelles technologies, me lit tout de même à l'occasion, a réagi à l'image du passe-boule turc qui ornait mon précédent article en me demandant comment on pourrait bien jouer avec un bitcoin au jeu très populaire dans sa Picardie et que l'on nomme « le jeu de la grenouille ».

Voyant dans cette question pratique un signe tangible de basculement de l'opinion (enfin des questions concrètes, appelant des réponses ELI5 comme dirait un autre ami, militaire celui-là) je me suis mis immédiatement à penser à la grenouille.

Il semble que le jeu de la grenouille soit né dans les guinguettes parisiennes avant la révolution. Il se serait ensuite répandu notamment dans le Nord (mon ami est chti donc il dit que c'est un jeu picard) et un peu partout dans le monde, dans sa forme originale, ou sous la forme de « jeu du tonneau » qui est un bricolage pour ceux qui ne disposent pas du matériel canonique.

Au fond c'est une variante sophistiquée du jeu de « passe boule » (dont le nom doit dater d'une période où le mot boule n'avait point dévié vers d'autres jeux) car l'idée de base reste de viser avec adresse pour faire passer la chose, boule, palet ou parfois pièce de monnaie. Une tête de turc ou de clown fait l'affaire, mais n'importe quelle gueule ouverte aussi.

La question importante c'est « pourquoi une grenouille ? »

La réponse est évidemment à chercher du côté de l'expression « manger la grenouille » dont ma grand mère usait encore pour dire que quelqu'un mangeait ses économies ou qu'un commerçant travaillait à perte. Le lecteur note que j'oblique lentement mais surement vers les questions d'argent : c'est ma vraie nature ...

Il faut donc là aussi revenir un peu avant la Révolution. Avant d'opter pour la forme cochon (cf. mon sous-entendu graveleux précédent) les tire-lires avaient la forme de ces petits batraciens, qui, telles vos économies, préfèrent se cacher, mais auxquels vous ne pouvez vous empêchez de songer la nuit en les entendant coasser dans vos rêves...

On introduisait la pièce destinée à la thésaurisation par la bouche, ici à peine entrouverte, car l'épargne n'est pas un jeu d'adresse. On trouve des modèles en fonte, en barbotine ou en porcelaine. La pièce se glisse parfois dans le dos de l'animal, qui n'apparait à l'occasion qu'à titre de décor sur des tire-lires aux formes les plus diverses.

Que peut bien évoquer la grenouille de ces tire-lires ?

La grenouille est présente dans de nombreuses traditions, généralement associée à l’élément liquide. Son cycle naturel offre aussi une dimension symbolique liée aux changements d'états, aux transformations, mais aussi au caractère transitoire des choses et de la vie. Toutes choses que (nos ancêtres y pensaient-ils ?) l'on retrouve autour de la notion d'équivalent général du cash.

Mais la capacité du petit amphibien à passer de l'élément terrestre à l'élément liquide me parait également riche d'enseignements et je laisse chacun y songer en pensant à son petit pécule.

Si le mot tire-lire semble attesté dès le moyen-âge, la chose, sous une forme ou sous une autre, existait du temps des romains mais aussi en Chine, où du temps des Song on l'appelait « pūmǎn », mot chinois s'écrivant 扑满 et signifiant littéralement « frapper-plein » ce qui suggère un fonctionnement universel : on remplit la chose progressivement, et quand elle est pleine, on la casse. Ce qui permet de comprendre l'arrivée du cochon, qui bouffe un peu de tout (l'argent n'ayant point d'odeur) et que l'on engraisse ainsi jusqu'au moment où on le bouffe lui-même.

Et Bitcoin : to the moon ou to the pond ?

La logique rituellement invoquée dans la communauté à l'aide du hashtag #StackSats (voir ici un intéressant fil de discussion sur sa difficile traduction en langue française) est un peu différente de la tire-lire à bouche de grenouille dans sa version ancestrale. Jadis, quand on incitait les petits enfants à épargner, la valeur de la pièce de monnaie n'était pas censée fondre. Les enfants nés à partir de la grande guerre ont trouvé leurs grenouilles décevantes ! En revanche ceux qui auraient reçu leur argent de poche en bitcoin au commencement de la première décennie de notre siècle pourraient trouver la grenouille devenue enfin aussi grosse que le bœuf.

La vraie question reste donc, encore plus que du temps jadis, de savoir quand il convient de manger la grenouille ou de casser la tire-lire.

Bien sûr le solutionniste qui sommeille en chaque geek bondit ici en assurant que Bitcoin offre le moyen miraculeux de s'offrir les fameuses « jouissances de Sardanapale » dont parle le Philosophe, sans pour autant avoir à passer le batracien à la poêle avec la dose d'ail prévue. La « collatéralisation » apparait dans bien des conversations comme la recette miracle : je mets en dépôt ma grenouille pleine de bitcoins, on me prête 80% de sa valeur en euros, et quand je rembourse, on me rend intacte ma grenouille qui, suivant gentiment la courbe de régression logarithmique vaut bien plus qu'au début de l'opération. J'ai joui, je n'ai rien perdu, miracle.

Sauf bien évidemment que si Bitcoin a baissé, fût-ce quelques heures, le prêteur (qu'il s'agisse d'un prêt sur gage ou d'un crédit lombard...) aura fait un appel de marge, ou liquidé une part de votre cagnotte : la grenouille pourrait donc être rendue sans cuisses, voire en bouillie. Parce que l'équilibre final de l'opération magique tient sur la hausse du collatéral, bref de Bitcoin. Et c'est quand même un peu ce qui s'est passé jadis avec les petites maisons dans la prairies américaines, dont la valeur devait monter, monter, monter...

On voit bien que les Pythies bancaires n'osent plus trop entonner l'air des N'y touchez pas. Ceux qui auraient « un peu de lettres et d'esprit » devraient-ils ici citer le roi des rabats-joie ? Bitcoin est-il la « chétive pécore » et ses adeptes de sales petits batraciens coassants ? Je ne le crois pas et à tout prendre c'est plutôt le système légal qui ressemble au bœuf anabolisé. Mais il y a les risques à prendre et ceux à éviter. Transformer ses économies quand elles sont situées dans une autre dimension de l'espace impose sans doute un sacrifice. Manger la grenouille reste effectivement la grande question.

J'arrête ici avec ma morale d'épargnant old school, parce que je sens bien que je vais me faire traiter de vieux crapaud, voire pire. Il n'est pas facile à tenir, le rôle de Tonton Crypto !

D'ailleurs un de mes amis a dit un jour plaisamment que je savais « tout ; sauf les sciences naturelles ».

Je n'ai donc pas les moyens d'apporter ici des réponses, mais seulement de suggérer quelques questions. Celles que soulève ma fable animalière rejoignent d'ailleurs celles qui avaient été tracées dans un billet platonisant, intitulé « céleste monnaie? » et inspiré par la lecture d'un livre de Mark Alizart, philosophe bitcoin-hétérodoxe.

Si l'on poursuit l'hypothèse que, vivant à la charnière de deux milieux, Bitcoin serait une sorte d'amphibien, née sous forme de larve informatique, et progressivement mais partiellement seulement acclimatée dans le monde organique, alors :

  • serait-il un animal à sang froid ? de ceux qui doivent passer la saison d'hiver (et les périodes trop chaudes !) en vie ralentie, dans un terrier, dans la boue ou sous un caillou ? ou dans une caverne ?
  • aurait-il non pas deux mais trois respirations ?
  • connaitrait-il des périodes de mue? La cryptomonnaie serait alors moins une sorte de grenouille qu'une sorte de salamandre. Flippening or not flippening that is the creepy question...
  • possèderait-t-il des glandes à venin ?

Cette dernière question m'amuse beaucoup.

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111 - Napoléon et « nous »

By: Jacques Favier

Je ne vais pas aborder ici le napoléon (petit n) qui reste encore aujourd'hui un honnête refuge contre l'inflation pour bourgeois boomers, mais un peu l'autre legs financier de Napoléon Bonaparte, la Banque de France, et un peu aussi l'incapacité de penser par manque de toute « culture » historique qui caractérise tragiquement tout ce qui aujourd'hui « fait l'opinion ».

Pour qui a bénéficié d'une formation historique un tant soit peu sérieuse, l'épisode napoléonien que nous venons de traverser a été éprouvant mais instructif. J'ai déjà dénoncé dans un billet consacré aux histoires des économistes les impostures d'une profession qui se croit habilitée à nous raconter, à travers l'histoire, ce que nous sommes, ce que nous devons être, ce qui a toujours été et doit continuer d'être.

Que dire quand s'y mettent aussi des politiciens formés aux fiches de culture générale de leur prépa à l'ENA, des éditorialistes ivres de parlote, des blogueurs recopiant de fausses citations trouvées en ligne et des copains informés par les controverses elles-mêmes plus que par des lectures universitaires ?

Au-delà de toute opinion (ou information) personnelle sur un homme qui, parce qu'il était un être d'exception placé dans des conditions exceptionnelles il y a 200 ans, ne peut par définition pas nous enseigner quoi faire ou quoi penser au jour le jour, j'avoue m'être souvent amusé de voir combien ce qui se disait de lui parlait en réalité de nous : de notre république qui serait miraculeusement étrangère à toutes les vilenies de jadis, de notre pays où des gouvernants bien moins exceptionnels qu'ils ne le croient continuent de justifier par notre histoire le plaisir qu'ils prennent à coucher dans son lit.

Révélateurs du faible niveau d'information historique autant que de cette confusion des plans, deux procédés rhétoriques doivent être médités, voire appliqués entre nous à l'histoire de la monnaie :

  1. « et ça a duré jusqu’en… ».
  2. « on ne nous l’a jamais dit, mais ».

Le scandale de la durée

Bonaparte a rétabli l'esclavage et je ne dirai rien de ce scandale qui a quand même « duré jusqu’en 1848 ». D'autres choix, moins révoltants, ont pesé plus longtemps encore. Ainsi le même homme a dans la pratique supprimé la liberté de divorce par consentement instauré par la République. On peut pinailler à la marge, mais quand on dit que ce scandale « a duré jusqu’en 1975 » ne voit-on pas ce que cela signifie : que huit régimes successifs (dont trois républiques) ont vécu avec, alors que ni le despotisme napoléonien, ni son machisme méditerranéen, ni le prestige de ses victoires ne pesaient plus sur les décisions des petits hommes qui lui avaient succédé. De même si les dames ne votaient point à la Belle Époque, ce n'est pas la faute à Napoléon.

Est-ce qu'incriminer Napoléon du malheur des femmes (et des couples) durant 175 ans n'est pas une façon paresseuse et complaisante de ne rien dire de notre façon de nous (laisser) gouverner ?

Que Napoléon ait exercé en son temps une forme de dictature ne nous exonère pas, pour le dire plus crument, de nos dégoutantes et persistantes servitudes volontaires.

Le scandale du secret

Certes l'histoire progresse comme savoir accumulé et elle épouse pour cela le cours sinueux des problématiques propres à chaque époque. La polémique aussi, qui prétend juger l'histoire depuis une sorte d'Olympe morale, évolue et mute avec le temps :  bien peu de gens reprochaient à Napoléon le rétablissement de l'esclavage il y a 200 ans, et c'est un progrès de le faire, mais nul ne semble plus lui reprocher en 2021 l'enlèvement et l'exécution du duc d'Enghien alors que cela a traumatisé une partie de l'opinion et rempli des pages et des pages de critique dans toute l'Europe jadis.

Mais qu'un fait soit mis en exergue ou au contraire placé sous le boisseau, il reste quand même assez peu de secrets sur cet homme-là, sauf ceux que l'on invente pour faire vendre ou pour faire frémir. On s'étonnera donc de voir un homme que par ailleurs j'estime plutôt, comme Daniel Schneidermann, écrire sur son blog de pareilles bêtises :

Des pans entiers de l'histoire napoléonienne sont encore en quasi-friche. Ainsi de cet autre "grand monument" des années du Consulat : la Banque de France. En voilà, une création magnifique, indispensable instrument de la souveraineté monétaire, qui a survécu aux siècles ! Mais qui sait que l'institution, créée en 1800, est à l'origine une banque privée, dont Bonaparte et sa famille (sa mère Letizia, sa femme Joséphine, son frère Jérôme, etc) étaient les principaux actionnaires, et qui semble avoir été un investissement très fructueux ?

Franchement, s'il l'ignorait, j'ai un peu de peine pour lui. Il aurait pu lire un des nombreux ouvrages consacrés à Napoléon et à l'argent (l'édition du Napoléon de Jean Tulard donne de nombreuses références utiles).

Lui-même cite un résumé de la question, publié il y a... 6 ans sur le fort libéral site Contrepoints et qui mentionne la chose.

Si jamais la chose fut secrète, elle ne l'est plus depuis les sorties fracassantes de Daladier en 1934 sur les 200 familles. Il est vrai que parler des « 200 familles » vous ferait tout de suite ranger dans la rubrique populisme voire complotisme. La presse, comme on sait, est en France aussi indépendante des intérêts économiques que tout le reste : il y a donc les controverses qui lui vont et celles qu'elle contourne.

Oui, la Banque de France est née comme une banque privée, mais que peut-on en dire aujourd'hui ?

Les autres banques centrales qui pouvaient servir de modèle, celle de Suède ou celle d'Angleterre, étaient nées privées elles-aussi ! Et « ça a duré jusqu’en » 1936 en France, à une époque où l'autoritarisme napoléonien avait quelque peu faibli.

Abeilles sur le manteau ou pas, aigles sur les drapeaux ou pas, les Banquiers Centraux ont-ils jamais été autre chose que les régulateurs, et parfois les parrains, d'intérêts privés ? C'est donc toujours avec un petit hoquet que j'entends dénoncer Bitcoin comme « monnaie privée ».

La BCE d'aujourd'hui est bien plus indépendante des pouvoirs politiques que ne l'étaient les régents de la Banque de France, l'empereur lui-même et sa famille n'en ayant jamais étés actionnaires majoritaires, mais, actionnariat privé ou pas, est-elle plus indépendante des intérêts privés ? L'indépendance des banques centrales, qui est un pur dogme religieux, ne s'entend pas forcément de tous les pouvoirs et n'assure en rien leur dévouement au bien commun.

Et que dire de la FED, quand la plus puissante des 12 banques centrales régionales, celle de New York, est détenue en majorité par Citigroup (42,8 %) et JP Morgan (29,5 %) ?

Pas une parlote sur la monnaie qui ne rappelle sa dimension presque mystique, souveraine, régalienne... un peu de in God we trust par-ci, un peu de pacte républicain par-là. On rappelle bien moins souvent qu'il ne s'agit parfois que d'un vernis, même si Morgan elle-même a jadis battu monnaie. Si la BoE est entièrement détenue par le Trésor, le capital de la BNS est largement privé.

Quand Barak Obama écrit « inutile de se dissimuler l'évidence : les premiers responsables des malheurs économiques du pays sont restés fabuleusement riches » et ajoute qu'il ne pouvait rien faire parce que les banquiers tenaient l'économie en otage et s'étaient munis de ceinture d'explosifs ; quand on voit qui, chez nous, rédige les rapports sur la réforme des banques, et comment se fait la circulation des dirigeants entre banques privées, banques centrales et organes gouvernementaux... est-il bien raisonnable de chercher des poux dans les lauriers de Napoléon ?

Et donc...

Un jour ou l'autre je parlerai de la façon dont le créateur de la Banque de France fabriquait (aussi) de la vraie fausse monnaie, par millions. Mais pour le moment, l'enseignement le plus réjouissant de tout cela, c'est que la perméabilité des banques centrales (en commençant la FED) aux desiderata des banques commerciales ne joue pas forcément... contre Bitcoin.

Normalement un article sur l'empereur commence par une fausse citation, venant au mieux de Balzac, au pire de libelles royalistes, et parfois de romans américains. Je vais inverser le procédé et finir par une citation connue (mais fausse, bien sûr) sourcée en page 48 du célèbre Manuscrit venu de Sainte-Hélène.

Satoshi demandant à Napoléon ce qu'il pensait de la preuve de travail, celui-ci la déclara bien plus crédible que toutes les alternatives, car il n'y a dans la force ni erreur , ni illusion ; c'est le vrai mis à nu.

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112 - Salvador, « to the moon »?

By: Jacques Favier

(pour Emmanuel)

Bitcoin est-il un objet religieux ?

Telle était la question qui m'était posée dans le récent podcast que j'ai enregistré avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux épisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intégralement ici, mais seulement citer une ou deux idées, après avoir révélé ce qui m'est venu à l'esprit depuis. Car oui  l'esprit souffle où il veut (Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est à dire souvent... après-coup.

Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.

Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?

Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas même la couleur, mais seulement l'éclat dans la nuit, m'a fait instantanément songer à la prophétie poétique du 9ème chapitre du livre d'Isaïe :

Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi.

L'ensemble de ce poème biblique célèbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfère d'ailleurs une petite lumière, comme celle de la crèche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.

Et c'est à ce point précis que l'arc s'est formé dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophétique que ce petit pays, généralement peu exposé à l'attention de la foule, soit le premier à tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. Décidément, oui, on a affaire à quelque chose de religieux, peut-être de mystique.

J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !

Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).

Mais il y a au-delà, lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intègre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.

Bitcoin emmène to the moon, il rend heureux.

Quand bien même ce serait une monnaie inutile dans le temps présent, comme les officiels tentent péniblement de nous en convaincre, elle est peut-être utile après les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?

Or l'expression latine Salvator Mundi désigne une représentation iconographique précise du Christ, celle où il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmonté d'une croix qui figure non pas la terre mais la voûte céleste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par  à la Ville et au Monde  devrait plutôt me semble-t-il être traduite par  à la Cité terrestre et à l'Univers .

L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révèle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphère céleste et l'au-delà.

To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prêter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai déjà noté dans un billet consacré à l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.

Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entièrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux Lumières, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célèbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son système, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothèse . Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.

To the moon évoque pour moi la phrase de Michel-Ange, prévenant que Il più grande pericolo per noi non è che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamo . Le plus grand danger pour nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignons. Je ne cite évidemment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la découverte d'un livre dans les débarras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la révélation de ce qu'il devait y peindre.

Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvèle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.

Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donné au  charlatan  un visage qui évoque furieusement un chef d'État considéré comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport à la vérité reste toujours problématique. Monnaie que sa précédente fresque, consacrée au désastre de la Méduse, évoquait déjà crument.


Il y a un monde nouveau.

Le Christ dévoilé le 1er novembre 1541 était beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'œuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une église ?) et apparut à d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle  une machine de guerre contre la tiédeur de la foi .

Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique  aristotélicienne sur la monnaie et ses fonctions que lui infligent les banquiers et leurs économistes.

La prophétie d'Isaïe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise à l'esprit, décrit par ailleurs ce qu'est une force de libération. C'est ce qu'énonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bâton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises . Bitcoin est lui-aussi annoncé comme un facteur de libération et même de salut par ses adeptes.

C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotériologique et non pas sa prétendue complexité qui rend Bitcoin incompréhensible à ceux qui pensent que  c'est une folie complète, ce truc .

Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prêtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie légale (voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils ?

Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutôt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...

Il faut toutefois se montrer très prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intégrait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien être son dieu. Démiurgique et prométhéen dans son ambition initiale, Bitcoin est guetté par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sûr, mais aussi le pacte constantinien. Comme au début du quatrième siècle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.

L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.

Podcasts et vidéos

(*) Mon podcast avec Emmanuel a été diffusé en deux épisodes, le premier pour passer en revue ce qui donne à Bitcoin une allure religieuse, le second pour chercher ce qui dans Bitcoin a une réelle dimension religieuse.
(**) L'interview de Yorick sur la dimension religieuse de Bitcoin.
(***) Le discours du président du Salvador.
(****) Je cite in fine pour ne pas interrompre la lecture, mais ce film mérite vraiment l'attention :

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113 - La rengaine

By: Jacques Favier

Article de ALL.jpg, août 2021La tribune publiée par Monsieur André Lévy-Lang dans les Échos le 26 août ne se distingue, hélas, que par l'éminente qualité de son rédacteur. Pour le reste, du poncif de Ponzi à la responsabilité environnementale de Bitcoin, c'est un navrant pot-pourri de ce que n'importe qui de mal informé pourrait écrire.

C'est je crois ce décalage, plus que la réfutation des  arguments  qui devrait nous occuper, après lecture de ladite tribune.

Commençons par dire que Monsieur Levy-Lang, qui a présidé à partir de 1990 la Banque Paribas dans laquelle j'étais un modeste cadre jusqu'en 1989, est un homme très respecté et généralement apprécié de ses collaborateurs pour les confidences que j'en ai recueillies. J'ai eu l'honneur d'être assis à sa droite, un jour qu'il dirigeait, comme président du Conseil du Directoire, l'Assemblée Générale de la Compagnie Bancaire, et où je détenais le bulletin de vote de Paribas (48%) parce qu'aucun de nos grands patrons ne désirait ce jour-là participer à une cérémonie où figurerait notre ancien président, logé alors dans le placard doré d'une présidence de Conseil de Surveillance de ladite Compagnie bancaire avant d'aller exercer ses talents l'année suivante au Crédit Lyonnais avec le succès que l'on sait.

A la différence de ce qui se fait sur les réseaux sociaux, je ne me livrerai donc ici à aucune attaque ad hominem et en resterai au sujet : la publication d'informations creuses par un grand patron.

La pyramide de Ponzi est un schéma qu'il est toujours assez facile d'invoquer. Dans l'affaire Madoff, qui reste l'exemple récent le plus stupéfiant d'une authentique mise œuvre de ce schéma, des petits comiques n'ont pas manqué de suggérer que le brillant financier avait dû s'inspirer de la Sécurité Sociale. Ce qui n'est pas entièrement faux.

On peut aussi pousser la clameur de Ponzi dès qu'un actif n'est liquide qu'à la condition de trouver un acheteur pour en décoller le détenteur précédent. Bref conforme à une célèbre définition donnée par Coluche dans son sketch L'Autostoppeur. A ce niveau, sauf la détention de monnaie liquide, tout devient suspect. Tout marché secondaire peut plus moins être caractérisé comme un Ponzi, et le progrès intellectuel réalisé est bien mince !

Entre deux tulipes (que Monsieur Lévy-Lang a eu le mérite d'éviter jusque-là) la clameur de Ponzi a donc retenti tellement souvent pour Bitcoin que l'on doit aborder les choses frontalement : Bitcoin est-il, ou non, un schéma de Ponzi ?

En 2018, à l'occasion d'un meet-up du Cercle du Coin, nous avions entrepris de poser la question, non à un imprécateur ou à un polémiste, mais à un mathématicien qui avait justement travaillé sur la question : Monsieur Marc Artzrouni, de l'Université de Pau, référencé sur l'article Ponzi de Wikipediaet auteur d'une étude universitaire publiée en 2009, The mathematics of Ponzi schemes.

Il se trouve que le professeur Artzrouni n'était guère un fanatique de Bitcoin. Mais au Cercle du Coin ce genre de détail n'a jamais empêché ni l'échange, ni le moment convivial qui s'ensuit. Sa conférence n'en fut donc que plus stimulante et instructive Mais sa conclusion était nette : Bitcoin a peut-être tous les torts du monde, dont selon lui de permettre la mise en oeuvre de certains schémas de Ponzi, mais ce n'est pas lui-même intrinsèquement un schéma de Ponzi.


Au fait, M. Lévy-Lang le sait fort bien. Il restreint donc la ponzitude de Bitcoin à son absence supposée de toute réalité économique ce qui entre nous soit dit s'appliquerait assez bien au marché de l'art, puis il se lance dans des explications tellement grossièrement erronées sur l'explication de la hausse du cours que, chez un homme aussi sérieux, il faut bien admettre qu'il se moque parfaitement d'avoir raison ou non, d'autant que sa position sociale le dispense d'avoir à se justifier.

Ce n'est pas son niveau de compréhension qui est en cause, mais seulement son niveau d'information.

Mais comme son explication semble conduire à l'idée que la chose pourrait perdurer, il lui faut bien trouver un horizon catastrophique. C'est là que le bât blesse. Les Ponzi ne meurent qu'une fois; Bitcoin meurt tout le temps mais ses plus bas s'établissent, d'année en année, toujours plus haut.

On pourrait dire, après un apéritif entre adeptes de la cryptomonnaie, que Bitcoin montera jusqu'à la fin du minage, graphique stf à l'appui. Ou jusqu'à son adoption universelle, dans une perspective millénariste. Ou bien encore jusqu'à la colonisation de la Lune. Le choix est vaste. Mais l'auteur a décidé de frapper fort : l'Apocalypse et ses cavaliers...

Ce qui est amusant, ici, c'est le retournement dialectique. Jusqu'à présent on nous a dit que Bitcoin, qui fait bouillir un lac américain et va consommer toute l'électricité produite (en 2020, du moins Newsweek l'avait-il annoncé en 2017), sera responsable de la fin du monde. M. Lévy-Lang retourne le schéma pour trouver sa chute : la fin du monde provoquera la baisse du cours de Bitcoin. Non point parce qu'on aura d'autres soucis (croûter, se planquer etc) mais parce que le temps de validation augmentera ! Derechef, le médiocre niveau d'information de l'auteur est emblématique ; il est en soi l'information contenue dans sa tribune.

Notez que l'ordinateur quantique est lui-aussi régulièrement annoncé comme devant être fatal à Bitcoin, comme si son avènement ne devait pas mettre bien d'autres choses à genoux. Bref Bitcoin ne résistant ni au Covid ni à l'hiver nucléaire, mieux vaut placer son argent sur un livret bancaire, qui lui, résiste à tout sauf au ridicule.

merci Alexis !

Alors que le cours du jeton de Bitcoin dépasse celui du lingot d'or, il demeure socialement permis (M. Lévy-Lang étant par ailleurs président du Conseil de Surveillance du journal dans lequel il s'exprime, la chose doit même lui être particulièrement aisée) de proférer au sujet de Bitcoin des approximations désinvoltes et de livrer au public ce qui ne devrait être que des propos de bistrot.

Quousque tandem ? Je crains qu'il ne soit plus aisé de prévoir l'évolution du cours que celle de l'opinion de nos élites. Sauf à remarquer que le swing a probablement commencé outre Atlantique, et que nous sommes en France, une fois encore, derrière une ligne Maginot de petits papiers et de bons mots.

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114 - Avec Snowden

By: Jacques Favier

Je ne publie ici qu'une traduction, celle d'un article publié le 9 octobre sur son blog par Edward Snowden sous le titre Votre argent ET votre vie, Les monnaies numériques de banques centrales vont rançonner notre avenir.

Nul besoin de souligner qu'il est un homme dont la parole compte.

Compte tenu de la longueur de son texte, bien peu de gens feront réellement l'effort de le lire en anglais même si chacun jurera le contraire, comme on jure n'avoir aucun problème à tenir une réunion de travail en anglais, en plein Paris, dès qu'on a cru devoir inviter un néo-irlandais, et avant que chacun ne bredouille lamentablement.

D'autre part comme la Banque de France ne communique pratiquement plus qu'en anglais, autant en prendre là-aussi le contrepied !

C'est tout ce que j'ai à dire ; la suite (que l'on peut aussi entendre en lecture sur Grand Angle Crypto) est la traduction de son article, avec ses illustrations, sans commentaires de ma part. J'en aurais bien faits quelques-uns, mais marginaux, notamment sur des points de chronologie. D'autre part certains liens sont restés pointés vers des sources en langue anglaise. Tout cela parce que mes journées n'ont que 24 heures.

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Les nouvelles, ou nouvelles, de cette semaine concernant la capacité du Trésor américain, ou sa volonté, ou simplement sa tentation d'essayer un troll : frapper une pièce de monnaie en platine d'un trillion de dollars (1 000 000 000 000 $) afin de repousser la limite de la dette du pays m'ont rappelé d'autres lectures monétaires que j'ai faites cet été sous le dôme de chaleur, lorsqu'il est devenu évident pour beaucoup que le plus grand obstacle à tout nouveau projet de loi sur les infrastructures américaines ne serait pas le plafond de la dette, mais le plancher du Congrès.

Cette lecture, que j'ai effectuée tout en préparant le déjeuner à l'aide de mon infrastructure préférée, savoir l'électricité, était la transcription d'un discours prononcé par un certain Christopher J. Waller, gouverneur fraîchement nommé du 51ème et plus puissant État des États-Unis, la Réserve fédérale.

Le sujet de ce discours ? Les CBDC - qui ne sont malheureusement pas une nouvelle forme de cannabinoïde qui vous aurait échappé, mais plutôt l'acronyme de Central Bank Digital Currencies - le tout dernier danger qui se profile à l'horizon public.

Avant d'aller plus loin, permettez-moi de dire qu'il m'a été difficile de déterminer ce qu'est exactement ce discours - s'il s'agit d'un  minority report  ou simplement d'une tentative de plaire à ses hôtes, l'American Enterprise Institute.

Mais étant donné que Waller, un économiste nommé à la dernière minute par Trump à la Fed, exercera son mandat jusqu'en janvier 2030, nous, lecteurs de midi, pourrions y voir une tentative d'influencer la politique future, et plus précisément d'influencer le  document de discussion de la Fed , tant attendu et toujours à venir - un texte rédigé par un groupe - sur le thème des coûts et des avantages de la création d'une CBDC.

Précisons : sur les coûts et les avantages de la création d'une CBDC américaine, car la Chine en a déjà annoncée une, tout comme une douzaine d'autres pays, dont récemment le Nigeria, qui lancera début octobre l'eNaira.

À ce stade, le lecteur qui n'est pas encore abonné à ce Substack peut se demander ce qu'est une monnaie numérique de banque centrale.

Lecteur, je vais vous le dire ou plutôt je vais vous dire ce qu'une CBDC n'est PAS. Ce n'est PAS, comme Wikipedia pourrait vous le dire, un dollar numérique. Après tout, la plupart des dollars sont déjà numériques, n'existant pas sous la forme d'un objet plié dans votre portefeuille, mais sous la forme d'une entrée dans la base de données d'une banque, interrogée puis restituée fidèlement sur l'écran de votre smartphone.

(notez que dans tous ces exemples, l'argent ne peut vivre autrement que sous la surveillance de la Banque centrale.)

Une monnaie numérique de banque centrale n'est pas davantage une adoption de la cryptomonnaie au niveau de l'État - du moins pas de la cryptomonnaie telle que la comprennent actuellement la plupart des personnes qui l'utilisent dans le monde.

Au lieu de cela, une CBDC est plus proche d'une perversion de la cryptomonnaie, ou du moins des principes et des protocoles fondateurs de la cryptomonnaie : une monnaie cryptofasciste, un jumeau maléfique entré dans les registres le jour opposé, expressément conçu pour refuser à ses utilisateurs la propriété fondamentale de leur argent et pour installer l'État au centre d'intermédiation de chaque transaction.

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Pendant les milliers d'années qui ont précédé l'avènement des CBDC, l'argent - l'unité de compte conceptuelle que nous représentons par des objets généralement physiques et tangibles que nous appelons monnaie - a été principalement incarné sous la forme de pièces frappées dans des métaux précieux. L'adjectif  précieux  - qui fait référence à la limite fondamentale de la disponibilité établie par la difficulté de trouver et d'extraire du sol la marchandise intrinsèquement rare - était important, car tout le monde peut triche : l'acheteur sur le marché peut rogner sa pièce de métal et en remiser les restes, le vendeur sur un marché peut peser la pièce de métal sur des balances déloyales, et le monnayeur de la pièce, qui est généralement le roi, ou l'État, peut abaisser l'aloi du métal de la pièce en y mêlant des matériaux de moindre qualité, sans parler d'autres méthodes comme le seigneuriage.

(Contemplez la loi dans toute sa gloire !)

L'histoire de la banque est, à bien des égards, l'histoire de cette dilution. En effet, les gouvernements ont rapidement découvert que, par le biais d'une simple législation, ils pouvaient déclarer que tout le monde sur leur territoire devait accepter que les pièces de cette année soient égales à celles de l'année précédente, même si les nouvelles pièces contenaient moins d'argent et plus de plomb. Dans de nombreux pays, les peines encourues pour avoir mis en doute ce système, voire pour avoir signalé la falsification, étaient au mieux la saisie des biens, au pire la pendaison, la décapitation ou la mort par le feu.

Dans la Rome impériale, cette dégradation de la monnaie, que l'on pourrait décrire aujourd'hui comme une  innovation financière , allait servir à financer des politiques auparavant inabordables et des guerres éternelles, pour aboutir finalement à la crise du IIIème siècle et à l'Édit de Dioclétien sur le maximum, qui a survécu à l'effondrement de l'économie romaine et de l'empire lui-même d'une manière tout à fait mémorable :

Fatigués de transporter de lourds sacs de dinars et de deniers, les marchands après la crise du troisième siècle, et en particulier les marchands voyageurs, ont imaginé des formes plus symboliques de monnaie, et ont ainsi créé la banque commerciale - la version plébéienne des trésors royaux - dont les premiers instruments et les plus importants furent les billets à ordre institutionnels, qui n'avaient pas de valeur intrinsèque propre mais étaient garantis par une marchandise : il s'agissait de morceaux de parchemin ou de papier qui représentaient le droit d'être échangé contre une certaine quantité d'une monnaie ayant plus ou moins de valeur intrinsèque.

Les régimes qui ont émergé des incendies de Rome ont étendu ce concept pour établir leurs propres monnaies convertibles, et de petits bouts de chiffon ont circulé dans l'économie aux côtés de leurs équivalents en pièces de monnaie de valeur symbolique identique, mais de valeur intrinsèque distincte. En commençant par l'augmentation de l'impression de billets de banque, en continuant par l'annulation du droit de les échanger contre de la monnaie, et en culminant avec la dépréciation de la monnaie elle-même par le zinc et le cuivre, les villes-États et plus tard les États-nations entreprenants ont finalement obtenu ce que notre vieil ami Waller et ses copains de la Fed décriraient généreusement comme une monnaie souveraine  : une belle serviette de table.

(La monnaie souveraine, telle qu'on peut la rencontrer dans l'histoire)

Une fois que la monnaie est comprise de cette manière, il n'y a qu'un pas à franchir entre la serviette de table et le réseau internet. Le principe est le même : le nouveau jeton numérique circule aux côtés de l'ancien jeton physique de plus en plus absent. Au début.

Tout comme le vieux certificat d'argent américain en papier pouvait être échangé contre un dollar d'argent brillant d'une once, le solde de dollars numériques affiché sur l'application bancaire de votre téléphone peut encore être échangé dans une banque commerciale contre une serviette verte imprimée, tant que cette banque reste solvable ou conserve son assurance-dépôt.

Si cette promesse de rachat vous semble un maigre réconfort, vous feriez bien de vous rappeler que la serviette en papier dans votre portefeuille vaut toujours mieux que ce contre quoi vous l'avez échangée : une simple créance sur une serviette en papier pour votre portefeuille. De plus, une fois que cette serviette en papier est bien rangée dans votre sac à main ou votre porte-monnaie, la banque n'a plus le droit de décider, ni même de savoir, comment et où vous l'utilisez. Enfin, la serviette en papier fonctionnera toujours en cas de panne du réseau électrique.

C'est finalement l'accessoire idéal pour le déjeuner de tout lecteur.

3

Les partisans des CBDC affirment que ces monnaies strictement centralisées représentent la réalisation d'un étalon nouveau et audacieux - pas un étalon d'or, ni un étalon d'argent, ni même un étalon fondé sur une blockchain, mais quelque chose comme un étalon de feuille de calcul, où chaque dollar émis par une banque centrale est détenu par un compte géré par une banque centrale, enregistré dans un vaste registre d'État qui peut être continuellement examiné et éternellement révisé.

Les partisans de la CBDC affirment que cela rendra les transactions quotidiennes à la fois plus sûres (en éliminant le risque de contrepartie) et plus faciles à taxer (en rendant presque impossible de cacher de l'argent au gouvernement).

Les opposants à la CBDC, cependant, citent ces mêmes prétendues  sécurité  et  facilité  pour affirmer qu'un e-dollar, par exemple, n'est qu'une extension ou une manifestation financière de l'État de surveillance qui ne cesse de s'étendre. Pour ces critiques, la méthode par laquelle cette proposition éradique tant les risques de la faillite que les fraudeurs fiscaux dessine une ligne rouge vif autour son défaut mortel : cela ne se fait qu'au prix de l'installation de l'État, désormais au courant de l'utilisation et de la détention de chaque dollar, au centre de toute interaction monétaire. C'est le modèle chinois, s'écrient les chantres de la serviette en papier. Or en Chine, la nouvelle interdiction du bitcoin ainsi que la mise en circulation du yuan numérique, ont clairement pour but d'accroître la capacité de l'État à servir d'intermédiaire - à s'imposer au milieu de la moindre transaction.

L'intermédiation et son contraire, la désintermédiation, constituent le cœur du sujet, et il est remarquable de constater à quel point le discours de Waller s'appuie sur ces termes, dont les origines ne se trouvent pas dans la politique capitaliste mais, ironiquement, dans la critique marxiste. Ce qu'ils signifient, c'est le point de savoir qui ou quoi se tient entre votre argent et vos intentions à son égard.

Ce que certains économistes ont récemment pris l'habitude d'appeler, avec une emphase péjorative suspecte, les  cryptomonnaies décentralisées  - c'est-à-dire Bitcoin, Ethereum et autres - sont considérées par les banques centrales et commerciales comme de dangereux désintermédiateurs, précisément parce qu'elles ont été conçues pour assurer une protection égale à tous les utilisateurs, sans privilèges spéciaux accordés à l'État.

Cette crypto - dont la technologie même a été créée principalement pour corriger la centralisation qui la menace aujourd'hui - était, est généralement, et devrait être constitutionnellement indifférente à qui la possède et pour quoi faire on l'utilise. Pour les banques traditionnelles, cependant, sans parler des États dotés de monnaies souveraines, c'est inacceptable : ces concurrents cryptographiques représentent une perturbation historique, promettant la possibilité de stocker et de déplacer une valeur vérifiable indépendamment de l'approbation de l'État, et plaçant ainsi leurs utilisateurs hors de portée de Rome. L'opposition à un tel libre-échange est trop souvent dissimulée sous un vernis de préoccupation paternaliste, l'État affirmant qu'en l'absence de sa propre intermédiation affectueuse, le marché se transformera inévitablement en tripots illégaux et en repaires de chair où règnent la fraude fiscale, le trafic de drogue et le trafic d'armes.

Il est toutefois difficile de soutenir cette affirmation lorsque, selon nul autre que le Bureau du financement du terrorisme et des crimes financiers du Département du Trésor américain,  bien que les monnaies virtuelles soient utilisées pour des transactions illicites, le volume est faible par rapport au volume d'activités illicites réalisées par le biais des services financiers traditionnels .

Les services financiers traditionnels, bien sûr, étant le visage et la définition même de l'intermédiation - des services qui cherchent à extraire pour eux-mêmes une partie de chacun de nos échanges.

4

Ce qui nous ramène à Waller, que l'on pourrait qualifier d'anti-désintermédiateur, de défenseur du système bancaire commercial et de ses services qui stockent et investissent (et souvent perdent) l'argent que le système bancaire central américain, la Fed, décide d'imprimer (souvent au milieu de la nuit).

(Vous seriez surpris de savoir combien de faiseurs d'opinion sont prêts à admettre publiquement qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre un tour de passe-passe comptable et l'impression de monnaie.)

Et pourtant, j'admets que je trouve toujours ses remarques fascinantes, principalement parce que je rejette son raisonnement mais que je suis d'accord avec ses conclusions.

L'opinion de Waller, ainsi que la mienne, est que les États-Unis n'ont pas besoin de développer leur propre CBDC. Pourtant, si Waller pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC parce que leur secteur bancaire commercial est déjà robuste, je pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC malgré les banques, dont les activités sont, à mon avis, presque toutes mieux et plus équitablement accomplies de nos jours par l'écosystème robuste, diversifié et durable des crypto-monnaies non étatiques (traduction : crypto ordinaire).

Je risque de perdre fort peu de lecteurs en affirmant que le secteur bancaire commercial n'est pas, comme l'affirme Waller, la solution, mais en fait le problème - une industrie parasite et totalement inefficace qui s'est attaquée à ses clients en toute impunité, soutenue par des renflouements réguliers de la Fed, grâce à la fiction douteuse qu'elle est  trop grosse pour faire faillite .

Mais même si le complexe industriel bancaire s'est agrandi, son utilité a diminué, surtout par rapport à la cryptomonnaie. Autrefois, les banques commerciales étaient les seules à sécuriser les transactions risquées, en assurant le dépôt fiduciaire et la réversibilité. De même, le crédit et l'investissement n'étaient pas disponibles, et peut-être même inimaginables, sans elle. Aujourd'hui, vous pouvez profiter de tout cela en trois clics.

Pourtant, les banques ont un rôle plus ancien. Depuis la création de la banque commerciale, ou du moins depuis sa capitalisation par la banque centrale, la fonction la plus importante du secteur a été le mouvement de l'argent, remplissant la promesse de ces anciens billets à ordre en permettant leur remboursement dans différentes villes ou dans différents pays, et en permettant tant aux détenteurs qu'aux payeurs de ces billets d'effectuer des transactions en leur nom et au nom d'autres personnes sur des distances similaires.

Pendant la majeure partie de l'histoire, le déplacement de l'argent de cette manière nécessitait son stockage en grande quantité - ce qui nécessitait la sécurité concrète des coffres et des gardes. Mais à mesure que l'argent intrinsèquement précieux a cédé la place à nos petites serviettes de table, et que les serviettes de table cèdent la place à leurs équivalents numériques intangibles, cela a changé.

Aujourd'hui, cependant, il n'y a pas grand-chose dans les coffres. Si vous entrez dans une banque, même sans masque sur le visage, et que vous tentez un retrait important, on vous dira presque toujours de revenir mercredi prochain, car la monnaie physique que vous demandez doit être commandée auprès de la rare succursale ou réserve qui en dispose. Quant au gardien, malgré la place mythologique qu'il occupe dans vos représentations avec le granit et le marbre qu'il arpente, ce n'est plus qu'un vieil homme aux pieds fatigués, trop peu payé pour utiliser l'arme qu'il porte.

Voilà à quoi les banques commerciales ont été réduites : des services intermédiaires de commande d'argent qui profitent des pénalités et des frais, sous la protection de votre grand-père.

En somme, dans une société de plus en plus numérique, il n'y a pratiquement rien qu'une banque puisse faire pour donner accès à vos actifs et les protéger qu'un algorithme ne puisse reproduire et améliorer, si ce n'est qu'à l'approche de Noël, les cryptomonnaies ne distribuent pas des petits calendriers de bureau.

Mais revenons à l'agent de sécurité de la banque, qui, après avoir aidé à fermer la banque pour la journée, va probablement exercer un deuxième emploi, pour joindre les deux bouts - dans une station-service, par exemple.

Une CBDC lui sera-t-elle utile ? Un e-dollar améliorera-t-il sa vie, plus qu'un dollar en espèces, ou qu'un équivalent en bitcoin, ou en un stablecoin, ou même en un stablecoin assuré par la Federal Deposit Insurance Corp ?

Disons que son médecin lui a dit que la nature sédentaire de son travail à la banque a eu un impact sur sa santé et a contribué à une dangereuse prise de poids. Notre gardien doit réduire sa consommation de sucre, et sa compagnie d'assurance privée - avec laquelle il a été publiquement mandaté pour traiter - commence maintenant à suivre son état prédiabétique et transmet des données sur cet état aux systèmes qui contrôlent son portefeuille CBDC, de sorte que la prochaine fois qu'il va à l'épicerie et essaie d'acheter des bonbons, il est rejeté - il ne peut pas - son portefeuille refuse tout simplement de payer, même si son intention était d'acheter ces bonbons pour sa petite-fille.

Ou bien, disons que l'un de ses e-dollars, qu'il a reçu en guise de pourboire à son travail dans une station-service, est ensuite enregistré par une autorité centrale comme ayant été utilisé, par son précédent détenteur, pour effectuer une transaction suspecte, qu'il s'agisse d'un trafic de drogue ou d'un don à une organisation caritative totalement innocente et, en fait, totalement favorable à la vie, opérant dans un pays étranger jugé hostile à la politique étrangère des États-Unis, et qu'il est donc gelé et doit même être confisqué à titre de  geste citoyen . Comment notre gardien assiégé pourra-t-il le récupérer ? Sera-t-il un jour en mesure de prouver que cet e-dollar lui appartient légitimement et d'en reprendre possession, et combien cette preuve lui coûtera-t-elle en fin de compte ?

Notre gardien gagne sa vie avec son travail, il la gagne avec son corps, et pourtant, lorsque ce corps tombera inévitablement en panne, aura-t-il amassé suffisamment d'argent pour prendre une retraite confortable ? Et si ce n'est pas le cas, pourra-t-il jamais espérer compter sur la bienveillance de l'État, ou même sur des dispositions adéquates, pour son bien-être, ses soins, sa guérison ?

C'est la question à laquelle j'aimerais que Waller, que la Fed, le Trésor et le reste du gouvernement américain répondent :

De toutes les choses qui pourraient être centralisées et nationalisées dans la vie de ce pauvre homme, est-ce que ce devrait être son argent ?

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115 - Le vide

By: Jacques Favier

Mes lecteurs ne regardent pas trop la télévision, et sans doute moins encore sa publicité commerciale que sa réclame politique. Malgré cela je veux parler ici d'un spot qui m'avait amusé jadis et qu'une récente expérience m'a remis en mémoire.

Les publicités des banques est un genre à part, avec ses mots pompeux, sa  digitalisation  en toc et ses clients santons, tantôt roublards tantôt ébahis. Pouvoir de dire oui, monde qui change, truc qui bouge. On tourne en rond et même en traversant la rue pour gagner la banque d'en face cela reste Kik-kif et Cie. Les pubs du Crédit Mutuel tablent sur l'originalité supposée de leur structure capitalistique même s'il est probable que l'usager s'en soucie peu et ne la soupçonne généralement même pas. Dans cet établissement, pour 24 euros par an, le client n'a ni chéquier ni carte de paiement. On fait mieux, en gros, et mieux vaut donc parler d'autre chose. Voici le clip en question, datant d'une dizaine d'années.

On se fiche tellement de leur structure coopérative (qui n'est pas unique dans le paysage bancaire, loin s'en faut) que clip avait plutôt été remarqué pour son racisme inconscient ou supposé. Mais moi il m'avait frappé parce que l'agence filmée n'est guère éloignée de chez moi. Et que s'il y a souvent foule devant le bistrot (devenu depuis lors un commerce de hamburger) on ne voit guère devant la banque que des gens retirant leur argent de l'automate ou laissant leur chien pisser sur la devanture.

Or l'autre jour, pour rendre service à l'un de mes proches, j'ai dû pousser la porte de cette agence...

Un grand vide.

Cela doit bien faire près de 200 mètres carrés, avec 20 mètres de façade sur rue, autant que le Carrefour voisin, qui presque jour et nuit rend service à une foule nombreuse. Bien davantage que le fruitier berbère en face, le petit restaurant chinois japonais, le boucher casher, le couscous halal, le charcutier italien, le serrurier portugais, le réparateur de mac, le pressing et tous ceux qui rendent des services vraiment utiles et autrement que 35:00 heures par semaine sur 4 jours et demi (source Google).

Dans cet espace immense et aseptisé, je ne vois qu'un homme seul, à la borne d'accueil. Extrêmement courtois je m'empresse de le dire, des fois que son supervisor ou son N+1 comme on dit maintenant ne me lise ici.

Je lui pose ma question, qui concerne donc un particulier. Mais ce monsieur est  responsable entreprises . Il a dû percevoir un peu d'étonnement dans mes yeux. Il me précise donc que tous les  responsables  doivent faire  au moins une journée et demi de guichet . C'est beau la flexibilité. Du coup, toujours obligeant, il se saisit de son téléphone, et appelle la responsable particuliers  qui à cette heure a le droit de travailler dans un (son?) bureau. Voix lointaine, dans le fond du décor vide.

Mais ma question concerne un métier spécifique - celui d'enseignant - pour lequel le Crédit Mutuel a créé des Agences dédiées. Sont-elles, celles-là, pleines de clients-actionnaires-administrateurs bourdonnant et industrieux ? Je l'ignore. L'agence de quartier dans laquelle je me trouve ne dispose même pas du flyer ad hoc.

Il faudrait voir sur Internet . Je n'y aurais pas pensé. Mais sur Internet on vous demande juste votre téléphone, pour qu'un responsable spécialisé vous rappelle, au moment qui l'arrangera lui, ou pas.


Bref l'Agence vide occupée par deux responsables ivres de solitude et d'ennui ne sert à rien. Comment et pourquoi la Banque paye-t-elle son injustifiable loyer ? Mais le site Internet non plus ne sert à rien. A quoi sert la Banque, finalement ?


Du côté de Bitcoin, on dénonce souvent les Banques pour leur monopole, leur puissance, leur effrayante collusion avec les pouvoirs, leur rôle dans le traçage et le contrôle de nos vies. Et tout cela est vrai. Mais je ne crois pas moins vrai de souligner ce vide, ce creux, ce toc.

D'ailleurs, lorsque l'on fréquente amicalement les seigneurs de la Banque, ceux qui sont dispensés de guichet, ce creux finit toujours par ressortir. Heures perdues en parlotte, en formations sur la compliance, en séances de sensibilisation sur le droit de telle ou telle minorité durant lesquelles chacun roupille. Mais aussi réorganisations absurdes (tantôt par métiers, tantôt par secteurs, vieux débat stérile et jamais tranché) objectifs absurdes, slogans absurdes.

Les banquiers sentent cela comme vous.

Leur publicité le trahit, avec sa fausse auto-dérision, ou la vilénie de se moquer d'un concurrent, ce qu'un industriel honnête ne fait pas.

Leur marketing le trahit avec des filiales supposées hipe que les lois si sourcilleuses quant à la transparence de toutes choses dispensent curieusement de la mention groupe banque ceci ou cela mais qui toutes mettent en abîme le creux et le vieux de leur propre monde.

Et comme chacun sait, leur argumentation le trahit, avec son mixte inimitable de bon sens prudhomesque et d'arguments d'autorité.

Et Bitcoin ? Eh bien le Crédit Mutuel se classe pratiquement en tête des banques les plus obtuses, dans tous les classements établis, que ce soit par Capital ou par les lecteurs de bitcoin.fr. Et son président, Nicolas Théry, par ailleurs président de la FFB (et ça, ça change tout a-t-on envie d'ajouter en parodiant la publicité) ne s'illustre pas par une bienveillance technologique particulière mais plutôt par sa défense du pré-carré des banques, mutualistes ou pas.

J'ai eu une idée : La Nature a horreur du vide. Avec mes amis du Cercle du Coin, on va tous s'acheter deux ou trois de leurs parts sociales et venir  voter  en faveur de Bitcoin à leur prochaine assemblée croupion de sociétaires potiches.

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116 - Une pièce de 21

By: Jacques Favier

Le nombre 21 (généralement suivi de millions) joue un rôle essentiel, tant concrètement que symboliquement, pour la  meute sectaire et insultante  qui agace les gentils universitaires et les utiles haut-fonctionnaires avec lesquels certains d'entre nous s'aventurent à polémiquer en pure perte de temps.

Pourquoi 21 ? Vieille question qui marque au fer rouge le prétendu expert débarquant sur un plateau télévisé avec sa supposée candeur. Passons.

Est-ce qu'il a existé une pièce de 21 quoi que ce soit ? Voilà en revanche une question vraiment utile à débattre durant un week-end pluvieux  à l'heure du thé fumant et des livres fermés .

Parce qu'en apparence, depuis la restauration d'un semblant de finance par Bonaparte et jusqu'à l'effondrement des monnaies au 20ème siècle, la plupart des pays civilisés c'est à dire, let's be serious, francophones ont battu en or des pièces de 20 francs, pas de 21.

Le chiffre 20 a d'ailleurs une antiquité respectable en matière monétaire. Il y avait 20 sous dans un franc, comme il y avait 20 solidus dans une livre depuis Charlemagne et comme il y eut 20 shillings dans une livre sterling.

Après leur courte expérience républicaine, les Anglais battirent entre 1663 et 1814 une pièce d'or qui contenait environ un quart d'once d'or, et à laquelle on donna de Guinée, terme qui désignait toute la côte méridionale de l'Afrique occidentale d'où provenait une grande partie de l'or utilisé pour fabriquer ces pièces. À l'origine la guinée valait une livre sterling (soit 20 shillings d'argent) mais la hausse du prix de l'or par rapport à celui de l'argent finit par entraîner une augmentation de la guinée, qui a parfois atteint 30 shillings.

Alors, de 1717 à 1816, la valeur de la guinée fut officiellement fixée chez nos amis anglais, qui peuvent parfois se singulariser comme par plaisir, à 21 shillings. On trouve des poids monétaires en laiton qui pouvaient servir à réglementer la parité entre banquiers, changeurs et commerçants, ainsi qu'à valider aisément sur une balance, que l'argent sur le plateau valait bien une de ces fameuses guinées !

Mais fixer la parité entre deux métaux est une folie de régulateur, un fantasme régalien. La guinée était cependant devenue un terme familier ou spécialisé, et l'est restée longtemps même sans pièce tangible. Bien que la pièce de ce nom ne circule plus depuis le 19ème siècle, le terme  guinée  a survécu jusqu'au 20ème siècle comme unité de compte dans certains domaines, au cours de 21 shillings. Parmi les usages notables, les honoraires professionnels (médicaux, juridiques, etc.) étaient souvent facturés en guinées, ainsi que les paris aux courses de chevaux et de lévriers, ou la vente de béliers.

Tant et si bien que la livre égyptienne s'appelle toujours officiellement pound en anglais et guineh en arabe, établissant si l'on peut dire l'équivalence 20=21, digne des mystères dont l'histoire de ce pays était déjà si riche.

Il y a tout de même eu un exemple de pièce avec une valeur faciale de 21 unités monétaires

Elle fut émise par des autorités légales, légitimes, régaliennes et tout ce qu'on voudra. Et bien sûr ça s'est passé chez mes amis neuchâtelois, où fut bel et bien frappée une pièce de 21... batzen.

Le batz était à l'origine, au 15ème siècle, la monnaie de Berne. La pièce montrait alors sur son avers un ours qui est l'emblème de la ville et tirait même son nom, comme la ville qui l'avait créée, de l'ancien haut-allemand Bätz qui signifiait Ours. Le Batz se divisait en 4 Kreutzer, chose commune à toutes les villes où l'on battit ensuite des batzen. Mais hélas, d'une ville à l'autre, la valeur du batzen local variait sensiblement de Berne à Fribourg, Lausanne et autres villes à atelier monétaire.

Arrivent les Français (en 1798, donc avant Bonaparte, soit dit en passant : il n'a pas tous les torts et toute cette affaire est bien complexe) : le batz devient la valeur d'un dixième de la  livre suisse , nouvelle monnaie officielle que l'on va bientôt appeler  franc  même si en attendant Germinal, il n'a pas exactement la même valeur que de l'autre côté de la montagne. Il faut harmoniser : 21 batzen de Fribourg sont comptés pour 20 batzen suisses.

Et Neuchâtel dans tout cela ? Depuis 1709, la principauté qui était jadis à la famille de Fribourg, puis aux Orléans-Longueville, s'est choisie comme souverain le roi de Prusse, parce qu'il est loin, qu'il est protestant et qu'il semble pouvoir la protéger des appétits français. La principauté use à l'occasion de son indépendance pour fabriquer un peu de fausse monnaie (française) mais elle a sa propre monnaie, à l'effigie du roi de Prusse. Son batz, comme celui de Fribourg, est un peu plus faible que celui dit suisse. Un bon moyen de rester fidèle à sa vieille unité de compte tout en commerçant avec les Suisses est donc... d'émettre des pièces de 21 batzen, qui seront comptées pour 20 ailleurs.

Comme l'indique la légende : Suum cuique, à chacun le sien !

La légende en latin abrégé se lit Frédéric-Guillaume III roi de Prusse Prince Souverain de Neuchâtel et Valangin

La ville de Genève avait procédé de même, avec sa pièce de 21 sous, valeur d'usage depuis 1710 (quoique non inscrite comme valeur faciale) émise de la même façon pour faciliter les échanges avec la Savoie ou la Suisse.

À son retrait lors de la loi monétaire de 1850 la pièce de 21 batzen qui avait circulé depuis Frédéric III, puis Alexandre Berthier, puis sous régime prussien et cantonal après 1814, valait 2fr75, et non 2fr10, ce qui laisse penser qu'elle s'était appréciée le temps passant.

Notons le pragmatisme de la démarche : les politiciens français qui voudraient  revenir au franc  n'ont à ma connaissance jamais songé à battre des pièces de 6, 55957 francs français, alors même que la Monnaie de Paris l'avait fait, non seulement pour des médailles (au dessus), mais pour diverses émissions en argent, numismatiques, donc parfaitement légales, légitimes, régaliennes etc !

Donc, pour finir sur une note crypto (que l'on n'aille pas me reprocher de perdre la foi et de faire perdre leur temps à mes rares lecteurs) : pourquoi ne pas émettre un stablecoin en franc ? Il me semble qu'il faudrait réunir un groupe de travail, mener des expérimentations, écrire des rapports et naturellement trouver un algorithme de consensus fondé sur l'utilité sociale et le respect de tout ce qui peut venir à l'esprit. Mais la Banque de France a déjà une vieille expérience du minage !

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117 - Ligne de partage ou ligne front ?

By: Jacques Favier

(Bonnes résolutions?)

Certaines personnes ne s'intéresseront jamais à Bitcoin. D'autres ne s'y intéresseront jamais que pour en dénoncer ce qu'il n'est pas ou ce qu'il ne devrait pas être, voire pour en réclamer l'interdiction. Il y a des cas désespérés.

Seulement il faut bien avouer que ceux qui s'intéressent aujourd'hui à Bitcoin ne l'ont fait ni depuis leur propre naissance, ni depuis la sienne, ni même en général depuis leur première rencontre.

Il y a, à un moment donné, une rencontre décisive, parfois gênante, toujours enthousiasmante. Un moment où l'on choit du haut de ses certitudes et où l'on doit reconstruire sa vision, revenir d'une forme d'aveuglement, comme Paul sur le chemin de Damas, où il se rendait pour combattre ceux qu'ils considéraient comme des hérétiques, des dissidents et des dangereux sectaires.

(merci au pape Paul VI pour cette pièce originale)

Comment devons-nous, de notre côté, comprendre et traiter toutes les déclarations des no-coiners exhibant sans fard leur faible connaissance d'une chose qu'ils prétendent condamner ?

Ce billet incite à prendre quelques bonnes résolutions  : s'indigner, aboyer et troller ne suffit pas à provoquer la chute du païen, et moins encore à lui ouvrir les yeux.

OK Boomer

Clamée comme une sorte de Montjoie, cette interjection témoignait à l'origine (il y a plus de trois ans maintenant) d'une compréhensible fatigue des plus jeunes devant les admonestations grand-paternelles. Elle a fini par devenir un argument en soi, qui ne me semble guère ni honorable (notamment au regard d'une morale commune qui ne cesse de dénoncer les stéréotypes) ni pertinent si l'idée n'est pas de dénoncer mais d'expliquer. Pourtant, à chaque fois que j'ai tenté d'en suggérer la portée limitée, je me suis fait renvoyer dans les cordes avec une forme de méchanceté.

Or s'il est incontestable que l'appréhension de la nouveauté technologique (mais aussi artistique, musicale, etc.) révèle un biais d'identité et qu'être sexagénaire, porter une cravate ou avoir fait carrière dans la haute administration ne sont pas des critères qui prédisposent à fréquenter des jeunes geeks, il est non moins évident qu'il y a des boomers crypto - dont Satoshi lui-même selon toute vraisemblance chronologique - des hauts fonctionnaires crypto-adeptes (ou apologistes) et comme toujours des contre-exemples dans tous les sens.

Laisser entendre qu'on peut ou qu'on ne peut pas  comprendre générationnellement Bitcoin, comme on me l'a écrit récemment dans un français douteux, reste une fainéantise intellectuelle. Que le facteur d'âge soit plus clivant que le type d'études, le positionnement social, la place dans le cocotier ou Dieu sait quoi, c'est ce qui m'apparait incertain. L'argument, quand il n'est pas sérieusement étayé, me semble relever d'une sorte de maoïsme, comme lorsque (dans ma jeunesse !) les  origines petit-bourgeoises  de l'adversaire expliquaient tout et n'importe quoi.

Surtout, cet argument instaure une  ligne de partage des eaux  qui, selon la seule date de naissance, condamnerait l'un à l'ignorance arrogante des boomers et l'autre à la vertueuse hardiesse intellectuelle des millennials. C'est beau comme Jésus au milieu des docteurs.

Albrecht-Durer-.jpeg, déc. 2021

Non seulement cela blesse et bute le boomer mais cela n'incite guère le jeune qu'à la raillerie, voire à l'amertume, sans autre espoir que dans le temps qui passe. Or jouer le cadavre est un jeu usant. La génération aux commandes peut se maintenir longtemps. Elle a le droit, les institutions, la force et pas mal d'autres choses pour elle. Le jeune sera vieux avant que le vieux ne soit mort. D'autant que le dernier jeune qui m'a titillé avait, à l'examen, des enfants déjà âgés eux-mêmes de 20 ans, ce qui m'a fait sourire mais que j'ai élégamment gardé pour moi.

La vraie ligne de partage

Si elle ne correspond pas à celle que tracerait la seule naissance, voire l'inscription dans les forteresses et les réseaux de la domination sociale, par où passe donc la ligne séparant ceux qui vont en rester là et ceux qui vont faire le pas vers la crypto ?

Selon moi, elle court entre deux qualités essentielles de l'esprit : la liberté et la curiosité.

La liberté n'est pas forcément à la portée de tous. Celui dont la position (professionnelle et donc matérielle) passe par l'allégeance au système financier construit depuis le débasement des monnaies et la libéralisation des marchés financiers ne peut pas (sauf paradoxalement à l'âge de la retraite, peut-être !) faire le moindre pas. Mais ne nous y trompons pas : il y a des gens fainéants (jeunes ou vieux, d'ailleurs) qui répèteront toute leur vie ce qu'ils ont appris en première année de faculté, sans même que le système n'ait à exercer de grande contrainte sur eux.

La curiosité est ce qui me semble commun à toutes les personnes, de tous âges, origines et conditions que j'ai rencontrées dans la crypto. Quelqu'un de curieux (et de cultivé, ce qui va toujours de pair, même si des jeunes gens incultes vont certainement me soutenir le contraire) finit toujours par comprendre Bitcoin.

À cet égard on peut donner l'exemple de ce magnifique boomer qu'est Raphaël Rossello, Managing Partner d'Invest Securities (et lauréat du Prix Tulipe...). En mars 2021, il avait déclaré chez Thinkerview que le jeton de Bitcoin ne serait jamais autre chose qu'un billet de monopoly aux usages douteux.

Il faut réécouter attentivement cette première séquence : on y voit bien que cet homme intelligent traite de l'inconnu non pas de façon sotte, mais au travers de son expérience qui est vaste et de la sagesse qu'il en a retirée. Mais en mars 2021 il n'avait aucune connaissance de Bitcoin et celle (au demeurant approximative) qu'il avait de l'épisode des tulipes ne lui permettait pas alors d'expliquer Bitcoin, mais seulement de suppléer à son ignorance par un mixte de comparaison et d'extrapolation.

En novembre, huit mois plus tard seulement, il a eu le mérite, le courage et l'honnêteté d'analyser publiquement son  chemin de Damas .

Phénoménologie de l'expérience Bitcoin ?

Raphaël Rossello venait, nous dit-il, d'un monde où l'univers crypto n'existe pas. J'ai déjà dit moi-même que c'était exactement ce que révèle l'argument célèbre  ça ne marche pas dans la vraie vie . Il ne sert donc à rien, fût-on maximaliste, de montrer Bitcoin seul, au risque de l'exhiber comme la solution à un problème qui n'existe pas dans l'esprit d'autrui.

À le voir sur ces deux séquences différentes, il est évident que Raphaël Rossello n'a pas été vaincu par les cris ou les trolls suscités par sa première intervention. Il a été convaincu par des arguments, mais surtout par l'expérience de cas d'usage.

Or n'importe qui de sérieux ( fût-il un boomer) voit en quelques semaines d'étude que les laborieuses expériences menées par les banques centrales sur leurs blockchains privées sont mille fois moins excitantes que ce qui se passe dans la Defi.

Laissons donc faire.

La violence est contre-productive

N'entretenons pas la violence inutile qui se déchaîne même sur des réseaux professionnels de type LinkedIn, pour ne rien dire de Twiter. Celle des adversaires de Bitcoin est souvent inconsciente, car faite de pas mal de pharisaïsme : ne sont-ils pas les honnêtes gens justement chargés du bien commun ? Elle est aussi, parfois, pétrie d'arrogance, de mépris, de mensonges impunément répétés.

chroniqueurs.jpg, déc. 2021Ainsi un  haut fonctionnaire et économiste  que chacun reconnaitra aisément multiplie les  Mon bon monsieur  et les  Mon pauvre ami , parle des braves gens  et n'hésite pas devant des arguments comme vous êtes gentil mais vous ne connaissez strictement rien à la régulation des marchés financiers , cette dernière pique apparemment adressée à quelqu’un possédant, justement, la certification AMF … Après quoi le même bloque ceux qui osent lui répondre. Donc, en fait, lui répondre, poliment ou non, me paraît relever du jeton mis dans une machine dont le bruit qui nous casse déjà les oreilles. Voyez son prédécesseur  ancien président de banque  qui au bout de quelques mois semble avoir renoncé à ses polémiques insensées.

Mais la violence des bitcoineurs ne doit pas être sous-estimée ou absoute : elle peut être méchante, assaisonnant en outre ses attaques ad hominem de fautes d'orthographe qui discréditent encore davantage le propos aux yeux de ceux qui sont visés. Au-delà de ces vices de forme, on y passe trop vite du refus de l'archè étatique à celui de l'auctoritas académique et de l'anarchie à la vulgarité. Dire d'un professeur d'université qu'il est  payé par nos impôts  devrait être proscrit : or c'est commun et pour certains c'est même l'ultima ratio.

Bref chaque camp s'installe sottement dans la caricature que l'autre en trace.

Une part de dénonciation m'apparait légitime : on peut et on doit souligner les intérêts objectivement servis, rappeler que tel qui se présente comme  professeur  fait l'essentiel de sa carrière dans telle ou telle banque, mettre le projecteur sur les extrapolations imprudentes, les suppositions toujours hasardeuses selon lesquelles le contexte, le marché, la technique ou les besoins des hommes ne changeront jamais.

La dénonciation des biais identitaires doit en revanche se faire avec tact. Tel qui est responsable de ses jugements erronés ne l'est pas de son âge et celui auquel on pourra légitimement reprocher une carence de culture technologique ne sera pas exécuté simplement pour avoir fait l'ENA trente ou quarante ans plus tôt.

vatican-20-lires-1988.jpg, déc. 2021La part d'énergie consacrée à l'invective serait dans tous les cas mieux employée à susciter la curiosité.

 N'y touchez pas  dit la Banque ? Plutôt que de vous époumoner contre la Banque, rendez donc le fruit Bitcoin appétissant.

(Merci au pape Jean-Paul II. Heureusement que les papes battent monnaie, sinon je serais à court d'illustrations numismatiques)

Je vais maintenant entrer dans une zone à risque.

Au-delà des violences verbales qui brouillent le message et des légitimes requêtes pour bénéficier d'une fiscalité honnête et loyale, quel sens doit-on donner à Bitcoin lorsque nous en parlons ?

R. Rossello nous rappelle au détour d'une phrase qu'on peut venir à Bitcoin sans aimer le néo-libéralisme. Tout bitcoineur a le droit d'être (ou de ne pas être) néo-libéral, ou autrichien. Le problème, selon moi, vient d'une forme de hold-up que certains font sur Bitcoin. Que Hayek ait en 1976 appelé à une mise en concurrence des monnaies en dehors du contrôle de l'Etat n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin. Qu'en 1999 Friedman, parlant de la façon dont Internet serait une force importante pour réduire le rôle du gouvernement ait ajouté dans un aparté de moins de 60 secondes que  la seule chose qui manque, mais qui sera bientôt développée, c'est une monnaie électronique fiable, une méthode par laquelle, sur Internet, on peut transférer des fonds de A à B sans qu'ils se connaissent  n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin.

Entendons-nous bien : leurs diagnostics prouvent effectivement que Bitcoin n'est pas né par hasard. Mais il n'est pas né dans une fac d'éco, ni à Chicago. D'autres qu'eux, dans d'autres courants de pensée, ont aussi posé des diagnostics prophétiques. A tout prendre, l'idée formulée par Henry Ford en 1921 d'une monnaie énergétique (la seule dont j'avais entendu parler avant ma rencontre avec Bitcoin, entre nous soit dit) me paraît susciter un rapprochement tout aussi convainquant. Et comme nous l'avons écrit Philippe Ratte et moi dans un ouvrage qui, poussant avec malice le même bouchon encore plus loin, suggérait que Tintin avait découvert Bitcoin avant Satoshi :  tous les angles d'attaque sont bons, et en éclairant un même objet obscur, c'est leur rapprochement qui le met en évidence. Ainsi l’interférence entre des ondes légèrement décalées d’un laser frappant un même objet permet-elle d’en tirer l’hologramme .

La mass adoption ne viendra pas de la lecture de resucées d'économistes morts par leurs adeptes pour qui Bitcoin a été, parfois, une divine mais tardive surprise. L'envol de son cours est, disons-le platement, bien plus convainquant. Les signes d'une étrange normalisation ne manquent pas, que ce soit les anciens étudiants de Blockchain Partners qui redeviennent bitcoineurs mais sous pavillon KPMG ou bien la société Coinhouse, spin-off de la défunte Maison du Bitcoin, qui s’installe dans l’ancien Crédit Lyonnais. La multiplication du nombre de médias, podcasts et chaînes Youtube, l'arrivée de Satoshi sur Arte avec le documentaire de Rémi Forte œuvre de grande qualité non exempte d'ailleurs d'une certaine dose d'inquiétude... tout cela annonce la sortie du ghetto. Raison de plus de ne pas en inventer de nouveaux ni idéologiques, ni moraux.

Car il n'est pas interdit de craindre que le changement ne s'accompagne aussi, maintenant du côté des bitcoineurs, d'une forme de condescendance ou d'arrogance peut-être prématurée, surement déplacée. Certains pronostics d'hyperbitcoinisation ne sont pas utiles. Certaines photographies (de vacances, de fêtes, de festins) sont peu de nature à conforter l'idée que  Bitcoin n'a pas été inventé pour vous rendre riches mais pour vous rendre libres .

On peut rire entre nous de tous les banquiers et économistes old-timers qui viennent avec une sincérité de crocodile nous dire que Bitcoin a trahi les promesses de sa jeunesse. Il n'est pas interdit de nous poser, entre nous, des questions morales.

Il y a en effet une attitude possible (short the world, en gros...) et une autre, souhaitable. Améliorer un peu le monde.

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118 - Bitcoin mis en bière

By: Jacques Favier

(pour Sofiane)

Commençons par un aveu de faiblesse : cet article serait difficile à traduire.

Il y avait jadis, m'a-t-on dit, dans mon village de Picardie un menuisier qui faisait aussi  café  et ne se refusait pas le plaisir d'accueillir à l'occasion le client par une plaisanterie très fine :  vous venez pour une bière ? .

Bref, je ne vais pas parler de Bitcoin mis pour une 440ème fois (à ce jour)  en bière  (du vieux bas-francique bëra pour civière) mais d'une certaine chope de bière (du moyen-néerlandais bier) qui me semble avoir largement échappé à la fureur du mème qui règne dans notre sonnante et trinquante communauté.

Ce 3 janvier, donc, un banquier d'affaires crypto de longue date (il se reconnaitra) poste, comme quelques centaines d'autres j'imagine, l'iconique page du Times de Londres. Quelle élégance, ce Satoshi, on dirait un personnage de Jules Verne. On sent le boomer et ça me ravit à chaque fois.

Comme chacun sait, Satoshi, dans son premier bloc de validation, le 3 janvier 2009, a en effet rajouté ces quelques mots :  Chancellor on brink of second bailout for banks . Et là, le fin banquier d'ajouter :  Certains diront que c'est un message subliminal pour réfléchir sur notre économie monétaire, d'autres qu'il s'agissait simplement d'une preuve de date... le mystère subsiste .

Au moment précis où j'ai lu le mot subliminal mes yeux se sont ouverts et, pour la première fois je le confesse (mais j'ai eu beau interroger autour de moi, je ne semble pas plus borgne qu'un autre) j'ai VU :

pinte.jpg, janv. 2022

Bon dieu... mais c'est bien sûr !  me dis-je comme le célèbre commissaire : le vrai message subliminal, c'est la pinte. Ce message s'adressait clairement à plusieurs personnes qui ne le savaient pas ce jour-là, il y a 13 ans, mais qui allaient devenir, d'un bout du monde à l'autre, les piliers d'innombrables social-meetups.

Mais ce qui est vraiment magnifique c'est ce que dit le minuscule chapeau : que le prix de l'indispensable pinte allait baisser !!!

Or au cours de ces réunions savantes et conviviales, de pinte en pinte, on allait assister à une baisse vertigineuse du prix de la bière... exprimé dans la monnaie de Satoshi.

Mes amitiés aux buveurs de bière francophones qui se reconnaîtront eux-aussi aisément et aux bars qui ont eu l'intelligence de vendre la bière en bitcoin !

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119 - Enfumage

By: Jacques Favier

Sur un plateau de télévision, pour tout bitcoineur qui pourrait expliquer, il y a face à lui quelqu'un qui est là pour critiquer. Il y a des champions de l'exercice. L'un des plus actifs ces temps-ci se présente comme économiste et comme tout économiste, quand il est à court d'argument, il raconte des histoires, partant comme tous les siens de l'idée que les expériences historiques peuvent servir à tout et hors de tout contexte.

Pour démontrer que Bitcoin n'est pas une monnaie, ce qui comme on le lui a répondu est largement une conversation de salon, il a des flèches de toutes sortes dans son carquois. Une monnaie, nous a-t-il expliqué chez François Taddeï,  ça met généralement très peu de temps à s'installer . Généralisation dont je vois bien mal le fondement et sur laquelle il embraye  par exemple si vous prenez la situation de Berlin après guerre, dans une ville ruinée, bon il fallait un moyen d'échange ...c'est la cigarette qui avait été élue par la population comme moyen d'échange, élue pas au sens strict, au sens de l'utilisation, et ça avait mis deux semaines à s'installer. .

Cet argument fumeux n'a pas été improvisé en panique sur le plateau, il a déjà été présenté dans une tribune du Monde :  En 1945, dans le Berlin ruiné d'après guerre, la cigarette n'avait pas mis deux semaines à s'étendre à quasiment toutes les transactions possibles .

L'exemple cité est tellement farfelu (la courbe d'adoption de Bitcoin suit assez fidèlement celle d'Internet, lointain descendant d'Arpanet) qu'il peut sembler oiseux de le regarder de près, mais l'exercice s'avère instructif.

Loin de nous infliger, comme on le fait pour tuer Bitcoin, l'argument des trois fonctions d'Aristote, il n'est plus question ici que d'instrument de transaction. On veut bien croire que ce soit cette fonction qui soit la plus urgente à satisfaire et que l'adoption de la cigarette dans ces conditions ait pu être plus rapide que celle de Bitcoin. Nous voilà plus érudits et doté d'un utile savoir. Sauf sur un point : les Allemands ne fabricant plus rien et surtout pas des cigarettes, cette étrange monnaie n'a pas été élue par la population (genre monnaie locale) mais importée par l'occupant.

Faisons un peu d'histoire, et demandons-nous d'abord, où notre économiste a pu aller dénicher ça ? Faisons comme tout le monde : l'appel à un ami savant (à Mountain View, CA).

On lit cela en effet :  A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la monnaie allemande, le Reichsmark, fut déconsidérée et ne fut plus utilisée. C'est une économie à base de troc qui vit le jour, et la monnaie d'échange la plus utilisée fut alors la cigarette américaine. Elle permit une certaine stabilité des prix avant d'être remplacée en 1948 par le Deutschmark . Diable, c'est une monnaie qui accompagne du troc? durant trois ans ? Cependant on lit cette fine analyse sur le site secouchermoinsbete.fr qu'on ne réputera pas forcément être de qualité universitaire. Notons quand même que ledit site donne trois références, ce qui n'est pas rien. Poursuivons.

  • La première référence est à un site spécialisé sur l'or qui fait un bref historique sans références particulières. Notons qu'il dit surtout que  peu avant la chute du troisième Reich, les échanges dans les camps de concentration nazis se basaient sur la cigarette comme valeur de référence. Le fait que le tabac n'était pas rationné et qu'il pouvait être facilement dissimulé était la principale motivation de ce choix . Donc on n'est plus après la défaite mais avant... et on comprend mal pourquoi dans les camps des nazis les cigarettes n'auraient pas été rationnées. On y reviendra.
  • La seconde référence est à l'article Wikipedia sur l'Allemagne depuis 1945 qui contient cette assertion :  L'Allemagne de l'après-guerre connaît une importante inflation, si bien que la cigarette blonde américaine fait figure d'étalon monétaire  avec un renvoi à un livre peu spécialisé dans les monnaies parallèles, à savoir celui de Marc Nouschi, La démocratie aux États-Unis et en Europe (1918-1989). Il semble y avoir (en page 244 dudit livre que je n'ai pas) une remarque sur l'apport massif d'américaines par les GIs. Mai alors s'agit-il bien d'un étalon ?
  • La troisième référence est au site archive.tabacco.org qui ne semble plus en ligne.

Si l'on regarde maintenant dans la vraie littérature historique, c'est à dire dans des livres écrits par des historiens, on trouve cela principalement chez Anthony Beevor et Frederick Taylor. Le reste de ce que l'on trouve en ligne est littérature d'économistes.

Le premier écrit que  à Berlin, tout se comptait en Zigarettenwährung, c'est-à-dire en monnaie-cigarettes ce qui fait plutôt référence à l'étalon qu'à l'instrument, mais il ajoute à la phrase suivante  de sorte que quand les soldats américains arrivèrent avec des réserves inépuisables de cartons ils n'eurent pas besoin de recourir au viol . Tiens donc...

Le second parle des soldats et fonctionnaires alliés qui, riches de cigarettes, pouvaient s'offrir des femmes allemandes, au tarif en usage de cinq cigarettes qu'il décrit comme une  monnaie d'échanges officieuse . Mais ensuite, il attribue plutôt à la cigarette une fonction d'étalon en 1948 dans un contexte où les Russes, qui occupent la moitié de la ville, font tourner la planche à billets de vieux Reichmark qui reste (incroyablement) la monnaie officielle de toute l'Allemagne occupée.

Bref ce à quoi l'économiste renvoie comme exemple presque standard d'élection d'une monnaie par la population n'est qu'un enchevêtrement de faits divers douloureux : occupation de l'Allemagne, situation obsidionale à Berlin, destruction de l'État, des usines, des immeubles et des familles, famine, trocs, marchés noirs, viols massifs des femmes par les soviétiques (deux millions de femmes ?) et même par  nos amis américains .

Alors certes, il semble bien que la cigarette, instrument de débrouille plus que monnaie, ait servi lors de l'effondrement de mai 45, comme lors de la crise qui va mener au début du blocus en juin 48. Mais les Russes, même en quadrillant le terrain, auraient-ils fait tourner durant trois ans une planche imprimant des billets totalement dénués de cours ?

Revenons à la monnaie

Même pour en rester à des expériences douloureuses et évidemment non extrapolables, les cigarettes peuvent effectivement avoir servi de monnaie presque unique, non pas à Berlin après guerre mais dans les camps nazis avant. Et là il existe une intéressante documentation avec l'article The Economic Organization of a P.O.W. Camp publié en novembre 1945 par R.A. Radford, jeune anglais né en 1919 à Nottingham, et capturé en Lybie par les forces de l'Axe. On le lira en anglais ici et les moins courageux en résumé français .

Bien sûr l'article de Radford n'apprendra rien sur le Bitcoin, monnaie intangible, non alimentaire, non fumable et évoluant non e état de siège mais dans un monde numérique très ouvert. Mais il y a quand même des éléments de réflexion sur le stock to flow et même sur la  malédiction de l'étalon .

Clope au bec.jpg, janv. 2022J'en profite pour un petit aparté numismatique : à ma connaissance la seule effigie de monarque clopant est celle de Napoléon III accusé après 1870 d'avoir provoqué le désastre de Sedan, et l'emprisonnement de 80.000 prisonniers.

La cigarette est-elle sur cette monnaie satirique une allusion personnelle (oui, il fumait, mais plutôt le cigare) ou une allusion au seul passe-temps du prisonnier ? Je l'ignore.

Notons pour conclure que si les cigarettes n'étaient pas fabriquées par les Allemands occupés en 45 mais bien apportées par les soldats vainqueurs, elles n'étaient pas davantage élaborées par les prisonniers eux-mêmes dans les camps nazis mais y étaient envoyées par les familles dans les paquets et par les États (vaincus) au titre de leur grotesque propagande. État vaincu ou État vainqueur la cigarette finalement est une monnaie régalienne !

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