Ce billet « sang neuf » pourrait bien ne me faire que peu d'amis. Mais j'y songeais depuis trop longtemps. Et autant prĂ©venir, les tĂȘtes de turcs les plus remarquables ne sont pas sur le Bosphore, mĂȘme si les autoritĂ©s de ce pays viennent d'interdire Bitcoin pour les paiements, ce qui leur permettra ensuite de dire que Bitcoin ne sert que pour des transactions illicites...
On commencera par un peu d'histoire, pour amuser la galerie, et on finira par un bain de sang quand je daignerai en venir au sujet, dont le sort des crypto-entreprises qui ont eu le tort de penser un temps que l'on pouvait faire quelque chose dans un pays oĂč la fiscalitĂ© restait Ă©levĂ©e mais justifiĂ©e par l'excellence de la « rĂ©gulation » offerte par un Ătat puissant et Ă©clairĂ©.
Une histoire triste, en fait.
On lit un peu tout sur l'origine de l'expression « tĂȘte de turc ».
Ceux dont la mémoire ne remonte pas trop loin (déjà le 20Úme siÚcle parait si vieux !) la font naßtre au 19Úme, avec les dynamomÚtres de foire sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible et qui représentaient un visage surmonté d'un turban ou d'un tarbouche.
J'y crois moyennement, parce qu'à vrai dire on retrouve beaucoup moins de turcs sur des dynamomÚtres que sur d'innombrables jeux dits de « passe-boule » comme celui qui orne ce billet, sans compter les décors de manÚges et d'attractions les plus diverses.
Mais mĂȘme en restant au dynamomĂštre, cela ne rĂ©sout pas l'Ă©nigme, car pourquoi un turc ? Parce qu'il fallait montrer qu'on Ă©tait « fort comme un turc » selon une expression attestĂ©e au 17Ăšme siĂšcle et qui serait peut-ĂȘtre nĂ©e d'une observation empirique des performances des diverses ethnies enchainĂ©es aux bancs des galĂšres. Ă moins qu'il ne s'agisse d'une apprĂ©ciation laudative de la « claque ottomane », coup mortel dont les janissaires savaient faire bon usage en utilisant la paume de leur main avec un Ă©lan dâĂ©paule pour accentuer la vitesse et la force de la claque, coup toujours dĂ©signĂ© comme osmanli tokadi dans les bons manuels.
En remontant d'un siĂšcle, c'est en septembre 1565 que lors du fameux SiĂšge de Malte (Ăźle jadis considĂ©rĂ©e comme place forte inexpugnable et aujourd'hui apprĂ©ciĂ©e de plusieurs amis pour son caractĂšre crypto-friendly) les assaillants Turcs s'Ă©tant laissĂ©s aller (dit-on, car malgrĂ© mon grand Ăąge je n'y Ă©tais pas !) Ă clouer les cadavres des dĂ©fenseurs d'un fort avancĂ© sur des croix et Ă les envoyer dans la passe de Malte pour saper le moral des autres dĂ©fenseurs, le grand maĂźtre La Valette rĂ©pliqua en faisant bombarder les turcs avec des tĂȘtes de leurs compatriotes.
Encore un effort et l'on arrive enfin dans les derniĂšres annĂ©es du 11Ăšme siĂšcle. Je m'arrĂȘterai lĂ , c'est promis, au siĂšge que les CroisĂ©s emmenĂ©s par Godefroy de Bouillon mirent le 14 mai 1097 devant NicĂ©e.
La ville était majoritairement chrétienne mais occupée pour le compte du Sultan Kilidj Arslan, par une garnison turque qu'il finit par abandonner à son triste sort.
Alors, pour casser le moral de celle-ci, les CroisĂ©s envoyĂšrent Ă lâaide de catapultes les tĂȘtes des soldats turcs morts au combat Ă lâintĂ©rieur de la ville fortifiĂ©e. On voit que le procĂ©dĂ© s'adapte en fonction de la technologie.
La ville fut prise.
Il existe d'autres tĂȘtes de Turcs dans notre histoire : elles vont doucement me ramener Ă la fĂącheuse actualitĂ© de la « Crypto Nation » française.
C'était du temps que le mot « turc » désignait, en Europe, à peu prÚs tous les musulmans du bassin méditerranéen et du Proche-Orient.
Il fallait bien traiter, Ă©changer, commercer avec ces InfidĂšles. La France depuis François Ier Ă©tait mĂȘme l'alliĂ©e des Ottomans. Mais sans Ă©cole des « Langues'O » - elle ne sera crĂ©Ă©e que sous Louis XIV - et sans Google Trad, Ă©changer avec le turcs n'Ă©tait point donnĂ© Ă tout le monde. Les Ă©changes se faisaient dans la rĂ©alitĂ© entre des « Turcs de profession » et des « Turcs d'Ambassade ».
Un « Turc de profession » c'est un diplomate adroit et parlant la langue turque, mais c'est le plus souvent un homme plus ou moins français, plus ou moins marchand, plus ou moins fils de son prĂ©dĂ©cesseur et qui, pour vivre en paix et prospĂ©rer chez les InfidĂšles, s'est converti ou a fait semblant. En face de lui, un « Turc d'Ambassade » c'est un homme plus ou moins turc, arabe, armĂ©nien, juif ou grec, plus ou moins marchand et plus ou moins cousin des autres « Turcs » qui frĂ©quentent nos ambassades, imitent les mĆurs des roumis et parlent assez le français pour rappeler sans subtilitĂ© qu'ils ne sont pas mahomĂ©tans et qu'on peut donc leur faire confiance. Champagne et petits fours, Ă dĂ©faut des Ferrero Roche d'Or...
Il en Ă©tait toujours ainsi du temps de NapolĂ©on et... jeune coopĂ©rant au Caire, au dĂ©but des annĂ©es 1980, je me souviens d'une rĂ©union oĂč sur une dizaine de participants, deux diplomates français, l'un des diplomates Ă©gyptiens et le reprĂ©sentant du journal Le Monde Ă©taient tous quatre d'origine maltaise.
Ce qui est essentiel ici c'est que tous ces gens vivent dans le mĂȘme monde, et qu'aujourd'hui les relations entre la Bitcoinie et la RĂ©publique sont ainsi faites. Juristes d'un cĂŽtĂ©, rĂ©gulateurs de l'autre ; rĂ©gulateurs qui s'en vont dans le privĂ© la semaine suivante, juristes et fiscalistes que la suppression de la rĂ©gulation ou un taux d'imposition plus modĂ©rĂ© mettraient dans la gĂȘne sinon au chĂŽmage. De prime abord, cela semble pouvoir faciliter les choses. Mais on juge un arbre Ă ses fruits...
Les relations entre les bitcoineurs et les autorités ne sont pas systématiquement empreintes de l'hostilité qu'un lecteur de gazettes pourrait imaginer.
Il faut pourtant avouer que ce n'est pas chose facile. Ăa tape dur et quand le bitcoineur n'est pas traitĂ© de « geek illuminé », de pauvre fou, de crĂ©tin inculte (si tant est que l'Ă©conomie soit une culture), d'escroc ou de financier du crime, il a de la chance. Mais reconnaissons-le, les trolls internets qui remplacent l'argumentation par l'invective sont aussi nombreux de notre cĂŽtĂ©. Prenez, par exemple, le dĂ©bat sur l'empreinte Ă©cologique du bitcoin : on peut penser que tel ou tel auteur se trompe, on n'est pas obligĂ© de traiter un professeur d'universitĂ© de « prĂ©tendu savant payĂ© par nos impĂŽts », ni un haut fonctionnaire d'Ă©narque sexagĂ©naire. Il vient un moment oĂč les attaques ad hominem s'apparentent au pire au jeu de la « tĂȘte de turc », au mieux Ă celui du « massacre ».
J'ai toujours été attentif, par exemple lors des Repas du Coin qui (jadis!) réunissaient experts, curieux, sceptiques et personnalités venues du monde officiel à ce que rÚgne la courtoisie.
HĂ©las, mĂȘme courtoises, les relations ont Ă©tĂ© largement le fait de Bitcoineurs de profession et de Bitcoineurs d'ambassade ou disons d'une part de juristes, fiscalistes, lobbyistes et affairistes suffisamment frottĂ©s de la chose pour pouvoir en parler, souvent fort bien, sinon au milieu des vrais experts, du moins dans la bonne sociĂ©tĂ© des rencontres, groupes de travail, colloques et auditions...et d'autre part de jeunes haut-fonctionnaires ou de parlementaires suffisamment instruits pour ne pas confondre crypto et clepto, assez subtils pour se dĂ©marquer des usages officiels les plus repoussants pour leurs interlocuteurs, assez hardis pour se rendre Ă la station F sans gousse d'ail. Le caractĂšre « dĂ©construit » de ce lieu emblĂ©matique cache mal, d'ailleurs, sa nature de joujou de milliardaire. Un lieu de prestige moins guindĂ© que le chĂąteau Yquem mais oĂč l'on peut aussi accueillir stars et ministres. Une simple mue du capitalisme de connivence...
Entre tout ce beau monde, d'audition en rencontre, on a construit un cadre rĂ©glementaire qui devait assurer Ă la France une position non pas convenable, mais de premier plan, exceptionnelle, dans l'Ă©conomie qui Ă©mergeait Ă partir de 2014. La France, comme on sait, n'est vraiment elle-mĂȘme que dans la grandeur...
J'ai commencĂ© Ă avoir des doutes fin 2018. Toute l'agitation de la loi PACTE n'accouchait que d'un cadre rĂ©glementaire pour les ICO, aprĂšs la vague et avec un label AMF qui ne permettait mĂȘme pas aux heureux bĂ©nĂ©ficiaires d'obtenir, comme quelques dĂ©putĂ©s de la majoritĂ© l'avaient proposĂ©, un compte en banque Ă la Caisse des DĂ©pĂŽts. La reculade d'octobre 2018, le porte-parole de la Caisse assurant que ses 6000 employĂ©s n'Ă©taient « pas Ă©quipĂ©s pour gĂ©rer ce type de compte » tandis qu'une autre dĂ©putĂ©e, issue du mĂȘme groupe que les auteurs de lâamendement n°2728, se chargeait de dĂ©biter les sottises d'usage est un cas d'Ă©cole. C'est ici.
Ce début d'année 2021 voit sans doute la coque de la « Blockchain Nation » définitivement atteinte si l'on en juge par le nombre de craquements :
CÎté institutions et pouvoirs publics
- L'entrĂ©e en vigueur de l'obligation pour les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numĂ©riques d'obtenir un statut officiel de « PSAN » qui rĂ©pond largement Ă la question posĂ©e par Charlie Perreau dans le Journal du Net : comment la France a mis Ă l'arrĂȘt ses start-up cryptos. L'article souligne l'une de nos failles fatales : l'incroyable arrogance des autoritĂ©s, que n'oseront pas incriminer publiquement les demandeurs du statut ni leurs intermĂ©diaires. Quand l'AMF rĂ©pond : « la plupart des dossiers prĂ©sentĂ©s aux autoritĂ©s sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autoritĂ©s ne comportent pas toutes les piĂšces requises par la rĂ©glementation. Sur le fond, les Ă©lĂ©ments communiquĂ©s ou dispositifs du PSAN prĂ©sentent rĂ©guliĂšrement des lacunes » il ne vient Ă l'idĂ©e de personne dans ce kakfaland que les torts sont au minimum partagĂ©s ?
- L'attitude de la FBF qui, aprÚs avoir participé à un groupe de travail réuni par l'ACPR (avec du bitcoineur de profession) trouve le moyen de se dégager de l'accord final. C'est ici avec en page 25 la liste des participants et en page 26 les protestations de ladite fédération.
- L'attitude de la Banque Postale, seule banque publique du classement publiĂ© par Bitcoin.fr quant Ă l'attitude des banques vis Ă vis des cryptos, qui en occupe dĂ©sormais lâavant-derniĂšre place. L'attitude grotesque de la CDC en octobre 2018 n'Ă©tait donc en rien liĂ©e aux pitoyables excuses mises alors en avant.
- Le décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 relatif à la lutte contre l'anonymat des actifs virtuels et renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (comme c'est engageant ! pourquoi ne l'ont-ils pas daté de la veille ? ) qui vient rajouter un supplément de sable dans des rouages déjà sérieusement bloqués.
CÎté business (si l'on peut dire)
- Fleuron de la modernitĂ© bancaire, la fameuse « Banque d'en face » dont les petites saynĂštes publicitaires moquent la navrante stupiditĂ© et lâabsence de compĂ©tences crasses des conseillers de la banque Ă la papa, trouve le moyen de clĂŽturer le compte d'une des derniĂšres entreprises françaises de vente de cryptoactifs alors mĂȘme qu'elle vient de rĂ©ussir Ă obtenir le statut de PSAN. C'est ici avec un PS pour laisser entendre que grĂące Ă un peu de barouf et Ă l'intervention du dĂ©putĂ© Pierre Person, la SociĂ©tĂ© GĂ©nĂ©rale Ă©tudierait le dossier...
- La triste fin de Bitit, aprĂšs six ans d'activitĂ©. Depuis dĂ©cembre elle attendait son statut PSAN, et n'avait donc pas le droit d'accueillir de nouveaux clients. Fin de partie, aprĂšs avoir en 6 ans et avec 5 000 ⏠de capital initial et moins de 215 000 ⏠levĂ©s servi environ 500 000 clients de plus de 50 pays et traitĂ© plus de 230 millions de dollars de transactions... au moment mĂȘme oĂč l'introduction en bourse de Coinbase montre Ă quel point la France a ratĂ© le coche et signĂ© pour une nouvelle forme de vassalitĂ© C'est ici.
Je crois que moi-mĂȘme, comme plusieurs amis, membres de notre association Le Cercle du Coin, entrepreneurs, blogueurs, auteurs, lobbyistes, juristes, nous aurons fait (le plus souvent bĂ©nĂ©volement, face Ă des mamamouchis bien payĂ©s) tout ce qui Ă©tait possible. Les rencontres, les missions, les rapports n'ont pas servi Ă grand chose. Les agrĂ©ments, les statuts, la rĂ©gulation ont nourri bien des gens mais pas les entreprises, et n'ont servi l'intĂ©rĂȘt de la France que dans l'idĂ©e que s'en font des fonctionnaires-rentiers-de-la-paperasse Ă qui leur presse favorite fournit rĂ©guliĂšrement de bons arguments pour douter de l'innovation et du rabĂąchage des thĂ©ories d'Aglietta et OrlĂ©an sur la monnaie comme « fait social total » au pays merveilleux des principes rĂ©publicains. Je ne veux pas en faire des tĂȘtes de turcs, ni me rĂ©pĂ©ter : j'ai dĂ©jĂ dit ce que j'en pensais dans mon billet prĂ©cĂ©dent.
J'ai tĂŽt manifestĂ© un rien de pessimisme (celui qui n'empĂȘche pas de continuer Ă se battre). Mais je crois maintenant que c'est cause perdue. Comme d'autres (voir ici ce qu'en dit Philippe Honigman, avec le Radeau de la MĂ©duse original en illustration...) je crois que cela renvoie aux prĂ©cĂ©dents Ă©checs français, profondĂ©ment, sous l'Ă©piderme (dont l'ENA ou ce qui en tiendra lieu demain pourrait ĂȘtre le symbole), sous le derme, dans la viande et dans la moelle.
Il est clair enfin que les pouvoirs publics ont aujourd'hui d'autres prioritĂ©s, sur lesquelles ils s'estiment prodigieusement efficaces mĂȘme contre certaines Ă©vidences, mais c'est presque tant mieux pour nous.