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Before yesterdayComprendre la cryptomonnaie

La correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto

March 16th 2024 at 10:00

Le 23 fĂ©vrier 2024, alors que se tenait le procĂšs qui opposait Craig Steven Wright Ă  la COPA (Crypto Open Patent Alliance), un Ă©vĂšnement concomitant a marquĂ© tous les passionnĂ©s de l’histoire de Bitcoin. Martti Malmi, ancien dĂ©veloppeur du logiciel principal et bras droit de Satoshi Nakamoto entre 2009 et 2010, a publiĂ© la correspondance privĂ©e par courrier Ă©lectronique qu’il entretenait avec le crĂ©ateur de Bitcoin. Dans ces courriels, on retrouvait une multitude de dĂ©tails intĂ©ressants qui permettaient d’éclaircir ce qui s’était passĂ© Ă  cette Ă©poque-lĂ  et de confirmer quelques aspects de la personnalitĂ© de Satoshi.

Martti Malmi a publiĂ© cette correspondance sur son site personnel. Il s’agit d’une archive incomplĂšte, constituĂ©e de 260 courriels, couvrant la pĂ©riode entre mai 2009 et fĂ©vrier 2011. On sait en effet que ses Ă©changes avec Satoshi ont eu lieu jusqu’en mai 2011, mais qu’il avait changĂ© d’adresse entretemps. Comme raison expliquant cette publication tardive, il a indiquĂ© :

« Je ne me sentais pas Ă  l’aise de partager des Ă©changes de correspondance privĂ©e par le passĂ©, mais j’ai dĂ©cidĂ© de le faire pour un procĂšs important au Royaume-Uni en 2024, dans lequel j’étais tĂ©moin. De plus, il s’est Ă©coulĂ© beaucoup de temps depuis que ces courriels ont Ă©tĂ© envoyĂ©s. »

Ces courriels ne sont pas entiĂšrement nouveaux dans le sens oĂč le journaliste Nathaniel Popper avait dĂ©jĂ  eu l’occasion de les consulter en 2015 lors de l’écriture de son livre Digital Gold, qui retraçait les dĂ©buts de l’histoire de Bitcoin. Il avait en effet pu interroger Martti Malmi, qui lui avait fourni ces courriels, et des extraits de ces Ă©changes Ă©taient abondamment citĂ©s dans le livre.

La prise de contact

Martti Malmi est un personnage important dans l’histoire de Bitcoin. Finlandais, il a Ă©tĂ© actif dans Bitcoin entre 2009 et 2011, avant de prendre un emploi Ă  plein temps et de s’éloigner progressivement de Bitcoin. Il utilisait le pseudonyme sirius-m sur SourceForge, un pseudonyme qu’il a conservĂ© lors de de son implication dans Bitcoin.

En 2009, Martti Malmi est un jeune Ă©tudiant en informatique Ă  l’UniversitĂ© technologique d’Helsinki situĂ©e Ă  Espoo Ă  l’Ouest de la capitale. Il dĂ©couvre Bitcoin en avril grĂące Ă  son intĂ©rĂȘt passager pour le crypto-anarchisme de Tim May. Le 9, il teste le systĂšme et mine ses premiers bitcoins avec son ordinateur portable (bloc 10 351). Dans la soirĂ©e il rĂ©dige un court texte de prĂ©sentation de Bitcoin, qu’il publie sur le forum anti-state.com et celui de Freedomain Radio. Ces deux forums ont pour point commun de promouvoir largement la libertĂ© de l’individu face Ă  l’État, mais ils diffĂšrent dans leur sensibilitĂ© : le premier est de tendance libertarienne de gauche, prĂŽnant un anarchisme de marchĂ© anti-capitaliste, tandis que le second appartient Ă  la droite anarcho-capitaliste rothbardienne, Ă©tant rattachĂ© Ă  la personne de Stefan Molyneux.

Dans son texte au ton résolument agoriste, intitulé P2P Currency could make the government extinct?, Martti Malmi écrit :

« Comme le Liberty Dollar et certaines monnaies locales nous l’ont montrĂ©, nous ne pouvons pas nous fier Ă  une monnaie Ă©mise de maniĂšre centralisĂ©e qui peut ĂȘtre facilement arrĂȘtĂ©e par l’État. À la place, nous pourrions avoir un systĂšme monĂ©taire alternatif basĂ© sur un rĂ©seau p2p dĂ©centralisĂ©. En faisant quelques recherches sur Google, j’ai dĂ©couvert qu’un systĂšme de ce type a rĂ©cemment Ă©tĂ© proposĂ©, et il s’appelle Bitcoin.

[
]

Le systĂšme est anonyme, et aucun État ne pourrait possiblement taxer ou empĂȘcher les transactions. Il n’y a pas de banque centrale qui puisse dĂ©prĂ©cier la devise avec la crĂ©ation illimitĂ©e de nouvelle monnaie. L’adoption gĂ©nĂ©ralisĂ©e d’un tel systĂšme ressemblerait Ă  quelque chose qui pourrait avoir un effet dĂ©vastateur sur la capacitĂ© de l’État Ă  se nourrir Ă  partir de son bĂ©tail. Qu’en pensez-vous ? Je suis trĂšs enthousiaste Ă  l’idĂ©e d’un systĂšme pratique qui pourrait vraiment nous rapprocher de la libertĂ© au cours de notre vie. »

AprĂšs avoir publiĂ© ce texte, Martti Malmi envoie un courriel Ă  Satoshi Nakamoto dans lequel il dĂ©clare ĂȘtre « Trickstern du forum anti-state.com » (son autre pseudonyme) et qu’il « aimerait aider avec Bitcoin ». On ignore Ă  quelle date il a expĂ©diĂ© ce message, mais probablement peu de temps aprĂšs la publication du texte. Satoshi lui rĂ©pond le 2 mai 2009 (#1). Il va droit au but en Ă©crivant directement : « Merci d’avoir lancĂ© ce sujet sur ASC, ta comprĂ©hension de bitcoin est en plein dans le mille. »

Le crĂ©ateur de Bitcoin poursuit en commentant, Ă  propos des rĂ©ponses sur le forum provenant probablement de gold bugs : « Certaines de leurs rĂ©ponses Ă©taient plutĂŽt rustres, mais je suppose qu’ils sont tellement habituĂ©s Ă  s’opposer Ă  la monnaie fiat qu’ils estiment que tout ce qui n’est pas l’or n’est pas assez bon. Ils admettent qu’une chose est inflammable, mais affirment qu’elle ne brĂ»lera jamais parce qu’il n’y aura jamais d’étincelle. » Ici, il fait rĂ©fĂ©rence (peut-ĂȘtre malgrĂ© lui) au thĂ©orĂšme de rĂ©gression de Mises, qui postule qu’un bien doit nĂ©cessairement possĂ©der une valeur d’usage non monĂ©taire avant de pouvoir devenir une monnaie et que les amateurs d’or aiment invoquer pour dĂ©fendre leur point de vue. Dans son analogie, l’utilisation non monĂ©taire est cette « Ă©tincelle » et la combustion correspond au phĂ©nomĂšne monĂ©taire qui, une fois lancĂ©, peut continuer de lui-mĂȘme Ă  condition de disposer de suffisamment de combustible.

Présenter Bitcoin

Satoshi se prĂ©sente comme meilleur programmeur qu’écrivain, une Ă©valuation pour le moins contestable quand on compare la qualitĂ© de ses interventions avec celle de son code, qui est mĂ©diocre. Dans le premier courriel (#1), il dĂ©clare : « Mon style d’écriture n’est pas trĂšs bon, je suis un bien meilleur codeur. » Cet Ă©lĂ©ment fait Ă©cho Ă  une rĂ©ponse faite Ă  Hal Finney quelques mois plus tĂŽt oĂč il disait qu’il Ă©tait « meilleur pour la programmation que pour l’écriture ». Il dira aussi en 2010 qu’« Ă©crire une description de ce truc pour le grand public est sacrĂ©ment difficile ».

Ainsi, mĂȘme si Martti prend part au dĂ©veloppement durant l’annĂ©e 2009 (il sera crĂ©ditĂ© dans les remerciements de la version 0.2), Satoshi le met plutĂŽt Ă  contribution pour remplir la page web sur SourceForge (bitcoin.sourceforge.net), la plateforme oĂč est hĂ©bergĂ© le code du logiciel, notamment en Ă©crivant une foire aux questions (FAQ). Pour ce faire, Satoshi lui fournit (#3) une compilation des explications qu’il a pu fournir çà et lĂ , en privĂ© et en public. On y retrouve des rĂ©ponses donnĂ©es Ă  Hal Finney, Ray Dillinger, Dustin Trammell, Jonathan Thornburg, John Gilmore, Martien van Steenbergen, Michel Bauwens et Mike Hearn. (Notons que certaines d’entre elles n’avaient pas encore Ă©tĂ© publiĂ©es Ă  ce jour.)

AidĂ© par ces courriels riches en informations, Martti rĂ©dige alors la FAQ (#4), qui est approuvĂ©e par Satoshi (#5). Elle contient des Ă©lĂ©ments de langage constitutifs de ce qui fera Bitcoin par la suite. Bitcoin y est prĂ©sentĂ© comme une « monnaie numĂ©rique anonyme basĂ©e sur un rĂ©seau pair Ă  pair » qui « utilise la cryptographie Ă  clĂ©s publique et privĂ©e », qui « est valorisĂ©e pour les choses contre lesquelles elle peut ĂȘtre Ă©changĂ©e, tout comme le sont toutes les monnaies papier traditionnelles » et dont les nouvelles unitĂ©s « sont gĂ©nĂ©rĂ©es par un nƓud du rĂ©seau chaque fois qu’il trouve la solution Ă  un certain problĂšme calculatoire ». Martti Ă©voque Ă©galement quelques-uns des avantages apportĂ©s par Bitcoin : le transfert de fonds sur Internet, l’absence de contrĂŽle des transactions par un tiers de confiance, la protection vis-Ă -vis des politiques monĂ©taires inflationnistes des banques centrales et le potentiel de hausse de la valeur dĂ©coulant de l’accroissement de la taille de l’économie.

La page est mise en place le 6 mai (#9). Martti y installe Ă©galement un forum et un wiki le 9 juin (#17). La page, le wiki et le forum seront annoncĂ©s par Martti Malmi lui-mĂȘme sur la liste de diffusion de Bitcoin le 13 juin.

Le 11 juin, Satoshi contacte Ă  nouveau Martti Malmi et lui propose le mot « cryptomonnaie » (cryptocurrency en anglais) pour dĂ©crire Bitcoin (#19). Il Ă©crit : « Quelqu’un a proposĂ© le mot « cryptomonnaie »  c’est peut-ĂȘtre un mot que nous devrions utiliser pour dĂ©crire Bitcoin, ça te plaĂźt ? » Le Finlandais approuve et avance que « The P2P Cryptocurrency » pourrait ĂȘtre le slogan de Bitcoin. Cette suggestion sera mise en Ɠuvre : le titre de la page web deviendra « Bitcoin P2P Cryptocurrency » et l’annonce de la version 0.3 en juillet 2010 dĂ©crira le projet comme « Bitcoin, the P2P cryptocurrency » (#198).

Toutefois, tout ne convient pas Ă  Satoshi. Par exemple, dans le mĂȘme courriel du 11 juin, il dit Ă  Martti qu’il n’est « pas Ă  l’aise » avec le fait de dĂ©clarer que Bitcoin est un « investissement » (#19). Plus tard, en juillet 2010, il reviendra Ă©galement sur la mise en avant de l’anonymat, pour deux raisons : le danger pour l’utilisateur et la perception du grand public. Quelques heures aprĂšs sa dĂ©claration sur le forum ne pas vouloir « mettre l’aspect « anonyme » au premier plan », il Ă©crira ainsi Ă  Martti (#197) :

« Je pense que nous devrions mettre moins l’accent sur l’aspect anonyme. Avec la popularitĂ© des adresses bitcoin au lieu de l’envoi par IP, nous ne pouvons pas donner l’impression que tout est automatiquement anonyme. Il est possible d’ĂȘtre pseudonyme, mais il faut ĂȘtre prudent. [
] De plus, « anonyme » sonne un peu suspect. Je pense que les gens qui veulent de l’anonymat le dĂ©couvriront sans que nous en fassions la promotion. »

L’obsession de l’amorçage

Les courriels publiĂ©s par Martti Malmi rĂ©vĂšlent aussi l’obsession de Satoshi Nakamoto Ă  propos de l’amorçage de Bitcoin. Le 21 juillet 2009, il Ă©crit Ă  celui qui est devenu son bras droit (#24) : « Cela aiderait si les gens pouvaient l’utiliser pour quelque chose. Nous avons besoin d’une application pour l’amorcer. Des idĂ©es ? » Un mois plus tard, le 24 aoĂ»t, il lui partage ses idĂ©es et il Ă©crit (#28) : « Ce serait plus efficace s’il existait Ă©galement une niche de produits pour laquelle il pourrait ĂȘtre utilisĂ©. Certaines monnaies virtuelles, comme le Q coin de Tencent, ont percĂ© dans le domaine des biens virtuels. » Le 28, Martti rĂ©pond (#30) : « Bitcoin pourrait ĂȘtre promu auprĂšs des utilisateurs de communautĂ©s virtuelles comme World of Warcraft et Second Life, qui comptent toutes deux des millions d’utilisateurs. » Tout ceci rappelle la rĂ©ponse de Satoshi Ă  Dustin Trammell du 15 janvier 2009 oĂč il expliquait que Bitcoin pourrait servir de « points de rĂ©compense », de « jetons de don », de « monnaie pour un jeu », aux « micropaiements pour des sites pour adultes » ou encore au paiement pour un site web ou pour envoyer un courriel.

Il y a nĂ©anmoins un problĂšme qui hante cet amorçage : celui de la premiĂšre valorisation. Bitcoin est en effet le projet d’une nouvelle monnaie qui a besoin d’une « Ă©tincelle ». Pour cela, la mĂ©thode historique la plus simple est l’adossement Ă  une autre monnaie dĂ©jĂ  adoptĂ©e : c’est de cette maniĂšre que les États ont pu faire accepter le papier-monnaie Ă  leurs populations. C’est pourquoi Satoshi l’envisage et dĂ©clare Ă  plusieurs reprises dans ses Ă©changes avec Martti que Bitcoin sera « garanti par du liquide » (#1) ou « par de la monnaie fiat » (#3). Si cela peut paraĂźtre Ă©nigmatique de prime abord, il prĂ©cise sa pensĂ©e quelques mois plus tard (#28) : « Offrir de la monnaie pour garantir les bitcoins attirerait les chasseurs de gratuitĂ©, ce qui aurait l’avantage de gĂ©nĂ©rer beaucoup de publicitĂ©. »

Pour mettre en place ces idĂ©es, Satoshi est en contact avec plusieurs donateurs Ă©ventuels. Dans le courriel du 21 juillet (#24), il Ă©crit ainsi Ă  Martti : « Il y a des donateurs que je peux solliciter si nous trouvons quelque chose qui nĂ©cessite un financement, mais ils souhaitent rester anonymes. » L’un d’entre eux sera sollicitĂ© plus tard pour payer les diverses dĂ©penses de Martti : le Finlandais recevra 3 600 $ par la poste tout juste un an plus tard ! (#210)

Les idĂ©es de Satoshi pour l’amorçage inspirent Malmi, qui tente de mettre en application la garantie du bitcoin par le biais d’une plateforme de change. Le 22 juillet 2009, il dĂ©crit son concept Ă  Satoshi (#25) :

« J’ai pensĂ© Ă  un service de change qui vendrait et achĂšterait des bitcoins contre des euros et d’autres devises. La possibilitĂ© d’échanger directement des bitcoins contre une monnaie existante donnerait au bitcoin la meilleure liquiditĂ© initiale possible et donc une meilleure facilitĂ© d’adoption pour les nouveaux utilisateurs. Tout le monde accepte d’ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces facilement Ă©changeables contre de la monnaie commune, mais tout le monde n’accepte pas d’ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces qui ne sont garanties que pour l’achat d’un type spĂ©cifique de produit.

À titre pĂ©dagogique, la formule permettant de fixer un prix stable en euros serait quelque chose comme : (Le montant d’euros qu’on est prĂȘt Ă  Ă©changer contre des bc + la valeur en euros des biens que d’autres personnes vendent contre des bc) / (Le nombre total de bc en circulation – les actifs propres en bc). »

La plateforme de Martti consiste Ă  jauger l’offre et la demande d’une maniĂšre diffĂ©rente que la bourse traditionnelle, en prenant en compte les euros et les bitcoins dĂ©posĂ©s par les usagers. Il finit par mettre en Ɠuvre son idĂ©e en mars 2010 au travers du site Bitcoinexchange.com (#133) et rĂ©alise quelques ventes au fil des mois (#191, #214), mais le systĂšme n’est pas avantageux pour les utilisateurs. La plateforme fermera en 2011.

La garantie de la valeur du bitcoin provient en rĂ©alitĂ© de l’action d’un autre utilisateur, bien connu par ceux qui s’intĂ©ressent Ă  l’histoire de Bitcoin : NewLibertyStandard (NLS). Celui-ci s’inscrit sur le forum hĂ©bergĂ© sur SourceForge durant l’automne 2009. Le 8 octobre, il annonce qu’il Ă©change des bitcoins contre des dollars sur son site web, newlibertystandard.wetpaint.com, Ă  un taux de change basĂ© sur son propre coĂ»t de production. Martti en informe Satoshi (#34), qui lui rĂ©pond une semaine plus tard (#35) :

« Il est encourageant de voir que davantage de personnes s’intĂ©ressent au projet, comme ce site NewLibertyStandard. J’aime son approche de l’estimation de la valeur basĂ©e sur l’électricitĂ©. Il est instructif de voir quelles explications les gens adoptent. Elles peuvent aider Ă  dĂ©couvrir une maniĂšre simplifiĂ©e de comprendre [Bitcoin] qui puisse le rendre plus accessible aux masses. De nombreux concepts complexes dans le monde ont une explication simpliste qui satisfait 80 % des gens, et une explication complĂšte qui satisfait les 20 % restants, ceux qui voient les dĂ©fauts de l’explication simpliste. »

De son cĂŽtĂ©, Martti contacte NLS (#34) et effectue un Ă©change avec lui le 12 octobre : 5 050 bitcoins contre 5,02 $ sur PayPal. Cela donne au bitcoin un prix d’échange pour la premiĂšre fois de son histoire : 0,001 $ environ ! Par la suite, NLS continue Ă  contribuer au projet, par l’intermĂ©diaire de son service de change et par ses tests rĂ©alisĂ©s pour le portage du logiciel sur Linux (#66). Quant Ă  Satoshi, son obsession Ă  propos de l’amorçage ne le quittera que lorsque le projet prendra rĂ©ellement de l’ampleur, aprĂšs le slashdotting de juillet 2010.

La méfiance de Satoshi

Ce qui ressort enfin de ces courriels est la mĂ©fiance de Satoshi Nakamoto vis-Ă -vis du pouvoir. Celui-ci en effet met tout en place pour Ă©viter d’avoir affaire aux autoritĂ©s, ayant l’intuition qu’il est en train de construire un systĂšme monĂ©taire rĂ©volutionnaire et que cela ne plaira pas aux Ă©lites installĂ©es.

Le crĂ©ateur de Bitcoin dĂ©montre une connaissance pointue des systĂšmes de paiements et de monnaies centralisĂ©es alternatives comme les devises en or numĂ©riques telles que Pecunix et e-Bullion, le systĂšme Liberty Reserve, ou encore le service russe WebMoney. Lorsque Martti lui parle de l’avancement du prototype de sa plateforme d’échange en fĂ©vrier 2010, il lui conseille ainsi d’accepter les virements entrants de Liberty Reserve, qui permet de faire des Ă©changes « sans poser de question et en toute confidentialité » (#141). Il Ă©voque aussi l’existence des cartes-cadeaux (« paysafecards ») qui peuvent rendre service pour rĂ©aliser certaines opĂ©rations financiĂšres. Le mĂȘme jour, il suggĂšre Ă  Martti de ne pas « se prĂ©cipiter » et de ne pas « se faire rejeter par toutes les solutions de paiement » (#142), ce qui indique qu’il connaĂźt trĂšs bien la censure bancaire qui rĂšgne dans le milieu. Il a Ă©galement conscience du problĂšme de la rĂ©trofacturation comme l’atteste un courriel adressĂ© Ă  Martti quelques jours plus tard (#151) :

« Toutes les mĂ©thodes de paiement conventionnelles ont recours Ă  la rĂ©futabilitĂ© pour pallier l’absence de mots de passe et de crypto. Le systĂšme est largement ouvert Ă  la copie des numĂ©ros de carte de crĂ©dit et des numĂ©ros de compte en clair, et ils y remĂ©dient en inversant la transaction aprĂšs coup. »

Satoshi sait donc trĂšs bien oĂč il met les pieds et est conscient que ce qu’il fait remet en cause l’autoritĂ© financiĂšre sur le transfert monĂ©taire sur Internet. Il a probablement entendu parler de la fermeture du systĂšme de devise en or numĂ©rique e-gold a fermĂ© en 2007 et de l’arrestation de ses fondateurs, qui ont Ă©tĂ© condamnĂ©s pour facilitation de blanchiment d’argent et activitĂ© de transfert d’argent sans licence. Il a connaissance de la censure financiĂšre grandissante perpĂ©trĂ©e par les banques pour se conformer aux rĂ©glementations Ă©tatiques.

Il donne quelques indices dans sa façon de dire les choses. Par exemple, lorsqu’il s’oppose au fait de considĂ©rer explicitement Bitcoin « comme un investissement » en juin 2009, il Ă©crit Ă  Martti que « c’est quelque chose de dangereux Ă  dire » et qu’il devrait « supprimer ce point » (#19), craignant probablement les lois qui rĂ©glementent le conseil en investissement. Plus tard, en fĂ©vrier 2010, lorsque Martti lui Ă©voque la volontĂ© de traduire le site web en finnois, Satoshi rĂ©pond la chose suivante (#158) :

« Il serait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de ne pas le traduire dans ta propre langue. Souvent, la rĂ©ponse habituelle en matiĂšre de lĂ©galitĂ© est que le contenu n’est destinĂ© qu’aux ressortissants d’autres pays. Le fait de le traduire dans ta langue maternelle affaiblit cet argument. »

Ainsi, la prĂ©occupation de Satoshi vis-Ă -vis du pouvoir politique atteint un niveau quasi paranoĂŻaque, ce qui montre qu’il a conscience du caractĂšre profondĂ©ment transgressif de sa dĂ©couverte. C’est probablement pourquoi il dĂ©clarera dans l’un de ses derniers messages publics en dĂ©cembre 2010 que « WikiLeaks a donnĂ© un coup de pied dans la fourmiliĂšre » et que « la colonie se dirige maintenant vers nous », avant de disparaĂźtre Ă  jamais.

Le succĂšs de Bitcoin et la disparition

À partir de la fin de l’annĂ©e 2009, les choses commencent Ă  s’arranger pour Bitcoin. Le mois de novembre est consacrĂ© Ă  la migration de la page SourceForge vers Bitcoin.org (#102) : la description de Martti Malmi se retrouve donc sur le site officiel (#124). C’est aussi l’occasion de lancer un nouveau forum, celui hĂ©bergĂ© sur SourceForge n’étant pas assez Ă©voluĂ©. Satoshi Ă©crit ainsi (#59) : « Maintenant que le forum sur bitcoin.sourceforge.net gagne en popularitĂ©, nous devrions vraiment chercher un endroit qui hĂ©berge gratuitement la gestion d’un forum complet. » AprĂšs des hĂ©sitations au sujet du moteur logiciel Ă  utiliser, c’est Simple Machines Forum qui est choisi par Satoshi (#99). Le nouveau forum est mis en ligne le 26 novembre Ă  l’adresse bitcoin.org/smf (#110).

Quelques mois plus tard, ce forum commence Ă  attirer beaucoup de monde et devient le centre nĂ©vralgique de la communication autour de Bitcoin. Le 7 fĂ©vrier 2010, Satoshi s’étonne ainsi de son succĂšs (#153) : « Le forum est en train de dĂ©coller. Je ne m’attendais pas Ă  ce qu’il y ait autant d’activitĂ© aussi rapidement. » En mai, Martti devra ajouter plusieurs sections pour organiser les nombreuses discussions (#191).

Certaines personnes contactent Ă©galement Satoshi en privĂ©. C’est notamment le cas de Jon Matonis, un Ă©conomiste qui tient le blog The Monetary Future oĂč il traite de sujets liĂ©s aux monnaies numĂ©riques, Ă  la banque libre et Ă  la cryptographie, et qui « souhaite Ă©crire un article sur Bitcoin » (#189). Le 4 mars, Satoshi lui rĂ©pond en le complimentant sur son blog en disant qu’il « aurait aimĂ© qu’il y ait quelque chose comme ça » quand il avait fait ses premiĂšres recherches trois ans auparavant. Le 6, il envoie un courriel Ă  Martti en lui demandant de l’aide, car il n’a « pas le temps de rĂ©pondre Ă  ses questions », chose que le Finlandais accepte le lendemain (#190). NĂ©anmoins, il semble que Satoshi ne le met finalement pas en relation avec Jon Matonis, ce dernier publiant un trĂšs succinct article sur Bitcoin le 13 mars (UTC).

Le 11 juillet 2010, il se produit un Ă©vĂšnement qui bouleverse l’histoire de Bitcoin : suite Ă  la sortie de la version 0.3 du logiciel, une courte prĂ©sentation de Bitcoin rĂ©digĂ©e par un utilisateur est publiĂ©e sur Slashdot, un site d’actualitĂ© trĂšs populaire auprĂšs des passionnĂ©s d’informatiques et d’autres sujets. Cet Ă©vĂšnement provoque un afflux massif de visiteurs sur le site et sur le forum de Bitcoin, une augmentation du nombre d’utilisateurs et de mineurs sur le rĂ©seau. En particulier, le prix du BTC connaĂźt la premiĂšre hausse majeure de son histoire, en passant de 0,008 $ Ă  0,08 $ en une semaine.

Mais cela veut dire aussi que le travail de Satoshi et des dĂ©veloppeurs s’accroĂźt considĂ©rablement. Le 18 juillet (#210), le crĂ©ateur de Bitcoin Ă©crit ainsi Ă  Martti, en rĂ©ponse Ă  sa suggestion de changer de service d’hĂ©bergement pour le site et le forum :

« S’il te plaĂźt, promets-moi de ne pas faire de basculement maintenant. La derniĂšre chose dont nous avons besoin, c’est de problĂšmes de basculement qui s’ajoutent Ă  l’afflux de travail que nous recevons actuellement de slashdot. Je perds la tĂȘte tellement il y a de choses Ă  faire. »

Ce sentiment de surcharge se confirme dĂšs l’étĂ© avec plusieurs problĂšmes techniques qui sont dĂ©couverts, comme le 1 RETURN bug ou le dĂ©passement de mĂ©moire qui provoque le Value Overflow Incident.

Tout ceci montre cependant que le projet a pris. La communautĂ© est dĂ©sormais suffisamment grande et enthousiaste pour que Bitcoin ne faiblisse pas. Satoshi sent qu’il peut prendre du recul et donner plus de responsabilitĂ©s Ă  ses premiers auxiliaires, Martti Malmi et Gavin Andresen. Le rĂŽle de Gavin est notamment prĂ©pondĂ©rant. Le 3 dĂ©cembre, lorsque Martti lui demande Ă  qui il pourrait donner un rĂŽle d’administrateur serveur supplĂ©mentaire pour le site, Satoshi rĂ©pond (#241) :

« Ce devrait ĂȘtre Gavin. J’ai confiance en lui, il est responsable, professionnel, et techniquement bien plus compĂ©tent que moi avec linux. »

C’est probablement en dĂ©cembre 2010 que le crĂ©ateur dĂ©cide de disparaĂźtre, alors que des utilisateurs du forum suggĂšrent que WikiLeaks devrait accepter le bitcoin, l’ONG de Julian Assange Ă©tant soumise Ă  un blocus financier des acteurs traditionnels et ne pouvant donc pas recevoir de dons. Le 5 dĂ©cembre, Satoshi s’y oppose publiquement en dĂ©clarant que « le projet a besoin de grandir progressivement pour que le logiciel puisse se renforcer en cours de route » et que « Bitcoin est une petite communautĂ© expĂ©rimentale encore naissante ». Le 7 dĂ©cembre, il envoie un courriel Ă  Martti lui demandant s’il peut l’« ajouter Ă  la liste de dĂ©veloppeurs du projet sur la page de contact ». Son intention est de retirer ses propres informations de contact. Cela corrobore les propos que Gavin Andresen tiendra quelques annĂ©es plus tard, Satoshi ayant procĂ©dĂ© exactement de la mĂȘme façon avec lui : « [Satoshi] a fini par me rouler dans la farine en me demandant s’il pouvait mettre mon adresse de courrier Ă©lectronique sur la page d’accueil de bitcoin, et j’ai dit oui, sans me rendre compte que, lorsqu’il mettrait mon adresse, il enlĂšverait la sienne. »

Le 12 dĂ©cembre, Satoshi poste son dernier message public sur le forum, mais continue d’interagir en privĂ© avec les personnes en lesquelles il a confiance. Il cherche Ă  se faire le plus discret possible et ne souhaite pas s’exposer en se chargeant de la communication du projet. Ainsi, le 6 janvier 2011, lorsque Gavin lui dit qu’il ferait mieux de parler Ă  la presse Ă  l’occasion d’un contact avec Rainey Reitman de l’Electronic Frontier Foundation, il rĂ©pond que ce dernier est « la meilleure personne pour le faire » (#254). Ce n’est pas par manque d’intĂ©rĂȘt, car il poursuit en ajoutant :

« L’EFF est trĂšs importante. Nous voulons entretenir de bonnes relations avec elle. Nous sommes le type de projet qu’ils apprĂ©cient ; ils ont aidĂ© le projet TOR et ont fait beaucoup pour protĂ©ger le partage de fichiers en P2P. »

Il disparaĂźt dĂ©finitivement en mai 2011, deux ans aprĂšs la premiĂšre prise de contact avec Martti Malmi. À celui-ci il Ă©crit : « Je suis passĂ© Ă  autre chose et je ne serai probablement plus lĂ  Ă  l’avenir. » Il a peut-ĂȘtre choisi de se consacrer Ă  son activitĂ© professionnelle, mentionnĂ©e dans l’un des courriel pour expliquer son absence d’aoĂ»t 2009 (#24). On ne le saura probablement jamais.

Suite Ă  la disparition du crĂ©ateur de Bitcoin, le site et le forum seront confiĂ©s Ă  Cobra (un autre Finlandais) et Theymos. Le forum sera ensuite dĂ©placĂ© Ă  l’adresse forum.bitcoin.org en mai 2011 puis vers bitcointalk.org en aoĂ»t. Martti Malmi, lui, vendra ses bitcoins durement minĂ©s pour s’acheter un appartement Ă  Helsinki. Et Bitcoin continuera de fonctionner, bloc aprĂšs bloc.

Des nouveaux Ă©lĂ©ments dans l’énigme Nakamoto

La publication de la correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto constitue ainsi un Ă©vĂšnement important, qui a marquĂ© la communautĂ© de Bitcoin. Ces courriels nous racontent la relation qui unissait le crĂ©ateur de Bitcoin et le jeune Finlandais lorsqu’ils ont dĂ©veloppĂ© ce qui est aujourd’hui une cryptomonnaie utilisĂ©e par des millions de personnes, notamment en forgeant un discours qui a depuis Ă©tĂ© repris par beaucoup. Nous remercions ainsi Martti Malmi de les avoir mis en ligne, malgrĂ© sa rĂ©ticence comprĂ©hensible Ă  rendre public des Ă©changes privĂ©s sans l’accord de l’autre personne.

Ces courriels sont fondamentaux dans la comprĂ©hension que l’on a de Satoshi. MĂȘme s’ils ne nous apprennent rien de rĂ©ellement crucial, ils ont le mĂ©rite d’éclaircir certains points sur la façon dont se sont dĂ©roulĂ©es les choses, tant du point de vue de la communication que de la technique. Certains traits de personnalitĂ© du crĂ©ateur de Bitcoin nous sont aussi confirmĂ©s comme son obsession de l’amorçage ou sa mĂ©fiance des autoritĂ©s.

En outre, ses relations avec d’autres personnages clĂ©s de l’histoire de Bitcoin transparaissent un peu plus clairement. Le 21 juillet 2009, Satoshi a ainsi mentionnĂ© Hal Finney disant qu’il avait « ouvert la voie » des annĂ©es auparavant avec « sa Reusable Proof of Work (RPOW) » (#24), ce qui nous confirme qu’il avait bien connaissance de ce systĂšme datant de 2004. Martti et Satoshi parlent aussi d’un certain David (#23), qui n’est nul autre que David Parrish ou dmp1ce et qui semble avoir un peu contribuĂ© au dĂ©veloppement en 2009. On distingue aussi l’importance de NewLibertyStandard qui a tout simplement lancĂ© Bitcoin Ă©conomiquement en Ă©tant le premier commerçant et en garantissant une sorte de plancher de valeur. Enfin, Gavin Andresen apparaĂźt clairement dans ces e-mails comme celui qui pris la place de Martti Malmi en tant que bras droit de Satoshi au cours de l’annĂ©e 2010, le Finlandais ayant Ă©tĂ© assez occupĂ© Ă  partir de ce moment.

En complĂ©ment de cet article, vous pouvez retrouver l’épisode d’Enigma Nakamoto consacrĂ© Ă  ce sujet : Épisode 11 : les mails de Martti Malmi.

Vous pouvez Ă©galement en apprendre plus sur Bitcoin dans mon livre, L’ÉlĂ©gance de Bitcoin, qui regorge de dĂ©tails croustillants et dont les deux premiers chapitres sont dĂ©diĂ©s Ă  raconter son histoire. Disponible sur le site de l’éditeur en format brochĂ© et ebook, ainsi que sur Amazon.

La prophétie auto-réalisatrice : comment le bitcoin a acquis une valeur

May 4th 2021 at 14:37

Comme nous l'avons vu au sein d'un précédent article, la création de Bitcoin a invalidé le théorÚme de régression de Ludwig von Mises, en prouvant qu'une monnaie pouvait émerger du marché sans posséder de valeur d'usage antérieure à son utilisation comme intermédiaire d'échange. Lors de son amorçage, le bitcoin n'avait en effet aucune utilité individuelle, n'était adossé à aucun autre bien, et ne bénéficiait de la promesse de personne ni d'une quelconque mémoire d'une monnaie passée. La valeur du bitcoin semble avoir surgi de nulle part, remettant en cause les conceptions erronées qu'on pouvait avoir de la monnaie.

Bitcoin ne constitue pas la premiĂšre tentative de crĂ©er un « argent liquide numĂ©rique » et fait suite Ă  de nombreuses expĂ©riences infructueuses, qui se sont notamment dĂ©roulĂ©es lors des annĂ©es 1990. Bitcoin a ainsi rĂ©ussi lĂ  oĂč de nombreux autres projets avaient Ă©chouĂ© : persister dans le temps en tant que systĂšme de monnaie entiĂšrement numĂ©rique. AprĂšs plus de 12 ans d'existence, il est toujours lĂ  et continuera probablement de fonctionner pendant des annĂ©es et des annĂ©es.

Dans cet article nous allons voir comment la prouesse de la premiÚre valorisation du bitcoin a été possible.

 

La valeur de la monnaie

Comme l'a montré l'école autrichienne d'économie, la valeur est subjective et dépend de ce fait du point de vue individuel. Cette conception s'oppose en particulier à la théorie de la valeur-travail qui postule que le travail donne sa valeur à un bien. Tel que l'écrivait Carl Menger dans ses Principes d'économie politique, « la valeur n'existe pas en dehors de la conscience des hommes ».

La monnaie ne fait pas exception à cette rÚgle : les gens valorisent un bien servant de monnaie selon l'évaluation subjective qu'ils font du bien, évaluation qui peut varier d'un individu à un autre. Néanmoins, il est possible de dégager quelques considérations qui s'appliquent spécifiquement à ce bien.

PremiĂšrement, il faut prĂ©ciser que la monnaie est un phĂ©nomĂšne intersubjectif : bien qu'elle puisse ĂȘtre acquise pour ses qualitĂ©s intrinsĂšques, elle est gĂ©nĂ©ralement valorisĂ©e sur la base sur sa capacitĂ© Ă  acheter d'autres biens, donc sur ce que va penser autrui. Les gens vont accepter une monnaie dans le commerce s'ils pensent qu'ils peuvent la dĂ©penser ailleurs. Cela fait qu'on peut mettre en Ă©vidence une valeur d'Ă©change objective, le pouvoir d'achat basĂ© sur les taux des Ă©changes du marchĂ©, qui sert d'Ă©talon pour l'individu pour valoriser subjectivement le bien. Puisque la monnaie lui sert Ă  se procurer d'autres biens, l'individu ne peut en effet l'Ă©valuer en tant que monnaie que par rapport aux prix pratiquĂ©s sur le marchĂ©.

DeuxiÚmement, comme on l'a déjà suggéré, il est possible de décomposer la valeur de la monnaie en deux parties mutuellement exclusives :

  • Sa valeur non monĂ©taire, qui fait qu'un individu va valoriser le bien pour l'utilitĂ© industrielle, esthĂ©tique, etc. qu'il peut en retirer. Cette valeur est spĂ©cifique au consommateur final.
  • Sa valeur monĂ©taire, qui dĂ©coule de l'avantage qu'un individu va retirer de l'utilisation du bien comme intermĂ©diaire d'Ă©change. Cette valeur dĂ©pend du nombre de personnes qui l'utilisent comme intermĂ©diaire d'Ă©change et Ă©volue de maniĂšre superlinĂ©aire.

Pour les monnaies-marchandises, on peut ainsi distinguer la demande intrinsÚque de la demande monétaire : l'or ne tire pas sa valeur uniquement de sa demande esthétique (bijoux) et industrielle (microprocesseurs), mais aussi de sa demande en tant qu'intermédiaire d'échange, demande venant notamment des banques centrales.

TroisiĂšmement, une monnaie peut ĂȘtre exclusivement valorisĂ©e pour ses fonctions monĂ©taires, comme le montre l'existence des monnaies fiat. L'euro, par exemple, tire sa valeur de son adoption comme intermĂ©diaire d'Ă©change, et n'a pas d'utilitĂ© intrinsĂšque en dehors de celle des matĂ©riaux constituant les piĂšces et les billets. La valeur non monĂ©taire d'une monnaie peut donc ĂȘtre nĂ©gligeable voire nulle.

Pour que ceci soit possible, il faut juste obtenir un effet de réseau suffisant pour que les gens aient confiance dans son utilisation comme monnaie. Dans le cas de l'euro, l'usage comme argent repose sur le décret étatique qui contraint les commerçants à l'accepter (cours légal) et qui oblige les citoyens à payer l'impÎt et à rÚgler leurs dettes avec. Dans le cas du bitcoin, cet usage est volontaire et ne repose sur aucune contrainte de ce type : rien n'oblige personne à l'utiliser.

Il s'agit donc d'une question de coordination. Dans le cas des monnaies-marchandises, le fait que le bien utilisé ait valeur d'usage initiale aide énormément à l'amorçage : puisque les gens dégagent déjà une utilité du bien, ils auront moins de mal à l'accepter comme moyen d'échange. Mais dans le cas du bitcoin, cela est plus compliqué : comment des individus ont-ils pu se coordonner pour faire émerger la valeur de cette monnaie numérique ?

 

Le regroupement autour d'un idéal

Comme on l'a dit, Bitcoin fait suite Ă  de nombreuses tentatives infructueuses de crĂ©er une monnaie entiĂšrement numĂ©rique, comme le Haxthorne Exchange, Magic Money ou encore eCash. Cette sĂ©rie d'Ă©checs a amenĂ© progressivement les membres de la communautĂ© cypherpunk Ă  renoncer Ă  ce rĂȘve. Tel que le disait Satoshi Nakamoto dans un courriel du 13 janvier 2009 adressĂ© Ă  Dustin Trammell :

Vous savez, je pense qu'il y avait beaucoup plus de gens qui étaient intéressés [par la monnaie électronique] dans les années 90, mais aprÚs plus d'une décennie d'échecs de systÚmes basés sur des tiers de confiance (Digicash, etc.), ils voient cela comme une cause perdue. J'espÚre qu'ils sauront distinguer que c'est la premiÚre fois, à ma connaissance, que nous essayons un systÚme qui n'est pas fondé sur la confiance.

Bitcoin a donc innovĂ© par rapport Ă  ces projets par son fonctionnement dĂ©centralisĂ© ne nĂ©cessitant pas d'autoritĂ© centrale, qui faisait qu'il ne pouvait pas ĂȘtre arrĂȘtĂ© par la fermeture d'un simple serveur. Et c'est sur cette base qu'il a pu acquĂ©rir la valeur qu'il a aujourd'hui.

Ross Ulbricht, le célÚbre opérateur de la place de marché Silk Road entre 2011 et 2013, expliquait dans un essai rédigé en 2019 :

C'est comme par magie que le bitcoin a pu en quelque sorte provenir de rien et, sans valeur prĂ©alable ni dĂ©cret autoritaire, devenir une monnaie. Mais Bitcoin n'a pas Ă©mergĂ© du vide. C'Ă©tait la solution d'un problĂšme sur lequel les cryptographes buttaient depuis de nombreuses annĂ©es : Comment crĂ©er une monnaie numĂ©rique sans autoritĂ© centrale qui ne puisse pas ĂȘtre contrefaite et qui soit digne de confiance.

Ce problĂšme a persistĂ© si longtemps que certains ont laissĂ© la solution Ă  d'autres et ont rĂȘvĂ© Ă  la place de ce que serait notre avenir si la monnaie numĂ©rique dĂ©centralisĂ©e devenait rĂ©alitĂ© d'une maniĂšre ou d'une autre. Ils rĂȘvaient d'un avenir oĂč le pouvoir Ă©conomique du monde est accessible Ă  tous, oĂč la valeur peut ĂȘtre transfĂ©rĂ©e n'importe oĂč en appuyant sur un bouton. Ils rĂȘvaient de prospĂ©ritĂ© et de libertĂ©, qui ne dĂ©pendraient uniquement que des mathĂ©matiques du chiffrement fort.

C'est donc sur le rĂȘve d'une monnaie numĂ©rique libre que s'est fondĂ©e la valorisation initiale du bitcoin. L'objectif Ă©tait, dĂšs le dĂ©but, de crĂ©er une monnaie, et le bitcoin a Ă©tĂ© valorisĂ© pour sa propension Ă  devenir un intermĂ©diaire d'Ă©change.

En novembre 2008, sur la liste de diffusion dĂ©diĂ©e Ă  la cryptographie oĂč Satoshi Nakamoto a originellement publiĂ© le livre blanc, les participants Ă©taient loin d'ĂȘtre Ă©tonnĂ©s par l'idĂ©e de Bitcoin. En effet, la liste regroupaient des gens comme James A. Donald, Hal Finney, Perry Metzger et Zooko Wilcox-O’Hearn, qui avaient assistĂ© aux expĂ©riences des cypherpunks et qui avaient constatĂ© qu'un systĂšme de monnaie numĂ©rique pouvait ĂȘtre effectivement amorcĂ© sans valeur intrinsĂšque. Leurs prĂ©occupations concernaient plutĂŽt la pĂ©rennitĂ© d'un tel systĂšme : Ă©tait-il fiable ? passait-il Ă  l'Ă©chelle ?

Seul Dustin Trammell, alors ingénieur en sécurité informatique du Texas, semblait s'inquiéter de cette question de la premiÚre valorisation. Dans un courriel du 14 janvier 2009 adressé à Satoshi, il disait :

Le vrai truc sera d'amener les gens à valoriser réellement les BitCoins afin qu'ils deviennent une monnaie. Actuellement, ce ne sont que des collections de bits...

Satoshi, bien conscient que cela pouvait poser problÚme conceptuels pour certaines personnes, lui a répondu le 15 janvier en évoquant les cas d'usage que Bitcoin permettrait s'il acquérait une valeur :

MĂȘme s'il ne dĂ©colle pas tout de suite, il sera dĂ©sormais disponible pour le prochain gars qui imaginera un projet nĂ©cessitant une sorte de jeton ou de monnaie Ă©lectronique. Cela pourrait commencer comme un systĂšme fermĂ© ou comme une niche restreinte comme des points de rĂ©compense, des jetons de don, de la monnaie pour un jeu ou des micropaiements pour des sites pour adultes. Une fois le systĂšme amorcĂ©, il y a un certain nombre d'applications si vous pouvez facilement payer quelques centimes Ă  un site web aussi facilement que vous dĂ©posez des piĂšces dans un distributeur automatique.

Ici, Satoshi ne parlait pas de l'usage (alors inexistant) de Bitcoin, mais des possibilités qu'il laissait entrevoir.

Ainsi, c'est le potentiel de Bitcoin qui a poussĂ© les gens Ă  valoriser son unitĂ© de compte en premier lieu et qui leur a permis de se coordonner. Les individus intĂ©ressĂ©s par Bitcoin se regroupaient autour d'un idĂ©al de monnaie numĂ©rique Ă©chappant au contrĂŽle des banques et des États, qui ne puisse pas ĂȘtre censurĂ©e ou contrĂŽlĂ©e, et c'est sur cela que le projet a pu connaĂźtre le succĂšs.

Tel que le disait un dénommé Tyler Gillies le 15 août 2009 dans la liste de diffusion officielle :

je viens de télécharger bitcoin, un logiciel épique. l'Úre de l'argent liquide numérique est arrivée

 

La rareté infalsifiable du bitcoin

Lors de son apparition, Bitcoin a ainsi ravivĂ© l'idĂ©e chĂšre aux cypherpunks d'une monnaie numĂ©rique fonctionnant de maniĂšre indĂ©pendante sur internet. Mais cela allait mĂȘme plus loin, et Bitcoin proposait quelque chose que personne n'avait vu jusqu'alors pour une unitĂ© de compte numĂ©rique : une raretĂ© que l'on ne puisse pas altĂ©rer. Bitcoin se passait en effet de tiers de confiance et pouvait par consĂ©quent maintenir une politique monĂ©taire fixe, sans qu'il soit possible pour une entreprise ou un État d'arrĂȘter le systĂšme.

Lors de la sortie de la premiÚre version du logiciel le 8 janvier 2009, Satoshi Nakamoto décrivait l'émission monétaire du bitcoin comme suit :

La circulation totale sera de 21 000 000 de piĂšces. Elle sera distribuĂ© aux nƓuds du rĂ©seau lorsqu'ils crĂ©eront des blocs, le montant Ă©tant divisĂ© par deux tous les 4 ans.

les 4 premiÚres années: 10 500 000 piÚces
les 4 années suivantes : 5 250 000 piÚces
les 4 années suivantes : 2 625 000 piÚces
les 4 années suivantes : 1 312 500 piÚces
etc...

Lorsque cela est épuisé, le systÚme peut prendre en charge des frais de transaction si nécessaire.

Le bitcoin devait donc tendre à devenir au fil du temps une monnaie à quantité fixe. Cette caractéristique unique a bouleversé l'imagination des gens : s'il y avait un nombre limité de bitcoins et que l'utilité monétaire du réseau augmentait, alors leur prix unitaire subirait une forte hausse.

Hal Finney a été le premier à évoquer cette idée, et a initié par là ce qui deviendrait par la suite un élément central (et vital) de Bitcoin, qui est la spéculation autour du prix. Dans un courriel du 11 janvier, il écrivait :

Il est intĂ©ressant de noter que le systĂšme peut ĂȘtre configurĂ© pour n'autoriser qu'un nombre maximum certain de piĂšces Ă  gĂ©nĂ©rer. Je suppose que l'idĂ©e est que le travail nĂ©cessaire pour gĂ©nĂ©rer une nouvelle piĂšce deviendra plus difficile avec le temps.

Un des problĂšmes immĂ©diats avec n’importe quelle nouvelle devise est de savoir comment la valoriser. MĂȘme en ignorant le problĂšme pratique liĂ© au fait que quasiment personne ne l’acceptera au dĂ©but, il est toujours difficile de trouver un argument raisonnable en faveur d’une valeur particuliĂšre non nulle pour les piĂšces.

Comme expĂ©rience de pensĂ©e amusante, imaginez que Bitcoin rĂ©ussisse et devienne le systĂšme de paiement dominant utilisĂ© dans le monde entier. Alors, la valeur totale de la devise devrait ĂȘtre Ă©gale Ă  la valeur totale de toutes les richesses du monde. Les estimations actuelles que j'ai trouvĂ©es de la richesse totale des mĂ©nages dans le monde varient de 100 Ă  300 milliards de dollars. Avec 20 millions de piĂšces, cela donne Ă  chaque piĂšce une valeur d'environ 10 millions.

Ainsi, la possibilitĂ© de gĂ©nĂ©rer des piĂšces aujourd'hui avec l'Ă©quivalent de quelques centimes de temps de calcul peut ĂȘtre un bon pari.

Le calcul était plus que constestable (la monnaie n'est pas censée représenter toute la richesse du monde), mais cette idée a joué un rÎle non négligeable dans l'adoption de bitcoin comme monnaie. Ainsi, dÚs le 15 janvier, la théorie de Finney est intervenue dans la correspondance entre Satoshi Nakamoto et Dustin Trammell, lorsque le créateur de Bitcoin a déclaré :

Hal a en quelque sorte fait allusion Ă  la possibilitĂ© qu'il puisse ĂȘtre considĂ©rĂ© comme un investissement Ă  long terme. Je serais surpris que dans 10 ans nous n'utilisions pas la monnaie Ă©lectronique d'une maniĂšre ou d'une autre, maintenant que nous connaissons un moyen de faire qui ne sera pas inĂ©vitablement nivelĂ© par le bas lorsque le [tiers de confiance] se dĂ©gonflera.

Suite à cela, Dustin Trammell a répondu :

Oui, j'ai vu ce message et c'est l'une des raisons pour lesquelles j'ai dĂ©marrĂ© un nƓud si rapidement. Mes systĂšmes ne font pas grand-chose d'autre lorsqu'ils sont inactifs, alors pourquoi ne pas crĂ©er des BitCoins ? Et s'ils valent quelque chose un jour ... ? Ce sera un bonus !

Cela ne s'est pas arrĂȘtĂ© lĂ . Le lendemain, Satoshi a publiĂ© une version arrangĂ©e de son courriel Ă  Dustin Trammell, approuvant ainsi publiquement cette façon de voir les choses :

Il pourrait ĂȘtre judicieux d’en avoir au cas oĂč cela prendrait. Si suffisamment de gens pensent la mĂȘme chose, cela devient une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice.

Et, un mois plus tard, sur le forum de la P2P Foundation, il a réitéré cette conception dans un commentaire sous sa présentation de Bitcoin :

À mesure que le nombre d'utilisateurs augmente, la valeur par piĂšce augmente. Cela a le potentiel de devenir une boucle de rĂ©troaction positive ; Ă  mesure que les utilisateurs augmentent en nombre, la valeur augmente, ce qui pourrait attirer davantage d'utilisateurs dĂ©sireux de profiter de la valeur croissante.

Enfin, cet élément narratif est apparu sur l'une des premiÚres version de la page Sourceforge (bitcoin.sourceforge.net), dans une présentation écrite par Martti Malmi, un jeune développeur finlandais qui aidait Satoshi depuis mai :

La valeur du bitcoin est susceptible d'augmenter Ă  mesure que la croissance de l'Ă©conomie utilisant Bitcoin dĂ©passe le taux d'inflation [monĂ©taire] - considĂ©rez le bitcoin comme un investissement et commencez Ă  faire tourner un nƓud dĂšs aujourd'hui !

Le bitcoin était donc vendu dÚs ses débuts comme un moyen opportuniste de gagner de l'argent, ce qui a contribué à sa premiÚre valorisation mais aussi à son succÚs comme on le sait. Cela préfigurait les bulles spéculatives qui se produiraient des années plus tard, attireraient les foules mais aussi les individus authentiquement intéressés par Bitcoin.

 

L'émergence de la valeur du bitcoin

Tous ces Ă©lĂ©ments (le caractĂšre subjectif de la valeur, le rĂȘve d'une monnaie numĂ©rique indĂ©pendante, la raretĂ© infalsifiable) ont fait que le bitcoin a pu Ă©merger du marchĂ© en tant que monnaie, et en vertu de sa fonction de monnaie. Ses utilisateurs se sont coordonnĂ©s par le biais de courriels, de listes de diffusions, de forums et de messages directs, dans le but de construire la monnaie numĂ©rique qu'on connaĂźt aujourd'hui. Il n'Ă©taient pas trĂšs nombreux mais formaient un cercle restreint autour duquel pouvaient par la suite se greffer les nouveaux arrivants. L'important c'Ă©tait qu'ils contribuaient Ă  faire de Bitcoin une rĂ©alitĂ©.

Hal Finney a jouĂ© un rĂŽle prĂ©pondĂ©rant dans l'Ă©mergence de Bitcoin. En effet, celui-ci occupait une place centrale dans l'histoire des monnaies numĂ©riques, ce qui faisait qu'il disposait de l'expĂ©rience nĂ©cessaire pour lancer le systĂšme. Comme on l'a vu, il avait participĂ© Ă  la plupart des expĂ©riences des monnaies numĂ©riques des annĂ©es 1990. Par la suite, il s'Ă©tait intĂ©ressĂ© aux idĂ©es de b-money et de bit gold dĂ©veloppĂ©es respectivement par Wei Dai et Nick Szabo. Et en 2004, il avait mĂȘme tentĂ© de crĂ©er son propre modĂšle d'unitĂ© monĂ©taire numĂ©rique : le systĂšme preuves de travail rĂ©utilisables (RPOW).

En 2008, il Ă©tait donc tout Ă  fait en mesure de reconnaĂźtre l'innovation qu'apportait Bitcoin lorsque Satoshi Nakamoto a publiĂ© le livre blanc sur la Cryptography Mailing List de metzdowd.com. Tou d'abord, Hal Finney, qui Ă©tait actif sur cette liste de diffusion, a Ă©tĂ© l'un des premiers Ă  rĂ©pondre Ă  Satoshi. Puis, il a Ă©tĂ© Ă  l'origine de la thĂ©orie spĂ©culative qui permettrait Ă  la valeur du bitcoin d'Ă©merger. Ensuite, il l'a aidĂ© Ă  amĂ©liorer le code de Bitcoin avant et aprĂšs son lancement. Et enfin, il a Ă©tĂ© l'un des premiers Ă  faire fonctionner un nƓud, a minĂ© le bloc 78 le 11 janvier 2009 et a reçu 10 bitcoins de la part de Satoshi Nakamoto au sein de la premiĂšre transaction effective du rĂ©seau le 12 janvier.

Malgré son omniprésence, Hal Finney n'a heureusement pas été le seul à participer à cet amorçage. On peut par exemple noter l'engagement de Dustin Trammell, qui a également miné des blocs trÚs tÎt, et qui a, lui aussi, reçu une transaction de la part de Satoshi Nakamoto le 14 janvier.

Pendant 9 mois, le bitcoin n'a Ă©tĂ© Ă©changĂ© contre rien, et n'avait par consĂ©quent aucun prix. Cependant, en octobre 2009, un utilisateur dĂ©sireux de monter un service d'Ă©change, se faisant appeler NewLibertyStandard, a eu l'idĂ©e d'estimer la valeur des bitcoins selon le coĂ»t Ă©nergĂ©tique nĂ©cessaire pour en obtenir. À l'Ă©poque la difficultĂ© Ă©tait de 1, ce qui imposait Ă  tous les nƓuds du rĂ©seau de rĂ©aliser environ 4,3 millions de calculs pour miner un bloc, ce qui n'Ă©tait pas rien pour un processeur. Ainsi, sur son site personnel, il publiait ses taux dĂ©pendant du coĂ»t de l'Ă©lectricitĂ© Ă  son emplacement ainsi que de la frĂ©quence de sa production personnelle. Il proposait d'acheter et de vendre du bitcoin Ă  ces taux via PayPal, moyennant des frais d'Ă©change.

 

Bitcoin NewLibertyStandard exchange rates 2009

 

C'est Martti Malmi qui, le 12 octobre 2009, a scellĂ© le premier Ă©change rĂ©alisĂ© avec le bitcoin en vendant 5050 bitcoins Ă  NewLibertyStandard pour 5,02 $ virĂ©s sur son compte PayPal. Cela Ă©tablissait le premier prix Ă  environ 0,1 centime de dollar. Les Ă©changes se sont par la suite intensifiĂ©s avec la crĂ©ation du service d'Ă©change Bitcoin Market en mars 2010 et surtout de Mt. Gox en juillet de la mĂȘme annĂ©e.

Le premier échange de bitcoins contre une marchandise physique a eu lieu en mai 2010. Le 18 mai, Laszlo Hanecz, un développeur américain d'origine hongroise de 28 ans, a publié un message sur le forum annonçant qu'il souhaitait se procurer de la pizza avec du bitcoin :

Je paierai 10 000 bitcoins pour deux ou trois pizzas... genre peut-ĂȘtre 2 grandes pour qu'il m'en reste le lendemain. J'aime avoir des restes de pizza Ă  grignoter pour plus tard. Vous pouvez faire la pizza vous-mĂȘme et l'amener jusqu'Ă  chez moi ou la commander pour moi dans un service de livraison, mais mon objectif c'est de me faire livrer de la nourriture en l'Ă©change de bitcoins que je n'ai pas Ă  commander ou Ă  prĂ©parer moi-mĂȘme.

AprÚs quelques jours sans réponse, il a réitéré sa demande et, le 22 mai, Jeremy Sturdivant (jercos sur IRC) a accepté son offre et lui a fait livrer 2 pizzas à son domicile contre 10 000 bitcoins (représentant environ 41 $ au moment de l'échange).

 

Pizzas bitcoin 2010 Laszlo Hanecz Jeremy Sturdivant

 

Le soir mĂȘme, Martti Malmi a rĂ©agi Ă  cet Ă©change fructueux par un commentaire enthousiaste :

FĂ©licitations Laszlo, une grande Ă©tape atteinte 😁

C'était en effet une étape cruciale dans l'amorçage et cet échange commercial montrait qu'il était possible de se procurer des biens dans le monde réel grùce à cette unité numérique.

Ainsi, la valeur du bitcoin provient d'une prophétie auto-réalisatrice : des individus ont décidé que le bitcoin serait une monnaie et en ont fait une monnaie par leurs pensées, par leurs paroles et par leurs actes. Sans ces individus, le bitcoin n'aurait jamais pu acquérir une valeur pérenne.

Le 27 août 2010, Satoshi Nakamoto décrivait ce qui était déjà en train de se produire avec le bitcoin :

Peut-ĂȘtre qu'il pourrait obtenir une valeur initiale circulaire [...], par le biais de personnes prĂ©voyant son utilitĂ© potentielle pour l'Ă©change. (J'en voudrais certainement) Peut-ĂȘtre que les collectionneurs, ou n'importe quelle raison arbitraire, pourraient le lancer.

La suite est connue. Bitcoin a rĂ©ellement dĂ©collĂ© en 2011, avec la mise en ligne de la plateforme Silk Road en janvier (qui montrait au monde pourquoi Bitcoin Ă©tait unique) et la paritĂ© avec le dollar atteinte par le prix en fĂ©vrier (qui tĂ©moignait d'un attrait spĂ©culatif). À ce moment-lĂ , il Ă©tait impossible de revenir en arriĂšre. La machine Ă©tait lancĂ©e.

 


Sources

Nathaniel Popper, Digital Gold: Bitcoin and the Inside Story of the Misfits and Millionaires Trying to Reinvent Money, 2016.
William J. Luther, Getting Off the Ground: The Case of Bitcoin, 8 août 2017.
Ross Ulbricht, Bitcoin Equals Freedom, 25 septembre 2019.

Avant Bitcoin : l’amorçage des premiers systĂšmes d’argent liquide numĂ©rique

April 22nd 2021 at 16:44

Le concept de Bitcoin a fait son apparition dans le monde le 31 octobre 2008. Dans un court document technique de 9 pages, le livre blanc, le mystérieux Satoshi Nakamoto décrivait les principes de base de ce qui deviendrait par la suite un phénomÚne économique d'envergure mondiale. Le titre de ce livre blanc ? « Bitcoin : un systÚme d'argent liquide électronique pair-à-pair ». Ce projet s'inscrivait donc dans une lignée bien définie : celle des tentatives de créer une monnaie numérique fonctionnant de maniÚre indépendante sur internet.

L'idĂ©e de monnaie numĂ©rique n'est pas une idĂ©e particuliĂšrement nouvelle. Celle-ci remonte en effet au dĂ©veloppement des moyens de communication modernes et est Ă©voquĂ©e dans de nombreuses Ɠuvres de science-fiction, notamment sous la forme de « crĂ©dits ». Avec l'Ă©mergence d'internet dans les annĂ©es 1980, cette idĂ©e devenait rĂ©alisable. De mĂȘme qu'il existait un courrier Ă©lectronique (e-mail), il pouvait y avoir une monnaie Ă©lectronique (e-money). NĂ©anmoins, une interrogation subsistait : la question de savoir s'il Ă©tait possible de transposer les propriĂ©tĂ©s de l'argent liquide au cyberespace. Pouvait-on construire une monnaie entiĂšrement numĂ©rique qui pouvait se transmettre facilement, de personne Ă  personne et de maniĂšre anonyme ? Ou devait-on se rĂ©signer Ă  simplement Ă©tendre le fonctionnement du systĂšme bancaire Ă  internet ?

Le concept d'argent liquide numérique a été formalisé pour la premiÚre fois en 1982 par le cryptographe américain David Chaum dans son papier académique intitulé « Blind signatures for untraceable payments ». Dans ce papier il décrivait un procédé de signatures aveugles qui permettait théoriquement d'envoyer des paiements de maniÚre anonyme. David Chaum a par la suite étoffé cette idée et a travaillé à l'implémenter par le biais de sa société DigiCash, créée en 1989 pour l'occasion.

L'idée a ensuite été reprise par le mouvement cypherpunk, formé en 1992, dont le but était d'établir une forme d'anarchie dans le cyberespace grùce à la cryptographie et à la technologie. Pour réaliser leur objectif, un argent liquide numérique constituait un élément central, car c'était lui qui pouvait permettre le développement de marchés indépendants en ligne. Eric Hughes, l'un des fondateurs du mouvement, écrivait par exemple dans son Manifeste d'un cypherpunk en mars 1993 :

Nous, les cypherpunks, nous consacrons à construire des systÚmes anonymes. Nous défendons notre confidentialité avec la cryptographie, avec les systÚmes anonymes de transfert de courriels, avec les signatures numériques, et avec la monnaie électronique.

Cependant, pour qu'une telle monnaie soit vraiment indĂ©pendante, il fallait qu'elle possĂšde une valeur sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  un autre bien. En effet, adosser sa monnaie Ă  des rĂ©serves prĂ©sentes Ă  un endroit donnĂ© revenait Ă  jouer le rĂŽle d'une banque, ce qui Ă©tait trĂšs peu compatible avec l'idĂ©al des cypherpunks. C'est dans ce contexte qu'ont eu lieu les premiĂšres tentatives d'amorçage de systĂšmes d'argent liquide numĂ©rique.

 

Le Hawthorne Exchange : un systÚme de réputation basé sur le Thorne

La premiÚre expérience que l'on peut citer n'est pas un systÚme de monnaie numérique à proprement parler puisque son rÎle initial n'était pas l'échange commercial. Il s'agit du Hawthorne Exchange, un systÚme de jetons de réputation utilisé pour la liste de diffusion extropienne.

Les extropiens Ă©taient des futuristes transhumanistes optimistes qui envisageaient l'Ă©volution technologique comme un moyen de libĂ©ration de l'individu. Ils avaient avait donc des centres intĂ©rĂȘts en commun avec les cypherpunks (le mouvement extropien avait Ă©tĂ© fondĂ© 4 ans aurapavant), et beaucoup de personnes faisaient partie des deux mouvements comme Timothy C. May, Nick Szabo ou encore Hal Finney. La liste de diffusion extropienne Ă©tait une liste de distribution de courrier Ă©lectronique privĂ©e, par laquelle les extropiens communiquaient sur internet et pouvaient discuter de nombreux sujets.

Logo extropianisme extropie

Le Hawthorne Exchange (couramment abrĂ©gĂ© en HEx) a Ă©tĂ© lancĂ© le 24 mars 1993 par un individu du nom de Brian Holt Hawthorne comme un marchĂ© de rĂ©putation pour les membres de la liste de diffusion. Le systĂšme se basait sur un serveur qui gĂ©rait les courriels de maniĂšre automatique. Chaque membre de la liste de diffusion pouvait s'incrire pour acquĂ©rir des parts liĂ©es Ă  son identitĂ©, ainsi que des parts de la plateforme possĂ©dant le sigle boursier HEX. Chaque part pouvait ensuite ĂȘtre Ă©changĂ©e sur le marchĂ© selon l'offre et la demande, ce qui permettait thĂ©oriquement d'Ă©valuer la rĂ©putation des membres de la liste. Le principe de base Ă©tait que si un membre considĂ©rait que quelqu'un avait contribuĂ© positivement Ă  la liste de diffusion, il achetait des parts de cette personne, et que dans le cas inverse il revendait ces parts.

L'unité native pour effectuer ces échanges était le Thorne, et avait pour symbole ð ou p. La quantité monétaire émise au tout début était d'un million de Thornes et était détenue par le serveur. La distribution initiale se faisait lors de l'inscription : au moment de leur entrée dans le systÚme, les participants recevait, en plus de leurs parts représentant leur réputation, 100 HEX chacun (les parts du systÚme d'échange) qu'ils pouvaient vendre au serveur pour un prix de 100 Thornes piÚce, et donc obtenir au moins 10 000 Thornes chacun.

Le systĂšme Ă©tait trĂšs expĂ©rimental et beaucoup de membres de la liste de diffusion Ă©taient sceptiques (Ă  raison) sur sa pĂ©rennitĂ©. NĂ©anmoins, certains se sont tout de mĂȘme inscrits comme Hal Finney (il Ă©tait l'un des premiers Ă  s'inscrire et possĂ©dait la part HFINN), Perry E. Metzger (P) ou Nick Szabo (N) qui disait essayer pour « le plaisir du jeu » malgrĂ© ses rĂ©ticences.

AprÚs une période de développement plus longue que prévue, les échanges ont pu débuter le 28 juin 1993. Les opérations étaient rares mais elles avaient lieu. Voici à quoi ressemblaient le cours des différentes parts dans le rapport du 22 juillet :

Cours parts Hawthorne Exchange 1993

Plusieurs problĂšmes ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s dĂšs le dĂ©but. Le premier Ă©tait le manque de liquiditĂ© du marchĂ©. Un groupe restreint de personnes possĂ©dait la majeure partie des Thornes et ne les faisaient pas bouger, ce qui n'aidait pas les autres Ă  s'en procurer. Des propositions ont Ă©tĂ© faites pour amĂ©liorer les choses. Ainsi, le 6 juillet, un membre de la liste nommĂ© Derek Zahn proposait d'augmenter drastiquement la quantitĂ© de Thrones en circulation. Suite Ă  cette proposition, Perry Metzger rĂ©torquait que les gens oubliaient que « la taille de la masse monĂ©taire [n'avait] pas d'importance » et que « les valeurs [pouvaient] augmenter indĂ©finiment mĂȘme avec une masse monĂ©taire fixe ». NĂ©anmoins, il fallait pour cela que l'unitĂ© soit rendu divisible, chose qu'a faite Brian Hawthorne le 16 juillet en ajoutant deux chiffres aprĂšs la virgule dans la reprĂ©sentation des Thornes.

Le deuxiÚme problÚme était la valorisation du Thorne et des jetons de réputation. Certaines personnes montraient en effet un certain scepticisme à propos de la mise en route du systÚme, à l'instar de Hal Finney qui déclarait le 27 juillet :

De nombreuses personnes ont observĂ© que les parts Hex ont peu ou pas de valeur intrinsĂšque. Cela remet en question toute la prĂ©misse de la place de marchĂ©, Ă  savoir que les valeurs des parts sont censĂ©es reprĂ©senter d'une maniĂšre ou d'une autre la rĂ©putation des gens. Mais il n'y a aucune raison pour que la valeur des parts corresponde de quelque maniĂšre que ce soit Ă  la rĂ©putation des gens, si ce n'est le fait qu'on se dit qu'il devrait en ĂȘtre ainsi. Il s'agit d'une tentative de crĂ©er une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice, oĂč si tout le monde croit X, alors tout le monde agit comme si X Ă©tait vrai, et cela rend X vrai. [...] Il est important de comprendre que les Thornes ne sont pas comme les dollars. À moins que les parts HeX ne puissent recevoir une base autre que le caprice de leurs propriĂ©taires, le marchĂ© s'effondrera sĂ»rement, car il n'y a rien pour le soutenir.

Plusieurs personnes ont réagi à cette conception. Ainsi, Dave Krieger a répondu à Hal Finney que les dollars fonctionnaient déjà comme cela. Perry Metzger, lui, a été plus loin en invoquant la conception subjective de la valeur :

L'une des grandes avancĂ©es de la thĂ©orie Ă©conomique autrichienne est la notion que toute valeur est complĂštement subjective - c'est tout simplement ce que les gens sont prĂȘts Ă  payer pour la chose valorisĂ©e. [...] Toute monnaie est psychologique.

HEx n'a jamais rĂ©ellement fonctionnĂ© en tant que systĂšme de rĂ©putation car il n'y avait pas de sens Ă  Ă©valuer la rĂ©putation comme cela, et l'activitĂ© Ă©tait de toute maniĂšre trop timide. NĂ©anmoins, le Thorne lui a commencĂ© Ă  ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie d'Ă©change. Par consĂ©quent, bien que Brian Hawthorne lui-mĂȘme avait dĂ©clarĂ© que HEx n'Ă©tait pas « un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique » et n'avait « aucune prĂ©tention Ă  l'ĂȘtre », les personnes prĂ©sentes sur la liste se sont mises naturellement Ă  effectuer des Ă©changes contre du Thorne.

Le premier achat d'un service a eu lieu le 31 août 1993 lorsque Dave Krieger a proposé à John McPherson de lui donner 1000 Thornes s'il recopiait et publiait une présentation de Vernor Vinge réalisée par The San Diego Union-Tribune. John McPherson a accepté dans la soirée, heure de Californie, concluant ainsi l'échange.

Nick Szabo vendait quelques services contre du Thorne, et avait été jusqu'à mettre au point son propre catalogue de textes en tous genres, appelé « Nick's Catalog ».

Catalogue de Nick Szabo Thorne Hawthorne Exchange 1993

Quelques paris étaient réalisés sur la liste de diffusion. De son cÎté, Tim May mettait à disposition des dossiers d'informations contre des Thornes, dans le cadre de son projet de BlackNet.

Au cours du temps, le Thorne a aussi acquis un prix en dollars. Brian Hawthorne vendait du Thorne à un prix de 0,01 $ piÚce. Cependant, la demande pour le Thorne était moins forte que cela et la plupart des gens acceptaient d'acheter du Thorne un prix de 0,001 $. Tim May en particulier cherchait à se procurer plus de Thornes : il a par exemple acheté 10 000 Thornes à Edgar W. Swank pour 10 $ en liquide. Le but de Tim May était d'« accumuler plus de Thornes » dans l'espoir que le systÚme persiste et que Brian Hawthorne n'ait pas « l'intention de dévaloriser le Thorne en imprimant plus », chose que ce dernier confirmera :

Je vais répéter ce que j'ai déclaré publiquement auparavant. Il y a exactement un million de Thornes en circulation. Je n'en imprimerai pas plus.

Cet amorçage du Thorne a étonné certains membres de la liste, et ce d'autant plus que cette utilisation n'était pas la vocation initiale du systÚme. Ainsi, David Murray expliquait le 28 septembre :

Quand HEX a débuté, je ne pensais pas que le thorn[e] pouvait spontanément acquérir de la valeur. Je n'en suis plus si sûr maintenant. Les thorn[e]s offrent un avantage distinct par rapport aux dollars ici sur la toile : ils sont électroniques et échangeables électroniquement. Cette marge d'efficacité peut suffire à leur permettre d'acquérir de la valeur, avec un peu d'aide (spontanée).

Cela a Ă©galement inquiĂ©tĂ© Brian Hawthorne, qui voyait son systĂšme ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie, et qui ne voulait pas subir les poursuites Ă©tatiques que subissait Ă  l'Ă©poque le crĂ©ateur de PGP, Philip Zimmermann :

Avertissement officiel, de sorte Ă  ce que je ne me retrouve pas dans la mĂȘme situation que Phil Zimmermann : Le Hawthorne Exchange est un marchĂ© de rĂ©putation, pas un marchĂ© d'actions, de matiĂšres premiĂšres, de devises ou d'obligations. Le Thorne est un jeton avec lequel Ă©changer des rĂ©putations. Le Hawthorne Exchange dĂ©cline toute responsabilitĂ© quant Ă  l'utilisation de Thornes comme monnaie rĂ©elle par ses clients.

Toutefois, cette expérience est lentement tombée dans l'oubli et l'activité a commencé à décliner vers la fin de l'année 1993. Le 21 janvier 1994, Brian Hawthorne a mis le Hawthorne Exchange en vente, n'ayant plus le temps de s'en occuper. Il avait en effet lancé la chose de maniÚre plus ou moins ironique et ne s'attendait pas à ce que les gens la prennent autant au sérieux. La plateforme a été rachetée par Bill Garland, qui a déclaré par la suite que « HEx [avait été mis] en sommeil et qu'il le resterait encore un peu » (HEx is now dormant and will be for a little while yet). Le Hawthorne Exchange n'a jamais réapparu et par conséquent le Thorne a fini par perdre sa valeur.

 

Magic Money et les Tacky Tokens

À l'instar de la liste extropienne, la mailing list cypherpunk a Ă©galement connu son expĂ©rience d'argent liquide numĂ©rique. Il s'agissait du protocole Magic Money qui permettait Ă  chacun de crĂ©er sa propre devise numĂ©rique. Celui-ci a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© sur la liste de diffusion cypherpunk le 4 fĂ©vrier 1994, par un anonyme qui utilisait PGP pour s'identifier. Le crĂ©ateur de Magic Money, Pr0duct Cypher, dĂ©crivait son systĂšme comme suit :

Magic Money est un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique conçu pour ĂȘtre utilisĂ© par courrier Ă©lectronique. Le systĂšme est en ligne et intraçable. « En ligne » signifie que chaque transaction implique un Ă©change avec un serveur, pour Ă©viter les doubles dĂ©penses. « Intraçable » signifie qu'il est impossible pour quiconque de retracer les transactions, de faire correspondre un retrait avec un dĂ©pĂŽt, ou de faire correspondre deux piĂšces de quelque maniĂšre que ce soit.

Tout comme le Hawthorne Exchange, Magic Money nĂ©cessitait par un serveur qui analysait des courriels pour faire fonctionner la chose. Magic Money Ă©tait un protocole et par consĂ©quent nĂ©cessitait que la personne qui dĂ©sirait crĂ©er une nouvelle devise numĂ©rique fasse fonctionner son propre serveur. Pour ĂȘtre intraçable, le systĂšme se fondait sur les signatures aveugles de David Chaum, une technologie brevetĂ©e, ce qui faisait que Magic Money Ă©tait avant tout un prototype expĂ©rimental.

À la fin de sa prĂ©sentation initiale, Pr0duct Cypher ajoutait la remarque suivante Ă  propos de la valorisation des jetons créés avec son systĂšme :

Maintenant, si vous ĂȘtes toujours rĂ©veillĂ©, vient la partie amusante : comment introduire une valeur rĂ©elle dans votre systĂšme digicash ? Comment, d'ailleurs, faites-vous mĂȘme en sorte que les gens jouent avec ?

Qu'est-ce qui rend l'or précieux ? Il a quelques propriétés utiles : c'est un bon conducteur, il résiste à la corrosion et aux produits chimiques, etc. Mais celles-ci ne sont devenus importantes que récemment. Pourquoi l'or a-t-il été précieux pendant des milliers d'années ? C'est joli, c'est brillant et surtout, c'est rare.

Digicash est joli et brillant. Les gens en parlent depuis des années, mais peu l'ont utilisé. Vous pouvez rendre votre cash plus intéressant en donnant à votre serveur un nom provocateur. Le faire passer par un service de repostage pourrait lui donner une touche « underground » qui attirerait les gens.

Votre digicash devrait ĂȘtre rare. Ne le donnez pas en grande quantitĂ©. Demandez Ă  certaines personnes de jouer avec votre serveur, en vous faisant passer des piĂšces. Organisez un concours - la premiĂšre personne qui casse ce code, rĂ©pond Ă  cette question, etc. gagne de l'argent numĂ©rique. Une fois que les gens commenceront Ă  s'y intĂ©resser, votre monnaie numĂ©rique sera demandĂ©e. Assurez-vous que la demande dĂ©passe toujours l'offre.

 

Magic internet Money Bitcoin brouillon
Bitcoin n'est-il pas le digne héritier de Magic Money ?

 

Suite à cette présentation, les réactions ont été enthousiastes. Hal Finney a répondu dans la foulée : « Wow ! Génial ! ». Francis Barrett, lui, affirmait que c'était « la chose la plus géniale [qu'il avait] lue depuis longtemps ».

Le premier serveur a été mis en place par Mike Duvos le 25 février 1994. Ses piÚces étaient appelés les « Tacky Tokens », ou « jetons poisseux », et elles étaient émises en dénominations de 1, 2, 5, 10, 20, 50, et 100 unités. En guise d'incitation à essayer le systÚme, il distribuait 100 Tacky Tokens aux 10 premiÚres personnes qui envoyaient un courriel au serveur.

Quelques tentatives d'utiliser les Tacky Tokens comme monnaie d'échange sont apparues comme la proposition de vente d'un GIF de qualité contre 5 Tacky Tokens, mais cependant cela n'a pas pris comme les cypherpunks l'imaginaient. Cet échec a fait réfléchir certains d'entre eux sur le problÚme de l'amorçage.

Dans son essai Why Digital Cash is Not Being Used, Tim May relevait diffĂ©rentes raisons pour lesquelles Magic Money / Tacky Tokens ne gagnait pas en traction, dont les trois principales Ă©taient qu'il n'y avait quasiment rien Ă  acheter, que l'utilisation Ă©tait difficile techniquement et que le systĂšme n'offrait aucun intĂ©rĂȘt particulier. May recommandait donc une liste de marchĂ©s qui pourraient ĂȘtre avantageux pour les systĂšme d'argent liquide numĂ©rique comme les cartes de tĂ©lĂ©phone, les routes Ă  pĂ©age, les marchĂ©s illĂ©gaux, les marchĂ©s de paris et les services numĂ©riques de repostage.

Pr0duct Cypher, dans un texte intitulé Giving Value to Digital Cash, écrivait :

Quelqu'un m'a rĂ©cemment rappelĂ© mes mots de l'intro de Magic Money, dans laquelle j'ai prĂ©dit que l'argent liquide numĂ©rique pouvait prendre de la valeur par lui-mĂȘme. Je savais quand j'ai Ă©crit le programme que donner la valeur au systĂšme serait la partie la plus difficile. [...] La plupart des grandes Ă©conomies utilisent aujourd'hui une monnaie fiduciaire, il est donc clair que la monnaie fiduciaire fonctionnera. Mais vous ne pouvez pas crĂ©er une nouvelle Ă©conomie avec de la monnaie fiduciaire. La monnaie doit commencer par avoir une valeur et une convertibilitĂ© dans le monde rĂ©el. AprĂšs avoir Ă©tĂ© en circulation pendant un certain temps, elle peut ĂȘtre « dĂ©couplĂ©e » des Ă©talons extĂ©rieurs.

Il y a trois problĂšmes qui interviennent.

1> Faire en sorte que les gens s'y mettent, de l'ignorance totale à la présence d'un client Magic Money opérationnel sur leurs systÚmes.

2> Distribuer vos piÚces numériques.

3> Échanger vos piĂšces numĂ©riques contre quelque chose ayant de la valeur.

On note qu'il revenait alors sur sa position initiale, pour rejoindre la conclusion du théorÚme de régression de Mises : la valeur de la monnaie devait remonter à une valeur d'usage non monétaire, si besoin par le biais d'adossements successifs.

À la suite de ces discussions, d'autres implĂ©mentations de Magic Money ont vu le jour : les GhostMarks ou « marks fantĂŽmes » ; les DigiFrancs ou « francs numĂ©riques », prĂ©tendument adossĂ©s Ă  10 caisses de Cola-Cola Light conservĂ©s dans un coffre ; ou encore les NexusBucks ou « dollars de liaison », créés par un dĂ©nommĂ© Sameer qui souhaitait rĂ©munĂ©rer du travail de dĂ©veloppement informatique grĂące Ă  ces jetons.

Cependant, toutes ces unitĂ©s numĂ©riques Ă  l'utilitĂ© trĂšs limitĂ©e ont disparu progressivement. À la mi-aoĂ»t 1994, Mike Duvos, l'opĂ©rateur du serveur gĂ©rant les Tacky Tokens, dĂ©clarait :

Je n'ai pas vu de Tacky Token depuis des mois, bien qu'il y avait pas mal d'activité lorsque j'ai rendu mon serveur disponible au début.

La cause de cette désertion était l'apparition d'un autre systÚme d'argent liquide numérique : eCash et ses cyberbucks.

 

eCash : l'expérience des cyberbucks

Comme on l'a dit en introduction, David Chaum est l'un des fondateurs de l'argent liquide numérique. C'est donc tout naturellement qu'il a essayé de mettre en application son idée, par l'intermédiaire de eCash. AprÚs avoir fondé sa société (DigiCash) en 1989, et avoir travaillé sur le sujet pendant plusieurs années, il a fini par mettre au point un prototype et à le présenter au monde le 27 mai 1994 lors de la premiÚre conférence internationale sur le World Wide Web au CERN à GenÚve.

eCash a par la suite mis en route, sous la forme d'un essai réalisé avec la participation de volontaires. Cet essai a été annoncé en juillet et a débuté le 19 octobre. Les unités émises pour l'occasion étaient appelés les cyberbucks, ou « dollars d'internet », et avaient pour symbole cb$, c$ ou e$ selon les individus. Puisqu'il s'agissait d'un test, les cyberbucks ne bénéficiaient d'aucun adossement au dollar et possédait donc un prix flottant.

L'avantage que possédait eCash est que le systÚme était développé par une entreprise reconnue, qui savait communiquer et qui savait comment démarrer un nouveau projet. La distribution initiale a ainsi été mise à profit pour encourager l'utilisation du systÚme : 100 cyberbucks étaient en effet distribués à chaque nouvel utilisateur. Cela fait que l'expérience des cyberbucks s'est retrouvé avec des centaines d'utilisateurs et des dizaines de commerçants dÚs ses débuts.

Commerçants essai eCash cyberbucks

En janvier 1995, l'essai jusqu'alors rĂ©servĂ© aux États-Unis s'Ă©tendait au monde entier.

Le premier échange en cyberbucks aurait eu lieu dÚs octobre : ils s'agissait de l'achat d'une carte postale par Marcel van der Peijl, un employé de DigiCash, auprÚs de la société Global-X-Change.

eCash connaissait Ă©galement un certain succĂšs dans la communautĂ© cypherpunk, et Ă©tait souvent Ă©voquĂ© sur la liste de diffusion. Certains cypherpunks ont mĂȘme fini par travailler pour DigiCash, comme Nick Szabo.

Le cyberbuck a lui aussi acquis un prix. Il existait une liste de diffusion spĂ©cialisĂ©e qui servait Ă  rĂ©aliser des Ă©changes : appelĂ©e ECM (pour Electronic Cash Market), celle-ci avait Ă©tĂ© dĂ©marrĂ©e le 24 juin 1995 par Rich Lethin. Il y avait Ă©galement d'autres endroits oĂč Ă©changer des dollars contre des cyberbucks et inversement, comme l'Eshop de FireCloud Solutions (voir l'image ci-dessous). En 1995, le prix du cyberbuck Ă©tait de quelques centimes de dollar.

Place de marché eCash EShop FireCloud Solutions 1995

Bien que rare, l'utilisation des cyberbucks Ă©tait bien rĂ©elle. Hal Finney offrait un prix en cyberbucks pour son concours de programmation (problĂšme rĂ©solu par Damien Doligez). Adam Back proposait Ă  la vente des t-shirts sur lesquels Ă©tait imprimĂ© du code d'un algorithme de chiffrement (algorithmes alors considĂ©rĂ©s comme des munitions par l'État fĂ©dĂ©ral des États-Unis), dont un exemplaire a Ă©tĂ© achetĂ© par Mark Grant le 17 aoĂ»t 1995. Bryce Wilcox (devenu aujourd'hui Zooko Wilcox-O'Hearn) proposait de vendre son logiciel facilitant l'utilisation de PGP pour 10 cyberbucks.

Jim Crawley résumait l'état des lieux le 11 juillet 1995, dans une courte chronique pour la revue en ligne The Computists' Weekly :

Pouvez-vous crĂ©er de la valeur rĂ©elle sur la toile simplement en Ă©mettant une monnaie Ă©trange ? Apparemment oui. Digicash a distribuĂ© 1 M d'ecash, 100 e$ par utilisateur. Quelques marchands ont acceptĂ© les cyberbucks pour des partagiciels ou des produits d'information, et Adam Back en Grande-Bretagne vous vendra un T-shirt cryptographique "export-interdit" pour 250 e$ (ou 8 ÂŁ, qui met en place un taux de change diffĂ©rent). Le premier Ă©change connu vers la devise amĂ©ricaine a eu lieu lorsque Lucky Green a acceptĂ© le mois dernier de vendre ses 100 e$ pour 5 $. Cela Ă©tablit un prix de vente de 50 000 $ pour l'Ă©mission de Digicash, bien qu'il soit possible que l'Ă©dition limitĂ©e ait une valeur beaucoup plus Ă©levĂ©e en tant qu'article de collection. Selon l'analyste du commerce en ligne, Robert Hettinga, « le prix dont nous parlons ici est la valeur marginale du concept d'e$ lui-mĂȘme : anonymat, fluiditĂ© de transfert, commoditĂ©, ce que vous voulez. »

Cependant, tout n'était pas parfait pour les utilisateurs de cyberbucks et certains se posaient des question sur la pérennité du systÚme, à l'instar de Nathan Loofbourrow qui évoquait dans un courriel du 23 août la dépendance du systÚme vis-à-vis de DigiCash :

Je n'ai pas encore vu de date, mais Digicash déclare à plusieurs reprises dans ses communiqués de presse que les Cyberbucks ne sont qu'une monnaie d'essai et qu'à un moment donné dans le futur, l'essai prendra fin. Est-ce que cela signera le fin du marché pour les c$ à ce moment-là ? Sans Digicash pour authentifier la monnaie, il semblerait impossible d'échanger les piÚces de c$. [...] Afin de préserver la valeur de la nouvelle monnaie électronique, [...] nous avons besoin de l'assurance que la masse monétaire ne connaßtra pas une croissance déraisonnable. L'essai de ecash bénéficie de la promesse de Digicash d'un plafond de 1 million de c$ ; cette confiance a-t-elle un poids suffisant pour que le Cyberbuck ou son successeur garde une quelconque valeur pour l'utilisateur ?

Malheureusement, sa prĂ©diction est rapidement devenue rĂ©alitĂ©. En octobre 1995, la Mark Twain Bank lançait sa propre version de eCash en partenariat avec DigiCash, et, contrairement Ă  l'essai prĂ©cĂ©dant, l'unitĂ© Ă©changĂ©e Ă©tait adossĂ©e au dollar Ă©tasunien. Bien que l'expĂ©rience des cyberbucks ne se soit pas arrĂȘtĂ©e lĂ , leur valeur s'est effondrĂ©e Ă  cause de cette nouvelle. Le sort des cyberbucks a finalement Ă©tĂ© scellĂ© lorsque Digicash a fait faillite en septembre 1998.

 

Conclusion

Ainsi, que ce soit avec le Hawthorne Exchange, Magic Money ou eCash, on a pu voir des unitĂ©s numĂ©riques ĂȘtre valorisĂ©es sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  une monnaie existante. Pourquoi ? Parce que leur fonction -- transfĂ©rer de la valeur sur internet -- Ă©tait trĂšs demandĂ©e, notamment par les cypherpunks dans le but de rĂ©aliser leur idĂ©al. NĂ©anmoins, toutes ces expĂ©riences reposaient sur un tiers de confiance, et se sont dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©es lorsque le tiers en question a cessĂ© ses activitĂ©s. Le Thorne, le Tacky Token et le cyberbuck n'Ă©taient ni durables ni rares, et ne pouvaient donc pas devenir des monnaies plus largement acceptĂ©es.

Satoshi Nakamoto le reconnaissait lui-mĂȘme. Dans un courriel adressĂ© Ă  la liste de diffusion p2p-research, il rĂ©agissait Ă  la comparaison entre Bitcoin et eCash en disant :

Bien sûr, la plus grande différence est l'absence de serveur central. C'était le talon d'Achille des systÚmes chaumiens ; lorsque l'entreprise centrale fermait ses portes, la monnaie disparaissait.

À la suite des expĂ©riences des annĂ©es 1990, l'idĂ©e de crĂ©er un argent liquide numĂ©rique sans valeur intrinsĂšque s'est faite plus rare, pour laisser la place Ă  des systĂšmes oĂč les unitĂ©s Ă©taient indexĂ©es sur l'or (e-gold) ou le dollar (Liberty Reserve). Quelques cypherpunks ont bien tentĂ© d'imaginer des systĂšmes dĂ©centralisĂ©s, comme b-money, bit gold ou RPOW, mais ceux-ci ont Ă©tĂ© immĂ©diatement jugĂ©s trop peu robustes. Ce n'est qu'avec l'apparition de Bitcoin en 2008 que la malĂ©diction a Ă©tĂ© levĂ©e et qu'un vrai argent liquide numĂ©rique a pu voir le jour.

 


Sources

John Paul Koning, The bootstrapping of Thorne, Magic Money, and Cyberbucks: three pre-Bitcoin monetary experiments, 6 novembre 2017.
Extropians (mailing list), 1993 - 1994.
Cyperpunks (mailing list), 1992 - 1998.

Qu’est-ce qui sĂ©curise Bitcoin ?

November 14th 2020 at 10:30

Bitcoin est un concept de monnaie numĂ©rique fonctionnant sur Internet qui a Ă©tĂ© créé en 2008 par Satoshi Nakamoto. Mis en application Ă  partir du 3 janvier 2009, il a parcouru un long chemin qui l’a menĂ© Ă  devenir ce qu’il est aujourd’hui, Ă  la fois d’un point de vue technique, Ă©conomique et social. NĂ©anmoins, il existe toujours des incomprĂ©hensions Ă  son Ă©gard, y compris chez ceux qui pensent avoir saisi ses principes de base. C’est en particulier le cas de son modĂšle de sĂ©curitĂ© qui reste flou pour beaucoup de personens.

Dans Bitcoin, une foule de notions interviennent. Le systĂšme est fondĂ© sur un rĂ©seau public et dĂ©centralisĂ© de nƓuds qui font tourner un logiciel open source. Ces nƓuds vĂ©rifient des opĂ©rations cryptographiques et entretiennent un registre distribuĂ© et horodatĂ© appelĂ© la chaĂźne de blocs, registre oĂč sont enregistrĂ©es toutes les transactions d’une unitĂ© de compte, le bitcoin. Au sein de ce rĂ©seau, un certain nombre d’acteurs, appelĂ©s des mineurs, utilisent la puissance de calcul de leurs machines afin de valider les transactions effectuĂ©es par le rĂ©seau, et reçoivent en Ă©change une rĂ©munĂ©ration en bitcoins. Tout cela forme un tout harmonique qui permet Ă  Bitcoin d’exister depuis quasiment douze ans.

Cependant, ce qui sĂ©curise Bitcoin, ce n’est pas la cryptographie, la chaĂźne de blocs, le logiciel libre, la dĂ©centralisation ou la puissance de calcul. Ce qui sĂ©curise Bitcoin, c’est l’action combinĂ©e d’individus, de personnes de chair et d’os mues par leurs intĂ©rĂȘts, de gens qui prennent des dĂ©cisions et qui s’exposent Ă  des risques personnels. Bitcoin est en effet un systĂšme Ă©conomique et, en tant que tel, base sa sĂ©curitĂ© sur le comportement intĂ©ressĂ© des ĂȘtres humains1.

 

Qu’est-ce qui prĂ©serve la qualitĂ© de l’infrastructure logicielle ?

Bitcoin est un protocole de communication qui permet l’existence et la circulation d’une unitĂ© de compte numĂ©rique, le bitcoin. Ce protocole est un ensemble de rĂšgles et ne peut donc pas directement ĂȘtre utilisĂ© par un individu : il faut pour cela qu’il existe une implĂ©mentation logicielle, Ă  savoir un programme qui respecte et vĂ©rifie ces rĂšgles.

L’écosystĂšme autour de Bitcoin repose donc sur ces implĂ©mentations logicielles, qui peuvent ĂȘtre complĂštes (nƓuds du rĂ©seau) ou partielles (portefeuilles lĂ©gers). Bien Ă©videmment, les implĂ©mentations complĂštes sont les plus essentielles Ă  la sĂ©curitĂ© de Bitcoin, puisque ce sont elles qui servent Ă  valider les transactions et Ă  miner les blocs. En particulier, Bitcoin Core, l’implĂ©mentation de rĂ©fĂ©rence de Bitcoin (BTC), joue un rĂŽle central dans l’infrastructure du rĂ©seau.

Comme tous les programmes informatiques complexes, Bitcoin Core n’est pas exempt de faiblesses, ce qui au cours de son histoire s’est matĂ©rialisĂ© par deux incidents majeurs :

  • En aoĂ»t 2010, une faille dans le systĂšme des transactions (value overflow) avait permis Ă  une personne de crĂ©er plus de 184 milliards de bitcoins Ă  partir de rien ! Cet incident avait heureusement pu ĂȘtre corrigĂ© dans les heures qui avaient suivi grĂące Ă  la mobilisation des mineurs qui avaient appliquĂ© un patch correctif. À l’époque, cela n’avait pas Ă©tĂ© dommageable pour Bitcoin, qui ne gĂ©rait que peu de valeur.
  • En mars 2013, un dĂ©faut contenu dans la mise Ă  jour du code avait provoquĂ© la sĂ©paration accidentelle du rĂ©seau pendant plusieurs heures. Bitcoin Ă©tait alors beaucoup plus utilisĂ© et cette sĂ©paration momentanĂ©e avait notamment entraĂźnĂ© la rĂ©alisation d’une double dĂ©pense par un utilisateur.

C’est pour cela qu’il est crucial que le logiciel derriĂšre Bitcoin soit bien maintenu, optimisĂ©, amĂ©liorĂ©. Bitcoin reprĂ©sente aujourd’hui prĂšs de 300 milliards de dollars et dĂ©place des dizaines de milliards de dollars chaque jour, et par consĂ©quent il serait dĂ©sastreux qu’un dysfonctionnement majeur survienne.

Pour assurer la sĂ©curitĂ© du logiciel, il existe donc des dizaines de personnes, identifiĂ©es ou anonymes, qui s’attellent Ă  scruter et Ă  perfectionner le code, Ă  temps plein ou Ă  temps partiel. Puisque Bitcoin Core est un logiciel libre disponible en source ouverte sur Internet, n’importe qui peut consulter le code, vĂ©rifier qu’il est conforme au rĂ©sultat attendu ou mĂȘme proposer de le modifier pour l’amĂ©liorer ! Tel que l’expliquait Satoshi Nakamoto en dĂ©cembre 2009 :

Être accessible en source ouverte signifie que n’importe qui peut examiner le code de maniĂšre indĂ©pendante. S’il s’agissait d’une source fermĂ©e, personne ne pourrait vĂ©rifier la sĂ©curitĂ©. Je pense qu’il est essentiel pour un programme de cette nature d’ĂȘtre open source.

Cette ouverture, couplĂ©e Ă  une dette technique limitĂ©e, donne Ă  Bitcoin une sĂ»retĂ© plus grande que de nombreux systĂšmes informatiques. En effet, au vu des sommes en jeu, la rĂ©compense pour l’exploitation rĂ©ussie d’une faille dans le code serait Ă©norme, ce qui renforce la confiance qu’on peut avoir dans le logiciel au cours du temps (effet Lindy).

De plus, les failles dans le code sont, outre leur raretĂ©, le plus souvent trĂšs subtiles, ce qui fait que ce sont les dĂ©veloppeurs bienveillants qui les dĂ©couvrent et qui les rapportent. On peut par exemple citer le bogue d’inflation trouvĂ© et rĂ©vĂ©lĂ© en septembre 2018 par Awemany, dĂ©veloppeur pour Bitcoin Unlimited, ou la faille permettant des attaques par dĂ©ni de service rapportĂ©e en juin 2018 par Braydon Fuller, dĂ©veloppeur pour Bcoin, et rĂ©vĂ©lĂ©e publiquement plus deux ans plus tard, en septembre 2020.

Enfin, il faut spĂ©cifier que l’infrastructure logicielle n’est pas maintenue gratuitement et qu’elle est soutenue financiĂšrement par les organisations et les individus dont l’activitĂ© dĂ©pend de la qualitĂ© du fonctionnement du rĂ©seau. C’est ainsi que des entreprises impliquĂ©es dans Bitcoin acceptent de rĂ©munĂ©rer les principaux dĂ©veloppeurs de Bitcoin Core, pas par charitĂ©, mais parce qu’elles ont quelque chose Ă  gagner.

Tout ceci fait que la sĂ©cuitĂ© du logiciel s’amĂ©liore au cours du temps, que les vulnĂ©rabilitĂ©s sont dĂ©tectĂ©es et maĂźtrisĂ©es et que, en presque douze ans d’existence, seules deux d’entre elles ont provoquĂ© un incident majeur. Bitcoin ne repose donc pas sur des logiciels magiques qui fonctionneraient parfaitement bien, mais sur l’action des dĂ©veloppeurs qui maintiennent des implĂ©mentations faillibles et sur l’aide des mĂ©cĂšnes qui financent ce dĂ©veloppement.

 

Qu’est-ce qui assure le bon traitement des transactions ?

Bitcoin permet Ă  quiconque d’envoyer des fonds Ă  n’importe qui d’autre, quel que soit le moment, oĂč que se trouve le destinataire dans le monde pourvu qu’il dispose d’un accĂšs Ă  Internet. Il est ainsi rĂ©sistant Ă  la censure, c’est-Ă -dire qu’il est trĂšs difficile pour une entitĂ© d’empĂȘcher arbitrairement une transaction d’ĂȘtre rĂ©alisĂ©e.

La rĂ©sistance Ă  la censure est trĂšs importante car si Bitcoin n’avait pas cette propriĂ©tĂ©, il ne pourrait tout simplement pas survivre. Il deviendrait en effet un systĂšme bancaire comme un autre, soumis aux rĂ©glementations invasives des États : il devrait s’adapter Ă  l’instar de PayPal, ou mourir sous les coups des interventions Ă©tatiques, destin funeste qu’ont connu e-gold ou Liberty Reserve en leur temps.

Le bon traitement des transactions dans Bitcoin implique donc deux garanties qui le distinguent des systĂšmes bancaires traditionnels :

  • Toute transaction qui paie un montant correct de frais ne peut pas ĂȘtre dĂ©laissĂ©e (sĂ©curitĂ© a priori) ;
  • Toute transaction qui a Ă©tĂ© confirmĂ©e doit demeurer dans le registre et ne peut pas faire l’objet d’une double dĂ©pense (sĂ©curitĂ© a posteriori).

Ce bon traitement est assurĂ© par ce qu’on appelle le minage. Les mineurs, qui font partie du rĂ©seau, reçoivent les transactions des utilisateurs et les incluent dans des blocs. Ils rattachent ces blocs Ă  la chaĂźne par la rĂ©solution d’un problĂšme mathĂ©matique nĂ©cessitant une dĂ©pense d’énergie Ă©lectrique (preuve de travail) et sont en Ă©change rĂ©compensĂ©s par les bitcoins nouvellement créés (6,25 bitcoins par bloc actuellement) et par les frais payĂ©s par les transactions. Pour dĂ©terminer la chaĂźne valide les nƓuds suivent le principe de la chaĂźne la plus longue, c’est-Ă -dire qu’ils considĂšrent que la chaĂźne contenant le plus de preuve de travail (grosso modo celle avec le plus de blocs) est la chaĂźne valide. Cela permet au rĂ©seau d’arriver Ă  un consensus sur l’état du systĂšme.

Bitcoin repose donc sur la dĂ©pense d’énergie pour fonctionner, car c’est elle qui dĂ©termine le caractĂšre infalsifiable de la chaĂźne et des bitcoins créés. Le taux de hachage, qui dĂ©signe le nombre de calculs par seconde rĂ©alisĂ©s par le rĂ©seau, atteint aujourd’hui les 130 EH/s, Ă  savoir 130 milliards de milliards de calculs par seconde. Cette considĂ©rable force de calcul consomme aujourd’hui, selon certaines estimations, plus de 82 TWh par an, soit une dĂ©pense Ă©nergĂ©tique Ă©galant la consommation d’électricitĂ© de pays comme la Belgique ou la Finlande.

 

Taux de hachage Bitcoin BTC 2010 2020
Évolution du taux de hachage de Bitcoin entre 2010 et 2020 (Bitcoin.com Charts)

 

NĂ©anmoins, en dĂ©pit de son rĂŽle central, ce n’est pas sur cette Ă©nergie que se fonde la sĂ©curitĂ© du minage. En effet, la sĂ©curitĂ© vient de la concurrence entre les mineurs, et pas de l’énergie totale dĂ©pensĂ©e. Comme l’écrivait Satoshi Nakamoto dans le livre blanc de Bitcoin en 2008 :

Le systĂšme est sĂ©curisĂ© tant que les nƓuds honnĂȘtes contrĂŽlent collectivement plus de puissance de calcul qu’un groupe de nƓuds qui coopĂ©reraient pour rĂ©aliser une attaque.

L’important ce n’est pas que le taux de hachage de Bitcoin soit le plus haut possible, c’est que les mineurs disposant d’une puissance de calcul non nĂ©gligeable soient « honnĂȘtes », c’est-Ă -dire qui soient prĂȘts Ă  miner systĂ©matiquement toutes les transactions payant un montant correct de frais (pas de censure a priori) et Ă  toujours construire leurs blocs Ă  partir de la plus longue chaĂźne (pas de rĂ©organisation de chaĂźne).

Imaginons (cas pessimiste) que les États membres de l’ONU se mettent d’accord sur la dangerositĂ© de Bitcoin et dĂ©crĂštent l’interdiction de certaines transactions sur Bitcoin, les transactions de mĂ©lange de piĂšces au nom de la lutte contre le blanchiment d’argent par exemple. Dans ce cas, les mineurs pourraient ĂȘtre soumis Ă  de fortes pressions de la part de leurs autoritĂ©s respectives, et devraient faire le choix de continuer Ă  ĂȘtre honnĂȘtes en se dĂ©plaçant dans un pays non concernĂ© ou en minant illĂ©galement, ce qui constitue dans les deux cas un risque, ou de devenir des attaquants en suivant la loi. Cette rĂ©glementation des mineurs par les États permettrait, si leur matĂ©riel reprĂ©sentaient plus de la moitiĂ© de la puissance de calcul du rĂ©seau, d’empĂȘcher toute confirmation d’une transaction illĂ©gale par le biais d’une attaque des 51 % mondiale.

La solution au problĂšme proviendrait des individus et des groupes d’individus qui seraient prĂȘts Ă  miner des transactions dĂ©clarĂ©es comme illĂ©gales, et qui resteraient donc honnĂȘtes du point de vue de Bitcoin. Le risque pris par ces mineurs pourrait alors ĂȘtre compensĂ© par les frais des transactions censurĂ©es, qui pourraient s’avĂ©rer ĂȘtre trĂšs Ă©levĂ©s, surtout si des montants astronomiques Ă©taient en jeu.

C’est pour cela que la bon fonctionnement des transactions vient du comportement des mineurs, pas uniquement de la puissance de calcul du rĂ©seau. Pour que Bitcoin soit correctement sĂ©curisĂ©, il faut donc que les mineurs soient nombreux (partage du risque) et se trouvent Ă  des endroits diffĂ©rents du monde (dĂ©centralisation).

 

Carte de localisation des mineurs avril 2020
Répartition géographique des mineurs utilisant les coopératives BTC.com, Poolin et ViaBTC en avril 2020 (Cambridge Center for Alternative Finance)

 

 

Qu’est-ce qui garantit la limite des 21 millions de bitcoins ?

Lorsqu’on entend parler du bitcoin, il ne faut pas attendre longtemps avant que sa politique monĂ©taire singuliĂšre soit Ă©voquĂ©e. Le bitcoin suit en effet un processus d’émission trĂšs prĂ©cis qui limite sa quantitĂ© d’unitĂ©s en circulation Ă  21 000 000 : les fameux 21 millions de bitcoins.

Bien que le principe soit briĂšvement dĂ©crit dans le livre blanc, cette politique monĂ©taire n’a Ă©tĂ© dĂ©finie rigoureusement par Satoshi Nakamoto que le 8 janvier 2009 dans son annonce du lancement de Bitcoin :

La circulation totale sera de 21 000 000 de piĂšces. Elle sera distribuĂ© aux nƓuds du rĂ©seau lorsqu’ils crĂ©eront des blocs, le montant Ă©tant divisĂ© par deux tous les 4 ans.

les 4 premiÚres années : 10 500 000 piÚces
les 4 années suivantes : 5 250 000 piÚces
les 4 années suivantes : 2 625 000 piÚces
les 4 années suivantes : 1 312 500 piÚces
etc


Cela fait du bitcoin une monnaie dure Ă  produire Ă  l’inverse des monnaies fiat imposĂ©es par les États, comme l’euro ou le dollar, dont la gestion de la masse monĂ©taire est dĂ©lĂ©guĂ©e Ă  des banques centrales. Bitcoin donne ainsi aux individus la possibilitĂ© d’épargner une monnaie qui ne perd pas en valeur au cours du temps, et qui empĂȘche au passage les acteurs financiers proches du pouvoir de profiter de l’effet Cantillon.

La politique monĂ©taire du bitcoin constitue donc une propriĂ©tĂ© rĂ©volutionnaire qui n’a mĂȘme pas Ă©tĂ© appliquĂ©e par le passĂ© et beaucoup la mettent en valeur comme une propriĂ©tĂ© gravĂ©e dans le marbre qui ne pourrait absolument pas ĂȘtre modifiĂ©e. NĂ©anmoins ce n’est pas le cas, et cette « rĂ©sistance Ă  l’inflation » doit ĂȘtre, tout comme la rĂ©sistance Ă  la censure, sĂ©curisĂ©e par des individus qui agissent en ce sens.

Bitcoin est un protocole de communication, un ensemble de rĂšgles qui permettent Ă  des gens de transfĂ©rer de la valeur entre eux, et en cela il peut Ă©voluer. Les rĂšgles de consensus qui dĂ©finissent Bitcoin ne sont en effet pas figĂ©es et peuvent faire l’objet de changements, comme l’ont montrĂ© les diffĂ©rentes amĂ©liorations qui ont jalonnĂ© l’existence de Bitcoin telles que P2SH, les verrous temporels ou SegWit.

De plus, l’évolution du protocole peut se faire dans un sens non prĂ©vu originellement, ce qui a eu lieu Ă  de multiples reprises dans l’histoire des cryptomonnaies.

En juin 2016, Ethereum a ainsi violĂ© l’immuabilitĂ© de sa propre chaĂźne en annulant le piratage d’un contrat autonome (TheDAO) oĂč 3,6 millions d’éthers, qui reprĂ©sentaient plus de 45 millions d’euros. Cette somme dĂ©robĂ©e reprĂ©sentait 4,4 % de la quantitĂ© totale d’éthers en circulation, et une majoritĂ© Ă©conomique (Ă  commencer par Vitalik Buterin) a donc dĂ©cidĂ© de revenir sur ce transfert le 20 juin. Un groupe dissident a refusĂ©, ce qui a créé une autre chaĂźne oĂč le piratage Ă©tait toujours prĂ©sent, qui s’appelle aujourd’hui Ethereum Classic.

De mĂȘme, Bitcoin a changĂ© depuis ses dĂ©buts et n’est plus le mĂȘme qu’en 2011. Le principal changement n’est pas un modification du protocole en soi, mais un changement de vision : les visions d’une monnaie d’échange et d’un moyen de transfert anonyme, qui Ă©taient prĂ©dominantes aux dĂ©buts de Bitcoin, se sont estompĂ©es au profit de la vision d’un or numĂ©rique qui servirait de monnaie de rĂ©serve. MĂȘme si les premiĂšres visions subsistent au travers du projet Lightning et des logiciels dĂ©diĂ©s Ă  la confidentialitĂ© (Wasabi, Samourai, JoinMarket), elles sont devenues nĂ©anmoins minoritaires dans la communautĂ© de Bitcoin. En effet, les gens s’enthousiasment plus aujourd’hui pour les investissements de grandes entreprises comme MicroStrategy et Square, ou pour l’intĂ©gration 100 % custodiale du bitcoin dans PayPal, que pour l’échange commercial ou pour l’usage rĂ©alisĂ© sur le dark web.

 

Visions de Bitcoin Nic Carter Hasu
Visions de Bitcoin (Nic Carter et Hasu).

 

Ce changement de narration s’est accompagnĂ© d’un maintien conservateur du protocole, notamment par le biais d’une restriction de sa capacitĂ© transactionnelle. Cette restriction a pour effet de prĂ©server la dĂ©centralisation du minage donc la sĂ©curitĂ© de la chaĂźne, mais aussi d’accroĂźtre considĂ©rablement les frais de transaction payĂ©s par les utilisateurs, qui peuvent actuellement ĂȘtre de plusieurs euros en moyenne pour un traitement rapide par le rĂ©seau2.

Face Ă  ces changements, nous sommes donc en droit de nous demander quelle est la force qui empĂȘche la politique monĂ©taire de Bitcoin d’ĂȘtre modifiĂ©e, ce qui nous amĂšne naturellement Ă  la question plus gĂ©nĂ©rale de la gouvernance de Bitcoin, c’est-Ă -dire la maniĂšre dont il est dirigĂ©. Qui dĂ©cide de l’avenir du protocole ?

D’une part, certains pensent que la gouvernance est la prĂ©rogative des dĂ©veloppeurs du protocole, que ceux-ci sont en charge de ce qui doit ou non ĂȘtre intĂ©grĂ©. Pour Bitcoin, ce serait le cas de l’implĂ©mentation de rĂ©fĂ©rence, Bitcoin Core, et de son mainteneur principal, Wladimir van der Laan, qui possĂšdent les droits sur le dĂ©pĂŽt GitHub. Il est en effet vrai que les dĂ©veloppeurs ont une certaine influence sur le protocole en acceptant ou en refusant d’inclure une modification : par effet d’inertie, ils ont un poids dans les choix qui vont ĂȘtre faits, car tout changement non consenti par eux devrait ĂȘtre implĂ©mentĂ© par une nouvelle Ă©quipe peut-ĂȘtre moins expĂ©rimentĂ©e et moins bien financĂ©e. NĂ©anmoins, si un changement majeur et controversĂ© en venait Ă  ĂȘtre proposĂ© (comme le serait probablement une violation de la politique monĂ©taire du bitcoin), les dĂ©veloppeurs n’auraient aucune chance de voir leur modification ĂȘtre acceptĂ©e. C’est notamment ce qui s’est passĂ© pour Bitcoin ABC, l’implĂ©mentation principale du protocole Bitcoin Cash, qui se voit aujourd’hui ĂȘtre exclue pour avoir tentĂ© de rediriger 8 % de la rĂ©compense de bloc Ă  ses fins.

D’autre part, une opinion assez rĂ©pandue suppose que ce sont les mineurs qui doivent dĂ©cider de l’évolution du protocole, notamment par le biais de votes proportionnĂ©s Ă  leur puissance de calcul. Ces mineurs sont en effet garants de l’intĂ©gritĂ© de la chaĂźne de blocs et possĂšdent un rĂŽle majeur dans Bitcoin. Il est donc Ă©vident qu’une version de Bitcoin privilĂ©giĂ©e par les mineurs a plus de chances de prospĂ©rer qu’une version concurrente qui serait plus sensible Ă  la censure. Cependant, ce ne sont pas les mineurs qui possĂšdent le rĂ©el pouvoir sur le protocole, pour la simple et bonne raison que ce ne sont pas eux qui contribuent Ă  valoriser l’unitĂ© de compte. En raisonnant par l’absurde, on pourrait dire que si les mineurs Ă©taient rĂ©ellement en charge du protocole, le systĂšme Ă©conomique de Bitcoin serait vouĂ© Ă  l’échec : ils seraient en effet incitĂ©s Ă  augmenter leurs revenus par la crĂ©ation monĂ©taire Ă  l’instar des banques centrales.

Tout ceci nous amĂšne Ă  la troisiĂšme catĂ©gorie d’acteurs impliquĂ©s dans Bitcoin : les utilisateurs, ou plutĂŽt les marchands, c’est-Ă -dire les personnes qui acceptent le bitcoin comme moyen de paiement pour un bien ou un service. Cette catĂ©gorie des marchands est Ă  prendre au sens large et inclut, outre les commerçants classiques, les Ă©pargnants et les spĂ©culateurs qui Ă©changent de l’euro contre du bitcoin. Le fait est que ce sont ces utilisateurs qui, par l’usage direct ou indirect d’un nƓud complet, dĂ©cident rĂ©ellement de la direction dans laquelle Bitcoin doit aller, car ce sont eux qui apportent de la valeur au bitcoin.

Lorsqu’en novembre 2017 il a Ă©tĂ© question de doubler la capacitĂ© transactionnelle de Bitcoin par le biais d’une mise Ă  niveau appelĂ©e SegWit2X, les utilisateurs ont refusĂ©. Cette proposition, soutenue par la majoritĂ© des mineurs et par une grande part des entreprises du milieu, a Ă©tĂ© annulĂ©e avant son activation au vu de l’impopularitĂ© de celle-ci. Ainsi, c’est le sectarisme des utilisateurs et des dĂ©tenteurs de bitcoins, attisĂ© par un certain nombre d’influenceurs, qui a prĂ©valu dans l’affaire, chose que pressentait Satoshi Nakamoto dĂšs dĂ©cembre 2010 :

Les utilisateurs de Bitcoin pourraient devenir de plus en plus sectaires à propos de la limitation de la taille de la chaüne pour que son accùs reste facile pour beaucoup d’utilisateurs et pour les petits appareils.

Le modĂšle Ă©conomique de Bitcoin est ainsi protĂ©gĂ© par ces marchands qui, par le biais d’une conservation plus ou moins longue, sont incitĂ©s Ă  faire en sorte que la valeur du bitcoin ne baisse pas, et mĂȘme qu’elle augmente. Il est donc dans leur intĂ©rĂȘt de ne pas modifier la politique monĂ©taire dĂ©flationniste du bitcoin. De plus, la limite des 21 millions de bitcoins est un point de Schelling fort qui dĂ©vantagerait toute tentative de changement.

NĂ©anmoins, ce modĂšle n’est pas magique et, tout comme le minage, repose essentiellement sur la rĂ©sistance individuelle des marchands aux pressions, qu’elles soient intĂ©rieures (la proposition d’une Ă©mission monĂ©taire pour protĂ©ger la chaĂźne par exemple) ou extĂ©rieures.

Le cas d’une pression extĂ©rieure est le plus parlant. De maniĂšre pessimiste, on pourrait imaginer qu’un dĂ©cret appliquĂ© par les États membres de l’ONU impose par la loi une crĂ©ation monĂ©taire qui reviendrait Ă  une banque centrale mondiale, et qui rendrait illĂ©gale la version dĂ©flationniste de Bitcoin. Dans ce dernier cas, le destin de Bitcoin serait entre les mains aux marchands, qui devraient faire preuve de courage en refusant ce dĂ©cret et en acceptant le bitcoin interdit, soit en toute illĂ©galitĂ© dans leur pays, soit dans un pays non concernĂ©.

Ainsi, Ă  l’instar du bon traitement des transactions qui est garanti par les mineurs et renforcĂ© par la dĂ©centralisation du minage, la dĂ©fense de la politique monĂ©taire est assurĂ©e par les marchands et affermie grĂące Ă  leur degrĂ© d’indĂ©pendance : moins il y a de marchands capables de continuer leur activitĂ© dans l’illĂ©galitĂ© ou depuis des lieux non rĂ©glementĂ©s, notamment par la gestion de leur propre nƓud complet, moins le bitcoin est rĂ©sistant Ă  l’inflation.

 

Conclusion

Bitcoin est un systĂšme Ă©conomique basĂ© sur l’action d’individus libres. Sa sĂ©curitĂ© ne provient donc pas des concepts sous-jacents Ă  son fonctionnement comme la cryptographie, la chaĂźne de blocs, le logiciel libre, la dĂ©centralisation ou la puissance de calcul, mais de la volontĂ© humaine des personnes qui Ɠuvrent chaque jour Ă  sa survie. Bitcoin ne serait pas lĂ  sans ses dĂ©veloppeurs bienveillants, ses mineurs soucieux de la rĂ©sistance de la chaĂźne et ses marchands prĂȘts Ă  tout pour conserver un protocole sain.

Bitcoin peut ainsi ĂȘtre dĂ©nigrĂ©, rĂ©glementĂ©, interdit, attaquĂ©, combattu, mais il ne pourra pas ĂȘtre dĂ©truit dans son principe tant qu’il y aura des gens derriĂšre lui. C’est pourquoi sa communautĂ© est si cruciale : mĂȘme dans les pires moments de doute, il y aura toujours des personnes prĂȘtes Ă  programmer, Ă  miner et Ă  valoriser le bitcoin. Ainsi, malgrĂ© les restrictions imposĂ©es par les États et les efforts des banques centrales pour le singer, Bitcoin est lĂ  pour rester. Et c’est tant mieux.

 


Notes

1. ↑ Je tire cette rĂ©flexion de la thĂ©orie d’Eric Voskuil et en particulier de son texte sur le principe du partage du risque dans lequel il observe que le risque individuel d’accepter ou de miner le bitcoin dĂ©pend du nombre de gens qui le prennent.

2. ↑ Ces deux changements, relatifs Ă  Bitcoin et Ă  Ethereum, ne sont pas forcĂ©ment de mauvaises Ă©volutions : le monde a probablement besoin d’une rĂ©serve de valeur Ă  hauts frais trĂšs sĂ©curisĂ©e et trĂšs stable (surtout lorsqu’on constate les derniers agissements des États et des banques centrales) et d’une plateforme de contrats autonomes qui puisse ĂȘtre modifiĂ©e socialement dans le cas oĂč 5 % des fonds sont concernĂ©s. NĂ©anmoins, ces changements indiquent que certains principes peuvent s’éroder et que les protocoles peuvent effectivement Ă©voluer dans un sens non prĂ©vu originellement.

Pay to Script Hash (P2SH) pleinement expliqué

July 14th 2020 at 10:00

Bitcoin est un systĂšme de monnaie programmable et constitue la premiĂšre implĂ©mentation de ce qu’on appelle les smart contracts ou contrats autonomes. À chaque transaction, des scripts sont exĂ©cutĂ©s pour vĂ©rifier que les fonds dĂ©pensĂ©s remplissent les conditions voulues par l’utilisateur prĂ©cĂ©dent. De nombreuses conditions sont peuvent ĂȘtre mises en place (divulgation d’un secret, verrou temporel, multisignature), mĂȘme si le plus souvent les fonds sont simplement dĂ©pensĂ©s grĂące Ă  la signature d’un utilisateur unique.

Bitcoin repose sur un modĂšle de piĂšces (UTXO), oĂč chaque piĂšce est verrouillĂ©e par un script incomplet Ă©crit sur la chaĂźne. Lors d’une transaction, les piĂšces de bitcoin en entrĂ©e sont dĂ©verrouillĂ©es par un script complĂ©mentaire. Puis, de nouvelles piĂšces sont créées Ă  partir des anciennes grĂące Ă  de naouveaux scripts de verrouillage, ce qui perpĂ©tue le caractĂšre programmable du systĂšme.

Transaction : UTXO et scripts

Lorsque j’ai dĂ©couvert comment les transactions fonctionnaient et ce qu’elles permettaient, j’ai Ă©tĂ© fascinĂ© par l’élĂ©gance de cette solution. NĂ©anmoins, en approfondissant ma recherche, j’ai Ă©tĂ© perturbĂ© par l’existence d’une chose qui diffĂ©rait des autres, une exception : le schĂ©ma Pay to Script Hash, qu’on abrĂšge couramment en P2SH.

 

Les différents schémas : P2PK, P2PKH, P2MS et P2SH

Des scripts sont impliquĂ©s dans chaque transaction du rĂ©seau Bitcoin. Le langage de script est constituĂ© de plus d’une centaine de codes opĂ©ration, de sorte qu’un large Ă©ventail de possibilitĂ©s s’offre Ă  nous vis-Ă -vis des conditions qu’on souhaite imposer.

Cependant, dans le but d’amĂ©liorer la communication entre les diffĂ©rentes applications et de limiter le risque de perte, certains standards de scripts, ou schĂ©mas, ont Ă©mergĂ©.

 

P2PK : Pay to Public Key

Le premier schĂ©ma s’appelle Pay to Public Key (P2PK), qu’on peut traduire littĂ©ralement en français par « payer Ă  la clĂ© publique ». Il s’agit d’envoyer des fonds vers la clĂ© publique (public key) d’un utilisateur, que lui seul pourrait dĂ©penser en signant avec sa clĂ© privĂ©e. Le script de verrouillage (parfois appelĂ© scriptPubKey) permettant ce type d’envoi est :

<clé publique> CHECKSIG

Au moment de la dĂ©pense, l’utilisateur doit utiliser un script de dĂ©verrouillage (parfois appelĂ© scriptSig) contenant simplement sa signature :

<signature>

Pour l’expliquer en français, l’exĂ©cution successive de ces deux scripts permet de vĂ©rifier que la signature fournie par l’utilisateur correspond Ă  sa clĂ© publique, auquel cas elle est valide.

Si le schĂ©ma P2PK Ă©tait utilisĂ© dans les premiers jours de Bitcoin, notamment pour recevoir les gains de minage, il est aujourd’hui tombĂ© en dĂ©suĂ©tude au profit d’un schĂ©ma rival : P2PKH.

 

P2PKH : Pay to Public Key Hash

Pay to Public Key Hash (P2PKH), littĂ©ralement « payer Ă  l’empreinte de la clĂ© publique », est le deuxiĂšme type de schĂ©ma apparu dans Bitcoin dĂšs le dĂ©but, grĂące Ă  la conception de Satoshi Nakamoto. Ce schĂ©ma permet non pas de rĂ©aliser un paiement vers une clĂ© publique, mais vers l’empreinte d’une clĂ© publique, et de faire en sorte que le systĂšme de script de Bitcoin vĂ©rifie quand mĂȘme que la signature correspond Ă  la clĂ© publique lors de la dĂ©pense des fonds. L’empreinte de la clĂ© publique est alors considĂ©rĂ©e comme la donnĂ©e essentielle de l’adresse, qui dans ce cas commence toujours par un 1, comme par exemple 1DzxhUphLFq8FZPGbFgLF8Ssz3hMX9EuMp.

Le script de verrouillage ici est :

DUP HASH160 <empreinte de la clé publique> EQUALVERIFY CHECKSIG

Et le script de déverrouillage est :

<signature> <clé publique>

Pour le dire en français, l’exĂ©cution des deux scripts permet de :

  • VĂ©rifier que le passage de la clĂ© publique fournie par la fonction de hachage HASH160 (l’empreinte) est Ă©gale Ă  l’empreinte qui est spĂ©cifiĂ©e dans le script ;
  • VĂ©rifier la signature fournie correspond Ă  la clĂ© publique fournie.

L’avantage de ce schĂ©ma est qu’il permet d’avoir des adresses plus courtes (l’information Ă  encoder n’est que de 20 octets au lieu de 65 octets pour une clĂ© publique), chose pour laquelle Satoshi Nakamoto l’a implĂ©mentĂ©. De plus, en ne rĂ©vĂ©lant la clĂ© publique qu’au moment de la dĂ©pense, ce schĂ©ma accroĂźt aussi la sĂ©curitĂ© contre la menace (trĂšs hypothĂ©tique) de l’ordinateur quantique.

 

P2MS : Pay To MultiSig

Le schĂ©ma Pay To MultiSig (P2SH), littĂ©ralement « payer Ă  la multisignature », s’est popularisĂ© dĂ©but 2012. Il s’agit essentiellement d’un schĂ©ma qui permet d’exiger la signature de M personnes faisant partie d’un groupe de N participants, via le script de verrouillage :

M <clé publique 1> ... <clé publique N> N CHECKMULTISIG

Le script de déverrouillage correspondant est :

<leurre (0)> <signature 1> ... <signature M>

Pour plus d’informations sur la multisignature, je vous invite à lire mon article sur les adresses multisignatures.

C’est ce schĂ©ma, particuliĂšrement exigeant au niveau de la mise en place, qui a motivĂ© la crĂ©ation du schĂ©ma P2SH.

 

P2SH

Pay to Script Hash (P2SH), littĂ©ralement « payer Ă  l’empreinte du script ». Ce schĂ©ma reprend l’idĂ©e derriĂšre P2PKH, Ă  la seule diffĂ©rence que la donnĂ©e hachĂ©e ici n’est pas une clĂ© publique, mais le script lui-mĂȘme ! Le script en question est alors appelĂ© script de rĂšglement (redeem script) et son empreinte est la donnĂ©e constituante de l’adresse, cette derniĂšre commençant toujours par un 3 Ă  l’instar de 3DyDCGSC59yYY46dnRH7Vw1iKbV8zeW36q.

Ce type de schĂ©ma a pour avantage de permettre Ă  un utilisateur d’y inclure n’importe quel script et de pouvoir recevoir des fonds de la quasi-totalitĂ© des portefeuilles existants. Le fardeau de la construction et du dĂ©verrouillage du script revient donc au dĂ©tenteur de l’adresse, non Ă  celui qui envoie les fonds, ce qui simplifie grandement la communication.

Le script de verrouillage pour le schéma P2SH est :

HASH160 <empreinte du script de rĂšglement> EQUAL

Et le script de déverrouillage est un script de la forme :

[éléments de déverrouillage] <script de rÚglement>

En français, cela veut dire que le systĂšme de script originel de Bitcoin va vĂ©rifier que le hachage du script de rĂšglement est Ă©gal Ă  l’empreinte inscrite dans le script. Et c’est tout.

Comment ça, « c’est tout » ? Le script de rĂšglement n’est pas exĂ©cutĂ© ? N’importe qui connaissant le script pourrait dĂ©penser les bitcoins ?

Comme on va le voir, ce n’est pas le cas et le script de rĂšglement est bien exĂ©cutĂ©, bien que ce ne soit pas indiquĂ© explicitement.

 

RĂšgles et exceptions : OP_EVAL et P2SH

Dans la vie, il y a souvent une maniĂšre Ă©lĂ©gante de faire les choses, qui demande parfois plus d’efforts initiaux mais qui prĂ©serve l’ordre et la simplicitĂ©, et une maniĂšre grossiĂšre, plus facile Ă  implĂ©menter mais qui complique les choses et crĂ©e le dĂ©sordre.

Ainsi, dans le systĂšme lĂ©gislatif d’un pays, il est plus facile de crĂ©er et de faire voter de nouvelles lois execeptionnelles que de rĂ©former en profondeur le systĂšme. Cette tendance Ă  l’inflation lĂ©gislative fait qu’on se retrouve avec des pays comme la France, qui cumule 73 codes juridiques en vigueur et qui vit de 214 taxes et impĂŽts ainsi que d’une myriade de cotisations sociales.

En informatique comme en droit, l’ajout de nouvelles exceptions crĂ©e de la dette technique, rendant le systĂšme plus complexe Ă  apprĂ©hender, plus difficile Ă  maintenir et plus susceptible de ne pas fonctionner comme attendu. P2SH fait partie de ces exceptions.

 

Le code opération mort-né : OP_EVAL

L’idĂ©e d’implĂ©menter un schĂ©ma de script qui utilise l’empreinte d’un autre script comme identifiant est nĂ©e en 2011, afin de reproduire ce qui est rĂ©alisĂ© dans la schĂ©ma P2PKH. Toutefois, cette idĂ©e n’a pas Ă©tĂ© dĂ©veloppĂ©e initialement comme P2SH, mais Ă  travers OP_EVAL, un nouveau code opĂ©ration permettant l’exĂ©cution rĂ©cursive d’un script Ă  l’intĂ©rieur d’un autre script.

L’ajout de ce code opĂ©ration, proposĂ© le 18 octobre 2011 par Gavin Andresen, devait ĂȘtre implĂ©mentĂ© comme un soft fork, via le remplacement de l’instruction nulle OP_NOP1.

Un schéma standard aurait également été ajouté. Le script de verrouillage imaginé pour ce schéma était :

DUP HASH160 <empreinte du script de rĂšglement> EQUALVERIFY EVAL

Le script de déverrouillage correspondant était :

[éléments de déverrouillage] <script de rÚglement>

Pour le dire en français, l’exĂ©cution des deux scripts cĂŽte Ă  cĂŽte aurait permis de :

  • VĂ©rifier que le hachage du script de rĂšglement soit Ă©gal Ă  l’empreinte spĂ©cifiĂ©e dans le script de verrouillage ;
  • VĂ©rifier que l’exĂ©cution du script de rĂšglement combinĂ© aux Ă©lĂ©ments de dĂ©verrouillage soit bien valide.

NĂ©anmoins cette solution n’a pas Ă©tĂ© acceptĂ©e, celle-ci ayant Ă©tĂ© jugĂ©e trop dangereuse au niveau du pouvoir de rĂ©cursion. À la place c’est un autre modĂšle, plus restrictif, qui a prĂ©valu : le schĂ©ma P2SH.

 

Comment fonctionne P2SH ?

P2SH a Ă©tĂ© proposĂ© le 3 janvier 2012 comme alternative Ă  OP_EVAL et Ă  d’autres propositions. Il a Ă©tĂ© intĂ©grĂ© au protocole Bitcoin le 1er avril sous la forme d’un soft fork activĂ© par les mineurs.

L’exĂ©cution de ce type de script fonctionne exactement comme le schĂ©ma liĂ© Ă  OP_EVAL, Ă  l’exception qu’une partie du script n’est pas explicitement indiquĂ©e. D’une part, la vĂ©rification de la correspondance entre l’empreinte indiquĂ©e et le script de rĂšglement est bien rĂ©alisĂ©e par le script de verrouillage. En effet, celui-ci devient (comme on l’a vu) :

DUP HASH160 <empreinte du script de rĂšglement> EQUALVERIFY EVAL

D’autre part, l’évaluation du script de rĂšglement est effectuĂ©e implicitement grĂące Ă  une exception ajoutĂ©e au code source. DĂšs que les nƓuds du rĂ©seau reconnaissent le schĂ©ma, ils l’interprĂštent diffĂ©remment. Ainsi dans Bitcoin Core, on peut observer la condition suivante au sein de la fonction VerifyScript de l’interprĂ©teur :

// Additional validation for spend-to-script-hash transactions:
if ((flags & SCRIPT_VERIFY_P2SH) && scriptPubKey.IsPayToScriptHash())
{
    ...
}

Cette exception permet l’exĂ©cution du script de rĂšglement aprĂšs l’exĂ©cution des deux scripts (dĂ©verrouillage et verrouillage). D’oĂč le fait qu’on indique les Ă©lĂ©ments de dĂ©verrouillage avant de pousser le script de rĂšglement dans le script de dĂ©verrouillage :

[éléments de déverrouillage] <script de rÚglement>

Si cette solution est pratique, elle crĂ©e une complexitĂ© et n’est pas trĂšs Ă©lĂ©gante. Comme l’a dit Gavin Andresen dans l’explication du BIP-16 :

ReconnaĂźtre une forme « spĂ©ciale » de scriptPubKey et rĂ©aliser une validation supplĂ©mentaire quand elle est dĂ©tectĂ©e, c’est laid. Cependant, l’avis gĂ©nĂ©ral est que les alternatives sont soit encore plus laides, soit plus complexes Ă  implĂ©menter, et/ou Ă©tendent le pouvoir du langage d’expression de maniĂšre dangereuse.

L’implĂ©mentation initiale de P2SH a donc compliquĂ© les choses. Mais cela ne s’est pas arrĂȘtĂ© pas lĂ , car l’activation de SegWit en 2017 a ajoutĂ© de la complexitĂ© au modĂšle.

 

SegWit, P2SH-P2WPKH et P2SH-P2WSH

En aoĂ»t 2017, la mise Ă  niveau SegWit a Ă©tĂ© intĂ©grĂ©e Ă  Bitcoin (BTC) sous la forme d’un soft fork. Celle-ci avait pour objectif de corriger la mallĂ©abilitĂ© des transactions, d’augmenter la capacitĂ© transactionnelle, d’amĂ©liorer la vĂ©rification des signatures et de faciliter les modifications futures du protocole.

Pour ce faire, SegWit implĂ©mentait un nouveau modĂšle de transaction, oĂč les signatures sont situĂ©es dans une partie sĂ©parĂ©e de la transaction appelĂ©e le tĂ©moin (d’oĂč le nom de Segregated Witness). Afin d’implĂ©menter ce changement comme un soft fork, il a Ă©tĂ© nĂ©cessaire d’introduire un moyen d’accĂ©der au nouveau type de transaction sans briser la compatibilitĂ© avec les anciennes adresses.

C’est ainsi que 4 nouveaux types d’adresse ont vu le jour : deux nouveaux types « natifs », P2WPKH (Pay to Witness Public Key Hash) et P2WSH (Pay to Witness Script Hash), incompatibles avec portefeuilles ne supportant pas SegWit ; et deux types « imbriquĂ©s » associĂ©s, P2SH-P2WPKH et P2SH-P2WSH, qui permettent la transition grĂące Ă  l’emploi de P2SH.

Pour ces deux derniers types d’adresse, le schĂ©ma utilisĂ© est P2SH avec un script de rĂšglement de la forme :

<version SegWit> <empreinte>

Dans la version 0 de SegWit (la seule qui existe pour le moment), l’empreinte est affectĂ©e Ă  une clĂ© publique ou Ă  un script selon sa longueur : si elle est de 20 octets, elle est interprĂ©tĂ©e comme une empreinte de clĂ© publique ; si elle est de 32 octets, elle est interprĂ©tĂ©e comme une empreinte de script. Cette empreinte est aussi appelĂ©e « programme ».

Ce script est anyone-can-spend puisque le script de rÚglement suffit à déverrouiller la piÚce :

<script de rĂšglement>

Comme pour P2SH, la connaissance du script de rÚglement ne suffit pourtant pas à dépenser les fonds, car une nouvelle exception est ajoutée au code de façon à ce que les éléments de déverrouillage soient transférées dans le témoin. Dans Bitcoin Core, cette exception se traduit par :

// P2SH witness program
if (flags & SCRIPT_VERIFY_WITNESS) {
    ...
}

SegWit a ainsi apportĂ© un nouveau lot de complexitĂ©, et notamment un deuxiĂšme niveau de rĂ©cursion. Dans le cas du schĂ©ma P2SH-P2WSH, on a en effet une sĂ©rie de 3 scripts imbriquĂ©s. Le premier script est le script de dĂ©verrouillage que l’on a prĂ©sentĂ© au dĂ©but de cet article :

HASH160 <empreinte du script de rĂšglement> EQUAL

Le deuxiÚme script est le script de rÚglement spécifique à P2SH :

<version SegWit> <empreinte du script SegWit>

Le troisiĂšme est le script SegWit, indiquĂ© dans le tĂ©moin avec les Ă©lĂ©ments de dĂ©verrouillage au moment de la dĂ©pense des fonds. Par exemple, il peut s’agir d’un script de multisignature comme vu prĂ©cĂ©demment :

2 <clé publique 1> <clé publique 2> 2 CHECKMULTISIG

qu’on complĂšte avec les Ă©lĂ©ments :

0 <signature 1> <signature 2>

 

Conclusion

Pay to Script Hash (P2SH) est donc une maniĂšre imparfaite mais trĂšs pratique de permettre aux utilisateurs de payer Ă  l’empreinte d’un script, c’est-Ă -dire Ă  une adresse simple qui correspond Ă  un script. La rĂ©cursion qui intervient dans l’exĂ©cution du script aurait pu ĂȘtre implĂ©mentĂ©e de maniĂšre plus Ă©lĂ©gante grĂące au code opĂ©ration OP_EVAL, mais ce dernier a Ă©tĂ© jugĂ© trop dangereux par la communautĂ© pour voir le jour.

En ajoutant une nouvelle exception au protocole pour ĂȘtre exĂ©cutĂ©, le schĂ©ma P2SH reprĂ©sente un vecteur de complexitĂ©. De plus, cette complexitĂ© est dĂ©multipliĂ©e par l’incorporation de SegWit, qui ajoute de nouvelles exceptions rigides Ă  P2SH et qui finit de dĂ©tourner complĂštement le fonctionnement originel du systĂšme de script de Bitcoin.

NĂ©anmoins, ce qui est fait est fait, et aujourd’hui ces changements commencent Ă  ĂȘtre connus dans l’écosystĂšme, et on peut donc espĂ©rer que cette complexitĂ© n’impacte pas trop les nouveaux dĂ©veloppeurs. En particulier, le schĂ©ma P2SH est rĂ©pandu dans tout l’écosystĂšme, par les protocoles associĂ©s Ă  Bitcoin tel que Bitcoin Cash, Litecoin ou Dash. Seuls les dĂ©veloppeurs de Bitcoin SV ont se sont opposĂ©s Ă  cette particularitĂ© de maniĂšre catĂ©gorique et ont choisi de dĂ©sactiver P2SH en fĂ©vrier 2020.

Ce qu’il faut retenir de tout ceci, c’est que Bitcoin, au-delĂ  de son aspect technique, est un systĂšme Ă©conomique et social. Il Ă©volue selon les exigences de ses utilisateurs, si bien qu’il est impossible de le comprendre sans apprĂ©hender les dynamiques sous-jacentes qui ont Ă©tĂ© Ă  l’Ɠuvre dans le passĂ©.

 


Sources

Gavin Andresen, BIP-11 (M-of-N Standard Transactions), 18 octobre 2011.
Gavin Andresen, BIP-12 (OP_EVAL), 18 octobre 2011.
Gavin Andresen, BIP-16 (Pay to Script Hash), 3 janvier 2012.
Mike Hearn, On consensus and forks, 12 août 2015.
Eric Lombrozo, Johnson Lau et Pieter Wuille, BIP-141 (Segregated Witness), 21 décembre 2015.

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