Lors d'un rĂ©cent live consacrĂ© Ă mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, ont ressurgi, sur la chaĂźne du Faune, quelques questions classiques (comment nous nous sommes rencontrĂ©s, pourquoi nous obstinons-nous Ă nous voussoyer, comment avons-nous trouvĂ©, si tĂŽt, un Ă©diteur prĂȘt Ă mettre un gros âż sur une couverture ?) et une plus rare : pourquoi avons-nous fait prĂ©cĂ©der le texte de l'AcĂ©phale d'une prĂ©face ?
Dans le cours mĂȘme de l'Ă©mission, j'ai pu retrouver et lire en direct une correspondance Ă©changĂ©e avec FrĂ©dĂ©ric Lordon, oĂč celui-ci s'excusait fort courtoisement de n'avoir pas le temps d'Ă©crire la chose, mais en soulignait aussi l'inutilitĂ© Ă ses yeux.
C'est lĂ une pratique sociale tout Ă fait hĂ©tĂ©rogĂšne Ă la logique de la chose intellectuelle, laquelle, totalement autosuffisante, n'a besoin d'aucun rehaussement prĂ©facierÂ
Il se trouve que je partageais pour une bonne part son argumentation. Mais je dois avouer que (non binaire Ă ma façon) je comprenais aussi la requĂȘte de notre Ă©diteur.
Il m'a semblĂ© que, quelques annĂ©es plus tard, et comme en avant-propos Ă la nouvelle annĂ©e, je pourrais tenter de retracer l'historique de mes Ă©changes avec les uns et les autres jusqu'Ă notre rencontre avec Jean-Joseph Goux, qui accepta avec simplicitĂ© et gentillesse de nous prĂ©facer. Je reviendrai dans un prochain billet sur le sens que, finalement, j'accorde Ă cette  pratique socialeÂ
Ă laquelle j'ai moi-mĂȘme sacrifiĂ© dans les deux sens.
La prestigieuse maison CNRS Ăditions Ă qui nous avions proposĂ© le projet en dĂ©cembre 2015 avait Ă©tĂ© formelle : oui Ă Bitcoin sur la couverture (alors mĂȘme que les Ă©diteurs cette annĂ©e-lĂ n'entendaient publier que sur la blockchain) et mĂȘme oui Ă la monnaie acĂ©phale (excellent suggestion d'Adli). Mais Ă la condition que nous nous trouvions un prĂ©facier.
DĂšs lors, il s'agissait moins pour moi de discuter ou d'analyser la pertinence de la requĂȘte que de m'exĂ©cuter. L'accord s'Ă©tait vite fait avec Adli sur le fait qu'il revenait au grey hair de mener les dĂ©marches ; de mĂȘme nous Ă©tions convenus qu'il Ă©tait impossible de solliciter un banquier ou un Ă©conomiste et qu'il aurait Ă©tĂ© peu pertinent de demander cela Ă un ami historien. Restaient les philosophes, qui semblent conçus pour prĂ©facer Ă©lĂ©gamment les ouvrages en quĂȘte de respectabilitĂ©.
Deux Ă©vĂ©nements avaient nourri mon carnet d'adresses de gens que je pouvais dĂ©marcher : la Nuit Sciences et Lettres Ă l'Ăcole normale supĂ©rieure (le 3 juin 2016: voir ici pour le rĂ©cit et l'enregistrement hĂ©roĂŻque de cette confĂ©rence fort bien accueillie pour le reste) et la confĂ©rence Bitcoin Pluribus Impar tenue dans le mĂȘme lieu presque un an plus tard.
Autant le premier Ă©vĂ©nement, organisĂ© par l'Ăcole, avait Ă©tĂ© assez simple Ă concevoir pour moi, dans le dĂ©lai imparti de deux mois environ, autant le second, dont le Cercle du Coin devait ĂȘtre maĂźtre d'Ćuvre, s'avĂ©ra complexe et me tint sur le pont plus d'un an.
Mais compte-tenu de l'ambition qui était la nÎtre, celle de proposer des regards croisés, j'avais pu contacter et échanger avec des nombreuses pointures, philosophes compris.
DĂšs avril 2016 je tentais ma chance auprĂšs de Michel Serres, Ă qui j'adressais une belle lettre dactylographiĂ©e. Il y rĂ©pondit quelques jours plus tard par ces mots touchants  Cher camarade, merci beaucoup de votre lettre et bravo pour votre projet. Merci aussi de votre demande. Malheureusement, mon grand Ăąge et mon Ă©tat de santĂ© mâinterdisent dâajouter une obligation Ă un emploi du temps dĂ©jĂ impossible Ă tenir. Je suis au bout du rouleau !! AmitiĂ©s Michel SerresÂ
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Les semaines puis les mois suivants, nous donnĂšrent, Ă Adli et moi, plusieurs occasions d'entendre Ă la radio ou de voir sur les Ă©crans notre grand malade, qui se portait assez bien. C'Ă©tait devenu un running gag entre nous que de nous signaler ses Ă©piphanies. Et Ă ce jeu Adli dĂ©crocha au bout d'un an le pompon en dĂ©couvrant en premier l'Express 3431 du 5 avril 2017. Entre temps une Ăąme charitable m'avait indiquĂ© le type de fortifiant dont le maĂźtre aurait eu besoin pour satisfaire Ă ma supplique (et mĂȘme la posologie). Nous ne pouvions pas suivre. Je le croisai finalement Ă Blois, six mois plus tard. Il semblait un peu fatiguĂ© Ă l'arrivĂ©e, mais capable de tenir une heure de confĂ©rence que je sĂ©chai pour faire le tour des libraires prĂ©sents avant de participer Ă la table ronde rĂ©unie sur un sujet bien mal libellĂ© : du bitcoin Ă la blockchain : peut-on avoir confiance dans une monnaie virtuelle ?.
Avant mĂȘme l'Ă©mouvant dĂ©faussement du pĂšre de Petite Poucette, j'avais contactĂ© FrĂ©dĂ©ric Lordon, avec un argumentaire ajustĂ©. J'avais en effet assistĂ© en septembre 2015 Ă la prĂ©sentation de son Imperium Ă la Librairie de Paris oĂč sa prĂ©sence avait rassemblĂ© une vĂ©ritable foule et cela m'avait donnĂ© quelques accroches.
Il me répondit négativement mais avec beaucoup de gentillesse et d'élégance. C'est cette réponse que j'ai rapidement lue durant le live déjà mentionné. Je l'attache ici in extenso :
Comme je l'ai dit, je partageais sa rĂ©serve. Sur le fonds, ce qui est bien plus intĂ©ressant, sa franchise me plut. Nous Ă©changeĂąmes un peu, sans invectives et je conclus cela en m'abritant derriĂšre Karl Marx, qui sâenthousiasmait pour le dĂ©veloppement des chemins de fer sans que cela vaille approbation de lâenrichissement des Rothschild.
L'échange avec Paul Jorion, en août 2016, fut bien moins plaisant. Ce n'était pas un philosophe, mais cet anthropologue, expert financier, essayiste, avait annoncé dÚs 2005 la crise financiÚre mondiale à venir, ce qui lui avait assuré une certaine notoriété en 2008. Et puis nous avions des connaissances communes, je suivais son blog, je savais ses doutes sur Bitcoin mais je pensais qu'une préface intelligemment critique était une option sensée et je me voyais conduit à élargir le cercle des proies possibles. Mal m'en prit !
Il me répondit du tac au tac : Merci de m'avoir contacté. Comme vous le savez sans doute, je suis violemment opposé au Bitcoin et à la blockchain dont je considÚre qu'ils font partie d'un projet libertarien d'enracinement irréversible de l'ordre inégalitaire présent. En participant à un colloque patronné par un organisme favorable à ces deux choses, je contribuerais à leur donner une certaine légitimité, ce que je refuse absolument.
Les procédés récemment employés par D. Cayla ou N. Hadjadji n'ont rien présenté de follement nouveau à mes yeux !
Je tentai d'argumenter :  Lâaffirmation selon laquelle le bitcoin participe dâun projet dâenracinement de lâordre inĂ©galitaire mĂ©riterait selon moi dâĂȘtre nuancĂ©e. Sauf Ă verser dans les utopies sans monnaie, ou les expĂ©riences de papier (câest le cas de le dire) de monnaies locales, fondantes etc. lesquelles nâont jamais eu de succĂšs que dans les journaux (et encore, en aoĂ»t) toute monnaie est inĂ©galitaire. Lâamusant, avec le bitcoin, est quâil sâagit dâune autre inĂ©galitĂ©. Lâaventure a fait apparaĂźtre une richesse nouvelle. Si le bitcoin vaut un jour 10 ou 100.000 euros, des jeunes que je connais pourront enfin se payer lâappartement que jâavais acquis Ă leur Ăąge, moyennant une dette de 7 ans de mon salaire, et qui vaudrait aujourdâhui 30 ans du salaire quâon ne leur offrira sans doute pas.Â
Ceci ne me valut qu'un nouveau dĂ©boire :  Merci pour vos explications. J'ajouterai celle oĂč vous prĂ©sentez le Bitcoin comme une dĂ©merde individuelle permettant Ă quelques chanceux de s'acheter un appartement Ă ma liste Ă charge.Â
Je ne cherchais pas à aller plus loin. Je suis toujours le blog de ce sympathique boomer (de 11 ans mon aßné, la photo a bien plus de 10 ans).
Aux derniÚres nouvelles il ne réside pas dans un habitat participatif éco-construit ou dans une banlieue prolétaire mais dans une maison individuelle à la lisiÚre de l'une des villes les plus agréables de France, vue campagne, 3 kilomÚtres to the beach. Pas de quoi figurer dans le classement Forbes, mais selon l'appli DVF, grosso modo la valeur des appartements parisiens dont je parlais.
AprĂšs cela, l'Ă©change avec Bernard Stiegler me parut badin. Il me rĂ©pondit lui aussi nĂ©gativement en avril 2017 :  La premiĂšre raison est que je suis surchargĂ© de travail et nâai pas une minute Ă moi avant bien longtemps, lâautre est que mon point de vue sur le bitcoin nâest pas suffisamment Ă©tayĂ©, et jâessaie de ne jamais prendre une position Ă la lĂ©gĂšre - ce qui est plus facile Ă dire quâĂ faire. Or Ă©crire une prĂ©face est prendre une position. La question de la monnaie est par elle-mĂȘme dâune extrĂȘme complexitĂ©, et lâavĂšnement du bitcoin sâinscrit dans cette complexitĂ© et y ajoute de nouveaux Ă©lĂ©ments, mais il faut avoir une idĂ©e claire de ce quâest la monnaie pour parler sĂ©rieusement du bitcoin. En outre la question de la block chain qui se tient en amont de cela doit ĂȘtre traitĂ©e dâabord pour elleâmĂȘme. Avec toutes mes excuses, et bien cordialement.Â
Bref, son point de vue était déjà assez étayé pour mettre la blockchain en amont, métaphore hydraulique dont je n'aurai jamais le fin mot.
Le philosophe dépressif nous quitta en août 2000, un an aprÚs Michel Serres, mais avec 20 ans de moins que l'immortel, lequel fut le seul de mes réfractaires dont j'aie forcé la main. Il me devait une préface et pour Objective Thune nous partßmes de ses écrits tintinesques pour nous parer de quelques phrases qui, dans le cadre du droit de citation et avec un hommage appuyé, ne nous auront rien coûté. Philippe Ratte inventa avec esprit le mot posthune.
Il est temps de parler de Jean-Joseph Goux
Je commençais à désespérer des philosophes quand sa piste me fut suggérée sans le savoir par un ami professeur de lettres classiques qui se trouvait occupé à écrire un manuel de classes Terminales pour l'année suivante. Le programme portait sur Les Faux Monnayeurs de Gide et mon camarade eut la bonne idée de me signaler Les monnayeurs du langage (Galilée, 1984) dans lequel, m'écrivait-il,  l'auteur analyse la place centrale de cette sombre histoire de monnaie, en bref l'abandon de la monnaie or comme paradigme de la remise en cause des valeurs par abandon du référent réel...
Le temps de me procurer le livre (fort mal distribuĂ©) chez l'Ă©diteur, derriĂšre la MosquĂ©e de Paris, d'en achever trĂšs vite la lecture, de commander aussi ceux que je lirais plus tard et je sus que ce philosophe, moins connu en France qu'aux Ătats-Unis notamment pour son apport au post-structuralisme, promoteur du courant economic criticism qui y a eu un grand dĂ©veloppement, Ă©tait celui qui nous convenait. Ne pensais-je pas, comme lui, que la monnaie est parole, mais que cette parole doit valoir de l'or ?
Je lui Ă©crivis Ă la Rice University de Houston, oĂč il enseignait encore rĂ©cemment, en ne lui parlant d'abord que du colloque rue d'Ulm, a priori un meilleur appĂąt que l'obligation d'Ă©crire une prĂ©face.
Il répondit au bout de quelques jours :
Je vous remercie de votre message et de votre intĂ©rĂȘt pour mes monnayeurs du langage. En ce qui concerne le bitcoin, c'est un sujet qui, bien entendu, m'intĂ©resse, qui est dans le fil des prĂ©occupations qui sont les miennes. Cependant, je ne peux pas dire que je maitrise encore toutes les arcanes de cette pratique monĂ©taire qui est Ă la fois passionnante et souvent Ă©nigmatique et pleine de problĂšmes. Je suis sĂ»r cependant que les arriĂšres plans Ă la fois financiers, politiques, symboliques, sĂ©miotiques, philosophiques, de la pratique du bitcoin sont considĂ©rables et mĂ©ritent d'ĂȘtre pris en compte et explicitĂ©s. Un colloque sur le sujet me semblerait une belle et prometteuse initiativeÂ
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Encore un Ă©change, aussi engageant, et je m'enhardis Ă lui parler de notre ouvrage.
En juillet il nous apprit qu'il s'Ă©tait installĂ© Ă Dijon et rĂ©pondit de nouveau fort obligeamment Ă la prĂ©sentation de la maquette du livre :  Merci pour la maquette du livre dont vous prĂ©parez la publication. J'aurais voulu vous donner plus vite mon impression, mais j'ai Ă©tĂ© un peu bousculĂ© ces derniĂšres semaines. Tout ce dĂ©but est interessant, bien menĂ©, vivant, et donne envie d'aller plus loin. Votre parti pris de rejeter un peu plus loin ce qui pourrait ĂȘtre le plus ardu et le plus indigeste me semble bon. La curiositĂ© est piquĂ©e et le lecteur est prĂȘt a un effort plus grand. Bonne chance pour votre projetÂ
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Le 29 septembre, Adli et moi faisions d'une pierre deux coups et prenions le train pour Dijon, pour le rencontrer avant de participer Ă la session des  Villes InternetÂ
qui s'y tenait et oĂč le Conseil GĂ©nĂ©ral de la CĂŽte d'Or nous servit de l'eau (locale, mais sans le charme des grands crus voisins qui nous auraient mieux disposĂ©s) interrompant notre participation Ă ces Ă©vĂ©nements.
La rencontre matinale avec Jean-Joseph Goux dans le bistrot devant la gare, avait au contraire été trÚs enrichissante, et le long échange entre nous trois s'était déroulé de façon sympathique, respectueuse, érudite.
Le 9 décembre nous lui envoyions le manuscrit puis... il nous fallut attendre.
Durant ce temps je poursuivis mes contacts pour trouver de quoi garnir l'Ă©vĂ©nement Bitcoin Pluribus Impar d'un peu de philosophie. Cela me donna le plaisir de faire la connaissance de Pierre Cassou-NogĂšs, matheux devenu philosophe, qui accepta aprĂšs une intĂ©ressante entrevue dans un bistrot prĂšs de l'OdĂ©on et dĂ©livra une intervention sur le Bitcoin vampire dotĂ© d'aura qui me plut Ă©normĂ©ment ne serait-ce que par l'humour dont il fit preuve pour rĂ©pondre Ă la grande question :  qui exploite-t-on, au sens marxien, quand on s'enrichit avec le bitcoin ?Â
Mais je n'osai pas lui demander de préface, pour ne pas avoir à froisser l'un de mes deux seuls philosophes!
Fin janvier nouveau message de Dijon :  Veuillez m'excuser pour mon long silence. Je ne vous oublie pas, mais j'ai Ă©tĂ© extrĂȘmement bousculĂ© par des engagements prĂ©alables, des obligations familiales et amicales , des dĂ©placements divers. Je lis votre ouvrage avec Ă©normĂ©ment d'intĂ©rĂȘt. C'est une belle contribution Ă la comprĂ©hension du bitcoin. Ne soyez pas trop impatients. Je n'ose pas fixer une date prĂ©cise pour l'envoi de la prĂ©face, mais je pense qu'il est raisonnable de compter encore quelques semaines. Merci pour votre lettre de voeux. A mon tour je vous adresse mes meilleurs voeux pour l'annĂ©e nouvelleÂ
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La préface nous arriva finalement le 24 février 2017. Nous avons suggéré un ou deux petits changements de vocabulaire technique ; pour le reste nous étions enchantés.
Jean-Joseph Goux participa ensuite Ă l'Ă©vĂ©nement rue d'Ulm en mai (revoyez sa passionnante intervention ici) et au Repas du Coin qui se tint Ă Dijon en septembre de la mĂȘme annĂ©e.
Je lui redis ici toute notre sincĂšre reconnaissance.