Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célÚbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.
En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est portĂ© sur L'Ă©talon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai dĂ©jĂ rendu compte ici et qui offre, Ă leurs yeux, le double avantage d'avoir Ă©tĂ© traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'ĂȘtre  considĂ©rĂ© comme la rĂ©fĂ©renceÂ
.
L'argumentation m'a provoquĂ© et je me suis risquĂ© Ă avouer mes rĂ©serves par un message sur Twitter :  Je vais ĂȘtre honnĂȘte. Si je n'avais pas Ă©voluĂ© moi-mĂȘme antĂ©rieurement (lectures, rencontres, expĂ©riences diverses et rĂ©flexion personnelle) et que j'avais dĂ©couvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait Ă©loignĂ©. VraimentÂ
.
Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.
Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.
Ceci m'oblige Ă rĂ©pondre : je pense qu'offrir l'AcĂ©phale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la dĂ©marche, indĂ©pendamment du choix du livre offert. L'ouvrage L'Ă©talon Bitcoin tend Ă acquĂ©rir un statut spĂ©cifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en dĂ©couvrant que j'Ă©tais loin d'ĂȘtre le seul sur la rĂ©serve, je n'ai pas Ă©tĂ© dĂ©trompĂ©.
Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le systÚme de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.
J'ai Ă©crit que ce livre (qui a ses ardents dĂ©fenseurs!) a Ă©videmment de rĂ©elles qualitĂ©s, que je suis assez sĂ©duit par son modĂšle  stock sur fluxÂ
(en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thÚses.
Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :
- l'usage désinvolte que cet économiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
- bien des traits forcés et un esprit de systÚme poussé jusqu'au ridicule,
- une psychologie sous-jacente dĂ©crite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas ĂȘtre le seul,
- un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
- et enfin, malheureusement, des procédés d'attaque ad hominem indignes.
Les rĂ©actions que j'ai suscitĂ©es sur Twitter laisseraient croire que ceux qui nâaiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.
Comme le notait S. Gouspillou  on dirait des proustiens face Ă un non fan de La RechercheÂ
.
Quelqu'un qui refusait de comprendre  comment on peut trouver ça chiant Â
, ce qui je le rĂ©pĂšte n'Ă©tait pas mon mot, soulignait que cette apprĂ©ciation nĂ©gative  semble surtout ĂȘtre le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienneÂ
. Et un autre s'interrogeait sur la position de SĂ©bastien ou de moi-mĂȘme vis-Ă -vis de ladite Ă©cole :  jâimagine bien les deux bien Ă gauche Ă©tant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens quâil ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru dâAmmous peut dĂ©ranger les Ăąmes sensiblesÂ
.
Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, Ă©videmment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette Ă©cole (dont la premiĂšre chose Ă dire c'est qu'elle n'est guĂšre unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...
Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les Ćuvres complĂštes ?) de leurs Ă©vangiles, je ne m'estime pas tenu de rĂ©pondre parce que :
- reprochant aux économistes de jouer aux historiens, mon intention n'est évidemment pas de jouer à l'économiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas à mes yeux un cursus cohérent) ;
- je reconnais un faible niveau de considération (toutes écoles confondues) pour l'économie, qui me paraßt souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
- je serais deux fois plus intĂ©ressĂ© par les autrichiens s'ils Ă©taient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute rĂ©serve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut ĂȘtre un choix politique ou sociĂ©tal qui (faut-il le rappeler Ă des libĂ©raux ?) relĂšve de ma libertĂ© de penser ;
- ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme
 le temps est rare
ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines prĂ©occupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marchĂ© ; - j'assume mon allergie aux ronchonneries rĂ©actionnaires contre la musique des jeunes (mĂȘme si moi-aussi je prĂ©fĂšre Bach, mais cela n'a rien Ă voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi Ă voir que tout ceci est censĂ© faire partie de la dĂ©monstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
- enfin je ne peux admettre à titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont déjà conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).
Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu lĂ pour Ă©tudier l'Ă©cole autrichienne ; je suis venu lĂ parce que Bitcoin m'a paru intĂ©ressant par lui-mĂȘme.
S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la premiĂšre voie aurait Ă©tĂ© moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les Ă©vangĂ©listes autrichiens n'a pas suscitĂ© en moi la mĂȘme Ă©motion ou la mĂȘme excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)
Ceci mis de cĂŽtĂ©, ce que je reproche en l'occurrence Ă ces auteurs et plus encore Ă leurs thurifĂ©raires, ce n'est certainement pas leurs convictions, mĂȘme celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'Ă©tudes et d'informations dĂ©volu Ă Bitcoin par leurs idĂ©es, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraĂźt inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.
Aucun Ă©conomiste, autrichien ou non d'ailleurs et mĂȘme en remontant Ă Oresme, n'a pour moi inventĂ© Bitcoin. Au mieux ils ont dĂ©crit des problĂšmes que Bitcoin peut (plus ou moins) rĂ©soudre et ils ont espĂ©rĂ© que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient Ă certains Ă©gards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontanĂ© ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maĂźtre de Chicago. Quant Ă la cĂ©lĂšbre prophĂ©tie du monĂ©tariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est rĂ©ellement Bitcoin. C'est peut-ĂȘtre un dĂ©tail pour vous, mais...
Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est trÚs difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du systÚme officiel.
AprĂšs tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bĂ©nĂ©fice. Mais chacun doit-il pour autant considĂ©rer que son livre de chevet est le livre de rĂ©fĂ©rence, qui par une sorte de vertu intrinsĂšque ferait le mĂȘme effet Ă tout lecteur ?
On a ici le type mĂȘme de l'illusion des religieux fanatiques :
Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à -porte, un sourire désarmant aux lÚvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.
Je conclus quant au livre de S. Ammous
Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhĂ©sion universelle mĂȘme au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhĂ©sion universelle, mĂȘme parmi ceux qui le considĂšrent comme le meilleur livre !
Il est peu probable que ces rĂ©serves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confiĂ© David St-Onge :  mon pĂšre, ouvert sur le sujet avec un diplĂŽme universitaire en administration, en a abandonnĂ© la lecture. Jamais ma mĂšre, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai Ă©crit mon livreÂ
.
En revanche il est presque certain que le propos  ultra direct voire cruÂ
de S. Ammous permettra Ă nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires europĂ©ennes dans le rĂŽle) les pires pages de la  Bible de la secteÂ
que lui aura envoyĂ©e  le lobbyÂ
. Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.
Venons-en alors Ă l'idĂ©e mĂȘme d'offrir un livre
Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des Ă©conomistes, pour en arriver Ă l'idĂ©e que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un Ă©crit Ă©sotĂ©rique, derriĂšre son apparente simplicitĂ©. Comme nous l'Ă©crivions dans l'AcĂ©phale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacitĂ© rĂ©elle dâabstraction mais aussi et surtout de remise en cause.
Pourquoi, ayant moi-mĂȘme commis seul ou Ă plusieurs quelques petits pavĂ©s qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont Ă©galement pu susciter des critiques (voir ici pour la plus rĂ©cente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcĂ©ment la bonne idĂ©e ?
Parce que, indĂ©pendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espĂ©rer que l'opĂ©ration projetĂ©e soit efficace en termes de comâ, avec peut-ĂȘtre un minibuzz.
La fameuse pilule orange, dit SĂ©bastien Gouspillou, Â doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigesteÂ
.
Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.
Quand il Ă©crit que  les dĂ©putĂ©s ne liront pas ce pavĂ©Â
chaque mot compte. Les dĂ©putĂ©s ne liraient sans doute rien qui dĂ©passe le rĂ©sumĂ© des Ă©tudes produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-ĂȘtre aussi mal choisie que le vecteur !
Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.
Si j'ai Ă©crit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothĂšque semble un peu dĂ©corative. Lui et son chien prennent plutĂŽt les livres sur la tĂȘte !
Mais cet infatigable enquĂȘteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai Ă©crit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.
Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on dĂ©couvre un dĂ©tail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusĂ©. Et c'est Ă partir de lĂ (dans ce que mon ami Adli assimile au  creux de l'humilitĂ©Â
décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impÎt.
Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !
Nous avons bien raison de nous moquer des rĂ©gulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux rĂšgles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous Ă refaire l'histoire, Ă critiquer le systĂšme antĂ©rieur, voire Ă disserter sur les mĆurs et la sexualitĂ© des maĂźtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amĂ©liorĂ© moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'Ă ce que l'expĂ©rience de l'utilisateur cesse d'ĂȘtre un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?
Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amĂ©lioration mĂȘme infime de l'expĂ©rience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilitĂ© on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bĂ©nĂ©fice tangible d'implantations d'alternatives Ă©nergĂ©tiques, que la mise en place d'enseignements dĂ©diĂ©s, et Ă mon humble avis que la mise en place d'actions concrĂštes de solidaritĂ©.