Un an aprĂšs le dĂ©voilement de Libra par Facebook, quels enseignements peut-on tirer ? DĂ©couvrez ci-dessous lâanalyse de ClĂ©ment Jeanneau et Alexandre Stachtchenko publiĂ©e aujourdâhui dans LâExpress :
« CâĂ©tait il y a un an : Facebook annonçait en grande pompe le lancement Ă venir de Libra, son projet de monnaie numĂ©rique fondĂ©e sur un panier de devises traditionnelles. Lâambition Ă©tait immense : imposer Libra comme la monnaie de rĂ©fĂ©rence dans lâespace numĂ©rique â autrement dit dans ce qui constitue lâĂ©conomie de demain et de plus en plus dâaujourdâhui.
Douze mois plus tard, la tonalitĂ© est toute autre. Mark Zuckerberg, parfois prĂ©sentĂ© comme le dirigeant dâun proto-Etat en puissance, a dĂ» revoir sa copie : avant de viser la rĂ©volution monĂ©taire, il sâattellera dâabord plus modestement Ă faire naĂźtre diffĂ©rentes monnaies numĂ©riques fondĂ©es sur leurs Ă©quivalents physiques : e-euro, e-dollar, etc.
Plusieurs leçons peuvent dĂ©jĂ ĂȘtre tirĂ©es.
La premiĂšre tient Ă lâĂ©cart spectaculaire entre lâannonce tonitruante du dĂ©part et la confrontation Ă la rĂ©alitĂ©. Beaucoup voyaient dans Libra le parachĂšvement de la domination des GAFA sur les Etats. Ici, les Etats, les vrais, ont gagnĂ© la bataille â et probablement avant tout les Etats-Unis.
La mĂȘme remarque vaut pour Telegram. En 2017, lâapplication de messagerie aux 400 millions dâutilisateurs avait fait, elle aussi, une entrĂ©e fracassante dans lâunivers des cryptomonnaies, quâelle voulait rĂ©volutionner de fond en comble. Telegram projetait de crĂ©er un systĂšme de paiement alternatif Ă Visa et Mastercard et une multitude dâapplications dĂ©centralisĂ©es vouĂ©es Ă devenir leaders dans leur domaine.
Trois ans et une levĂ©e de fonds de 1,7 milliards de dollars (!) plus tard, lâampleur de la chute est Ă la hauteur de lâambition du projet : celui-ci ne verra en rĂ©alitĂ© jamais le jour, en raison dâun imbroglio juridique qui aura traĂźnĂ© en longueur jusquâau couperet final. Câest le plus grand Ă©chec de lâhistoire â jeune mais dĂ©jĂ mouvementĂ©e â des cryptomonnaies.
Les exemples de Facebook et de Telegram sont emblĂ©matiques. LĂ oĂč les deux gĂ©ants avaient fait de la technologie le moteur de leur initiative, la rĂ©alitĂ© est venue rappeler quâen matiĂšre monĂ©taire, le dĂ©fi est avant tout rĂ©glementaire et politique. En venant sâattaquer Ă la souverainetĂ© des Etats, Facebook a franchi une ligne rouge. PlutĂŽt que le passage en force, Mark Zuckerberg a prĂ©fĂ©rĂ© reculer.
Pour un groupe valorisĂ© 236 milliards de dollars, qui nâest plus depuis longtemps une startup prĂȘte Ă prendre tous les risques, ce choix Ă©tait logique. Mais en creux, cet Ă©chec et celui de Telegram viennent valoriser ce qui constitue encore aujourdâhui la seule monnaie numĂ©rique mondiale de rĂ©fĂ©rence : le bitcoin, lancĂ© en 2009 par un anonyme sans demande dâautorisation prĂ©alable.
MalgrĂ© ses limites, suffisamment dĂ©crites par ailleurs, cet ovni monĂ©taire poursuit ses avancĂ©es depuis plus dâune dĂ©cennie sans discontinuer, comme un pied de nez aux multiples Ă©conomistes qui nâont cessĂ© dâannoncer sa mort imminente et qui nâont, en vĂ©ritĂ©, jamais acceptĂ© de prendre au sĂ©rieux les cryptomonnaiesâŠjusquâĂ aujourdâhui.
Câest lĂ lâironie de la situation actuelle : il aura fallu la menace du Libra pour que le sujet des cryptomonnaies, sur la table depuis des annĂ©es, soient enfin pris au sĂ©rieux par les plus grands experts et les institutions les plus prestigieuses, Ă commencer par les banques centrales. A posteriori, lâimpact le plus fort du Libra tiendra peut-ĂȘtre Ă ce rĂŽle dâaccĂ©lĂ©rateur des mentalitĂ©s.
Depuis un an, les rapports sâenchaĂźnent sur ce qui est pudiquement dĂ©signĂ© comme « actifs numĂ©riques ». Une notion en particulier suscite les dĂ©bats : les « stablecoins », ces cryptomonnaies indexĂ©es le plus souvent Ă des monnaies traditionnelles. Les stablecoins apparaissent, pour les acteurs traditionnels, comme une façon de mettre un pied dans ce monde mystĂ©rieux des actifs numĂ©riques tout en restant arrimĂ©s Ă leur champ de connaissances â une sorte dâ« en mĂȘme temps » adaptĂ© Ă ce nouvel univers.
Ce faisant, les cryptomonnaies, si peu considĂ©rĂ©es jusquâici, ont gagnĂ© en lĂ©gitimitĂ©. Bien sĂ»r, elles restent regardĂ©es avec mĂ©fiance. Mais lâĂ©volution est notable. Il est tout sauf anodin, entre autres exemples, que JP Morgan, dont le PDG dĂ©signait bitcoin comme une « fraude » en 2017, ait dĂ©cidĂ© cette annĂ©e dâĂ©tendre ses services bancaires aux plateformes dâĂ©changes de cryptomonnaies. Dâinnovations Ă Ă©touffer, celles-ci reprĂ©sentent maintenant la nouvelle donne Ă laquelle il faut sâadapter.
A quoi sâattendre pour la suite ? Suite au recul de Facebook, les Etats auraient tort de croire que la guerre est gagnĂ©e. En rĂ©alitĂ©, il ne sâagissait que du premier acte. Lâerreur serait de se centrer uniquement sur la numĂ©risation des processus monĂ©taires existants sans percevoir quâil ne sâagit lĂ que dâinnovation incrĂ©mentale, insuffisante face lâinnovation de rupture qui frappe Ă notre porte.
Par innovation de rupture, il faut notamment comprendre cette capacitĂ© inĂ©dite Ă rendre les actifs financiers programmables, interopĂ©rables, et ouverts Ă tous. Câest la proposition de valeur dâune plateforme comme Ethereum, dont lâattractivitĂ© ne cesse de grandir. Un brevet pour un dollar digital utilisant Ethereum a du reste Ă©tĂ© dĂ©posĂ© rĂ©cemment parâŠVisa.
Le parallĂšle entre les Ă©checs de Libra et de Telegram dâune part, et lâattractivitĂ© de Bitcoin et dâEthereum dâautre part, devraient inciter les acteurs existants Ă plus dâhumilitĂ© face Ă la crypto-Ă©conomie. Facebook semble lâavoir compris. Si lâentreprise a reculĂ©, câest pour mieux revenir demain. Elle vient de placer Ă la tĂȘte de Libra un expert de la rĂ©glementation, ex-directeur juridique de HSBC passĂ© par le TrĂ©sor amĂ©ricain. Quant au cofondateur de Libra, David Marcus, il ne cesse dâinsister dans ses interviews sur lâargent programmable.
Une immense vague dâinnovations est en prĂ©paration. Elle pourrait demain bousculer un monde financier et monĂ©taire qui nâa pas encore connu de transformation numĂ©rique de rupture. Les banques centrales, qui ont ici lâopportunitĂ© de retisser un lien avec le citoyen quâelles avaient en partie perdu au profit des banques commerciales, seraient mal avisĂ©es de faire la sourde oreille. Et Ă lâheure oĂč lâon reparle de souverainetĂ©, en toile de fond se profile une question fondamentale, qui devrait importer Ă tout citoyen : celle de savoir si lâeuro programmable de demain sera pilotĂ© par un acteur publicâŠou par un gĂ©ant privĂ©. »