La bibliothĂšque du bitcoineur ne cesse de s'enrichir. Ce nouvel opus tranche Ă bien des Ă©gards : son titre, son sous-titre : Spinoza, les LumiĂšres et la philosophie des Cypherpunks et sa couverture sur laquelle le portrait du philosophe d'Amsterdam s'orne de laser eyes dont il aurait Ă©tĂ© lui-mĂȘme fort Ă©tonnĂ©. Qu'aurait-il pensĂ© du livre ?
J'ai reçu celui-ci, gentiment offert et dédicacé par son auteur. Ceci me met dans la situation difficile d'avoir à exprimer courtoisement mais nettement mes désaccords, tout en faisant ressortir ce qui fait l'originalité de sa publication.
DÚs la premiÚre page, l'auteur abat une carte à laquelle ceux qui ne le connaissaient pas encore ou n'auraient pas vu sa keynote présentée à Biarritz en 2023 ne s'attendaient pas : c'est en ayant appris par la rude tùche de faire rire
beaucoup de choses sur lui-mĂȘme et sur les autres qu'il a abordĂ© des sujets ardus, criblant son intĂ©rĂȘt pour Bitcoin Ă la philosophie rationnelle et optimiste de Baruch de Spinoza
. Mais aucune dĂ©marche, Ă mes yeux, n'est invalide : aprĂšs tout, c'est moi-mĂȘme en historien que j'avais profitĂ© de ma propre incursion dans ces Provinces-Unies du grand siĂšcle Hollandais pour effeuiller la tulipe ! Et que l'auteur ait Ă©galement Ă©tĂ© prestidigitateur avant d'ĂȘtre bitcoineur me ravit : j'ai toujours dit que la disruption apparaĂźt d'abord aux voleurs, aux militaires et aux prestidigitateurs, bien avant les gendarmes, les reprĂ©sentants en cornichons ou les journalistes tech.

La question qui se pose est tout autre. Pierre Ginet décrit à raison ces Provinces-Unies de jadis comme la région la plus libre du monde
dans laquelle, comme l'Ă©crivait Spinoza lui-mĂȘme, tous tiennent la libertĂ© pour le plus cher et le plus doux des biens
. J'avais, de mon cÎté, en riant de la bulle de la tulipe
admis que le bitcoineur avait quelque chose en lui d'Amsterdam
.
Cela fait-il de Spinoza un anarchiste et punk avant l'heure
? Et de quelle liberté nous parle-t-il ?
Spinoza nous enseigne que les hommes ont naturellement une servile propension, presque mécanique et inconsciente à dire du mal d'un concept qu'ils ne connaissent pas
et l'auteur a beau jeu de mettre ce jugement en face de quelques cas d'école, dont le fameux rapport Théry de 1974 reste le plus fameux, qui témoignent tous du mélange d'ignorance, de peur et de pessimisme qui anime les hommes si hauts placés soient-ils.
En tournant les premiĂšres pages du livre, j'ai d'abord eu le sentiment d'une certaine proximitĂ© avec la dĂ©marche qu'Adli Takkal Bataille et moi-mĂȘme avions suivie pour L'AcĂ©phale : une lasagne de technique et de politique, pour ne perdre le lecteur ni par excĂšs de l'une ni par abus de l'autre. Spinoza est loin d'y ĂȘtre le seul guide : Camus, Descartes mais aussi Proudhon et mĂȘme Keynes qui, dans cet ouvrage bien peu keynĂ©sien, est convoquĂ© pour rappeler opportunĂ©ment que la difficultĂ© n'est pas de comprendre les idĂ©es nouvelles mais d'Ă©chapper aux idĂ©es anciennes
chose dont celui qui prĂȘche la bonne nouvelle de Bitcoin peut s'apercevoir Ă chaque occasion.
Et puis, au cinquiÚme chapitre entrent soudain en scÚne les pÚres fondateurs Menger, von Mises et von Hayek. Le premier est présenté comme influencé (via Hobbes) par le matérialisme spinozien. Lui comme von Mises sont aussi irrigués de spinozisme via Bastiat. Enfin Hayek en bon spinoziste
considĂšre que la libertĂ© (et non la planification autoritaire, pour faire simple) est le seul fondement sur lequel l'Ătat de droit puisse espĂ©rer se maintenir.
Je rejoindrai volontiers l'auteur pour admettre que pour les Ă©conomistes autrichiens, comme pour les cypherpunks, les crypto-anarchistes et les libertariens qui reprendront cette idĂ©e Ă leur compte plus tard, aucun Ătat ne dispose jamais des vraies informations pratiques et nĂ©cessaires pour gĂ©rer correctement une sociĂ©tĂ©
. Le plus comique est que ces jours-ci, un dirgeant adulĂ© des libertariens se plait Ă en donner une dĂ©monstration planĂ©taire. Il est vrai que l'exemple sur lequel Ginet insiste (l'Ă©tat dĂ©sastreux du marchĂ© immobilier) ne prĂȘche pas pour une trĂšs grande compĂ©tence des autoritĂ©s. J'ai toutefois un peu de mal Ă suivre ensuite l'auteur qui, d'hyper-inflation allemande en famine maoĂŻste, balise la route du socialisme (y compris dans sa version la plus ventre-mou) de tous les gibets et de tous les Ă©chafauds possibles.
Il est non moins vrai que certaines stupides déclarations de Madame Lagarde voyant l'inflation surgir pretty much from nowhere donnent bien de l'eau à son moulin, et cela devrait suffire. Car ce qui intéresse son lecteur, ce n'est pas le procÚs de Keynes, les attributions de prix dits Nobel à des économistes autrichiens (d'autres, hostiles à Bitcoin, n'ont d'ailleurs pas moins été nobelisés) mais le fait de disposer pour le long terme d'un placement sûr, inoxydable, imputrescible et non saisissable et, à court terme, d'un moyen de payer sans demander la permission à quiconque comme un gueux tournant sa casquette entre ses grosses mains devant le monsieur en haut de forme.
Appliquer Ă Bitcoin la derniĂšre phrase de l'Ăthique, tout ce qui est beau est difficile autant que rare
est évidemment un trait dont il faut féliciter Pierre Ginet. J'ai repris mon exemplaire (trad. Roland Caillois, derniÚre scolie, édition de la Pléiade page 596) et je cite : Comment serait-il possible, si le salut était là , à notre portée et qu'on pût le trouver sans grande peine, qu'il fût négligé par presque tous ? Mais tout ce qui est trÚs précieux est aussi difficile que rare
. C'est donc (plutĂŽt) le fait de dĂ©couvrir, comprendre et aimer Bitcoin qui serait rare, que l'objet lui-mĂȘme ? Qu'importe, et qu'importe si Spinoza jette ici une ombre sur les perspectives de mass adoption que moi-mĂȘme je ne vois pas arriver au trot.
Le chapitre 6, la trajectoire vers une abstraction de la monnaie est particuliĂšrement intĂ©ressant, mĂȘme si il porte sur des sujets (des dilemmes) que pour ma part j'estime un peu vain (ou un peu prĂ©somptueux) de vouloir trancher.
Le chapitre 8, malheureusement, me semble rater sa cible. Son titre laisse entendre que l'auteur va mettre le projecteur sur un aspect longtemps minoré (ou au contraire décrié, du fait de la consommation électrique) : le fait que Bitcoin soit une monnaie fondée sur les vertus de l'énergie
.
Mais durant au moins 5 pages il s'en prend Ă l'extrĂȘme-gauche ou aux dĂ©croissants (avec une acrimonie fort peu spinoziste et sans un mot pour dĂ©noncer symĂ©triquement les cornucopistes ou l'extrĂȘme-droite) avant d'expliquer ce que le minage peut apporter de positif au problĂšme Ă©nergĂ©tique contemporain, sans pour autant selon moi aller au fond de la chose.
C'est une loi empirique que je retire de mes lectures sur Bitcoin : plus un auteur met en avant les saints patrons économistes (les siens, de rigoureux savants, pas comme les idéologues dogmatiques voire pervers du camp d'en face) plus il a tendance à oublier que Bitcoin n'a pas été inventé par eux.
Et Ă oublier, par exemple, ce qu'Henry Ford imaginait en 1921 : une monnaie intrinsĂšquement fondĂ©e sur l'Ă©nergie. Certains projets furent imaginĂ©s, oĂč la calorie reprĂ©sentait l'unitĂ© de base. Cela aurait pu ĂȘtre rappelĂ©, aussi.
Le livre de Pierre Ginet, oĂč l'on croise des personnages inattendus, comme Benjamin Franklin, et parfois dans des emplois inattendus (comme Robespierre) fourmille nĂ©anmoins de dĂ©tails stimulants pour l'imagination.
Revenons Ă Spinoza.
Je me souviens quant Ă moi d'un article (uchronique!) du Mouton Noir dans Usbek et Rica qui lui faisait dire A prĂ©sent, jâai lâimpression que les gens sont si ignorants dâeux-mĂȘmes, si tristes quâils ont renoncĂ© Ă tout, sauf Ă la cupiditĂ©. Vous cherchez la gloire non pour elle-mĂȘme mais pour gagner plus dâargent. Il est difficile de trouver plus absurde. Je nâaimerais pas vivre dans votre monde, malgrĂ© le « tout numĂ©rique » que vous vantez et qui nâaugmente en rien votre joie de vivre
.
Sa Liberté
inspire Ă©videmment de nombreuses dĂ©clinaisons philosophiques ou politiques de la libertĂ©. Mais comment doit-on la comprendre et jusqu'oĂč doit-on la prendre, si j'ose dire, pour monnaie comptant ?
La Libertad ? La Libertad Carajo ? La Libertay comme on dit chez certains de mes amis ? Le Free speech comme on dit chez certains qui sont moins de mes amis ? Il n'est que trop clair que le mot, chez Spinoza, n'a pas le sens illimitĂ© voire arbitraire que certains lui donnent aujourd'hui, qu'elle nâest pas lâabsence de contraintes, y compris matĂ©rielles, mais la maĂźtrise de soi par la comprĂ©hension rationnelle de soi-mĂȘme et du monde. Ce peut ĂȘtre un projet bitcoinesque, ce n'est pas le projet de tous les bitcoineurs.
Comme Nietzsche, qui le considéra un temps comme son prédécesseur et qui le précéda(*) en tout cas sur le chemin de la popularité philosophico-médiatique, Spinoza est moins que jamais aujourd'hui à l'abri des usages abusifs. Je n'ai pas dit que le livre de Pierre Ginet commet de tels abus, mais je crains qu'il ne les laisse commettre par certains.
Je pense d'ailleurs que Spinoza pourrait non seulement conforter les bitcoineurs, mais au besoin en soigner quelques-uns. Lorsqu'il Ă©crit, dans la prĂ©face Ă la 3Ăšme partie de l'Ăthique, que l'homme n'est pas un empire dans un empire
par exemple. En ce sens précis, sa diffusion dans notre communauté serait une bonne nouvelle
! Puisse donc le livre de Pierre Ginet y contribuer.
* * *
Le hasard (qui n'est pour Spinoza que le fait de notre manque de connaissance, sans toutefois exclure une causalitĂ© chaotique) fait qu'en mĂȘme temps que le livre ornĂ© de son portrait, je recevais dans ma livraison mensuelle de PhiloMag un article suggĂ©rant ni plus ni moins que de nous dĂ©barrasser de sa statue.

Mes lecteurs, qui sont peu nombreux et au deureurant gens discrets ne le répÚteront pas, mais ils pourront lire cela in extenso mais aussi free of charge ici. Il y aurait quelques raisons de prendre des distances critiques :
- par principe, parce que ça commence à bien faire, saint Spinoza et sa
joie
partout, et notamment dans la blockchain comme en atteste une recension faite en 2022 par le professeur Pilkington (**) ;
- parce que son dĂ©terminisme strict est une maniĂšre trop facile de fermer la porte au nez Ă une expĂ©rience humaine cruciale, largement partagĂ©e par les ĂȘtres humains et chĂ©rie par les bitcoineurs, celle de la libertĂ©, justement !
- parce qu'en outre ledit dĂ©terminisme condamne l'honnĂȘte littĂ©rature uchronique (voyez un excellent rĂ©cit contre-factuel ici, must read, amazing). Pardon pour ce placement de produit !
Et blague mise Ă part, il y en aurait encore une autre :
- parce que son refus de considérer le mal (et spécifiquement son refus d'appeler mauvais le méchant) rend difficile notre coupable mais principale occupation qui est de nous invectiver, notamment entre bitcoineurs. Et c'est là que j'en reviens à me demander si Pierre Ginet a, d'un strict point de vue spinoziste, raison de traiter de gauchistes pervers des gens qui simplement ne pensent pas comme lui et dont le seul crime serait de ronger ses petites économies (fiat) par l'inflation sans pour autant le mettre au supplice, car les temps ont changé et cela c'est une
bonne nouvelle
.
* * *
(*) Lire ici une intéressante étude sur les rapports de ces deux philosophes trÚs populaires en bitcoinie.
(**) En bibliographie d'un important article du professeur Pilkington de l'université de Dijon (Blockchain Technology and Spinoza publié en anglais en 2022) que l'on trouvera ici et dont j'offre aussi une traduction sauvage.