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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

112 - Salvador, « to the moon »?

July 25th 2021 at 10:00

(pour Emmanuel)

Bitcoin est-il un objet religieux ?

Telle était la question qui m'était posée dans le récent podcast que j'ai enregistré avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux épisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intégralement ici, mais seulement citer une ou deux idées, après avoir révélé ce qui m'est venu à l'esprit depuis. Car oui  l'esprit souffle où il veut (Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est à dire souvent... après-coup.

Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.

Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?

Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas même la couleur, mais seulement l'éclat dans la nuit, m'a fait instantanément songer à la prophétie poétique du 9ème chapitre du livre d'Isaïe :

Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi.

L'ensemble de ce poème biblique célèbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfère d'ailleurs une petite lumière, comme celle de la crèche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.

Et c'est à ce point précis que l'arc s'est formé dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophétique que ce petit pays, généralement peu exposé à l'attention de la foule, soit le premier à tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. Décidément, oui, on a affaire à quelque chose de religieux, peut-être de mystique.

J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !

Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).

Mais il y a au-delà, lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intègre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.

Bitcoin emmène to the moon, il rend heureux.

Quand bien même ce serait une monnaie inutile dans le temps présent, comme les officiels tentent péniblement de nous en convaincre, elle est peut-être utile après les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?

Or l'expression latine Salvator Mundi désigne une représentation iconographique précise du Christ, celle où il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmonté d'une croix qui figure non pas la terre mais la voûte céleste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par  à la Ville et au Monde  devrait plutôt me semble-t-il être traduite par  à la Cité terrestre et à l'Univers .

L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révèle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphère céleste et l'au-delà.

To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prêter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai déjà noté dans un billet consacré à l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.

Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entièrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux Lumières, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célèbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son système, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothèse . Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.

To the moon évoque pour moi la phrase de Michel-Ange, prévenant que Il più grande pericolo per noi non è che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamo . Le plus grand danger pour nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignons. Je ne cite évidemment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la découverte d'un livre dans les débarras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la révélation de ce qu'il devait y peindre.

Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvèle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.

Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donné au  charlatan  un visage qui évoque furieusement un chef d'État considéré comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport à la vérité reste toujours problématique. Monnaie que sa précédente fresque, consacrée au désastre de la Méduse, évoquait déjà crument.


Il y a un monde nouveau.

Le Christ dévoilé le 1er novembre 1541 était beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'œuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une église ?) et apparut à d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle  une machine de guerre contre la tiédeur de la foi .

Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique  aristotélicienne sur la monnaie et ses fonctions que lui infligent les banquiers et leurs économistes.

La prophétie d'Isaïe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise à l'esprit, décrit par ailleurs ce qu'est une force de libération. C'est ce qu'énonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bâton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises . Bitcoin est lui-aussi annoncé comme un facteur de libération et même de salut par ses adeptes.

C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotériologique et non pas sa prétendue complexité qui rend Bitcoin incompréhensible à ceux qui pensent que  c'est une folie complète, ce truc .

Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prêtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie légale (voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils ?

Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutôt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...

Il faut toutefois se montrer très prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intégrait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien être son dieu. Démiurgique et prométhéen dans son ambition initiale, Bitcoin est guetté par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sûr, mais aussi le pacte constantinien. Comme au début du quatrième siècle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.

L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.

Podcasts et vidéos

(*) Mon podcast avec Emmanuel a été diffusé en deux épisodes, le premier pour passer en revue ce qui donne à Bitcoin une allure religieuse, le second pour chercher ce qui dans Bitcoin a une réelle dimension religieuse.
(**) L'interview de Yorick sur la dimension religieuse de Bitcoin.
(***) Le discours du président du Salvador.
(****) Je cite in fine pour ne pas interrompre la lecture, mais ce film mérite vraiment l'attention :

110 - Manger la grenouille ?

April 24th 2021 at 11:10

Pour Anthony

Un ami qui, sans être une « baleine » crypto ni un « pigeon » ébloui par les nouvelles technologies, me lit tout de même à l'occasion, a réagi à l'image du passe-boule turc qui ornait mon précédent article en me demandant comment on pourrait bien jouer avec un bitcoin au jeu très populaire dans sa Picardie et que l'on nomme « le jeu de la grenouille ».

Voyant dans cette question pratique un signe tangible de basculement de l'opinion (enfin des questions concrètes, appelant des réponses ELI5 comme dirait un autre ami, militaire celui-là) je me suis mis immédiatement à penser à la grenouille.

Il semble que le jeu de la grenouille soit né dans les guinguettes parisiennes avant la révolution. Il se serait ensuite répandu notamment dans le Nord (mon ami est chti donc il dit que c'est un jeu picard) et un peu partout dans le monde, dans sa forme originale, ou sous la forme de « jeu du tonneau » qui est un bricolage pour ceux qui ne disposent pas du matériel canonique.

Au fond c'est une variante sophistiquée du jeu de « passe boule » (dont le nom doit dater d'une période où le mot boule n'avait point dévié vers d'autres jeux) car l'idée de base reste de viser avec adresse pour faire passer la chose, boule, palet ou parfois pièce de monnaie. Une tête de turc ou de clown fait l'affaire, mais n'importe quelle gueule ouverte aussi.

La question importante c'est « pourquoi une grenouille ? »

La réponse est évidemment à chercher du côté de l'expression « manger la grenouille » dont ma grand mère usait encore pour dire que quelqu'un mangeait ses économies ou qu'un commerçant travaillait à perte. Le lecteur note que j'oblique lentement mais surement vers les questions d'argent : c'est ma vraie nature ...

Il faut donc là aussi revenir un peu avant la Révolution. Avant d'opter pour la forme cochon (cf. mon sous-entendu graveleux précédent) les tire-lires avaient la forme de ces petits batraciens, qui, telles vos économies, préfèrent se cacher, mais auxquels vous ne pouvez vous empêchez de songer la nuit en les entendant coasser dans vos rêves...

On introduisait la pièce destinée à la thésaurisation par la bouche, ici à peine entrouverte, car l'épargne n'est pas un jeu d'adresse. On trouve des modèles en fonte, en barbotine ou en porcelaine. La pièce se glisse parfois dans le dos de l'animal, qui n'apparait à l'occasion qu'à titre de décor sur des tire-lires aux formes les plus diverses.

Que peut bien évoquer la grenouille de ces tire-lires ?

La grenouille est présente dans de nombreuses traditions, généralement associée à l’élément liquide. Son cycle naturel offre aussi une dimension symbolique liée aux changements d'états, aux transformations, mais aussi au caractère transitoire des choses et de la vie. Toutes choses que (nos ancêtres y pensaient-ils ?) l'on retrouve autour de la notion d'équivalent général du cash.

Mais la capacité du petit amphibien à passer de l'élément terrestre à l'élément liquide me parait également riche d'enseignements et je laisse chacun y songer en pensant à son petit pécule.

Si le mot tire-lire semble attesté dès le moyen-âge, la chose, sous une forme ou sous une autre, existait du temps des romains mais aussi en Chine, où du temps des Song on l'appelait « pūmǎn », mot chinois s'écrivant 扑满 et signifiant littéralement « frapper-plein » ce qui suggère un fonctionnement universel : on remplit la chose progressivement, et quand elle est pleine, on la casse. Ce qui permet de comprendre l'arrivée du cochon, qui bouffe un peu de tout (l'argent n'ayant point d'odeur) et que l'on engraisse ainsi jusqu'au moment où on le bouffe lui-même.

Et Bitcoin : to the moon ou to the pond ?

La logique rituellement invoquée dans la communauté à l'aide du hashtag #StackSats (voir ici un intéressant fil de discussion sur sa difficile traduction en langue française) est un peu différente de la tire-lire à bouche de grenouille dans sa version ancestrale. Jadis, quand on incitait les petits enfants à épargner, la valeur de la pièce de monnaie n'était pas censée fondre. Les enfants nés à partir de la grande guerre ont trouvé leurs grenouilles décevantes ! En revanche ceux qui auraient reçu leur argent de poche en bitcoin au commencement de la première décennie de notre siècle pourraient trouver la grenouille devenue enfin aussi grosse que le bœuf.

La vraie question reste donc, encore plus que du temps jadis, de savoir quand il convient de manger la grenouille ou de casser la tire-lire.

Bien sûr le solutionniste qui sommeille en chaque geek bondit ici en assurant que Bitcoin offre le moyen miraculeux de s'offrir les fameuses « jouissances de Sardanapale » dont parle le Philosophe, sans pour autant avoir à passer le batracien à la poêle avec la dose d'ail prévue. La « collatéralisation » apparait dans bien des conversations comme la recette miracle : je mets en dépôt ma grenouille pleine de bitcoins, on me prête 80% de sa valeur en euros, et quand je rembourse, on me rend intacte ma grenouille qui, suivant gentiment la courbe de régression logarithmique vaut bien plus qu'au début de l'opération. J'ai joui, je n'ai rien perdu, miracle.

Sauf bien évidemment que si Bitcoin a baissé, fût-ce quelques heures, le prêteur (qu'il s'agisse d'un prêt sur gage ou d'un crédit lombard...) aura fait un appel de marge, ou liquidé une part de votre cagnotte : la grenouille pourrait donc être rendue sans cuisses, voire en bouillie. Parce que l'équilibre final de l'opération magique tient sur la hausse du collatéral, bref de Bitcoin. Et c'est quand même un peu ce qui s'est passé jadis avec les petites maisons dans la prairies américaines, dont la valeur devait monter, monter, monter...

On voit bien que les Pythies bancaires n'osent plus trop entonner l'air des N'y touchez pas. Ceux qui auraient « un peu de lettres et d'esprit » devraient-ils ici citer le roi des rabats-joie ? Bitcoin est-il la « chétive pécore » et ses adeptes de sales petits batraciens coassants ? Je ne le crois pas et à tout prendre c'est plutôt le système légal qui ressemble au bœuf anabolisé. Mais il y a les risques à prendre et ceux à éviter. Transformer ses économies quand elles sont situées dans une autre dimension de l'espace impose sans doute un sacrifice. Manger la grenouille reste effectivement la grande question.

J'arrête ici avec ma morale d'épargnant old school, parce que je sens bien que je vais me faire traiter de vieux crapaud, voire pire. Il n'est pas facile à tenir, le rôle de Tonton Crypto !

D'ailleurs un de mes amis a dit un jour plaisamment que je savais « tout ; sauf les sciences naturelles ».

Je n'ai donc pas les moyens d'apporter ici des réponses, mais seulement de suggérer quelques questions. Celles que soulève ma fable animalière rejoignent d'ailleurs celles qui avaient été tracées dans un billet platonisant, intitulé « céleste monnaie? » et inspiré par la lecture d'un livre de Mark Alizart, philosophe bitcoin-hétérodoxe.

Si l'on poursuit l'hypothèse que, vivant à la charnière de deux milieux, Bitcoin serait une sorte d'amphibien, née sous forme de larve informatique, et progressivement mais partiellement seulement acclimatée dans le monde organique, alors :

  • serait-il un animal à sang froid ? de ceux qui doivent passer la saison d'hiver (et les périodes trop chaudes !) en vie ralentie, dans un terrier, dans la boue ou sous un caillou ? ou dans une caverne ?
  • aurait-il non pas deux mais trois respirations ?
  • connaitrait-il des périodes de mue? La cryptomonnaie serait alors moins une sorte de grenouille qu'une sorte de salamandre. Flippening or not flippening that is the creepy question...
  • possèderait-t-il des glandes à venin ?

Cette dernière question m'amuse beaucoup.

109 - Têtes de turcs

April 17th 2021 at 19:36

Ce billet « sang neuf » pourrait bien ne me faire que peu d'amis. Mais j'y songeais depuis trop longtemps. Et autant prévenir, les têtes de turcs les plus remarquables ne sont pas sur le Bosphore, même si les autorités de ce pays viennent d'interdire Bitcoin pour les paiements, ce qui leur permettra ensuite de dire que Bitcoin ne sert que pour des transactions illicites...

On commencera par un peu d'histoire, pour amuser la galerie, et on finira par un bain de sang quand je daignerai en venir au sujet, dont le sort des crypto-entreprises qui ont eu le tort de penser un temps que l'on pouvait faire quelque chose dans un pays où la fiscalité restait élevée mais justifiée par l'excellence de la « régulation » offerte par un État puissant et éclairé.

Une histoire triste, en fait.

On lit un peu tout sur l'origine de l'expression « tête de turc ».

TetesDeTurc.jpg, avr. 2021Ceux dont la mémoire ne remonte pas trop loin (déjà le 20ème siècle parait si vieux !) la font naître au 19ème, avec les dynamomètres de foire sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible et qui représentaient un visage surmonté d'un turban ou d'un tarbouche.

J'y crois moyennement, parce qu'à vrai dire on retrouve beaucoup moins de turcs sur des dynamomètres que sur d'innombrables jeux dits de « passe-boule » comme celui qui orne ce billet, sans compter les décors de manèges et d'attractions les plus diverses.

Mais même en restant au dynamomètre, cela ne résout pas l'énigme, car pourquoi un turc ? Parce qu'il fallait montrer qu'on était « fort comme un turc » selon une expression attestée au 17ème siècle et qui serait peut-être née d'une observation empirique des performances des diverses ethnies enchainées aux bancs des galères. À moins qu'il ne s'agisse d'une appréciation laudative de la « claque ottomane », coup mortel dont les janissaires savaient faire bon usage en utilisant la paume de leur main avec un élan d’épaule pour accentuer la vitesse et la force de la claque, coup toujours désigné comme osmanli tokadi dans les bons manuels.

En remontant d'un siècle, c'est en septembre 1565 que lors du fameux Siège de Malte (île jadis considérée comme place forte inexpugnable et aujourd'hui appréciée de plusieurs amis pour son caractère crypto-friendly) les assaillants Turcs s'étant laissés aller (dit-on, car malgré mon grand âge je n'y étais pas !) à clouer les cadavres des défenseurs d'un fort avancé sur des croix et à les envoyer dans la passe de Malte pour saper le moral des autres défenseurs, le grand maître La Valette répliqua en faisant bombarder les turcs avec des têtes de leurs compatriotes.

Encore un effort et l'on arrive enfin dans les dernières années du 11ème siècle. Je m'arrêterai là, c'est promis, au siège que les Croisés emmenés par Godefroy de Bouillon mirent le 14 mai 1097 devant Nicée.

La ville était majoritairement chrétienne mais occupée pour le compte du Sultan Kilidj Arslan, par une garnison turque qu'il finit par abandonner à son triste sort.

Alors, pour casser le moral de celle-ci, les Croisés envoyèrent à l’aide de catapultes les têtes des soldats turcs morts au combat à l’intérieur de la ville fortifiée. On voit que le procédé s'adapte en fonction de la technologie.

La ville fut prise.

Il existe d'autres têtes de Turcs dans notre histoire : elles vont doucement me ramener à la fâcheuse actualité de la « Crypto Nation » française.

C'était du temps que le mot « turc » désignait, en Europe, à peu près tous les musulmans du bassin méditerranéen et du Proche-Orient.

Il fallait bien traiter, échanger, commercer avec ces Infidèles. La France depuis François Ier était même l'alliée des Ottomans. Mais sans école des « Langues'O » - elle ne sera créée que sous Louis XIV - et sans Google Trad, échanger avec le turcs n'était point donné à tout le monde. Les échanges se faisaient dans la réalité entre des « Turcs de profession » et des « Turcs d'Ambassade ».

Un « Turc de profession » c'est un diplomate adroit et parlant la langue turque, mais c'est le plus souvent un homme plus ou moins français, plus ou moins marchand, plus ou moins fils de son prédécesseur et qui, pour vivre en paix et prospérer chez les Infidèles, s'est converti ou a fait semblant. En face de lui, un « Turc d'Ambassade » c'est un homme plus ou moins turc, arabe, arménien, juif ou grec, plus ou moins marchand et plus ou moins cousin des autres « Turcs » qui fréquentent nos ambassades, imitent les mœurs des roumis et parlent assez le français pour rappeler sans subtilité qu'ils ne sont pas mahométans et qu'on peut donc leur faire confiance. Champagne et petits fours, à défaut des Ferrero Roche d'Or...

Il en était toujours ainsi du temps de Napoléon et... jeune coopérant au Caire, au début des années 1980, je me souviens d'une réunion où sur une dizaine de participants, deux diplomates français, l'un des diplomates égyptiens et le représentant du journal Le Monde étaient tous quatre d'origine maltaise.

Ce qui est essentiel ici c'est que tous ces gens vivent dans le même monde, et qu'aujourd'hui les relations entre la Bitcoinie et la République sont ainsi faites. Juristes d'un côté, régulateurs de l'autre ; régulateurs qui s'en vont dans le privé la semaine suivante, juristes et fiscalistes que la suppression de la régulation ou un taux d'imposition plus modéré mettraient dans la gêne sinon au chômage. De prime abord, cela semble pouvoir faciliter les choses. Mais on juge un arbre à ses fruits...

Les relations entre les bitcoineurs et les autorités ne sont pas systématiquement empreintes de l'hostilité qu'un lecteur de gazettes pourrait imaginer.

Il faut pourtant avouer que ce n'est pas chose facile. Ça tape dur et quand le bitcoineur n'est pas traité de « geek illuminé », de pauvre fou, de crétin inculte (si tant est que l'économie soit une culture), d'escroc ou de financier du crime, il a de la chance. Mais reconnaissons-le, les trolls internets qui remplacent l'argumentation par l'invective sont aussi nombreux de notre côté. Prenez, par exemple, le débat sur l'empreinte écologique du bitcoin : on peut penser que tel ou tel auteur se trompe, on n'est pas obligé de traiter un professeur d'université de « prétendu savant payé par nos impôts », ni un haut fonctionnaire d'énarque sexagénaire. Il vient un moment où les attaques ad hominem s'apparentent au pire au jeu de la « tête de turc », au mieux à celui du « massacre ».

J'ai toujours été attentif, par exemple lors des Repas du Coin qui (jadis!) réunissaient experts, curieux, sceptiques et personnalités venues du monde officiel à ce que règne la courtoisie.

Hélas, même courtoises, les relations ont été largement le fait de Bitcoineurs de profession et de Bitcoineurs d'ambassade ou disons d'une part de juristes, fiscalistes, lobbyistes et affairistes suffisamment frottés de la chose pour pouvoir en parler, souvent fort bien, sinon au milieu des vrais experts, du moins dans la bonne société des rencontres, groupes de travail, colloques et auditions...et d'autre part de jeunes haut-fonctionnaires ou de parlementaires suffisamment instruits pour ne pas confondre crypto et clepto, assez subtils pour se démarquer des usages officiels les plus repoussants pour leurs interlocuteurs, assez hardis pour se rendre à la station F sans gousse d'ail. Le caractère « déconstruit » de ce lieu emblématique cache mal, d'ailleurs, sa nature de joujou de milliardaire. Un lieu de prestige moins guindé que le château Yquem mais où l'on peut aussi accueillir stars et ministres. Une simple mue du capitalisme de connivence...

Entre tout ce beau monde, d'audition en rencontre, on a construit un cadre réglementaire qui devait assurer à la France une position non pas convenable, mais de premier plan, exceptionnelle, dans l'économie qui émergeait à partir de 2014. La France, comme on sait, n'est vraiment elle-même que dans la grandeur...

J'ai commencé à avoir des doutes fin 2018. Toute l'agitation de la loi PACTE n'accouchait que d'un cadre réglementaire pour les ICO, après la vague et avec un label AMF qui ne permettait même pas aux heureux bénéficiaires d'obtenir, comme quelques députés de la majorité l'avaient proposé, un compte en banque à la Caisse des Dépôts. La reculade d'octobre 2018, le porte-parole de la Caisse assurant que ses 6000 employés n'étaient « pas équipés pour gérer ce type de compte » tandis qu'une autre députée, issue du même groupe que les auteurs de l’amendement n°2728, se chargeait de débiter les sottises d'usage est un cas d'école. C'est ici.

Ce début d'année 2021 voit sans doute la coque de la « Blockchain Nation » définitivement atteinte si l'on en juge par le nombre de craquements :

Côté institutions et pouvoirs publics

  1. L'entrée en vigueur de l'obligation pour les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numériques d'obtenir un statut officiel de « PSAN » qui répond largement à la question posée par Charlie Perreau dans le Journal du Net : comment la France a mis à l'arrêt ses start-up cryptos. L'article souligne l'une de nos failles fatales : l'incroyable arrogance des autorités, que n'oseront pas incriminer publiquement les demandeurs du statut ni leurs intermédiaires. Quand l'AMF répond : « la plupart des dossiers présentés aux autorités sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autorités ne comportent pas toutes les pièces requises par la réglementation. Sur le fond, les éléments communiqués ou dispositifs du PSAN présentent régulièrement des lacunes » il ne vient à l'idée de personne dans ce kakfaland que les torts sont au minimum partagés ?
  2. L'attitude de la FBF qui, après avoir participé à un groupe de travail réuni par l'ACPR (avec du bitcoineur de profession) trouve le moyen de se dégager de l'accord final. C'est ici avec en page 25 la liste des participants et en page 26 les protestations de ladite fédération.
  3. L'attitude de la Banque Postale, seule banque publique du classement publié par Bitcoin.fr quant à l'attitude des banques vis à vis des cryptos, qui en occupe désormais l’avant-dernière place. L'attitude grotesque de la CDC en octobre 2018 n'était donc en rien liée aux pitoyables excuses mises alors en avant.
  4. Le décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 relatif à la lutte contre l'anonymat des actifs virtuels et renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (comme c'est engageant ! pourquoi ne l'ont-ils pas daté de la veille ? ) qui vient rajouter un supplément de sable dans des rouages déjà sérieusement bloqués.

Côté business (si l'on peut dire)

  1. Fleuron de la modernité bancaire, la fameuse « Banque d'en face » dont les petites saynètes publicitaires moquent la navrante stupidité et l’absence de compétences crasses des conseillers de la banque à la papa, trouve le moyen de clôturer le compte d'une des dernières entreprises françaises de vente de cryptoactifs alors même qu'elle vient de réussir à obtenir le statut de PSAN. C'est ici avec un PS pour laisser entendre que grâce à un peu de barouf et à l'intervention du député Pierre Person, la Société Générale étudierait le dossier...
  2. La triste fin de Bitit, après six ans d'activité. Depuis décembre elle attendait son statut PSAN, et n'avait donc pas le droit d'accueillir de nouveaux clients. Fin de partie, après avoir en 6 ans et avec 5 000 € de capital initial et moins de 215 000 € levés servi environ 500 000 clients de plus de 50 pays et traité plus de 230 millions de dollars de transactions... au moment même où l'introduction en bourse de Coinbase montre à quel point la France a raté le coche et signé pour une nouvelle forme de vassalité C'est ici.

Je crois que moi-même, comme plusieurs amis, membres de notre association Le Cercle du Coin, entrepreneurs, blogueurs, auteurs, lobbyistes, juristes, nous aurons fait (le plus souvent bénévolement, face à des mamamouchis bien payés) tout ce qui était possible. Les rencontres, les missions, les rapports n'ont pas servi à grand chose. Les agréments, les statuts, la régulation ont nourri bien des gens mais pas les entreprises, et n'ont servi l'intérêt de la France que dans l'idée que s'en font des fonctionnaires-rentiers-de-la-paperasse à qui leur presse favorite fournit régulièrement de bons arguments pour douter de l'innovation et du rabâchage des théories d'Aglietta et Orléan sur la monnaie comme « fait social total » au pays merveilleux des principes républicains. Je ne veux pas en faire des têtes de turcs, ni me répéter : j'ai déjà dit ce que j'en pensais dans mon billet précédent.

J'ai tôt manifesté un rien de pessimisme (celui qui n'empêche pas de continuer à se battre). Mais je crois maintenant que c'est cause perdue. Comme d'autres (voir ici ce qu'en dit Philippe Honigman, avec le Radeau de la Méduse original en illustration...) je crois que cela renvoie aux précédents échecs français, profondément, sous l'épiderme (dont l'ENA ou ce qui en tiendra lieu demain pourrait être le symbole), sous le derme, dans la viande et dans la moelle.

Il est clair enfin que les pouvoirs publics ont aujourd'hui d'autres priorités, sur lesquelles ils s'estiment prodigieusement efficaces même contre certaines évidences, mais c'est presque tant mieux pour nous.

100- Le sang

September 15th 2020 at 21:38

Voici un billet dont le sujet m'avait été suggéré d'abord par une simple homophonie, ensuite par une réelle intuition. Il m'a conduit à quelques recherches fécondes. Le sang, liquide infiniment précieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siècles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tête ?

Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quête peut-être sacrée mais où le sol allait se dérober sous mes pas ?

bitcoin graal.jpg, sept. 2020S'il me fallut plus de six mois pour écrire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement à me faire un sang d'encre, j'entends à soigner mes angoisses par l'écriture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'été, il me fallut rechercher dans tous les endroits où je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilleté à sa sortie en 1988 et depuis lors peut-être sottement prêté à quelque ami indélicat (devenu de ce fait frère de sang) et enfin à le racheter et à le relire. Voilà, pour le making of.

« Tu ne tueras pas »

Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, où s'élabore presque toujours une théorie distinguant ce qui est légitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particulières pour échapper à la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrée rituellement, l'est aussi politiquement.

Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.

symboles régaliens.jpg, août 2020

Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de répandre le sang (que ce soit à cheval à la guerre ou sur le trône du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les pièces médiévales) trouve son symétrique dans la presque coïncidence du moment où nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui où nous tranchons la tête du Roi des Français.

la tete du roi.jpg, août 2020

Le temps où l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien régime n'en avait suscité.

révolutions.jpg, août 2020La gênante ressemblance de la planche à billet et de la « Veuve » illustre cette idée de façon troublante.

Désormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra être plus ou moins clairement élu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.

Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilège, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.

Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dépendant plus, dès lors, que de la loi, fût-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la même loi régir la monnaie ? Napoléon, qui entendait bien créer une dynastie nouvelle et « succéder à Charlemagne » plutôt qu'à Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent à neuf dixième). Malgré la force de sa volonté et la clairvoyance de ses intuitions, la référence au métal précieux ne devait pas résister à la modernité davantage que celle au « sang de France ». Désormais es papel.

La première monnaie?

J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la première monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlèvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frères ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?

Enlèvement des Sabines par Poussin.jpg, sept. 2020

Le sang des femmes a, je crois, offert à toutes les cultures connues de quoi forger mythes et représentations. Je n'évoquerai ici que celui de la défloration, telle que se la représentaient nos ancêtres. « Cette blessure que l'on inflige à celle qui va devenir la mère de ses enfants n'est pas sans éveiller un trouble » écrit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpétuation de la lignée et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprété comme offrande, consécration et prémices.

Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrôle social et patriarcal, ce qui est tellement évident que peut-être faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.

don du sang.jpg, sept. 2020Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutôt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impôt.

Signer avec son sang ?

Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dès qu'apparurent au moyen-âge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dès la première version littéraire.

Voilà, dira le moderne, une intéressante signature biométrique. Le célèbre clown qui prétend être Satoshi et ne peut signer un satoshi suggère que l'identité que confère une clé bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. Voilà, pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie réelle : le sang c'est l'âme. Une goutte suffit. La signature est irréversible, la transaction opérée ex opere operato.


Payer avec son sang?

Infiniment précieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dépenses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versé, mais aussi pour laver l'honneur bafoué. « Presque tout, d'après la Loi, est purifié avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (Épître aux Hébreux). Plus prosaïquement, Napoléon dira un peu la même chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour réclamer une croix de la Légion d'Honneur qu'on lui refusait malgré moult exploits. Son Colonel, interrogé, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'était « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaître davantage, l'Empereur accorda la faveur en répondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le créateur de la Banque de France et de la Légion d'Honneur était attachée à la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.

le cid.jpg, sept. 2020En Europe, cette vieille idée a servi à justifier une pratique née du tournoi médiéval, et transformée au 16ème siècle pour servir tant à la vengeance du sang qu'à la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don Diègue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-être dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mêmes.

duel henry picquart.jpg, sept. 2020

Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procès intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procès apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.

suicide denfert rochereau.jpg, sept. 2020« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dépressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsèque ?) alors que naguère un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se révolvérisait proprement sur le sofa ou tapis déjà rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenêtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, après avoir répété métaphoriquement la chute dramatique des valeurs spéculatives qui l'a conduit à cette issue fatale.

Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?

Le Graal

Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.

La disproportion de la chose, et pour être franc son caractère par trop abstrait, ont pour ainsi dire déporté l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-même fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les héros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchâssé dans le récit chrétien à partir d'un auteur nommé... Chrétien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la Cène ou le sang de la Passion, il est désormais vide, et ce qui narré, de poème en poème, outre l'énumération des prodiges qui l'entourent, c'est la quête des chevaliers partis à sa recherche.

le calice de Dona Urraca.jpg, sept. 2020Bitcoin a parfois été comparé à un Graal, un peu parce que l'expression a percolé dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rêves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices réputés être le saint Graal par environ 200 cathédrales, abbayes ou musées. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrêtées: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins égyptiens étudiés durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase détenu depuis 1050 et connu jusqu'à présent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins échappe-t-on au faux pour musée américain) était le précieux et véritable Graal.

Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutôt, selon moi par la multiplicité des prodiges. Loin de n'être qu'une relique, le Graal possède, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'éclairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est décrit par ses évangélistes comme not just a money, comme une méta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clés vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.

Bitcoin serait-il le sang du numérique ?

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