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Les enseignements des monnaies numériques de Facebook et Telegram

June 19th 2020 at 09:25

Un an aprĂšs le dĂ©voilement de Libra par Facebook, quels enseignements peut-on tirer ? DĂ©couvrez ci-dessous l’analyse de ClĂ©ment Jeanneau et Alexandre Stachtchenko publiĂ©e aujourd’hui dans L’Express :

« C’était il y a un an : Facebook annonçait en grande pompe le lancement Ă  venir de Libra, son projet de monnaie numĂ©rique fondĂ©e sur un panier de devises traditionnelles. L’ambition Ă©tait immense : imposer Libra comme la monnaie de rĂ©fĂ©rence dans l’espace numĂ©rique – autrement dit dans ce qui constitue l’économie de demain et de plus en plus d’aujourd’hui.

Douze mois plus tard, la tonalitĂ© est toute autre. Mark Zuckerberg, parfois prĂ©sentĂ© comme le dirigeant d’un proto-Etat en puissance, a dĂ» revoir sa copie : avant de viser la rĂ©volution monĂ©taire, il s’attellera d’abord plus modestement Ă  faire naĂźtre diffĂ©rentes monnaies numĂ©riques fondĂ©es sur leurs Ă©quivalents physiques : e-euro, e-dollar, etc.

Plusieurs leçons peuvent dĂ©jĂ  ĂȘtre tirĂ©es.

La premiĂšre tient Ă  l’écart spectaculaire entre l’annonce tonitruante du dĂ©part et la confrontation Ă  la rĂ©alitĂ©. Beaucoup voyaient dans Libra le parachĂšvement de la domination des GAFA sur les Etats. Ici, les Etats, les vrais, ont gagnĂ© la bataille – et probablement avant tout les Etats-Unis.

La mĂȘme remarque vaut pour Telegram. En 2017, l’application de messagerie aux 400 millions d’utilisateurs avait fait, elle aussi, une entrĂ©e fracassante dans l’univers des cryptomonnaies, qu’elle voulait rĂ©volutionner de fond en comble. Telegram projetait de crĂ©er un systĂšme de paiement alternatif Ă  Visa et Mastercard et une multitude d’applications dĂ©centralisĂ©es vouĂ©es Ă  devenir leaders dans leur domaine.

Trois ans et une levĂ©e de fonds de 1,7 milliards de dollars (!) plus tard, l’ampleur de la chute est Ă  la hauteur de l’ambition du projet : celui-ci ne verra en rĂ©alitĂ© jamais le jour, en raison d’un imbroglio juridique qui aura traĂźnĂ© en longueur jusqu’au couperet final. C’est le plus grand Ă©chec de l’histoire – jeune mais dĂ©jĂ  mouvementĂ©e – des cryptomonnaies.

Les exemples de Facebook et de Telegram sont emblĂ©matiques. LĂ  oĂč les deux gĂ©ants avaient fait de la technologie le moteur de leur initiative, la rĂ©alitĂ© est venue rappeler qu’en matiĂšre monĂ©taire, le dĂ©fi est avant tout rĂ©glementaire et politique. En venant s’attaquer Ă  la souverainetĂ© des Etats, Facebook a franchi une ligne rouge. PlutĂŽt que le passage en force, Mark Zuckerberg a prĂ©fĂ©rĂ© reculer.

Pour un groupe valorisĂ© 236 milliards de dollars, qui n’est plus depuis longtemps une startup prĂȘte Ă  prendre tous les risques, ce choix Ă©tait logique. Mais en creux, cet Ă©chec et celui de Telegram viennent valoriser ce qui constitue encore aujourd’hui la seule monnaie numĂ©rique mondiale de rĂ©fĂ©rence : le bitcoin, lancĂ© en 2009 par un anonyme sans demande d’autorisation prĂ©alable.

MalgrĂ© ses limites, suffisamment dĂ©crites par ailleurs, cet ovni monĂ©taire poursuit ses avancĂ©es depuis plus d’une dĂ©cennie sans discontinuer, comme un pied de nez aux multiples Ă©conomistes qui n’ont cessĂ© d’annoncer sa mort imminente et qui n’ont, en vĂ©ritĂ©, jamais acceptĂ© de prendre au sĂ©rieux les cryptomonnaies
jusqu’à aujourd’hui.

C’est lĂ  l’ironie de la situation actuelle : il aura fallu la menace du Libra pour que le sujet des cryptomonnaies, sur la table depuis des annĂ©es, soient enfin pris au sĂ©rieux par les plus grands experts et les institutions les plus prestigieuses, Ă  commencer par les banques centrales. A posteriori, l’impact le plus fort du Libra tiendra peut-ĂȘtre Ă  ce rĂŽle d’accĂ©lĂ©rateur des mentalitĂ©s.

Depuis un an, les rapports s’enchaĂźnent sur ce qui est pudiquement dĂ©signĂ© comme « actifs numĂ©riques ». Une notion en particulier suscite les dĂ©bats : les « stablecoins », ces cryptomonnaies indexĂ©es le plus souvent Ă  des monnaies traditionnelles. Les stablecoins apparaissent, pour les acteurs traditionnels, comme une façon de mettre un pied dans ce monde mystĂ©rieux des actifs numĂ©riques tout en restant arrimĂ©s Ă  leur champ de connaissances – une sorte d’« en mĂȘme temps » adaptĂ© Ă  ce nouvel univers.

Ce faisant, les cryptomonnaies, si peu considĂ©rĂ©es jusqu’ici, ont gagnĂ© en lĂ©gitimitĂ©. Bien sĂ»r, elles restent regardĂ©es avec mĂ©fiance. Mais l’évolution est notable. Il est tout sauf anodin, entre autres exemples, que JP Morgan, dont le PDG dĂ©signait bitcoin comme une « fraude » en 2017, ait dĂ©cidĂ© cette annĂ©e d’étendre ses services bancaires aux plateformes d’échanges de cryptomonnaies. D’innovations Ă  Ă©touffer, celles-ci reprĂ©sentent maintenant la nouvelle donne Ă  laquelle il faut s’adapter.

A quoi s’attendre pour la suite ? Suite au recul de Facebook, les Etats auraient tort de croire que la guerre est gagnĂ©e. En rĂ©alitĂ©, il ne s’agissait que du premier acte. L’erreur serait de se centrer uniquement sur la numĂ©risation des processus monĂ©taires existants sans percevoir qu’il ne s’agit lĂ  que d’innovation incrĂ©mentale, insuffisante face l’innovation de rupture qui frappe Ă  notre porte.

Par innovation de rupture, il faut notamment comprendre cette capacitĂ© inĂ©dite Ă  rendre les actifs financiers programmables, interopĂ©rables, et ouverts Ă  tous. C’est la proposition de valeur d’une plateforme comme Ethereum, dont l’attractivitĂ© ne cesse de grandir. Un brevet pour un dollar digital utilisant Ethereum a du reste Ă©tĂ© dĂ©posĂ© rĂ©cemment par
Visa.

Le parallĂšle entre les Ă©checs de Libra et de Telegram d’une part, et l’attractivitĂ© de Bitcoin et d’Ethereum d’autre part, devraient inciter les acteurs existants Ă  plus d’humilitĂ© face Ă  la crypto-Ă©conomie. Facebook semble l’avoir compris. Si l’entreprise a reculĂ©, c’est pour mieux revenir demain. Elle vient de placer Ă  la tĂȘte de Libra un expert de la rĂ©glementation, ex-directeur juridique de HSBC passĂ© par le TrĂ©sor amĂ©ricain. Quant au cofondateur de Libra, David Marcus, il ne cesse d’insister dans ses interviews sur l’argent programmable.

Une immense vague d’innovations est en prĂ©paration. Elle pourrait demain bousculer un monde financier et monĂ©taire qui n’a pas encore connu de transformation numĂ©rique de rupture. Les banques centrales, qui ont ici l’opportunitĂ© de retisser un lien avec le citoyen qu’elles avaient en partie perdu au profit des banques commerciales, seraient mal avisĂ©es de faire la sourde oreille. Et Ă  l’heure oĂč l’on reparle de souverainetĂ©, en toile de fond se profile une question fondamentale, qui devrait importer Ă  tout citoyen : celle de savoir si l’euro programmable de demain sera pilotĂ© par un acteur public
ou par un gĂ©ant privĂ©. »

Les enseignements des monnaies numériques de Facebook et Telegram

June 19th 2020 at 09:25

Un an aprĂšs le dĂ©voilement de Libra par Facebook, quels enseignements peut-on tirer ? DĂ©couvrez ci-dessous l’analyse de ClĂ©ment Jeanneau et Alexandre Stachtchenko publiĂ©e aujourd’hui dans L’Express :

« C’était il y a un an : Facebook annonçait en grande pompe le lancement Ă  venir de Libra, son projet de monnaie numĂ©rique fondĂ©e sur un panier de devises traditionnelles. L’ambition Ă©tait immense : imposer Libra comme la monnaie de rĂ©fĂ©rence dans l’espace numĂ©rique – autrement dit dans ce qui constitue l’économie de demain et de plus en plus d’aujourd’hui.

Douze mois plus tard, la tonalitĂ© est toute autre. Mark Zuckerberg, parfois prĂ©sentĂ© comme le dirigeant d’un proto-Etat en puissance, a dĂ» revoir sa copie : avant de viser la rĂ©volution monĂ©taire, il s’attellera d’abord plus modestement Ă  faire naĂźtre diffĂ©rentes monnaies numĂ©riques fondĂ©es sur leurs Ă©quivalents physiques : e-euro, e-dollar, etc.

Plusieurs leçons peuvent dĂ©jĂ  ĂȘtre tirĂ©es.

La premiĂšre tient Ă  l’écart spectaculaire entre l’annonce tonitruante du dĂ©part et la confrontation Ă  la rĂ©alitĂ©. Beaucoup voyaient dans Libra le parachĂšvement de la domination des GAFA sur les Etats. Ici, les Etats, les vrais, ont gagnĂ© la bataille – et probablement avant tout les Etats-Unis.

La mĂȘme remarque vaut pour Telegram. En 2017, l’application de messagerie aux 400 millions d’utilisateurs avait fait, elle aussi, une entrĂ©e fracassante dans l’univers des cryptomonnaies, qu’elle voulait rĂ©volutionner de fond en comble. Telegram projetait de crĂ©er un systĂšme de paiement alternatif Ă  Visa et Mastercard et une multitude d’applications dĂ©centralisĂ©es vouĂ©es Ă  devenir leaders dans leur domaine.

Trois ans et une levĂ©e de fonds de 1,7 milliards de dollars (!) plus tard, l’ampleur de la chute est Ă  la hauteur de l’ambition du projet : celui-ci ne verra en rĂ©alitĂ© jamais le jour, en raison d’un imbroglio juridique qui aura traĂźnĂ© en longueur jusqu’au couperet final. C’est le plus grand Ă©chec de l’histoire – jeune mais dĂ©jĂ  mouvementĂ©e – des cryptomonnaies.

Les exemples de Facebook et de Telegram sont emblĂ©matiques. LĂ  oĂč les deux gĂ©ants avaient fait de la technologie le moteur de leur initiative, la rĂ©alitĂ© est venue rappeler qu’en matiĂšre monĂ©taire, le dĂ©fi est avant tout rĂ©glementaire et politique. En venant s’attaquer Ă  la souverainetĂ© des Etats, Facebook a franchi une ligne rouge. PlutĂŽt que le passage en force, Mark Zuckerberg a prĂ©fĂ©rĂ© reculer.

Pour un groupe valorisĂ© 236 milliards de dollars, qui n’est plus depuis longtemps une startup prĂȘte Ă  prendre tous les risques, ce choix Ă©tait logique. Mais en creux, cet Ă©chec et celui de Telegram viennent valoriser ce qui constitue encore aujourd’hui la seule monnaie numĂ©rique mondiale de rĂ©fĂ©rence : le bitcoin, lancĂ© en 2009 par un anonyme sans demande d’autorisation prĂ©alable.

MalgrĂ© ses limites, suffisamment dĂ©crites par ailleurs, cet ovni monĂ©taire poursuit ses avancĂ©es depuis plus d’une dĂ©cennie sans discontinuer, comme un pied de nez aux multiples Ă©conomistes qui n’ont cessĂ© d’annoncer sa mort imminente et qui n’ont, en vĂ©ritĂ©, jamais acceptĂ© de prendre au sĂ©rieux les cryptomonnaies
jusqu’à aujourd’hui.

C’est lĂ  l’ironie de la situation actuelle : il aura fallu la menace du Libra pour que le sujet des cryptomonnaies, sur la table depuis des annĂ©es, soient enfin pris au sĂ©rieux par les plus grands experts et les institutions les plus prestigieuses, Ă  commencer par les banques centrales. A posteriori, l’impact le plus fort du Libra tiendra peut-ĂȘtre Ă  ce rĂŽle d’accĂ©lĂ©rateur des mentalitĂ©s.

Depuis un an, les rapports s’enchaĂźnent sur ce qui est pudiquement dĂ©signĂ© comme « actifs numĂ©riques ». Une notion en particulier suscite les dĂ©bats : les « stablecoins », ces cryptomonnaies indexĂ©es le plus souvent Ă  des monnaies traditionnelles. Les stablecoins apparaissent, pour les acteurs traditionnels, comme une façon de mettre un pied dans ce monde mystĂ©rieux des actifs numĂ©riques tout en restant arrimĂ©s Ă  leur champ de connaissances – une sorte d’« en mĂȘme temps » adaptĂ© Ă  ce nouvel univers.

Ce faisant, les cryptomonnaies, si peu considĂ©rĂ©es jusqu’ici, ont gagnĂ© en lĂ©gitimitĂ©. Bien sĂ»r, elles restent regardĂ©es avec mĂ©fiance. Mais l’évolution est notable. Il est tout sauf anodin, entre autres exemples, que JP Morgan, dont le PDG dĂ©signait bitcoin comme une « fraude » en 2017, ait dĂ©cidĂ© cette annĂ©e d’étendre ses services bancaires aux plateformes d’échanges de cryptomonnaies. D’innovations Ă  Ă©touffer, celles-ci reprĂ©sentent maintenant la nouvelle donne Ă  laquelle il faut s’adapter.

A quoi s’attendre pour la suite ? Suite au recul de Facebook, les Etats auraient tort de croire que la guerre est gagnĂ©e. En rĂ©alitĂ©, il ne s’agissait que du premier acte. L’erreur serait de se centrer uniquement sur la numĂ©risation des processus monĂ©taires existants sans percevoir qu’il ne s’agit lĂ  que d’innovation incrĂ©mentale, insuffisante face l’innovation de rupture qui frappe Ă  notre porte.

Par innovation de rupture, il faut notamment comprendre cette capacitĂ© inĂ©dite Ă  rendre les actifs financiers programmables, interopĂ©rables, et ouverts Ă  tous. C’est la proposition de valeur d’une plateforme comme Ethereum, dont l’attractivitĂ© ne cesse de grandir. Un brevet pour un dollar digital utilisant Ethereum a du reste Ă©tĂ© dĂ©posĂ© rĂ©cemment par
Visa.

Le parallĂšle entre les Ă©checs de Libra et de Telegram d’une part, et l’attractivitĂ© de Bitcoin et d’Ethereum d’autre part, devraient inciter les acteurs existants Ă  plus d’humilitĂ© face Ă  la crypto-Ă©conomie. Facebook semble l’avoir compris. Si l’entreprise a reculĂ©, c’est pour mieux revenir demain. Elle vient de placer Ă  la tĂȘte de Libra un expert de la rĂ©glementation, ex-directeur juridique de HSBC passĂ© par le TrĂ©sor amĂ©ricain. Quant au cofondateur de Libra, David Marcus, il ne cesse d’insister dans ses interviews sur l’argent programmable.

Une immense vague d’innovations est en prĂ©paration. Elle pourrait demain bousculer un monde financier et monĂ©taire qui n’a pas encore connu de transformation numĂ©rique de rupture. Les banques centrales, qui ont ici l’opportunitĂ© de retisser un lien avec le citoyen qu’elles avaient en partie perdu au profit des banques commerciales, seraient mal avisĂ©es de faire la sourde oreille. Et Ă  l’heure oĂč l’on reparle de souverainetĂ©, en toile de fond se profile une question fondamentale, qui devrait importer Ă  tout citoyen : celle de savoir si l’euro programmable de demain sera pilotĂ© par un acteur public
ou par un gĂ©ant privĂ©. »

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