Actu-crypto

🔒
❌ About FreshRSS
There are new articles available, click to refresh the page.
Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

130 - Au-delà de Jean-Paul Delahaye

September 29th 2022 at 19:25

C'est une redoutable épreuve pour moi de rendre compte de ce volume, aimablement adressé par la maison Dunod qui a été mon propre éditeur, préfacé par Jean-Jacques Quisquater dont l'amitié m'honore et qui a également préfacé un ouvrage dont j'étais co-auteur et enfin écrit par un universitaire français qui cite deux de mes ouvrages parmi ses 26 références pour aller plus loin .

En regard, Jean-Paul Delahaye représente pour une partie des bitcoineurs (et en tout cas pour ceux que l'on décrit comme maximalistes) un effroyable prototype de Judas, ce qui lui a valu, à partir de 2018, d'être accablé d'injures par les éléments les plus toxiques de notre communauté. Je l'avais déploré et avais approuvé l'Appel pour un débat serein et constructif autour du Bitcoin lancé par deux mathématiciens de mes amis.

Jean-Paul Delahaye est venu à trois Repas du Coin (en 2015 et 2017), il a participé en mai 2017 à Bitcoin Pluribus Impar rue d'Ulm et à un meeet-up du Cercle du Coin quelques mois plus tard. Nous lui avons toujours tendu la main, et encore durant le confinement en avril 2020, l'avons invité à participer à une visioconférence avec nous (voir en bas de page).

J'ai donc lu son ouvrage avec un niveau raisonnable de bienveillance. Il m'a semblé nécessaire de le lire intégralement, sans céder à la joie mauvaise consistant à bondir sur les chapitres nourrissant la polémique  énergétique , pour comprendre autant que possible le chemin suivi et le paysage mental de l'auteur.

Jean-Paul Delahaye commence fort honnêtement par le confesser : Dans un premier temps, séduit et fasciné, j'ai défendu le Bitcoin .

Il rappelle ses publications dont les bitcoineurs se souviennent aussi. Le site de référence Bitcoin.fr recense toutes les publications de Jean-Paul Delahaye sur Bitcoin permettant a chacun de constater l'évolution de sa réflexion.

Il estime que sa principale contribution a été le lien décrit entre la robustesse du protocole et le contenu en calcul de son jeton. Cette notion, qui était au centre de ses travaux théoriques, était d'ailleurs présentée dans notre propre livre, Bitcoin la monnaie acéphale avec un lien QR Code renvoyant à ces travaux.

Dans son dernier ouvrage en date, il semble vouloir faire part de doutes qu'il éprouve depuis 2014 au moins et de son étonnement de voir un Bitcoin qu'il considère maintenant comme  le Minitel des Cryptomonnaies  continuer de résister au lieu de rejoindre le Musée de l'Informatique. Nul ne lui contesterait le droit de sincèrement douter et de s'étonner... s'il ne s'agissait bien que de cela.

le lobby.jpg, sept. 2022Ce qui peut paraître moins acceptable, c'est d'abord que selon lui le paradoxe de la survie de Bitcoin ne peut se résoudre que par deux facteurs, savoir :

  • l'influence de la spéculation qui serait un  frein au progrès des technologies  thèse dont on peut historiquement douter ;
  • et le poids d'un  lobby de gens intéressés (qui) monopolise la parole sur le sujet et en présente une vue biaisée .

Il me semble qu'il a suffisamment et assez longtemps fréquenté le  lobby  français pour se rendre compte du ridicule de ce propos. Mais chacun est assez bon juge pour voir que la parole publique et médiatique sur Bitcoin, loin d'être abandonnée à un  lobby  ou plus simplement à des spécialistes capables d'expliquer la chose, est systématiquement organisée sous forme de débats et donc toujours envahie d'adversaires venus de tous bords, à commencer par des banquiers centraux ou non (pas moins intéressés au débat qu'un honnête hodler) pour finir par des politiques en mal de causes faciles (car taper sur le banquier assis à côté d'eux serait socialement plus risqué).

Toujours en matière de lobby, Jean-Paul Delahaye devrait plutôt se demander ce qui a expliqué durant tant d'années l'improbable survie du Minitel tricolore... Enfin, une petite introspection lui serait utile pour savoir si c'est Bitcoin qui s'est figé ou, depuis quelques temps, l'état de son information. Ceux qui étaient en ce mois de septembre à la Conférence qui s'est tenue aux Açores en sont revenus avec le sentiment d'un monde qui bouge, entreprend et se développe, notamment et contrairement à ce qui se répète ad nauseam, en direction des usages de paiement.

Jean-Paul Delahaye brûle aujourd'hui ce qu'il a adoré il y a peu. Et comme c'est toujours un moment délicat dans la vie d'un homme, il le fait aussi brutalement que possible. Dès son introduction il attribue ce qui à ses yeux est le vice fondamental de Bitcoin à une... erreur.

Aucune dépense d'électricité importante n'est nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d'une blockchain ; c'est par erreur qu'un élément du protocole Bitcoin, appelé  Preuve de travail a conduit le réseau Bitcoin a être follement et inutilement énergivore.

De nombreuses pages sont ensuite essentiellement destinées à présenter au public le moins informé la technologie blockchain et ses mirifiques applications, depuis la logistique jusqu'à la monnaie de gros des banques. C'est présenté sans critique, sans distance, sans soupçon, sans réserve et donc sans humour (on pourrait... sur la blockchain Madre dont plus personne ne parle ou la blockchain traquer les œufs frais !).

Rien à dire : depuis 2015 on connait par cœur ce keynote.

Il entre de-ci de-là une petite dose de mauvaise foi (ou de  deux poids deux mesures ) par exemple quand l'auteur écrit que la décentralisation du consensus peut être inégalitaire et illusoire en PoW, sans regarder ce qu'il en est dans les alternatives.

Sans surprise, je n'ai pas repéré d'erreurs techniques dans les exposés que l'auteur fait des divers éléments de ces assemblages technologiques que sont Bitcoin et les autres protocoles décentralisés, mais peut-être n'en aurais-je pas la capacité. J'ai eu un ou deux doutes, notamment quant à ce qu'il dit sur la dissociation de facto des tâches de minage et de validation, mais cela ne mérite pas d'alourdir ce compte-rendu.

L'essentiel est que j'ai eu l'impression à le lire (et toujours en lui faisant crédit de sa bonne foi) qu'il jette sur cela un regard qui se veut purement technique : se servir comme exemple de la blockchain interbancaire pour montrer que l'on peut se passer de jeton précieux est sidérant : ce n'est simplement pas une blockchain, mais une base de données avec des hash et des timestamp. Que ses utilisateurs le prétendent ou que les développeurs qui la leur ont vendue leur aient fait croire est une chose ; toute personne désintéressée voit trop bien que la chose (innovation méliorative mais non révolutionnaire) est pourtant à une blockchain (dotée d'un processus de consensus décentralisé) ce qu'un talkie-walkie est à la radio, ce qu'un club de gentleman est à un parti politique, ce qu'un cartel est à un marché.

L'auteur, de son côté, voit bien que l'appréciation du jeton a permis de rémunérer ce qu'il appelle les  acteurs généraux  dont les développeurs ; mais il ne semble pas voir que cela a aussi financé tout l'écosystème, y compris certaines des blockchains qui sont venues concurrencer, challenger ou compléter Bitcoin. Le simple fait que l'attribution initiale de jetons lui paraisse élégante quand il n'y a pas d'abus montre bien que le fossé entre l'auteur et les valeurs de la communauté est très profond et qu'il n'est pas seulement technique. Quant aux abus le MIT lui-même estimait les simples escroqueries à un cas sur 4...

Mais derrière la posture purement technique, il n'est pas difficile de déceler des postulats politiques.

Je ne crois pas être suspect d'allégeance à l'école autrichienne et je ne suis même pas insensible à certains arguments de l'auteur, par exemple quand il dit que même si l'inflation disparaissait par l'adoption massive de cryptomonnaies déflationnaires,  l'État irait chercher ailleurs sous une autre forme d'impôt les ressources qui lui auront été retirées  et je suis d'accord avec lui pour dire que les États ont  la force de la loi de leur côté, la police et l'armée . Pour autant je trouve stupéfiante (et significative) une certaine désinvolture utilisée pour refuser le débat :

Finalement, le rêve libertarien d'un Bitcoin remplaçant le dollar et l'euro a tout d'une niaiserie d'adolescent mal informé des réalités du monde.

Comme avec l'erreur de Satoshi (il semble penser que le halving constitue une seconde erreur, d'ailleurs) ce mot d'adolescent signe ce qu'il faut bien décrire comme une morgue professorale (symétriquement, j'avais souligné dans un compte-rendu le caractère déplacé de certaines attaques du Pr. Ammous) qui n'est pas plus acceptable dans un camp que dans l'autre.

Attaquer Bitcoin, comme le fait l'auteur, en ne citant et en ne ciblant que les positions les plus outrancières des ultra-maximalistes, est-ce effectuer une critique raisonnable ? Bitcoin, monnaie sui generis et Internet-native, peut trouver dans les décennies à venir une place plus complexe à imaginer que toutes celles qu'on lui trace dans ces polémiques, depuis la peu probable monnaie universelle jusqu'à la peu crédible monnaie du crime, en passant par ce que Jean-Paul Delahaye décrit avec une posture de cathare comme  un simple jeu entre les mains d'un petit nombre de spéculateurs irresponsables .

Ce qui donne de la valeur à Bitcoin n'est uniquement, pour l'auteur, qu'une  confiance technique et communautaire . Ceci nous semble devoir être complété (pour parfaire la comparaison/opposition à l'euro) tant par sa rareté (sur laquelle il ne revient pas, l'ayant balayée comme une naïveté) que par le fait que son coût de production est non nul, fait contre lequel il concentre ses attaques.

Car pour lui, tout au contraire, la production du jeton est  inutilement coûteuse  ce qui introduit une démonstration en trois points visant à nier le lien entre coût de production et valeur. Sur ce point, d'ailleurs, il peut sembler rejoindre ce que disent certains mineurs eux-mêmes (comme Sébastien Gouspillou avec lequel il a longuement polémiqué et qui s'en explique en commentaire ci-dessous). Au total, fonder la solidité de Bitcoin d'abord sur l'adhésion d'une communauté ne me parait pas faux. Bitcoin est bien la monnaie librement choisie d'une communauté, et cette confiance n'est pas établie sur une population par la force de la loi et la farce de la foi. Mais cette confiance n'est pas non plus gratuite ou spontanée : elle se fonde justement sur ce que Jean-Paul Delahaye évacue : la rareté et la caractère onéreux du jeton !

Toutes les pièces du puzzle sont finalement sur la table, et au vu de tous. Les erreurs ou les absurdités dénoncées par tel ou tel peuvent souvent provenir d'une incapacité du dénonciateur lui-même à les mettre les unes avec les autres dans le bon sens.

Et puis on arrive au chapitre 6 intitulé  Empreinte, hachage et concours de calcul . L'envie vous prend de le sauter (je ne l'ai pas fait) quand on se sent inclus dans ces  maximalistes qui semblent prêts à soutenir d'invraissemblables arguments pour soutenir le gâchis monstre qu'il engendre . Fermez le ban ? La sentence sert d'introduction au chapitre, ce qui n'est pas bien sérieux :

L'analyse commande implacablement le rejet de la Preuve de travail — et donc du Bitcoin.

Il ne m'appartient pas dans un compte-rendu de réfuter, mais de présenter : disons que, là encore, il y a une belle efflorescence de connaissances informatiques, un grand luxe de détails pour tout ce qui est technique, et une assez flagrante absence de prise en compte de (certains) enjeux politiques. Je me suis de mon côté assez souvent exprimé là-dessus : ma pensée se résume assez bien à l'ultima ratio regum. Ça vous fâche ? Tant mieux... Avec PoW, Bitcoin est probablement imprenable de force par les États, avec PoS il le serait plus probablement. Sans le PoW et le pseudonymat (tant décriés l'un et l'autre) ce que ministres et banquiers considèrent comme une mauvaise plaisanterie n'aurait pas duré au-delà de 2012.

On a une courte envie de glousser quand on voit l'écologiste Delahaye reprocher à la prédation que constitue la fabrication d'ASIC sur l'industrie électronique de ralentir... la production de voitures.

On sourit aussi en voyant que l'auteur calcule désormais la consommation du minage en partant du hash et non comme il le faisait jadis en partant du cours. Il valide son chiffre (44 TWh/an) en les comparant (nul n'en sera surpris) à ceux de Digiconomist (52 à 204) ou de l'étude de Cambridge (44 à 117). S'ensuivent naturellement différentes projections (x5 en 2 ans) de la même eau que celles faites dans le passé (en 2017 quand Digiconomist et Newsweek annonçaient une consommation de 100% de l'énergie produite dans le monde à l'échéance 2020).

Quant aux arguments des  défenseurs acharnés du Bitcoin  l'auteur se charge de les présenter lui-même et donc de les réfuter ensuite sans trop de mal. Pour autant il ne propose pas de renvois vers les études de Michel Khazzaka ou de Arcane research. Même l'administration américaine paraît pourtant plus ouverte que lui sur la prise en considération de ce que Bitcoin apporte à la transition énergétique, il serait honnête de le mentionner.

Autre occasion de sourire : quand, pour démolir la comparaison avec l'or (j'y suis cité en note!) l'auteur explique que la quantité limitée de Bitcoin est conventionnelle et le prouve par le fait qu'on pourrait modifier le protocole de Bitcoin (comme on a pu le faire chez Ethereum) et – encore plus osé – qu'on pourrait faire un Bitcoin-2 qui serait  un jumeau parfait . Ici comme partout, l'auteur joue d'autant plus facilement avec la réalité qu'il la définit à sa guise et selon ce qu'il entend prouver. Pourtant, citant mon 3ème ouvrage en note, il admet qu'il y a beaucoup de juste dans ce que j'y écris, à savoir que  l'énergie considérable déployée en permanence pourrait être vue comme une sorte de bétonnage du contenu passé par le contenu le plus récent  .

C'est aussi que j'avais emprunté cette idée aux travaux de mon ami Laurent Salat mais aussi... aux siens – et il ne peut le cacher. Enfin il est bien obligé d'admettre que la PoS nécessite également un continuum de la communauté et en conclut que l'avantage revient finalement à l'or (ce qu'en temps qu'historien je peux parfaitement recevoir).

En regard, si l'auteur minimise par tous les moyens la sécurité que PoW apporte à Bitcoin, s'il cite Angela Scott-Bridges sur de possibles faiblesses du LN, il ne nous dit pas grand chose de la sécurité qu'apporte PoS, plus ou moins traitée so far so good. Il est aussi à noter qu'il ne cite aucun des mathématiciens (par exemple Ricardo Perez-Marco en France) qui s'inscrivent en faux contre ses jugements.

Arrivé à la moitié du livre, on peut faire un premier point :

  • On a dit que Bitcoin était une monnaie de boomer ce qui est excessif mais se comprend, mutatis mutandis. Disons que c'est devenu la monnaie du grand frère plein aux as. Les petits frères, arrivés dans le game après 2014 ou 2017, voire plus récemment encore (les nouveaux convertis sont partout les plus bruyants) sont condamnés à trouver autre chose, à se faire une place,
  • En ce sens, M. Delahaye semble bien être le paradoxal boomer des altcoins !
  • Mais en réalité, s'il fait mine techniquement de s'enthousiasmer sur n'importe quel chaton capable de challenger le tigre, il reste politiquement du côté des moutons qui ne s'inquiètent ni du loup ni du berger. Cela transparait au détour d'une critique contre LN :

autant directement utiliser des systèmes centralisés. Il y en a de très robustes : vous ne rencontrez aucun problème avec les transactions demandées à votre banque, par exemple avec des virements SEPA !

Si l'on ajoute le fait que son souci de préserver la vie privée se satisfait d'un vague pseudonymat jusqu'à la contrevaleur de 1000 euros, bref son acceptation tranquille de la société de surveillance, on voit l'étendue de l'indifférence politique de Jean-Paul Delahaye.

On aborde ensuite une description de  l'univers des cryptomonnaies  qui est en réalité une série de notes attribuées par le Professeur sur la base d'un jugement personnel  formulé le plus honnêtement possible . Sans surprise, Bitcoin n'atteint pas la moyenne (37/80) et à ce moment là on se surprend à aller directement voir la moyenne obtenue par Ethereum  modèle révolutionnaire de cryptomonnaie  : 47/80 en PoW, 55/80 en PoS ! Une prosternation devant Vitalik  le plus jeune milliardaire du monde des cryptomonnaies  dont le réseau est un  véritable tour de force  et un hymne aux smart contracts semblent suffire à fonder les dix points d'écart avant the Merge.

La solidité de la PoS (l'ouvrage est antérieur au changement d'Ethereum) n'est examinée que pour Cardano (noté 58/80) et cela par un argument assez peu scientifique : l'absence d'attaque (à ce jour) sur les 70 milliards de capitalisation de cette blockchain. Nulle mention, inversement, de la grande complaisance de Cardano aux exigences réglementaires, qui en ont fait pour certains une blockchain « plus proche de devenir un réseau sujet à la censure, politisé et manipulé ».

Tezos, la pépite française louée par Bruno Le Maire, seul protocole dont les promoteurs sont invités quand les banquiers centraux se sont réunis cette semaine au Louvre, ne semble nulle part mentionnée par ce mathématicien français : désintérêt ou querelle d'école, on n'en saura rien.

Les stablecoins n'obtiennent que des notes fort médiocres (parfois inférieures à celle chichement pesée à Bitcoin) ce qui permet d'enchainer :  il semblerait logique et sain que ce soient les banques centrales elles-mêmes qui les émettent  même si - et sur ce point on ne peut qu'approuver l'auteur -  la volonté d'avancer est assez incertaine . Bref on n'y est pas !

J'avoue avoir lu en diagonale les pages sur les NFT, souri à la comparaison avec les cartes Pokemon (l'auteur a-t-il lu mon billet sur le joujou?) et baillé aux topos sur le prétendu échec de Bitcoin comme valeur refuge. Ça devient un serpent de mer, il faudra que j'y revienne moi aussi, mais disons d'ores-et-déjà que fonder l'examen de cette grande question sur l'analyse des cours comparés de l'or et du bitcoin sur l'unique journée du 24 février 2022 est une démarche de taupin myope. Le récit critique de l'utilisation de Bitcoin par les Ukrainiens (qui n'auraient guère pu s'en servir) et les oligarques russes (qui s'en seraient bien servi) fait montre de l'asymétrie systématique de l'ouvrage.

Le chapitre intitulé Rester lucide  qui passe en revue toutes les faiblesses, failles, accidents possibles ou déjà survenus dans les blockchains les plus diverses peut être une salutaire lecture, même si certains risques semblent de l'ordre de l'épouvantail.et qu'à d'authentiques problèmes techniques l'auteur mêle des caractéristiques bien connues, intentionnelles,  by design et des jugements émis par des personnes diverses (et généralement intéressées au système officiel) qui ne sont pas de nature à ébranler grand monde.

Mais in cauda venenum le dernier et 10ème chapitre  Un choix catastrophique  en ciblant la PoW ne vise qu'à demander  d'interdire Bitcoin, tout de suite, avant qu'il ne brûle le monde  selon les mots d'un journaliste anglais à qui son sens de la mesure a mérité l'honneur d'être mis ici en exergue.

Énumérons donc les arguments :

  1. son coût élevé n'est qu'un argument psychologique ( ce point est étayé de comparaisons amusantes) et crée un fausse sécurité (puisqu'il faut une surveillance par la communauté).
  2. son coût élevé handicape les protocoles qui y recourent : mais l'auteur livre involontairement un contre-argument car cela ne handicape selon lui réellement que les protocoles à smart contracts. Quoiqu'il en soit, Bitcoin n'a pas l'air d'en souffrir particulièrement (c'est d'ailleurs cela qui animé les rageux, non?).
  3. son immoralité écologique prive les protocoles PoW de la clientèle des belles âmes et Bitcoin pourrait un jour être interdit comme les sacs plastiques dans les épiceries.
  4. il encourage le vol d'électricité, et quand il la paye, il exerce néanmoins une ponction illégitime (autant voler, non?)
  5. il provoque une pénurie de composants électroniques (déjà vu plus haut)
  6. il limite le cours : j'ai lu deux fois, je n'ai pas vraiment saisi le raisonnement (voyez vous même, page 223-224 : les Chinois coupent l'électricité, donc la capi n'atteindra pas M1$ etc) qui vise à expliquer qu'avec tout ça Bitcoin ne sera jamais la monnaie unique mondiale.
  7. il est une sorte de prison
  8. il crée des barrières technologiques (donc il crée des prisons dorées, non?)
  9. il rend possible le cryptojacking (c'est ma foi vrai)
  10. il est bruyant et réchauffe l'environnement
  11. il est moins sécurisant que la PoS (déjà dit) avec un argument d'autorité, en l'occurence celle du créateur du ZCash, qui n'ébranle pas, d'autant que sa monnaie fonctionne toujours à ce jour en PoW, ou disons pas autant que le ferait quelques publications académiques. Il est amusant de voir l'auteur écarter tous les propos intéressés des bitcoineurs et leur opposer systématiquement les slogans et la réclame des entrepreneurs.

C'est tout ? Nenni, il y a les torts spécifiques à Bitcoin :

  1. son faible nombre de transactions, qu'on ne peut dépasser qu'avec LN et donc (tenez vous bien) en renonçant  à tous les avantages que procure la technologie des blockchains 
  2. le côté variable de ses commissions (pas comme celles des banques, que l'on découvre toujours après coup en page 27 de la documentation?)
  3. l'avantage donné aux riches du fait des faibles commissions lors des moments de tension (ça me parait à démontrer, ce que ne fait pas l'auteur)
  4. une gouvernance improvisée, liée pour partie à l'anonymat des validateurs (bref ça ne marche pas comme une bonne fondation suisse ou une vertueuse banque) ce qui est illustré ici par un épisode de Bitcoin Cash...

Épilogue : les quatre scénarios de l'Apocalypse?

On a eu un résumé dans l'article du Monde du 24 septembre (tiens le voilà!) et ce sont :

  • A - l'autodestruction (du moins si l'on en croit un n°2 de la BoE, certainement très compétent) pour plusieurs raisons possibles allant de la catastrophe cryptographique à l'effondrement des cours provoquant une brutale prise de conscience.
  • B - l'interdiction comme en Chine ; situation certainement très désirable (comme d'une manière générale l'adoption croissante de tout un tas de chinoiseries, et à laquelle ce livre propose d'ores et déjà une vaste gamme de justification)
  • C - la cohabitation des cryptomonnaies et des monnaies de banques centrales, bref le statu quo, avec deux variantes incorporant (C1) ou non (C2) le maintien de la dominance de Bitcoin.
  • D - l'abandon des monnaies de banques centrales dans une adoption de la concurrence hayekienne, avec (D1) ou sans (D2) dominance du Bitcoin.

On découvre in extremis que l'issue C2 lui parait la plus probable, sans éliminer A et B , les issues C1, D1 et D2 correspondants aux rêves des adolescents sus-mentionnés.

À présent, à vous de faire votre propre jugement . Comme l'auteur y invite, et après avoir dit que s'il fallait parier je parierai pour une situation de cohabitation, je dois ici juger non sans sévérité ce livre qui, certes, se veut destiné au grand public mais au terme duquel on reste sur sa faim compte tenu des promesses que le nom de l'auteur pouvait faire naître.

  • Évidemment on trouvera normal que je juge plus pertinents les écrits passés du mathématicien Jean-Paul Delahaye (cité et remercié dans mes ouvrages) que les arguments polémiques du militant expiant ses péchés de jeunesse en collaborant au sein de l'Institut Rousseau avec des auteurs comme Nicolas Dufrêne ou Jean-Michel Servet qui ont fait eux-aussi de la mise hors-jeu de Bitcoin une cause personnelle. Leur collaboration me semble fonctionner au niveau du PGCD (ici pour les nuls) qui ne peut excéder le plus petit de la série. L'économiste jugeant d'un protocole ou l'informaticien s'essayant à la psychologie de marché ne produisent pas des étincelles.
  • Mais j'ai une raison objective (et non intéressée) de préférer l'ancien Delahaye au nouveau : il offrait bien plus de contenu en calcul. Même si je suis flatté d'être cité, je suis un peu frustré de ne pas voir dans la liste un seul mathématicien. Même les quelques 135 notes renvoient pour l'immense majorité à des papiers polémiques, à des articles de presse et à quelques interviews de banquiers intéressés à tirer à boulet rouge. Un peu comme si je citais Michael Saylor pour étayer l'hypothèse de voir un jour le Bitcoin à 500k...
  • L'idée désinvolte que la PoW viendrait d'une erreur de Satoshi occulte l'hypothèse qu'il puisse s'agir d'une singularité de sa proposition, parmi les nombreuses alternatives d'alors et d'aujourd'hui, et que cette singularité s'expliquerait par une ambition radicale en terme de décentralisation en milieu ouvert.
  • Le fond comme la forme du livre témoignent de ce que l'auteur, personnellement satisfait de sa situation dans un pays dont la gouvernance lui convient et dans un système économique et financier dont il n'anticipe aucun risque grave le concernant, ne voit que des jeux (par définition toujours trop coûteux et insuffisamment sérieux !) dans ce qui est né d'une ambition initiale profondément politique.
  • On lui donnerait néanmoins raison (pour accepter un degré de tyrannie plutôt que de subir plusieurs degrés de réchauffement climatique) si le débat sur le rôle du minage dans la transition écologique n'était pas expédié par quelques citations apocalyptiques, si les arguments des contradicteurs (arguments qu'il connaît mieux que ce qu'il en montre ici) étaient honnêtement exposés, pour que le lecteur puisse effectivement juger ; et juger cela se fait normalement après une instruction à charge et à décharge, un réquisitoire et une plaidoirie.
  • Le livre ne vise cependant rien d'autre, dans la poursuite de ce que réclamait la Tribune de l'Institut Rousseau co-signée en février dernier avec MM. Dufrêne et Servet, qu'une interdiction de facto dont on voit bien à la lecture qu'elle viserait à défendre l'ordre politique actuel (si c'est un ordre...) bien plus que les équilibres naturels.

Finalement et malheureusement, un tel livre, intentionnellement ou non, et la politique qu'il soutient encouragent les propos toxiques et les postures provocantes.





CONFÉRENCES DE JEAN-PAUL DELAHAYE

En 2014, à l'espace des sciences (Rennes): entre dénonciaition du mining et Bitcoin maximalisme ?

En mai 2017 à Normale Sup, sur le  contenu en calcul 

En novembre 2017, au meet-up du Cercle du Coin à Bruxelles : des doutes plus clairement affichés.

En 2020 (déjà) :  dépasser  le Bitcoin

En 2020, Vidéo conférence organisée par le Cercle du Coin durant le premier confinement

129 - Bitcoin, entre l'ancien et le nouveau

August 29th 2022 at 11:40

Bitcoin est parfois décrit (non sans raison!) comme une monnaie d'humains ne se présentant pas les uns aux autres, ne se connaissant pas entre eux et traitant comme des robots, voire comme la monnaie rêvée des machines. Ce qui n'a pas empêché la naissance et le développement d'une sacrée communauté !

En regard, le système fiduciaire se présente comme fondé sur la confiance accordée par des consommateurs protégés par la puissance souveraine (et désormais démocratique) envers des sociétés de banque contrôlées par des régulateurs intègres et compétents : un système plus humain si l'on veut. Mais sans réelle humanité, chacun le sait bien.

J'ai lu cet été un livre portant sur le haut Moyen-Âge (les mérovingiens, les carolingiens et leurs voisins ) et dont la question inaugurale est la suivante :  comment fonctionne concrètement une économie "encastrée", c'est à dire une économie dont les éléments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rémunération, l'échange, la consommation, sont si profondément incrustés ou imbriqués dans les relations sociales qu'ils en deviennent impossibles à individualiser ? 

Telle quelle, la question ne saurait être plus éloignée de Bitcoin et toute comparaison semble hasardeuse à établir !

Pourtant j'ai eu quelques raisons de poursuivre, outre mon amitié pour l'auteur, mon camarade Laurent Feller qui venait de me faire présent de son ouvrage et mon instinct qui me disait que j'allais y piocher de nouvelles munitions contre l'absurde mythe du troc. Je ne fus pas déçu sur ce point d'ailleurs. Enfin, quand j'achevais, une controverse sur Twitter est entrée opportunément en résonance avec ma lecture.

Dès l'introduction on trouve ceci, qui ne peut manquer d'interpeler :  dans un testament médiéval, la valeur des legs est d'abord constituée par les affects qui s'attachent aux objets, non par la contrepartie monétaire que l'on pourrait en tirer . Surgissent en moi tant de réflexions entendues, non pas évidemment chez les cryptotraders mais souvent chez les maximalistes, ainsi que le souvenir de cette scène où un ami qui se reconnaîtra et qui venait d'initier mon fils à l'orange chevalerie en équipant son téléphone et en y déposant un fragment d'or numérique, refusa avec noblesse tout paiement en contrepartie :   On ne fait pas payer du bitcoin . Pourquoi ? On pourrait penser à Mauss et à l'esprit de la chose donnée  que Feller évoque dans sa conclusion et qui force au contre-don.

Dans quelle mesure cette distinction ancienne entre prix et valeur s'appliquerait-elle à Bitcoin ? Ma lecture érudite me suggère trois comparaisons et trois pistes à explorer :

  1. D'abord Bitcoin serait peut-être (je vais me faire mal voir) moins une monnaie qu'un objet précieux, voire sacré, donc fondamentalement destiné à la conservation (le fameux hodl). Moins radicale, l'assimilation de Bitcoin à l'or (la thèse défendue à Surfin Bitcoin par Yves Choueïfaty) s'inscrit pour une part dans cette perspective.
  2. Ensuite comme l'écrit l'auteur  les choses et les personnes sont mêlées  : l'échange, jadis, n'était  que partiellement un échange marchand  et intégrait la logique du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. On sait que Bitcoin, de la cagnotte en faveur d'un ami jusqu'au soutien à des causes politiques, est souvent une monnaie du don. C'est même un moyen de donner avec délicatesse (voir mes remarques anciennes sur la monnaie en chocolat).
  3. Enfin comme dans  les économies anciennes  les économies innovantes ne sont peut-être pas  des reproductions en plus petit ou en moins sophistiqué des économies contemporaines. Elle ne fonctionnent tout simplement pas selon les mêmes règles et celles qui régissent l'économie politique ne s'appliquent qu'imparfaitement voire pas du tout à elles.

Cette différence dans les règles est quelque chose de fondamental.

Savoir que les règles qu'on nous oppose, les lois économiques, les définitions (plus ou moins) aristotéliciennes dans lesquelles on veut parquer Bitcoin, que tout cela a une histoire finalement limitée et circonscrite (quelques siècles tout au plus, quelques décennies parfois) me semble réconfortant. Pour le coup ça justifie la rengaine attribuée à Churchill (voir loin dans le passé pour voir loin dans l'avenir ou quelque chose comme ça : il en a tellement fait qu'on ne sait que choisir).

Au-delà des règles, il y a une philosophie qui doit être prise en compte.

D'un point de vue philosophique, il m'est arrivé de penser que tous les reproches (et même tous les bons conseils) dont on nous abreuve reposent sur l'idée de l'intérêt. Normal pour les tenants d'une monnaie-dette ! Le temps, l'argent, l'enthousiasme placés dans Bitcoin ne seraient pas intéressants. De Bruno Le Maire pleurant sur le magicien qui a perdu trois fois sa mise jusqu'au FMI versant des larmes de crocodile sur le Salvador, en passant par tous les crypto-allergiques de Twitter qui crieront au fou à la prochaine hausse et par la presse qui recherche les pendus, il y a une excitation de nécrophage à guetter le moment de baisse où l'on peut supposer que détenir du Bitcoin ne sert pas notre intérêt.  On vous l'avait bien dit .

La vérité est que Bitcoin n'est pas intéressant mais passionnant. Bien sûr on voit sur les réseaux quelques crypto-dépressifs et des gens qui ont probablement joué au-delà de leurs forces morales. Mais c'est peu de chose par rapport à l'espoir qui porte les hodlers comme à l'enthousiasme des développeurs et des entrepreneurs. Bien des  Universités d'été  de partis politiques seront longuement mentionnées dans les médias sans avoir réuni autant de gens que Surfin Bitcoin 2022.

Il ne faut donc pas abuser des jugements absolus (les  on sait que...) et à cet égard je ne peux qu'adhérer à la plainte de mon ami médiéviste écrivant que  la science économique tend à penser les problèmes qu'elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s'ils relevaient d'une science de la nature .

Ainsi pour le haut Moyen-Âge certains postulats peuvent conduire à des erreurs de jugement : dire que c'est l'argent (réputé rare, ce qui n'est pas uniformément vrai dans la durée) qui est recherché (et non les produits ou services) c'est rapprocher l'économie de jadis de la nôtre, dans la mesure où la nôtre fait de l'argent une fin en soi ; c'est peut-être aussi postuler, au risque de l'anachronisme, une tension de la vie économique vers la recherche de la richesse et de son accumulation.

Mobilisant Polanyi et Godelier, l'auteur rappelle que les objets monétaires avaient toute sorte de significations, qu'ils étaient notamment des marqueurs de statut ou de rang. Inversement, au Moyen-âge les moyens de paiements n'étaient (déjà) pas limités aux monnaies frappées par les souverains : services (dont la prière!), terres, objets précieux, travail étaient des moyens de paiement.

Le chapitre 10, consacré aux moyens de paiement, développe cela. On y voit aussi des controverses que les dogmes simplificateurs des économistes ignorent superbement, le poids des découvertes (les trésors monétaires sont des trésors de renseignement) quand elles confirment ou infirment les grandes idées, les faiblesses de présentations qui peuvent concourir à transformer une économie d'autrefois  en une variante des économies étudiées par les anthropologues dans les sociétés les plus démunies du globe .

Bref la réalité des trouvailles archéologiques rebat régulièrement les cartes entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque sorte de rechercher et la présentation d'une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire.

L'œil que je garde toujours ouvert sur le présent m'a livré une occasion de repenser à cela.

Le député Vojetta, dont le principal titre de gloire est d'avoir tombé l'homme politique le plus détesté de France, est sorti de la torpeur estivale pour estimer dans un tweet remarqué qu'il convenait d'oublier les absurdités démagogiques sur l’interdiction de prendre l’✈️ ou celle des jets privés et proposer de parler plutôt d’1 combat réaliste contre le réchauffement : réfléchir ensemble aux moyens de modérer le caractère énergivore des monnaies virtuelles dont le #Bitcoin (99% spéculatif) .

Parmi les polémiques, sous-polémiques et contre-feux divers suscités par cette brillante idée, il n'a pas été possible d'échapper à l'usuelle critique sur la faiblesse de l'usage de Bitcoin comme moyen de paiement ordinaire.

 Quels sont ces 10% des Français qui utilisent les monnaies virtuelles ?  demandait-il.

En resserrant sa question sur des usages de paiement, clairement, on n'y est pas ! Il ne saurait être question de le nier et le Journal du Net a d'ailleurs proposé une réflexion sur ce thème au même moment : les achats en bitcoins : tout le monde en parle, personne ne paie. Trop de raisons y concourent encore actuellement :

  • l'effet de réseau toujours insuffisant ;
  • la démarche purement marketing de la presque totalité des commerces ayant annoncé qu'ils acceptaient Bitcoin ;
  • la maintenance problématique des interfaces de transaction, de change et de comptabilisation qui, du moins jusqu'à la période récente, restreignent très vite l'impact de l'annonce initiale aux commerçants réellement militants. Les choses changeront-elles? Le problème a été abordé à Surfin Bitcoin par Nicolas Dorier, créateur de BTCPay Server ou Jean-Christophe Busnel, managing Partner de StackinSat devant un auditoire fort nombreux. En ligne bientôt ?
  • enfin, il faut le souligner : l'absurde législation française qui (conçue par des gens qui expliquent ensuite benoitement que Bitcoin n'est pas une monnaie) en empêche dans la pratique l'usage comme instrument de paiement courant puisque chaque transaction individuelle déclenche les obligations déclaratives intrusives et les calculs un peu contre-intuitifs du formulaire Cerfa 2086.

Au total donc, en apparence et en France, la richesse placée en Bitcoin reste  purement spéculative  c'est à dire sur des plateformes, attendant du temps (ou du trading) une appréciation plus grande. Chacun sait bien néanmoins qu'une part de cette richesse (comme de celle qu'engendre l'écosystème crypto) circule après change, déclaré ou non, contre fiat ou contre stable, en France ou dans le pays que l'on appelait jadis la  Côte des Pirates  et qui est aujourd'hui un grand ami de la France. Il existe aussi des montages plus ou moins prudents (surtout en bear market) et recommandables.

L'histoire du haut-Moyen-Âge suggère encore une réflexion, fondée sur l'usage qu'on y faisait du lingot, en l'occurrence d'argent :   il apparaît comme une réserve de valeur universellement acceptée et convertible aisément en liquidités. Les voyageurs d'un haut niveau social en emportaient avec eux un peu à la manière dont, autrefois, on emportait des traveller's checks en dollars . Même si la comparaison n'est pas forcément parlante pour les plus jeunes, elle me parait assez pertinente, et extensible à Bitcoin aujourd'hui.

La risible (et sans doute éphémère) controverse sur l'aide que les cryptomonnaies pourraient fournir aux Russes, alors même que le système officiel laissait tant de trous béants dans la raquette des sanctions, a eu le mérite de montrer que les choses ne sont jamais simples quand il s'agit de dire ce qu'est une monnaie, un instrument de paiement, un moyen de transfert. Bitcoin ne peut pas être une monnaie seulement quand il s'agit des Russes...

Comme au Moyen-Âge les détails échappent  comme le dit joliment Feller et par là on entend les traces matérielles de l'existence de trafics qui sont attestés par les textes mais sont insuffisamment ou incomplètement documentés par l'archéologie . Bref l'historien repère bien des circulations d'argent et il retrouve bien  les objets dont elles ont soldé l'achat ... mais pas sur les mêmes sites ce qui le chiffonne un peu :  nous avons donc ici une double impasse .

Serai-je donc le seul à faire le parallèle quand je lis  en fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du système monétaire . Rien de nouveau sous le soleil ?

Revenons à nos modernes régulateurs : plutôt que d'aller se fourvoyer dans de telles impasses, ne feraient-ils pas mieux d'accepter que Bitcoin est une monnaie sui generis, de constater que la richesse créée par Bitcoin existe, qu'elle circule (souvent, faute de mieux, en alimentant des dépenses somptuaires) et qu'elle pourrait utilement financer des secteurs d'avenir? Ne feraient-ils pas mieux, dès lors, d'aménager la législation pour rendre le pays accueillant, en préférant ce que j'avais dès 2018 appelé une logique de port plutôt qu'une logique de citadelle ?

128 - « Contre l'ignorance... »

June 10th 2022 at 07:24

A l'occasion de la journée mondiale contre l'ignorance et les préjugés, un certain nombre d'instances de la  cryptosphère  ont pris acte de la nécessité d'une campagne de sensibilisation et de pédagogie autour de la cryptomonnaie.

Une fois n'est pas coutume, ce n'est pas dans les couloirs souterrains de la RATP (pourtant la mère de tous les réseaux) qu'ont fleuri les nouvelles affiches mais plutôt sur les abribus de la France entière. Un choix stratégique sur lequel nous reviendrons.

Il s'agit, ont dit les initiateurs de cette campagne, de  favoriser l'acceptation et la reconnaissance des expériences monétaires au sein de la société de marché dans l'esprit d'une concurrence libre, loyale et non faussée, tout en luttant contre les actes d'intimidation et de moquerie .

Le slogan est simple : « Contre l'ignorance, à nous de diffuser la connaissance ».

Il est clair en effet que si 99% des arguments diffusés par Radio-Banque et Télé-Finance sont des billevesées, et si les no-coineurs du Café du Commerce n'ont comme source d'information que des sottises compilées, le trollage en  meute sectaire  par des geeks hargneux et dysorthographiques ne convaincra jamais à lui-seul les personnes sujettes aux préjugés verticaux de la société patriarcale et aux stéréotypes pseudo-aristotéliciens encore présents dans trop de mentalités.

Le salut des bullshiteurs, des nocoineurs, des régulateurs compulsifs et des économistes attardés passe par l'éducation !

Dans un souci budgétaire dû à la faiblesse (relative) des cours, on a repris sans fausse honte les visuels qui ont servi deux ans de suite et malgré les critiques suscitées, à la campagne contre les discriminations et violences subies par les personnes LGBT+.

Cependant le défaut majeur de ladite campagne (le fait de placer systématiquement au centre et en lumière la personne implicitement présentée comme normale) a été gommé, la mise en valeur visuelle étant offerte tantôt à la bitcoineuse ou au bitcoineur, tantôt à la personne qu'elle ou il se propose de réconforter et d'instruire gentiment.

La Voie du Bitcoin est heureuse de compter au nombre des partenaires de cette opération avec ces institutions que sont les sites d'information Bitcoin.fr et Le Journal du Coin et des associations comme Le Cercle du Coin, la belge Be-Crypto et la suisse B2Bitcoin.

On trouvera ci dessous les cinq affiches de la campagne.

À noter ici l'amusant clin d'œil à un fameux financier et économiste français, idole des esprits progressistes et des champions de vertu au tournant du siècle quand il comptait dans ses écuries la moitié de la classe dirigeante actuelle, mais qui figure désormais parmi les 600 français recensés dans les Pandora Papers.

Il est volontairement difficile de préciser laquelle des deux personnes est censée figurer la députée.

On saluera le vigoureux maximalisme de cette campagne dont témoignent amplement les deux affiches précédentes.

La communauté est parfaitement informée de la nature spéculative de Bitcoin. Elle connait l'attrait que l'appât grossier d'un gain rapide peut susciter chez quelques jeunes personnes que leurs parents n'ont pas dotées d'un paquet d'actions du CAC 40 ou qui, n'étant pas passé par les grands corps de l'Etat, risquent de ne jamais jouir d'un salaire à 8 chiffres. Les personnes victimes de ce genre de cupidité sont accueillies et accompagnées avec tact.

Il reste à préciser les raisons qui ont conduit à préférer les abribus.

Outre la saturation de l'espace du métro par Bitcoin (lire ici et ) certains ont avancé un argument simple : en temps d'inflation Bitcoin offrirait un  abri . Mais le débat suscité (sur le sujet dit SoV) risquant de tourner à l'aigre, plusieurs amis mathématiciens ont opportunément souligné la similarité entre l'observation empirique du temps d'attente dans lesdits abribus et celle du temps de validation des blocs sur la blockchain Bitcoin.

L'affichage sur les abribus se veut donc un rappel subliminal mais opportun des vertus de la loi dite exponentielle, une loi qui modélise la durée de vie d’un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Ce n’est pas un point de détail, comme nous le rappelle savamment le Président du Cercle du Coin :  le fait que SHA-256 soit une bonne fonction de hashage, sans défaut, entraine le fait que le temps de résolution d'un hash suive une loi exponentielle. C'est quelque chose que l'on retrouve lorsque l’on examine les chances d’un attaquant . Voilà qui est dit. La chose se défend, en somme...

Continuez de vous instruire vous-mêmes et de diffuser la connaissance autour de vous !

127 - Grâce de Dieu, violence ou algorithme

June 6th 2022 at 10:31

Le Jubilé de Sa Gracieuse Majesté a donné l'occasion de bien des réflexions. Sur le temps qui passe (et le temps c'est de l'argent) et sur ce qui fonde et maintient l'ordre et la valeur des choses, par exemple.

N'étant pas british subject moi-même, même si nombre de mes ancêtres ont dû avoir le Plantagenêt comme seigneur, je me dis que ça ne peut pas être tout à fait par hasard si nos amis d'Outre-Manche conservent à la fois leur reine et leur monnaie. Certes, me dira-t-on, c'est aussi le cas du Danemark, mais normalement quand on dit la reine  on sait bien que c'est Elizabeth Regina (la dernière, à ma connaissance, à user du Dei gratia) et quand on dit  la livre  chacun sait qu'il s'agit de la sterling.

Ceci me renvoie donc à la monnaie, chose étrange et presque sacramentelle sur laquelle il est tellement difficile de dire des choses pertinentes que ça en devient passionnant.

Or tout récemment nous avons entendu une économiste médiatique nous déclarer que  la monnaie c'est de la violence et c'est de la confiance et c'est géré par des institutions . C'est ici et ça vaut le coup.

De la violence, de la confiance ?

Cet énoncé fait évidemment références aux thèses d'Aglietta et d'Orléan exprimées en 1982 dans La violence de la Monnaie, dont on lira ici une présentation critique et développées vingt ans plus tard dans La Monnaie entre violence et confiance : la monnaie n'est pas introduite après coup pour sortir du troc et faciliter les échanges (comme dans la pensée classique) mais elle précède la société marchande elle-même. Attention, pour autant et pour ces auteurs hétérodoxes, la monnaie ne procède non plus ni de l'État, ni du contrat, mais d'une polarisation mimétique fondée sur un processus « d'élection-exclusion », au travers duquel les individus en situation de lutte généralisée (violence essentielle) expriment leur besoin de protection, de certitude, de société.

Notons que les thèses d'Aglietta et d'Orléan où certains ont vu une « vision essentialiste » de la monnaie, reposent sur des choix anthropologiques, sur des convictions idéologiques et philosophiques particulières. Autrement dit elles n'ont pas valeur constitutionnelle et ne sont pas paroles d'évangile.

Mais l'énoncé de Madame Lalucq (puisque c'est elle, bien sûr), par son côté brut de décoffrage auquel ne manque que le fameux  tout ça  a quelque chose d'à la fois loufoque et stimulant, qui tient aux circonstances actuelles, dans laquelle la violence se présente à nous de façon bien plus triviale que dans les pages d'économistes inspirées de René Girard.

Nul ne peut contester en effet qu'au-delà de la violence sociale, la violence physique occupe dans l'actualité française une place qui devient franchement gênante.

On peut l'attribuer aux manifestants, à ceux qui troublent les manifestations ou à ceux qui sont censés protéger le droit de manifester. On peut discuter du caractère plus ou moins systémique des violences exercées par les  forces de l'ordre . Mais nul ne nie la présence obsédante de la violence dans la vie de notre pays. J'ai déjà abordé la chose, en reprenant comme titre le mot d'un ministre qui parlait en 2018 de sédition. J'y renvoie.

Quand Madame Lalucq met violence et confiance dans la même recette, on ne peut aujourd'hui penser qu'à la violence d'État et à la confiance que l'on devrait pourtant avoir dans le même État, ce qu'elle suggère elle-même en ajoutant  et c'est géré par des institutions  alors que Aglietta et Orléan, dans un autre ouvrage datant de 1998, disaient plutôt de la monnaie qu'elle est elle-même  une institution . En regardant ce qui se passe dans nos rues, il devient clair que moins la confiance existe, plus la violence (de l'État, donc) est nécessaire, même si c'est toujours celle de la foule (de  Jojo-le-Gilet-Jaune , des Black blocs ou des racailles) que l'on déplore interminablement sur les plateaux télé.

L'une des manifestations violentes les plus récentes (Liverpool / Madrid au Stade de France) permet d'aller un peu plus loin.

Il y a eu quelque chose de bas dans le fait de n'accuser que les supporters anglais auxquels les témoins n'ont pas imputé de violences proportionnelles à celles qu'ils ont subies. Mais cette bassesse s'orne d'une farce, celle de l'affaire des  faux billets . Non, il n'y a pas eu de « fraude massive, industrielle et organisée de faux billets » de la part des anglais. Le désordre comme l'inefficacité (technique, logistique, numérique) et la violence sont  bien de chez nous .

Reprenons la précieuse  grille Lalucq  : on voit bien la violence et on voit bien, symétriquement, que la confiance en toutes choses s'érode. On voit mal en revanche ce que les institutions apportent comme remède structurel. Le ministre n'avait pas plus tôt dénoncé les Anglais que sur son bord droit on s'en prenait aux immigrés et sur son bord gauche aux policiers. Qui (sauf les dircom qui nous gouvernent) peut dire sans trembler que les JO se passeront bien ?

Or les Anglais viennent de nous montrer, chez eux et la même semaine, un tout autre spectacle.

On peut n'être ni monarchiste ni anglophile et trouver infantile la fascination que les royal people exercent sur la foule ; nul ne sera surpris que le bitcoineur, déjà éloigné du tralala étatique, manifeste une distance au mieux polie vis à vis des pompes royales et peu de considération pour la noblesse ou les décorations.

Ce n'est vraiment pas sa culture. Même si l'abondance de détournements amusants témoigne de son intérêt.

Il reste que les cérémonies du jubilé doivent nous interpeller en tant que Français. À l'heure où j'écris, tout s'est passé durant quatre jours sans violence, sans faux billets, sans gaz lacrymogène. Comme si Londres était cent fois plus loin de Paris que Saint-Etienne...

Que certaines vieilles anglaises couchent toute la nuit sur le macadam pour être au premier rang et voir passer les redcoats et les princes peut à la rigueur être interprété comme un phénomène de groupies. Mais les milliers de street lunches, les piqueniques, les illuminations, les événements innombrables où Sa Majesté ne sera présente qu'en pensée ou en image (comme sur les pièces et les billets, justement...) témoignent de quelque chose : d'émotions, de pensées et de sentiments qui nous sont inconnus et étrangers.

On a beau multiplier les évocations de nos valeurs républicaines , déclarer que  faire des républicains  est la tâche des professeurs (y compris ceux de mathématiques? d'anglais?) et transformer le malheureux Samuel Paty en icône, vanter  notre laïcité  comme s'il s'agissait d'une idée fédératrice... il n'y a rien dans tout cela qui parle à l'âme des gens, leur donne de la joie, les porte à la fête. Cela parle seulement à l'esprit de quelques-uns, et ce n'est pas suffisant. Je crois que nos fêtes gâchées témoignent d'un mal à l'âme. Nous n'avons pas foi en nous-mêmes, nous n'avons pas de fides.

Alors, la vérité concrète de la  trilogie Lalucq  c'est quoi ?

Du côté des institutions : une Banque Centrale hors-sol, impénétrable et incompréhensible pour l'immense majorité de nos concitoyens mais aussi une démocratie atrophiée, une représentation nationale sans rapport avec les équilibres et mouvements de l'opinion ou de la société (voir en commentaire), une devise écrite aux frontons mais quotidiennement vidée de son sens, pour ne rien dire d'institutions européennes kafkaïennes qui ne font les délices que de celles et ceux qui en profitent.

Quant à la violence, on est loin de la soi-disant  violence légitime  pompeusement tirée de Hobbes ou de Weber. Dans un système où des responsables peuvent dire sans honte  il n'y a pas de démocratie contre les traités  ou s'indigner de ce que le vote du Brexit conduise au Brexit (alors qu'il suffisait de re-voter, ou de faire voter le contraire au Parlement, tout le monde fait cela, ils sont fous ces Anglais) il n'est pas étonnant que les policiers soient lourdement armés et avec du matériel controversé. C'est une violence assez triviale, en somme. Les choses tiennent sur la police, le régime tient sur la police : ce n'est pas moi qui le dit, c'est le syndicat des policiers.

Comme le rappelle le dernier numéro de PhiloMag, pour Hannah Arendt l'autorité  présuppose que ceux qui commandent et ceux qui obéissent admettent tous la légitimité du commandement . Bref une autorité qui n'est plus digne de confiance est perçue comme un pouvoir autoritaire et violent.

Il n'est donc pas anodin de noter que les policiers de Sa Gracieuse Majesté sont bien moins armés que les nôtres, de même que le Parlement de Westminster est un lieu de débat plus sérieux que le Palais-Bourbon. Il faut croire que le mix violence/confiance est (un peu?) mieux pensé outre-Manche que chez nous ou à Bruxelles.

Je ne suis pas naïf pour autant : nos amis Britanniques ont les mêmes problèmes que nous avec leurs politiciens. Et Bo Jo le menteur s'est fait conspuer lors des cérémonies du Jubilé. Mais ils ont la reine pour penser à autre chose. Il est notoire qu'elle a un certain mépris pour les politiciens. Voilà au moins un point commun avec son peuple. Ça doit faire du bien.

serious questions.jpg, juin 2022Les billets de la Bank of England (et de quelques autres, d'ailleurs) portent, comme les nôtres, les pompeuses signatures de banquiers, inconnus au mieux et déshonorés au pire.

Cette coquetterie n'a pratiquement aucun sens (moins que la signature d'un commerçant sur un bon de réduction ou sur un voucher) et le ou la signataire ne s'engage à rien de précis et de crédible.

La figure de la souveraine exprime évidemment toute autre chose. Si tant est que dans l'esprit des gens quelqu'un mérite une forme de fides, c'est évidemment la Fidei Defensor dont le titre est rappelé, abrégé ou par initiales, sur chaque pièce, avec la grâce de Dieu.

Tout cela pour dire quoi ? Que les choses irrationnelles (la valeur d'un billet de banque, par exemple) ne tiennent pas debout sans raisons irrationnelles...

Et Bitcoin ?

Remercions Madame Lalucq de nous avoir fourni sa précieuse grille de lecture, sa petite trilogie.

Bitcoin, qui n'a ni reine ni banque centrale, a pourtant bel et bien des institutions, que certains le sachent ou non. J'entends par là qu'on n'y fait pas n'importe quoi, qu'il y a un cadre, et même une forme de check and balances. Mais aussi que sa communauté a ses propres façons de faire et de dire, de travailler et de faire la fête. Bitcoin n'a point besoin de violence parce que ce chef d'œuvre anarchique mais non anomique fait régner un ordre sans autorité hiérarchique ou coercitive. Enfin Bitcoin est peut-être la seule monnaie au monde reposant à ce point sur une confiance librement consentie. Ce que ses ennemis disent sans bien le comprendre quand ils prétendent qu'elle ne repose sur rien.

Je veux conclure sur deux choses récentes qui m'ont amusé. Madame Lalucq a une façon toute personnelle de conduire les débats, se victimisant de façon parfois caricaturale. Inversement la défense des positions qu'elle attaque lui parait incongrue. Les bitcineurs n'ont rien à dire, puisqu'ils ont tort.

Mais elle a exprimé cela d'une façon qui (fort inconsciemment j'en suis certain) reconnaît une chose que je dis moi-même positivement et depuis longtemps : si l'émission monétaire est un privilège régalien, Bitcoin témoigne de l'émergence d'une régalité nouvelle.

Son tweet du 1er juin en devient comique. Et bravo à l'auteur du détournement de la photo de Sa Majesté que je place en conclusion. Long may she reign!

126 - Bitcoin prend le métro

June 1st 2022 at 09:47

On ne comptera bientôt plus les publicités qui, dans le métro parisien, évoquent, vantent ou moquent (qu'importe) Bitcoin. J'ai déjà évoqué dans le lardon des offenses la plus savoureuse d'entre elles. Mais il me semble qu'il faut aborder le phénomène de manière plus large.

Le métro est un endroit où l'on accède en payant ou en trichant, les deux pratiques ayant d'ailleurs mollement évolué au fil du temps. Voyez L'Acéphale page 157. Le paiement y est contrôlé, l'essentiel du personnel semblant d'ailleurs dorénavant affecté à la surveillance plutôt qu'au service des usagers. On y fait la manche ou la charité, toujours en cash à ce jour. Les hauts-parleurs signalent en plusieurs langues la présence de pickpokets. Certains de ceux-ci exploitent le NFC avec plus d'adresse que la RATP elle-même.

La Bourse et la Monnaie y ont leurs stations et la seconde y fait régulièrement sa publicité, en septembre 2021 avec une campagne de Myphoto ou ces jours-ci pour Monnaies et Merveilles avec l'agence Claudine Colin.

Au total, un bon endroit pour faire de l'économie dans sa tête autant que le permettent les intrusifs fragments de musique, graves ou rythmes, échappés des balladeurs de vos voisins. La publicité y est aussi l'une des principales menaces contre la liberté de rêver du voyageur, en même temps qu'elle fournit des stimuli à sa réflexion.

Dans l'évident délabrement de notre pays, le métro parisien n'est pas ce qui s'écroule le plus vite. Relisant à l'occasion Un ethnologue dans le métro publié par Marc Augé en 1986 je ne vois qu'un seul réel changement : la plupart des gens ont un smartphone en main. Moi aussi, naturellement, même si je m'en sers plus que d'autres, me semble-t-il, pour prendre des photos quand quelque chose d'intéressant me  saute aux yeux .

C'est ce qui s'est passé tout récemment, dans un cheminement mental dont je ne vais rien épargner au lecteur puisqu'il est assez désœuvré pour me lire.

Ni la promesse de Qonto de classer (sommairement je le crains) les notes de frais du voyageur de commerce, ni celle de Bimpli de payer en puisant dans deux poches à la fois le triste repas du salarié ne me paraissent réellement révolutionnaires. Notez le nom de la Vierge Rouge au milieu, c'en est comique.

La finance classique se donne bien du mal pour paraître nouvelle. Qonto, fondée par le fils d'un patron de BNPParibas est peut-être une licorne française, avec pas mal de capital chinois derrière, mais c'est tout juste un faux nez du Crédit Mutuel. À noter que, comme bien d'autres entreprises financières, elle ferme les relations dès que ça sent le bitcoin. Les néo-banques, comme les moutons clonés, ont l'âge de leurs banquiers.

Quant à Bimpli (ex Apetiz) ce n'est qu'un gadget de Natixis. La chose regroupe tous les avantages proposés au salarié par son employeur et/ou son CSE. Les commentaires sur Google Play ne sont pas extatiques, c'est le moins que l'on puisse dire. Bref bof bof comme on ne dit déjà plus.

En regard, le promesse de Bitcoin n'a pas vraiment à être explicitée. En fait sa promotion gagnerait sans doute à être laissée aux tiers, parce que jusqu'à présent les insiders n'ont pas toujours été ceux qui en parlaient le mieux.

Coinhouse avait ouvert le bal en juillet 2021, avec une campagne plutôt humoristique fondée sur l'exhibition de ce que l'épargne populaire permet vraiment de s'acheter : du dérisoire, en mettant les choses au mieux.

Les objets proposés me paraissaient en effet assez parlants.

Une bouée comme celle-ci, on ne la voit que dans le  petit bain  de la piscine. Et ce n'est un jouet qu'en apparence :  c'est un mécanisme de protection des enfants. Exactement la posture que prennent les régulateurs quand ils parlent des épargnants, et quelques spécialistes de la réthorique anti-bitcoins quand ils parlent des  bonnes gens  ou des   pauvres types  qui vont se faire rincer.

L'éponge, justement, évoquait la nature bifrons de l'épargne : on éponge l'argent des petites gens, qui pour le reste n'ont qu'à se gratter, expression dont le sens populaire d'après Larousse est  devoir se passer de quelque chose, devoir y renoncer ; se fouiller.

La même entreprise réitérait quelques mois plus tard, mais hélas avec une campagne aux visuels moches et aux slogans rédigés dans un français qui n'était pas précisément celui du Père Hugo, comme « Aujourd’hui le bitcoin ça vaut plus le coup… à vous de voir comment prononcer le plus ». En fait, cela ne m'a pas plu du tout...

En mars de cette année, c'est Paymium qui a renchéri avec une campagne conçue par l’agence DD.

A l’occasion de la campagne présidentielle, l'entreprise souhaitait faire passer son message  sur le ton de l’humour légèrement décalé sans viser quiconque . Bref  votez Bitcoin . Seulement les images évoquaient plutôt la campagne de 1965 ou la blancheur Bonux et on ne sait si le nom des candidats (Yolande Pipeau, Patrick Languedebois, Sophie Jirouette etc) attestait du niveau de réflexion des créatifs ou du niveau d'humour qu'ils supposaient à l'investisseur encore indécis.

Tant et si bien qu'on en vient à se demander si ce n'est pas inconsciemment par prudence que les annonceurs français du Bitcoin choisissent ce ton ringard et un look insipide pour éviter ce qui est arrivé en Angleterre où une campagne plus pertinente a été jugée trop  irresponsable  et interdite en mai dernier.

Que disent, maintenant, les autres publicités, celles qui ne parlent pas de Bitcoin sinon comme faire-valoir ?

En avril, juste après les lardons, c'est Cogedim qui se servait du bitcoin, sur le mode ironique, sceptique et un peu prudhommesque du bourgeois bien installé. Juste comme un contrepoint supposé moins attractif.

Mais comme l'avait joliment suggéré Claire Balva dans un tweet remarqué, Bitcoin s'affichait dès lors comme le  meilleur atout pour attirer l’œil du lecteur sur une publicité .

Le côté boomer nanti de la campagne Cogedim laissait sans doute une place au doute. Nicolas Louvet y répondit non sans pertinence ici rappelant ironiquement qu'il faut, dans l'investissement immobilier, s’attendre à de longs retards de livraison, à un prix du m2 souvent sensiblement plus cher que pour des biens anciens ou récents, ce qui compromet fortement la rentabilité ; que la qualité de la construction n’est pas toujours au rendez-vous et cela affecte la valorisation à terme du bien et les travaux à prévoir à la sortie ; que les frais d’acquisition s’élèvent à plus de 4% et ceux de sortie bien plus encore ; que la liquidité n’est pas toujours évidente, et que donc il faut attendre parfois 10 à 15 ans pour valoriser son investissement ; et qu'enfin acheter pour louer n’est pas sans risques ni coûts (impayés, logement vide). Encore oubliait-il le squatter...

Au total une campagne qui fait peut-être flop (après tout chacun peut investir dans le Bitcoin et dans l'immobilier, avec un zest d'or en sus si ça lui chante) et qui en dit bien moins que celle des lardons, déjà évoquée, et sur laquelle je ne reviens que pour souligner son principal apport : l'idée que le chaland est peut-être en train de  passer à côté  du truc essentiel.

La plus belle est sans doute celle de Lydia.

Commençons par souligner le paradoxe ! Cette autre licorne française (avec elle aussi le chinois Tencent dans son capital) dont le fondateur Cyrille Chiche confesse vouloir faire  le Paypal de l'ère du mobile  et dont Cédric O considérait qu'elle était devenue  l’app de référence du remboursement entre amis et beaucoup plus encore  est d'une grande ambivalence : sa politique de blocage de comptes en séries au moindre soupçon de blanchiment n'augure rien de bon pour celui qui voudrait faire passer par là du cash-out de crypto. Et certains se demandent si ce sont du vrai bitcoin que l'on achète chez Lydia...

 En même temps  pas question de laisser partir ses clients chez des concurrents comme le géant Binance, Coinbase, Crypto.com ou Ledger. Et donc, en s'appuyant sur BitPanda, elle a fait un pas vers le bitcoin-placement puis le bitcoin-trading mais aussi, quoiqu'avec des pincettes, vers le bitcoin-paiement.

L’agence Socialclub s’est vu confier la conception, la production et le déploiement de la première campagne mass média de la fintech française, pour le lancement de Lydia Trading. En apparence, la « super-app » ouvre les portes d'un monde plébiscité (par le public et les publicitaires) mais qui reste, ou qu'on répute toujours, impressionnant. Grâce à Lydia, il sera désormais possible de trader dans la rue ou depuis son balcon, en toute simplicité. L’univers du trading n’a donc plus le même visage en 2022.

Mais il y a évidemment d'autres messages.

Le style moins iconique que renaissant envoie une première série de messages subliminaux : on a déjà abusé partout des comparaisons imprimerie/internet et autres, souvent sur la base de dichotomies forcées entre univers protestant et catholique. Les codes employés ici renvoient effectivement à des choses semblables (autour d'une liberté du sujet affirmée contre les contraintes antiques ou traditionnelles, les soumissions et les servages).

Le point saillant est que le bitcoineur est figuré tel l'Adam de la Sixtine (catholique, quand même) c'est à dire tel l'Homme qui s'éveille dans une relation directe (fort peu catholique) à Dieu, source de Vie et de Vérité.

La pièce dorée, symbolique absurde et usée, est ici reconfigurée en auréole, suggérant que le bitcoineur accomplit à la fois une conversion et une lutte héroïque vers une vie meilleure.

Notons que les auréoles ne figurent point dans la Sixtine, et même qu'elles trahissent ici un archaïsme qui pourrait bien renvoyer à l'équivoque de Lydia elle-même. Les autres images de la campagne s'en dispensent opportunément tout en conservant l'héroïcité de la montée en compétence du bitcoineur.

Il me semble donc qu'on est là, implicitement, moins dans une réforme sévère de type calviniste que dans un renouveau platonisant au sujet duquel je renvoie à un très ancien billet pour ceux qui ont le temps.

La référence explicite à ce que l'on appelle l'ubérisation n'est pas moins intéressante.

Faire de la pub pour le VTC dans le métro (au-delà de l'allitération avec le sigle BTC) pourrait paraitre paradoxal (ou équivoque...) si le mode de transport n'était pas moins important ici que le mode de rapport. Pour le dire de façon plus crue, Über n'a pas contourné les taxis ; il a contourné l'État, ses régulations, ses trafics de licences et d'influences, et au total l'inefficience qu'il génère. Il l'a fait en s'appuyant sur la mass-adoption. Bien avant Über, en décembre 1984, M. Baudecroux l'avait fait sans vergogne pour protéger sa radio libre des foudres du même État. Utile rappel pour les moins de 20 ans.

En ce sens Lydia me semble faire surtout la publicité de Bitcoin, renouant avec celle, plus directe, de Coinhouse. Si tant est que 10% des européens aient déjà des cryptos, comme la BCE s'en est aperçue avec un confortable retard sur les publicitaires mais aussi les humoristes, les cinéastes, les adolescents, les enfants et votre beau-frère... on n'est pas encore  dans le métro  au sens d'un outil devenu quotidien et populaire. Mais on y va...

125 - Psychopathes

April 19th 2022 at 12:47

Pour la première fois, nous dit-on un peu partout, une étude scientifique s’est penchée sur les comportements qui motivent les acheteurs de cryptomonnaies. Parmi les bitcoineurs, c'est surtout l'emploi du mot  psychopathe  qui a frappé. Bien des profils déjà ornés de laser eyes sur les réseaux sociaux se sont enrichis d'allusions psychotiques.

 Actuellement, les raisons pour lesquelles les gens achètent des crypto-monnaies ne sont pas bien connues . On pensait pourtant avoir tout lu : pour acheter de la drogue ? Pour financer le terrorisme ? Pour spéculer honteusement et avoir  un compte en Suisse dans la poche  comme l'avait dit M. Obama ? Le temps passant, et surtout l'intérêt pour Bitcoin et la cyber-économie croissant, il était grand besoin de trouver autre chose que ces préoccupations socialement marginales.

Il suffisait de prendre le problème par l'autre bout. De quoi ont peur aujourd'hui les élites gouvernementales, médiatiques et parfois universitaires ? Des complotistes et de leurs fakes, avec en arrière-plan le Mal, ou Poutine son serviteur. Inutile de s'attarder à repérer l'archaïsme d'un schéma explicatif reproduisant quelque peu le pécheur, son péché et Satan  père du mensonge . Mettons juste cela au goût du jour et à défaut d'un exorciste confirmé, envoyons à l'assaut quelques missionnaires frottés de psychologie et armés d'un bon crible pour trouver la pathologie des bitcoineurs. Après tout, on est toujours le fou de quelqu'un...

Donc ceux qui ont un attrait pour les cryptomonnaies ou un penchant pour Bitcoin, comme ceux qui succombent à cette tentation, qu'est ce qui ne marche pas bien dans leur vilaine tête ?

M'étant procuré le texte en anglais, évidemment sans le payer et par un procédé de psychopathe machiavélique, j'en ai produit une traduction que j'offre gratuitement à mes lecteurs affectés du syndrome FoMO.

Qu'en dire à première vue ?

Je reproche suffisamment aux économistes leurs incursions en gros sabots dans le champ de la science historique (mon livre à ce sujet sort dans quelques jours, patience !) pour ne pas aller m'essayer à la psychanalyse selon la formule consacrée.

Une critique sur la forme reste cependant autorisée par ma déontologie.

46 références savantes pour un article de 4 pages, cela me semble faire trop savant pour être honnête surtout quand tous les liens en bleu sur le pdf original n'ont qu'une seule et même fonction hypertexte qui est de renvoyer à la liste de ces références et non aux articles cités et que les compléments promis ne sont finalement pas mis en ligne. De même toute la partie 2 Méthode peut facilement être sautée par le lecteur : il ne s'agit que de ré-assurance. On ne vous ment pas, voyez un peu..

Sans me livrer sadiquement aux horreurs de l'attaque ad homines, un coup d'œil sur les positions universitaires et les publications des 5 auteurs achève le tableau : tous les 5 sont professeurs dans des écoles de commerce, de management, de publicité ou de marketing, sans référence particulière donnant à suspecter la moindre compétence quant aux ressorts de l'âme humaine, au-delà d'une bonne psychologie de supermarché. Le mot consommateur apparaît d'ailleurs clairement dans les premières lignes de la partie 4 intitulée Discussion.

À noter cependant qu'ils y prennent goût : trois d'entre eux annoncent, pour le mois d'août, un nouvel article sur les effets de la régulation. Maintenant qu'ils ont réuni un panel, ils ne vont plus lâcher l'affaire !

Sur le fond, qu'est-ce que j'ai, personnellement, trouvé dans cette étude ?

Des définitions superficielles

  • On est immédiatement frappé par un apparat volontairement impressionnant de références assénées de façon aussi autoritaire et de définitions schématiques.
  • Mais inversement le corpus delicti est présenté de manière extrêmement pauvre. La cryptomonnaie se voit distinguée (de tout autre investissement) par 2 spécificités seulement : sa volatilité qui l'assimilerait à un gambling et sa décentralisation, essentiellement perçue comme un écart à la norme d'une surveillance (oversight) gouvernementale. C'est quand même très court...

Des assertions non critiquées

  •  Les cryptomonnaies sont des investissements risqués  Sans doute. Mais pourquoi ? À quel point ? Sur quelle échelle de temps ? Pour quel type d'acheteur ?
  • Les  croyances conspirationnistes  se voient caractérisées de façon fort désinvoltes :  par exemple, la méfiance à l'égard du gouvernement. Autrefois, quelqu'un qui n'aimait pas, se méfiait voire combattait son gouvernement, cela s'appelait tout bonnement un opposant. Il y avait certes des pays où on les soignait en psychiatrie, mais ces pays ne jouissaient pas d'une grande considération auprès des démocrates, fussent-ils universitaires.

Un choix d'outils non critiqué

  •  Nous examinons l'effet des traits de la tétrade noire sur l'attitude et l'intention d'achat de cryptomonnaies d'une personne. Pourquoi ne pas étudier aussi voire à la place l'effet de la bienveillance (naturelle dans tout marché de pair à pair) ou de l'envie de voyager, ou encore de la passion de la technologie ?
  • La référence au Covid, cité pour le machiavélisme comme pour la psychopathie, tient de la facilité. Il me semble que les réticences diverses d'une partie de l'opinion sur une partie des discours produits par les divers gouvernements durant la crise épidémique récente forment un matériau un peu fragile pour construire des outils d'analyse recyclables sur Bitcoin.

Un choix délibéré et forcé de mots polémiques

  • Si le bitcoineur se voit épargné en apparence l'incrimination d'être  socialement nuisible tous ceux qui connaissent la littérature sur la  tétrade noire  auront compris.
  • La définition donnée du machiavélisme (outre qu'elle n'a évidemment qu'un peu d'eau de cuisson en commun avec la pensée du Florentin) colle si mal à l'investissement en crypto que le début du point 1.1 de l'article en devient risible.
  • Le sadisme, invoqué quant au troll (qui ne distingue guère le bitcoineur moyen du twitto moyen) n'est pas retenu à charge contre le simple crypto-investisseur. Il aura pu faire ses pâques la conscience en paix.
  • Le narcissisme invoqué (pour tout investissement risqué, d'ailleurs) est tellement la marque d'une époque - le livre tragique de Christopher Lash ne date pas d'hier - qu'il pourrait aujourd'hui être réquisitionné dans l'analyse d'à peu près n'importe quel passant dans la rue. On ne contestera donc, en ce qui concerne l'intérêt pour les cryptos, ni le FoMO ni une belle couche de narcissisme. Mais so what?

So What ?

La lecture de la fort courte partie 5 Limites et recherche future et de la brève conclusion suggère que les auteurs ne se sont même pas convaincus eux-mêmes autant qu'ils ont voulu le laisser croire dans les articles ultérieurement destinés au grand public (comme celui paru dans The Conversation).

Ainsi, avouent-ils en conclusion ce par quoi ils auraient dû commencer :  les chercheurs devraient réaliser comment la méfiance envers les politiciens peut activement conduire l'intention d'achat pour les investissements non soutenus par le gouvernement pour les investisseurs machiavéliques . Quelques bonnes conversations au café du coin auraient sans doute déniaisé les esprits.

 Nous ne suggérons pas que tous les acheteurs de cryptomonnaies présentent les caractéristiques de la tétrade noire. Nous étudions plutôt un sous-ensemble de personnes intéressées par les cryptomonnaies qui présentent ces caractéristiques. Nos résultats montrent que les narcissiques aiment les cryptomonnaies qui sont fondées sur la positivité.

Au total, malgré l'apparat de notes, les détails de la méthode employée et tout le verbiage savant, cet article n'apprend rien ni sur les pervers ni sur les cryptomonnaies ; bien moins en tout cas que sur les auteurs.

Ceux-ci auraient pu, unissant leurs diverses expériences nationales, se demander si ce n'est pas le narcissisme qui conduit un Australien à vouloir la république, le machiavelisme qui conduit un Britannique au Brexit ou encore la psychopathie qui conduit un Danois à rester dans l'Union Européenne après avoir voté  non  jadis.

En France comme ailleurs, narcissiques, sadiques et pervers de tout poil votent aussi ! J'aurais bien envie d'emmerder affectueusement les chercheurs en leur demandant ce qu'ils en pensent.

124 - Le lardon des offenses

March 19th 2022 at 16:07

(Pour Thaïs)

Les campagnes d'affichage publicitaire successives de Coinhouse et de Paymium auront sans doute moins suscité de commentaires parmi les fans de Bitcoin et autres actifs cryptographiques  comme disent pompeusement les législateurs et régulateurs, que celle, totalement imprévue, des lardons végétaux.

Parmi les commentaires les plus fins que j'ai glanés de-ci de-là, il y a le rieur :  l'agence de pub a sûrement eu cette idée en sortant de boîte à 4h du mat'  ou le critique  leur produit est vraiment naze ; des végétariens qui veulent des lardons, c'est quoi ce délire ? Mais bon comme on dit, tant que y'a des cons pour acheter  mais aussi le fataliste  la FNSEA est déjà en train de cuisiner le projet de loi sur le mot lardon  ou le politique  trop bizarre la nouvelle campagne de Fabien Roussel .

Pour être franc, je ne me suis mis à y réfléchir moi-même sérieusement qu'en découvrant, cabas en main, une autre affiche, devant mon marché.

Et là, εὕρηκα... j'ai tout compris.

Ce sont moins Archimède et son levier, en réalité, que Copernic et son renversement de perspective qui sont venus à mon secours. Il ne s'agit pas du lardon, dont le budget pub nous aura seulement offert une redoutable campagne subliminale. Il s'agit bien de Bitcoin. Souvent viandards (même si j'ai toujours un ou deux vegans aux Repas du Coin) mes amis bitcoineurs n'ont pas bien perçu la chose. Ils ont été victimes du lardon, dans le 3ème sens (raillerie, sarcasme) que le dictionnaire attribue au mot et dont Sainte-Beuve ou Mérimée usaient encore il y a 150 ans.

Le sarcasme cible ici très clairement, et pas seulement sur l'uniqueaffiche qui en cite le nom, la situation de Bitcoin en France, ce pays qui passe à côté de son futur.

Renseignons-nous d'abord sur le client.

 Avec son univers décalé, La Vie™ souhaite accompagner en douceur les consommateurs vers les substituts végétaux, plus respectueux de l’environnement et plus sains . Pas de quoi les accuser de vouloir faire interdire la PoW au nom de l'environnement, comme certains écolos mal informés. Le plus probable est qu'ils s'en tamponnent paisiblement. Je n'ai que 13 relations en commun sur LinkedIn avec l'un des deux créateurs de la boite et une seule avec le second. Notons quand même qu'ils sont décalés et que l'inclinaison des lardons sur les affiches est sensiblement comparable celle du logo de Bitcoin.

Quid de l'agence maintenant ?

L'Agence Buzzman, déjà Best International Small Agency of The Year 2011 puis Agence de l’année au Cristal Festival en 2013 et 2016 et pareillement aux Effie France de 2016 et 2021, régulièrement distinguée jusqu'à être reconnue Agence Française la plus Créative en 2019 et Agence de Publicité de la Décennie en 2020 n'est pas un repère de dingues fonctionnant au gag vaseux ou éculé. Surprise ? J'ai 31 relations en commun avec son président...

Que nous dit, en réalité, leur campagne ?

Ce lardon végétal ambitionne littéralement de changer le monde et de réajuster les relations sociales. Il est donc juste et bon de le comparer à Bitcoin.

Les critiques des viandards sont d'ailleurs (même si je ne crois pas qu'ils s'en soient rendu compte) exactement parallèles à celles des financiers enragés parce qu'il manquerait quelque chose à Bitcoin pour en faire une vraie monnaie.

Le lardon végétal introduit une critique radicale du lardon, non en en promouvant un qui serait  sans nitrite  ou orné de ces labels complaisants que l'on retrouve dans la finance comme dans l'alimentation (responsable, solidaire, circuit court et vous m'en direz tant) mais en faisant un lardon sans porc, comme Bitcoin est une monnaie sans la garantie de État, ou une eau sans électrolytes.

À l'unique différence, qu'il ne faut pas perdre de vue en temps de guerre, que l'on tue le cochon mais que ce sont les États qui tuent.

Et si ce lardon peut être vendu en France avec ce type d'affiche, c'est parce le pays de Pasteur a, seul parmi les membres permanents du Conseil de Sécurité, échoué à développer un vaccin contre le Covid. La critique, peut-être née à l'extrême-droite, n'en est pas moins pertinente et a suscité un débat mal étouffé). C'est parce que le pays de Louis Renault et des Peugeot a perdu bien du terrain dans l'automobile, ce qu'illustre le destin de l'île Seguin passée comme le dit sans fard ni honte son promoteur de l'île industrielle à l'île créative, numérique et durable. Et c'est parce que notre seul futur possible consiste aujourd'hui à tenter de conserver notre faible avantage dans l'art de bien vivre et de bien manger, devenu de façon pathétique un argument pour politiciens à court d'idées.

L'apostrophe  vous êtes déjà passé à côté du Bitcoin semble ne s'adresser, grammaticalement, qu'au seul passant, c'est à dire à un individu lambda, salarié exténué, épargnant floué. C'est la vielle antienne journalistique :  celui qui a mis ses économies en Bitcoin en 2009 est aujourd'hui multimilliardaire  transformée en argument de vente.

Mais selon moi elle s'adresse réellement, et je ne sais pas si ça les fait sourire, au fonctionnaire borné, au régulateur maniaque, à l'économiste verbeux, au banquier rentier. Peut-être, quand même, à se moquer ainsi publiquement d'eux, leur fait-elle un peu honte et doit-elle faire honte au pays qu'ils dirigent.

Derrière le lard sans cochon que cette affiche vend, il faut voir le cochon sans lard, sans liard et sans armes que notre pays est devenu.

123 - Ponzi et Pince-moi sont sur un yacht...

February 13th 2022 at 19:27

Comme bien des gens, j'ai découvert récemment l'histoire de l'Arnaqueur de Tinder (Tinder Swindler) que l'on pourrait malicieusement résumer en disant qu'il s'agit d'une affaires  d'échanges sur Internet .

Je ne vais analyser ici, de cette affaire qui à de très nombreux égards est emblématique de notre époque, que ce qui me parait intéresser directement ceux qui veulent réfléchir autour de Bitcoin.

Parce qu'au cœur d'une arnaque, au-delà de l'indélicatesse sentimentale, du mépris de l'être humain, de l'appât d'un gain indû et de la soif de jouissances tape-à-l'oeil, il y a essentiellement l'identité (le renard sous la peau de l'agneau) et... les gros sous. Deux sujets adressés par  la technologie blockchain  comme on dit.

D'abord il y a la double (au moins) identité du héros.

On ne peut qu'être frappé par l'aisance avec laquelle cet homme, né Shimon Yehuda Hayut, documente une identité qui n'est pas seulement fausse mais usurpée, celle du fils supposé du couple Lev and Olga Leviev, dont aucun des neuf enfants ne portent le prénom de Simon. Exactement comme sur sa photo de famille, il s'incruste par copier-coller sur la réalité.

Le coût de cette opération est, comme celui de pratiquement toutes les fraudes numériques, infime ou nul. Mon lecteur et moi pouvons, en quelques minutes et sans quitter notre clavier, poster une photo de nous incrustés comme le personnage du Zelig de Woody Allen au milieu de la famille X ou Y, siégeant au Conseil de la Banque Truc ou de l'Autorité de Régulation Machin. En faire usage ensuite sur les réseaux sociaux ne doit guère être puni bien sévèrement.

Plus l'identification d'un être humain repose sur des réalités numériques (ou numérisées) plus grandit l'espace par où s'infiltrer. Ainsi il n'est pas non plus bien difficile de se procurer une facture EDF, cette dérisoire clé de voûte du KYC bancaire : on trouve tout ce qui est nécessaire en ligne pour cela (exemple ancien, par prudence) et le fait que le technicien ne se dérange plus (merci Linky) doit arranger encore la tâche.

Or dans l'affaire de l'Arnaqueur de Tinder, mis à part l'acte sexuel, toutes les interactions des malheureuses se sont déroulées avec un avatar.

Dans un bal masqué cela ne manquerait pas de pimenter la chose, à la manière d'un gracieux marivaudage. Il faut juste laisser sa carte de paiement bien loin des pattes de son cavalier.

J'en reste là, incitant mes lecteurs à faire l'acquisition du pertinent ouvrage de mon ami Alexis Roussel et de Grégoire Barbey, Notre si précieuse intégrité numérique, préface de Jacques Favier, sans pseudonyme.

L'arnaque mérite-t-elle d'être décrite comme un Ponzi ?

C'est ce que fait la presse grand public (ici Marie-Claire) :  l'enquête du journal VG - ainsi que le documentaire - révèlent une arnaque basée sur un modèle de pyramide de Ponzi : Cecilie payait pour Pernilla, Pernilla payait pour la suivante, ect…  .

Or il saute aux yeux qu'il n'en est rien : Cecilie a, si l'on veut, payé le repas de Pernilla, mais elle ne l'a pas remboursée. On pourrait dire qu'elle a payé le Dom Perignon d'un soir, Pernilla la suite royale d'une nuit et Ayleen la Lambo. Aucune d'entre elle n'a jamais été remboursée avec de gros intérêts comme les clients chanceux d'un Ponzi qui se sauvent avant l'effondrement de la pyramide.

Dans un monde d'inculture financière, cet emploi inexact du nom de Charles Ponzi a cependant de quoi consoler celui qui lit du soir au matin des boutades de banquiers ou des approximations de journalistes faisant de Bitcoin un Ponzi.

Le Cercle du Coin avait organisé une rencontre avec Marc Artzrouni, mathématicien spécialiste reconnu du Ponzi (et à titre personnel peu favorable à Bitcoin) : il avait fait justice de cette assimilation inculte. Ceux qui ont un peu de temps et de curiosité peuvent revoir sa conférence ici.

Oublions Ponzi, non sans rappeler (par méchanceté) que la plupart des banquiers qui nous en parlent ont vendu du fonds Madoff, authentique pyramide, pour le coup.

Parlons donc de l'essentiel : des banques.

Les trois malheureuses héroïnes seraient toujours en train de rembourser, chaque mois, et certainement au taux d'usure, une somme totale de 600.000 dollars en principal.

Comme on le voit dans le documentaire, chacune a pu, en quelques heures et sur la base de bulletins de salaires contrefaits obtenir des prêts à 5 chiffres. Non pas une fois, mais trois, quatre voire cinq fois.

Aucune enquête ? Aucune centralisation par la Banque centrale, ou aucune consultation du fichier des emprunteurs s'il existe ? Aucune inquiétude d'Amex et autres quand l'encours de la carte de paiement est rechargé 3 fois en 3 semaines par 3 crédits personnels ?

Curieusement les documents que l'on aperçoit à la dérobée dans le documentaire semblent presque absents d'Internet où ne demeurent que les photos du BG à tête de pervers et de ses noubas de petit mec sorti des bas-fonds.

Ah la belle chose que l'audace des banques, si promptes soudain, alors qu'on les connaît si prudentes en général !

Je ne sais si l'on finira par incriminer le je-m'en-foutisme des banques, si soupçonneuses quand un client dépose 500 euros en cash ou 5.000 en liquide, mais si peu responsables en réalité dès qu'elles sont protégées par la violence des contrats et des lois.

Il y aurait encore une chose à leur reprocher : l'arnaqueur, parmi les mensonges qui ont pu le rendre crédible même aux moments de crise, invoquait systématiquement la lenteur des transferts bancaires. Car la terre entière sait que l'argent promis arrive toujours le lendemain (au mieux) du jour prévu, que le SEPA n'est ni gratuit ni instantané, pour dix mille raisons et notamment  pour votre sécurité. Un paiement en Bitcoin ne se fait pas attendre, et cette différence est considérable.

Pourtant, si l'une des banques de Cecilie aurait passé l'éponge, apparemment aux frais de son assureur, toutes les autres institutions bancaires impliquées semblent poursuivre en justice et par tous les moyens le recouvrement de leurs créances, avec une ardeur qui serait sans objet si elles avaient prêté cela après de longues analyses de risque à des sociétés capables de se placer sous la protection des lois sur les faillites.

Que conclure de tout cela ?

Mais... ce qu'il vous plaira.

122 - Sur la séparation de la monnaie et de l'État

January 23rd 2022 at 17:40

 Je ne crois pas que nous n'aurons jamais plus une bonne monnaie avant que nous ne soyons en mesure de retirer la chose des mains du gouvernement ; cependant comme nous ne pouvons pas retirer violemment la chose des mains du gouvernement, tout ce que nous pouvons faire, c'est d'introduire par un moyen détourné, sournois, quelque chose qu'ils ne pourront pas arrêter .

C'est cette citation de Friedrich Hayek qu'Allen Farrington a mis en exergue de son article publié en novembre dernier dans la quatrième livraison du Bitcoin Times et intitulé  The Separation of Money and State, Changing the course of history .

Alain Farrington, dont je ne partage pas forcément toutes les idées, est un penseur intéressant et qui (comme j'essaye de le faire moi-même) fait son miel de toutes fleurs. Il s'était déjà fait remarquer par un article Bitcoin is Venice en février 2021.

Il m'a semblé utile de donner ici une traduction qui atténuera peut-être, pour le public francophone, l'effet pudiquement évoqué comme TLTR !

Voici donc la traduction de cet article assez abstrait et conceptuel, pour laquelle j'espère une bienveillance spéciale de mes lecteurs :

L'économie politique de la monnaie fiduciaire est une économie toxique.

Étant donné que la monnaie fiduciaire n'existe qu'en tant que passif des banques agréées par l'État et bénéficiant d'un accès politiquement préférentiel au crédit artificiel, la taille est, dans le secteur bancaire, récompensée par défaut tandis que la taille dans le business commercial est récompensée par la proximité avec les plus grosses institutions du secteur bancaire. Les pertes de l'un comme de l'autre secteur sont socialisées sous prétexte d'éviter une catastrophe financière ; mais en réalité la véritable catastrophe provient de ce qu'il y a toujours un gros pouce qui appuie sur la balance en défaveur des petits et des personnes politiquement mal connectées. Les marchés de capitaux ont échoué lamentablement dans leur objectif initial de créer un marché pour le capital. Ils sont devenus, au contraire, des outils politiques dont la politique est tout sauf locale.

Les retombées de l'opération Choke Point (bien nommée étant donné le principe de base de la  capture de l'action publique ) le montrent clairement, mais le raisonnement s'applique également à l'analyse de l'architecture de l'internet. Compte tenu de l'absence de monnaie numérique native avant l'avènement de Bitcoin, la monétisation en ligne s'est principalement articulée autour de la publicité, ce qui implique évidemment la surveillance. Chaque action que l'on fait en consommant du contenu en ligne est sans cesse espionnée parce qu'elle est précieuse pour certains, parce que sa capture et son traitement à grande échelle font apparaître d'énormes rendements : alors que de telles données ponctuelles ne vous diraient rien, des trillions d'entre elles peuvent être exploitées pour trouver des modèles qu'aucun humain ne pourrait identifier. Vous ne pouvez pas gérer une entreprise en ligne sans payer le tribut à ceux qui ont maîtrisé ce jeu et qui, surprise, surprise, ont également été capturés politiquement. Leur taille fait d'eux des cibles pour ce jeu de capture politique, et c'est la capture politique qui les maintient en grande forme et les rend plus grands.

On comprend de mieux en mieux comment Bitcoin corrige cette situation et, de manière générale, encourage la réflexion économique sur des bases plus locales tout en mettant en garde de manière heuristique contre ce qui se révèle trop interdépendant et trop fragile. Les marchés de l'énergie en sont peut-être l'exemple le plus évident : 'Toxiquement gros est peut-être une critique étrange du réseau, étant donné qu'il s'agit plutôt d'un miracle économique créant un prix de compensation pour l'électricité - qui, contrairement à l'inflation, est un phénomène économique nécessairement transitoire. Pourtant, Bitcoin permet de se détacher de cette infrastructure vaste, coûteuse et fragile sur le plan systémique, en permettant la création d'un prix de compensation acheté et vendu uniquement sur Internet.

Sur un horizon temporel suffisamment long, on peut raisonnablement espérer que Bitcoin fera disparaître le pouce qui pèse sur la balance économique. Les petits et les locaux ne seront plus politiquement désavantagés en termes économiques, et les grands devront se battre à armes égales.

Mais qu'en est-il de la politique elle-même ? Pouvons-nous craindre qu'un retour au localisme dans la formation du capital et le comportement des consommateurs ne soit pas d'une grande utilité face à un État autoritaire, à une classe d'institutions non économiques et à leurs composants parasites qui ont un goût persistant pour le supranational ?

Je ne le pense pas. C'est très bien de défendre le localisme comme étant manifestement bon, le supranationalisme comme étant manifestement mauvais, Bitcoin comme étant manifestement bon et contraire au supranationalisme, et donc Bitcoin comme étant un complément naturel au localisme. Mais corrélation n'est pas causalité. Mon argument est plus fort que cela : Bitcoin provoquera le localisme, tant politiquement qu'économiquement. Il n'y aura pas d'autre choix. L'hypertrophie toxique des gouvernements deviendra tout aussi insoutenable que celle des entreprises.

Cela ne veut pas dire que Bitcoin nous mènera à une utopie pacifiste dans laquelle toute tentative de violence subira une intervention métaphysique de l'esprit de Satoshi. Le fait que l'argent puisse conférer du pouvoir est assez clair puisqu'il y aura toujours un prix de compensation pour les actes de violence. Mais ce qui distinguera l'étalon Bitcoin, c'est que le pouvoir n'y donnera pas l'argent.

Il y a deux raisons de le croire.

La première est que le bitcoin ne peut tout simplement pas être saisi par sans faire usage d'une force au moins aussi sévère que la torture, et même dans ce cas, il est possible - et cela se généralisera sûrement pour toute valeur digne d'être protégée - de rendre la torture obsolète. Si vous voulez le bitcoin, vous devrez fournir quelque chose de plus précieux à son détenteur.

La seconde est plus subtile, et je crois qu'elle n'est pas largement comprise, sauf peut-être par le sous-ensemble des bitcoiners qui s'intéressent de près à l'histoire politique. L'une des caractéristiques de Bitcoin est qu'il s'agit de la première monnaie véritablement apatride. Contrairement à certains points de vue naïfs de bitcoiners et même de gold-bugs, l'or a constitué la base de la monnaie au cours de l'histoire, mais n'a jamais agi pleinement et entièrement en tant que monnaie. Cette observation historique fournit une réflexion amusante sur ce que j'ai précédemment décrit comme la théorie sémantique de l'argent selon laquelle l'argent peut être défini, et se trouve entièrement défini par une liste de critères académiques et pas du tout par référence à la réalité. Quelque chose est de la monnaie si et seulement si elle remplit les trois fonctions de la monnaie ; c'est-à-dire, réserve de valeur, moyen d'échange et unité de compte. Pour les économistes épris de cette vacuité taxonomique, la façon dont une chose est utilisée dans le monde réel n'a pas la moindre importance. La monnaie est une catégorie sémantique, pas une catégorie explicative.

Il est donc curieux que, dans la Venise ou la Florence médiévales et renaissantes, ces prétendus "trois rôles de l'argent" aient été remplis par des objets ou des concepts différents : l'or physique était la réserve de valeur (parfois l'argent ou le billon), le transfert bancaire par le biais d'une altération attestée du registre (appelé de manière révélatrice "argent fantôme" à Florence) était de loin le moyen d'échange le plus courant, et les dénominations de la monnaie prescrites par la polarité (c'est-à-dire le gouvernement) par le biais de l'hôtel des monnaies étaient les unités de compte.

Le lecteur pourrait objecter qu'il s'agit ici d'une sémantique hors de propos qui nous permet d'échapper à la primauté et à l'importance de l'or et de l'étalon-or. C'est tout le contraire. L'or physique a un coût - et en fait, un coût très élevé. Presque toute la civilisation humaine à travers le monde et l'histoire est arrivée indépendamment à l'utilité de l'or physique comme réserve de valeur parce que, parmi les options, c'est celle qui a le coût le plus élevé et la plus grande rareté, d'où la plus faible réponse du marché de l'augmentation de l'offre à sa prime comme réserve de valeur, d'où l'inflation la plus faible et, enfin, la plus grande utilité monétaire.

L'or physique se rapproche de ce que Nick Szabo appelait unforgeable costliness la dépense infalsifiable. Anticipant brillamment les réactions actuelles contre le "gaspillage" de l'exploitation minière du bitcoin, Szabo cela explique dans Shelling Out :  au premier abord, la production d'une marchandise simplement parce qu'elle est coûteuse semble tout à fait un gaspillage. Cependant, la marchandise dont le coût d'acquisition ne peut être falsifier ajoute constamment de la valeur en permettant des transferts de richesse bénéfiques. Une plus grande partie du coût est récupérée chaque fois qu'une transaction est rendue possible ou moins coûteuse. Le coût, initialement un gaspillage total, est amorti sur de nombreuses transactions. La valeur monétaire des métaux précieux est basée sur ce principe .

Même si le monopole gouvernemental typique sur la violence a, au fil des ans, inclus un monopole sur le droit de frapper des pièces (ou, tout au plus, un droit privé accordé par le gouvernement, susceptible d'être révoqué à tout moment), il ne s'est jamais étendu à un droit d'échapper à la réalité économique. Les pièces dépréciées seraient évaluées à l'étranger en fonction de leur dépréciation, c'est-à-dire non pas en fonction de la fausse unité de compte imposée par le gouvernement, mais en fonction de la véritable réserve de valeur que constituent les métaux précieux coûteux qu'elles contiennent. Les marchés des changes ont permis aux monnaies d'État d'être (relativement) honnêtes, étant donné que la rétroaction économique du seigneuriage ne permettait que les plus petites fenêtres d'avantages temporaires avant des dommages à plus long terme et plus extrêmes3.

Même lorsqu'ils étaient soutenus par une puissance militaire telle que celle des empires romain, espagnol ou britannique, par exemple, que l'on pourrait penser capable de neutraliser les réactions économiques émanant essentiellement de réseaux commerciaux décentralisés qui pouvaient simplement être cooptés, le coût essentiel de l'or élémentaire se faisait toujours sentir. La violence organisée à une telle échelle a un coût. Plus l'échelle est grande, plus le coût est élevé, et en fait, plus l'incitation à maintenir efficacement un étalon-or est grande, plutôt que de tenter de le subvertir. Bien qu'il ne s'agisse pas d'un facteur de causalité unique, ce n'est certainement pas une coïncidence si les trois grands empires que nous venons de citer se sont tous effondrés plus ou moins en fonction du taux de dépréciation de leurs monnaies dans la poursuite de fins militaristes économiquement destructives.

Mais l'ère de la monnaie fiduciaire a créé une anomalie historique spectaculaire. Pour la première fois dans l'histoire, le coût de création d'une nouvelle monnaie était littéralement nul. Cela a eu des effets profonds sur l'économie politique. Alors que l'argent peut toujours acheter le pouvoir, le pouvoir pouvait désormais acheter de l'argent, et ce sans calcul économique. Il n'y a pas de coût trop élevé pour s'emparer du pouvoir, et il n'y a pratiquement aucune raison de ne pas tenter sa chance, car tous les coûts peuvent être remboursés plus tard, et même plus. Nous pensons qu'il s'agit là de la cause fondamentale du culte de la grandeur toxique, désormais endémique dans le monde développé,

Plutôt qu'un processus naturellement homéostatique d'augmentation de la taille tendant à conduire à l'inefficacité, à l'ère de la monnaie fiduciaire, plus vous êtes grand - que ce soit en tant qu'entreprise ou en tant que gouvernement - plus vous devenez puissant, et donc, de manière totalement perverse, plus vous devenez efficace. Bien sûr, moins les autres deviennent efficaces, car ils sont volés de manière transparente. Plus le capital communautaire est consommé, plus le consommateur de capital peut diriger son énergie vers la prise de pouvoir et se rembourser lui-même, mais probablement personne d'autre.

Bitcoin résout ce problème. Et d'une manière remarquablement simple, il défait tout ce qui vient d'être décrit. Il redonne un coût à l'argent - plus élevé même que celui de l'or - et rend l'abondance toxique insoutenable. Par conséquent, le bitcoin n'est pas tant explicitement un outil pro-localiste. En fait, la réalité est encore plus profonde : le localisme lui-même est naturel, sain, durable et juste. Le bitcoin détruit la force compensatrice historiquement anormale et, ce faisant, permet au localisme de se développer sans avoir de parti pris particulier au-delà des préoccupations beaucoup plus abstraites de durabilité, d'efficacité, de responsabilité, d'humilité et de vérité, qui sont toutes des compagnons naturels du localisme.

Et si le localisme découle de l'humilité, alors le supranationalisme est sûrement lié au narcissisme. Une façon de concevoir la tragédie de la modernité et son impact sur l'exploitation minière du capital économique, social et culturel est peut-être de se rendre compte que le narcissisme est artificiellement subventionné. Par le biais de subventions, il est normalisé, et par normalité, il devient une partie de la culture elle-même, encourage sa propre défense et sa reproduction. À partir d'un début artificiel, il prend racine et se maintient tout en entraînant la culture dans sa chute. Dans La culture du narcissisme, Christorpher Lasch indiquait une voie pour sortir de ce labyrinthe cauchemardesque :

Dans une culture moribonde, le narcissisme semble incarner - sous l'apparence de la "croissance" et de la "conscience" personnelles - la plus haute réalisation de l'illumination spirituelle. Les gardiens de la culture espèrent, au fond, simplement survivre à son effondrement. La volonté de construire une société meilleure, cependant, survit, ainsi que les traditions de localisme, d'auto-assistance et d'action communautaire lesquelles n'ont besoin que de la vision d'une nouvelle société, d'une société décente, pour leur redonner de la vigueur. La discipline morale autrefois associée à l'éthique du travail conserve une valeur indépendante du rôle qu'elle a joué dans la défense des droits de propriété. Cette discipline - indispensable à la tâche de construire un nouvel ordre - perdure surtout chez ceux qui n'ont connu l'ancien ordre que comme une promesse non tenue, mais qui ont pris cette promesse plus au sérieux que ceux qui l'ont simplement considérée comme acquise .

Insuffisant mais nécessaire, Bitcoin fournit une telle vision. Construisons-la.

121 - « La fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins »

January 22nd 2022 at 12:51

J'ai évoqué dans mon billet précédent consacré à l'exode des trésors et des compétences cryptos le rapport Théry de 1994. C'est une croix que porte, au-delà du décès en juillet 2021 de son brillant auteur, tout haut-fonctionnaire qui prophétise le futur en ne comprenant déjà plus le présent. Classiquement, les mêmes erreurs sont renouvelées depuis des années maintenant au sujet de Bitcoin.

Mais c'est avec une certaine joie que, m'intéressant (dans mon autre vie) à la constitution des collections égyptiennes des musées européens, j'ai retrouvé une  perle  ancienne et... qui est soudain entré en résonance. Ce qui suit n'est donc pas un  ancêtre du rapport Théry  mais une preuve que la légèreté et l'arrogance dans le jugement sont un risque inhérent au gouvernement des  experts .

Une erreur de jugement, non moins péremptoire que celles de Gérard Théry, et qui explique comment l'une des plus belles collections égyptiennes constituée au 19ème siècle a échappé au pays de Champollion.

Bernardino Drovetti (1776-1852) était un piémontais étonnant, soldat de la République française, nommé consul de France à Alexandrie par Bonaparte, mis sur la touche quand le régime tomba et demeuré sur place comme marchand de tout, aventurier, découvreur d'antiquités et trafiquant de celles-ci, en un temps où elles étaient à celui qui se baissait pour les ramasser.

En 1818, Drovetti rencontre à Alexandrie le comte de Forbin, directeur général des Musées royaux. Celui-ci est émerveillé par la collection du consul. Dans son Voyage dans le Levant publié l'année suivante il écrit que, dès cette époque, le voeu de Drovetti (qui pour cela refusait des offres importantes) était bien que sa collection aille embellir le Musée du Louvre.

Le comte de Jomart, ancien de l'expédition de Bonaparte et secrétaire de la commission chargée de la publication de la monumentale Description de l'Égypte est lui aussi tout à fait conscient de l'intérêt de la collection accumulée par Drovetti et l'écrit au Ministre de l'Intérieur en août 1818.

Au fond, toutes les personnes instruites de la chose en comprennent l'intérêt.

Le Louvre, ancien « Musée Napoléon », vient seulement en 1818 d’ouvrir sa première salle égyptienne, intitulée « Salle de l’Isis ou des Monuments égyptiens ».

Vingt-trois objets s’y déploient en tout et pour tout, autour d’une statue romaine d’époque impériale donnant son nom à la salle, et cette « Isis » est en réalité une statue de divinité anthropomorphe à tête de lionne, représentant la déesse Sekhmet. Les objets qui l’environnent sont principalement des objets égyptianisants de l’Antiquité romaine, mêlés de quelques originaux égyptiens, collectés à Rome.

Le musée français apparait donc alors très en retrait sur le plan de la présentation de productions issues de l’Égypte ancienne, en comparaison des salles égyptiennes mises en place outre-Manche. L'acquisition de la collection proposée par Drovetti devrait être une priorité !

Quand entrent en scène les incompétents

Le roi Louis XVIII n’aime pas l’art de l’ancienne Égypte, et une partie de son entourage réactionnaire et bigot fulmine en songeant que ces orientalistes, avec leurs recherches inutiles, veulent mettre en doute la chronologie biblique. Un peu d’Isis romaine, passe encore, mais fouiller pour retrouver des objets prétendument vieux de cinq millénaires, quand des calculs précis aboutissent à assigner au premier jour de la Création la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (à midi) et au 5 mai 1491 av. J.-C l'échouage de l'arche sur le mont Ararat ... il n’en saurait être question : c'est trop contraire à  nos valeurs  comme on ne dit pas encore ! L'affaire traine donc.

En 1822 le roi estime qu'il s'est fait dépouiller pour acquérir le zodiaque de Denderah, et qu'il en fait bien assez. Let's be serious comme on ne disait pas encore non plus.

L'affaire va donc être enterrée illico et avec une superbe tout à fait étonnante par un ministre qui n’est autre que le général de Lauriston. Ce grand et courageux soldat de Napoléon, outre sa carrière militaire, a une réelle expérience diplomatique. Mais ni comme soldat ni comme diplomate, il n'a jamais mis les pieds en Égypte. Et évidemment il n'est point historien de l'art, ni collectionneur. Rallié comme presque tous les autres au nouveau pouvoir, il est devenu  Ministre de la Maison du Roi . On se demande un peu ce qu'il vient faire là. Disons que comme tout bon membre d'un cabinet ou d'une cour, il parle au nom de son patron. Notons quand même qu'il n'a pas lâché un demi million à McKinsey pour se faire une opinion, ce qui lui aurait évité de porter le bicorne. Ce militaire (qui a tout du boomer diraient mes jeunes amis) va donc laisser à la postérité ses propres idées courtes sur l'art antique. Fâcheux, mais savoureux :

L’art chez les Égyptiens n’a jamais approché le degré de perfection où il s’est élevé chez les Grecs et dans nos temps modernes ; les statues égyptiennes, dénuées de toute expression, avec leurs formes sèches, étroites et ramassées, leurs poses immobiles et uniformes, ne sont point propres à fournir à nos artistes des modèles d’études et des sujets d’inspiration .

lauriston et son roi.jpg, janv. 2022

Bref, ni le ministre ni le roi n'y connaissent grand chose, mais à eux-deux ils ont décidé que Drovetti n'a qu'à aller vendre sa collection ailleurs. Ce qu'il fait en 1824 et pour une bouchée de pain, auprès du roi de Piémont-Sardaigne.

Le commentaire de Champollion (qui se rend à Turin et tombe en pâmoison) mérite aussi d'être cité et pourrait parfois nous servir aujourd'hui :

Les monuments égyptiens abonderont partout, excepté en France, et ceci par la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins dont la nouvelle étude dérange les idées et les intérêts, ce qui est tout un pour eux… Vous verrez qu’il y aura bientôt un musée égyptien dans la capitale de la république de St-Marin tandis que nous n’aurons à Paris que des morceaux isolés et dispersés .

La chose comique, si l'on y songe, c'est que le grand soldat qui joua ici le rôle du faquin s'appelait Law de Lauriston et qu'il était... le neveu du célèbre financier. Comme quoi, savoir reconnaître la vraie valeur des choses n'était point le fort de cette famille...

Au moins peut-on se consoler en songeant qu'en 1827, sous l'influence de Champollion désormais protégé par le roi Charles X, le Louvre acquérait la seconde collection proposée par Drovetti.

Comme quoi, parfois, l'État parvient à apprendre de ses erreurs...

120 - Pourquoi ils s'en vont

January 20th 2022 at 14:08

(Cette tribune d'abord publiée dans la Lettre 21millions du mercredi 19 janvier 2022 est présentée ici avec une illustration digne de la revue Banque et quelques ajouts en notes)

Quatre ans après les consultations parlementaires qui devaient ouvrir la voie à un état de droit des cryptomonnaies en France, l’état de fait est navrant : exode continu des détenteurs et des entrepreneurs, fermeture de projets, agitation médiatique d’un haut-fonctionnaire qui s’est créé un fonds de commerce en dénonçant les crimes de Bitcoin, ce qui semble plus aisé que de vendre ses idées sur la transformation de l’euro en monnaie écologique.

(L’autorité de l’État et la morale bourgeoise poursuivant Bitcoin)

Tout cela n’empêche pas, classiquement et toute honte bue, l’accueil sur tapis rouge d’acteurs étrangers pas même en règle avec nos sacrosaintes règles.

Je suis loin d’avoir été le seul à annoncer ce désastre. Il y a un an, le mathématicien Cyril Grunspan annonçait un désastre français. Dès juin 2018, le Cercle du Coin publiait une tribune de ses deux administrateurs belge et suisse, annonçant à regret l’inéluctable fiasco fiscal français.

Dans un texte fondamental Philippe Silberzahn avait distingué les trois erreurs fondamentales du fatal rapport Théry : l’extrapolation, l’analyse toutes choses égales par ailleurs et le biais identitaire. Quoique ne citant aucunement Bitcoin, son texte de 2013 offre le trousseau de clés le plus pertinent sur le sujet. En mars 2018, analysant la tribune anti-bitcoin d’un brillant haut-fonctionnaire X-ENA, je retrouvais tout cela à l’état pur et me voyais conduit à intituler mon texte Comment n’avoir aucune stratégie.

Nul n’osera dire qu’il n’y a aucun esprit éclairé dans l’appareil de l’État, ni aucune bonne volonté. On y rencontre des gens charmants. Mais ils sont hélas plutôt dans ce Parlement dont la faiblesse fait partie des spécificités françaises et ce n’est pas anecdotique. À plusieurs reprises on a vu Pierre Person et quelques autres sortir de la tranchée pour n’obtenir finalement que fort peu de choses, celles que Bercy et l’oligarchie financière acceptaient de lâcher. Il est revenu dans une interview récente sur cette frustration. Il se montre très pertinent sur les limites de la légistique par rapport à la colonté politique de l'administration et des banques.

Mais la palinodie qui a vu en octobre 2018 la Caisse des Dépôts refuser (par la voix d’une députée de la majorité) la légère charge de gérer quelques comptes d’entreprises bénéficiaires du visa AMF a montré crument la vérité.

On peut vouloir l’oublier, en allant aux spectacles proprement incroyables de la « France digitale » : des événements dont le clou est toujours la parole d’un ministre, une rhétorique tapageuse sur la disruption, une apologie de la Startup-Nation par des orateurs issus des grands corps devant des entrepreneurs bien sous tous rapports, un défilé de « licornes » dont plusieurs se sont construites sur l’inefficience des services publics ou bancaires, des applaudissements plus ou moins sincères pour des blockchains privées qui renouvellent l’exploit des intranets de jadis et bien sûr une attention révérencieuse pour les sages expérimentations des banques centrales.

Il s’agit hélas d’un village Potemkine. Derrière les façades, restent une faiblesse persistante de la culture et surtout de la pratique du numérique, une croyance inébranlable dans le primat de la régulation sur l’expérience, une impasse totale sur le moindre réalisme dans les deux domaines clés de la fiscalité et de la bancarisation, comme si ces deux aspects concrets n’étaient pas en amont de tout le reste, et comme si une régulation dont on s’exagère largement les attraits pouvaient justifier la lourdeur fiscale et compenser la guerre froide bancaire.

L’écosystème crypto a prétendu se structurer, comme on le lui demandait à Bercy. Mais il l’a fait dans le même bain, en adoptant toutes les prudences et surtout en ne parlant jamais de Bitcoin. Comme le notait il y a trois ans Gérard Dréan les débats byzantins pour savoir si les tokens sont des monnaies ou des actifs n’ont jamais eu « d’autre utilité que de choisir parmi les appareils réglementaires existants lequel leur appliquer ». Mais cela a nourri les juristes qui « représentent l’écosystème » et permis aux brillants régulateurs de préparer leur pantouflage dans telle ou telle entreprise qui a, directement ou non, participé à la « réflexion sur les normes ». On se comprend, on était à la fac ensemble.

Puisqu’on a produit de la norme on répute qu’on a produit de l’attractivité, comme ces maires ruraux qui construisent d’illusoires zones d’activité que l’inactivité transforme vite en friches.

J’avais en 2018 proposé d’aligner la fiscalité du Bitcoin sur celle de l’or. Les représentants de l’écosystème ont refusé d’en discuter, car ce n’était pas « sérieux »(1). Changer trois mots dans un code, ce n’était pas à la mesure de leurs ambitions. Ils ont obtenu un taux à 30% mais avec un régime différent du PFU, où les moins-values ne s’appliquent que dans l’année et sur la même classe d’actif, et où les obligations de déclarations sont kafkaïennes, intrusives et répétitives. Une colonne de calcul acrobatique sur la Cerfa 2086 par transaction ? Qu’importe, ils vendent justement leurs services pour cela.

Je n’ai pas grand-chose à changer à mes propositions de 2018 : je maintiens qu’un alignement sur l’or, la mise en place d’un système de dégrisement puis l’alignement du Bitcoin sur le statut de devise (il est bien, déjà, celle du Salvador) auraient eu un impact bien plus grand que l’adoption de la loi PACTE, de normes nouvelles, de visas spécifiques délivrés par l’AMF pour des ICO qui n’existent plus (3 opérations recensées en octobre 2020 sur une page du site de l’AMF non mise à jour depuis lors) ou d’un statut de PSAN dont l’ACPR ne fait qu’un pur système de traçage et qui n’assure même pas à son bénéficiaire la simple existence d’un compte en banque. De toute façon la FBF saborde le dispositif et de ce fait la messe est dite.

Je serais bien curieux de savoir ce que cette usine à gaz juridique a rapporté au fisc. Le résultat concret est du même ordre que celui de la Révocation de l’Édit de Nantes : chasser de France avec la même arrogance irresponsable les mal-pensants, leur argent et leur esprit d’entreprise. La bruyante croisade de Monsieur Dufrêne et sa pétition où il ne craint même pas d’invoquer l’exemple chinois n’auront pratiquement plus d’effets en France.

(La prérogative régalienne restaurant l'indépendance de la Banque centrale, la confiance dans la monnaie et la transparence financière)

On nous répond hautainement que ce n’est pas mieux ailleurs. Mais il faut croire qu’entrepreneurs, traders ou simples hodleurs français ont trouvé des ailleurs où les réflexes liberticides des hauts-fonctionnaires français n’ont pas cours. J’admets qu’il existe des politiciens bornés même en Suisse, où l’on a vu des propositions invraisemblables du député Normann, mais les entreprises cryptos suisses ne mettent pas la clé sous le paillasson et obtiennent des comptes en banque. Et ce n’est pas un hasard.

Il y a bien une surcouche française de résistance. Et mieux qu’en 2018, la période actuelle permet de cerner ce qui ne va pas, car la crise du Covid a mis en relief bien des choses.

StopCovid, gadget décrit comme une technologie pleine de « panache » ne fut « pas un échec mais ça n’a pas marché » et la seule raison en fut attribué à la mauvaise volonté des gaulois réfractaires. Rappelons que personne en 2020 (même à l’Inria !) n’a semblé vouloir imaginer une blockchain fût-elle gouvernementale, alors même que depuis des années tout le monde expliquait que « la blockchain » allait changer le monde (2). Et constatons qu’aujourd’hui les faux QR code semblent aussi faciles à imiter ou à produire que jadis les tickets de pain.

L’État a trainé une constante insuffisance logistique et l’a emballée sous des mensonges, des changements de stratégie ou de normes, dans une totale déconnexion entre les protocoles imaginés et la vie « hors bureau du ministre ». Des attestations de deux pages retirées le lendemain, des contrats d’achats de vaccins fixant le prix en « dose » et non en flacon, sans même préciser les délais… On ne peut s’empêcher de penser qu’un certain nombre de brillants jeunes fonctionnaires qui prétendent organiser la vie des gens sortent trop tard du ministère pour faire les courses et rentrent ensuite dîner chez Maman. Ce sont eux qui trouvent la centralisation rassurante et Bitcoin trop compliqué.

La période électorale qui s’ouvre maintenant va permettre (derrière le brouillard des débats et des promesses) de vérifier encore à quel point la France reste éloignée de toute culture moderne en termes de consensus et de gouvernance. La place solaire du chef n’a d’équivalent dans aucun pays européen mais reste un article de dogme qui structure l’imaginaire de tous les politiques, des fonctionnaires et hélas de presque tous les journalistes. Il n’est pas besoin d’insister sur l’altérité radicale entre ce modèle archaïque (fut-il incarné par un homme jeune) et la proposition de Bitcoin.

Mais le plus étonnant reste que la désignation de ce chef se fait par un processus lui aussi unique au monde et qui n’est plus qu’une machine à fabriquer du clivage et du dissensus, ce dont on s’aperçoit presque immédiatement. Le score du « vainqueur » pourrait justifier le fait de jouer un rôle de pivot dans la formation d’une majorité, pas davantage. Dans un système où l’État est le garant ultime de la « foi publique », la conséquence visible de ce vice de fabrication est une défiance croissante envers « nos institutions » et un maintien de l’ordre brutal assuré avec des armes interdites chez nos voisins. Les idées de décentralisation (3), d’horizontalité ou de réticularité sont aussi étrangères dans ce monde que la foi, l’espérance et la charité à la cour des julio-claudiens.

La culture politique française est incompatible avec la liberté qu’offre Bitcoin, l’inceste permanent entre les grands corps et les grandes entreprises nourrit une aristocratie d’État incompatible avec les espoirs que suscite Bitcoin, la collusion entre la haute-fonction publique et l’oligarchie bancaire est incompatible avec l’indépendance que permet Bitcoin, la morale de la bourgeoisie d’État est incompatible avec la capacité que Bitcoin a offerte aux plus audacieux de s’enrichir en une seule génération sans prêter allégeance, l’infantilisation systématique des citoyens est incompatible avec l’esprit de responsabilité qu’impose Bitcoin.

C’est pour cela que mes amis « cryptos » s’en vont.

(Le départ vers AILLEURS)

NOTES

(1) L'épisode de novembre 2018 a suscité incompréhensions et rancœurs au sein même de notre communauté.

En réalité, dès le début du mois, les jeux étaient faits, comme le rapportait le journal Capital le 6 novembre. Ma proposition d'alignement sur l'or était déjà mise à la corbeille.

On retrouvera ici le célèbre thread d'Alexandre Stachtchenko en date du 6 novembre . L'Union sacrée des Associations n'a pas été empêchée par des guerres d'égo (explication toujours commode) mais d'abord par de vraies différences de mode de fonctionnement car le Cercle du Coin comptait plus de 100 membres, ni tous d'accord entre eux ni tous français, tandis que d'autres associations, représentant deux ou trois entreprises et confiées directement à des avocats, avaient évidemment un fonctionnement plus réactif. Ensuite il existait de profondes divergences de vues.

On relira ici une interview du 20 novembre où en tant que président de la Chaintech (association disparue depuis lors) Alexandre Stachtchenko théorisait d'ailleurs ces différences :  Certains pensent qu’en criant très fort des positions radicales, ils permettront à l’écosystème d’obtenir ce qu’il souhaite. Je n’y crois pas. Cette méthode a été maintes fois utilisées et elle n’a pas fait évoluer la situation, malgré les opportunités médiatiques lors des précédentes bulles par exemple. Je crois dans une démarche plus consensuelle, moins radicale. Une démarche de petits pas .

Quant à ma position radicale, on pourra en retrouver la trace dans un article publié dès le 3 novembre Much Ado about No Coin.

On retrouvera pour conclure l'historique des échanges sur ledit projet de texte conjoint. C'est à lire, classiquement, en partant de la fin. Le Cercle n'a pas refusé de signer le texte mentionné, il a proposé de le faire le 13 novembre (page 2) avec une mention du genre « ce texte a été communiqué au Cercle du Coin, première association francophone sur Bitcoin et les cryptomonnaies, et a recueilli l’assentiment des membres de son bureau ». Mais le texte n'a finalement jamais été produit, ce qui m'a été confirmé par écrit par Maître Benoit Couty le 23 novembre. Tout s'est donc passé en  cabinet  et à  petits pas  avec le résultat que l'on a vu.

(2) Lire mes remarques du 25 mai 2020 StopCovid, l'infrastructure manquante.

(3) La décentralisation à la française est une farce. Des régions dessinées (bâclées) à l'Élysée et deux  patrons de région  qui, en 2021, n'avaient pas d'autre idée en tête que l'Élysée. Pour l'horizontalité on n'en parle un peu durant les campagnes électorales (parce que c'est notre projet) mais on théorise la verticalité dès le lendemain de l'élection. Quant à la réticularité, on l'a en horreur, et rien n'égale la méfiance qu'ont les politiques des réseaux sociaux si ce n'est la haine jalouse que leur portent la plupart des journalistes. Quant aux réseaux d'influence, occultes, c'est une autre afffaire, et les mentionner vous conduit au bûcher pour complotisme.

vignette de l'article dans bitcoinfr.jpeg, janv. 2022

119 - Enfumage

January 13th 2022 at 20:09

Sur un plateau de télévision, pour tout bitcoineur qui pourrait expliquer, il y a face à lui quelqu'un qui est là pour critiquer. Il y a des champions de l'exercice. L'un des plus actifs ces temps-ci se présente comme économiste et comme tout économiste, quand il est à court d'argument, il raconte des histoires, partant comme tous les siens de l'idée que les expériences historiques peuvent servir à tout et hors de tout contexte.

Pour démontrer que Bitcoin n'est pas une monnaie, ce qui comme on le lui a répondu est largement une conversation de salon, il a des flèches de toutes sortes dans son carquois. Une monnaie, nous a-t-il expliqué chez François Taddeï,  ça met généralement très peu de temps à s'installer . Généralisation dont je vois bien mal le fondement et sur laquelle il embraye  par exemple si vous prenez la situation de Berlin après guerre, dans une ville ruinée, bon il fallait un moyen d'échange ...c'est la cigarette qui avait été élue par la population comme moyen d'échange, élue pas au sens strict, au sens de l'utilisation, et ça avait mis deux semaines à s'installer. .

Cet argument fumeux n'a pas été improvisé en panique sur le plateau, il a déjà été présenté dans une tribune du Monde :  En 1945, dans le Berlin ruiné d'après guerre, la cigarette n'avait pas mis deux semaines à s'étendre à quasiment toutes les transactions possibles .

L'exemple cité est tellement farfelu (la courbe d'adoption de Bitcoin suit assez fidèlement celle d'Internet, lointain descendant d'Arpanet) qu'il peut sembler oiseux de le regarder de près, mais l'exercice s'avère instructif.

Loin de nous infliger, comme on le fait pour tuer Bitcoin, l'argument des trois fonctions d'Aristote, il n'est plus question ici que d'instrument de transaction. On veut bien croire que ce soit cette fonction qui soit la plus urgente à satisfaire et que l'adoption de la cigarette dans ces conditions ait pu être plus rapide que celle de Bitcoin. Nous voilà plus érudits et doté d'un utile savoir. Sauf sur un point : les Allemands ne fabricant plus rien et surtout pas des cigarettes, cette étrange monnaie n'a pas été élue par la population (genre monnaie locale) mais importée par l'occupant.

Faisons un peu d'histoire, et demandons-nous d'abord, où notre économiste a pu aller dénicher ça ? Faisons comme tout le monde : l'appel à un ami savant (à Mountain View, CA).

On lit cela en effet :  A la sortie de la Seconde Guerre mondiale, la monnaie allemande, le Reichsmark, fut déconsidérée et ne fut plus utilisée. C'est une économie à base de troc qui vit le jour, et la monnaie d'échange la plus utilisée fut alors la cigarette américaine. Elle permit une certaine stabilité des prix avant d'être remplacée en 1948 par le Deutschmark . Diable, c'est une monnaie qui accompagne du troc? durant trois ans ? Cependant on lit cette fine analyse sur le site secouchermoinsbete.fr qu'on ne réputera pas forcément être de qualité universitaire. Notons quand même que ledit site donne trois références, ce qui n'est pas rien. Poursuivons.

  • La première référence est à un site spécialisé sur l'or qui fait un bref historique sans références particulières. Notons qu'il dit surtout que  peu avant la chute du troisième Reich, les échanges dans les camps de concentration nazis se basaient sur la cigarette comme valeur de référence. Le fait que le tabac n'était pas rationné et qu'il pouvait être facilement dissimulé était la principale motivation de ce choix . Donc on n'est plus après la défaite mais avant... et on comprend mal pourquoi dans les camps des nazis les cigarettes n'auraient pas été rationnées. On y reviendra.
  • La seconde référence est à l'article Wikipedia sur l'Allemagne depuis 1945 qui contient cette assertion :  L'Allemagne de l'après-guerre connaît une importante inflation, si bien que la cigarette blonde américaine fait figure d'étalon monétaire  avec un renvoi à un livre peu spécialisé dans les monnaies parallèles, à savoir celui de Marc Nouschi, La démocratie aux États-Unis et en Europe (1918-1989). Il semble y avoir (en page 244 dudit livre que je n'ai pas) une remarque sur l'apport massif d'américaines par les GIs. Mai alors s'agit-il bien d'un étalon ?
  • La troisième référence est au site archive.tabacco.org qui ne semble plus en ligne.

Si l'on regarde maintenant dans la vraie littérature historique, c'est à dire dans des livres écrits par des historiens, on trouve cela principalement chez Anthony Beevor et Frederick Taylor. Le reste de ce que l'on trouve en ligne est littérature d'économistes.

Le premier écrit que  à Berlin, tout se comptait en Zigarettenwährung, c'est-à-dire en monnaie-cigarettes ce qui fait plutôt référence à l'étalon qu'à l'instrument, mais il ajoute à la phrase suivante  de sorte que quand les soldats américains arrivèrent avec des réserves inépuisables de cartons ils n'eurent pas besoin de recourir au viol . Tiens donc...

Le second parle des soldats et fonctionnaires alliés qui, riches de cigarettes, pouvaient s'offrir des femmes allemandes, au tarif en usage de cinq cigarettes qu'il décrit comme une  monnaie d'échanges officieuse . Mais ensuite, il attribue plutôt à la cigarette une fonction d'étalon en 1948 dans un contexte où les Russes, qui occupent la moitié de la ville, font tourner la planche à billets de vieux Reichmark qui reste (incroyablement) la monnaie officielle de toute l'Allemagne occupée.

Bref ce à quoi l'économiste renvoie comme exemple presque standard d'élection d'une monnaie par la population n'est qu'un enchevêtrement de faits divers douloureux : occupation de l'Allemagne, situation obsidionale à Berlin, destruction de l'État, des usines, des immeubles et des familles, famine, trocs, marchés noirs, viols massifs des femmes par les soviétiques (deux millions de femmes ?) et même par  nos amis américains .

Alors certes, il semble bien que la cigarette, instrument de débrouille plus que monnaie, ait servi lors de l'effondrement de mai 45, comme lors de la crise qui va mener au début du blocus en juin 48. Mais les Russes, même en quadrillant le terrain, auraient-ils fait tourner durant trois ans une planche imprimant des billets totalement dénués de cours ?

Revenons à la monnaie

Même pour en rester à des expériences douloureuses et évidemment non extrapolables, les cigarettes peuvent effectivement avoir servi de monnaie presque unique, non pas à Berlin après guerre mais dans les camps nazis avant. Et là il existe une intéressante documentation avec l'article The Economic Organization of a P.O.W. Camp publié en novembre 1945 par R.A. Radford, jeune anglais né en 1919 à Nottingham, et capturé en Lybie par les forces de l'Axe. On le lira en anglais ici et les moins courageux en résumé français .

Bien sûr l'article de Radford n'apprendra rien sur le Bitcoin, monnaie intangible, non alimentaire, non fumable et évoluant non e état de siège mais dans un monde numérique très ouvert. Mais il y a quand même des éléments de réflexion sur le stock to flow et même sur la  malédiction de l'étalon .

Clope au bec.jpg, janv. 2022J'en profite pour un petit aparté numismatique : à ma connaissance la seule effigie de monarque clopant est celle de Napoléon III accusé après 1870 d'avoir provoqué le désastre de Sedan, et l'emprisonnement de 80.000 prisonniers.

La cigarette est-elle sur cette monnaie satirique une allusion personnelle (oui, il fumait, mais plutôt le cigare) ou une allusion au seul passe-temps du prisonnier ? Je l'ignore.

Notons pour conclure que si les cigarettes n'étaient pas fabriquées par les Allemands occupés en 45 mais bien apportées par les soldats vainqueurs, elles n'étaient pas davantage élaborées par les prisonniers eux-mêmes dans les camps nazis mais y étaient envoyées par les familles dans les paquets et par les États (vaincus) au titre de leur grotesque propagande. État vaincu ou État vainqueur la cigarette finalement est une monnaie régalienne !

118 - Bitcoin mis en bière

January 4th 2022 at 19:53

(pour Sofiane)

Commençons par un aveu de faiblesse : cet article serait difficile à traduire.

Il y avait jadis, m'a-t-on dit, dans mon village de Picardie un menuisier qui faisait aussi  café  et ne se refusait pas le plaisir d'accueillir à l'occasion le client par une plaisanterie très fine :  vous venez pour une bière ? .

Bref, je ne vais pas parler de Bitcoin mis pour une 440ème fois (à ce jour)  en bière  (du vieux bas-francique bëra pour civière) mais d'une certaine chope de bière (du moyen-néerlandais bier) qui me semble avoir largement échappé à la fureur du mème qui règne dans notre sonnante et trinquante communauté.

Ce 3 janvier, donc, un banquier d'affaires crypto de longue date (il se reconnaitra) poste, comme quelques centaines d'autres j'imagine, l'iconique page du Times de Londres. Quelle élégance, ce Satoshi, on dirait un personnage de Jules Verne. On sent le boomer et ça me ravit à chaque fois.

Comme chacun sait, Satoshi, dans son premier bloc de validation, le 3 janvier 2009, a en effet rajouté ces quelques mots :  Chancellor on brink of second bailout for banks . Et là, le fin banquier d'ajouter :  Certains diront que c'est un message subliminal pour réfléchir sur notre économie monétaire, d'autres qu'il s'agissait simplement d'une preuve de date... le mystère subsiste .

Au moment précis où j'ai lu le mot subliminal mes yeux se sont ouverts et, pour la première fois je le confesse (mais j'ai eu beau interroger autour de moi, je ne semble pas plus borgne qu'un autre) j'ai VU :

pinte.jpg, janv. 2022

Bon dieu... mais c'est bien sûr !  me dis-je comme le célèbre commissaire : le vrai message subliminal, c'est la pinte. Ce message s'adressait clairement à plusieurs personnes qui ne le savaient pas ce jour-là, il y a 13 ans, mais qui allaient devenir, d'un bout du monde à l'autre, les piliers d'innombrables social-meetups.

Mais ce qui est vraiment magnifique c'est ce que dit le minuscule chapeau : que le prix de l'indispensable pinte allait baisser !!!

Or au cours de ces réunions savantes et conviviales, de pinte en pinte, on allait assister à une baisse vertigineuse du prix de la bière... exprimé dans la monnaie de Satoshi.

Mes amitiés aux buveurs de bière francophones qui se reconnaîtront eux-aussi aisément et aux bars qui ont eu l'intelligence de vendre la bière en bitcoin !

117 - Ligne de partage ou ligne front ?

January 1st 2022 at 10:57

(Bonnes résolutions?)

Certaines personnes ne s'intéresseront jamais à Bitcoin. D'autres ne s'y intéresseront jamais que pour en dénoncer ce qu'il n'est pas ou ce qu'il ne devrait pas être, voire pour en réclamer l'interdiction. Il y a des cas désespérés.

Seulement il faut bien avouer que ceux qui s'intéressent aujourd'hui à Bitcoin ne l'ont fait ni depuis leur propre naissance, ni depuis la sienne, ni même en général depuis leur première rencontre.

Il y a, à un moment donné, une rencontre décisive, parfois gênante, toujours enthousiasmante. Un moment où l'on choit du haut de ses certitudes et où l'on doit reconstruire sa vision, revenir d'une forme d'aveuglement, comme Paul sur le chemin de Damas, où il se rendait pour combattre ceux qu'ils considéraient comme des hérétiques, des dissidents et des dangereux sectaires.

(merci au pape Paul VI pour cette pièce originale)

Comment devons-nous, de notre côté, comprendre et traiter toutes les déclarations des no-coiners exhibant sans fard leur faible connaissance d'une chose qu'ils prétendent condamner ?

Ce billet incite à prendre quelques bonnes résolutions  : s'indigner, aboyer et troller ne suffit pas à provoquer la chute du païen, et moins encore à lui ouvrir les yeux.

OK Boomer

Clamée comme une sorte de Montjoie, cette interjection témoignait à l'origine (il y a plus de trois ans maintenant) d'une compréhensible fatigue des plus jeunes devant les admonestations grand-paternelles. Elle a fini par devenir un argument en soi, qui ne me semble guère ni honorable (notamment au regard d'une morale commune qui ne cesse de dénoncer les stéréotypes) ni pertinent si l'idée n'est pas de dénoncer mais d'expliquer. Pourtant, à chaque fois que j'ai tenté d'en suggérer la portée limitée, je me suis fait renvoyer dans les cordes avec une forme de méchanceté.

Or s'il est incontestable que l'appréhension de la nouveauté technologique (mais aussi artistique, musicale, etc.) révèle un biais d'identité et qu'être sexagénaire, porter une cravate ou avoir fait carrière dans la haute administration ne sont pas des critères qui prédisposent à fréquenter des jeunes geeks, il est non moins évident qu'il y a des boomers crypto - dont Satoshi lui-même selon toute vraisemblance chronologique - des hauts fonctionnaires crypto-adeptes (ou apologistes) et comme toujours des contre-exemples dans tous les sens.

Laisser entendre qu'on peut ou qu'on ne peut pas  comprendre générationnellement Bitcoin, comme on me l'a écrit récemment dans un français douteux, reste une fainéantise intellectuelle. Que le facteur d'âge soit plus clivant que le type d'études, le positionnement social, la place dans le cocotier ou Dieu sait quoi, c'est ce qui m'apparait incertain. L'argument, quand il n'est pas sérieusement étayé, me semble relever d'une sorte de maoïsme, comme lorsque (dans ma jeunesse !) les  origines petit-bourgeoises  de l'adversaire expliquaient tout et n'importe quoi.

Surtout, cet argument instaure une  ligne de partage des eaux  qui, selon la seule date de naissance, condamnerait l'un à l'ignorance arrogante des boomers et l'autre à la vertueuse hardiesse intellectuelle des millennials. C'est beau comme Jésus au milieu des docteurs.

Albrecht-Durer-.jpeg, déc. 2021

Non seulement cela blesse et bute le boomer mais cela n'incite guère le jeune qu'à la raillerie, voire à l'amertume, sans autre espoir que dans le temps qui passe. Or jouer le cadavre est un jeu usant. La génération aux commandes peut se maintenir longtemps. Elle a le droit, les institutions, la force et pas mal d'autres choses pour elle. Le jeune sera vieux avant que le vieux ne soit mort. D'autant que le dernier jeune qui m'a titillé avait, à l'examen, des enfants déjà âgés eux-mêmes de 20 ans, ce qui m'a fait sourire mais que j'ai élégamment gardé pour moi.

La vraie ligne de partage

Si elle ne correspond pas à celle que tracerait la seule naissance, voire l'inscription dans les forteresses et les réseaux de la domination sociale, par où passe donc la ligne séparant ceux qui vont en rester là et ceux qui vont faire le pas vers la crypto ?

Selon moi, elle court entre deux qualités essentielles de l'esprit : la liberté et la curiosité.

La liberté n'est pas forcément à la portée de tous. Celui dont la position (professionnelle et donc matérielle) passe par l'allégeance au système financier construit depuis le débasement des monnaies et la libéralisation des marchés financiers ne peut pas (sauf paradoxalement à l'âge de la retraite, peut-être !) faire le moindre pas. Mais ne nous y trompons pas : il y a des gens fainéants (jeunes ou vieux, d'ailleurs) qui répèteront toute leur vie ce qu'ils ont appris en première année de faculté, sans même que le système n'ait à exercer de grande contrainte sur eux.

La curiosité est ce qui me semble commun à toutes les personnes, de tous âges, origines et conditions que j'ai rencontrées dans la crypto. Quelqu'un de curieux (et de cultivé, ce qui va toujours de pair, même si des jeunes gens incultes vont certainement me soutenir le contraire) finit toujours par comprendre Bitcoin.

À cet égard on peut donner l'exemple de ce magnifique boomer qu'est Raphaël Rossello, Managing Partner d'Invest Securities (et lauréat du Prix Tulipe...). En mars 2021, il avait déclaré chez Thinkerview que le jeton de Bitcoin ne serait jamais autre chose qu'un billet de monopoly aux usages douteux.

Il faut réécouter attentivement cette première séquence : on y voit bien que cet homme intelligent traite de l'inconnu non pas de façon sotte, mais au travers de son expérience qui est vaste et de la sagesse qu'il en a retirée. Mais en mars 2021 il n'avait aucune connaissance de Bitcoin et celle (au demeurant approximative) qu'il avait de l'épisode des tulipes ne lui permettait pas alors d'expliquer Bitcoin, mais seulement de suppléer à son ignorance par un mixte de comparaison et d'extrapolation.

En novembre, huit mois plus tard seulement, il a eu le mérite, le courage et l'honnêteté d'analyser publiquement son  chemin de Damas .

Phénoménologie de l'expérience Bitcoin ?

Raphaël Rossello venait, nous dit-il, d'un monde où l'univers crypto n'existe pas. J'ai déjà dit moi-même que c'était exactement ce que révèle l'argument célèbre  ça ne marche pas dans la vraie vie . Il ne sert donc à rien, fût-on maximaliste, de montrer Bitcoin seul, au risque de l'exhiber comme la solution à un problème qui n'existe pas dans l'esprit d'autrui.

À le voir sur ces deux séquences différentes, il est évident que Raphaël Rossello n'a pas été vaincu par les cris ou les trolls suscités par sa première intervention. Il a été convaincu par des arguments, mais surtout par l'expérience de cas d'usage.

Or n'importe qui de sérieux ( fût-il un boomer) voit en quelques semaines d'étude que les laborieuses expériences menées par les banques centrales sur leurs blockchains privées sont mille fois moins excitantes que ce qui se passe dans la Defi.

Laissons donc faire.

La violence est contre-productive

N'entretenons pas la violence inutile qui se déchaîne même sur des réseaux professionnels de type LinkedIn, pour ne rien dire de Twiter. Celle des adversaires de Bitcoin est souvent inconsciente, car faite de pas mal de pharisaïsme : ne sont-ils pas les honnêtes gens justement chargés du bien commun ? Elle est aussi, parfois, pétrie d'arrogance, de mépris, de mensonges impunément répétés.

chroniqueurs.jpg, déc. 2021Ainsi un  haut fonctionnaire et économiste  que chacun reconnaitra aisément multiplie les  Mon bon monsieur  et les  Mon pauvre ami , parle des braves gens  et n'hésite pas devant des arguments comme vous êtes gentil mais vous ne connaissez strictement rien à la régulation des marchés financiers , cette dernière pique apparemment adressée à quelqu’un possédant, justement, la certification AMF … Après quoi le même bloque ceux qui osent lui répondre. Donc, en fait, lui répondre, poliment ou non, me paraît relever du jeton mis dans une machine dont le bruit qui nous casse déjà les oreilles. Voyez son prédécesseur  ancien président de banque  qui au bout de quelques mois semble avoir renoncé à ses polémiques insensées.

Mais la violence des bitcoineurs ne doit pas être sous-estimée ou absoute : elle peut être méchante, assaisonnant en outre ses attaques ad hominem de fautes d'orthographe qui discréditent encore davantage le propos aux yeux de ceux qui sont visés. Au-delà de ces vices de forme, on y passe trop vite du refus de l'archè étatique à celui de l'auctoritas académique et de l'anarchie à la vulgarité. Dire d'un professeur d'université qu'il est  payé par nos impôts  devrait être proscrit : or c'est commun et pour certains c'est même l'ultima ratio.

Bref chaque camp s'installe sottement dans la caricature que l'autre en trace.

Une part de dénonciation m'apparait légitime : on peut et on doit souligner les intérêts objectivement servis, rappeler que tel qui se présente comme  professeur  fait l'essentiel de sa carrière dans telle ou telle banque, mettre le projecteur sur les extrapolations imprudentes, les suppositions toujours hasardeuses selon lesquelles le contexte, le marché, la technique ou les besoins des hommes ne changeront jamais.

La dénonciation des biais identitaires doit en revanche se faire avec tact. Tel qui est responsable de ses jugements erronés ne l'est pas de son âge et celui auquel on pourra légitimement reprocher une carence de culture technologique ne sera pas exécuté simplement pour avoir fait l'ENA trente ou quarante ans plus tôt.

vatican-20-lires-1988.jpg, déc. 2021La part d'énergie consacrée à l'invective serait dans tous les cas mieux employée à susciter la curiosité.

 N'y touchez pas  dit la Banque ? Plutôt que de vous époumoner contre la Banque, rendez donc le fruit Bitcoin appétissant.

(Merci au pape Jean-Paul II. Heureusement que les papes battent monnaie, sinon je serais à court d'illustrations numismatiques)

Je vais maintenant entrer dans une zone à risque.

Au-delà des violences verbales qui brouillent le message et des légitimes requêtes pour bénéficier d'une fiscalité honnête et loyale, quel sens doit-on donner à Bitcoin lorsque nous en parlons ?

R. Rossello nous rappelle au détour d'une phrase qu'on peut venir à Bitcoin sans aimer le néo-libéralisme. Tout bitcoineur a le droit d'être (ou de ne pas être) néo-libéral, ou autrichien. Le problème, selon moi, vient d'une forme de hold-up que certains font sur Bitcoin. Que Hayek ait en 1976 appelé à une mise en concurrence des monnaies en dehors du contrôle de l'Etat n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin. Qu'en 1999 Friedman, parlant de la façon dont Internet serait une force importante pour réduire le rôle du gouvernement ait ajouté dans un aparté de moins de 60 secondes que  la seule chose qui manque, mais qui sera bientôt développée, c'est une monnaie électronique fiable, une méthode par laquelle, sur Internet, on peut transférer des fonds de A à B sans qu'ils se connaissent  n'en fait pas l'inventeur de Bitcoin.

Entendons-nous bien : leurs diagnostics prouvent effectivement que Bitcoin n'est pas né par hasard. Mais il n'est pas né dans une fac d'éco, ni à Chicago. D'autres qu'eux, dans d'autres courants de pensée, ont aussi posé des diagnostics prophétiques. A tout prendre, l'idée formulée par Henry Ford en 1921 d'une monnaie énergétique (la seule dont j'avais entendu parler avant ma rencontre avec Bitcoin, entre nous soit dit) me paraît susciter un rapprochement tout aussi convainquant. Et comme nous l'avons écrit Philippe Ratte et moi dans un ouvrage qui, poussant avec malice le même bouchon encore plus loin, suggérait que Tintin avait découvert Bitcoin avant Satoshi :  tous les angles d'attaque sont bons, et en éclairant un même objet obscur, c'est leur rapprochement qui le met en évidence. Ainsi l’interférence entre des ondes légèrement décalées d’un laser frappant un même objet permet-elle d’en tirer l’hologramme .

La mass adoption ne viendra pas de la lecture de resucées d'économistes morts par leurs adeptes pour qui Bitcoin a été, parfois, une divine mais tardive surprise. L'envol de son cours est, disons-le platement, bien plus convainquant. Les signes d'une étrange normalisation ne manquent pas, que ce soit les anciens étudiants de Blockchain Partners qui redeviennent bitcoineurs mais sous pavillon KPMG ou bien la société Coinhouse, spin-off de la défunte Maison du Bitcoin, qui s’installe dans l’ancien Crédit Lyonnais. La multiplication du nombre de médias, podcasts et chaînes Youtube, l'arrivée de Satoshi sur Arte avec le documentaire de Rémi Forte œuvre de grande qualité non exempte d'ailleurs d'une certaine dose d'inquiétude... tout cela annonce la sortie du ghetto. Raison de plus de ne pas en inventer de nouveaux ni idéologiques, ni moraux.

Car il n'est pas interdit de craindre que le changement ne s'accompagne aussi, maintenant du côté des bitcoineurs, d'une forme de condescendance ou d'arrogance peut-être prématurée, surement déplacée. Certains pronostics d'hyperbitcoinisation ne sont pas utiles. Certaines photographies (de vacances, de fêtes, de festins) sont peu de nature à conforter l'idée que  Bitcoin n'a pas été inventé pour vous rendre riches mais pour vous rendre libres .

On peut rire entre nous de tous les banquiers et économistes old-timers qui viennent avec une sincérité de crocodile nous dire que Bitcoin a trahi les promesses de sa jeunesse. Il n'est pas interdit de nous poser, entre nous, des questions morales.

Il y a en effet une attitude possible (short the world, en gros...) et une autre, souhaitable. Améliorer un peu le monde.

116 - Une pièce de 21

December 5th 2021 at 09:59

Le nombre 21 (généralement suivi de millions) joue un rôle essentiel, tant concrètement que symboliquement, pour la  meute sectaire et insultante  qui agace les gentils universitaires et les utiles haut-fonctionnaires avec lesquels certains d'entre nous s'aventurent à polémiquer en pure perte de temps.

Pourquoi 21 ? Vieille question qui marque au fer rouge le prétendu expert débarquant sur un plateau télévisé avec sa supposée candeur. Passons.

Est-ce qu'il a existé une pièce de 21 quoi que ce soit ? Voilà en revanche une question vraiment utile à débattre durant un week-end pluvieux  à l'heure du thé fumant et des livres fermés .

Parce qu'en apparence, depuis la restauration d'un semblant de finance par Bonaparte et jusqu'à l'effondrement des monnaies au 20ème siècle, la plupart des pays civilisés c'est à dire, let's be serious, francophones ont battu en or des pièces de 20 francs, pas de 21.

Le chiffre 20 a d'ailleurs une antiquité respectable en matière monétaire. Il y avait 20 sous dans un franc, comme il y avait 20 solidus dans une livre depuis Charlemagne et comme il y eut 20 shillings dans une livre sterling.

Après leur courte expérience républicaine, les Anglais battirent entre 1663 et 1814 une pièce d'or qui contenait environ un quart d'once d'or, et à laquelle on donna de Guinée, terme qui désignait toute la côte méridionale de l'Afrique occidentale d'où provenait une grande partie de l'or utilisé pour fabriquer ces pièces. À l'origine la guinée valait une livre sterling (soit 20 shillings d'argent) mais la hausse du prix de l'or par rapport à celui de l'argent finit par entraîner une augmentation de la guinée, qui a parfois atteint 30 shillings.

Alors, de 1717 à 1816, la valeur de la guinée fut officiellement fixée chez nos amis anglais, qui peuvent parfois se singulariser comme par plaisir, à 21 shillings. On trouve des poids monétaires en laiton qui pouvaient servir à réglementer la parité entre banquiers, changeurs et commerçants, ainsi qu'à valider aisément sur une balance, que l'argent sur le plateau valait bien une de ces fameuses guinées !

Mais fixer la parité entre deux métaux est une folie de régulateur, un fantasme régalien. La guinée était cependant devenue un terme familier ou spécialisé, et l'est restée longtemps même sans pièce tangible. Bien que la pièce de ce nom ne circule plus depuis le 19ème siècle, le terme  guinée  a survécu jusqu'au 20ème siècle comme unité de compte dans certains domaines, au cours de 21 shillings. Parmi les usages notables, les honoraires professionnels (médicaux, juridiques, etc.) étaient souvent facturés en guinées, ainsi que les paris aux courses de chevaux et de lévriers, ou la vente de béliers.

Tant et si bien que la livre égyptienne s'appelle toujours officiellement pound en anglais et guineh en arabe, établissant si l'on peut dire l'équivalence 20=21, digne des mystères dont l'histoire de ce pays était déjà si riche.

Il y a tout de même eu un exemple de pièce avec une valeur faciale de 21 unités monétaires

Elle fut émise par des autorités légales, légitimes, régaliennes et tout ce qu'on voudra. Et bien sûr ça s'est passé chez mes amis neuchâtelois, où fut bel et bien frappée une pièce de 21... batzen.

Le batz était à l'origine, au 15ème siècle, la monnaie de Berne. La pièce montrait alors sur son avers un ours qui est l'emblème de la ville et tirait même son nom, comme la ville qui l'avait créée, de l'ancien haut-allemand Bätz qui signifiait Ours. Le Batz se divisait en 4 Kreutzer, chose commune à toutes les villes où l'on battit ensuite des batzen. Mais hélas, d'une ville à l'autre, la valeur du batzen local variait sensiblement de Berne à Fribourg, Lausanne et autres villes à atelier monétaire.

Arrivent les Français (en 1798, donc avant Bonaparte, soit dit en passant : il n'a pas tous les torts et toute cette affaire est bien complexe) : le batz devient la valeur d'un dixième de la  livre suisse , nouvelle monnaie officielle que l'on va bientôt appeler  franc  même si en attendant Germinal, il n'a pas exactement la même valeur que de l'autre côté de la montagne. Il faut harmoniser : 21 batzen de Fribourg sont comptés pour 20 batzen suisses.

Et Neuchâtel dans tout cela ? Depuis 1709, la principauté qui était jadis à la famille de Fribourg, puis aux Orléans-Longueville, s'est choisie comme souverain le roi de Prusse, parce qu'il est loin, qu'il est protestant et qu'il semble pouvoir la protéger des appétits français. La principauté use à l'occasion de son indépendance pour fabriquer un peu de fausse monnaie (française) mais elle a sa propre monnaie, à l'effigie du roi de Prusse. Son batz, comme celui de Fribourg, est un peu plus faible que celui dit suisse. Un bon moyen de rester fidèle à sa vieille unité de compte tout en commerçant avec les Suisses est donc... d'émettre des pièces de 21 batzen, qui seront comptées pour 20 ailleurs.

Comme l'indique la légende : Suum cuique, à chacun le sien !

La légende en latin abrégé se lit Frédéric-Guillaume III roi de Prusse Prince Souverain de Neuchâtel et Valangin

La ville de Genève avait procédé de même, avec sa pièce de 21 sous, valeur d'usage depuis 1710 (quoique non inscrite comme valeur faciale) émise de la même façon pour faciliter les échanges avec la Savoie ou la Suisse.

À son retrait lors de la loi monétaire de 1850 la pièce de 21 batzen qui avait circulé depuis Frédéric III, puis Alexandre Berthier, puis sous régime prussien et cantonal après 1814, valait 2fr75, et non 2fr10, ce qui laisse penser qu'elle s'était appréciée le temps passant.

Notons le pragmatisme de la démarche : les politiciens français qui voudraient  revenir au franc  n'ont à ma connaissance jamais songé à battre des pièces de 6, 55957 francs français, alors même que la Monnaie de Paris l'avait fait, non seulement pour des médailles (au dessus), mais pour diverses émissions en argent, numismatiques, donc parfaitement légales, légitimes, régaliennes etc !

Donc, pour finir sur une note crypto (que l'on n'aille pas me reprocher de perdre la foi et de faire perdre leur temps à mes rares lecteurs) : pourquoi ne pas émettre un stablecoin en franc ? Il me semble qu'il faudrait réunir un groupe de travail, mener des expérimentations, écrire des rapports et naturellement trouver un algorithme de consensus fondé sur l'utilité sociale et le respect de tout ce qui peut venir à l'esprit. Mais la Banque de France a déjà une vieille expérience du minage !

115 - Le vide

November 15th 2021 at 09:29

Mes lecteurs ne regardent pas trop la télévision, et sans doute moins encore sa publicité commerciale que sa réclame politique. Malgré cela je veux parler ici d'un spot qui m'avait amusé jadis et qu'une récente expérience m'a remis en mémoire.

Les publicités des banques est un genre à part, avec ses mots pompeux, sa  digitalisation  en toc et ses clients santons, tantôt roublards tantôt ébahis. Pouvoir de dire oui, monde qui change, truc qui bouge. On tourne en rond et même en traversant la rue pour gagner la banque d'en face cela reste Kik-kif et Cie. Les pubs du Crédit Mutuel tablent sur l'originalité supposée de leur structure capitalistique même s'il est probable que l'usager s'en soucie peu et ne la soupçonne généralement même pas. Dans cet établissement, pour 24 euros par an, le client n'a ni chéquier ni carte de paiement. On fait mieux, en gros, et mieux vaut donc parler d'autre chose. Voici le clip en question, datant d'une dizaine d'années.

On se fiche tellement de leur structure coopérative (qui n'est pas unique dans le paysage bancaire, loin s'en faut) que clip avait plutôt été remarqué pour son racisme inconscient ou supposé. Mais moi il m'avait frappé parce que l'agence filmée n'est guère éloignée de chez moi. Et que s'il y a souvent foule devant le bistrot (devenu depuis lors un commerce de hamburger) on ne voit guère devant la banque que des gens retirant leur argent de l'automate ou laissant leur chien pisser sur la devanture.

Or l'autre jour, pour rendre service à l'un de mes proches, j'ai dû pousser la porte de cette agence...

Un grand vide.

Cela doit bien faire près de 200 mètres carrés, avec 20 mètres de façade sur rue, autant que le Carrefour voisin, qui presque jour et nuit rend service à une foule nombreuse. Bien davantage que le fruitier berbère en face, le petit restaurant chinois japonais, le boucher casher, le couscous halal, le charcutier italien, le serrurier portugais, le réparateur de mac, le pressing et tous ceux qui rendent des services vraiment utiles et autrement que 35:00 heures par semaine sur 4 jours et demi (source Google).

Dans cet espace immense et aseptisé, je ne vois qu'un homme seul, à la borne d'accueil. Extrêmement courtois je m'empresse de le dire, des fois que son supervisor ou son N+1 comme on dit maintenant ne me lise ici.

Je lui pose ma question, qui concerne donc un particulier. Mais ce monsieur est  responsable entreprises . Il a dû percevoir un peu d'étonnement dans mes yeux. Il me précise donc que tous les  responsables  doivent faire  au moins une journée et demi de guichet . C'est beau la flexibilité. Du coup, toujours obligeant, il se saisit de son téléphone, et appelle la responsable particuliers  qui à cette heure a le droit de travailler dans un (son?) bureau. Voix lointaine, dans le fond du décor vide.

Mais ma question concerne un métier spécifique - celui d'enseignant - pour lequel le Crédit Mutuel a créé des Agences dédiées. Sont-elles, celles-là, pleines de clients-actionnaires-administrateurs bourdonnant et industrieux ? Je l'ignore. L'agence de quartier dans laquelle je me trouve ne dispose même pas du flyer ad hoc.

Il faudrait voir sur Internet . Je n'y aurais pas pensé. Mais sur Internet on vous demande juste votre téléphone, pour qu'un responsable spécialisé vous rappelle, au moment qui l'arrangera lui, ou pas.


Bref l'Agence vide occupée par deux responsables ivres de solitude et d'ennui ne sert à rien. Comment et pourquoi la Banque paye-t-elle son injustifiable loyer ? Mais le site Internet non plus ne sert à rien. A quoi sert la Banque, finalement ?


Du côté de Bitcoin, on dénonce souvent les Banques pour leur monopole, leur puissance, leur effrayante collusion avec les pouvoirs, leur rôle dans le traçage et le contrôle de nos vies. Et tout cela est vrai. Mais je ne crois pas moins vrai de souligner ce vide, ce creux, ce toc.

D'ailleurs, lorsque l'on fréquente amicalement les seigneurs de la Banque, ceux qui sont dispensés de guichet, ce creux finit toujours par ressortir. Heures perdues en parlotte, en formations sur la compliance, en séances de sensibilisation sur le droit de telle ou telle minorité durant lesquelles chacun roupille. Mais aussi réorganisations absurdes (tantôt par métiers, tantôt par secteurs, vieux débat stérile et jamais tranché) objectifs absurdes, slogans absurdes.

Les banquiers sentent cela comme vous.

Leur publicité le trahit, avec sa fausse auto-dérision, ou la vilénie de se moquer d'un concurrent, ce qu'un industriel honnête ne fait pas.

Leur marketing le trahit avec des filiales supposées hipe que les lois si sourcilleuses quant à la transparence de toutes choses dispensent curieusement de la mention groupe banque ceci ou cela mais qui toutes mettent en abyme le creux et le vieux de leur propre monde.

Et comme chacun sait, leur argumentation le trahit, avec son mixte inimitable de bon sens prudhomesque et d'arguments d'autorité.

Et Bitcoin ? Eh bien le Crédit Mutuel se classe pratiquement en tête des banques les plus obtuses, dans tous les classements établis, que ce soit par Capital ou par les lecteurs de bitcoin.fr. Et son président, Nicolas Théry, par ailleurs président de la FFB (et ça, ça change tout a-t-on envie d'ajouter en parodiant la publicité) ne s'illustre pas par une bienveillance technologique particulière mais plutôt par sa défense du pré-carré des banques, mutualistes ou pas.

J'ai eu une idée : La Nature a horreur du vide. Avec mes amis du Cercle du Coin, on va tous s'acheter deux ou trois de leurs parts sociales et venir  voter  en faveur de Bitcoin à leur prochaine assemblée croupion de sociétaires potiches.

114 - Avec Snowden

October 10th 2021 at 12:24

Je ne publie ici qu'une traduction, celle d'un article publié le 9 octobre sur son blog par Edward Snowden sous le titre Votre argent ET votre vie, Les monnaies numériques de banques centrales vont rançonner notre avenir.

Nul besoin de souligner qu'il est un homme dont la parole compte.

Compte tenu de la longueur de son texte, bien peu de gens feront réellement l'effort de le lire en anglais même si chacun jurera le contraire, comme on jure n'avoir aucun problème à tenir une réunion de travail en anglais, en plein Paris, dès qu'on a cru devoir inviter un néo-irlandais, et avant que chacun ne bredouille lamentablement.

D'autre part comme la Banque de France ne communique pratiquement plus qu'en anglais, autant en prendre là-aussi le contrepied !

C'est tout ce que j'ai à dire ; la suite (que l'on peut aussi entendre en lecture sur Grand Angle Crypto) est la traduction de son article, avec ses illustrations, sans commentaires de ma part. J'en aurais bien faits quelques-uns, mais marginaux, notamment sur des points de chronologie. D'autre part certains liens sont restés pointés vers des sources en langue anglaise. Tout cela parce que mes journées n'ont que 24 heures.

1

Les nouvelles, ou nouvelles, de cette semaine concernant la capacité du Trésor américain, ou sa volonté, ou simplement sa tentation d'essayer un troll : frapper une pièce de monnaie en platine d'un trillion de dollars (1 000 000 000 000 $) afin de repousser la limite de la dette du pays m'ont rappelé d'autres lectures monétaires que j'ai faites cet été sous le dôme de chaleur, lorsqu'il est devenu évident pour beaucoup que le plus grand obstacle à tout nouveau projet de loi sur les infrastructures américaines ne serait pas le plafond de la dette, mais le plancher du Congrès.

Cette lecture, que j'ai effectuée tout en préparant le déjeuner à l'aide de mon infrastructure préférée, savoir l'électricité, était la transcription d'un discours prononcé par un certain Christopher J. Waller, gouverneur fraîchement nommé du 51ème et plus puissant État des États-Unis, la Réserve fédérale.

Le sujet de ce discours ? Les CBDC - qui ne sont malheureusement pas une nouvelle forme de cannabinoïde qui vous aurait échappé, mais plutôt l'acronyme de Central Bank Digital Currencies - le tout dernier danger qui se profile à l'horizon public.

Avant d'aller plus loin, permettez-moi de dire qu'il m'a été difficile de déterminer ce qu'est exactement ce discours - s'il s'agit d'un  minority report  ou simplement d'une tentative de plaire à ses hôtes, l'American Enterprise Institute.

Mais étant donné que Waller, un économiste nommé à la dernière minute par Trump à la Fed, exercera son mandat jusqu'en janvier 2030, nous, lecteurs de midi, pourrions y voir une tentative d'influencer la politique future, et plus précisément d'influencer le  document de discussion de la Fed , tant attendu et toujours à venir - un texte rédigé par un groupe - sur le thème des coûts et des avantages de la création d'une CBDC.

Précisons : sur les coûts et les avantages de la création d'une CBDC américaine, car la Chine en a déjà annoncée une, tout comme une douzaine d'autres pays, dont récemment le Nigeria, qui lancera début octobre l'eNaira.

À ce stade, le lecteur qui n'est pas encore abonné à ce Substack peut se demander ce qu'est une monnaie numérique de banque centrale.

Lecteur, je vais vous le dire ou plutôt je vais vous dire ce qu'une CBDC n'est PAS. Ce n'est PAS, comme Wikipedia pourrait vous le dire, un dollar numérique. Après tout, la plupart des dollars sont déjà numériques, n'existant pas sous la forme d'un objet plié dans votre portefeuille, mais sous la forme d'une entrée dans la base de données d'une banque, interrogée puis restituée fidèlement sur l'écran de votre smartphone.

(notez que dans tous ces exemples, l'argent ne peut vivre autrement que sous la surveillance de la Banque centrale.)

Une monnaie numérique de banque centrale n'est pas davantage une adoption de la cryptomonnaie au niveau de l'État - du moins pas de la cryptomonnaie telle que la comprennent actuellement la plupart des personnes qui l'utilisent dans le monde.

Au lieu de cela, une CBDC est plus proche d'une perversion de la cryptomonnaie, ou du moins des principes et des protocoles fondateurs de la cryptomonnaie : une monnaie cryptofasciste, un jumeau maléfique entré dans les registres le jour opposé, expressément conçu pour refuser à ses utilisateurs la propriété fondamentale de leur argent et pour installer l'État au centre d'intermédiation de chaque transaction.

2

Pendant les milliers d'années qui ont précédé l'avènement des CBDC, l'argent - l'unité de compte conceptuelle que nous représentons par des objets généralement physiques et tangibles que nous appelons monnaie - a été principalement incarné sous la forme de pièces frappées dans des métaux précieux. L'adjectif  précieux  - qui fait référence à la limite fondamentale de la disponibilité établie par la difficulté de trouver et d'extraire du sol la marchandise intrinsèquement rare - était important, car tout le monde peut triche : l'acheteur sur le marché peut rogner sa pièce de métal et en remiser les restes, le vendeur sur un marché peut peser la pièce de métal sur des balances déloyales, et le monnayeur de la pièce, qui est généralement le roi, ou l'État, peut abaisser l'aloi du métal de la pièce en y mêlant des matériaux de moindre qualité, sans parler d'autres méthodes comme le seigneuriage.

(Contemplez la loi dans toute sa gloire !)

L'histoire de la banque est, à bien des égards, l'histoire de cette dilution. En effet, les gouvernements ont rapidement découvert que, par le biais d'une simple législation, ils pouvaient déclarer que tout le monde sur leur territoire devait accepter que les pièces de cette année soient égales à celles de l'année précédente, même si les nouvelles pièces contenaient moins d'argent et plus de plomb. Dans de nombreux pays, les peines encourues pour avoir mis en doute ce système, voire pour avoir signalé la falsification, étaient au mieux la saisie des biens, au pire la pendaison, la décapitation ou la mort par le feu.

Dans la Rome impériale, cette dégradation de la monnaie, que l'on pourrait décrire aujourd'hui comme une  innovation financière , allait servir à financer des politiques auparavant inabordables et des guerres éternelles, pour aboutir finalement à la crise du IIIème siècle et à l'Édit de Dioclétien sur le maximum, qui a survécu à l'effondrement de l'économie romaine et de l'empire lui-même d'une manière tout à fait mémorable :

Fatigués de transporter de lourds sacs de dinars et de deniers, les marchands après la crise du troisième siècle, et en particulier les marchands voyageurs, ont imaginé des formes plus symboliques de monnaie, et ont ainsi créé la banque commerciale - la version plébéienne des trésors royaux - dont les premiers instruments et les plus importants furent les billets à ordre institutionnels, qui n'avaient pas de valeur intrinsèque propre mais étaient garantis par une marchandise : il s'agissait de morceaux de parchemin ou de papier qui représentaient le droit d'être échangé contre une certaine quantité d'une monnaie ayant plus ou moins de valeur intrinsèque.

Les régimes qui ont émergé des incendies de Rome ont étendu ce concept pour établir leurs propres monnaies convertibles, et de petits bouts de chiffon ont circulé dans l'économie aux côtés de leurs équivalents en pièces de monnaie de valeur symbolique identique, mais de valeur intrinsèque distincte. En commençant par l'augmentation de l'impression de billets de banque, en continuant par l'annulation du droit de les échanger contre de la monnaie, et en culminant avec la dépréciation de la monnaie elle-même par le zinc et le cuivre, les villes-États et plus tard les États-nations entreprenants ont finalement obtenu ce que notre vieil ami Waller et ses copains de la Fed décriraient généreusement comme une monnaie souveraine  : une belle serviette de table.

(La monnaie souveraine, telle qu'on peut la rencontrer dans l'histoire)

Une fois que la monnaie est comprise de cette manière, il n'y a qu'un pas à franchir entre la serviette de table et le réseau internet. Le principe est le même : le nouveau jeton numérique circule aux côtés de l'ancien jeton physique de plus en plus absent. Au début.

Tout comme le vieux certificat d'argent américain en papier pouvait être échangé contre un dollar d'argent brillant d'une once, le solde de dollars numériques affiché sur l'application bancaire de votre téléphone peut encore être échangé dans une banque commerciale contre une serviette verte imprimée, tant que cette banque reste solvable ou conserve son assurance-dépôt.

Si cette promesse de rachat vous semble un maigre réconfort, vous feriez bien de vous rappeler que la serviette en papier dans votre portefeuille vaut toujours mieux que ce contre quoi vous l'avez échangée : une simple créance sur une serviette en papier pour votre portefeuille. De plus, une fois que cette serviette en papier est bien rangée dans votre sac à main ou votre porte-monnaie, la banque n'a plus le droit de décider, ni même de savoir, comment et où vous l'utilisez. Enfin, la serviette en papier fonctionnera toujours en cas de panne du réseau électrique.

C'est finalement l'accessoire idéal pour le déjeuner de tout lecteur.

3

Les partisans des CBDC affirment que ces monnaies strictement centralisées représentent la réalisation d'un étalon nouveau et audacieux - pas un étalon d'or, ni un étalon d'argent, ni même un étalon fondé sur une blockchain, mais quelque chose comme un étalon de feuille de calcul, où chaque dollar émis par une banque centrale est détenu par un compte géré par une banque centrale, enregistré dans un vaste registre d'État qui peut être continuellement examiné et éternellement révisé.

Les partisans de la CBDC affirment que cela rendra les transactions quotidiennes à la fois plus sûres (en éliminant le risque de contrepartie) et plus faciles à taxer (en rendant presque impossible de cacher de l'argent au gouvernement).

Les opposants à la CBDC, cependant, citent ces mêmes prétendues  sécurité  et  facilité  pour affirmer qu'un e-dollar, par exemple, n'est qu'une extension ou une manifestation financière de l'État de surveillance qui ne cesse de s'étendre. Pour ces critiques, la méthode par laquelle cette proposition éradique tant les risques de la faillite que les fraudeurs fiscaux dessine une ligne rouge vif autour son défaut mortel : cela ne se fait qu'au prix de l'installation de l'État, désormais au courant de l'utilisation et de la détention de chaque dollar, au centre de toute interaction monétaire. C'est le modèle chinois, s'écrient les chantres de la serviette en papier. Or en Chine, la nouvelle interdiction du bitcoin ainsi que la mise en circulation du yuan numérique, ont clairement pour but d'accroître la capacité de l'État à servir d'intermédiaire - à s'imposer au milieu de la moindre transaction.

L'intermédiation et son contraire, la désintermédiation, constituent le cœur du sujet, et il est remarquable de constater à quel point le discours de Waller s'appuie sur ces termes, dont les origines ne se trouvent pas dans la politique capitaliste mais, ironiquement, dans la critique marxiste. Ce qu'ils signifient, c'est le point de savoir qui ou quoi se tient entre votre argent et vos intentions à son égard.

Ce que certains économistes ont récemment pris l'habitude d'appeler, avec une emphase péjorative suspecte, les  cryptomonnaies décentralisées  - c'est-à-dire Bitcoin, Ethereum et autres - sont considérées par les banques centrales et commerciales comme de dangereux désintermédiateurs, précisément parce qu'elles ont été conçues pour assurer une protection égale à tous les utilisateurs, sans privilèges spéciaux accordés à l'État.

Cette crypto - dont la technologie même a été créée principalement pour corriger la centralisation qui la menace aujourd'hui - était, est généralement, et devrait être constitutionnellement indifférente à qui la possède et pour quoi faire on l'utilise. Pour les banques traditionnelles, cependant, sans parler des États dotés de monnaies souveraines, c'est inacceptable : ces concurrents cryptographiques représentent une perturbation historique, promettant la possibilité de stocker et de déplacer une valeur vérifiable indépendamment de l'approbation de l'État, et plaçant ainsi leurs utilisateurs hors de portée de Rome. L'opposition à un tel libre-échange est trop souvent dissimulée sous un vernis de préoccupation paternaliste, l'État affirmant qu'en l'absence de sa propre intermédiation affectueuse, le marché se transformera inévitablement en tripots illégaux et en repaires de chair où règnent la fraude fiscale, le trafic de drogue et le trafic d'armes.

Il est toutefois difficile de soutenir cette affirmation lorsque, selon nul autre que le Bureau du financement du terrorisme et des crimes financiers du Département du Trésor américain,  bien que les monnaies virtuelles soient utilisées pour des transactions illicites, le volume est faible par rapport au volume d'activités illicites réalisées par le biais des services financiers traditionnels .

Les services financiers traditionnels, bien sûr, étant le visage et la définition même de l'intermédiation - des services qui cherchent à extraire pour eux-mêmes une partie de chacun de nos échanges.

4

Ce qui nous ramène à Waller, que l'on pourrait qualifier d'anti-désintermédiateur, de défenseur du système bancaire commercial et de ses services qui stockent et investissent (et souvent perdent) l'argent que le système bancaire central américain, la Fed, décide d'imprimer (souvent au milieu de la nuit).

(Vous seriez surpris de savoir combien de faiseurs d'opinion sont prêts à admettre publiquement qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre un tour de passe-passe comptable et l'impression de monnaie.)

Et pourtant, j'admets que je trouve toujours ses remarques fascinantes, principalement parce que je rejette son raisonnement mais que je suis d'accord avec ses conclusions.

L'opinion de Waller, ainsi que la mienne, est que les États-Unis n'ont pas besoin de développer leur propre CBDC. Pourtant, si Waller pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC parce que leur secteur bancaire commercial est déjà robuste, je pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC malgré les banques, dont les activités sont, à mon avis, presque toutes mieux et plus équitablement accomplies de nos jours par l'écosystème robuste, diversifié et durable des crypto-monnaies non étatiques (traduction : crypto ordinaire).

Je risque de perdre fort peu de lecteurs en affirmant que le secteur bancaire commercial n'est pas, comme l'affirme Waller, la solution, mais en fait le problème - une industrie parasite et totalement inefficace qui s'est attaquée à ses clients en toute impunité, soutenue par des renflouements réguliers de la Fed, grâce à la fiction douteuse qu'elle est  trop grosse pour faire faillite .

Mais même si le complexe industriel bancaire s'est agrandi, son utilité a diminué, surtout par rapport à la cryptomonnaie. Autrefois, les banques commerciales étaient les seules à sécuriser les transactions risquées, en assurant le dépôt fiduciaire et la réversibilité. De même, le crédit et l'investissement n'étaient pas disponibles, et peut-être même inimaginables, sans elle. Aujourd'hui, vous pouvez profiter de tout cela en trois clics.

Pourtant, les banques ont un rôle plus ancien. Depuis la création de la banque commerciale, ou du moins depuis sa capitalisation par la banque centrale, la fonction la plus importante du secteur a été le mouvement de l'argent, remplissant la promesse de ces anciens billets à ordre en permettant leur remboursement dans différentes villes ou dans différents pays, et en permettant tant aux détenteurs qu'aux payeurs de ces billets d'effectuer des transactions en leur nom et au nom d'autres personnes sur des distances similaires.

Pendant la majeure partie de l'histoire, le déplacement de l'argent de cette manière nécessitait son stockage en grande quantité - ce qui nécessitait la sécurité concrète des coffres et des gardes. Mais à mesure que l'argent intrinsèquement précieux a cédé la place à nos petites serviettes de table, et que les serviettes de table cèdent la place à leurs équivalents numériques intangibles, cela a changé.

Aujourd'hui, cependant, il n'y a pas grand-chose dans les coffres. Si vous entrez dans une banque, même sans masque sur le visage, et que vous tentez un retrait important, on vous dira presque toujours de revenir mercredi prochain, car la monnaie physique que vous demandez doit être commandée auprès de la rare succursale ou réserve qui en dispose. Quant au gardien, malgré la place mythologique qu'il occupe dans vos représentations avec le granit et le marbre qu'il arpente, ce n'est plus qu'un vieil homme aux pieds fatigués, trop peu payé pour utiliser l'arme qu'il porte.

Voilà à quoi les banques commerciales ont été réduites : des services intermédiaires de commande d'argent qui profitent des pénalités et des frais, sous la protection de votre grand-père.

En somme, dans une société de plus en plus numérique, il n'y a pratiquement rien qu'une banque puisse faire pour donner accès à vos actifs et les protéger qu'un algorithme ne puisse reproduire et améliorer, si ce n'est qu'à l'approche de Noël, les cryptomonnaies ne distribuent pas des petits calendriers de bureau.

Mais revenons à l'agent de sécurité de la banque, qui, après avoir aidé à fermer la banque pour la journée, va probablement exercer un deuxième emploi, pour joindre les deux bouts - dans une station-service, par exemple.

Une CBDC lui sera-t-elle utile ? Un e-dollar améliorera-t-il sa vie, plus qu'un dollar en espèces, ou qu'un équivalent en bitcoin, ou en un stablecoin, ou même en un stablecoin assuré par la Federal Deposit Insurance Corp ?

Disons que son médecin lui a dit que la nature sédentaire de son travail à la banque a eu un impact sur sa santé et a contribué à une dangereuse prise de poids. Notre gardien doit réduire sa consommation de sucre, et sa compagnie d'assurance privée - avec laquelle il a été publiquement mandaté pour traiter - commence maintenant à suivre son état prédiabétique et transmet des données sur cet état aux systèmes qui contrôlent son portefeuille CBDC, de sorte que la prochaine fois qu'il va à l'épicerie et essaie d'acheter des bonbons, il est rejeté - il ne peut pas - son portefeuille refuse tout simplement de payer, même si son intention était d'acheter ces bonbons pour sa petite-fille.

Ou bien, disons que l'un de ses e-dollars, qu'il a reçu en guise de pourboire à son travail dans une station-service, est ensuite enregistré par une autorité centrale comme ayant été utilisé, par son précédent détenteur, pour effectuer une transaction suspecte, qu'il s'agisse d'un trafic de drogue ou d'un don à une organisation caritative totalement innocente et, en fait, totalement favorable à la vie, opérant dans un pays étranger jugé hostile à la politique étrangère des États-Unis, et qu'il est donc gelé et doit même être confisqué à titre de  geste citoyen . Comment notre gardien assiégé pourra-t-il le récupérer ? Sera-t-il un jour en mesure de prouver que cet e-dollar lui appartient légitimement et d'en reprendre possession, et combien cette preuve lui coûtera-t-elle en fin de compte ?

Notre gardien gagne sa vie avec son travail, il la gagne avec son corps, et pourtant, lorsque ce corps tombera inévitablement en panne, aura-t-il amassé suffisamment d'argent pour prendre une retraite confortable ? Et si ce n'est pas le cas, pourra-t-il jamais espérer compter sur la bienveillance de l'État, ou même sur des dispositions adéquates, pour son bien-être, ses soins, sa guérison ?

C'est la question à laquelle j'aimerais que Waller, que la Fed, le Trésor et le reste du gouvernement américain répondent :

De toutes les choses qui pourraient être centralisées et nationalisées dans la vie de ce pauvre homme, est-ce que ce devrait être son argent ?

113 - La rengaine

August 27th 2021 at 09:45

Article de ALL.jpg, août 2021La tribune publiée par Monsieur André Lévy-Lang dans les Échos le 26 août ne se distingue, hélas, que par l'éminente qualité de son rédacteur. Pour le reste, du poncif de Ponzi à la responsabilité environnementale de Bitcoin, c'est un navrant pot-pourri de ce que n'importe qui de mal informé pourrait écrire.

C'est je crois ce décalage, plus que la réfutation des  arguments  qui devrait nous occuper, après lecture de ladite tribune.

Commençons par dire que Monsieur Levy-Lang, qui a présidé à partir de 1990 la Banque Paribas dans laquelle j'étais un modeste cadre jusqu'en 1989, est un homme très respecté et généralement apprécié de ses collaborateurs pour les confidences que j'en ai recueillies. J'ai eu l'honneur d'être assis à sa droite, un jour qu'il dirigeait, comme président du Conseil du Directoire, l'Assemblée Générale de la Compagnie Bancaire, et où je détenais le bulletin de vote de Paribas (48%) parce qu'aucun de nos grands patrons ne désirait ce jour-là participer à une cérémonie où figurerait notre ancien président, logé alors dans le placard doré d'une présidence de Conseil de Surveillance de ladite Compagnie bancaire avant d'aller exercer ses talents l'année suivante au Crédit Lyonnais avec le succès que l'on sait.

A la différence de ce qui se fait sur les réseaux sociaux, je ne me livrerai donc ici à aucune attaque ad hominem et en resterai au sujet : la publication d'informations creuses par un grand patron.

La pyramide de Ponzi est un schéma qu'il est toujours assez facile d'invoquer. Dans l'affaire Madoff, qui reste l'exemple récent le plus stupéfiant d'une authentique mise œuvre de ce schéma, des petits comiques n'ont pas manqué de suggérer que le brillant financier avait dû s'inspirer de la Sécurité Sociale. Ce qui n'est pas entièrement faux.

On peut aussi pousser la clameur de Ponzi dès qu'un actif n'est liquide qu'à la condition de trouver un acheteur pour en décoller le détenteur précédent. Bref conforme à une célèbre définition donnée par Coluche dans son sketch L'Autostoppeur. A ce niveau, sauf la détention de monnaie liquide, tout devient suspect. Tout marché secondaire peut plus moins être caractérisé comme un Ponzi, et le progrès intellectuel réalisé est bien mince !

Entre deux tulipes (que Monsieur Lévy-Lang a eu le mérite d'éviter jusque-là) la clameur de Ponzi a donc retenti tellement souvent pour Bitcoin que l'on doit aborder les choses frontalement : Bitcoin est-il, ou non, un schéma de Ponzi ?

En 2018, à l'occasion d'un meet-up du Cercle du Coin, nous avions entrepris de poser la question, non à un imprécateur ou à un polémiste, mais à un mathématicien qui avait justement travaillé sur la question : Monsieur Marc Artzrouni, de l'Université de Pau, référencé sur l'article Ponzi de Wikipediaet auteur d'une étude universitaire publiée en 2009, The mathematics of Ponzi schemes.

Il se trouve que le professeur Artzrouni n'était guère un fanatique de Bitcoin. Mais au Cercle du Coin ce genre de détail n'a jamais empêché ni l'échange, ni le moment convivial qui s'ensuit. Sa conférence n'en fut donc que plus stimulante et instructive Mais sa conclusion était nette : Bitcoin a peut-être tous les torts du monde, dont selon lui de permettre la mise en oeuvre de certains schémas de Ponzi, mais ce n'est pas lui-même intrinsèquement un schéma de Ponzi.


Au fait, M. Lévy-Lang le sait fort bien. Il restreint donc la ponzitude de Bitcoin à son absence supposée de toute réalité économique ce qui entre nous soit dit s'appliquerait assez bien au marché de l'art, puis il se lance dans des explications tellement grossièrement erronées sur l'explication de la hausse du cours que, chez un homme aussi sérieux, il faut bien admettre qu'il se moque parfaitement d'avoir raison ou non, d'autant que sa position sociale le dispense d'avoir à se justifier.

Ce n'est pas son niveau de compréhension qui est en cause, mais seulement son niveau d'information.

Mais comme son explication semble conduire à l'idée que la chose pourrait perdurer, il lui faut bien trouver un horizon catastrophique. C'est là que le bât blesse. Les Ponzi ne meurent qu'une fois; Bitcoin meurt tout le temps mais ses plus bas s'établissent, d'année en année, toujours plus haut.

On pourrait dire, après un apéritif entre adeptes de la cryptomonnaie, que Bitcoin montera jusqu'à la fin du minage, graphique stf à l'appui. Ou jusqu'à son adoption universelle, dans une perspective millénariste. Ou bien encore jusqu'à la colonisation de la Lune. Le choix est vaste. Mais l'auteur a décidé de frapper fort : l'Apocalypse et ses cavaliers...

Ce qui est amusant, ici, c'est le retournement dialectique. Jusqu'à présent on nous a dit que Bitcoin, qui fait bouillir un lac américain et va consommer toute l'électricité produite (en 2020, du moins Newsweek l'avait-il annoncé en 2017), sera responsable de la fin du monde. M. Lévy-Lang retourne le schéma pour trouver sa chute : la fin du monde provoquera la baisse du cours de Bitcoin. Non point parce qu'on aura d'autres soucis (croûter, se planquer etc) mais parce que le temps de validation augmentera ! Derechef, le médiocre niveau d'information de l'auteur est emblématique ; il est en soi l'information contenue dans sa tribune.

Notez que l'ordinateur quantique est lui-aussi régulièrement annoncé comme devant être fatal à Bitcoin, comme si son avènement ne devait pas mettre bien d'autres choses à genoux. Bref Bitcoin ne résistant ni au Covid ni à l'hiver nucléaire, mieux vaut placer son argent sur un livret bancaire, qui lui, résiste à tout sauf au ridicule.

merci Alexis !

Alors que le cours du jeton de Bitcoin dépasse celui du lingot d'or, il demeure socialement permis (M. Lévy-Lang étant par ailleurs président du Conseil de Surveillance du journal dans lequel il s'exprime, la chose doit même lui être particulièrement aisée) de proférer au sujet de Bitcoin des approximations désinvoltes et de livrer au public ce qui ne devrait être que des propos de bistrot.

Quousque tandem ? Je crains qu'il ne soit plus aisé de prévoir l'évolution du cours que celle de l'opinion de nos élites. Sauf à remarquer que le swing a probablement commencé outre Atlantique, et que nous sommes en France, une fois encore, derrière une ligne Maginot de petits papiers et de bons mots.

❌