Actu-crypto

🔒
❌ About FreshRSS
There are new articles available, click to refresh the page.
Before yesterdayYour RSS feeds

121 - « La fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins »

January 22nd 2022 at 12:51

J'ai Ă©voquĂ© dans mon billet prĂ©cĂ©dent consacrĂ© Ă  l'exode des trĂ©sors et des compĂ©tences cryptos le rapport ThĂ©ry de 1994. C'est une croix que porte, au-delĂ  du dĂ©cĂšs en juillet 2021 de son brillant auteur, tout haut-fonctionnaire qui prophĂ©tise le futur en ne comprenant dĂ©jĂ  plus le prĂ©sent. Classiquement, les mĂȘmes erreurs sont renouvelĂ©es depuis des annĂ©es maintenant au sujet de Bitcoin.

Mais c'est avec une certaine joie que, m'intĂ©ressant (dans mon autre vie) Ă  la constitution des collections Ă©gyptiennes des musĂ©es europĂ©ens, j'ai retrouvĂ© une  perle  ancienne et... qui est soudain entrĂ© en rĂ©sonance. Ce qui suit n'est donc pas un  ancĂȘtre du rapport ThĂ©ry  mais une preuve que la lĂ©gĂšretĂ© et l'arrogance dans le jugement sont un risque inhĂ©rent au gouvernement des  experts .

Une erreur de jugement, non moins péremptoire que celles de Gérard Théry, et qui explique comment l'une des plus belles collections égyptiennes constituée au 19Úme siÚcle a échappé au pays de Champollion.

Bernardino Drovetti (1776-1852) Ă©tait un piĂ©montais Ă©tonnant, soldat de la RĂ©publique française, nommĂ© consul de France Ă  Alexandrie par Bonaparte, mis sur la touche quand le rĂ©gime tomba et demeurĂ© sur place comme marchand de tout, aventurier, dĂ©couvreur d'antiquitĂ©s et trafiquant de celles-ci, en un temps oĂč elles Ă©taient Ă  celui qui se baissait pour les ramasser.

En 1818, Drovetti rencontre à Alexandrie le comte de Forbin, directeur général des Musées royaux. Celui-ci est émerveillé par la collection du consul. Dans son Voyage dans le Levant publié l'année suivante il écrit que, dÚs cette époque, le voeu de Drovetti (qui pour cela refusait des offres importantes) était bien que sa collection aille embellir le Musée du Louvre.

Le comte de Jomart, ancien de l'expĂ©dition de Bonaparte et secrĂ©taire de la commission chargĂ©e de la publication de la monumentale Description de l'Égypte est lui aussi tout Ă  fait conscient de l'intĂ©rĂȘt de la collection accumulĂ©e par Drovetti et l'Ă©crit au Ministre de l'IntĂ©rieur en aoĂ»t 1818.

Au fond, toutes les personnes instruites de la chose en comprennent l'intĂ©rĂȘt.

Le Louvre, ancien « MusĂ©e NapolĂ©on », vient seulement en 1818 d’ouvrir sa premiĂšre salle Ă©gyptienne, intitulĂ©e « Salle de l’Isis ou des Monuments Ă©gyptiens ».

Vingt-trois objets s’y dĂ©ploient en tout et pour tout, autour d’une statue romaine d’époque impĂ©riale donnant son nom Ă  la salle, et cette « Isis » est en rĂ©alitĂ© une statue de divinitĂ© anthropomorphe Ă  tĂȘte de lionne, reprĂ©sentant la dĂ©esse Sekhmet. Les objets qui l’environnent sont principalement des objets Ă©gyptianisants de l’AntiquitĂ© romaine, mĂȘlĂ©s de quelques originaux Ă©gyptiens, collectĂ©s Ă  Rome.

Le musĂ©e français apparait donc alors trĂšs en retrait sur le plan de la prĂ©sentation de productions issues de l’Égypte ancienne, en comparaison des salles Ă©gyptiennes mises en place outre-Manche. L'acquisition de la collection proposĂ©e par Drovetti devrait ĂȘtre une prioritĂ© !

Quand entrent en scÚne les incompétents

Le roi Louis XVIII n’aime pas l’art de l’ancienne Égypte, et une partie de son entourage rĂ©actionnaire et bigot fulmine en songeant que ces orientalistes, avec leurs recherches inutiles, veulent mettre en doute la chronologie biblique. Un peu d’Isis romaine, passe encore, mais fouiller pour retrouver des objets prĂ©tendument vieux de cinq millĂ©naires, quand des calculs prĂ©cis aboutissent Ă  assigner au premier jour de la CrĂ©ation la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (Ă  midi) et au 5 mai 1491 av. J.-C l'Ă©chouage de l'arche sur le mont Ararat ... il n’en saurait ĂȘtre question : c'est trop contraire Ă   nos valeurs  comme on ne dit pas encore ! L'affaire traine donc.

En 1822 le roi estime qu'il s'est fait dépouiller pour acquérir le zodiaque de Denderah, et qu'il en fait bien assez. Let's be serious comme on ne disait pas encore non plus.

L'affaire va donc ĂȘtre enterrĂ©e illico et avec une superbe tout Ă  fait Ă©tonnante par un ministre qui n’est autre que le gĂ©nĂ©ral de Lauriston. Ce grand et courageux soldat de NapolĂ©on, outre sa carriĂšre militaire, a une rĂ©elle expĂ©rience diplomatique. Mais ni comme soldat ni comme diplomate, il n'a jamais mis les pieds en Égypte. Et Ă©videmment il n'est point historien de l'art, ni collectionneur. RalliĂ© comme presque tous les autres au nouveau pouvoir, il est devenu  Ministre de la Maison du Roi . On se demande un peu ce qu'il vient faire lĂ . Disons que comme tout bon membre d'un cabinet ou d'une cour, il parle au nom de son patron. Notons quand mĂȘme qu'il n'a pas lĂąchĂ© un demi million Ă  McKinsey pour se faire une opinion, ce qui lui aurait Ă©vitĂ© de porter le bicorne. Ce militaire (qui a tout du boomer diraient mes jeunes amis) va donc laisser Ă  la postĂ©ritĂ© ses propres idĂ©es courtes sur l'art antique. FĂącheux, mais savoureux :

L’art chez les Égyptiens n’a jamais approchĂ© le degrĂ© de perfection oĂč il s’est Ă©levĂ© chez les Grecs et dans nos temps modernes ; les statues Ă©gyptiennes, dĂ©nuĂ©es de toute expression, avec leurs formes sĂšches, Ă©troites et ramassĂ©es, leurs poses immobiles et uniformes, ne sont point propres Ă  fournir Ă  nos artistes des modĂšles d’études et des sujets d’inspiration .

lauriston et son roi.jpg, janv. 2022

Bref, ni le ministre ni le roi n'y connaissent grand chose, mais à eux-deux ils ont décidé que Drovetti n'a qu'à aller vendre sa collection ailleurs. Ce qu'il fait en 1824 et pour une bouchée de pain, auprÚs du roi de Piémont-Sardaigne.

Le commentaire de Champollion (qui se rend Ă  Turin et tombe en pĂąmoison) mĂ©rite aussi d'ĂȘtre citĂ© et pourrait parfois nous servir aujourd'hui :

Les monuments Ă©gyptiens abonderont partout, exceptĂ© en France, et ceci par la fantaisie obstinĂ©e de trois ou quatre faquins dont la nouvelle Ă©tude dĂ©range les idĂ©es et les intĂ©rĂȘts, ce qui est tout un pour eux
 Vous verrez qu’il y aura bientĂŽt un musĂ©e Ă©gyptien dans la capitale de la rĂ©publique de St-Marin tandis que nous n’aurons Ă  Paris que des morceaux isolĂ©s et dispersĂ©s .

La chose comique, si l'on y songe, c'est que le grand soldat qui joua ici le rÎle du faquin s'appelait Law de Lauriston et qu'il était... le neveu du célÚbre financier. Comme quoi, savoir reconnaßtre la vraie valeur des choses n'était point le fort de cette famille...

Au moins peut-on se consoler en songeant qu'en 1827, sous l'influence de Champollion désormais protégé par le roi Charles X, le Louvre acquérait la seconde collection proposée par Drovetti.

Comme quoi, parfois, l'État parvient à apprendre de ses erreurs...

118 - Bitcoin mis en biĂšre

January 4th 2022 at 19:53

(pour Sofiane)

Commençons par un aveu de faiblesse : cet article serait difficile à traduire.

Il y avait jadis, m'a-t-on dit, dans mon village de Picardie un menuisier qui faisait aussi  café  et ne se refusait pas le plaisir d'accueillir à l'occasion le client par une plaisanterie trÚs fine :  vous venez pour une biÚre ? .

Bref, je ne vais pas parler de Bitcoin mis pour une 440Úme fois (à ce jour)  en biÚre  (du vieux bas-francique bëra pour civiÚre) mais d'une certaine chope de biÚre (du moyen-néerlandais bier) qui me semble avoir largement échappé à la fureur du mÚme qui rÚgne dans notre sonnante et trinquante communauté.

Ce 3 janvier, donc, un banquier d'affaires crypto de longue date (il se reconnaitra) poste, comme quelques centaines d'autres j'imagine, l'iconique page du Times de Londres. Quelle élégance, ce Satoshi, on dirait un personnage de Jules Verne. On sent le boomer et ça me ravit à chaque fois.

Comme chacun sait, Satoshi, dans son premier bloc de validation, le 3 janvier 2009, a en effet rajouté ces quelques mots :  Chancellor on brink of second bailout for banks . Et là, le fin banquier d'ajouter :  Certains diront que c'est un message subliminal pour réfléchir sur notre économie monétaire, d'autres qu'il s'agissait simplement d'une preuve de date... le mystÚre subsiste .

Au moment prĂ©cis oĂč j'ai lu le mot subliminal mes yeux se sont ouverts et, pour la premiĂšre fois je le confesse (mais j'ai eu beau interroger autour de moi, je ne semble pas plus borgne qu'un autre) j'ai VU :

pinte.jpg, janv. 2022

Bon dieu... mais c'est bien sûr !  me dis-je comme le célÚbre commissaire : le vrai message subliminal, c'est la pinte. Ce message s'adressait clairement à plusieurs personnes qui ne le savaient pas ce jour-là, il y a 13 ans, mais qui allaient devenir, d'un bout du monde à l'autre, les piliers d'innombrables social-meetups.

Mais ce qui est vraiment magnifique c'est ce que dit le minuscule chapeau : que le prix de l'indispensable pinte allait baisser !!!

Or au cours de ces réunions savantes et conviviales, de pinte en pinte, on allait assister à une baisse vertigineuse du prix de la biÚre... exprimé dans la monnaie de Satoshi.

Mes amitiés aux buveurs de biÚre francophones qui se reconnaßtront eux-aussi aisément et aux bars qui ont eu l'intelligence de vendre la biÚre en bitcoin !

111 - Napoléon et « nous »

May 9th 2021 at 10:41

Je ne vais pas aborder ici le napolĂ©on (petit n) qui reste encore aujourd'hui un honnĂȘte refuge contre l'inflation pour bourgeois boomers, mais un peu l'autre legs financier de NapolĂ©on Bonaparte, la Banque de France, et un peu aussi l'incapacitĂ© de penser par manque de toute « culture » historique qui caractĂ©rise tragiquement tout ce qui aujourd'hui « fait l'opinion ».

Pour qui a bĂ©nĂ©ficiĂ© d'une formation historique un tant soit peu sĂ©rieuse, l'Ă©pisode napolĂ©onien que nous venons de traverser a Ă©tĂ© Ă©prouvant mais instructif. J'ai dĂ©jĂ  dĂ©noncĂ© dans un billet consacrĂ© aux histoires des Ă©conomistes les impostures d'une profession qui se croit habilitĂ©e Ă  nous raconter, Ă  travers l'histoire, ce que nous sommes, ce que nous devons ĂȘtre, ce qui a toujours Ă©tĂ© et doit continuer d'ĂȘtre.

Que dire quand s'y mettent aussi des politiciens formĂ©s aux fiches de culture gĂ©nĂ©rale de leur prĂ©pa Ă  l'ENA, des Ă©ditorialistes ivres de parlote, des blogueurs recopiant de fausses citations trouvĂ©es en ligne et des copains informĂ©s par les controverses elles-mĂȘmes plus que par des lectures universitaires ?

Au-delĂ  de toute opinion (ou information) personnelle sur un homme qui, parce qu'il Ă©tait un ĂȘtre d'exception placĂ© dans des conditions exceptionnelles il y a 200 ans, ne peut par dĂ©finition pas nous enseigner quoi faire ou quoi penser au jour le jour, j'avoue m'ĂȘtre souvent amusĂ© de voir combien ce qui se disait de lui parlait en rĂ©alitĂ© de nous : de notre rĂ©publique qui serait miraculeusement Ă©trangĂšre Ă  toutes les vilenies de jadis, de notre pays oĂč des gouvernants bien moins exceptionnels qu'ils ne le croient continuent de justifier par notre histoire le plaisir qu'ils prennent Ă  coucher dans son lit.

RĂ©vĂ©lateurs du faible niveau d'information historique autant que de cette confusion des plans, deux procĂ©dĂ©s rhĂ©toriques doivent ĂȘtre mĂ©ditĂ©s, voire appliquĂ©s entre nous Ă  l'histoire de la monnaie :

  1. « et ça a durĂ© jusqu’en
 ».
  2. « on ne nous l’a jamais dit, mais ».

Le scandale de la durée

Bonaparte a rĂ©tabli l'esclavage et je ne dirai rien de ce scandale qui a quand mĂȘme « durĂ© jusqu’en 1848 ». D'autres choix, moins rĂ©voltants, ont pesĂ© plus longtemps encore. Ainsi le mĂȘme homme a dans la pratique supprimĂ© la libertĂ© de divorce par consentement instaurĂ© par la RĂ©publique. On peut pinailler Ă  la marge, mais quand on dit que ce scandale « a durĂ© jusqu’en 1975 » ne voit-on pas ce que cela signifie : que huit rĂ©gimes successifs (dont trois rĂ©publiques) ont vĂ©cu avec, alors que ni le despotisme napolĂ©onien, ni son machisme mĂ©diterranĂ©en, ni le prestige de ses victoires ne pesaient plus sur les dĂ©cisions des petits hommes qui lui avaient succĂ©dĂ©. De mĂȘme si les dames ne votaient point Ă  la Belle Époque, ce n'est pas la faute Ă  NapolĂ©on.

Est-ce qu'incriminer Napoléon du malheur des femmes (et des couples) durant 175 ans n'est pas une façon paresseuse et complaisante de ne rien dire de notre façon de nous (laisser) gouverner ?

Que Napoléon ait exercé en son temps une forme de dictature ne nous exonÚre pas, pour le dire plus crument, de nos dégoutantes et persistantes servitudes volontaires.

Le scandale du secret

Certes l'histoire progresse comme savoir accumulé et elle épouse pour cela le cours sinueux des problématiques propres à chaque époque. La polémique aussi, qui prétend juger l'histoire depuis une sorte d'Olympe morale, évolue et mute avec le temps :  bien peu de gens reprochaient à Napoléon le rétablissement de l'esclavage il y a 200 ans, et c'est un progrÚs de le faire, mais nul ne semble plus lui reprocher en 2021 l'enlÚvement et l'exécution du duc d'Enghien alors que cela a traumatisé une partie de l'opinion et rempli des pages et des pages de critique dans toute l'Europe jadis.

Mais qu'un fait soit mis en exergue ou au contraire placĂ© sous le boisseau, il reste quand mĂȘme assez peu de secrets sur cet homme-lĂ , sauf ceux que l'on invente pour faire vendre ou pour faire frĂ©mir. On s'Ă©tonnera donc de voir un homme que par ailleurs j'estime plutĂŽt, comme Daniel Schneidermann, Ă©crire sur son blog de pareilles bĂȘtises :

Des pans entiers de l'histoire napoléonienne sont encore en quasi-friche. Ainsi de cet autre "grand monument" des années du Consulat : la Banque de France. En voilà, une création magnifique, indispensable instrument de la souveraineté monétaire, qui a survécu aux siÚcles ! Mais qui sait que l'institution, créée en 1800, est à l'origine une banque privée, dont Bonaparte et sa famille (sa mÚre Letizia, sa femme Joséphine, son frÚre JérÎme, etc) étaient les principaux actionnaires, et qui semble avoir été un investissement trÚs fructueux ?

Franchement, s'il l'ignorait, j'ai un peu de peine pour lui. Il aurait pu lire un des nombreux ouvrages consacrés à Napoléon et à l'argent (l'édition du Napoléon de Jean Tulard donne de nombreuses références utiles).

Lui-mĂȘme cite un rĂ©sumĂ© de la question, publiĂ© il y a... 6 ans sur le fort libĂ©ral site Contrepoints et qui mentionne la chose.

Si jamais la chose fut secrĂšte, elle ne l'est plus depuis les sorties fracassantes de Daladier en 1934 sur les 200 familles. Il est vrai que parler des « 200 familles » vous ferait tout de suite ranger dans la rubrique populisme voire complotisme. La presse, comme on sait, est en France aussi indĂ©pendante des intĂ©rĂȘts Ă©conomiques que tout le reste : il y a donc les controverses qui lui vont et celles qu'elle contourne.

Oui, la Banque de France est née comme une banque privée, mais que peut-on en dire aujourd'hui ?

Les autres banques centrales qui pouvaient servir de modĂšle, celle de SuĂšde ou celle d'Angleterre, Ă©taient nĂ©es privĂ©es elles-aussi ! Et « ça a durĂ© jusqu’en » 1936 en France, Ă  une Ă©poque oĂč l'autoritarisme napolĂ©onien avait quelque peu faibli.

Abeilles sur le manteau ou pas, aigles sur les drapeaux ou pas, les Banquiers Centraux ont-ils jamais Ă©tĂ© autre chose que les rĂ©gulateurs, et parfois les parrains, d'intĂ©rĂȘts privĂ©s ? C'est donc toujours avec un petit hoquet que j'entends dĂ©noncer Bitcoin comme « monnaie privĂ©e ».

La BCE d'aujourd'hui est bien plus indĂ©pendante des pouvoirs politiques que ne l'Ă©taient les rĂ©gents de la Banque de France, l'empereur lui-mĂȘme et sa famille n'en ayant jamais Ă©tĂ©s actionnaires majoritaires, mais, actionnariat privĂ© ou pas, est-elle plus indĂ©pendante des intĂ©rĂȘts privĂ©s ? L'indĂ©pendance des banques centrales, qui est un pur dogme religieux, ne s'entend pas forcĂ©ment de tous les pouvoirs et n'assure en rien leur dĂ©vouement au bien commun.

Et que dire de la FED, quand la plus puissante des 12 banques centrales régionales, celle de New York, est détenue en majorité par Citigroup (42,8 %) et JP Morgan (29,5 %) ?

Pas une parlote sur la monnaie qui ne rappelle sa dimension presque mystique, souveraine, rĂ©galienne... un peu de in God we trust par-ci, un peu de pacte rĂ©publicain par-lĂ . On rappelle bien moins souvent qu'il ne s'agit parfois que d'un vernis, mĂȘme si Morgan elle-mĂȘme a jadis battu monnaie. Si la BoE est entiĂšrement dĂ©tenue par le TrĂ©sor, le capital de la BNS est largement privĂ©.

Quand Barak Obama écrit « inutile de se dissimuler l'évidence : les premiers responsables des malheurs économiques du pays sont restés fabuleusement riches » et ajoute qu'il ne pouvait rien faire parce que les banquiers tenaient l'économie en otage et s'étaient munis de ceinture d'explosifs ; quand on voit qui, chez nous, rédige les rapports sur la réforme des banques, et comment se fait la circulation des dirigeants entre banques privées, banques centrales et organes gouvernementaux... est-il bien raisonnable de chercher des poux dans les lauriers de Napoléon ?

Et donc...

Un jour ou l'autre je parlerai de la façon dont le créateur de la Banque de France fabriquait (aussi) de la vraie fausse monnaie, par millions. Mais pour le moment, l'enseignement le plus réjouissant de tout cela, c'est que la perméabilité des banques centrales (en commençant la FED) aux desiderata des banques commerciales ne joue pas forcément... contre Bitcoin.

Normalement un article sur l'empereur commence par une fausse citation, venant au mieux de Balzac, au pire de libelles royalistes, et parfois de romans américains. Je vais inverser le procédé et finir par une citation connue (mais fausse, bien sûr) sourcée en page 48 du célÚbre Manuscrit venu de Sainte-HélÚne.

Satoshi demandant à Napoléon ce qu'il pensait de la preuve de travail, celui-ci la déclara bien plus crédible que toutes les alternatives, car il n'y a dans la force ni erreur , ni illusion ; c'est le vrai mis à nu.

La prophétie auto-réalisatrice : comment le bitcoin a acquis une valeur

May 4th 2021 at 14:37

Comme nous l'avons vu au sein d'un précédent article, la création de Bitcoin a invalidé le théorÚme de régression de Ludwig von Mises, en prouvant qu'une monnaie pouvait émerger du marché sans posséder de valeur d'usage antérieure à son utilisation comme intermédiaire d'échange. Lors de son amorçage, le bitcoin n'avait en effet aucune utilité individuelle, n'était adossé à aucun autre bien, et ne bénéficiait de la promesse de personne ni d'une quelconque mémoire d'une monnaie passée. La valeur du bitcoin semble avoir surgi de nulle part, remettant en cause les conceptions erronées qu'on pouvait avoir de la monnaie.

Bitcoin ne constitue pas la premiĂšre tentative de crĂ©er un « argent liquide numĂ©rique » et fait suite Ă  de nombreuses expĂ©riences infructueuses, qui se sont notamment dĂ©roulĂ©es lors des annĂ©es 1990. Bitcoin a ainsi rĂ©ussi lĂ  oĂč de nombreux autres projets avaient Ă©chouĂ© : persister dans le temps en tant que systĂšme de monnaie entiĂšrement numĂ©rique. AprĂšs plus de 12 ans d'existence, il est toujours lĂ  et continuera probablement de fonctionner pendant des annĂ©es et des annĂ©es.

Dans cet article nous allons voir comment la prouesse de la premiÚre valorisation du bitcoin a été possible.

 

La valeur de la monnaie

Comme l'a montré l'école autrichienne d'économie, la valeur est subjective et dépend de ce fait du point de vue individuel. Cette conception s'oppose en particulier à la théorie de la valeur-travail qui postule que le travail donne sa valeur à un bien. Tel que l'écrivait Carl Menger dans ses Principes d'économie politique, « la valeur n'existe pas en dehors de la conscience des hommes ».

La monnaie ne fait pas exception à cette rÚgle : les gens valorisent un bien servant de monnaie selon l'évaluation subjective qu'ils font du bien, évaluation qui peut varier d'un individu à un autre. Néanmoins, il est possible de dégager quelques considérations qui s'appliquent spécifiquement à ce bien.

PremiĂšrement, il faut prĂ©ciser que la monnaie est un phĂ©nomĂšne intersubjectif : bien qu'elle puisse ĂȘtre acquise pour ses qualitĂ©s intrinsĂšques, elle est gĂ©nĂ©ralement valorisĂ©e sur la base sur sa capacitĂ© Ă  acheter d'autres biens, donc sur ce que va penser autrui. Les gens vont accepter une monnaie dans le commerce s'ils pensent qu'ils peuvent la dĂ©penser ailleurs. Cela fait qu'on peut mettre en Ă©vidence une valeur d'Ă©change objective, le pouvoir d'achat basĂ© sur les taux des Ă©changes du marchĂ©, qui sert d'Ă©talon pour l'individu pour valoriser subjectivement le bien. Puisque la monnaie lui sert Ă  se procurer d'autres biens, l'individu ne peut en effet l'Ă©valuer en tant que monnaie que par rapport aux prix pratiquĂ©s sur le marchĂ©.

DeuxiÚmement, comme on l'a déjà suggéré, il est possible de décomposer la valeur de la monnaie en deux parties mutuellement exclusives :

  • Sa valeur non monĂ©taire, qui fait qu'un individu va valoriser le bien pour l'utilitĂ© industrielle, esthĂ©tique, etc. qu'il peut en retirer. Cette valeur est spĂ©cifique au consommateur final.
  • Sa valeur monĂ©taire, qui dĂ©coule de l'avantage qu'un individu va retirer de l'utilisation du bien comme intermĂ©diaire d'Ă©change. Cette valeur dĂ©pend du nombre de personnes qui l'utilisent comme intermĂ©diaire d'Ă©change et Ă©volue de maniĂšre superlinĂ©aire.

Pour les monnaies-marchandises, on peut ainsi distinguer la demande intrinsÚque de la demande monétaire : l'or ne tire pas sa valeur uniquement de sa demande esthétique (bijoux) et industrielle (microprocesseurs), mais aussi de sa demande en tant qu'intermédiaire d'échange, demande venant notamment des banques centrales.

TroisiĂšmement, une monnaie peut ĂȘtre exclusivement valorisĂ©e pour ses fonctions monĂ©taires, comme le montre l'existence des monnaies fiat. L'euro, par exemple, tire sa valeur de son adoption comme intermĂ©diaire d'Ă©change, et n'a pas d'utilitĂ© intrinsĂšque en dehors de celle des matĂ©riaux constituant les piĂšces et les billets. La valeur non monĂ©taire d'une monnaie peut donc ĂȘtre nĂ©gligeable voire nulle.

Pour que ceci soit possible, il faut juste obtenir un effet de réseau suffisant pour que les gens aient confiance dans son utilisation comme monnaie. Dans le cas de l'euro, l'usage comme argent repose sur le décret étatique qui contraint les commerçants à l'accepter (cours légal) et qui oblige les citoyens à payer l'impÎt et à rÚgler leurs dettes avec. Dans le cas du bitcoin, cet usage est volontaire et ne repose sur aucune contrainte de ce type : rien n'oblige personne à l'utiliser.

Il s'agit donc d'une question de coordination. Dans le cas des monnaies-marchandises, le fait que le bien utilisé ait valeur d'usage initiale aide énormément à l'amorçage : puisque les gens dégagent déjà une utilité du bien, ils auront moins de mal à l'accepter comme moyen d'échange. Mais dans le cas du bitcoin, cela est plus compliqué : comment des individus ont-ils pu se coordonner pour faire émerger la valeur de cette monnaie numérique ?

 

Le regroupement autour d'un idéal

Comme on l'a dit, Bitcoin fait suite Ă  de nombreuses tentatives infructueuses de crĂ©er une monnaie entiĂšrement numĂ©rique, comme le Haxthorne Exchange, Magic Money ou encore eCash. Cette sĂ©rie d'Ă©checs a amenĂ© progressivement les membres de la communautĂ© cypherpunk Ă  renoncer Ă  ce rĂȘve. Tel que le disait Satoshi Nakamoto dans un courriel du 13 janvier 2009 adressĂ© Ă  Dustin Trammell :

Vous savez, je pense qu'il y avait beaucoup plus de gens qui étaient intéressés [par la monnaie électronique] dans les années 90, mais aprÚs plus d'une décennie d'échecs de systÚmes basés sur des tiers de confiance (Digicash, etc.), ils voient cela comme une cause perdue. J'espÚre qu'ils sauront distinguer que c'est la premiÚre fois, à ma connaissance, que nous essayons un systÚme qui n'est pas fondé sur la confiance.

Bitcoin a donc innovĂ© par rapport Ă  ces projets par son fonctionnement dĂ©centralisĂ© ne nĂ©cessitant pas d'autoritĂ© centrale, qui faisait qu'il ne pouvait pas ĂȘtre arrĂȘtĂ© par la fermeture d'un simple serveur. Et c'est sur cette base qu'il a pu acquĂ©rir la valeur qu'il a aujourd'hui.

Ross Ulbricht, le célÚbre opérateur de la place de marché Silk Road entre 2011 et 2013, expliquait dans un essai rédigé en 2019 :

C'est comme par magie que le bitcoin a pu en quelque sorte provenir de rien et, sans valeur prĂ©alable ni dĂ©cret autoritaire, devenir une monnaie. Mais Bitcoin n'a pas Ă©mergĂ© du vide. C'Ă©tait la solution d'un problĂšme sur lequel les cryptographes buttaient depuis de nombreuses annĂ©es : Comment crĂ©er une monnaie numĂ©rique sans autoritĂ© centrale qui ne puisse pas ĂȘtre contrefaite et qui soit digne de confiance.

Ce problĂšme a persistĂ© si longtemps que certains ont laissĂ© la solution Ă  d'autres et ont rĂȘvĂ© Ă  la place de ce que serait notre avenir si la monnaie numĂ©rique dĂ©centralisĂ©e devenait rĂ©alitĂ© d'une maniĂšre ou d'une autre. Ils rĂȘvaient d'un avenir oĂč le pouvoir Ă©conomique du monde est accessible Ă  tous, oĂč la valeur peut ĂȘtre transfĂ©rĂ©e n'importe oĂč en appuyant sur un bouton. Ils rĂȘvaient de prospĂ©ritĂ© et de libertĂ©, qui ne dĂ©pendraient uniquement que des mathĂ©matiques du chiffrement fort.

C'est donc sur le rĂȘve d'une monnaie numĂ©rique libre que s'est fondĂ©e la valorisation initiale du bitcoin. L'objectif Ă©tait, dĂšs le dĂ©but, de crĂ©er une monnaie, et le bitcoin a Ă©tĂ© valorisĂ© pour sa propension Ă  devenir un intermĂ©diaire d'Ă©change.

En novembre 2008, sur la liste de diffusion dĂ©diĂ©e Ă  la cryptographie oĂč Satoshi Nakamoto a originellement publiĂ© le livre blanc, les participants Ă©taient loin d'ĂȘtre Ă©tonnĂ©s par l'idĂ©e de Bitcoin. En effet, la liste regroupaient des gens comme James A. Donald, Hal Finney, Perry Metzger et Zooko Wilcox-O’Hearn, qui avaient assistĂ© aux expĂ©riences des cypherpunks et qui avaient constatĂ© qu'un systĂšme de monnaie numĂ©rique pouvait ĂȘtre effectivement amorcĂ© sans valeur intrinsĂšque. Leurs prĂ©occupations concernaient plutĂŽt la pĂ©rennitĂ© d'un tel systĂšme : Ă©tait-il fiable ? passait-il Ă  l'Ă©chelle ?

Seul Dustin Trammell, alors ingénieur en sécurité informatique du Texas, semblait s'inquiéter de cette question de la premiÚre valorisation. Dans un courriel du 14 janvier 2009 adressé à Satoshi, il disait :

Le vrai truc sera d'amener les gens à valoriser réellement les BitCoins afin qu'ils deviennent une monnaie. Actuellement, ce ne sont que des collections de bits...

Satoshi, bien conscient que cela pouvait poser problÚme conceptuels pour certaines personnes, lui a répondu le 15 janvier en évoquant les cas d'usage que Bitcoin permettrait s'il acquérait une valeur :

MĂȘme s'il ne dĂ©colle pas tout de suite, il sera dĂ©sormais disponible pour le prochain gars qui imaginera un projet nĂ©cessitant une sorte de jeton ou de monnaie Ă©lectronique. Cela pourrait commencer comme un systĂšme fermĂ© ou comme une niche restreinte comme des points de rĂ©compense, des jetons de don, de la monnaie pour un jeu ou des micropaiements pour des sites pour adultes. Une fois le systĂšme amorcĂ©, il y a un certain nombre d'applications si vous pouvez facilement payer quelques centimes Ă  un site web aussi facilement que vous dĂ©posez des piĂšces dans un distributeur automatique.

Ici, Satoshi ne parlait pas de l'usage (alors inexistant) de Bitcoin, mais des possibilités qu'il laissait entrevoir.

Ainsi, c'est le potentiel de Bitcoin qui a poussĂ© les gens Ă  valoriser son unitĂ© de compte en premier lieu et qui leur a permis de se coordonner. Les individus intĂ©ressĂ©s par Bitcoin se regroupaient autour d'un idĂ©al de monnaie numĂ©rique Ă©chappant au contrĂŽle des banques et des États, qui ne puisse pas ĂȘtre censurĂ©e ou contrĂŽlĂ©e, et c'est sur cela que le projet a pu connaĂźtre le succĂšs.

Tel que le disait un dénommé Tyler Gillies le 15 août 2009 dans la liste de diffusion officielle :

je viens de télécharger bitcoin, un logiciel épique. l'Úre de l'argent liquide numérique est arrivée

 

La rareté infalsifiable du bitcoin

Lors de son apparition, Bitcoin a ainsi ravivĂ© l'idĂ©e chĂšre aux cypherpunks d'une monnaie numĂ©rique fonctionnant de maniĂšre indĂ©pendante sur internet. Mais cela allait mĂȘme plus loin, et Bitcoin proposait quelque chose que personne n'avait vu jusqu'alors pour une unitĂ© de compte numĂ©rique : une raretĂ© que l'on ne puisse pas altĂ©rer. Bitcoin se passait en effet de tiers de confiance et pouvait par consĂ©quent maintenir une politique monĂ©taire fixe, sans qu'il soit possible pour une entreprise ou un État d'arrĂȘter le systĂšme.

Lors de la sortie de la premiÚre version du logiciel le 8 janvier 2009, Satoshi Nakamoto décrivait l'émission monétaire du bitcoin comme suit :

La circulation totale sera de 21 000 000 de piĂšces. Elle sera distribuĂ© aux nƓuds du rĂ©seau lorsqu'ils crĂ©eront des blocs, le montant Ă©tant divisĂ© par deux tous les 4 ans.

les 4 premiÚres années: 10 500 000 piÚces
les 4 années suivantes : 5 250 000 piÚces
les 4 années suivantes : 2 625 000 piÚces
les 4 années suivantes : 1 312 500 piÚces
etc...

Lorsque cela est épuisé, le systÚme peut prendre en charge des frais de transaction si nécessaire.

Le bitcoin devait donc tendre à devenir au fil du temps une monnaie à quantité fixe. Cette caractéristique unique a bouleversé l'imagination des gens : s'il y avait un nombre limité de bitcoins et que l'utilité monétaire du réseau augmentait, alors leur prix unitaire subirait une forte hausse.

Hal Finney a été le premier à évoquer cette idée, et a initié par là ce qui deviendrait par la suite un élément central (et vital) de Bitcoin, qui est la spéculation autour du prix. Dans un courriel du 11 janvier, il écrivait :

Il est intĂ©ressant de noter que le systĂšme peut ĂȘtre configurĂ© pour n'autoriser qu'un nombre maximum certain de piĂšces Ă  gĂ©nĂ©rer. Je suppose que l'idĂ©e est que le travail nĂ©cessaire pour gĂ©nĂ©rer une nouvelle piĂšce deviendra plus difficile avec le temps.

Un des problĂšmes immĂ©diats avec n’importe quelle nouvelle devise est de savoir comment la valoriser. MĂȘme en ignorant le problĂšme pratique liĂ© au fait que quasiment personne ne l’acceptera au dĂ©but, il est toujours difficile de trouver un argument raisonnable en faveur d’une valeur particuliĂšre non nulle pour les piĂšces.

Comme expĂ©rience de pensĂ©e amusante, imaginez que Bitcoin rĂ©ussisse et devienne le systĂšme de paiement dominant utilisĂ© dans le monde entier. Alors, la valeur totale de la devise devrait ĂȘtre Ă©gale Ă  la valeur totale de toutes les richesses du monde. Les estimations actuelles que j'ai trouvĂ©es de la richesse totale des mĂ©nages dans le monde varient de 100 Ă  300 milliards de dollars. Avec 20 millions de piĂšces, cela donne Ă  chaque piĂšce une valeur d'environ 10 millions.

Ainsi, la possibilitĂ© de gĂ©nĂ©rer des piĂšces aujourd'hui avec l'Ă©quivalent de quelques centimes de temps de calcul peut ĂȘtre un bon pari.

Le calcul était plus que constestable (la monnaie n'est pas censée représenter toute la richesse du monde), mais cette idée a joué un rÎle non négligeable dans l'adoption de bitcoin comme monnaie. Ainsi, dÚs le 15 janvier, la théorie de Finney est intervenue dans la correspondance entre Satoshi Nakamoto et Dustin Trammell, lorsque le créateur de Bitcoin a déclaré :

Hal a en quelque sorte fait allusion Ă  la possibilitĂ© qu'il puisse ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un investissement Ă  long terme. Je serais surpris que dans 10 ans nous n'utilisions pas la monnaie Ă©lectronique d'une maniĂšre ou d'une autre, maintenant que nous connaissons un moyen de faire qui ne sera pas inĂ©vitablement nivelĂ© par le bas lorsque le [tiers de confiance] se dĂ©gonflera.

Suite à cela, Dustin Trammell a répondu :

Oui, j'ai vu ce message et c'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai dĂ©marrĂ© un nƓud si rapidement. Mes systĂšmes ne font pas grand-chose d'autre lorsqu'ils sont inactifs, alors pourquoi ne pas crĂ©er des BitCoins ? Et s'ils valent quelque chose un jour ... ? Ce sera un bonus !

Cela ne s'est pas arrĂȘtĂ© lĂ . Le lendemain, Satoshi a publiĂ© une version arrangĂ©e de son courriel Ă  Dustin Trammell, approuvant ainsi publiquement cette façon de voir les choses :

Il pourrait ĂȘtre judicieux d’en avoir au cas oĂč cela prendrait. Si suffisamment de gens pensent la mĂȘme chose, cela devient une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice.

Et, un mois plus tard, sur le forum de la P2P Foundation, il a réitéré cette conception dans un commentaire sous sa présentation de Bitcoin :

À mesure que le nombre d'utilisateurs augmente, la valeur par piĂšce augmente. Cela a le potentiel de devenir une boucle de rĂ©troaction positive ; Ă  mesure que les utilisateurs augmentent en nombre, la valeur augmente, ce qui pourrait attirer davantage d'utilisateurs dĂ©sireux de profiter de la valeur croissante.

Enfin, cet élément narratif est apparu sur l'une des premiÚres version de la page Sourceforge (bitcoin.sourceforge.net), dans une présentation écrite par Martti Malmi, un jeune développeur finlandais qui aidait Satoshi depuis mai :

La valeur du bitcoin est susceptible d'augmenter Ă  mesure que la croissance de l'Ă©conomie utilisant Bitcoin dĂ©passe le taux d'inflation [monĂ©taire] - considĂ©rez le bitcoin comme un investissement et commencez Ă  faire tourner un nƓud dĂšs aujourd'hui !

Le bitcoin était donc vendu dÚs ses débuts comme un moyen opportuniste de gagner de l'argent, ce qui a contribué à sa premiÚre valorisation mais aussi à son succÚs comme on le sait. Cela préfigurait les bulles spéculatives qui se produiraient des années plus tard, attireraient les foules mais aussi les individus authentiquement intéressés par Bitcoin.

 

L'Ă©mergence de la valeur du bitcoin

Tous ces Ă©lĂ©ments (le caractĂšre subjectif de la valeur, le rĂȘve d'une monnaie numĂ©rique indĂ©pendante, la raretĂ© infalsifiable) ont fait que le bitcoin a pu Ă©merger du marchĂ© en tant que monnaie, et en vertu de sa fonction de monnaie. Ses utilisateurs se sont coordonnĂ©s par le biais de courriels, de listes de diffusions, de forums et de messages directs, dans le but de construire la monnaie numĂ©rique qu'on connaĂźt aujourd'hui. Il n'Ă©taient pas trĂšs nombreux mais formaient un cercle restreint autour duquel pouvaient par la suite se greffer les nouveaux arrivants. L'important c'Ă©tait qu'ils contribuaient Ă  faire de Bitcoin une rĂ©alitĂ©.

Hal Finney a jouĂ© un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans l'Ă©mergence de Bitcoin. En effet, celui-ci occupait une place centrale dans l'histoire des monnaies numĂ©riques, ce qui faisait qu'il disposait de l'expĂ©rience nĂ©cessaire pour lancer le systĂšme. Comme on l'a vu, il avait participĂ© Ă  la plupart des expĂ©riences des monnaies numĂ©riques des annĂ©es 1990. Par la suite, il s'Ă©tait intĂ©ressĂ© aux idĂ©es de b-money et de bit gold dĂ©veloppĂ©es respectivement par Wei Dai et Nick Szabo. Et en 2004, il avait mĂȘme tentĂ© de crĂ©er son propre modĂšle d'unitĂ© monĂ©taire numĂ©rique : le systĂšme preuves de travail rĂ©utilisables (RPOW).

En 2008, il Ă©tait donc tout Ă  fait en mesure de reconnaĂźtre l'innovation qu'apportait Bitcoin lorsque Satoshi Nakamoto a publiĂ© le livre blanc sur la Cryptography Mailing List de metzdowd.com. Tou d'abord, Hal Finney, qui Ă©tait actif sur cette liste de diffusion, a Ă©tĂ© l'un des premiers Ă  rĂ©pondre Ă  Satoshi. Puis, il a Ă©tĂ© Ă  l'origine de la thĂ©orie spĂ©culative qui permettrait Ă  la valeur du bitcoin d'Ă©merger. Ensuite, il l'a aidĂ© Ă  amĂ©liorer le code de Bitcoin avant et aprĂšs son lancement. Et enfin, il a Ă©tĂ© l'un des premiers Ă  faire fonctionner un nƓud, a minĂ© le bloc 78 le 11 janvier 2009 et a reçu 10 bitcoins de la part de Satoshi Nakamoto au sein de la premiĂšre transaction effective du rĂ©seau le 12 janvier.

Malgré son omniprésence, Hal Finney n'a heureusement pas été le seul à participer à cet amorçage. On peut par exemple noter l'engagement de Dustin Trammell, qui a également miné des blocs trÚs tÎt, et qui a, lui aussi, reçu une transaction de la part de Satoshi Nakamoto le 14 janvier.

Pendant 9 mois, le bitcoin n'a Ă©tĂ© Ă©changĂ© contre rien, et n'avait par consĂ©quent aucun prix. Cependant, en octobre 2009, un utilisateur dĂ©sireux de monter un service d'Ă©change, se faisant appeler NewLibertyStandard, a eu l'idĂ©e d'estimer la valeur des bitcoins selon le coĂ»t Ă©nergĂ©tique nĂ©cessaire pour en obtenir. À l'Ă©poque la difficultĂ© Ă©tait de 1, ce qui imposait Ă  tous les nƓuds du rĂ©seau de rĂ©aliser environ 4,3 millions de calculs pour miner un bloc, ce qui n'Ă©tait pas rien pour un processeur. Ainsi, sur son site personnel, il publiait ses taux dĂ©pendant du coĂ»t de l'Ă©lectricitĂ© Ă  son emplacement ainsi que de la frĂ©quence de sa production personnelle. Il proposait d'acheter et de vendre du bitcoin Ă  ces taux via PayPal, moyennant des frais d'Ă©change.

 

Bitcoin NewLibertyStandard exchange rates 2009

 

C'est Martti Malmi qui, le 12 octobre 2009, a scellĂ© le premier Ă©change rĂ©alisĂ© avec le bitcoin en vendant 5050 bitcoins Ă  NewLibertyStandard pour 5,02 $ virĂ©s sur son compte PayPal. Cela Ă©tablissait le premier prix Ă  environ 0,1 centime de dollar. Les Ă©changes se sont par la suite intensifiĂ©s avec la crĂ©ation du service d'Ă©change Bitcoin Market en mars 2010 et surtout de Mt. Gox en juillet de la mĂȘme annĂ©e.

Le premier échange de bitcoins contre une marchandise physique a eu lieu en mai 2010. Le 18 mai, Laszlo Hanecz, un développeur américain d'origine hongroise de 28 ans, a publié un message sur le forum annonçant qu'il souhaitait se procurer de la pizza avec du bitcoin :

Je paierai 10 000 bitcoins pour deux ou trois pizzas... genre peut-ĂȘtre 2 grandes pour qu'il m'en reste le lendemain. J'aime avoir des restes de pizza Ă  grignoter pour plus tard. Vous pouvez faire la pizza vous-mĂȘme et l'amener jusqu'Ă  chez moi ou la commander pour moi dans un service de livraison, mais mon objectif c'est de me faire livrer de la nourriture en l'Ă©change de bitcoins que je n'ai pas Ă  commander ou Ă  prĂ©parer moi-mĂȘme.

AprÚs quelques jours sans réponse, il a réitéré sa demande et, le 22 mai, Jeremy Sturdivant (jercos sur IRC) a accepté son offre et lui a fait livrer 2 pizzas à son domicile contre 10 000 bitcoins (représentant environ 41 $ au moment de l'échange).

 

Pizzas bitcoin 2010 Laszlo Hanecz Jeremy Sturdivant

 

Le soir mĂȘme, Martti Malmi a rĂ©agi Ă  cet Ă©change fructueux par un commentaire enthousiaste :

FĂ©licitations Laszlo, une grande Ă©tape atteinte 😁

C'était en effet une étape cruciale dans l'amorçage et cet échange commercial montrait qu'il était possible de se procurer des biens dans le monde réel grùce à cette unité numérique.

Ainsi, la valeur du bitcoin provient d'une prophétie auto-réalisatrice : des individus ont décidé que le bitcoin serait une monnaie et en ont fait une monnaie par leurs pensées, par leurs paroles et par leurs actes. Sans ces individus, le bitcoin n'aurait jamais pu acquérir une valeur pérenne.

Le 27 août 2010, Satoshi Nakamoto décrivait ce qui était déjà en train de se produire avec le bitcoin :

Peut-ĂȘtre qu'il pourrait obtenir une valeur initiale circulaire [...], par le biais de personnes prĂ©voyant son utilitĂ© potentielle pour l'Ă©change. (J'en voudrais certainement) Peut-ĂȘtre que les collectionneurs, ou n'importe quelle raison arbitraire, pourraient le lancer.

La suite est connue. Bitcoin a rĂ©ellement dĂ©collĂ© en 2011, avec la mise en ligne de la plateforme Silk Road en janvier (qui montrait au monde pourquoi Bitcoin Ă©tait unique) et la paritĂ© avec le dollar atteinte par le prix en fĂ©vrier (qui tĂ©moignait d'un attrait spĂ©culatif). À ce moment-lĂ , il Ă©tait impossible de revenir en arriĂšre. La machine Ă©tait lancĂ©e.

 


Sources

Nathaniel Popper, Digital Gold: Bitcoin and the Inside Story of the Misfits and Millionaires Trying to Reinvent Money, 2016.
William J. Luther, Getting Off the Ground: The Case of Bitcoin, 8 août 2017.
Ross Ulbricht, Bitcoin Equals Freedom, 25 septembre 2019.

Avant Bitcoin : l’amorçage des premiers systĂšmes d’argent liquide numĂ©rique

April 22nd 2021 at 16:44

Le concept de Bitcoin a fait son apparition dans le monde le 31 octobre 2008. Dans un court document technique de 9 pages, le livre blanc, le mystérieux Satoshi Nakamoto décrivait les principes de base de ce qui deviendrait par la suite un phénomÚne économique d'envergure mondiale. Le titre de ce livre blanc ? « Bitcoin : un systÚme d'argent liquide électronique pair-à-pair ». Ce projet s'inscrivait donc dans une lignée bien définie : celle des tentatives de créer une monnaie numérique fonctionnant de maniÚre indépendante sur internet.

L'idĂ©e de monnaie numĂ©rique n'est pas une idĂ©e particuliĂšrement nouvelle. Celle-ci remonte en effet au dĂ©veloppement des moyens de communication modernes et est Ă©voquĂ©e dans de nombreuses Ɠuvres de science-fiction, notamment sous la forme de « crĂ©dits ». Avec l'Ă©mergence d'internet dans les annĂ©es 1980, cette idĂ©e devenait rĂ©alisable. De mĂȘme qu'il existait un courrier Ă©lectronique (e-mail), il pouvait y avoir une monnaie Ă©lectronique (e-money). NĂ©anmoins, une interrogation subsistait : la question de savoir s'il Ă©tait possible de transposer les propriĂ©tĂ©s de l'argent liquide au cyberespace. Pouvait-on construire une monnaie entiĂšrement numĂ©rique qui pouvait se transmettre facilement, de personne Ă  personne et de maniĂšre anonyme ? Ou devait-on se rĂ©signer Ă  simplement Ă©tendre le fonctionnement du systĂšme bancaire Ă  internet ?

Le concept d'argent liquide numérique a été formalisé pour la premiÚre fois en 1982 par le cryptographe américain David Chaum dans son papier académique intitulé « Blind signatures for untraceable payments ». Dans ce papier il décrivait un procédé de signatures aveugles qui permettait théoriquement d'envoyer des paiements de maniÚre anonyme. David Chaum a par la suite étoffé cette idée et a travaillé à l'implémenter par le biais de sa société DigiCash, créée en 1989 pour l'occasion.

L'idée a ensuite été reprise par le mouvement cypherpunk, formé en 1992, dont le but était d'établir une forme d'anarchie dans le cyberespace grùce à la cryptographie et à la technologie. Pour réaliser leur objectif, un argent liquide numérique constituait un élément central, car c'était lui qui pouvait permettre le développement de marchés indépendants en ligne. Eric Hughes, l'un des fondateurs du mouvement, écrivait par exemple dans son Manifeste d'un cypherpunk en mars 1993 :

Nous, les cypherpunks, nous consacrons à construire des systÚmes anonymes. Nous défendons notre confidentialité avec la cryptographie, avec les systÚmes anonymes de transfert de courriels, avec les signatures numériques, et avec la monnaie électronique.

Cependant, pour qu'une telle monnaie soit vraiment indĂ©pendante, il fallait qu'elle possĂšde une valeur sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  un autre bien. En effet, adosser sa monnaie Ă  des rĂ©serves prĂ©sentes Ă  un endroit donnĂ© revenait Ă  jouer le rĂŽle d'une banque, ce qui Ă©tait trĂšs peu compatible avec l'idĂ©al des cypherpunks. C'est dans ce contexte qu'ont eu lieu les premiĂšres tentatives d'amorçage de systĂšmes d'argent liquide numĂ©rique.

 

Le Hawthorne Exchange : un systÚme de réputation basé sur le Thorne

La premiÚre expérience que l'on peut citer n'est pas un systÚme de monnaie numérique à proprement parler puisque son rÎle initial n'était pas l'échange commercial. Il s'agit du Hawthorne Exchange, un systÚme de jetons de réputation utilisé pour la liste de diffusion extropienne.

Les extropiens Ă©taient des futuristes transhumanistes optimistes qui envisageaient l'Ă©volution technologique comme un moyen de libĂ©ration de l'individu. Ils avaient avait donc des centres intĂ©rĂȘts en commun avec les cypherpunks (le mouvement extropien avait Ă©tĂ© fondĂ© 4 ans aurapavant), et beaucoup de personnes faisaient partie des deux mouvements comme Timothy C. May, Nick Szabo ou encore Hal Finney. La liste de diffusion extropienne Ă©tait une liste de distribution de courrier Ă©lectronique privĂ©e, par laquelle les extropiens communiquaient sur internet et pouvaient discuter de nombreux sujets.

Logo extropianisme extropie

Le Hawthorne Exchange (couramment abrĂ©gĂ© en HEx) a Ă©tĂ© lancĂ© le 24 mars 1993 par un individu du nom de Brian Holt Hawthorne comme un marchĂ© de rĂ©putation pour les membres de la liste de diffusion. Le systĂšme se basait sur un serveur qui gĂ©rait les courriels de maniĂšre automatique. Chaque membre de la liste de diffusion pouvait s'incrire pour acquĂ©rir des parts liĂ©es Ă  son identitĂ©, ainsi que des parts de la plateforme possĂ©dant le sigle boursier HEX. Chaque part pouvait ensuite ĂȘtre Ă©changĂ©e sur le marchĂ© selon l'offre et la demande, ce qui permettait thĂ©oriquement d'Ă©valuer la rĂ©putation des membres de la liste. Le principe de base Ă©tait que si un membre considĂ©rait que quelqu'un avait contribuĂ© positivement Ă  la liste de diffusion, il achetait des parts de cette personne, et que dans le cas inverse il revendait ces parts.

L'unité native pour effectuer ces échanges était le Thorne, et avait pour symbole ð ou p. La quantité monétaire émise au tout début était d'un million de Thornes et était détenue par le serveur. La distribution initiale se faisait lors de l'inscription : au moment de leur entrée dans le systÚme, les participants recevait, en plus de leurs parts représentant leur réputation, 100 HEX chacun (les parts du systÚme d'échange) qu'ils pouvaient vendre au serveur pour un prix de 100 Thornes piÚce, et donc obtenir au moins 10 000 Thornes chacun.

Le systĂšme Ă©tait trĂšs expĂ©rimental et beaucoup de membres de la liste de diffusion Ă©taient sceptiques (Ă  raison) sur sa pĂ©rennitĂ©. NĂ©anmoins, certains se sont tout de mĂȘme inscrits comme Hal Finney (il Ă©tait l'un des premiers Ă  s'inscrire et possĂ©dait la part HFINN), Perry E. Metzger (P) ou Nick Szabo (N) qui disait essayer pour « le plaisir du jeu » malgrĂ© ses rĂ©ticences.

AprÚs une période de développement plus longue que prévue, les échanges ont pu débuter le 28 juin 1993. Les opérations étaient rares mais elles avaient lieu. Voici à quoi ressemblaient le cours des différentes parts dans le rapport du 22 juillet :

Cours parts Hawthorne Exchange 1993

Plusieurs problĂšmes ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s dĂšs le dĂ©but. Le premier Ă©tait le manque de liquiditĂ© du marchĂ©. Un groupe restreint de personnes possĂ©dait la majeure partie des Thornes et ne les faisaient pas bouger, ce qui n'aidait pas les autres Ă  s'en procurer. Des propositions ont Ă©tĂ© faites pour amĂ©liorer les choses. Ainsi, le 6 juillet, un membre de la liste nommĂ© Derek Zahn proposait d'augmenter drastiquement la quantitĂ© de Thrones en circulation. Suite Ă  cette proposition, Perry Metzger rĂ©torquait que les gens oubliaient que « la taille de la masse monĂ©taire [n'avait] pas d'importance » et que « les valeurs [pouvaient] augmenter indĂ©finiment mĂȘme avec une masse monĂ©taire fixe ». NĂ©anmoins, il fallait pour cela que l'unitĂ© soit rendu divisible, chose qu'a faite Brian Hawthorne le 16 juillet en ajoutant deux chiffres aprĂšs la virgule dans la reprĂ©sentation des Thornes.

Le deuxiÚme problÚme était la valorisation du Thorne et des jetons de réputation. Certaines personnes montraient en effet un certain scepticisme à propos de la mise en route du systÚme, à l'instar de Hal Finney qui déclarait le 27 juillet :

De nombreuses personnes ont observĂ© que les parts Hex ont peu ou pas de valeur intrinsĂšque. Cela remet en question toute la prĂ©misse de la place de marchĂ©, Ă  savoir que les valeurs des parts sont censĂ©es reprĂ©senter d'une maniĂšre ou d'une autre la rĂ©putation des gens. Mais il n'y a aucune raison pour que la valeur des parts corresponde de quelque maniĂšre que ce soit Ă  la rĂ©putation des gens, si ce n'est le fait qu'on se dit qu'il devrait en ĂȘtre ainsi. Il s'agit d'une tentative de crĂ©er une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice, oĂč si tout le monde croit X, alors tout le monde agit comme si X Ă©tait vrai, et cela rend X vrai. [...] Il est important de comprendre que les Thornes ne sont pas comme les dollars. À moins que les parts HeX ne puissent recevoir une base autre que le caprice de leurs propriĂ©taires, le marchĂ© s'effondrera sĂ»rement, car il n'y a rien pour le soutenir.

Plusieurs personnes ont réagi à cette conception. Ainsi, Dave Krieger a répondu à Hal Finney que les dollars fonctionnaient déjà comme cela. Perry Metzger, lui, a été plus loin en invoquant la conception subjective de la valeur :

L'une des grandes avancĂ©es de la thĂ©orie Ă©conomique autrichienne est la notion que toute valeur est complĂštement subjective - c'est tout simplement ce que les gens sont prĂȘts Ă  payer pour la chose valorisĂ©e. [...] Toute monnaie est psychologique.

HEx n'a jamais rĂ©ellement fonctionnĂ© en tant que systĂšme de rĂ©putation car il n'y avait pas de sens Ă  Ă©valuer la rĂ©putation comme cela, et l'activitĂ© Ă©tait de toute maniĂšre trop timide. NĂ©anmoins, le Thorne lui a commencĂ© Ă  ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie d'Ă©change. Par consĂ©quent, bien que Brian Hawthorne lui-mĂȘme avait dĂ©clarĂ© que HEx n'Ă©tait pas « un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique » et n'avait « aucune prĂ©tention Ă  l'ĂȘtre », les personnes prĂ©sentes sur la liste se sont mises naturellement Ă  effectuer des Ă©changes contre du Thorne.

Le premier achat d'un service a eu lieu le 31 août 1993 lorsque Dave Krieger a proposé à John McPherson de lui donner 1000 Thornes s'il recopiait et publiait une présentation de Vernor Vinge réalisée par The San Diego Union-Tribune. John McPherson a accepté dans la soirée, heure de Californie, concluant ainsi l'échange.

Nick Szabo vendait quelques services contre du Thorne, et avait été jusqu'à mettre au point son propre catalogue de textes en tous genres, appelé « Nick's Catalog ».

Catalogue de Nick Szabo Thorne Hawthorne Exchange 1993

Quelques paris étaient réalisés sur la liste de diffusion. De son cÎté, Tim May mettait à disposition des dossiers d'informations contre des Thornes, dans le cadre de son projet de BlackNet.

Au cours du temps, le Thorne a aussi acquis un prix en dollars. Brian Hawthorne vendait du Thorne à un prix de 0,01 $ piÚce. Cependant, la demande pour le Thorne était moins forte que cela et la plupart des gens acceptaient d'acheter du Thorne un prix de 0,001 $. Tim May en particulier cherchait à se procurer plus de Thornes : il a par exemple acheté 10 000 Thornes à Edgar W. Swank pour 10 $ en liquide. Le but de Tim May était d'« accumuler plus de Thornes » dans l'espoir que le systÚme persiste et que Brian Hawthorne n'ait pas « l'intention de dévaloriser le Thorne en imprimant plus », chose que ce dernier confirmera :

Je vais répéter ce que j'ai déclaré publiquement auparavant. Il y a exactement un million de Thornes en circulation. Je n'en imprimerai pas plus.

Cet amorçage du Thorne a étonné certains membres de la liste, et ce d'autant plus que cette utilisation n'était pas la vocation initiale du systÚme. Ainsi, David Murray expliquait le 28 septembre :

Quand HEX a débuté, je ne pensais pas que le thorn[e] pouvait spontanément acquérir de la valeur. Je n'en suis plus si sûr maintenant. Les thorn[e]s offrent un avantage distinct par rapport aux dollars ici sur la toile : ils sont électroniques et échangeables électroniquement. Cette marge d'efficacité peut suffire à leur permettre d'acquérir de la valeur, avec un peu d'aide (spontanée).

Cela a Ă©galement inquiĂ©tĂ© Brian Hawthorne, qui voyait son systĂšme ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie, et qui ne voulait pas subir les poursuites Ă©tatiques que subissait Ă  l'Ă©poque le crĂ©ateur de PGP, Philip Zimmermann :

Avertissement officiel, de sorte Ă  ce que je ne me retrouve pas dans la mĂȘme situation que Phil Zimmermann : Le Hawthorne Exchange est un marchĂ© de rĂ©putation, pas un marchĂ© d'actions, de matiĂšres premiĂšres, de devises ou d'obligations. Le Thorne est un jeton avec lequel Ă©changer des rĂ©putations. Le Hawthorne Exchange dĂ©cline toute responsabilitĂ© quant Ă  l'utilisation de Thornes comme monnaie rĂ©elle par ses clients.

Toutefois, cette expérience est lentement tombée dans l'oubli et l'activité a commencé à décliner vers la fin de l'année 1993. Le 21 janvier 1994, Brian Hawthorne a mis le Hawthorne Exchange en vente, n'ayant plus le temps de s'en occuper. Il avait en effet lancé la chose de maniÚre plus ou moins ironique et ne s'attendait pas à ce que les gens la prennent autant au sérieux. La plateforme a été rachetée par Bill Garland, qui a déclaré par la suite que « HEx [avait été mis] en sommeil et qu'il le resterait encore un peu » (HEx is now dormant and will be for a little while yet). Le Hawthorne Exchange n'a jamais réapparu et par conséquent le Thorne a fini par perdre sa valeur.

 

Magic Money et les Tacky Tokens

À l'instar de la liste extropienne, la mailing list cypherpunk a Ă©galement connu son expĂ©rience d'argent liquide numĂ©rique. Il s'agissait du protocole Magic Money qui permettait Ă  chacun de crĂ©er sa propre devise numĂ©rique. Celui-ci a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© sur la liste de diffusion cypherpunk le 4 fĂ©vrier 1994, par un anonyme qui utilisait PGP pour s'identifier. Le crĂ©ateur de Magic Money, Pr0duct Cypher, dĂ©crivait son systĂšme comme suit :

Magic Money est un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique conçu pour ĂȘtre utilisĂ© par courrier Ă©lectronique. Le systĂšme est en ligne et intraçable. « En ligne » signifie que chaque transaction implique un Ă©change avec un serveur, pour Ă©viter les doubles dĂ©penses. « Intraçable » signifie qu'il est impossible pour quiconque de retracer les transactions, de faire correspondre un retrait avec un dĂ©pĂŽt, ou de faire correspondre deux piĂšces de quelque maniĂšre que ce soit.

Tout comme le Hawthorne Exchange, Magic Money nĂ©cessitait par un serveur qui analysait des courriels pour faire fonctionner la chose. Magic Money Ă©tait un protocole et par consĂ©quent nĂ©cessitait que la personne qui dĂ©sirait crĂ©er une nouvelle devise numĂ©rique fasse fonctionner son propre serveur. Pour ĂȘtre intraçable, le systĂšme se fondait sur les signatures aveugles de David Chaum, une technologie brevetĂ©e, ce qui faisait que Magic Money Ă©tait avant tout un prototype expĂ©rimental.

À la fin de sa prĂ©sentation initiale, Pr0duct Cypher ajoutait la remarque suivante Ă  propos de la valorisation des jetons crĂ©Ă©s avec son systĂšme :

Maintenant, si vous ĂȘtes toujours rĂ©veillĂ©, vient la partie amusante : comment introduire une valeur rĂ©elle dans votre systĂšme digicash ? Comment, d'ailleurs, faites-vous mĂȘme en sorte que les gens jouent avec ?

Qu'est-ce qui rend l'or précieux ? Il a quelques propriétés utiles : c'est un bon conducteur, il résiste à la corrosion et aux produits chimiques, etc. Mais celles-ci ne sont devenus importantes que récemment. Pourquoi l'or a-t-il été précieux pendant des milliers d'années ? C'est joli, c'est brillant et surtout, c'est rare.

Digicash est joli et brillant. Les gens en parlent depuis des années, mais peu l'ont utilisé. Vous pouvez rendre votre cash plus intéressant en donnant à votre serveur un nom provocateur. Le faire passer par un service de repostage pourrait lui donner une touche « underground » qui attirerait les gens.

Votre digicash devrait ĂȘtre rare. Ne le donnez pas en grande quantitĂ©. Demandez Ă  certaines personnes de jouer avec votre serveur, en vous faisant passer des piĂšces. Organisez un concours - la premiĂšre personne qui casse ce code, rĂ©pond Ă  cette question, etc. gagne de l'argent numĂ©rique. Une fois que les gens commenceront Ă  s'y intĂ©resser, votre monnaie numĂ©rique sera demandĂ©e. Assurez-vous que la demande dĂ©passe toujours l'offre.

 

Magic internet Money Bitcoin brouillon
Bitcoin n'est-il pas le digne héritier de Magic Money ?

 

Suite à cette présentation, les réactions ont été enthousiastes. Hal Finney a répondu dans la foulée : « Wow ! Génial ! ». Francis Barrett, lui, affirmait que c'était « la chose la plus géniale [qu'il avait] lue depuis longtemps ».

Le premier serveur a été mis en place par Mike Duvos le 25 février 1994. Ses piÚces étaient appelés les « Tacky Tokens », ou « jetons poisseux », et elles étaient émises en dénominations de 1, 2, 5, 10, 20, 50, et 100 unités. En guise d'incitation à essayer le systÚme, il distribuait 100 Tacky Tokens aux 10 premiÚres personnes qui envoyaient un courriel au serveur.

Quelques tentatives d'utiliser les Tacky Tokens comme monnaie d'échange sont apparues comme la proposition de vente d'un GIF de qualité contre 5 Tacky Tokens, mais cependant cela n'a pas pris comme les cypherpunks l'imaginaient. Cet échec a fait réfléchir certains d'entre eux sur le problÚme de l'amorçage.

Dans son essai Why Digital Cash is Not Being Used, Tim May relevait diffĂ©rentes raisons pour lesquelles Magic Money / Tacky Tokens ne gagnait pas en traction, dont les trois principales Ă©taient qu'il n'y avait quasiment rien Ă  acheter, que l'utilisation Ă©tait difficile techniquement et que le systĂšme n'offrait aucun intĂ©rĂȘt particulier. May recommandait donc une liste de marchĂ©s qui pourraient ĂȘtre avantageux pour les systĂšme d'argent liquide numĂ©rique comme les cartes de tĂ©lĂ©phone, les routes Ă  pĂ©age, les marchĂ©s illĂ©gaux, les marchĂ©s de paris et les services numĂ©riques de repostage.

Pr0duct Cypher, dans un texte intitulé Giving Value to Digital Cash, écrivait :

Quelqu'un m'a rĂ©cemment rappelĂ© mes mots de l'intro de Magic Money, dans laquelle j'ai prĂ©dit que l'argent liquide numĂ©rique pouvait prendre de la valeur par lui-mĂȘme. Je savais quand j'ai Ă©crit le programme que donner la valeur au systĂšme serait la partie la plus difficile. [...] La plupart des grandes Ă©conomies utilisent aujourd'hui une monnaie fiduciaire, il est donc clair que la monnaie fiduciaire fonctionnera. Mais vous ne pouvez pas crĂ©er une nouvelle Ă©conomie avec de la monnaie fiduciaire. La monnaie doit commencer par avoir une valeur et une convertibilitĂ© dans le monde rĂ©el. AprĂšs avoir Ă©tĂ© en circulation pendant un certain temps, elle peut ĂȘtre « dĂ©couplĂ©e » des Ă©talons extĂ©rieurs.

Il y a trois problĂšmes qui interviennent.

1> Faire en sorte que les gens s'y mettent, de l'ignorance totale à la présence d'un client Magic Money opérationnel sur leurs systÚmes.

2> Distribuer vos piÚces numériques.

3> Échanger vos piĂšces numĂ©riques contre quelque chose ayant de la valeur.

On note qu'il revenait alors sur sa position initiale, pour rejoindre la conclusion du théorÚme de régression de Mises : la valeur de la monnaie devait remonter à une valeur d'usage non monétaire, si besoin par le biais d'adossements successifs.

À la suite de ces discussions, d'autres implĂ©mentations de Magic Money ont vu le jour : les GhostMarks ou « marks fantĂŽmes » ; les DigiFrancs ou « francs numĂ©riques », prĂ©tendument adossĂ©s Ă  10 caisses de Cola-Cola Light conservĂ©s dans un coffre ; ou encore les NexusBucks ou « dollars de liaison », crĂ©Ă©s par un dĂ©nommĂ© Sameer qui souhaitait rĂ©munĂ©rer du travail de dĂ©veloppement informatique grĂące Ă  ces jetons.

Cependant, toutes ces unitĂ©s numĂ©riques Ă  l'utilitĂ© trĂšs limitĂ©e ont disparu progressivement. À la mi-aoĂ»t 1994, Mike Duvos, l'opĂ©rateur du serveur gĂ©rant les Tacky Tokens, dĂ©clarait :

Je n'ai pas vu de Tacky Token depuis des mois, bien qu'il y avait pas mal d'activité lorsque j'ai rendu mon serveur disponible au début.

La cause de cette désertion était l'apparition d'un autre systÚme d'argent liquide numérique : eCash et ses cyberbucks.

 

eCash : l'expérience des cyberbucks

Comme on l'a dit en introduction, David Chaum est l'un des fondateurs de l'argent liquide numérique. C'est donc tout naturellement qu'il a essayé de mettre en application son idée, par l'intermédiaire de eCash. AprÚs avoir fondé sa société (DigiCash) en 1989, et avoir travaillé sur le sujet pendant plusieurs années, il a fini par mettre au point un prototype et à le présenter au monde le 27 mai 1994 lors de la premiÚre conférence internationale sur le World Wide Web au CERN à GenÚve.

eCash a par la suite mis en route, sous la forme d'un essai réalisé avec la participation de volontaires. Cet essai a été annoncé en juillet et a débuté le 19 octobre. Les unités émises pour l'occasion étaient appelés les cyberbucks, ou « dollars d'internet », et avaient pour symbole cb$, c$ ou e$ selon les individus. Puisqu'il s'agissait d'un test, les cyberbucks ne bénéficiaient d'aucun adossement au dollar et possédait donc un prix flottant.

L'avantage que possédait eCash est que le systÚme était développé par une entreprise reconnue, qui savait communiquer et qui savait comment démarrer un nouveau projet. La distribution initiale a ainsi été mise à profit pour encourager l'utilisation du systÚme : 100 cyberbucks étaient en effet distribués à chaque nouvel utilisateur. Cela fait que l'expérience des cyberbucks s'est retrouvé avec des centaines d'utilisateurs et des dizaines de commerçants dÚs ses débuts.

Commerçants essai eCash cyberbucks

En janvier 1995, l'essai jusqu'alors rĂ©servĂ© aux États-Unis s'Ă©tendait au monde entier.

Le premier échange en cyberbucks aurait eu lieu dÚs octobre : ils s'agissait de l'achat d'une carte postale par Marcel van der Peijl, un employé de DigiCash, auprÚs de la société Global-X-Change.

eCash connaissait Ă©galement un certain succĂšs dans la communautĂ© cypherpunk, et Ă©tait souvent Ă©voquĂ© sur la liste de diffusion. Certains cypherpunks ont mĂȘme fini par travailler pour DigiCash, comme Nick Szabo.

Le cyberbuck a lui aussi acquis un prix. Il existait une liste de diffusion spĂ©cialisĂ©e qui servait Ă  rĂ©aliser des Ă©changes : appelĂ©e ECM (pour Electronic Cash Market), celle-ci avait Ă©tĂ© dĂ©marrĂ©e le 24 juin 1995 par Rich Lethin. Il y avait Ă©galement d'autres endroits oĂč Ă©changer des dollars contre des cyberbucks et inversement, comme l'Eshop de FireCloud Solutions (voir l'image ci-dessous). En 1995, le prix du cyberbuck Ă©tait de quelques centimes de dollar.

Place de marché eCash EShop FireCloud Solutions 1995

Bien que rare, l'utilisation des cyberbucks Ă©tait bien rĂ©elle. Hal Finney offrait un prix en cyberbucks pour son concours de programmation (problĂšme rĂ©solu par Damien Doligez). Adam Back proposait Ă  la vente des t-shirts sur lesquels Ă©tait imprimĂ© du code d'un algorithme de chiffrement (algorithmes alors considĂ©rĂ©s comme des munitions par l'État fĂ©dĂ©ral des États-Unis), dont un exemplaire a Ă©tĂ© achetĂ© par Mark Grant le 17 aoĂ»t 1995. Bryce Wilcox (devenu aujourd'hui Zooko Wilcox-O'Hearn) proposait de vendre son logiciel facilitant l'utilisation de PGP pour 10 cyberbucks.

Jim Crawley résumait l'état des lieux le 11 juillet 1995, dans une courte chronique pour la revue en ligne The Computists' Weekly :

Pouvez-vous crĂ©er de la valeur rĂ©elle sur la toile simplement en Ă©mettant une monnaie Ă©trange ? Apparemment oui. Digicash a distribuĂ© 1 M d'ecash, 100 e$ par utilisateur. Quelques marchands ont acceptĂ© les cyberbucks pour des partagiciels ou des produits d'information, et Adam Back en Grande-Bretagne vous vendra un T-shirt cryptographique "export-interdit" pour 250 e$ (ou 8 ÂŁ, qui met en place un taux de change diffĂ©rent). Le premier Ă©change connu vers la devise amĂ©ricaine a eu lieu lorsque Lucky Green a acceptĂ© le mois dernier de vendre ses 100 e$ pour 5 $. Cela Ă©tablit un prix de vente de 50 000 $ pour l'Ă©mission de Digicash, bien qu'il soit possible que l'Ă©dition limitĂ©e ait une valeur beaucoup plus Ă©levĂ©e en tant qu'article de collection. Selon l'analyste du commerce en ligne, Robert Hettinga, « le prix dont nous parlons ici est la valeur marginale du concept d'e$ lui-mĂȘme : anonymat, fluiditĂ© de transfert, commoditĂ©, ce que vous voulez. »

Cependant, tout n'était pas parfait pour les utilisateurs de cyberbucks et certains se posaient des question sur la pérennité du systÚme, à l'instar de Nathan Loofbourrow qui évoquait dans un courriel du 23 août la dépendance du systÚme vis-à-vis de DigiCash :

Je n'ai pas encore vu de date, mais Digicash déclare à plusieurs reprises dans ses communiqués de presse que les Cyberbucks ne sont qu'une monnaie d'essai et qu'à un moment donné dans le futur, l'essai prendra fin. Est-ce que cela signera le fin du marché pour les c$ à ce moment-là ? Sans Digicash pour authentifier la monnaie, il semblerait impossible d'échanger les piÚces de c$. [...] Afin de préserver la valeur de la nouvelle monnaie électronique, [...] nous avons besoin de l'assurance que la masse monétaire ne connaßtra pas une croissance déraisonnable. L'essai de ecash bénéficie de la promesse de Digicash d'un plafond de 1 million de c$ ; cette confiance a-t-elle un poids suffisant pour que le Cyberbuck ou son successeur garde une quelconque valeur pour l'utilisateur ?

Malheureusement, sa prĂ©diction est rapidement devenue rĂ©alitĂ©. En octobre 1995, la Mark Twain Bank lançait sa propre version de eCash en partenariat avec DigiCash, et, contrairement Ă  l'essai prĂ©cĂ©dant, l'unitĂ© Ă©changĂ©e Ă©tait adossĂ©e au dollar Ă©tasunien. Bien que l'expĂ©rience des cyberbucks ne se soit pas arrĂȘtĂ©e lĂ , leur valeur s'est effondrĂ©e Ă  cause de cette nouvelle. Le sort des cyberbucks a finalement Ă©tĂ© scellĂ© lorsque Digicash a fait faillite en septembre 1998.

 

Conclusion

Ainsi, que ce soit avec le Hawthorne Exchange, Magic Money ou eCash, on a pu voir des unitĂ©s numĂ©riques ĂȘtre valorisĂ©es sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  une monnaie existante. Pourquoi ? Parce que leur fonction -- transfĂ©rer de la valeur sur internet -- Ă©tait trĂšs demandĂ©e, notamment par les cypherpunks dans le but de rĂ©aliser leur idĂ©al. NĂ©anmoins, toutes ces expĂ©riences reposaient sur un tiers de confiance, et se sont dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©es lorsque le tiers en question a cessĂ© ses activitĂ©s. Le Thorne, le Tacky Token et le cyberbuck n'Ă©taient ni durables ni rares, et ne pouvaient donc pas devenir des monnaies plus largement acceptĂ©es.

Satoshi Nakamoto le reconnaissait lui-mĂȘme. Dans un courriel adressĂ© Ă  la liste de diffusion p2p-research, il rĂ©agissait Ă  la comparaison entre Bitcoin et eCash en disant :

Bien sûr, la plus grande différence est l'absence de serveur central. C'était le talon d'Achille des systÚmes chaumiens ; lorsque l'entreprise centrale fermait ses portes, la monnaie disparaissait.

À la suite des expĂ©riences des annĂ©es 1990, l'idĂ©e de crĂ©er un argent liquide numĂ©rique sans valeur intrinsĂšque s'est faite plus rare, pour laisser la place Ă  des systĂšmes oĂč les unitĂ©s Ă©taient indexĂ©es sur l'or (e-gold) ou le dollar (Liberty Reserve). Quelques cypherpunks ont bien tentĂ© d'imaginer des systĂšmes dĂ©centralisĂ©s, comme b-money, bit gold ou RPOW, mais ceux-ci ont Ă©tĂ© immĂ©diatement jugĂ©s trop peu robustes. Ce n'est qu'avec l'apparition de Bitcoin en 2008 que la malĂ©diction a Ă©tĂ© levĂ©e et qu'un vrai argent liquide numĂ©rique a pu voir le jour.

 


Sources

John Paul Koning, The bootstrapping of Thorne, Magic Money, and Cyberbucks: three pre-Bitcoin monetary experiments, 6 novembre 2017.
Extropians (mailing list), 1993 - 1994.
Cyperpunks (mailing list), 1992 - 1998.

Bitcoin, le contre-exemple au théorÚme de régression de Mises

April 7th 2021 at 20:26

Bitcoin est un systÚme décentralisé qui gÚre l'émission et les transferts d'une unité de compte numérique, appelée le bitcoin. Cette unité s'échange librement sur Internet et possÚde donc un prix, qui fluctue selon l'offre et la demande et qui a connu au cours de la derniÚre décennie une hausse fulgurante. En effet, celui-ci est passé de 0,001 $ en octobre 2009 à 1 $ en 2011, puis 1000 $ en 2013 et enfin plus de 50 000 $ aujourd'hui.

Le prix du bitcoin est une composante est trÚs connue du grand public puisqu'elle est discutée dans les différents médias à chaque fois qu'un fort mouvement spéculatif a lieu. C'est lui qui pousse les gens à s'intéresser plus en profondeur à Bitcoin, constituant ainsi une force de recrutement non négligeable. Mais surtout, il remet au goût du jour la question cruciale de l'origine de la valeur, impactant au passage une position de l'école autrichienne d'économie : le théorÚme de régression.

 

Le problÚme de l'amorçage

Le bitcoin n'a pas vraiment de valeur intrinsĂšque, dans le sens oĂč il n'est pas valorisĂ© pour des propriĂ©tĂ©s objectives, comme le sel peut l'ĂȘtre pour ses caractĂ©ristiques d'assaisonnement et de conservation des aliments, ou l'or pour sa rĂ©sistance Ă  la corrosion et Ă  l'oxydation. De plus, il n'est indexĂ© sur aucun autre bien et n'a jamais reprĂ©sentĂ© autre chose que lui-mĂȘme. La valeur du bitcoin est donc extrinsĂšque et ne provient que de son utilisation en tant que monnaie : les gens le valorisent uniquement parce qu'ils savent que d'autres l'accepteront en l'Ă©change de quelque chose d'autre.

Cependant, ceci pose un problÚme philosophique : comment a-t-il été valorisé en premier lieu, lorsqu'il n'y avait aucun utilisateur ? En d'autres termes : comment Bitcoin a-t-il été amorcé ?

Le problĂšme de l'amorçage a Ă©tĂ© Ă©noncĂ© dĂšs les dĂ©but de Bitcoin par Hal Finney, l'une des premiĂšres personnes Ă  avoir fait fonctionner un nƓud aprĂšs Satoshi Nakamoto. Le 11 janvier 2009, dans un courriel rĂ©pondant Ă  l'annonce de la premiĂšre version du logiciel, il dĂ©clarait :

Un des problĂšmes immĂ©diats avec n'importe quelle nouvelle devise est de savoir comment la valoriser. MĂȘme en ignorant le problĂšme pratique liĂ© au fait que quasiment personne ne l'acceptera au dĂ©but, il est toujours difficile de trouver un argument raisonnable en faveur d'une valeur particuliĂšre non nulle pour les piĂšces.

La question Ă  l'Ă©poque Ă©tait donc de savoir s'il Ă©tait possible de lancer avec succĂšs une nouvelle monnaie numĂ©rique sans qu'elle n'ait de valeur prĂ©dĂ©finie, et surtout de savoir si cela pouvait ĂȘtre pĂ©renne.

 

Le théorÚme de régression

La premiĂšre valorisation de la monnaie est loin d'ĂȘtre quelque chose d'Ă©vident. Il va de soi que dans un contexte antagoniste, les ĂȘtres humains ne pouvaient pas choisir n'importe quoi pour servir d'instrument d'Ă©change entre tribus par exemple. Ainsi, toutes les proto-monnaies prĂ©cĂ©dant le dĂ©veloppement de l'État se sont basĂ©es en premier lieu sur des biens ayant une valeur d'usage non monĂ©taire : des coquillages pour leur attrait esthĂ©tique, du sel pour son usage alimentaire, du bĂ©tail ou du blĂ© pour leur valeur nutritive, ou des mĂ©taux prĂ©cieux pour leur beautĂ©. Comme l'expliquait l'Ă©conomiste autrichien Carl Menger dans son essai de 1892 sur l'origine de la monnaie, ces biens ont ensuite Ă©tĂ© sĂ©lectionnĂ©s selon leur cessibilitĂ©, c’est-Ă -dire la facilitĂ© avec laquelle ils pouvaient ĂȘtre Ă©changĂ©s sur le marchĂ©, que cette cessibilitĂ© s'applique dans l'espace (portabilitĂ©), dans le temps (durabilitĂ©, raretĂ©) ou Ă  l'Ă©chelle (divisibilitĂ©, fongibilitĂ©). C'est pourquoi, de tous les biens qui se concurrençaient, ce sont les mĂ©taux prĂ©cieux qui ont Ă©tĂ© finalement utilisĂ©s comme monnaie : parce qu'ils avaient la plus grande cessibilitĂ©.

De cette observation sur l'origine de la monnaie, Ludwig von Mises en a tiré un théorÚme, le théorÚme de régression, qui affirme que toute monnaie généralement acceptée par la population a dû avoir en premier lieu une valeur d'usage non monétaire. Tel qu'il l'écrivait dans sa Théorie de la monnaie et du crédit publiée en 1912 :

Si la valeur d'Ă©change objective de la monnaie doit toujours ĂȘtre reliĂ©e Ă  un rapport d'Ă©change du marchĂ© prĂ©existant entre la monnaie et les autres biens Ă©conomiques (car, sinon, les individus ne pourraient estimer la valeur de la monnaie), il s'ensuit qu'un objet ne peut ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie s'il ne possĂšde pas dĂ©jĂ , au moment oĂč il commence Ă  ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie, une valeur d'Ă©change objective basĂ©e sur un autre usage. Ceci fournit Ă  la fois une rĂ©futation des thĂ©ories qui font dĂ©couler l'origine de la monnaie d'un accord gĂ©nĂ©ral qui aurait attribuĂ© des valeurs fictives Ă  des choses intrinsĂšquement sans valeur, et une confirmation des hypothĂšses de Menger sur l'origine de l'utilisation de la monnaie.

Il poursuivait en disant qu'il Ă©tait de cette maniĂšre possible de faire remonter la valeur de la monnaie Ă  une valeur intrinsĂšque originelle :

La thĂ©orie de la valeur de la monnaie en tant que telle peut faire remonter la valeur d'Ă©change objective seulement jusqu'au point oĂč elle cesse d'ĂȘtre la valeur de la monnaie et devient uniquement la valeur d'une marchandise. [...] Si de cette façon nous retournons de façon continuelle en arriĂšre, nous devons arriver Ă  un point oĂč nous ne trouvons plus aucune composante dans la valeur d'Ă©change objective qui provienne des Ă©valuations basĂ©es sur la fonction de la monnaie comme moyen d'Ă©change commun ; un point oĂč la valeur de la monnaie n'est rien d'autre que la valeur de l'objet qui est utile d'une autre façon que comme monnaie.

Ainsi, on peut retracer l'histoire de la monnaie actuellement utilisĂ©e en Occident Ă  l'or. Autrefois l'or et l'argent Ă©taient utilisĂ©s comme moyen d'Ă©change de main Ă  main. Puis avec l'Ă©volution bancaire, les gens ont commencĂ© Ă  utiliser des billets Ă©changeables en or pour leur facilitĂ© d'usage : l'or Ă©tait conservĂ© dans un coffre et les billets jouaient le rĂŽle de monnaie reprĂ©sentative. Ensuite, au cours du XIXĂšme siĂšcle, les États ont commencĂ© Ă  imposer des restrictions plus strictes et ont imposĂ© un Ă©talon-or contrĂŽlĂ© par leurs banques nationales respectives. Enfin, comme on le sait tous, cette convertibilitĂ© a Ă©tĂ© suspendue Ă  de multiples reprises dans diffĂ©rents pays (cours forcĂ©), avant d'ĂȘtre dĂ©finitivement suspendue par les États-Unis en 1971 avec la fin des accords de Bretton Woods.

 

Billet de 100 francs merson 1908
Billet de 100 francs de 1908, Ă©changeable contre 29 grammes d'or.

 

Depuis 1971, les monnaies Ă©tatiques n'ont donc plus de valeur d'usage (en dehors de l'utilitĂ© nĂ©gligeable du papier des billets) et leur valeur repose sur le fait que les États imposent leur cours lĂ©gal sur leurs territoires. Cependant, la croyance que la monnaie est toujours garantie par l'or persiste au sein de la population, ce qui tĂ©moigne de cette Ă©volution historique. Selon Mises, les gens n'auraient jamais acceptĂ© la monnaie actuelle si elle n'avait pas Ă©tĂ© en premier lieu indexĂ©e sur l'or.

 

Pourquoi Bitcoin contredit Mises

Le théorÚme de régression est bien un théorÚme, pas une simple observation historique - une presciption et non une description, conformément à l'école autrichienne. Comme Ludwig von Mises le précisait dans L'action humaine en 1949 :

Nul bien ne peut ĂȘtre employĂ© comme instrument d'Ă©change si, au moment oĂč l'on a commencĂ© Ă  s'en servir comme tel, il n'avait pas une valeur d'Ă©change en raison d'autres emplois. Et toutes ces affirmations impliquĂ©es dans le thĂ©orĂšme de rĂ©gression sont Ă©noncĂ©es apodictiquement conformĂ©ment Ă  la nature aprioriste de la praxĂ©ologie. Cela doit se produire ainsi. Personne ne peut ni ne pourra parvenir Ă  construire un cas hypothĂ©tique dans lequel les choses se produiraient diffĂ©remment.

C'est pourquoi il a embĂȘtĂ© intellectuellement beaucoup de gens qui s'intĂ©ressaient Ă  Bitcoin. Ceux-ci pouvaient avoir lu Mises et se demandaient par consĂ©quent d'oĂč pouvait provenir la valeur intrinsĂšque originelle de l'unitĂ© de compte. Mais, de toute Ă©vidence, le bitcoin n'avait pas de valeur d'usage prĂ©cĂ©dant l'Ă©mergence de sa valeur monĂ©taire.

Certains ont suggéré que Bitcoin avait une valeur d'usage en tant que « systÚme de paiement », parce qu'il offrait un moyen d'envoyer des fonds à l'étranger sans requérir de permission particuliÚre. D'autres ont avancé que la valeur originelle de Bitcoin provenait de sa capacité d'horodater des données et de garantir leur authenticité.

NĂ©anmoins, sans valeur initiale ces usages n'ont aucune raison d'exister : Bitcoin est en effet un systĂšme Ă©conomique par essence et il faut que son unitĂ© de compte ait une valeur avant que le systĂšme puisse avoir une utilitĂ©. On ne peut pas s'en servir comme service d'horodatage de donnĂ©es si sa sĂ©curitĂ© est nulle (cet usage Ă©tait d'ailleurs inexistant avant que le bitcoin acquiĂšre un prix). De mĂȘme, on ne peut pas utiliser Bitcoin comme un moyen de transfert de valeur si l'unitĂ© n'est valorisĂ©e par personne.

Satoshi Nakamoto a lui-mĂȘme reconnu cette importance de la premiĂšre valorisation du bitcoin. Dans un message d'aoĂ»t 2010 sur le thĂ©orĂšme de rĂ©gression, il expliquait qu'il fallait lui donner une valeur « pour une raison ou pour une autre » pour que le systĂšme soit utile pour l'envoi de fonds Ă  l'Ă©tranger :

Comme expérience de pensée, imaginez qu'il existe un métal de base aussi rare que l'or, mais avec les propriétés suivantes :
- de couleur grise et terne ;
- pas de bonne conductivité électrique ;
- pas particuliÚrement solide, mais pas non plus ductile ou facilement malléable ;
- inutile pour un but pratique ou ornemental ;

et avec une propriété magique et spéciale :
- peut ĂȘtre transportĂ© par un canal de communication.

Si, d'une maniÚre ou d'une autre, il acquérait une quelconque valeur pour une raison ou pour une autre, alors n'importe qui désirant transférer de la richesse sur une longue distance pourrait en acheter, le transmettre, et faire en sorte que le destinataire le vende.

À l'Ă©poque, Satoshi dĂ©crivait ce qui s'Ă©tait dĂ©jĂ  passĂ© : le bitcoin avait acquis une valeur. Il Ă©tait Ă©changĂ© contre des monnaies traditionnelles et servait dĂ©jĂ  Ă  acheter des biens physiques. À partir de lĂ , son usage s'est dĂ©veloppĂ© jusqu'Ă  la situation qu'on connaĂźt aujourd'hui.

Par son amorçage, Bitcoin a prouvé qu'une unité numérique pouvait acquérir de la valeur sans posséder de valeur d'usage non monétaire originelle. Néanmoins, ce n'était pas la premiÚre fois qu'une telle tentative avait lieu, et c'est ce dont nous parlerons dans un prochain article...

107 - Ne plus descendre dans l'ArÚne ?

March 2nd 2021 at 19:00


On a beau faire, on a beau dire, on est toujours surpris par la fabrique de l'opinion.

Dans un pays oĂč la culture mathĂ©matique est tellement faible que la seule chose que l'on remarque quand le chef du gouvernement se trompe (ou nous trompe) avec un graphique dont l'axe des abscisses est dĂ©calĂ© de 6 jours et celui des ordonnĂ©es (*) de 30%, c'est l'inversion du drapeau français sur une slide de son pĂ©nible show... il y a peu Ă  espĂ©rer des « dĂ©bats » sur un sujet techniquement complexe, philosophiquement innovant et politiquement radical comme Bitcoin.

La hausse du bitcoin, la bulle du bitcoin, la folie du bitcoin ont ressurgi ces derniÚres semaines, avec peu de « variants » par rapport à la précédente édition en fin 2017.

En gros, ça donne quelque chose comme ça :


Parce que fondamentalement un « débat » n'est qu'un spectacle qui, ne coûtant rien à produire, occupe l'écran entre deux publicités. Ce n'est pas un exposé, ni une conférence, ni un MOOC. Un universitaire sérieux ne devrait point s'y produire ni un esprit distingué s'y exhiber.

D'autre part la place des monnaies numériques dans le paysage médiatique n'étant pas encore celle du menu sans porc, qui transforme n'importe quelle assemblée de lymphatiques en horde de furieux, ni celle des mérites comparés de l'hydroxychloroquine, de l'ivermectine ou des anticorps monoclonaux pour lesquels il existe déjà des milliers d'experts ennuyeux (à mourir) le spectacle est un peu court.

La « production » charge deux ou trois jeunes filles de trouver des intervenants : elles en trouvent quelques-uns, grĂące Ă  Google, auxquels elles signifient qu'ils ont Ă  passer le soir mĂȘme au studio, et Ă  Paris naturellement. Cela restreint fatalement l'Ă©chantillon, mais qu'importe.

La jeune personne m'appelle, m'avoue avec un gloussement irrésistible qu'elle n'y connait rien, me demande le nom d'autres experts qui justement seraient taillables et corvéables à l'instant puisque moi j'entends rester tranquille au vert. Le temps que je les lui fournisse (pas mauvais bougre, dans le fond) une de ses collÚgues en a trouvé deux ou trois autres, dont un qui a déjà fait le tour de dix autres plateaux pour expliquer que ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie.

Arrive le soir ou le lendemain, j'ai le rĂ©sultat Ă  l'Ă©cran. Jamais de quoi regretter d'ĂȘtre dans les gradins plutĂŽt que sur le sable. En 2017, j'avais Ă©crit sur LinkedIn un article que j'avais intitulĂ© La «folie» Bitcoin dans les mĂ©dias français. Je l'ai re-publiĂ© rĂ©cemment, sans changer trois mots. Je continue de penser qu'il n'est pas trĂšs nĂ©cessaire de se justifier.

Depuis 2017, certes, les questions se sont faites un peu moins brutales, et on nous Ă©pargne le topo sur « la blockchain ». Des gens comme Yves Calvi ou Philippe Soumier proposent mĂȘme (enfin...) un format convenable.

Il y a eu évidemment un « basculement psychologique » (le terme est d'Olivier Babeau) chez les interviewers comme chez certains interviewés.

Chez les premiers, on sent la fatigue (mĂȘme M. Lenglet met de l'eau dans son vin) voire parfois, quand mĂȘme, comme un zest de rancune : pourquoi diable ces bitcoineurs ont-ils cru utile de multiplier les prĂ©cautions en 2017, au lieu de nous dire franchement que ça vaudrait le prix d'une voiture trois ans plus tard ?

Chez certains des hĂ©ros de la cryptomonnaie, et c'est le plus rigolo pour les initiĂ©s, il y a eu aussi depuis 2014 ou 2017 un effet « chemin de Damas ». Plus personne n'ose dire que la monnaie n'est qu'un cas d'usage sans grand intĂ©rĂȘt de la technologie blockchain.

Mais entre le temps perdu à expliquer ce que signifie la décentralisation, éluder les questions sur le cours, réfuter l'ineptie sur l'impossibilité d'acheter ses croissants à Paris en bitcoin, recadrer les chiffres sur les usages criminels et renvoyer les balles sur la consommation énergétique, que peut bien dire d'utile, d'instructif, d'éclairant ou de motivant l'expert venu pour expliquer et qui sert de Rétiaire dans cette petite arÚne ?

Parce que, de son cÎté, le Mirmillon de l'establishment connaßt son métier.

Que ce soit un ponte comme Minc, pratiquement à cÎté de ses mocassins, ou des économistes déjà vus plus de mille fois comme Jean-Marc Daniel, Philippe Bechade, Philippe Murer, on n'a jamais rien de nouveau.

Ils sont là pour taper, ils tapent. Ils n'ont pas bougé d'un pouce, pas modifié leurs incantations d'un iota.

Ces joutes risibles m'ont donné quelques occasions d'allonger encore un peu la liste des lauréats du Prix Tulipe. Mince bénéfice !


La conclusion : moins il y a de gens importants sur le plateau, mieux c'est. Cela diminue l'exposition des no-coiners et de leurs naïvetés de béotiens. Autant conseiller à Papi et Mamie, dans leur cuisine, de regarder Bapt&Gael, ils perdront moins leur temps !

Et, dût l'orgueil hexagonal en souffrir, des émissions suisses comme le Forum de la RTS peuvent aussi s'avérer plus utiles, un peu comme la presse belge pour rectifier les erreurs de M. Castex, sans vouloir en faire une affaire personnelle....

Pour le grand public, enfin, et pour en rester aux rigolos, j'ai trouvĂ© que le petit sketch d'Alexis Le Rossignol valait bien des explications fumeuses d'Ă©missions qui prĂ©tendaient nous informer. A ma connaissance, il n'a pourtant mĂȘme pas eu droit, comme Nabilla en janvier 2018, Ă  un petit gazouillis de l'AMF (**). A croire qu'en distanciel les gardiens du Temple ne surveillent mĂȘme plus ce qui se trame dans le vaste monde !



NOTES
(*) Ils sont tellement linĂ©aires (pour ne pas dire plats) qu'ils n'ont pas mĂȘme songĂ© Ă  inscrire les contaminations sur une Ă©chelle logarithmique : ce ne serait pas faux, ce serait mĂȘme assez justifiable, et le gogo en retirerait une rassurante impression de promenade de santĂ©, pardon pour le jeu de maux.
(**) Parmi les nombreuses choses que je ne regrette pas d'avoir écrites, mon billet Genre Vénus, sur l'affaire Nabilla. Le site Bitcoin.fr a marqué le troisiÚme anniversaire de ce petit événement en posant la question : et si Nabilla avait raison ?

[PODCAST] Bitcoin : comprendre la révolte monétaire du siÚcle

February 25th 2021 at 10:59

Je suis rĂ©cemment intervenu dans le podcast de Contrepoints pour parler de Bitcoin et de cryptomonnaie avec Pierre Schweitzer. Au-delĂ  de l’évolution du prix du bitcoin (prix qui se situait autour des 51 000 $ / 42 000 € au moment de l’enregistrement), il y a en effet beaucoup Ă  dire sur le sujet.

Les thÚmes suivants y sont abordés :

  • La rĂ©sistance Ă  la censure
  • L’origine politique de Bitcoin
  • Le problĂšme de l’amorçage
  • Le dĂ©veloppement du protocole
  • Le dĂ©bat sur la scalabilitĂ© et Bitcoin Cash
  • La religiositĂ© dans Bitcoin
  • Le rĂ©seau Lightning
  • La crĂ©ation monĂ©taire des banques centrales et le risque d’inflation
  • La potentielle rĂ©ponse des États Ă  Bitcoin
  • La confidentialitĂ© dans les cryptomonnaies
  • Les autres usages de la blockchain

Voici l’épisode du podcast :

TĂ©lĂ©charger l’épisode au format mp3

Description et références sur Contrepoints

104 - SĂ©paration

December 16th 2020 at 20:05

(les illustrations proviennent toutes de l'album Nope en Stock)

Est-ce un effet du hasard si l’incroyable sĂ©quence laĂŻciste que nous vivons depuis des semaines, avec sa rĂ©affirmation emphatique de « principes rĂ©publicains » taillĂ©s sur mesure, coĂŻncide avec les dĂ©clamations ministĂ©rielles visant Ă  dĂ©fendre la monnaie de l’État en rĂ©glementant Ă  outrance tout ce qui de prĂšs ou de loin en menacerait son monopole absolu ? Je ne le crois pas.

Une rĂ©action superficielle aux derniers exploits rĂ©gulatoires de nos ministres consiste Ă  incriminer leurs hymnes hypocrites Ă  la Blockchain-Nation, dont la France serait un parangon, pour les mettre en rapport avec la cerfa-ration quotidienne de rĂšgles absurdes qu’ils nous imposent (1), mais aussi avec une prĂ©tentieuse inculture technologique, plaisamment rĂ©sumĂ©e par le nouveau hashtag #3615crypto.

Je propose ici de prendre un satanĂ© recul, jusqu’en novembre 1789, pour examiner les choses dans une perspective longue, et voir ce que la rhĂ©torique laĂŻque et la rĂ©gulation monĂ©taire nous disent toutes deux de « nos valeurs » comme disent ceux qui parlent pour les autres, mais aussi pour voir ce que la logique de « sĂ©paration » pourrait signifier.

Les séparations françaises

Il arrive Ă  l’occasion que certains de mes amis cryptos Ă©voquent la nĂ©cessitĂ© d'une « sĂ©paration de la Monnaie et de l’État », expression doublement dĂ©tournĂ©e de celle de 1905, parce qu'il ne s'agit plus de tracer une frontiĂšre avec les choses spirituelles mais aussi parce que le problĂšme, dĂ©sormais, serait... du cĂŽtĂ© de l'État. L'hypothĂšse que je vais prĂ©senter est que le problĂšme a toujours Ă©tĂ©, d'une certaine façon, du cĂŽtĂ© de notre État français, spĂ©cifiquement.

L’ordonnance prĂ©sentĂ©e le 9 dĂ©cembre par MM. Le Maire, Dussopt et Lecornu visant au « renforcement du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme applicable aux actifs numĂ©riques » se distingue Ă  plusieurs Ă©gards des dizaines d’oukases antĂ©rieurs :

  • par la mauvaise foi, car il ne s’agit que de faire un peu de spectacle tout en se mettant en conformitĂ© avec des recommandations antĂ©rieures du GAFI, avant le prochain round d’évaluation de la France ;
  • par la sottise, puisqu’on ne trouve rien d’autre Ă  invoquer pour justifier cela qu’une bien mince affaire rĂ©cente de « financement terroriste » et prĂ©cisĂ©ment celle oĂč la traçabilitĂ© des opĂ©rations en Bitcoin a justement permis de dĂ©manteler la filiĂšre, comme le montre une belle enquĂȘte de 21 millions qui ramĂšne cette affaire mineure Ă  ses justes proportions ;
  • par la maladresse consistant Ă  exiger une authentification par virement SEPA qui enferme les plateformes françaises dans un mĂ©canisme rĂ©gional que les fonctionnaires europĂ©istes pensent universel, au moment oĂč la Suisse s'affirme comme la vraie nation crypto d'Europe, Ă  bien des Ă©gards et mĂȘme par l'attitude de ses banques.

On trouvera ici les liens vers les analyses de Bitcoin.fr, des responsables de Blockchain Partners ou de l’ADAN. MĂȘme un dĂ©putĂ© de la majoritĂ© a Ă©mis une pertinente critique de cette initiative incongrue qui, Ă  force de vouloir tout rĂ©gir, fait sans doute sortir la "Blockchain Nation" du jeu.

Est-il juste de mettre cela en parallĂšle avec l’offensive bruyamment menĂ©e pour dĂ©fendre notre conception de la laĂŻcitĂ© ?

Cette merveille unique est tellement incomprise Ă  l’étranger que M. Macron en vient Ă  se quereller publiquement avec la presse amĂ©ricaine comme avec le prĂ©sident Ă©gyptien. La sĂ©paration des Ă©glises et de l’État serait, nous dit-on, consubstantielle Ă  la forme rĂ©publicaine de notre pays (la loi ne date pourtant que de 1905) et ferait partie du socle de « nos valeurs ». Tant et si bien que ceux qui refusent cette sĂ©paration deviennent des... « sĂ©paratistes », ce qui implique une certaine gymnastique conceptuelle.

On peut s’interroger sur la gĂ©omĂ©trie du « nous » dont on parle, quand une part non nĂ©gligeable de citoyens français eux-mĂȘmes expriment des rĂ©serves sur lesdites valeurs. Mais surtout cette obsession franco-française rend intenable l’illusion d'une Nation auto-proclamĂ©e porteuse de valeurs universelles et nous enferme dans une singularitĂ© oĂč se complait le narcissisme hexagonal.

Aux racines de nos singularités

Ce serait, pour parler comme M. Macron « comme cela que la France s’est construite ». Je veux bien, mais Ă  condition de commencer par une Ă©vidence oubliĂ©e : l’État, en France, n’a pas eu Ă  livrer un combat de titan pour se libĂ©rer des puissantes serres de l’Église. C’est lui qui s’est introduit avec sa brutalitĂ© et sa dĂ©sinvolture ordinaires dans les affaires de celle-ci.

Le 2 novembre 1789, l’AssemblĂ©e constituante dĂ©crĂ©tait que « tous les biens ecclĂ©siastiques sont Ă  la disposition de la Nation, Ă  la charge de pourvoir, d'une maniĂšre convenable, aux frais du culte, Ă  l'entretien de ses ministres, et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'aprĂšs les instructions des provinces ». Rappelons que les États-GĂ©nĂ©raux avaient Ă©tĂ© rĂ©unis pour rĂ©tablir les finances de la monarchie. La solution adoptĂ©e (Ă  l’instigation de Talleyrand) a le mĂ©rite de la simplicitĂ© : l’État a environ 4 milliards de dettes, les biens du ClergĂ© doivent bien valoir autant. Et voilĂ .

Seulement cette solution, qu’un Conseil constitutionnel contemporain serait peut-ĂȘtre gĂȘnĂ© de justifier, n’avait rigoureusement aucun autre mĂ©rite que son simplisme, et n’offrait que des dĂ©fauts :

  • elle augmentait la subordination (dĂ©jĂ  rĂ©elle sous les rois) de l’Église française Ă  un pouvoir nouveau, que l’on ne pouvait exonĂ©rer du soupçon de malveillance, accroissant le tiraillement permanent entre l’allĂ©geance au roi et celle qui est due par les catholiques au pape ;
  • elle suscita donc de ce cĂŽtĂ© une condamnation Ă©trangĂšre (on ne parle pas encore de sĂ©paratisme) qui, mettant Ă  mal la conscience de nombreux français, inaugurait un fossĂ© jamais totalement comblĂ© entre nous ;
  • en heurtant la conscience du roi Louis XVI elle portait le germe de l’échec de la tentative d’instaurer une monarchie constitutionnelle, ce qui Ă©tait pourtant le vƓu le plus large et le plus sage Ă  ce moment, nous condamnant Ă  deux siĂšcles d’errances politiques pour en arriver au rĂ©gime actuel, bien moins Ă©quilibrĂ© que ce que l’on souhaitait alors ;
  • enfin elle mit en branle un dĂ©sastre financier collectif. On ne monĂ©tise pas ainsi des murs, des champs ou des forĂȘts reprĂ©sentant peut-ĂȘtre 3 milliards de livres ou 10 fois le budget annuel du royaume. La planche Ă  billet, symboliquement incriminĂ©e dans le naufrage des assignats, fut moins coupable que la duplicitĂ© d’une bourgeoisie qui ne voulait pas payer d’impĂŽt mais ne rechignait pas Ă  se goinfrer de biens volĂ©s puis bradĂ©s.

Cinq ans plus tard la promesse faite au clergĂ© (« pourvoir d’une maniĂšre convenable... ») Ă©tait violĂ©e, les Assignats n’avaient plus de valeur depuis longtemps et la confiance du public dans quoi que ce soit Ă©tait Ă  zĂ©ro. Advint NapolĂ©on, qui rĂ©tablit la paix avec le pape, l’équilibre budgĂ©taire, y compris par l'impĂŽt, et enfin la valeur de la monnaie. Les Français du temps ont plutĂŽt apprĂ©ciĂ© ! Mais NapolĂ©on ne restitua pas pour autant les monuments confisquĂ©s : il suffit de se promener en France pour voir que prĂ©fectures, mairies, musĂ©es, lycĂ©es ou prisons sont souvent des bĂątiments religieux (2). Il se mĂȘla assez lourdement de la vie de l’Église, redessinant les diocĂšses, dĂ©plaçant les siĂšges Ă©piscopaux, rĂ©digeant le nouveau catĂ©chisme, etc. Il s’en alla enfin, mais le roi restaurĂ© ne se montra pas plus discret, ni aucun rĂ©gime aprĂšs lui, y compris les plus rĂ©cents qui se sont mis en tĂȘte l'idĂ©e absurde et largement contreproductive (3) de façonner un « islam de France », voire « des LumiĂšres ».

MĂȘme et surtout devenue « laĂŻque », la RĂ©publique est religieuse ; mais elle l’est trĂšs mal.

Il y a d'abord beaucoup de risible maladresse : entendre M. Hollande prĂŽner que « l’islam est une religion de paix » ou M. Castaner expliquer que « la priĂšre n'a pas forcĂ©ment besoin de lieu de rassemblement » illustre l’étendue des compĂ©tences que nos Ă©lites, pourtant peu instruites de ces choses, s’attribuent en matiĂšre religieuse.

Au-delĂ  de ces maladresses, la RĂ©publique est une DĂ©esse qui a perdu la Raison. RĂ©pĂ©ter en boucle que « la religion est une affaire privĂ©e » indique seulement que l’orateur n’a pas de religion, sinon peut-ĂȘtre une vague spiritualitĂ© new age. AssĂ©ner soir et matin que la loi de la RĂ©publique est supĂ©rieure Ă  la loi de Dieu, voire dans la variante Darmanin « plus forte que la loi des dieux » histoire d’intimider aussi les quelques terroristes polythĂ©istes qui se cacheraient encore parmi nous, ne dĂ©montre rien. Ce n’est qu’un principe hypothĂ©tique, rationnellement indĂ©cidable. Celui qui craint l'enfer se moque des amendes. Et rĂ©pondre aux fanatiques religieux par un fanatisme politique, idolĂątrer la RĂ©publique, de quoi est-ce le signe ? Comme pour tout fanatisme, c’est le signe d’un manque, d’un creux.

Car enfin, ces fameuses valeurs, quelles sont-elles ?

Il n’en existe pas de liste officielle, et on peinerait Ă  en faire un bouquet trĂšs garni. En gros, il y en a trois qui surnagent des mĂ©diocres discours actuels, mais ce ne sont pas celles qu'un homme de 1789 aurait attendues.

D'abord « l’égalitĂ© de l’homme et de la femme » alors que notre Constitution mentionne « l'Ă©gal accĂšs des femmes et des hommes aux mandats Ă©lectoraux et fonctions Ă©lectives, ainsi qu'aux responsabilitĂ©s professionnelles et sociales ». Que ce soit un bon angle d’attaque contre les islamistes, on en conviendra. Que cela rĂ©sume l’ñme de notre peuple et l’histoire du seul royaume dont les femmes ne pouvaient hĂ©riter et oĂč elles furent parmi les derniĂšres Ă  voter est une autre affaire.

Vient ensuite une laĂŻcitĂ© qui met dĂ©sormais Ă  l'honneur de dĂ©chirer le sage compromis de 1905 et d'oublier aussi tout ce qui devrait lui permettre de s'Ă©panouir autrement que dans la hargne (4). Les imprĂ©cations de petits-instruits comme Mme Schiappa ou M Valls peuvent-elles sĂ©rieusement rĂ©unir une large partie de l’opinion française pour « consolider » les « valeurs » de la « citoyenneté » ? PrĂ©tendre qu’une posture qui est aussi loin de faire l’unanimitĂ© (mĂȘme dans un seul camp politique) serait celle de toute une Nation est une imposture.

Et enfin il y a la tolĂ©rance, rebaptisĂ©e « Charlie ». Un mot qui dit tout. Charlie a Ă©videmment le droit de blasphĂ©mer mais nous aurions, en tant que citoyens, une sorte de devoir de regarder ses petites saletĂ©s. Ses caricatures sont projetĂ©es sur les façades, reproduites dans les manuels, brandies comme des icĂŽnes dont la seule vue devrait entraĂźner l’adhĂ©sion Ă  la philosophie voltairienne, diffuser la raison chez les adultes les moins instruits et provoquer dans les Ă©coles de fructueux dĂ©bats Ă  une voix. « Il faut surtout continuer, montrer cela et expliquer que c’est l’ñme de la France que d’autoriser le blasphĂšme » dixit Roselyne Bachelot. Ceux qui ont des doutes sur la mĂ©thode, qu’ils soient archevĂȘques ou professeurs de facultĂ©, se voient intimer le silence au nom de nos valeurs, voire traiter de collabos dans le cadre de l’état de guerre permanent. Le niveau de nos enfants en calcul (ou « en mathĂ©matiques » encore un grand mot) s'effondre, les Bac+5 font une faute d'orthographe par ligne, mais on doit passer des heures sur ces sottises.

En regard de ce bullshit politique, je n’ai pas entendu depuis des annĂ©es un seul gouvernant, parlant de « nos » sacrĂ©es valeurs, oser les trois grands mots qui ornent pourtant nos frontons. Chacun verrait trop bien, soudain, que notre libertĂ© est chaque jour rognĂ©e (5), que l’inĂ©galitĂ© ronge la sociĂ©tĂ© et que la fraternitĂ© n’est plus qu’un mot vide de sens, tant et si bien qu’on doit dĂ©sormais lĂ©gifĂ©rer « contre la haine ».

Aussi creux que le mot « valeurs », le mot « confiance » est invoqué pour à peu prÚs tout ce dont un homme avisé se méfierait.

Les mĂ©dias tournent autour du mot, Ă©voquant – notamment depuis les gilets jaunes - une « certaine forme de mĂ©fiance de certains citoyens vis Ă  vis de nos institutions ». Le pouvoir tourne autour du mot, parlant de « consolider le lien de confiance » entre « notre » police et les français. Les banques tournent autour du mot, invoquant notre confiance dans notre monnaie et dans nos banques, de façon presqu’hypnotique. L’affaire des vaccins, en ce qu’elle va permettre de mesurer rĂ©ellement la confiance des français dans tous ces prĂ©dicateurs, les fait dĂ©jĂ  frĂ©mir.

La proposition de valeur de Bitcoin et des cryptomonnaies appuie donc exactement lĂ  oĂč ça fait mal aujourd’hui dans le systĂšme rĂ©galien.

Bitcoin repose sur la confiance, mais sur une forme de confiance qui ressemble bien plus Ă  celle que l’on a dans un bon instrument qu’à celle qu’invoque le serpent Kaa. Bitcoin a une valeur qui tient Ă  sa raretĂ© et au caractĂšre onĂ©reux de son minage, non Ă  une supposĂ©e convention politique. Bitcoin est libre, son adoption se fait sans coercition, alors que plus rien de ce que propose le gouvernement ne tiendrait une journĂ©e sans coercition.

Bitcoin n’effraie pas encore les gouvernants. Il est mĂȘme assez commode pour eux, pour donner des coups de menton aprĂšs un attentat. En petit comitĂ©, les banquiers centraux avouent ne pas avoir la moindre peur de Bitcoin, et ne redouter sĂ©rieusement que Libra. Ils n’ont pas encore peur du JPM Coin, probablement du fait de douteuses connivences, ou parce qu’ils n’ont pas saisi la menace. Mais aprĂšs tout, la monnaie de Facebook comme celle de JP Morgan restent des formes privĂ©es du dollar, la seule vraie « fiat » du monde. La question qui se pose est justement celle du « fiat », un mot biblique faut-il le rappeler. Et elle commence Ă  se poser, mĂȘme chez Morgan Stanley.

C’est en rĂ©alitĂ© le vide et l’absence de base de leur systĂšme qui fait obligation aux dirigeants de mener leurs guerres.

Cela se voit trop cruellement au creux des arguments dont ils usent dans leurs combats.

Quand M. Darmanin nous affirme que « jamais en aucun moment Allah n’est supĂ©rieur Ă  la RĂ©publique (
) la RĂ©publique transcende tout » on a envie de demander si cette surĂ©minence est le propre de la RĂ©publique française, et par quel miracle si j’ose dire cette crĂ©ature somme toute rĂ©cente a pu se hisser Ă  un tel degrĂ© de majestĂ©.

Monsieur Darmanin, dont on nous dit par ailleurs qu’il est catholique, refuse donc l’idĂ©e que Dieu soit plus grand, ce que signifie exactement « ٱللَّٰهُ ŰŁÙŽÙƒÙ’ŰšÙŽŰ±Ù » mais qu’a-t-il alors en tĂȘte quand il rĂ©cite dans le Gloria : « Toi seul est Seigneur » ? Les croyants (tous) peuvent, et il me semble doivent aimer la France et prier pour elle (on le faisait dĂ©jĂ  du temps des rois) et mĂȘme pour la RĂ©publique (comme le font notamment les juifs Ă  chaque Shabbat, avec une priĂšre particuliĂšrement belle et Ă©mouvante) mais pas un seul, il faut le comprendre, ne mettra jamais l’objet pour lequel il prie au-dessus de Celui Ă  qui il adresse sa priĂšre, et qui n'est pas un compagnon tranquille du foyer, un petit dieu Lare de romain antique. On a le droit d’ĂȘtre croyant ou athĂ©e, on n’a pas le droit d’ĂȘtre idiot. En cas de conflit, s’imposerait Ă  l'esprit du croyant la rĂ©ponse de JĂ©sus Ă  Pilate : « tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait Ă©tĂ© donnĂ© d'en haut ».

Revenons Ă  Bitcoin : quand on entend dire qu'il ne sera jamais une monnaie car personne n’en garantit la valeur, c’est je crois le mĂȘme type de sottise qui est profĂ©rĂ©, par des gens qui hiĂ©rarchisent beaucoup mais qui analysent peu .

J’ai entendu un banquier expliquer gravement que « si vous perdez un bitcoin, personne ne pourra vous le rendre » : dans la salle nous Ă©tions quelques-uns tentĂ©s de lui demander ce qu’il ferait pour ceux qui avaient perdu un billet de banque dans le mĂ©tro. Fondamentalement, ce sont les piĂšces d’or qui font le banquier riche et lui permettent de garantir ce qu’il entend garantir. Ce n’est que parce que l’on fabrique aujourd’hui de la monnaie avec du vent que l’on a besoin d’une garantie, de nature un peu mystique au demeurant. Aux yeux du bitcoineur, ce n'est pas Bitcoin qui monte, ce sont les monnaies de papier qui s'effondrent. L'Ă©change avec les hommes du « fiat » peut rester courtois, mais il a peu de chance d'ĂȘtre trĂšs fructueux.

J'ai donc la conviction qu'on ne peut rien fonder de crĂ©dible, d’aimable, de durable sur des sottises et qu'il serait temps que les gens de pouvoir en France le comprennent.

Le terrorisme frappe hĂ©las de nombreux pays sans que l’on y parte en guerre idĂ©ologique, en se demandant si Dieu (pour l’appeler par son nom en notre langue) est au-dessus ou au-dessous de la RĂ©publique. Les difficultĂ©s financiĂšres n’épargnent pas non plus de nombreux pays qui s'assignent d'autres prioritĂ©s que de chasser les bitcoineurs comme Louis XIV chassa bien sottement des protestants.

L'un des principaux acquis de la loi de 1905 , mais aussi de celle de 1901 par-delĂ  leurs diffĂ©rences (6) a Ă©tĂ© de voir la RĂ©publique donner des cadres juridiques assez pratiques Ă  l'usage et, du moins Ă  l'origine, assez libĂ©raux. Pourquoi n'instaurerait-elle pas une telle libertĂ© d’association dĂ©centralisĂ©e, Ă©ventuellement assortie du droit d’émission dĂ©centralisĂ©e de jetons de valeurs par ces associations, les formalitĂ©s n'Ă©tant nĂ©cessaires que pour une Ă©ventuelle admission Ă  la cote officielle dans son ressort territorial ?

Ce que demandent la plupart des cryptos - ceux qui ne sont ni juristes en mal de fonds de commerce ni start-upers en levĂ©e de fonds- c’est qu’on les laisse en paix, exempts de soupçons, mais soumis au chĂątiment des crimes dans le cadre du droit applicable Ă  tous. Ils n'ont pas la moindre illusion de voir l'État amĂ©liorer quoi que ce soit par son action. Ils se rĂ©jouiraient de le voir borner son rĂŽle Ă  reconnaĂźtre le simple fait que Bitcoin existe en tant que tel, sans encombrer quiconque de son avis sur la chose et de son illusoire garantie : une sĂ©paration.

NOTES

(1) En France, durant le couvre-feu, il faut signer un bout de papier attestant que l'on promÚne son chien : la simple présence du chien ne suffit pas.
(2) Je ne résiste pas au plaisir de rappeler que le Centre des Finances Publiques place Saint-Sulpice à Paris est installé dans les murs de l'ancien séminaire, et que le projet de restitution fut abandonné en 1924.
(3) Bel article dans le Figaro sur cette illusion inutile.
(4) Intéressante mise au point sur la laïcité par l'universitaire Charles Coutel, dans une tribune chez Marianne.
(5) À tel point, comme le dit MaĂźtre Yann Padova, ex SG de la CNIL dans une tribune publiĂ©e par Les Échos, que « Telle une peau de chagrin, ce qui hier constituait la norme politique et notre identitĂ© culturelle subissent une attrition progressive et insensible gouvernĂ©e par la peur ». (6) sur les deux statuts fixĂ©s par ces deux lois, voir l'intĂ©ressant article paru dans LibĂ©ration.

102 - L'incroyable prix de la Monnaie des Assassins

November 5th 2020 at 17:05

Un prix incroyable !

Et non, ce titre racoleur ne va pas me conduire, en ce 5 novembre, Ă  ne parler que de Bitcoin !

Je veux parler d'une piĂšce d'or vieille de plus de 2000 ans et dont le prix a atteint 2.700.000 ÂŁ pour 8 grammes d'or. Une piĂšce d'or assez Ă©tonnante, tant par son extrĂȘme raretĂ© que par son motif : la cĂ©lĂ©bration de l'un des plus cĂ©lĂšbres assassinats politiques de tous les temps.

Il s'agit du lot 463 de la vente menée le 29 octobre dernier par la maison ROMA NUMISMATICS, 20 Fitzroy Square, Londres (métro Warren Street). CÎté face le visage de l'assassin Brutus, cÎté pile son poignard et celui de son complice Cassius entourant le bonnet phrygien, antique symbole républicain, au-dessus de la légende EID MAR (Eidibus Martiis : AUX IDES DE MARS).

L'attention des non-numismates avait été attirée sur ce magnifique objet par le blog de Pierre Jovanovic avec une présentation spectaculaire, mais un peu expéditive.

« C'est totalement fascinant qu'une telle piÚce existe, qu'elle soit parvenue jusqu'à nous et qu'il existe dans le monde des passionnés capables d'y mettre des millions » s'extasiait P. Jovanovic. Sur le fait que des piÚces antiques parviennent jusqu'à nous, on a envie de dire que ce n'est pas la seule ! Le catalogue de la vente est bluffant, et il y a des centaines de ventes numismatiques chaque année dans le monde.

Les reliques du passĂ© sont non seulement en elles-mĂȘmes prĂ©cieuses, mais les rĂ©flexions qu'elles inspirent sont Ă©clairantes et peuvent susciter la mĂ©ditations des bitcoineurs : la valeur des piĂšces de monnaies antiques, comme des statues, des peintures et des autres oeuvres d'art est liĂ©e de façon inextricable Ă  leur valeur intrinsĂšque (souvent faible), Ă  leur raretĂ©, Ă  leur histoire et Ă  la longue « tradition » qui est la leur.

Ceux qui iront lire en dĂ©tail la rubrique 463 du catalogue de vente en ligne verront que cet exemplaire (qui n'est pas unique) a une histoire assez bien documentĂ©e depuis pas loin de 2 siĂšcles ; et surtout que l'examen minutieux de l'Ă©tat de la piĂšce permet de la situer dans une sĂ©rie qui est elle-mĂȘme ici plus que restreinte : on pense qu'il reste peut-ĂȘtre une centaine en argent (des denarii ou deniers) et sans doute pas plus de 3 exemplaires en or (des aurei). Il va sans dire qu'aprĂšs des siĂšcles de passion numismatique et d'ardeur archĂ©ologique, la dĂ©couverte de nouveaux exemplaires dans un tel Ă©tat de conservation reste assez faible pour conforter la raretĂ© de la chose !

Ce qui va fasciner, cependant, c'est l'idée d'une émission commémorative de l'assassinat de l'homme qui voulut, le premier à Rome depuis des siÚcles, se faire roi.

La monnaie, prérogative régalienne nous dit-on, pourrait célébrer ce genre d'acte séditieux ?

CĂ©sar est dictateur dans des formes ou plutĂŽt dans des apparences de formes lĂ©gales subsistant aprĂšs plusieurs guerres civiles. Ce n'est pas nous, grĂȘlĂ©s d'Ă©tats d'urgence et de lois d'exception pour bien moins que cela qui allons chipoter les entorses romaines. Ce qui semble Ă©tabli, en revanche, c'est qu'il jouit, lui, d'un solide appui des classes populaires. Et que les conjurĂ©s, de leur cĂŽtĂ©, sont des sĂ©nateurs, des privilĂ©giĂ©s. Ce qui n'interdit pas de leur supposer des intentions diverses, voire le goĂ»t de la libertĂ© antique.

Ceci posĂ©, la raretĂ© mĂȘme de la piĂšce amĂšne sans doute Ă  ne pas « trop » solliciter sa signification : Rome n'a pas cĂ©lĂ©brĂ© les assassins de CĂ©sar et cette piĂšce n'a pas Ă©tĂ© frappĂ©e dans les ateliers monĂ©taires du Capitole, dans le temple de Junon Moneta car lors de sa frappe (en -43 ou -42) la Ville Ă©ternelle est au pouvoir des hĂ©ritiers de CĂ©sar. Brutus et ses partisans ont pu se servir d'un atelier monĂ©taire militaire « de campagne », comme cela existait assez couramment, ou bien transporter avec eux les « coins » et faire main-basse sur un trĂ©sor de temple dans l'une des villes de GrĂšce ou d'Asie oĂč ils regroupĂšrent un temps leurs partisans.

Les vrais paradoxes de cette monnaie sont assez différents d'une simple apologie du tyrannicide.

Longtemps trĂšs strictement encadrĂ©es, les reprĂ©sentations figurĂ©es sur les piĂšces romaines s'Ă©taient considĂ©rablement enrichies dans les derniĂšres dĂ©cennies de la RĂ©publique, multipliant les allusions, ycompris pour cĂ©lĂ©brer tel haut fait ou telle famille. Mais un tabou demeurait : celui du portrait d'une personnalitĂ© vivante. Pour des raisons religieuses (dans l'antiquitĂ© la monnaie est « garantie » symboliquement par les divinitĂ©s de la citĂ©) mais aussi, Ă©videmment, politiques, car l'effigie d'un vivant ne pouvait ĂȘtre que celle d'un despote, comme cela Ă©tait patent en Orient, et contrevenait donc Ă  la vieille Ă©thique rĂ©publicaine.

Le tabou fut brisé par... le divin Jules, descendant direct de Vénus, comme chacun sait et que cette éthique-là n'étouffait pas trop. Il fut figuré couronné comme un roi et voilé, non par humilité mais à l'image de la déesse Vesta.

Le paradoxe est donc que sur la piĂšce cĂ©lĂ©brant clairement le geste du 15 mars -44 (les ides de mars) le tabou ait Ă©tĂ© pareillement brisĂ© par celui qui avait dĂ©pĂȘchĂ© le tyran ad patres. Tout au plus notera-t-on que ce bon rĂ©publicain est figurĂ© tĂȘte nue alors que celle de CĂ©sar s'ornait d'une couronne.

Les piĂšces en or, on le sait circulaient (beaucoup) moins que celles d'argent, ce qui nous prive d'un facteur assez prĂ©cieux d'Ă©valuation : leur usure. En revanche, les deniers d'argent frappĂ©s avec les mĂȘmes motifs semblent avoir beaucoup circulĂ©. Ce qui implique qu'ils aient inspirĂ© une certaine confiance (bon aloi) et qu'ils aient Ă©tĂ© assez nombreux pour ne pas intriguer. On a dit qu'il en restait peut-ĂȘtre une centaine. Mais un historien qui a Ă©tudiĂ© de prĂšs cette Ă©mission d'argent estime Ă  une trentaine le nombre de paires de « coins », diffĂ©rents. En comptant 15.000 piĂšces pour chaque paire, cela ferait 450.000 deniers, ou 1735 kilogrammes d'argent. Cela fait beaucoup de piĂšces, et, vu l'usure de celles que l'on a retrouvĂ©es, beaucoup de piĂšces qui ont rĂ©ellement circulĂ©. Mais en mĂȘme temps cela n'en fait pas tant que cela : en kilogrammes, c'est le trĂ©sor d'un temple, guĂšre plus.

Sic semper Tyrannis ?

La phrase attribuĂ©e Ă  Brutus, et traduite de maniĂšre elliptique par « mort aux tyrans » court de maniĂšre plus ou moins souterraine dans l'histoire, et pas seulement comme devise de l'État de Virginie. RĂ©gicides, tyrannicides, attentats... certains changĂšrent l'histoire, d'autres confortĂšrent la tyrannie. AprĂšs Brutus, Auguste. Et, comme chez nous, les sĂ©quences du genre Caligula, Claude, NĂ©ron...

Sur les monnaies, les effigies se succĂšdent. Aujourd'hui, certes elles ont disparu. Nul n'a besoin de connaĂźtre le visage de Big Brother ou celui des petits hommes gris.

D'autres alternatives existent. Bitcoin n'a pas pour rien été baptisée par de sulfureux auteurs « la Monnaie acéphale ».






NOTES

❌