JoĂ«lle Toledano est une figure respectĂ©e du monde officiel. Elle est considĂ©rĂ©e comme une spĂ©cialiste de la rĂ©glementation des marchĂ©s, a siĂ©gĂ© plusieurs annĂ©es Ă lâARCEP, a enseignĂ© la gouvernance de la rĂ©gulation Ă Dauphine.
Câest en mĂȘme temps une personne curieuse de la nouveautĂ©, active au board de plusieurs jeunes entreprises du monde numĂ©rique, qui a dirigĂ© en 2018 la mission de rĂ©flexion confiĂ©e Ă France StratĂ©gie sur les enjeux des blockchains et qui a participĂ© aux Ă©changes cordiaux de plusieurs « Repas du Coin », sans forcĂ©ment partager toutes les convictions des bitcoineurs militants.
Son ouvrage est donc trĂšs bien informĂ©, Ă©quilibrĂ© et lucide, y compris quant aux limites des solutions possibles si lâon souhaite, comme elle-mĂȘme, astreindre des entreprises hors-normes aux normes rĂ©glementaires de lâĂtat de droit et de la concurrence non faussĂ©e.
DĂšs les premiĂšres pages lâauteur ne nie pas une ancienne et profonde incomprĂ©hension de la part des dĂ©cideurs, une forme de gaucherie face Ă des entreprises sophistiquĂ©es, agiles et opaques. On a envie d'abonder et de rappeler que, bien avant le rĂšgne de Google & Co, le cĂ©lĂšbre « J6M », pur produit de notre establishment, moitiĂ© haut-fonctionnaire moitiĂ© banquier d'affaires, Ă©talait dĂ©jĂ en exhibant chĂ©quier et chaussettes percĂ©s, son arrogante inadaptation au monde qui Ă©mergeait.
AprĂšs une rituelle Ă©vocation de lâutopie perdue de lâInternet libertaire des origines, passage obligĂ© de toute littĂ©rature sur le cyberespace, lâauteur cite Wikipedia et les logiciels libres (mais omet Bitcoin) comme de rares exceptions au triomphe du Web commercial, univers impitoyable dont elle critique les limites de la prĂ©tendue autorĂ©gulation, sans ajouter que les mĂȘmes arguments pourraient servir contre lâautorĂ©gulation des banques ou de tous les industriels mis en cause dans telle ou telle dĂ©rive, et qui jurent toujours quâils vont produire eux-mĂȘmes les bonnes pratiques nĂ©cessaires.
IntĂ©ressante, la description des nouveaux empires commerciaux nâĂ©lude pas lâexceptionnelle qualitĂ© (au-delĂ de la quantitĂ©) des services quâils rendent mais en dĂ©montent les malices. On ne peut sâempĂȘcher, parfois, de se demander pourquoi on reprocherait aux nouveaux venus ce quâon a tolĂ©rĂ© durant des dĂ©cennies Ă la grande distribution, ou en quoi la dĂ©pendance des mĂ©dias Ă Google devrait nous chagriner plus que celle qui lie la presse classique Ă une poignĂ©e de milliardaires dont les relations Ă lâEtat Ă©chappent largement au contrĂŽle dĂ©mocratique.
JoĂ«lle Toledano reconnaĂźt avec Ă©lĂ©gance que la prophĂ©tie de Marc Andreessen sâest accomplie, et quâen moins de 10 ans le software a effectivement « mangĂ© le monde ». Ironiquement, jâajouterais bien quâil est le seul a l'avoir trouvĂ© digeste, ce monde qui entre temps a mangĂ© le pangolin. Elle-mĂȘme note que ledit monde, en sâabreuvant au Coca-Cola tĂ©lĂ©visuel gratuit, sâĂ©tait quelque peu prĂ©parĂ© Ă son funeste sort.
Plus sĂ©rieusement il faudrait ajouter que le nouveau monde a largement Ă©tĂ© financĂ© par lâancien. Bitcoin (celui-dont-on-tait-le-nom) reprĂ©sente une trĂšs notable exception, puisquâil a crĂ©Ă© (par une sorte de fiat) sa propre valeur. QuâAmazon poursuive sa croissance au dĂ©triment de ses profits courants n'est pas le fait d'un manque de tact ; la chose devrait ĂȘtre mieux replacĂ©e, dans une analyse globale, en perspective des mutations du capitalisme financier lui-mĂȘme.
Enfin jâaurais suggĂ©rĂ© ici quâil fallait toute la sottise (ou la corruption?) des « serviteurs de lâĂtat » et fonctionnaires nĂ©olibĂ©raux pour avoir dĂ©construit des monopoles assez naturels comme ceux des postes, des chemins de fer, etc. - la monnaie faisant ici derechef notable exception - au moment oĂč les seigneurs du numĂ©rique en reconstruisaient dâautres qui, Ă leur façon, sont devenus sinon naturels du moins logiques.
Qui pourrait vraiment se passer de Google ?
Le veut-on ? L'utilisateur lambda est bien plus souvent acharnĂ© Ă enlever Bing, Search et autres concurrents qui s'installent malhonnĂȘtement et se cramponnent comme des tiques, sans que leurs procĂ©dĂ©s ne suscitent d'ailleurs d'imprĂ©cations officielles. Le voudrait-on qu'il resterait Ă savoir si on le peut sans sinistre. Le risque ne serait-il pas que Google se passe de nous, caviarde la carte de France, brouille nos pistes ? On a vu face Ă Amazon l'effet de nos vellĂ©itĂ©s, et avec StopCovid l'impossibilitĂ© de contourner totalement les Gafa. Tout juste tente-t-on d'avoir une roue de secours pour un possible dĂ©lestage du GPS...
Jâaime bien la description des Gafa en termes dâempires, mĂȘme si Ă ce niveau, celui du 4Ăšme chapitre, on se demande un peu comment nos petits royaumes entendent sây prendre, si lâadversaire porte dĂ©jĂ la pourpre. En gros, pour lâinstant, ils nient, Ă©ludent ou finassent. Le livre donne Ă cet Ă©gard quelques tirades savoureuses dâapologie de notre droit de la concurrence malgrĂ© son patent Ă©chec en lâespĂšce.
Lâauteur ne cĂšle pas non plus que la grande force de ces empires tient (notamment pour Amazon) Ă la satisfaction du client. Une chose que les royaumes ne savent ni ne veulent mesurer. Si lâon compte, par exemple, les « sorties de tunnel » on sâaperçoit que le site qui sait le mieux conserver ses visiteurs est celui des impĂŽts. Les clients sont-ils ravis pour autant ? Les administrations rĂ©galiennes nâont nul souci des administrĂ©s, nulle considĂ©ration pour eux (ni souvent pour leurs propres agents). Chacun a pu mesurer, durant le confinement, hier avec la comĂ©die des masques aujourd'hui avec celle des tests, Ă quel niveau d'efficacitĂ© on en Ă©tait arrivĂ© aprĂšs des dĂ©cennies Ă entendre les politiques pĂ©rorer sur le « recentrage de lâĂtat sur ses fonctions rĂ©galiennes ». Chacun a pu mesurer, symĂ©triquement, que les rĂ©seaux et leurs messageries maintenaient les liens scolaires et quâAmazon sâinscrivait dans le tout petit nombre des acteurs efficaces.
Le vent a-t-il commencĂ© de tourner contre lâimpunitĂ© dont ont joui de fait les Gafa ?
Câest ce quâaffirme JoĂ«lle Toledano, pointant quelques condamnations pĂ©cuniaires pour entrave au droit de la concurrence et pas mal de tirades des politiques contre la diffusion de contenus haineux. On peut cependant penser que les Gafa se moquent des amendes et que les surfeurs se moquent des contenus qui dĂ©plaisent tant aux Ă©lites, lesquelles ne sont pas, aux yeux de la masse, exemptes de tout soupçon en matiĂšre de diffusion de bobards ou de manipulations patentes de la vĂ©ritĂ©. Et pas seulement Ă Washington ou Ă Minsk.
Que le code privĂ© et opaque devienne la loi est un fait, surtout si lâon pense aux algorithmes. LĂ encore, cependant, la grande distribution a toujours su organiser le parcours des clients, la disposition des gondoles et mĂȘme la musique dâambiance au mieux de ses seuls intĂ©rĂȘts⊠et les « conseils » donnĂ©s par les banquiers en matiĂšre de placement ne reflĂštent que la stratĂ©gie commerciale de cet oligopole.
Je trouve peu honnĂȘte le reproche formulĂ© en terme de productivitĂ© au niveau macro-Ă©conomique. Le « paradoxe » dâune faible contribution des ordinateurs Ă la productivitĂ© a Ă©tĂ© Ă©noncĂ© par Robert Solow une grosse dĂ©cennie avant la naissance de Google, 7 ans avant celle dâAmazon. Il y a quand mĂȘme un bon bail quâon ne peut plus dire que la productivitĂ© se diffuse progressivement « dans lâensemble du tissu industriel » si tant est que ledit tissu nâait pas, certes par endroit mais depuis bien longtemps, pris lâaspect dâune guenille. En faire un Ă©lĂ©ment de remise en cause du « cĆur de la lĂ©gitimitĂ© des Gafa » me paraĂźt donc Ă la limite de la dĂ©fausse quand pourraient ĂȘtre examinĂ©es dâautres responsabilitĂ©s, ressortant pour le coup du monde officiel, dont celle du fardeau des normes sur la Cerfa-Nation, de la prĂ©dation du secteur financier ou de coĂ»t totalement improductif de la surveillance (AML, KYC et autres jeux stĂ©riles). Il m'est arrivĂ© de penser qu'avec ses bullshit jobs, Graeber avait apportĂ© une des rĂ©ponses possibles au paradoxe de Solow : les ordinateurs servent Ă numĂ©riser tous les 2 ans ma carte plastifiĂ©e renouvelĂ©e tous les 10 ans (au mieux).
Ainsi donc, les pouvoirs publics seraient enfin murs pour passer Ă l'offensive? On veut bien le croire mĂȘme si on ne peut sâempĂȘcher de sourire en lisant que face à « un diagnostic commun, des prĂ©conisations partiellement diffĂ©rentes » sont Ă©mises par les divers auteurs de rapports des diffĂ©rentes autoritĂ©s nationales.
Le regulatory shopping tient sans doute autant au vice des Gafa quâĂ nos propres tares congĂ©nitales, notamment en Europe : les bricolages de Renault aux Pays-Bas malgrĂ© la prĂ©sence de lâEtat français Ă son capital sont antĂ©rieurs aux naissances dâAmazon ou de Facebook et ils nâavaient pas mĂȘme la fiscalitĂ© pour seule boussole. Le choix d'installer la gestion de nombreux fonds d'investissement des banques françaises Ă Luxembourg, voire Jersey, tient aussi au caractĂšre de havres rĂ©gulatoires autant que fiscaux de ces paradis. Les effectifs des rĂ©gulateurs financiers de Saint-Helier, comme ceux en charge de lâapplication du RGPD Ă Dublin ne doivent pas obĂ©rer la « productivitĂ© » de ces vertueux pays !
Que certains Gafa, Facebook en tĂȘte, soient aujourdâhui, comme lâaffirme lâauteur, demandeurs de rĂ©gulation est bien possible. Pour restaurer leur capital de confiance, ils ont surtout intĂ©rĂȘt Ă partager certaines responsabilitĂ©s. Il y a lĂ -dedans une bonne part de chiquĂ©. La chasse aux fake news est un Ă©pisode risiblement « sur-jouĂ© » par les Ă©lites politiques. Lors de lâĂ©lection française de 2002, lâemballement hystĂ©rique autour dâun fait divers nâayant ensuite abouti Ă aucune condamnation, ne saurait ĂȘtre imputĂ© aux dĂ©mons des Gafa. Quant aux « propos manifestement haineux » ciblĂ©s par la proposition de loi de Madame Avia, cette notion floue nâa Ă©videmment pas sautĂ© la barre au Conseil Constitutionnel. Tout ceci ne servira in fine quâĂ augmenter lâemprise des rĂ©seaux, seuls Ă mĂȘme (par leur technologie comme par leurs effectifs) de faire le mĂ©nage des plus grosses saletĂ©s. Que M. Trump ait Ă©tĂ© lâun des premiers Ă en ressentir lâeffet devrait donner Ă penser. Les rĂ©seaux imposeront leurs valeurs avant celles quâon dĂ©crit comme « les nĂŽtres » mĂȘme quand de large part de notre population ne les partage pas.
Il est par ailleurs dangereux de spĂ©culer sur la baisse de la confiance dont jouissent les Gafa, si celle dont pourraient se targuer les Etats est moindre, voire nulle, ce que lâauteur ne concĂšde, significativement, quâĂ l'ultime page de son livre. L'invocation incantatoire du caractĂšre de « notre Ătat de droit » est un Ă©lĂ©ment de langage relativement nouveau qui vise sans doute Ă imposer le silence sur ce point, en en faisant une donnĂ©e de nature plus quâune variable passible dâĂ©rosion.
Le bictoineur attend Ă©videmment le chapitre financier
Son attente nâest pas déçue : JoĂ«lle Toledano dĂ©nonce dâabord la cĂ©citĂ© du monde officiel, tombant de sa chaise face Ă Libra, malgrĂ© des mises en garde de Madame Lagarde dĂšs septembre 2017. Avec une pointe de vanitĂ©, puis-je rappeler que jâen avais parlĂ©, moi, dĂšs mai 2016 ? Je suggĂ©rais, je me cite, de « tracer la perspective de ce qui pourrait ĂȘtre un rĂ©el use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unitĂ© de compte serait une dĂ©clinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat) ».
Lâauteur embraye sur la double rĂ©action officielle (passĂ©e lâagitation sous le choc quand on a dĂ©couvert que lâĂ©lĂ©phant Ă©tait dans le bac Ă sable) : se prĂ©parer Ă adapter leur rĂ©glementation pour accueillir lâintrus, accompagner des rĂ©ponses industrielles aux projets des Big Tech. AprĂšs un coup de patte que nous ne dĂ©savouerons pas Ă la « faible efficacitĂ© du systĂšme financier existant », elle expose le risque quâune monnaie numĂ©rique de banque centrale ferait courir aux banques puis rĂ©vĂšle la solution dialectique : nâĂ©mettre que la monnaie utile Ă la banque commerciale, pas celle qui serait utile Ă ses clients. Il faut donc rappeler ici, ce qui a Ă©tĂ© dit plus haut par lâauteur elle-mĂȘme : la force des Gafa tient sur la satisfaction de leurs clients, bien plus que sur la contrainte. La force du systĂšme rĂ©gulĂ© est manifestement dâune toute autre nature. JoĂ«lle Toledano ne le cache pas ; elle semble mĂȘme douter de lâissue du projet.
Elle ne croit guĂšre au dĂ©mantĂšlement par les amĂ©ricains, « sauf peut-ĂȘtre pour Facebook » , ce qui selon elle, met la responsabilitĂ© de la lutte entre les mains des europĂ©ens. Lâeurosceptique risque ici de dĂ©crocher.
Elle ne croit guĂšre, non plus, que lâattaque par le droit de la concurrence suffise, car lâattaque de l'empire est plus vaste, plus ambitieuse Ă chaque Ă©tape, alors qu'aucune rĂ©sistance n'est exercĂ©e par la nature du terrain. Que Google soit en train de cartographier la terre est une chose, quâelle vise Ă prendre le contrĂŽle des Google cities pourrait certes priver les Ă©diles du contrĂŽle de la politique de leur propre ville » ⊠si seulement ils en avaient une. On sait bien que la dĂ©sertification des centre-villes est antĂ©rieure Ă Google, que la clochardisation de certains quartiers et la gentrification dâautres, ne sont pas dues Ă Amazon ! La lecture de ce livre rappelle souvent, ce qui nâest malheureusement pas Ă©crit, que la nature a horreur du vide. Et que le vide politique, malgrĂ© un incessant bavardage, est sidĂ©rant.
JoĂ«lle Toledano propose donc de rĂ©guler plutĂŽt les entreprises de lâĂ©cosystĂšme, au niveau europĂ©en (Ă suivreâŠ) en renforçant nos capacitĂ©s dâanalyse (si on peut aligner les salaires sur ceux quâoffrent les GafaâŠ) et en Ă©valuant les Ă©volutions du modĂšle Ă©conomique dans sa globalitĂ©. RĂ©guler les Ă©cosystĂšmes, pour les ouvrir Ă la concurrence, imposer des codes de conduite empĂȘchant les abus de position dominante, taxer (dans quel pays ?) les investissements ne rĂ©pondant pas au « critĂšre de lâinvestisseur avisĂ© en Ă©conomie de marchĂ© » tout cela risque de sâenliser, dans le temps juridique (alors que lâenvahisseur est agile) et dans lâespace bourbeux de lâUnion EuropĂ©enne.
Enfin « introduire la concurrence » risque de nous emmener dans des aventures Ă la Qwant, quâil est inutile de dĂ©tailler tant elles se ressemblent toutes. Lutter contre la personnalisation des prix fera un bon sujet de conversation dans le train, oĂč personne ne paye jamais le mĂȘme prix. Mais au total presque toutes les mesures proposĂ©es par JoĂ«lle Toledano sont pertinentes⊠sur le papier. Reste Ă savoir de combien de courage politique et de quelle force de travail compĂ©tente et motivĂ©e, ce que lâauteur dĂ©signe comme « les moyens intellectuels et politiques » disposeront les vieux et impĂ©cunieux royaumes.
Reste aussi Ă mesurer le soutien de lâopinion dont ils disposeront face au « pouvoir dâinfluence et pouvoir de sĂ©duction » de lâEmpire.
Et câest lĂ sans doute que je peux commencer lâinventaire de ce qui me paraĂźt manquer Ă lâanalyse, dâautant que la conclusion y invite trĂšs clairement.
Rien nâindique que les Ătats jouiraient du moindre support concret de lâopinion face Ă leurs adversaires. Câest parfois difficile Ă articuler devant lâautoritĂ© qui parle de « nos institutions » ou de « notre Etat de droit ». Lâargument rhĂ©torique opposant « notre Constitution » Ă laquelle nous serions profondĂ©ment attachĂ©s aux conditions d'utilisation des Gafa, que nous approuvons effectivement dâun clic ignare, indiffĂ©rent et pressĂ© nâa pour moi que peu d'impact. Il y a, vis Ă vis des Gafa, une sorte de servitude volontaire. Ce que jâentends par lĂ est chose fort connue et depuis fort longtemps. Le problĂšme câest que face aux Ătats, la servitude nâest plus vraiment ressentie comme volontaire. Demandons aux gilets jaunes, demandons Ă ceux qui sont verbalisĂ©s Ă hauteur de 10% dâun mois de SMIC pour de simples balivernes. Ce qui, il y a prĂšs de deux ans, a Ă©tĂ© ressenti par des politiciens, des juristes et des journalistes bien en cour comme une profanation dâun symbole rĂ©publicain nâa soulevĂ© sans doute que peu dâĂ©motion hors de leur cercle.
Faut-il sâen Ă©tonner ? L'opinion est saoulĂ©e d'injonctions contradictoires et absurdes. La gestion de la pandĂ©mie a Ă©tĂ© sinon une « étrange dĂ©faite » du moins un fiasco exemplaire, et ce sont pas des anarchistes ou des amish qui le disent, mais le trĂšs convenable Institut Montaigne. Et - soyons clairs - ceci n'est pas (seulement) un mal français. En Belgique ou en Suisse, on voit les mĂȘmes rĂ©sistances aux applications de traçage Coronalert ou SwissCovid, et l'une des premiĂšres raisons tient Ă ce que ces solutions viennent du gouvernement.
DerriĂšre lâextĂ©nuation, de lâadhĂ©sion, du consentement, du respect, il y a lâombre portĂ©e de tant dâĂ©checs. Le philosophe italien Raffaele Alberto Ventura, dans un article intitulĂ© La chute de lâordre dominant, soutenait en 218 que les diffĂ©rentes colĂšres populaires du moment manifestaient une forme de « rĂ©action aux rendements dĂ©croissants du paradigme en place ». Autrement dit le coĂ»t croissant des Ă©lites et le bĂ©nĂ©fice marginal dĂ©croissant que les gouvernĂ©s en retirent conduisent Ă lâĂ©rosion du consentement.
Le clivage entre « nous » et « eux » est Ă la fois excessif et imprĂ©cis. Il y a de la porositĂ©, ou de la corruption. Jâai lu ce livre le jour mĂȘme oĂč jâapprenais le recrutement dâun ancien patron de la NSA, apĂŽtre de la surveillance Ă©lectronique de masse, par le conseil dâadministration dâAmazon. La plupart du temps, les puissants sâentendent fort bien entre eux et leurs « conflits » sont plutĂŽt des rĂ©glages hiĂ©rarchiques internes que des dĂ©bats de sociĂ©tĂ©, quelque soit la rhĂ©torique dĂ©ployĂ©e. Les honnĂȘtes gens le savent.
Le « nous » caché dans le titre du livre désigne-t-il le bon peuple naïf, les citoyens frustrés, les politiques désarmés ? Il pourrait ne désigner que les consommateurs abusés et les PME rackettées, si l'auteur n'expliquait pas, justement, les limites de l'approche par le droit de la concurrence.
On n'avancera pas sans un peu de philosophie débarrassée des convenances politiques. Plusieurs articles dans le dernier numéro de Philosophie Magazine évoquent la crise actuelle de la confiance. Celui du rédacteur-en-chef, Martin Legros fait - au rebours des discours officiels - l'apologie de la défiance. J'ai bien aimé sa référence à La société de défiance, publié en 2007 par Yann Algan et Pierre Cahuc (aux éditions de la rue d'Ulm) et cette citation prophétique :
« Le dĂ©ficit de confiance mutuelle nourrit la nĂ©cessitĂ© de l'intervention de l'Ătat. Mais en rĂ©glementant et en lĂ©gifĂ©rant de façon hiĂ©rarchique, l'Ătat opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la sociĂ©tĂ© civile, il entrave le dialogue social et dĂ©truit la confiance mutuelle. »
La confiance algorithmique est une réponse possible à cette situation aporétique.
Il manque donc, Ă mes yeux, une perspective sur ce qui pourrait ĂȘtre reconstruit sur des architectures dĂ©centralisĂ©es. De mĂȘme, il me semble quâil manque une vue sur le sujet de lâidentitĂ© en ligne, d'autant que c'est un sujet typiquement rĂ©galien. Sâidentifier en ligne grĂące aux Gafa est plus aisĂ©, et on le fait vingt fois par divertissement. Sâidentifier avec les procĂ©dures Ă©tatiques (ou bancaires) est long, pĂ©nible, parfois kafkaĂŻen, et cela ne vous dote que dâune identitĂ© locale, hexagonale.
De telles vues auraient offert matiÚre à élargissement de la perspective, sinon pour l'extension du domaine de la régulation, du moins pour les possibilités de brÚche dans le dispositif de l'Empire. C'est ce qu'on avait lu chez Laurent Gayard, par exemple, mais aussi... dans les angles du rapport Toledano, que j'ai déjà commenté sur ce blog.