(Cette tribune d'abord publiée dans la Lettre 21millions du mercredi 19 janvier 2022 est présentée ici avec une illustration digne de la revue Banque et quelques ajouts en notes)
Quatre ans aprĂšs les consultations parlementaires qui devaient ouvrir la voie Ă un Ă©tat de droit des cryptomonnaies en France, lâĂ©tat de fait est navrant : exode continu des dĂ©tenteurs et des entrepreneurs, fermeture de projets, agitation mĂ©diatique dâun haut-fonctionnaire qui sâest crĂ©Ă© un fonds de commerce en dĂ©nonçant les crimes de Bitcoin, ce qui semble plus aisĂ© que de vendre ses idĂ©es sur la transformation de lâeuro en monnaie Ă©cologique.
(LâautoritĂ© de lâĂtat et la morale bourgeoise poursuivant Bitcoin)
Tout cela nâempĂȘche pas, classiquement et toute honte bue, lâaccueil sur tapis rouge dâacteurs Ă©trangers pas mĂȘme en rĂšgle avec nos sacrosaintes rĂšgles.
Je suis loin dâavoir Ă©tĂ© le seul Ă annoncer ce dĂ©sastre. Il y a un an, le mathĂ©maticien Cyril Grunspan annonçait un dĂ©sastre français. DĂšs juin 2018, le Cercle du Coin publiait une tribune de ses deux administrateurs belge et suisse, annonçant Ă regret lâinĂ©luctable fiasco fiscal français.
Dans un texte fondamental Philippe Silberzahn avait distinguĂ© les trois erreurs fondamentales du fatal rapport ThĂ©ry : lâextrapolation, lâanalyse toutes choses Ă©gales par ailleurs et le biais identitaire. Quoique ne citant aucunement Bitcoin, son texte de 2013 offre le trousseau de clĂ©s le plus pertinent sur le sujet. En mars 2018, analysant la tribune anti-bitcoin dâun brillant haut-fonctionnaire X-ENA, je retrouvais tout cela Ă lâĂ©tat pur et me voyais conduit Ă intituler mon texte Comment nâavoir aucune stratĂ©gie.
Nul nâosera dire quâil nây a aucun esprit Ă©clairĂ© dans lâappareil de lâĂtat, ni aucune bonne volontĂ©. On y rencontre des gens charmants. Mais ils sont hĂ©las plutĂŽt dans ce Parlement dont la faiblesse fait partie des spĂ©cificitĂ©s françaises et ce nâest pas anecdotique. Ă plusieurs reprises on a vu Pierre Person et quelques autres sortir de la tranchĂ©e pour nâobtenir finalement que fort peu de choses, celles que Bercy et lâoligarchie financiĂšre acceptaient de lĂącher. Il est revenu dans une interview rĂ©cente sur cette frustration. Il se montre trĂšs pertinent sur les limites de la lĂ©gistique par rapport Ă la colontĂ© politique de l'administration et des banques.
Mais la palinodie qui a vu en octobre 2018 la Caisse des DĂ©pĂŽts refuser (par la voix dâune dĂ©putĂ©e de la majoritĂ©) la lĂ©gĂšre charge de gĂ©rer quelques comptes dâentreprises bĂ©nĂ©ficiaires du visa AMF a montrĂ© crument la vĂ©ritĂ©.
On peut vouloir lâoublier, en allant aux spectacles proprement incroyables de la « France digitale » : des Ă©vĂ©nements dont le clou est toujours la parole dâun ministre, une rhĂ©torique tapageuse sur la disruption, une apologie de la Startup-Nation par des orateurs issus des grands corps devant des entrepreneurs bien sous tous rapports, un dĂ©filĂ© de « licornes » dont plusieurs se sont construites sur lâinefficience des services publics ou bancaires, des applaudissements plus ou moins sincĂšres pour des blockchains privĂ©es qui renouvellent lâexploit des intranets de jadis et bien sĂ»r une attention rĂ©vĂ©rencieuse pour les sages expĂ©rimentations des banques centrales.
Il sâagit hĂ©las dâun village Potemkine. DerriĂšre les façades, restent une faiblesse persistante de la culture et surtout de la pratique du numĂ©rique, une croyance inĂ©branlable dans le primat de la rĂ©gulation sur lâexpĂ©rience, une impasse totale sur le moindre rĂ©alisme dans les deux domaines clĂ©s de la fiscalitĂ© et de la bancarisation, comme si ces deux aspects concrets nâĂ©taient pas en amont de tout le reste, et comme si une rĂ©gulation dont on sâexagĂšre largement les attraits pouvaient justifier la lourdeur fiscale et compenser la guerre froide bancaire.
LâĂ©cosystĂšme crypto a prĂ©tendu se structurer, comme on le lui demandait Ă Bercy. Mais il lâa fait dans le mĂȘme bain, en adoptant toutes les prudences et surtout en ne parlant jamais de Bitcoin. Comme le notait il y a trois ans GĂ©rard DrĂ©an les dĂ©bats byzantins pour savoir si les tokens sont des monnaies ou des actifs nâont jamais eu « dâautre utilitĂ© que de choisir parmi les appareils rĂ©glementaires existants lequel leur appliquer ». Mais cela a nourri les juristes qui « reprĂ©sentent lâĂ©cosystĂšme » et permis aux brillants rĂ©gulateurs de prĂ©parer leur pantouflage dans telle ou telle entreprise qui a, directement ou non, participĂ© Ă la « rĂ©flexion sur les normes ». On se comprend, on Ă©tait Ă la fac ensemble.
Puisquâon a produit de la norme on rĂ©pute quâon a produit de lâattractivitĂ©, comme ces maires ruraux qui construisent dâillusoires zones dâactivitĂ© que lâinactivitĂ© transforme vite en friches.
Jâavais en 2018 proposĂ© dâaligner la fiscalitĂ© du Bitcoin sur celle de lâor. Les reprĂ©sentants de lâĂ©cosystĂšme ont refusĂ© dâen discuter, car ce nâĂ©tait pas « sĂ©rieux »(1). Changer trois mots dans un code, ce nâĂ©tait pas Ă la mesure de leurs ambitions. Ils ont obtenu un taux Ă 30% mais avec un rĂ©gime diffĂ©rent du PFU, oĂč les moins-values ne sâappliquent que dans lâannĂ©e et sur la mĂȘme classe dâactif, et oĂč les obligations de dĂ©clarations sont kafkaĂŻennes, intrusives et rĂ©pĂ©titives. Une colonne de calcul acrobatique sur la Cerfa 2086 par transaction ? Quâimporte, ils vendent justement leurs services pour cela.
Je nâai pas grand-chose Ă changer Ă mes propositions de 2018 : je maintiens quâun alignement sur lâor, la mise en place dâun systĂšme de dĂ©grisement puis lâalignement du Bitcoin sur le statut de devise (il est bien, dĂ©jĂ , celle du Salvador) auraient eu un impact bien plus grand que lâadoption de la loi PACTE, de normes nouvelles, de visas spĂ©cifiques dĂ©livrĂ©s par lâAMF pour des ICO qui nâexistent plus (3 opĂ©rations recensĂ©es en octobre 2020 sur une page du site de lâAMF non mise Ă jour depuis lors) ou dâun statut de PSAN dont lâACPR ne fait quâun pur systĂšme de traçage et qui nâassure mĂȘme pas Ă son bĂ©nĂ©ficiaire la simple existence dâun compte en banque. De toute façon la FBF saborde le dispositif et de ce fait la messe est dite.
Je serais bien curieux de savoir ce que cette usine Ă gaz juridique a rapportĂ© au fisc. Le rĂ©sultat concret est du mĂȘme ordre que celui de la RĂ©vocation de lâĂdit de Nantes : chasser de France avec la mĂȘme arrogance irresponsable les mal-pensants, leur argent et leur esprit dâentreprise. La bruyante croisade de Monsieur DufrĂȘne et sa pĂ©tition oĂč il ne craint mĂȘme pas dâinvoquer lâexemple chinois nâauront pratiquement plus dâeffets en France.
(La prérogative régalienne restaurant l'indépendance de la Banque centrale, la confiance dans la monnaie et la transparence financiÚre)
On nous rĂ©pond hautainement que ce nâest pas mieux ailleurs. Mais il faut croire quâentrepreneurs, traders ou simples hodleurs français ont trouvĂ© des ailleurs oĂč les rĂ©flexes liberticides des hauts-fonctionnaires français nâont pas cours. Jâadmets quâil existe des politiciens bornĂ©s mĂȘme en Suisse, oĂč lâon a vu des propositions invraisemblables du dĂ©putĂ© Normann, mais les entreprises cryptos suisses ne mettent pas la clĂ© sous le paillasson et obtiennent des comptes en banque. Et ce nâest pas un hasard.
Il y a bien une surcouche française de rĂ©sistance. Et mieux quâen 2018, la pĂ©riode actuelle permet de cerner ce qui ne va pas, car la crise du Covid a mis en relief bien des choses.
StopCovid, gadget dĂ©crit comme une technologie pleine de « panache » ne fut « pas un Ă©chec mais ça nâa pas marchĂ© » et la seule raison en fut attribuĂ© Ă la mauvaise volontĂ© des gaulois rĂ©fractaires. Rappelons que personne en 2020 (mĂȘme Ă lâInria !) nâa semblĂ© vouloir imaginer une blockchain fĂ»t-elle gouvernementale, alors mĂȘme que depuis des annĂ©es tout le monde expliquait que « la blockchain » allait changer le monde (2). Et constatons quâaujourdâhui les faux QR code semblent aussi faciles Ă imiter ou Ă produire que jadis les tickets de pain.
LâĂtat a trainĂ© une constante insuffisance logistique et lâa emballĂ©e sous des mensonges, des changements de stratĂ©gie ou de normes, dans une totale dĂ©connexion entre les protocoles imaginĂ©s et la vie « hors bureau du ministre ». Des attestations de deux pages retirĂ©es le lendemain, des contrats dâachats de vaccins fixant le prix en « dose » et non en flacon, sans mĂȘme prĂ©ciser les dĂ©lais⊠On ne peut sâempĂȘcher de penser quâun certain nombre de brillants jeunes fonctionnaires qui prĂ©tendent organiser la vie des gens sortent trop tard du ministĂšre pour faire les courses et rentrent ensuite dĂźner chez Maman. Ce sont eux qui trouvent la centralisation rassurante et Bitcoin trop compliquĂ©.
La pĂ©riode Ă©lectorale qui sâouvre maintenant va permettre (derriĂšre le brouillard des dĂ©bats et des promesses) de vĂ©rifier encore Ă quel point la France reste Ă©loignĂ©e de toute culture moderne en termes de consensus et de gouvernance. La place solaire du chef nâa dâĂ©quivalent dans aucun pays europĂ©en mais reste un article de dogme qui structure lâimaginaire de tous les politiques, des fonctionnaires et hĂ©las de presque tous les journalistes. Il nâest pas besoin dâinsister sur lâaltĂ©ritĂ© radicale entre ce modĂšle archaĂŻque (fut-il incarnĂ© par un homme jeune) et la proposition de Bitcoin.
Mais le plus Ă©tonnant reste que la dĂ©signation de ce chef se fait par un processus lui aussi unique au monde et qui nâest plus quâune machine Ă fabriquer du clivage et du dissensus, ce dont on sâaperçoit presque immĂ©diatement. Le score du « vainqueur » pourrait justifier le fait de jouer un rĂŽle de pivot dans la formation dâune majoritĂ©, pas davantage. Dans un systĂšme oĂč lâĂtat est le garant ultime de la « foi publique », la consĂ©quence visible de ce vice de fabrication est une dĂ©fiance croissante envers « nos institutions » et un maintien de lâordre brutal assurĂ© avec des armes interdites chez nos voisins. Les idĂ©es de dĂ©centralisation (3), dâhorizontalitĂ© ou de rĂ©ticularitĂ© sont aussi Ă©trangĂšres dans ce monde que la foi, lâespĂ©rance et la charitĂ© Ă la cour des julio-claudiens.
La culture politique française est incompatible avec la libertĂ© quâoffre Bitcoin, lâinceste permanent entre les grands corps et les grandes entreprises nourrit une aristocratie dâĂtat incompatible avec les espoirs que suscite Bitcoin, la collusion entre la haute-fonction publique et lâoligarchie bancaire est incompatible avec lâindĂ©pendance que permet Bitcoin, la morale de la bourgeoisie dâĂtat est incompatible avec la capacitĂ© que Bitcoin a offerte aux plus audacieux de sâenrichir en une seule gĂ©nĂ©ration sans prĂȘter allĂ©geance, lâinfantilisation systĂ©matique des citoyens est incompatible avec lâesprit de responsabilitĂ© quâimpose Bitcoin.
Câest pour cela que mes amis « cryptos » sâen vont.
NOTES
(1) L'Ă©pisode de novembre 2018 a suscitĂ© incomprĂ©hensions et rancĆurs au sein mĂȘme de notre communautĂ©.
En réalité, dÚs le début du mois, les jeux étaient faits, comme le rapportait le journal Capital le 6 novembre. Ma proposition d'alignement sur l'or était déjà mise à la corbeille.
On retrouvera ici le cĂ©lĂšbre thread d'Alexandre Stachtchenko en date du 6 novembre . L'Union sacrĂ©e des Associations n'a pas Ă©tĂ© empĂȘchĂ©e par des guerres d'Ă©go (explication toujours commode) mais d'abord par de vraies diffĂ©rences de mode de fonctionnement car le Cercle du Coin comptait plus de 100 membres, ni tous d'accord entre eux ni tous français, tandis que d'autres associations, reprĂ©sentant deux ou trois entreprises et confiĂ©es directement Ă des avocats, avaient Ă©videmment un fonctionnement plus rĂ©actif. Ensuite il existait de profondes divergences de vues.
On relira ici une interview du 20 novembre oĂč en tant que prĂ©sident de la Chaintech (association disparue depuis lors) Alexandre Stachtchenko thĂ©orisait d'ailleurs ces diffĂ©rences :  Certains pensent quâen criant trĂšs fort des positions radicales, ils permettront Ă lâĂ©cosystĂšme dâobtenir ce quâil souhaite. Je nây crois pas. Cette mĂ©thode a Ă©tĂ© maintes fois utilisĂ©es et elle nâa pas fait Ă©voluer la situation, malgrĂ© les opportunitĂ©s mĂ©diatiques lors des prĂ©cĂ©dentes bulles par exemple. Je crois dans une dĂ©marche plus consensuelle, moins radicale. Une dĂ©marche de petits pasÂ
.
Quant à ma position radicale, on pourra en retrouver la trace dans un article publié dÚs le 3 novembre Much Ado about No Coin.
On retrouvera pour conclure l'historique des Ă©changes sur ledit projet de texte conjoint. C'est Ă lire, classiquement, en partant de la fin. Le Cercle n'a pas refusĂ© de signer le texte mentionnĂ©, il a proposĂ© de le faire le 13 novembre (page 2) avec une mention du genre « ce texte a Ă©tĂ© communiquĂ© au Cercle du Coin, premiĂšre association francophone sur Bitcoin et les cryptomonnaies, et a recueilli lâassentiment des membres de son bureau ». Mais le texte n'a finalement jamais Ă©tĂ© produit, ce qui m'a Ă©tĂ© confirmĂ© par Ă©crit par MaĂźtre Benoit Couty le 23 novembre. Tout s'est donc passĂ© en  cabinetÂ
et Ă Â petits pasÂ
avec le résultat que l'on a vu.
(2) Lire mes remarques du 25 mai 2020 StopCovid, l'infrastructure manquante.
(3) La dĂ©centralisation Ă la française est une farce. Des rĂ©gions dessinĂ©es (bĂąclĂ©es) Ă l'ĂlysĂ©e et deux  patrons de rĂ©gionÂ
qui, en 2021, n'avaient pas d'autre idĂ©e en tĂȘte que l'ĂlysĂ©e. Pour l'horizontalitĂ© on n'en parle un peu durant les campagnes Ă©lectorales (parce que c'est notre projet) mais on thĂ©orise la verticalitĂ© dĂšs le lendemain de l'Ă©lection. Quant Ă la rĂ©ticularitĂ©, on l'a en horreur, et rien n'Ă©gale la mĂ©fiance qu'ont les politiques des rĂ©seaux sociaux si ce n'est la haine jalouse que leur portent la plupart des journalistes. Quant aux rĂ©seaux d'influence, occultes, c'est une autre afffaire, et les mentionner vous conduit au bĂ»cher pour complotisme.