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L’avarice et Bitcoin : une relation ambigĂŒe

February 9th 2025 at 10:00

Le 5 dĂ©cembre dernier, le cours boursier du bitcoin a dĂ©passĂ© le niveau emblĂ©matique des 100 000 dollars, un Ă©vĂšnement attendu de longue date par de nombreuses personnes. Cette hausse a Ă©tĂ© portĂ©e (entre autres) par l’arrivĂ©e des ETF au comptant aux États-Unis en janvier 2024, par le halving de l’émission des bitcoins en avril, et par l’élection de Donald Trump Ă  la prĂ©sidences des États-Unis en novembre, lui qui avait promis au prĂ©alable la mise en place d’une « rĂ©serve stratĂ©gique » en BTC. Les dĂ©tenteurs de bitcoins, devenus tout Ă  coup un peu plus riches, se sont particuliĂšrement rĂ©jouis de cette augmentation, allant jusqu’à organiser des soirĂ©es spĂ©ciales pour l’occasion. Depuis, le cours oscille autour 100 000 $ sans parvenir s’élever beaucoup plus haut, mais les prĂ©visions pour 2025 n’en sont pas moins extrĂȘmement optimistes : certains s’attendent Ă  voir un prix de 250 000 $ d’ici la fin de l’annĂ©e, tandis que d’autres visent plutĂŽt les 700 000 $.

Ce nouvel engouement spĂ©culatif constitue une circonstance idĂ©ale pour Ă©voquer un phĂ©nomĂšne particuliĂšrement rĂ©pandu dans le secteur de la cryptomonnaie : celui de l’attachement excessif Ă  la richesse matĂ©rielle, communĂ©ment appelĂ© l’avarice. Dans un premier temps, nous reviendrons ainsi sur le rĂŽle qu’a jouĂ© la spĂ©culation dans l’amorçage de Bitcoin et sur la place de plus en plus grande que la thĂ©saurisation a pris dans le discours des bitcoineurs au cours du temps. Puis dans un second temps, nous parlerons des consĂ©quences de la prĂ©dominance de cette passion dans la communautĂ© de Bitcoin, en reprenant notamment la critique faite par la tradition chrĂ©tienne. PrĂ©cisons qu’il s’agit ici de parler d’un excĂšs, dont tout le monde peut faire preuve (moi-mĂȘme compris), et non de remettre en cause le bienfondĂ© de l’intĂ©rĂȘt financier, qui est Ă  la base du fonctionnement du systĂšme de Nakamoto.

La spéculation sur le bitcoin

Il existe trois raisons principales de s’intĂ©resser Ă  Bitcoin : la premiĂšre est la curiositĂ© technique ; la deuxiĂšme est la motivation idĂ©ologique ; la troisiĂšme est l’intĂ©rĂȘt spĂ©culatif. Ces trois aspects Ă©taient prĂ©sents dĂšs les dĂ©buts de la cryptomonnaie et existent toujours dans la communautĂ© sous des formes diverses. Toutefois, c’est le troisiĂšme qui est dĂ©sormais dominant, si bien que le prix de l’unitĂ© de compte est devenu un sujet immanquable dans les conversations concernant Bitcoin.

À l’origine, la spĂ©culation (du latin spĕcĆ­lor, « observer », « regarder d’en haut », « surveiller ») dĂ©signe l’acte de rĂ©flĂ©chir profondĂ©ment aux consĂ©quences d’une hypothĂšse. Mais aujourd’hui, le mot a surtout tendance Ă  se rapporter Ă  la spĂ©culation financiĂšre, c’est-Ă -dire l’activitĂ© d’anticiper l’évolution du prix d’un actif Ă  court, moyen ou long terme, dans le but d’en tirer un bĂ©nĂ©fice. C’est dans ce sens que nous l’employons ici.

MĂȘme si le terme prĂ©sente un caractĂšre pĂ©joratif dans la bouche de certains (dont les nombreux contempteurs de Bitcoin), la spĂ©culation peut ĂȘtre une action tout Ă  fait banale et anodine. En un sens, nous sommes tous des spĂ©culateurs : chacun rĂ©flĂ©chit Ă  son avenir et Ă  celui de ses proches, en essayant de prĂ©dire l’avenir et de rĂ©aliser des opĂ©rations financiĂšres en consĂ©quence. Par exemple, le Français moyen, qui conserve de l’euro Ă  moyen terme, spĂ©cule : il fait le pari que la monnaie europĂ©enne ne connaitra pas une inflation Ă©levĂ©e entretemps. Le caractĂšre nĂ©faste de la spĂ©culation est plutĂŽt Ă  chercher dans l’obsession qu’on peut retrouver chez certains boursicoteurs compulsifs, dont l’activitĂ© se rapproche plus du jeu d’argent que de la gestion de patrimoine saine et dĂ©passionnĂ©e.

Le bitcoin, en tant qu’unitĂ© de compte numĂ©rique Ă©tant Ă©changĂ©e librement sur Internet, est soumis Ă  la loi de l’offre et de la demande et possĂšde un prix qui varie en fonction du temps. De ce fait, il est sujet Ă  la spĂ©culation financiĂšre des acteurs du marchĂ©, pour toutes sortes de raisons et Ă  des horizons temporels multiples. Mais le principal argument derriĂšre la spĂ©culation Ă  moyen-long terme sur le bitcoin est gĂ©nĂ©ralement celui de sa premiĂšre monĂ©tisation, c’est-Ă -dire de son adoption initiale comme intermĂ©diaire d’échange par un nombre plus ou moins Ă©levĂ© d’utilisateurs.

Le bitcoin est prĂ©sentĂ© comme une monnaie en devenir depuis ses dĂ©buts, et il parait naturel de miser sur le fait qu’il va devenir un intermĂ©diaire d’échange plus ou moins rĂ©pandu. La valeur agrĂ©gĂ©e d’une monnaie dĂ©pend de son utilitĂ© (c’est-Ă -dire la quantitĂ© de choses qu’elle permet de se procurer), et doit donc thĂ©oriquement augmenter Ă  mesure que son adoption grandit. Puisque la quantitĂ© de bitcoins est en principe limitĂ©e Ă  long terme Ă  21 millions d’unitĂ©s, l’accroissement de la valeur agrĂ©gĂ©e doit se traduire par une hausse du prix unitaire. D’oĂč l’idĂ©e qu’on s’en fait d’un « investissement1 » : acheter du bitcoin permet de miser sur son potentiel d’adoption futur.

Cette spĂ©culation est indissociable de l’histoire de Bitcoin. Elle a en effet Ă©mergĂ© dĂšs le lancement du rĂ©seau en janvier 2009. À ce moment-lĂ , la rĂ©flexion portait sur le fait d’amorcer Ă©conomiquement le systĂšme, et la spĂ©culation reprĂ©sentait l’un des facteurs initiaux qui a poussĂ© les gens Ă  donner une valeur au bitcoin2.

C’est le cypherpunk Hal Finney, premier destinataire d’une transaction sur le rĂ©seau, qui a initialement suggĂ©rĂ© cette idĂ©e dans un courriel adressĂ© Ă  la liste de diffusion de Metzdowd.com, la fameuse Cryptography Mailing List. Le 11 janvier 2009, en rĂ©ponse Ă  la publication de la politique monĂ©taire par Satoshi Nakamoto, il a ainsi dĂ©crit comment le minage de bitcoins pouvait constituer « un trĂšs bon pari », Ă©tant donnĂ© le potentiel de hausse du pouvoir d’achat. Voici son courriel, dans son intĂ©gralité :

« Il est intĂ©ressant de noter que le systĂšme peut ĂȘtre configurĂ© de maniĂšre Ă  n’autoriser qu’un certain nombre maximum d’unitĂ©s Ă  ĂȘtre gĂ©nĂ©rĂ©es. Je suppose que l’idĂ©e est que la quantitĂ© de travail nĂ©cessaire pour gĂ©nĂ©rer une nouvelle unitĂ© deviendra de plus en plus importante avec le temps.

Un des problĂšmes immĂ©diats avec n’importe quelle nouvelle monnaie est de savoir comment lui donner une valeur. MĂȘme en ignorant le problĂšme pratique liĂ© au fait que quasi personne ne l’acceptera au dĂ©but, il est toujours difficile de trouver un argument raisonnable justifiant l’attribution d’une valeur non nulle pour les unitĂ©s.

En guise d’expĂ©rience de pensĂ©e amusante, imaginons que Bitcoin soit un succĂšs et devienne le systĂšme de paiement dominant utilisĂ© dans le monde entier. Alors, la valeur totale de la monnaie devrait ĂȘtre Ă©gale Ă  la valeur totale de toutes les richesses du monde. Les estimations actuelles de la richesse totale des mĂ©nages dans le monde que j’ai trouvĂ©es varient entre 100 et 300 milliers de milliards de dollars. Pour un nombre d’unitĂ©s de 20 millions, cette prĂ©vision donnerait Ă  chaque unitĂ© une valeur d’environ 10 millions de dollars.

La possibilitĂ© de gĂ©nĂ©rer des unitĂ©s aujourd’hui avec l’équivalent de quelques centimes de temps de calcul peut donc constituer un trĂšs bon pari, dont la cote serait d’environ 100 millions contre 1 ! MĂȘme si les chances que Bitcoin atteigne un tel niveau de rĂ©ussite sont minces, ces chances sont-elles vraiment de 100 millions contre 1 ? Il y a lĂ  matiĂšre Ă  rĂ©flexion  »

Le 15 janvier, soit quelques jours plus tard, Satoshi Nakamoto et l’ingĂ©nieur Dustin Trammell (qui venait de dĂ©couvrir l’existence de Bitcoin) ont discutĂ© en privĂ© de ce message de Hal Finney. Satoshi a Ă©voquĂ© la « possibilité » que le bitcoin « soit considĂ©rĂ© comme un investissement Ă  long terme », et Trammell a approuvĂ© en Ă©crivant que c’était « l’une des raisons pour lesquelles [il avait] dĂ©marrĂ© un nƓud si rapidement ». Le lendemain, Satoshi a envoyĂ© un courriel Ă  la liste de diffusion qui retranscrivait ce dont il avait parlĂ© avec Trammell. Il Ă©crivait alors :

« Il pourrait ĂȘtre judicieux de s’en procurer au cas oĂč le phĂ©nomĂšne prendrait de l’ampleur. Si suffisamment de gens pensent la mĂȘme chose, on pourra assister Ă  une prophĂ©tie autorĂ©alisatrice. »

Il a confirmĂ© ce point de vue sur le forum de la Fondation P2P oĂč il expliquait qu’il pouvait se former une « boucle de rĂ©troaction positive », dans le sens oĂč « plus les utilisateurs [Ă©taient] nombreux, plus la valeur [augmentait], ce qui [pouvait] attirer davantage d’utilisateurs dĂ©sireux de profiter de cette hausse ».

Cette conception s’est par la suite retrouvĂ©e dans la FAQ et sur la page SourceForge en mai 2009, sous la plume de Martti Malmi, le jeune Ă©tudiant finlandais qui deviendrait le bras droit de Satoshi :

« La valeur du bitcoin est susceptible d’augmenter Ă  mesure que la croissance de l’économie de Bitcoin dĂ©passe le taux d’inflation – considĂ©rez le bitcoin comme un investissement et commencez Ă  faire fonctionner un nƓud aujourd’hui ! »

L’aspect spĂ©culatif prenait donc une place importante dans la prĂ©sentation de Bitcoin auprĂšs des nouveaux utilisateurs. Toutefois, cette communication avait surtout pour but d’amorcer le systĂšme. L’objectif de Nakamoto n’était pas de crĂ©er un objet ultraspĂ©culatif, mais de façonner une nouvelle monnaie pouvant ĂȘtre utilisĂ©e dans le cadre de paiements en ligne. Rappelons Ă  ce titre que la fameuse limite des 21 millions n’a Ă©tĂ© ajoutĂ©e par Satoshi qu’en novembre 2008, Ă  la suite de discussions avec des membres de la liste de diffusion, donc aprĂšs la publication du livre blanc initial.

Par la suite, le crĂ©ateur de Bitcoin a pris ses distances avec la spĂ©culation financiĂšre. Il a rapidement Ă©tĂ© trĂšs mesurĂ© avec la notion d’investissement mise en valeur par Martti Malmi, vraisemblablement pour des raisons lĂ©gales. Dans un courriel adressĂ© au jeune Finlandais en juin 2009, il Ă©crivait :

« Je ne suis pas Ă  l’aise avec le fait de dĂ©clarer explicitement : « considĂ©rez-le comme un investissement ». C’est une chose dangereuse Ă  dire et tu devrais supprimer ce point. Il n’y a pas de mal Ă  ce que les gens arrivent Ă  cette conclusion par eux-mĂȘmes, mais nous ne pouvons pas le prĂ©senter de cette façon. »

Puis il a cessĂ© totalement de parler du sujet, Ă©voquant plutĂŽt les aspects techniques ou l’utilisation du bitcoin comme moyen de paiement.

L’évolution mĂ©mĂ©tique de BTC

Cette propension Ă  la spĂ©culation s’est peu Ă  peu dĂ©veloppĂ©e au sein de la communautĂ© des utilisateurs de Bitcoin. Initialement minoritaire, elle s’est progressivement Ă©largie au fil des bulles successives qu’a connues le prix du bitcoin. Chaque engouement ramenait plus de spĂ©culateurs, qui participaient Ă  contribuer Ă  l’engouement suivant, et ainsi de suite. Si ce phĂ©nomĂšne a permis de faire connaitre la crĂ©ation de Satoshi Nakamoto au monde entier, il a aussi eu un effet dĂ©vastateur sur la culture entourant Bitcoin, c’est-Ă -dire l’ensemble des discours, des reprĂ©sentations, des valeurs et des pratiques pouvant se retrouver chez les gens qui l’utilisent.

Cette Ă©volution s’est en particulier manifestĂ©e par l’intermĂ©diaire de mĂšmes3 circulant dans la communautĂ©, qui se sont propagĂ©s d’abord sur le forum BitcoinTalk, puis sur Reddit et enfin sur Twitter. Ces mĂšmes sont gĂ©nĂ©ralement des courtes formules rĂ©pĂ©tĂ©es Ă  l’envi, des reprĂ©sentations visuelles Ă  portĂ©e symbolique ou des conceptions simplificatrices sur la nature de Bitcoin. Ils forment les blocs de base de la culture de Bitcoin, notamment dans la mesure oĂč celle-ci se dĂ©veloppe majoritairement sur Internet, oĂč l’on est habituĂ© aux contenus courts et frappants.

Comme nous l’avons suggĂ©rĂ©, jusqu’en 2011, le bitcoin Ă©tait principalement vu comme un moyen de paiement, comme un « argent liquide Ă©lectronique » pour reprendre les termes du titre du livre blanc. Il Ă©tait vantĂ© pour ses propriĂ©tĂ©s liĂ©es aux transferts : la possibilitĂ© d’envoyer des paiements quand on le souhaite, l’absence d’exigence d’identification, la non-limitation par les frontiĂšres, les frais minimes, etc. Les achats en bitcoins Ă©taient cĂ©lĂ©brĂ©s comme des actions montrant que l’économie Ă©tait en train de grandir. C’était le cas des fameuses pizzas de Laszlo Hanyecz, achetĂ©es en mai 2010 pour 10 000 bitcoins, qui ont Ă©tĂ© une « grande Ă©tape » dans l’adoption progressive du bitcoin.

Publicité parodique de Bitcoin, le comparant à Western Union (token_dave, 2014)

Mais alors que la financiarisation progressait, le bitcoin a Ă©tĂ© de plus en plus perçu comme une « rĂ©serve de valeur » ou un « or numĂ©rique ». On a vu les financiers professionnels entrer dans la danse, Ă  l’instar des frĂšres Winklevoss, qui avaient rĂ©cupĂ©rĂ© une belle somme aprĂšs avoir gagnĂ© un procĂšs contre Mark Zuckerberg, le fondateur de Facebook. S’en est suivie la double bulle de 2013 : le prix est passĂ© de 13 $ Ă  1 150 $ en l’espace d’un an. À partir de lĂ , le discours a changĂ©. La hausse du prix est devenue un facteur de rĂ©ussite. Les mĂ©dias gĂ©nĂ©ralistes ont davantage abordĂ© le sujet sous cet angle, attirant encore plus de spĂ©culateurs. DorĂ©navant, une grande partie des nouveaux mĂšmes Ă©taient liĂ©s Ă  l’aspect spĂ©culatif.

La limite des 21 millions est devenue pour ainsi dire sacrĂ©e, confĂ©rant au nombre 21 une signification particuliĂšre. Ce dernier s’est ainsi retrouvĂ© un peu partout, et notamment dans les noms donnĂ©s Ă  des Ɠuvres diverses : un livre (21 Leçons), un magazine (Citadelle21), une newsletter (21 Millions) ou un discours de confĂ©rence (« 21 rules of Bitcoin »). Un fonds d’investissement (21Shares) a intĂ©grĂ© le nombre 21 dans son nom pour sponsoriser un ETF. On peut aussi citer le cas de la formule « ∞/21M » de Knut Svanholm (2020), qui s’est propagĂ©e au sein de la communautĂ© pour indiquer que si le bitcoin Ă©tait amenĂ© Ă  avaler la croissance Ă©conomique mondiale, son potentiel de hausse Ă©tait infini.

Un autre symbole qui a pris en importance dans l’imaginaire des bitcoineurs au cours des annĂ©es est le taureau. Dans le monde financier, cet animal est liĂ© au marchĂ© haussier en raison de son nom anglais, bull market4. C’est tout naturellement qu’il a pris une place Ă  part dans les crĂ©ations bitcoiniennes, reprĂ©sentant l’espoir d’une hausse prodigieuse du pouvoir d’achat. Il figure ainsi dans le logo et le nom de la plateforme de change Bull Bitcoin, fondĂ©e par Francis Pouliot et David Bradley en 2018. Il est prĂ©sent sur la couverture du livre de Vijay Boyapati, A Bullish Case for Bitcoin, publiĂ© en 2021 (et traduit chez Konsensus Network sous le titre Un scĂ©nario optimiste pour Bitcoin). On peut aussi mentionner qu’une statue de taureau aux yeux laser, appelĂ©e le « Miami Bull », a Ă©tĂ© installĂ©e Ă  Miami Ă  l’occasion de la confĂ©rence Bitcoin 2022.

Bitcoin Bull from Boyapati
Le taureau présent en couverture du livre de Vijay Boyapati Un scénario optimiste pour Bitcoin (A Bullish Case for Bitcoin)

L’injonction Ă  accumuler du bitcoin et Ă  le thĂ©sauriser s’est renforcĂ©e en consĂ©quence. Le bitcoineur Ă©tait appelĂ© Ă  « conserver » (hold) ses bitcoins dans le temps (Zhou Tonged, 2013) de façon Ă  tirer parti de leur apprĂ©ciation, un encouragement qui s’est retranscrit dans le mĂšme « HODL » (GameKyuubi, 2013), dĂ©formation orthographique de hold, qui est ensuite devenu le rĂ©troacronyme de Hold on for Dear Life (« tenez bon pour votre vie »). Dans une reprĂ©sentation plus extrĂȘme de cette injonction, l’utilisateur Ă©tait poussĂ© Ă  garder jalousement ses bitcoins, malgrĂ© la disparitĂ© des richesses, quitte Ă  se retrancher dans une « citadelle » (Luka Magnotta, 2013) pour protĂ©ger sa richesse des hordes de voleurs.

Dans sa vie de tous les jours, l’individu est encouragĂ© Ă  « dĂ©penser sa monnaie fiat et accumuler des satoshis » (« spend fiat, stack sats« , Matt Odell, 2019). Il ne devrait pas chercher Ă  payer en bitcoins en raison de la loi de Gresham (« la mauvaise monnaie chasse la bonne »). De plus, il est devenu commun d’exprimer toute dĂ©pense faite en bitcoins Ă  leur valeur du cours actuel, les pizzas de Laszlo valant aujourd’hui (selon cette conception) prĂšs d’un milliard de dollars5 !

Bitcoin a de moins en moins Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© comme un moyen d’échange numĂ©rique, mais davantage une « technologie d’épargne » (Pierre Rochard, 2019), dont l’attrait central Ă©tait « le nombre qui monte » (« Number Go Up« , Saifedean Ammous, 2020). En guise de signe de ralliement pour faire augmenter le prix jusqu’à 100 000 $, il fallait ajouter des « yeux laser » Ă  sa photo de profil (GregZaj, 2021). Les sceptiques opposĂ©s Ă  Bitcoin qui choisissent de ne pas avoir de bitcoin en connaissance de cause devaient ĂȘtre traitĂ©s avec mĂ©pris, Ă  l’instar du gold bug Peter Schiff, et on pouvait se moquer d’eux pour car ils manquaient de rĂ©aliser les profits associĂ©s (« have fun staying poor« , Udi Wertheimer, 2020).

L’objectif perçu de Bitcoin a dĂ©rivĂ© vers quelque chose qui n’avait pas Ă©tĂ© envisagĂ© par Satoshi Nakamoto. La vision d’un « argent liquide numĂ©rique », que chaque individu conserverait et utiliserait individuellement, s’est progressivement faite plus timide au profit de la notion de « monnaie de rĂ©serve » (Hal Finney, 2010). Dans cette derniĂšre conception, les bitcoins seraient principalement dĂ©tenus par des entitĂ©s (des banques) pour le compte de clients qui devraient passer par des applications dĂ©positaires et n’auraient donc pas directement la propriĂ©tĂ© de leurs fonds. C’est cette vision qui a inspirĂ© la thĂšse de l’« étalon-bitcoin » (Saifedean Ammous, 2018), un systĂšme monĂ©taire calquĂ© sur le modĂšle de l’étalon-or classique (1873–1914) oĂč le bitcoin jouerait le mĂȘme que l’or en tant que monnaie de base6. Bitcoin pourrait ainsi devenir un systĂšme de « monnaie de rĂ©serve mondiale » (Gavin Andresen, 2011), surpassant toutes les autres devises dans la pyramide monĂ©taire.

DĂšs 2014, les bitcoineurs se sont mis Ă  envisager une « hyperbitcoinisation » (Daniel Krawisz, 2014), c’est-Ă -dire une rapide dĂ©monĂ©tisation des devises fiat au profit du bitcoin. Le bitcoin Ă©tant un actif dĂ©flationniste, son prix monterait « pour toujours » (Michael Saylor, 2021), « jusqu’à la lune » (ToTheMoonGuy, 2013). Cette Ă©volution inĂ©luctable pousserait certains acteurs Ă  procĂ©der Ă  une « attaque spĂ©culative » (Pierre Rochard, 2014) en empruntant de l’argent pour acheter du bitcoin, ce qui accĂ©lĂ©rerait la chute de la monnaie Ă©tatique. Bitcoin constituerait ainsi un « cheval de Troie » (u/sovereignlife, 2015), qui servirait Ă  infiltrer le systĂšme Ă©tatico-bancaire et Ă  le purifier de l’intĂ©rieur grĂące aux incitations Ă©conomiques qu’il apporterait supposĂ©ment.

La culture de Bitcoin a donc connu une Ă©volution majeure, qui s’est traduite par le dĂ©veloppement de mĂšmes qui, mĂȘme s’ils ne sont pas nĂ©cessairement compatibles entre eux, vĂ©hiculent tous la notion d’un bitcoin qu’il faut acquĂ©rir et conserver jalousement. Ce changement est devenu de plus en plus prononcĂ© avec la financiarisation de l’utilisation, si bien que ce qui Ă©tait Ă  l’origine une simple spĂ©culation a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© chez certains bitcoineurs en une passion bien connue : l’avarice.

La critique traditionnelle de l’avarice

L’avarice, au sens traditionnel du terme, dĂ©signe l’attachement excessif Ă  la richesse matĂ©rielle et en particulier Ă  l’argent. Le terme provient du mot latin du mĂȘme sens, avaritia, lui-mĂȘme dĂ©rivĂ© de ăvĕo, signifiant « dĂ©sirer vivement ». En ce sens, l’avarice peut se manifester par une volontĂ© d’accumuler plus de richesse (ce qu’on nomme en français la cupiditĂ©) ou la rĂ©ticence Ă  s’en sĂ©parer (Ă  savoir la radinerie).

L’avarice est unanimement condamnĂ©e par toutes les religions traditionnelles, et en particulier par le christianisme. Dans la tradition catholique romaine, elle forme l’un des sept pĂ©chĂ©s capitaux listĂ©s par l’évĂȘque GrĂ©goire le Grand. Dans la tradition orthodoxe grecque, elle est appelĂ©e l’« amour de l’argent » (ΊÎčÎ»Î±ÏÎłÏ…ÏÎŻÎ±, philargurĂ­a) et constitue l’une des huit pensĂ©es tentatrices (logismoĂŻ) mises en avant par le moine Évagre le Pontique.

Pour la doctrine chrĂ©tienne, l’avarice a pour effet de dĂ©tourner l’individu de Dieu, en le poussant Ă  se prĂ©occuper de sa richesse matĂ©rielle plutĂŽt que de son salut spirituel. Elle le conduit Ă  poursuivre l’argent au dĂ©triment de ses relations avec les autres. L’avare a tendance Ă  nĂ©gliger ses proches, Ă  ne pas aider ses amis, Ă  rechigner Ă  faire des dĂ©penses essentielles, Ă  ne pas pratiquer l’aumĂŽne ; ce qui l’éloigne de plus en plus des gens qui l’aiment. Cet enseignement est rĂ©sumĂ© dans les mots de saint Paul, qui Ă©crivait dans sa PremiĂšre Ă©pitre Ă  TimothĂ©e :

« [L]a racine de tous les maux, c’est l’amour de l’argent. Pour s’y ĂȘtre livrĂ©s, certains se sont Ă©garĂ©s loin de la foi et se sont transpercĂ© l’ñme de tourments sans noms. » (1 Tm 6:10)

Le Nouveau Testament illustre le comportement de l’avare par l’exemple de Judas Iscariote, le disciple de JĂ©sus-Christ qui l’a trahi en le dĂ©nonçant aux autoritĂ©s. Judas Ă©tait en effet le trĂ©sorier parmi les douze apĂŽtres, mais n’hĂ©sitait pas Ă  prendre dans la bourse commune, car il « était voleur » (Jn 12:6). De plus, il a dĂ©noncĂ© le Christ au SanhĂ©drin pour « trente piĂšces d’argent » (Mt 26:15). Il a fini par se suicider en se pendant Ă  un arbre.

Le christianisme rejette en particulier la thĂ©saurisation, c’est-Ă -dire la tendance Ă  Ă©pargner son argent sans chercher Ă  le faire fructifier. D’aprĂšs JĂ©sus-Christ lui-mĂȘme, « celui qui thĂ©saurise pour lui-mĂȘme » au lieu de « s’enrichir en vue de Dieu » est un « insensé » (Lc 12:21). Cette critique de la conservation maladive peut aussi se retrouver (en premier niveau de lecture) dans la parabole des talents (Mt 25:14–30), oĂč est racontĂ©e l’histoire d’un maitre qui, partant en voyage, laisse des fonds Ă  ses serviteurs en son absence et qui, Ă  son retour, dĂ©cide de rĂ©tribuer ceux qui ont investi cet argent dans une activitĂ© productive et de punir celui qui n’a « point semé ».

La tradition chrĂ©tienne voit Ă©galement d’un mauvais Ɠil l’usure (c’est-Ă -dire le prĂȘt Ă  intĂ©rĂȘt), cette derniĂšre ayant Ă©tĂ© condamnĂ©e par le concile de NicĂ©e de 325 et par les PĂšres de l’Église. Durant le Moyen Âge, le prĂȘt Ă  intĂ©rĂȘt a ainsi Ă©tĂ© rĂ©guliĂšrement interdit dans de nombreuses nations, notamment en Europe. Ce n’est qu’à la Renaissance, avec l’apparition de la banque moderne et du protestantisme, que cette interdiction a Ă©tĂ© allĂ©gĂ©e.

L’avarice est par ailleurs reprĂ©sentĂ©e de façon figurĂ©e dans la Bible. On l’associe ainsi Ă  la figure du veau d’or, qui Ă©tait originairement un symbole d’idolĂątrie, mais qui est progressivement devenue la reprĂ©sentation de la puissance corruptrice de la richesse matĂ©rielle. Cette figure provient d’un Ă©pisode de l’Exode (Ex 32), durant lequel les HĂ©breux se sont mis Ă  adorer une statue de « veau » en or, moulĂ©e Ă  partir de leurs bijoux, alors qu’ils attendaient que MoĂŻse descende du mont SinaĂŻ, oĂč il restĂ© 40 jours et 40 nuits pour recevoir les Tables de la Loi. DĂ©tail intĂ©ressant : si cette statue est appelĂ©e un « veau » (ŚąÖ”Ś’Ö¶Śœ, ‘egel), il s’agit en rĂ©alitĂ© d’un taureau, Ă  l’image de certaines divinitĂ©s qui Ă©taient alors vĂ©nĂ©rĂ©es en Égypte (Apis) ou Ă  Canaan (El) ; l’appellation de « veau » est en effet censĂ©e jeter le ridicule sur les idoles.

L’Adoration du Veau d’or (Nicolas Poussin, 1634)

Une autre figure mise en avant par la tradition chrĂ©tienne est celle de Mammon. Il s’agit d’une personnification de l’argent (Mammon vient de l’aramĂ©en ŚžÖžŚžŚ•ÖčŚ ÖžŚ, māmƍnā signifiant « richesse »), Ă  qui les hommes sont susceptibles de vouer leur vie. C’est contre cette possibilitĂ© de corruption que JĂ©sus-Christ a averti ses disciples dans le Sermon sur la Montagne :

« Nul ne peut servir deux maĂźtres : ou il haĂŻra l’un et aimera l’autre, ou il s’attachera Ă  l’un et mĂ©prisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l’Argent [ΌαΌωΜ៷, mamƍnĂą]. » (Mt 6:24)

The Worship of Mammon (Evelyn De Morgan, 1909)

L’avarice est donc une forme particuliĂšre d’idolĂątrie, et en est probablement une des plus visibles. Elle se manifeste dans notre monde moderne par la place que nous donnons Ă  la richesse dans nos objectifs de vie. Nous nous imaginons ainsi que l’accumulation d’argent nous apportera une sĂ©curitĂ© pour l’avenir, voire une « libertĂ© financiĂšre » qui nous permettrait de « sortir de la rat race », conformĂ©ment Ă  ce qu’enseignent les apĂŽtres du dĂ©veloppement personnel.

Bitcoin n’échappe pas Ă  l’idolĂątrie, faisant lui-mĂȘme l’objet d’une pseudo-religion, et l’amour de l’argent joue un rĂŽle de premier plan dans cette adoration. Beaucoup de personnes affirment ainsi que Bitcoin les a « sauvĂ©es », non pas par sa caractĂ©ristique de rĂ©sistance Ă  la censure, mais parce que la hausse drastique du pouvoir d’achat de l’unitĂ© de compte les a libĂ©rĂ©es de la contrainte de travailler. En les rendant riches, Bitcoin a abaissĂ© leur prĂ©fĂ©rence temporelle et les a fait se focaliser sur les choses qui comptent vraiment pour elles. Il n’est donc pas Ă©tonnant que la culture dominante dans la communautĂ© se soit concentrĂ©e autour l’intĂ©rĂȘt financier : les plus anciens bitcoineurs ont Ă©tĂ© rĂ©compensĂ©s pour avoir conservĂ© leurs bitcoins, et ont donc encouragĂ© les gens (au moins par l’exemple) Ă  faire de mĂȘme.

Les consĂ©quences de l’avarice sur Bitcoin

Les enseignements de la tradition chrĂ©tienne peuvent nous paraitre dĂ©suets, dĂ©modĂ©s. NĂ©anmoins, le sujet de l’avarice est tout Ă  fait d’actualitĂ© dans notre sociĂ©tĂ© moderne, et en particulier dans la communautĂ© de Bitcoin comme nous l’avons vu. Il convient ainsi de s’interroger pourquoi une telle opposition Ă  l’amour de l’argent existe et comment l’avarice des utilisateurs peut influer sur Bitcoin dans son ensemble.

Il va de soi que Bitcoin se fonde sur l’intĂ©rĂȘt Ă©conomique. Son fonctionnement repose sur les incitations des diffĂ©rents acteurs qui assurent sa sĂ©curitĂ©. Les mineurs ajoutent des blocs Ă  la chaine parce qu’ils sont rĂ©munĂ©rĂ©s par la crĂ©ation monĂ©taire et par les frais de transaction. Les commerçants acceptent l’unitĂ© de compte parce qu’ils bĂ©nĂ©ficient de sa rĂ©sistance Ă  la censure ou de sa dĂ©flation naturelle. Les dĂ©veloppeurs contribuent au projet parce qu’ils reçoivent un salaire des utilisateurs les plus importants. Ainsi, la viabilitĂ© de Bitcoin est, dans une certaine mesure, assurĂ©e par les incitations Ă©conomiques qui le soutiennent.

C’est pour cette raison que les bitcoineurs s’imaginent parfois que Bitcoin est un ĂȘtre indĂ©pendant, ne pouvant pas ĂȘtre affectĂ© par le monde, et que son succĂšs ne nĂ©cessite aucune action de leur part. Ils pensent que la « thĂ©orie des jeux » assurera seule sa progressive Ă©lĂ©vation au rang de monnaie mondiale, amenant son prix au million de dollars, voire au-delĂ . Cependant, ils se trompent.

L’intĂ©rĂȘt Ă©conomique ne fait pas tout. De maniĂšre gĂ©nĂ©rale, la libertĂ© est un moyen, pas une fin en soi. Dans le domaine Ă©conomique, elle permet de faire concorder l’offre et la demande, d’accomplir le plus possible les volontĂ©s des individus, sans nĂ©cessairement aboutir Ă  un ordre social harmonique. Ce qui est produit dans l’économie dĂ©pend des prĂ©fĂ©rences des personnes qui la composent : le marchĂ© va entrainer la crĂ©ation des biens et des services auxquels elles accordent de la valeur. La libertĂ© Ă©conomique totale peut ainsi aboutir Ă  un paradis sur Terre, peuplĂ© de personnes vertueuses et attentionnĂ©es ; mais elle pourrait tout aussi bien dĂ©gĂ©nĂ©rer en une sorte d’enfer cyberpunk libertarien plongĂ© dans le vice et la mĂ©fiance (d’ailleurs, un tel dĂ©sordre social est tellement intolĂ©rable qu’il se conclut gĂ©nĂ©ralement par l’avĂšnement d’un pouvoir autoritaire).

Le sort de Bitcoin est entre les mains des bitcoineurs. Le systĂšme est ce que les gens en font ; il n’est rien sans ses utilisateurs. C’est pourquoi l’avarice, qui se manifeste chez les utilisateurs, peut avoir un certain nombre de consĂ©quences sur Bitcoin.

La premiĂšre consĂ©quence est la dĂ©gradation de l’image de la cryptomonnaie. À l’origine, Bitcoin Ă©tait vu comme un systĂšme libĂ©rateur, un intermĂ©diaire d’échange rĂ©sistant Ă  la censure, une monnaie anonyme utilisĂ©e sur le marchĂ© noir. Cette vision pouvait poser problĂšme, mais elle est devenue minoritaire au profit de la conception de rĂ©serve de valeur, encourageant la spĂ©culation. Aujourd’hui, l’image de Bitcoin auprĂšs du grand public est celle d’un objet spĂ©culatif qu’il conviendrait d’acheter sur une plateforme de change centralisĂ©e, et de revendre plus tard dans le but de gagner un peu d’argent (fiat). Il a mĂȘme tendance Ă  devenir un memecoin , dans le sens oĂč on ne s’en procurerait qu’en raison de ce qu’il reprĂ©sente culturellement, pas pour son utilisation Ă©conomique rĂ©elle. Ainsi, on peut comprendre pourquoi certains accusent le bitcoin d’ĂȘtre une « bulle spĂ©culative », un phĂ©nomĂšne sans fondement, qui serait similaire Ă  la tulipomanie du XVIIe siĂšcle7. On peut aussi entendre les gens qui le voient comme une « arnaque », comme une « pyramide de Ponzi » reposant sur l’arrivĂ©e de plus en plus d’« investisseurs », attirĂ©s par les anciens dĂ©tenteurs.

Cette image dĂ©gradĂ©e a pour effet de tenir Ă©loignĂ©es les personnes qui pourraient vouloir utiliser Bitcoin pour ses propriĂ©tĂ©s de rĂ©sistance Ă  la censure, et en particulier les activistes et les gens de gauche qui se mĂ©fient initialement de la finance. En parallĂšle, les spĂ©culateurs se multiplient au fur et Ă  mesure du temps, encouragĂ©s par la culture du gain. Et le phĂ©nomĂšne s’amplifie, formant un cercle vicieux : les utilisateurs-spĂ©culateurs font plus de bruit et en attirent d’autres, ce qui isole de plus en plus les utilisateurs authentiques qui doivent faire des efforts considĂ©rables pour trier les informations qu’ils reçoivent. En d’autres termes, les mauvais utilisateurs chassent les bons.

La deuxiĂšme consĂ©quence gĂ©nĂ©rale, apparentĂ©e Ă  la premiĂšre, est l’accentuation de la volatilitĂ©. Puisque les gens voient le bitcoin comme un objet spĂ©culatif, ils s’en procurent pour gagner de l’argent rapidement. Ainsi, lors des marchĂ©s haussiers, ils ont tendance Ă  seulement acheter et Ă  ne pas vendre (laisser courir leurs gains), ce qui fait monter le taux de change considĂ©rablement. À l’inverse, lorsque les marchĂ©s baissiers, les spĂ©culateurs Ă  court terme ont tendance Ă  vendre pour Ă©viter de risquer de perdre trop (en coupant leurs pertes), ce qui contribue Ă  la chute et rĂ©sulte souvent en une vente panique gĂ©nĂ©rale.

Si nous voyions le bitcoin comme un instrument d’échange, les choses ne seraient probablement pas ainsi. Nous serions obligĂ©s d’encaisser des paiements sur la durĂ©e, peu importe le taux de change du moment. De mĂȘme, nous devrions le dĂ©penser rĂ©guliĂšrement, malgrĂ© des taux de change dĂ©favorables. De plus, nous pourrions prĂ©cisĂ©ment en dĂ©penser plus lorsqu’il vaudrait plus, car nous nous sentirions plus riches. Il y aurait toujours une variation et des spĂ©culateurs Ă  court terme, mais la volatilitĂ© serait rĂ©duite. Le pouvoir d’achat du bitcoin serait plus stable, de sorte qu’il pourrait devenir une vĂ©ritable unitĂ© de compte.

Une troisiĂšme consĂ©quence de l’avarice sur Bitcoin est qu’elle constitue un frein Ă  l’adoption dĂ©centralisĂ©e. L’adoption repose en premier lieu sur les commerçants, ceux qui acceptent le bitcoin en Ă©change de biens et de services (ou de monnaies dans le cas des changeurs). Les gens susceptibles de dĂ©penser leurs bitcoins dans le commerce de dĂ©tail (surtout quand cette activitĂ© est, peu ou prou, confinĂ©e Ă  l’illĂ©galitĂ©) sont les bitcoineurs convaincus. Ainsi, les boutiquiers indĂ©pendants et les changeurs de rue, qui reposent sur ce rĂ©seau de bitcoineurs, ne feront quasi aucune vente si les bitcoineurs en question refusent de dĂ©penser leurs bitcoins. Ils seront dĂ©couragĂ©s de maintenir leur capacitĂ© Ă  accepter le bitcoin, qui peut reposer sur des facteurs comme l’utilisation d’un logiciel spĂ©cifique, la formation du personnel ou la gestion (individuelle ou collective) d’un nƓud. Ainsi, l’avarice fragilise l’utilisation entre particuliers de Bitcoin, au profit de son adoption centralisĂ©e, c’est-Ă -dire l’échange sur des plateformes de change rĂ©glementĂ©es comme Coinbase et Binance, frĂ©quentĂ©es par de nombreux spĂ©culateurs opportunistes.

Pour aller plus loin, si le but est seulement de faire en sorte que « le nombre monte », alors cette adoption centralisĂ©e et contrĂŽlĂ©e est le chemin le plus court pour y parvenir. Il n’y a pas lieu de s’opposer Ă  la surveillance financiĂšre si on essaie simplement de maximiser son gain spĂ©culatif Ă  court ou moyen terme. Au contraire, chacun est incitĂ© Ă  ĂȘtre le plus passif possible, pour que les rĂ©gulateurs acceptent que le bitcoin soit dĂ©tenu en tant qu’actif par les individus, par les sociĂ©tĂ©s cotĂ©es en bourse et par les États.

Une quatriĂšme consĂ©quence de la culture de l’avarice est son effet sur l’innovation technique. Les spĂ©culateurs ont intĂ©rĂȘt Ă  prĂ©server leur pouvoir d’achat et offrent une force d’opposition aux changements de rĂšgles de consensus. De ce fait, plus il y a d’utilisateurs-spĂ©culateurs, plus la prudence est mise Ă  l’honneur : peu de risques sont pris pour ne pas bouleverser le systĂšme dans son ensemble. Ce conservatisme a clairement des vertus pour assurer la stabilitĂ© du systĂšme (c’est pourquoi les soft forks sont prĂ©fĂ©rĂ©s aux hard forks sur BTC), mais il peut aussi ĂȘtre nĂ©faste s’il est trop excessif. Ainsi, si la communautĂ© est remplie de spĂ©culateurs, c’est-Ă -dire de personnes qui se procurent du bitcoin uniquement pour le revendre plus tard et rĂ©aliser un bĂ©nĂ©fice, alors il n’y a presque personne qui valorise Bitcoin pour son caractĂšre confidentiel ou pour son aspect programmable (essentiel pour dĂ©velopper des solutions de seconde couche dĂ©centralisĂ©es). Dans ce cas, il n’y pas lieu de prendre un risque pour modifier les rĂšgles de consensus pour amĂ©liorer le systĂšme. C’est dans ce cadre que certaines personnes, comme Jameson Lopp, parlent d’« ossification prĂ©maturĂ©e du protocole ».

Jusqu’en 2021, le projet Ă©tait encore considĂ©rĂ© comme expĂ©rimental et incomplet. Le logiciel (Bitcoin Core) Ă©tait ainsi en bĂȘta, les numĂ©ros de versions ayant la forme 0.x.y (0.21.1 par exemple). Des mises Ă  niveau avaient rĂ©guliĂšrement lieu : OP_CHECKLOCKTIMEVERIFY en 2015, OP_CHECKSEQUENCEVERIFY en 2016, SegWit en 2017 et Taproot en 2021. Mais depuis cette derniĂšre mise Ă  niveau, les choses ont changé : le numĂ©ro de version du logiciel se prĂ©sente dĂ©sormais sous la forme x.y (22.0 par exemple), et il ne semble pas y avoir de volontĂ© marquĂ©e de modifier Ă  nouveau les rĂšgles de consensus. Les propositions existantes de modification (SIGHASH_ANYPREVOUT, CISA, OP_CHECKTEMPLATEVERIFY, OP_CAT, Drivechain) peinent Ă  se faire une place en dehors de la sphĂšre des dĂ©veloppeurs, celles-ci n’intĂ©ressant que peu les utilisateurs-spĂ©culateurs, et il semble ainsi possible qu’aucune d’entre elles ne soit adoptĂ©e.

Enfin, chose qui peut sembler paradoxale par rapport au prĂ©cĂ©dent problĂšme, une cinquiĂšme et derniĂšre consĂ©quence de l’avarice est de faciliter l’altĂ©ration des propriĂ©tĂ©s fondamentales du systĂšme, et en particulier de sa rĂ©sistance Ă  la censure. Comme nous l’avons dit, Bitcoin dĂ©pend de l’utilisation qui en est faite, et ne constitue donc pas un « cadre mathĂ©matique exempt de politique et d’erreur humaine » (pour reprendre l’expression de Tyler Winklevoss) qui serait indĂ©pendant des actions des gens. Ainsi, une attitude concentrĂ©e sur le gain spĂ©culatif Ă  court-moyen terme (et non sur le gain de libertĂ©) pourrait amener la communautĂ© Ă  accepter un soft fork de censure, qui interdirait Ă  certaines transactions d’ĂȘtre confirmĂ©es, en vue de se conformer aux rĂ©glementations internationales.

Nous n’en sommes pas encore lĂ  heureusement, mais un haut degrĂ© de corruption peut conduire Ă  ce type de modification. C’est cet esprit d’avarice qui a poussĂ© une bonne partie de la communautĂ© d’Ethereum Ă  faire appliquer des changements pourtant primordiaux dans le protocole : l’EIP-1559 (qui intĂ©grait le brĂ»lage des frais de transaction versĂ©s aux mineurs) et le passage en preuve d’enjeu (qui supprimait le minage et rĂ©duisait le montant d’éthers créés). Le but avouĂ© de cette dĂ©marche n’était pas tant de rĂ©soudre les problĂšmes des frais Ă©levĂ©s et de la consommation Ă©lectrique de la preuve de travail, que de crĂ©er une « monnaie ultrasaine » (« ultrasound money », rĂ©fĂ©rence calembourdesque Ă  la monnaie saine, de l’anglais sound money), qui serait dĂ©flationniste et dont le pouvoir d’achat croitrait en consĂ©quence. Ces changements, qui ont altĂ©rĂ© la sĂ©curitĂ© du systĂšme, n’ont toutefois pas abouti au rĂ©sultat espĂ©rĂ©, les utilisateurs s’étant reportĂ© sur des alternatives (encore moins sĂ»res) comme Solana.

Vers le saylorisme ?

Nous constatons ainsi que la communautĂ© de Bitcoin a fait une place de plus en plus grande Ă  la spĂ©culation et a laissĂ© l’avarice gagner du terrain au cours du temps, au dĂ©triment de son utilisation comme argent liquide Ă©lectronique. Cette culture a modifiĂ© l’image qu’en a le grand public : de monnaie du dark web, le bitcoin est devenu Ă  ses yeux un moyen de gagner de l’argent rapidement. Cette image a renforcĂ© la prĂ©sence des spĂ©culateurs au sein des utilisateurs, ce qui s’est reflĂ©tĂ©e par la centralisation progressive de l’activitĂ© Ă©conomique sur les plateformes de change. Tout cela affecte aussi le systĂšme en lui-mĂȘme, en avantageant la hausse du prix de l’unitĂ© de compte et en empĂȘchant les autres aspects (comme la confidentialitĂ© et la programmabilitĂ©) de se dĂ©velopper.

En particulier, cette Ă©volution a fait Ă©merger une figure majeure au sommet de la communauté : Michael Saylor. ArrivĂ© en 2020, ce dernier a su se construire une audience massive composĂ©e de millions de personnes, et constitue aujourd’hui l’un des relais d’opinion les plus influents. Il voit Bitcoin comme une monnaie de rĂ©serve, devant respecter le cadre rĂ©glementaire dressĂ© par les rĂ©gulateurs financiers et servant avant tout de base au nouveau systĂšme financier (conservation en trĂ©sorerie d’entreprise, adossement des monnaies Ă©tatiques, garantie dans les prĂȘts collatĂ©ralisĂ©s, etc.) – une conception contraire Ă  tous les principes de Bitcoin, et en particulier Ă  la dĂ©sintermĂ©diation.

La communautĂ© de Bitcoin, au lieu de rejeter ses propos comme elle le devrait, l’a accueilli Ă  bras ouvert, lui offrant la possibilitĂ© de rĂ©diger des prĂ©faces, d’apparaitre dans des podcasts et allant jusqu’à l’acclamer lors de confĂ©rences. Pourquoi ? Parce qu’il annonce que le prix du bitcoin va monter Ă©normĂ©ment et parce qu’il joint le geste Ă  la parole en achetant beaucoup de bitcoins avec la sociĂ©tĂ© dont il est PDG, Microstrategy.

La cupiditĂ© nous amĂšne ainsi aujourd’hui Ă  applaudir des gens qui, par leur action dans le monde, s’opposent drastiquement Ă  l’émergence d’une monnaie libre, mais font nĂ©anmoins monter le pouvoir d’achat du bitcoin. C’est le cas de Michael Saylor, mais aussi de Larry Fink (PDG de BlackRock) et de Donald Trump. Il arrivera nĂ©anmoins un moment oĂč le fait de laisser les loups rentrer dans la bergerie commencera Ă  poser des problĂšmes.


  1. Le terme « investissement » est maladroit car la thĂ©saurisation de bitcoins, au mĂȘme titre que la conservation d’or, n’est pas un investissement au sens traditionnel du terme (aucune crĂ©ation de richesse directe associĂ©e). ↩
  2. Pour une analyse plus poussĂ©e de la valorisation initiale du bitcoin, voir la section « L’émergence de la valeur du bitcoin » dans le chapitre 3 de L’ÉlĂ©gance de Bitcoin. ↩
  3. Au sens dawkinien du terme, un mĂšme est un Ă©lĂ©ment culturel reconnaissable reproduit et transmis par l’imitation. ↩
  4. Le marchĂ© haussier est appelĂ© bull market car le taureau (bull) attaque du bas vers le haut avec ses cornes. À l’inverse, l’ours (bear) reprĂ©sente le marchĂ© baissier car il attaque du haut vers le bas avec ses pattes. Le lien fort du symbole du taureau avec la finance est symbolisĂ© par le Taureau de Wall Street, sculpture situĂ©e non loin de la bourse de New York (NYSE). ↩
  5. Cette façon de donner le prix actuel des 10 000 bitcoins de Laszlo ayant servi Ă  acheter les pizzas Ă©tait, au dĂ©but, une blague, mais a depuis Ă©tĂ© pris au sĂ©rieux. Les mĂ©dias s’en donnent rĂ©guliĂšrement Ă  cƓur-joie, comme RTBF qui titrait en dĂ©cembre dernier « Cryptomonnaies : les pizzas qui valaient 1 milliard de dollars ». Ce phĂ©nomĂšne a pour effet de renforcer l’idĂ©e laquelle on ne pourrait pas utiliser ses bitcoins sans le regretter, alors qu’il suffit de les remplacer aprĂšs la dĂ©pense. ↩
  6. « Si le bitcoin continue Ă  prendre de la valeur et que les institutions financiĂšres sont de plus en plus nombreuses Ă  l’utiliser, il deviendra une monnaie de rĂ©serve sur laquelle s’appuieront des banques centrales d’un nouveau genre. » — Saifedean Ammous, The Bitcoin Standard, Wiley, 2018, p. 210 (ma traduction). ↩
  7. Sur la comparaison entre la spĂ©culation sur le bitcoin et la bulle des bulbes de tulipe de 1637, on pourra lire l’excellent ouvrage de Jacques Favier, La Monnaie Ă  pĂ©tales. ↩

Le bloc de genĂšse de Bitcoin

March 24th 2022 at 09:00

Lorsqu'il a conçu le prototype de Bitcoin en janvier 2009, Satoshi Nakamoto a dû construire un premier bloc à partir duquel la chaßne s'est allongée. Ce bloc il l'a appelé le bloc de genÚse (« genesis block » en anglais) en référence au premier livre de la Torah et de la Bible, qui raconte la création du monde par Dieu.

Par convention, on considÚre qu'il s'agit du bloc de hauteur 0 (ou « bloc 0 ») au-dessus duquel les autres blocs sont successivement empilés. Examinons plus en détail ce que contient cet élément fondateur de Bitcoin en procédant à une dissection minutieuse !

 

Un bloc fondateur

Le bloc de genĂšse est une donnĂ©e essentielle du protocole Bitcoin car il constitue la base Ă  partir de laquelle on peut dĂ©terminer la chaĂźne la plus longue (c'est-Ă -dire celle ayant le plus de preuve de travail accumulĂ©e) et par consĂ©quent la validitĂ© des transactions du registre. Il est thĂ©oriquement le seul bloc Ă  devoir ĂȘtre inscrit en dur dans le protocole, mĂȘme si d'autres l'ont Ă©tĂ© par la suite.

Tel que l'écrivait Satoshi Nakamoto :

« La chaßne de blocs est une structure en forme d'arbre qui a pour racine le bloc de genÚse, chaque bloc pouvant avoir plusieurs candidats à sa suite. »

Bloc de genĂšse embranchements

Le code de novembre 2008 (fourni par Satoshi à Hal Finney, Ray Dillinger et James A. Donald notamment) contenait déjà une premiÚre version du bloc de genÚse, horodatée au 10 septembre 2008, 18:02:08 UTC. Néanmoins, un nouveau bloc a été construit en janvier 2009 spécialement pour le lancement du prototype.

Le bloc de genÚse que nous connaissons est ainsi présent dans la version 0.1 du logiciel de Bitcoin, publiée le 8 janvier 2009. Un commentaire au sein du code le décrit :

Genesis Block:
GetHash()      = 0x000000000019d6689c085ae165831e934ff763ae46a2a6c172b3f1b60a8ce26f
hashMerkleRoot = 0x4a5e1e4baab89f3a32518a88c31bc87f618f76673e2cc77ab2127b7afdeda33b
txNew.vin[0].scriptSig     = 486604799 4 0x736B6E616220726F662074756F6C69616220646E6F63657320666F206B6E697262206E6F20726F6C6C65636E61684320393030322F6E614A2F33302073656D695420656854
txNew.vout[0].nValue       = 5000000000
txNew.vout[0].scriptPubKey = 0x5F1DF16B2B704C8A578D0BBAF74D385CDE12C11EE50455F3C438EF4C3FBCF649B6DE611FEAE06279A60939E028A8D65C10B73071A6F16719274855FEB0FD8A6704 OP_CHECKSIG
block.nVersion = 1
block.nTime    = 1231006505
block.nBits    = 0x1d00ffff
block.nNonce   = 2083236893
CBlock(hash=000000000019d6, ver=1, hashPrevBlock=00000000000000, hashMerkleRoot=4a5e1e, nTime=1231006505, nBits=1d00ffff, nNonce=2083236893, vtx=1)
  CTransaction(hash=4a5e1e, ver=1, vin.size=1, vout.size=1, nLockTime=0)
    CTxIn(COutPoint(000000, -1), coinbase 04ffff001d0104455468652054696d65732030332f4a616e2f32303039204368616e63656c6c6f72206f6e206272696e6b206f66207365636f6e64206261696c6f757420666f722062616e6b73)
    CTxOut(nValue=50.00000000, scriptPubKey=0x5F1DF16B2B704C8A578D0B)
  vMerkleTree: 4a5e1e

Ce bloc pÚse trÚs exactement 285 octets. Le voici représenté en hexadécimal brut :

0100000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000003ba3edfd7a7b12b27ac72c3e67768f617fc81bc3888a51323a9fb8aa4b1e5e4a29ab5f49ffff001d1dac2b7c0101000000010000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000ffffffff4d04ffff001d0104455468652054696d65732030332f4a616e2f32303039204368616e63656c6c6f72206f6e206272696e6b206f66207365636f6e64206261696c6f757420666f722062616e6b73ffffffff0100f2052a01000000434104678afdb0fe5548271967f1a67130b7105cd6a828e03909a67962e0ea1f61deb649f6bc3f4cef38c4f35504e51ec112de5c384df7ba0b8d578a4c702b6bf11d5fac00000000

Le bloc de genĂšse est composĂ© d'un entĂȘte de 80 octets et d'une unique transaction, la transaction de rĂ©compense. Son identifiant (le rĂ©sultat du hachage de l'entĂȘte par double SHA-256) est 000000000019d6689c085ae165831e934ff763ae46a2a6c172b3f1b60a8ce26f. Les zĂ©ros qui dĂ©butent cet identifiant indiquent qu'une preuve de travail a Ă©tĂ© rĂ©alisĂ©e.

Notez que les différentes informations contenues dans le bloc sont souvent transmises avec un ordre des octets inverse (dit « little-endian » ou « petit-boutiste »). Nous donnerons ici les informations dans l'ordre ordinaire (qu'on appelle « big-endian » ou « gros-boutiste ») à l'aide du préfixe 0x.

 

L'entĂȘte

Comme tous les blocs dans le protocole, le bloc de genĂšse possĂšde un entĂȘte donnant 6 informations diffĂ©rentes. Voici cet entĂȘte en dĂ©tail :

01000000 - version
0000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000 - identifiant du bloc précédent
3ba3edfd7a7b12b27ac72c3e67768f617fc81bc3888a51323a9fb8aa4b1e5e4a - racine de Merkle
29ab5f49 - horodatage
ffff001d - valeur cible
1dac2b7c - nonce

 

La version du bloc

0x00000001

La version du bloc indique l'ensemble des rÚgles respectées par le bloc. Cette version 1 indiquait un respect des rÚgles du protocole originel défini par Satoshi. D'autres versions ont été introduites plus tard : la version 2 pour l'application du BIP-34 en mars 2013, la version 3 pour l'activation du BIP-66 en juillet 2015, et la version 4 pour celle du BIP-65 en décembre 2015. Le champ de version a par la suite été utilisé pour que les mineurs signalent leur intention d'appliquer un soft fork (conformément au BIP-9).

 

L'identifiant du bloc précédent

0x0000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000

Puisqu'il s'agit du premier bloc de la chaßne, le champ utilisé pour donner l'identifiant du bloc précédent est fixé à zéro par convention.

 

La racine de Merkle

0x4a5e1e4baab89f3a32518a88c31bc87f618f76673e2cc77ab2127b7afdeda33b

La racine de Merkle correspond Ă  l'empreinte finale de l'arbre de Merkle des transactions. Puisqu'il n'y a qu'une seule transaction dans le bloc de genĂšse, il s'agit simplement de l'identifiant de cette transaction.

 

L'horodatage

0x495fab29

L'horodatage indique la date et l'heure à laquelle le mineur a trouvé le bloc. Il est donné par le nombre de secondes depuis le 1er janvier 1970 00:00:00 UTC. Ici, le nombre correspond à 1 231 006 505 secondes : le bloc de genÚse est donc horodaté au 3 janvier 2009 à 18:15:05 UTC.

Toutefois, il ne faut pas croire que cet horodatage indique l'instant précis du lancement effectif du réseau. Ce dernier a en effet été réalisé un peu plus tardivement : le bloc 1 est ainsi horodaté au 9 janvier 2009 à 02:54:25 UTC, soit 5 jours, 8 heures, 39 minutes et 20 secondes plus tard.

 

La valeur cible

0x1d00ffff

La valeur cible est la valeur minimale que l'identifiant du bloc peut avoir pour que ce dernier constitue une solution au problÚme de preuve de travail de Bitcoin. Moins cette valeur cible est haute, plus il est facile de trouver une solution et de miner un bloc. Elle est donc inversement proportionnelle à la difficulté du réseau.

La valeur cible du bloc de genĂšse correspond Ă  la plus grande valeur possible dans Bitcoin, ou la difficultĂ© la plus basse pour le dire autrement. Elle est encodĂ©e comme un nombre flottant oĂč le premier octet reprĂ©sente un exposant et oĂč la mantisse est dĂ©terminĂ©e par les 3 octets suivants. Ici, elle est Ă©gale Ă  0x00ffff × 256(0x1d - 3) c'est-Ă -dire 0x00000000ffff0000000000000000000000000000000000000000000000000000.

La preuve de travail du bloc est valide car l'identifiant est effectivement (largement) inférieur à cette valeur cible :

0x000000000019d6689c085ae165831e934ff763ae46a2a6c172b3f1b60a8ce26f ≀
0x00000000ffff0000000000000000000000000000000000000000000000000000

On définit la difficulté du minage comme l'inverse de la valeur cible multipliée par la valeur cible de base :

difficulté = cible_de_base / cible

La difficulté du bloc de genÚse est donc de 1.

AprÚs le lancement du réseau, la difficulté a stagné à ce niveau pendant prÚs d'un an avant d'enfin commencer à augmenter le 30 décembre 2009.

Au sein du code, le champ de la valeur cible est appelĂ© nBits, car ce paramĂštre dĂ©signait (avant que Satoshi n'en modifie le sens) le nombre de bits de tĂȘte Ă  mettre Ă  zĂ©ro pour que la solution soit valide. Dans la version de novembre 2008, le champ Ă©tait en effet fixĂ© Ă  20, ce qui correspondait Ă  5 zĂ©ros de tĂȘte en reprĂ©sentation hexadĂ©cimale, soit une valeur cible de 0x00000fffff....

 

Le nonce

0x7c2bac1d

Le nonce (mot qui provient de l'expression anglaise « for the nonce » signifiant « pour la circonstance, pour l'occasion ») désigne le nombre que le mineur fait varier pour calculer la preuve de travail. Il n'a aucune signification particuliÚre, étant déterminé au hasard.

 

L'ensemble des transactions

L'ensemble des transactions forme la seconde partie du bloc. Le voici en détail :

01 - nombre de transactions
01000000 - version
01 - nombre d'entrées
0000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000 - identifiant de transaction de la sortie précédente
ffffffff - index de la sortie précédente
4d - taille du script de déverrouillage
04ffff001d0104455468652054696d65732030332f4a616e2f32303039204368616e63656c6c6f72206f6e206272696e6b206f66207365636f6e64206261696c6f757420666f722062616e6b73 - script de déverrouillage
ffffffff - numéro de séquence
01 - nombre de sorties
00f2052a01000000 - montant
43 - taille du script de verrouillage
4104678afdb0fe5548271967f1a67130b7105cd6a828e03909a67962e0ea1f61deb649f6bc3f4cef38c4f35504e51ec112de5c384df7ba0b8d578a4c702b6bf11d5fac - script de verrouillage
00000000 - temps de verrouillage

 

Le nombre de transactions

0x01

Le bloc contient une seule transaction : la transaction de rĂ©compense qui rĂ©munĂšre le mineur (ici Satoshi) pour la preuve de travail rĂ©alisĂ©e. Le bloc ne comporte ainsi aucune autre transaction, tout comme les blocs minĂ©s dans les premiers jours. Il a fallu attendre le 12 janvier et le bloc 170 pour voir la premiĂšre transaction effective du rĂ©seau ĂȘtre confirmĂ©e : celle entre Satoshi et Hal Finney.

Toutes les données restantes du bloc appartiennent à la transaction de récompense.

 

La version de la transaction

0x00000001

La version de la transaction indique comment celle-ci doit ĂȘtre interprĂ©tĂ©e. Elle est fixĂ©e Ă  1 conformĂ©ment au protocole initial. Aujourd'hui, il existe Ă©galement une version 2 qui autorise l'usage des verrous temporels relatifs (voir BIP-68).

 

Le nombre d'entrées de la transaction

0x01

La transaction contient une seule entrée : la base de piÚce, ou coinbase, qui permet de créer ex nihilo les nouveaux bitcoins et de recueillir les frais de transaction. Cette entrée est donc purement superflue, mais permet de conserver une certaine cohérence dans l'implémentation logicielle. Elle est constituée des champs identifiant la sortie précédente (théorique), d'un script de déverrouillage et d'un numéro de séquence.

 

L'identifiant de transaction de la sortie précédente

0x0000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000000

Ce champ est utilisé dans les transactions pour dire à quel sortie transactionnelle correspond une entrée, en donnant l'identifiant de la transaction qui a créé la sortie. Puisqu'il s'agit d'une transaction de récompense qui ne fait pas référence à une sortie transactionnelle précédente, ce champ est fixé à 0 par convention.

 

L'index de la sortie précédente

0xffffffff

Ce champ est utilisé dans les transactions pour dire à quel sortie transactionnelle correspond une entrée, en donnant la position de la sortie dans la transaction qui l'a créée. Puisqu'il s'agit d'une transaction de récompense qui ne fait pas référence à une sortie transactionnelle précédente, ce champ est fixé au maximum par convention.

 

Le script de déverrouillage (scriptSig)

0x04ffff001d0104455468652054696d65732030332f4a616e2f32303039204368616e63656c6c6f72206f6e206272696e6b206f66207365636f6e64206261696c6f757420666f722062616e6b73

Dans Bitcoin, le script de déverouillage est combiné à un script de verrouillage précédent et détermine la validité d'une dépense. Il contient généralement les signatures nécessaires à la dépense d'une piÚce et est par conséquent souvent appelé scriptSig. Dans le cas d'une transaction de récompense, l'entrée ne fait référence à aucune sortie transactionnelle existante et ce script peut donc contenir des données arbitraires.

Ici, le script se présente de la maniÚre suivante :

<valeur cible> <nonce supplémentaire> <chaßne de caractÚres>

Ainsi, il est constitué de trois informations :

  • Tout d'abord, la valeur cible du bloc, donnĂ©e en sens inverse, conformĂ©ment Ă  la façon dont elle est reprĂ©sentĂ©e dans le code : 0xffff001d
  • Ensuite, un nonce supplĂ©mentaire (0x04), ou extra nonce, mis en place par Satoshi dans le code du logiciel. Le nonce supplĂ©mentaire du bloc de genĂšse a pour valeur 4, et ceux des blocs suivants sont croissants : celui du bloc 1 est aussi Ă©gal Ă  4, celui du bloc 2 Ă  11, celui du bloc 3 Ă  14, etc. La variation de ce nonce supplĂ©mentaire au sein des blocs a permis de mettre en Ă©vidence un motif particulier, appelĂ© le « Patoshi Pattern », qui dĂ©termine prĂ©cisĂ©ment les blocs minĂ©s par Satoshi et qui dĂ©montre que sa fortune s'Ă©lĂšve Ă  plus de 1 125 150 bitcoins.
  • Enfin, une chaĂźne de caractĂšres aujourd'hui emblĂ©matique, encodĂ©e en UTF-8, qui est :
    The Times 03/Jan/2009 Chancellor on brink of second bailout for banks

    Cette courte phrase correspond à la une du Times du 3 janvier 2009, qui annonçait que le ministre des finances du Royaume-Uni était sur le point de renflouer les banques pour la deuxiÚme fois. Le Times étant un quotidien anglais, cela a mené à des spéculations quant à l'identité de Satoshi, qui écrivait également dans un anglais britannique.

The Times 3 janvier 2009 chancelier ministre des finances renflouement des banques

Cette phrase présente dans le script de la transaction de récompense possÚde un rÎle double :

  • PremiĂšrement, elle prohibe l'antidatage : sa prĂ©sence dans le premier bloc, Ă  partir duquel toute la chaĂźne est construite, prouve que le rĂ©seau de Bitcoin n'a pas Ă©tĂ© lancĂ© avant le 3 janvier 2009. Cependant, cela ne veut pas dire que le bloc de genĂšse date bien du 3 janvier : en effet, il a pu ĂȘtre construit entre le 3 janvier (date de l'horodatage dĂ©clarĂ©) et le 8 janvier (date de publication du code).
  • DeuxiĂšmement, elle indique symboliquement ce Ă  quoi Bitcoin s'oppose en faisant rĂ©fĂ©rence au contexte monĂ©taire et financier de l'Ă©poque : le renflouement des grandes banques d'investissement par les États et par les banques centrales suite Ă  la crise financiĂšre de 2007-2008. Il est d'ailleurs possible que Satoshi ait choisi cette date prĂ©cisĂ©ment pour sĂ©lectionner cette une.

Ce script de la base de piĂšce est encore utilisĂ© de nos jours par les mineurs pour de multiples raisons. À l'instar de Satoshi, ils peuvent inclure des informations arbitraires dans le bloc et faire passer un message public au monde. Ç'a Ă©tĂ© le cas de la coopĂ©rative F2Pool qui, le 11 mai 2020, a Ă©voquĂ© l'injection de liquiditĂ© de la RĂ©serve FĂ©dĂ©rale en rĂ©action Ă  la crise du covid-19 au sein du bloc 629 999 (le bloc prĂ©cĂ©dant le troisiĂšme halving) :

NYTimes 09/Apr/2020 With $2.3T Injection, Fed's Plan Far Exceeds 2008 Rescue

Les regroupements de mineurs peuvent Ă©galement s'identifier en indiquant leur nom, ce qui permet de juger de la dĂ©centralisation du rĂ©seau, mĂȘme si cette pratique reste purement dĂ©clarative.

Enfin, les mineurs se servent encore de ce champ pour faire varier un nonce supplĂ©mentaire, le nonce de l'entĂȘte ne permettant plus depuis 2012 d'essayer suffisamment de possibilitĂ©s par rapport Ă  la difficultĂ© Ă©levĂ©e du rĂ©seau.

 

Le numéro de séquence (nSequence)

0xffffffff

Le numéro de séquence de l'entrée est maximal, ce qui fait que la transaction est considérée comme finale.

À l'origine, le numĂ©ro de sĂ©quence dans les entrĂ©es avait pour objectif de permettre les Ă©changes rĂ©pĂ©tĂ©s au sein de contrats, tels que les canaux de paiement. Ce modĂšle imaginĂ© par Satoshi n'Ă©tait pas suffisamment sĂ©curisĂ© et a par consĂ©quent Ă©tĂ© abandonnĂ©. Cependant, la rĂšgle de finalitĂ©, qui fait que la transaction est considĂ©rĂ©e comme finale (pas de temps de verrouillage) si les numĂ©ros de sĂ©quence de toutes les entrĂ©es sont maximaux (comme ici), a Ă©tĂ© conservĂ©e.

Aujourd'hui, ce numéro de séquence est utilisé pour déterminer le temps de verrouillage relatif d'une entrée et pour signaler Replace-by-Fee.

 

Le nombre de sorties de la transaction

0x01

La transaction contient une seule sortie, celle créditant Satoshi de son revenu de minage. Cette sortie est constituée d'un montant et d'un script de verrouillage.

 

Le montant

0x000000012a05f200

Le montant de la sortie est donné dans la plus petite unité du systÚme, unité qu'on a appelé le satoshi en hommage au créateur de Bitcoin. Ce montant correspond ici à 5 milliards de satoshis, soit 50 bitcoins. Il s'agit de la limite maximale du taux de création monétaire de l'époque (50 bitcoins par bloc).

 

Le script de verrouillage (scriptPubKey)

0x4104678afdb0fe5548271967f1a67130b7105cd6a828e03909a67962e0ea1f61deb649f6bc3f4cef38c4f35504e51ec112de5c384df7ba0b8d578a4c702b6bf11d5fac

Le scrpt de verrouillage est l'ensemble des conditions à fournir pour pouvoir dépenser la piÚce correspondante. Ici, il possÚde la forme :

<clé publique> CHECKSIG

oĂč la clĂ© publique est 04678afdb0fe5548271967f1a67130b7105cd6a828e03909a67962e0ea1f61deb649f6bc3f4cef38c4f35504e51ec112de5c384df7ba0b8d578a4c702b6bf11d5f. Il s'agit donc d'une sortie transactionnelle de type Pay to Public Key (P2PK), un schĂ©ma utilisĂ© dans les dĂ©buts de Bitcoin, qui demande une simple signature pour dĂ©bloquer les fonds. Cela explique le nom donnĂ© couramment Ă  ce script : scriptPubKey.

Bien souvent, cette sortie est rĂ©trospectivement attribuĂ©e Ă  l'adresse 1A1zP1eP5QGefi2DMPTfTL5SLmv7DivfNa, obtenue en prenant l'empreinte de la clĂ© publique. Cela est nĂ©anmoins purement esthĂ©tique car c'est bien la clĂ© publique elle-mĂȘme qui a servi Ă  recevoir les bitcoins, pas l'adresse.

Fait intĂ©ressant : cette sortie transactionnelle n'est pas considĂ©rĂ©e comme dĂ©pensable par le protocole en raison de la façon dont le bloc de genĂšse est exprimĂ© dans le code. Cette erreur de programmation pourrait ĂȘtre corrigĂ©e par un hard fork, mais cela ne serait ni utile (Satoshi n'a pas touchĂ© Ă  ses bitcoins depuis qu'il a disparu), ni mĂȘme souhaitable (incompatibilitĂ© du protocole). Les 50 premiers bitcoins créés sont donc probablement brĂ»lĂ©s Ă  tout jamais.

 

Le temps de verrouillage (nLocktime)

0x00000000

Le temps de verrouillage (donnĂ©e globale appartenant Ă  la transaction) dĂ©termine la date Ă  partir de laquelle cette transaction pourra ĂȘtre confirmĂ©e. En Ă©tant fixĂ© Ă  zĂ©ro, celui-ci est dĂ©sactivĂ©.

 

Les autres chaĂźnes

Si le bloc de genĂšse constitue un fondement du protocole Bitcoin, il sert Ă©galement de base aux diffĂ©rentes branches minoritaires de Bitcoin qui possĂšdent le mĂȘme historique jusqu'Ă  leurs scissions respectives : Bitcoin Cash, Bitcoin SV, Bitcoin Gold ou encore eCash/XEC. D'autres protocoles possĂšdent leur propre bloc de genĂšse et certains d'entre eux ont Ă©galement incorporĂ© la une d'un journal ou d'un magazine pour garantir que le lancement du rĂ©seau ne s'est pas rĂ©alisĂ© avant la date donnĂ©e. Ainsi, le bloc de genĂšse de Litecoin (datant du 7 octobre 2011) contient la phrase suivante :

NY Times 05/Oct/2011 Steve Jobs, Apple’s Visionary, Dies at 56

Celui de Dash (datant du 19 janvier 2014) inclut la une suivante :

Wired 09/Jan/2014 The Grand Experiment Goes Live: Overstock.com Is Now Accepting Bitcoins

 


Source

Bitcoin Wiki, Genesis block

Avant Bitcoin : l’amorçage des premiers systĂšmes d’argent liquide numĂ©rique

April 22nd 2021 at 16:44

Le concept de Bitcoin a fait son apparition dans le monde le 31 octobre 2008. Dans un court document technique de 9 pages, le livre blanc, le mystérieux Satoshi Nakamoto décrivait les principes de base de ce qui deviendrait par la suite un phénomÚne économique d'envergure mondiale. Le titre de ce livre blanc ? « Bitcoin : un systÚme d'argent liquide électronique pair-à-pair ». Ce projet s'inscrivait donc dans une lignée bien définie : celle des tentatives de créer une monnaie numérique fonctionnant de maniÚre indépendante sur internet.

L'idĂ©e de monnaie numĂ©rique n'est pas une idĂ©e particuliĂšrement nouvelle. Celle-ci remonte en effet au dĂ©veloppement des moyens de communication modernes et est Ă©voquĂ©e dans de nombreuses Ɠuvres de science-fiction, notamment sous la forme de « crĂ©dits ». Avec l'Ă©mergence d'internet dans les annĂ©es 1980, cette idĂ©e devenait rĂ©alisable. De mĂȘme qu'il existait un courrier Ă©lectronique (e-mail), il pouvait y avoir une monnaie Ă©lectronique (e-money). NĂ©anmoins, une interrogation subsistait : la question de savoir s'il Ă©tait possible de transposer les propriĂ©tĂ©s de l'argent liquide au cyberespace. Pouvait-on construire une monnaie entiĂšrement numĂ©rique qui pouvait se transmettre facilement, de personne Ă  personne et de maniĂšre anonyme ? Ou devait-on se rĂ©signer Ă  simplement Ă©tendre le fonctionnement du systĂšme bancaire Ă  internet ?

Le concept d'argent liquide numérique a été formalisé pour la premiÚre fois en 1982 par le cryptographe américain David Chaum dans son papier académique intitulé « Blind signatures for untraceable payments ». Dans ce papier il décrivait un procédé de signatures aveugles qui permettait théoriquement d'envoyer des paiements de maniÚre anonyme. David Chaum a par la suite étoffé cette idée et a travaillé à l'implémenter par le biais de sa société DigiCash, créée en 1989 pour l'occasion.

L'idée a ensuite été reprise par le mouvement cypherpunk, formé en 1992, dont le but était d'établir une forme d'anarchie dans le cyberespace grùce à la cryptographie et à la technologie. Pour réaliser leur objectif, un argent liquide numérique constituait un élément central, car c'était lui qui pouvait permettre le développement de marchés indépendants en ligne. Eric Hughes, l'un des fondateurs du mouvement, écrivait par exemple dans son Manifeste d'un cypherpunk en mars 1993 :

Nous, les cypherpunks, nous consacrons à construire des systÚmes anonymes. Nous défendons notre confidentialité avec la cryptographie, avec les systÚmes anonymes de transfert de courriels, avec les signatures numériques, et avec la monnaie électronique.

Cependant, pour qu'une telle monnaie soit vraiment indĂ©pendante, il fallait qu'elle possĂšde une valeur sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  un autre bien. En effet, adosser sa monnaie Ă  des rĂ©serves prĂ©sentes Ă  un endroit donnĂ© revenait Ă  jouer le rĂŽle d'une banque, ce qui Ă©tait trĂšs peu compatible avec l'idĂ©al des cypherpunks. C'est dans ce contexte qu'ont eu lieu les premiĂšres tentatives d'amorçage de systĂšmes d'argent liquide numĂ©rique.

 

Le Hawthorne Exchange : un systÚme de réputation basé sur le Thorne

La premiÚre expérience que l'on peut citer n'est pas un systÚme de monnaie numérique à proprement parler puisque son rÎle initial n'était pas l'échange commercial. Il s'agit du Hawthorne Exchange, un systÚme de jetons de réputation utilisé pour la liste de diffusion extropienne.

Les extropiens Ă©taient des futuristes transhumanistes optimistes qui envisageaient l'Ă©volution technologique comme un moyen de libĂ©ration de l'individu. Ils avaient avait donc des centres intĂ©rĂȘts en commun avec les cypherpunks (le mouvement extropien avait Ă©tĂ© fondĂ© 4 ans aurapavant), et beaucoup de personnes faisaient partie des deux mouvements comme Timothy C. May, Nick Szabo ou encore Hal Finney. La liste de diffusion extropienne Ă©tait une liste de distribution de courrier Ă©lectronique privĂ©e, par laquelle les extropiens communiquaient sur internet et pouvaient discuter de nombreux sujets.

Logo extropianisme extropie

Le Hawthorne Exchange (couramment abrĂ©gĂ© en HEx) a Ă©tĂ© lancĂ© le 24 mars 1993 par un individu du nom de Brian Holt Hawthorne comme un marchĂ© de rĂ©putation pour les membres de la liste de diffusion. Le systĂšme se basait sur un serveur qui gĂ©rait les courriels de maniĂšre automatique. Chaque membre de la liste de diffusion pouvait s'incrire pour acquĂ©rir des parts liĂ©es Ă  son identitĂ©, ainsi que des parts de la plateforme possĂ©dant le sigle boursier HEX. Chaque part pouvait ensuite ĂȘtre Ă©changĂ©e sur le marchĂ© selon l'offre et la demande, ce qui permettait thĂ©oriquement d'Ă©valuer la rĂ©putation des membres de la liste. Le principe de base Ă©tait que si un membre considĂ©rait que quelqu'un avait contribuĂ© positivement Ă  la liste de diffusion, il achetait des parts de cette personne, et que dans le cas inverse il revendait ces parts.

L'unité native pour effectuer ces échanges était le Thorne, et avait pour symbole ð ou p. La quantité monétaire émise au tout début était d'un million de Thornes et était détenue par le serveur. La distribution initiale se faisait lors de l'inscription : au moment de leur entrée dans le systÚme, les participants recevait, en plus de leurs parts représentant leur réputation, 100 HEX chacun (les parts du systÚme d'échange) qu'ils pouvaient vendre au serveur pour un prix de 100 Thornes piÚce, et donc obtenir au moins 10 000 Thornes chacun.

Le systĂšme Ă©tait trĂšs expĂ©rimental et beaucoup de membres de la liste de diffusion Ă©taient sceptiques (Ă  raison) sur sa pĂ©rennitĂ©. NĂ©anmoins, certains se sont tout de mĂȘme inscrits comme Hal Finney (il Ă©tait l'un des premiers Ă  s'inscrire et possĂ©dait la part HFINN), Perry E. Metzger (P) ou Nick Szabo (N) qui disait essayer pour « le plaisir du jeu » malgrĂ© ses rĂ©ticences.

AprÚs une période de développement plus longue que prévue, les échanges ont pu débuter le 28 juin 1993. Les opérations étaient rares mais elles avaient lieu. Voici à quoi ressemblaient le cours des différentes parts dans le rapport du 22 juillet :

Cours parts Hawthorne Exchange 1993

Plusieurs problĂšmes ont Ă©tĂ© Ă©voquĂ©s dĂšs le dĂ©but. Le premier Ă©tait le manque de liquiditĂ© du marchĂ©. Un groupe restreint de personnes possĂ©dait la majeure partie des Thornes et ne les faisaient pas bouger, ce qui n'aidait pas les autres Ă  s'en procurer. Des propositions ont Ă©tĂ© faites pour amĂ©liorer les choses. Ainsi, le 6 juillet, un membre de la liste nommĂ© Derek Zahn proposait d'augmenter drastiquement la quantitĂ© de Thrones en circulation. Suite Ă  cette proposition, Perry Metzger rĂ©torquait que les gens oubliaient que « la taille de la masse monĂ©taire [n'avait] pas d'importance » et que « les valeurs [pouvaient] augmenter indĂ©finiment mĂȘme avec une masse monĂ©taire fixe ». NĂ©anmoins, il fallait pour cela que l'unitĂ© soit rendu divisible, chose qu'a faite Brian Hawthorne le 16 juillet en ajoutant deux chiffres aprĂšs la virgule dans la reprĂ©sentation des Thornes.

Le deuxiÚme problÚme était la valorisation du Thorne et des jetons de réputation. Certaines personnes montraient en effet un certain scepticisme à propos de la mise en route du systÚme, à l'instar de Hal Finney qui déclarait le 27 juillet :

De nombreuses personnes ont observĂ© que les parts Hex ont peu ou pas de valeur intrinsĂšque. Cela remet en question toute la prĂ©misse de la place de marchĂ©, Ă  savoir que les valeurs des parts sont censĂ©es reprĂ©senter d'une maniĂšre ou d'une autre la rĂ©putation des gens. Mais il n'y a aucune raison pour que la valeur des parts corresponde de quelque maniĂšre que ce soit Ă  la rĂ©putation des gens, si ce n'est le fait qu'on se dit qu'il devrait en ĂȘtre ainsi. Il s'agit d'une tentative de crĂ©er une prophĂ©tie auto-rĂ©alisatrice, oĂč si tout le monde croit X, alors tout le monde agit comme si X Ă©tait vrai, et cela rend X vrai. [...] Il est important de comprendre que les Thornes ne sont pas comme les dollars. À moins que les parts HeX ne puissent recevoir une base autre que le caprice de leurs propriĂ©taires, le marchĂ© s'effondrera sĂ»rement, car il n'y a rien pour le soutenir.

Plusieurs personnes ont réagi à cette conception. Ainsi, Dave Krieger a répondu à Hal Finney que les dollars fonctionnaient déjà comme cela. Perry Metzger, lui, a été plus loin en invoquant la conception subjective de la valeur :

L'une des grandes avancĂ©es de la thĂ©orie Ă©conomique autrichienne est la notion que toute valeur est complĂštement subjective - c'est tout simplement ce que les gens sont prĂȘts Ă  payer pour la chose valorisĂ©e. [...] Toute monnaie est psychologique.

HEx n'a jamais rĂ©ellement fonctionnĂ© en tant que systĂšme de rĂ©putation car il n'y avait pas de sens Ă  Ă©valuer la rĂ©putation comme cela, et l'activitĂ© Ă©tait de toute maniĂšre trop timide. NĂ©anmoins, le Thorne lui a commencĂ© Ă  ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie d'Ă©change. Par consĂ©quent, bien que Brian Hawthorne lui-mĂȘme avait dĂ©clarĂ© que HEx n'Ă©tait pas « un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique » et n'avait « aucune prĂ©tention Ă  l'ĂȘtre », les personnes prĂ©sentes sur la liste se sont mises naturellement Ă  effectuer des Ă©changes contre du Thorne.

Le premier achat d'un service a eu lieu le 31 août 1993 lorsque Dave Krieger a proposé à John McPherson de lui donner 1000 Thornes s'il recopiait et publiait une présentation de Vernor Vinge réalisée par The San Diego Union-Tribune. John McPherson a accepté dans la soirée, heure de Californie, concluant ainsi l'échange.

Nick Szabo vendait quelques services contre du Thorne, et avait été jusqu'à mettre au point son propre catalogue de textes en tous genres, appelé « Nick's Catalog ».

Catalogue de Nick Szabo Thorne Hawthorne Exchange 1993

Quelques paris étaient réalisés sur la liste de diffusion. De son cÎté, Tim May mettait à disposition des dossiers d'informations contre des Thornes, dans le cadre de son projet de BlackNet.

Au cours du temps, le Thorne a aussi acquis un prix en dollars. Brian Hawthorne vendait du Thorne à un prix de 0,01 $ piÚce. Cependant, la demande pour le Thorne était moins forte que cela et la plupart des gens acceptaient d'acheter du Thorne un prix de 0,001 $. Tim May en particulier cherchait à se procurer plus de Thornes : il a par exemple acheté 10 000 Thornes à Edgar W. Swank pour 10 $ en liquide. Le but de Tim May était d'« accumuler plus de Thornes » dans l'espoir que le systÚme persiste et que Brian Hawthorne n'ait pas « l'intention de dévaloriser le Thorne en imprimant plus », chose que ce dernier confirmera :

Je vais répéter ce que j'ai déclaré publiquement auparavant. Il y a exactement un million de Thornes en circulation. Je n'en imprimerai pas plus.

Cet amorçage du Thorne a étonné certains membres de la liste, et ce d'autant plus que cette utilisation n'était pas la vocation initiale du systÚme. Ainsi, David Murray expliquait le 28 septembre :

Quand HEX a débuté, je ne pensais pas que le thorn[e] pouvait spontanément acquérir de la valeur. Je n'en suis plus si sûr maintenant. Les thorn[e]s offrent un avantage distinct par rapport aux dollars ici sur la toile : ils sont électroniques et échangeables électroniquement. Cette marge d'efficacité peut suffire à leur permettre d'acquérir de la valeur, avec un peu d'aide (spontanée).

Cela a Ă©galement inquiĂ©tĂ© Brian Hawthorne, qui voyait son systĂšme ĂȘtre utilisĂ© comme monnaie, et qui ne voulait pas subir les poursuites Ă©tatiques que subissait Ă  l'Ă©poque le crĂ©ateur de PGP, Philip Zimmermann :

Avertissement officiel, de sorte Ă  ce que je ne me retrouve pas dans la mĂȘme situation que Phil Zimmermann : Le Hawthorne Exchange est un marchĂ© de rĂ©putation, pas un marchĂ© d'actions, de matiĂšres premiĂšres, de devises ou d'obligations. Le Thorne est un jeton avec lequel Ă©changer des rĂ©putations. Le Hawthorne Exchange dĂ©cline toute responsabilitĂ© quant Ă  l'utilisation de Thornes comme monnaie rĂ©elle par ses clients.

Toutefois, cette expérience est lentement tombée dans l'oubli et l'activité a commencé à décliner vers la fin de l'année 1993. Le 21 janvier 1994, Brian Hawthorne a mis le Hawthorne Exchange en vente, n'ayant plus le temps de s'en occuper. Il avait en effet lancé la chose de maniÚre plus ou moins ironique et ne s'attendait pas à ce que les gens la prennent autant au sérieux. La plateforme a été rachetée par Bill Garland, qui a déclaré par la suite que « HEx [avait été mis] en sommeil et qu'il le resterait encore un peu » (HEx is now dormant and will be for a little while yet). Le Hawthorne Exchange n'a jamais réapparu et par conséquent le Thorne a fini par perdre sa valeur.

 

Magic Money et les Tacky Tokens

À l'instar de la liste extropienne, la mailing list cypherpunk a Ă©galement connu son expĂ©rience d'argent liquide numĂ©rique. Il s'agissait du protocole Magic Money qui permettait Ă  chacun de crĂ©er sa propre devise numĂ©rique. Celui-ci a Ă©tĂ© prĂ©sentĂ© sur la liste de diffusion cypherpunk le 4 fĂ©vrier 1994, par un anonyme qui utilisait PGP pour s'identifier. Le crĂ©ateur de Magic Money, Pr0duct Cypher, dĂ©crivait son systĂšme comme suit :

Magic Money est un systĂšme d'argent liquide numĂ©rique conçu pour ĂȘtre utilisĂ© par courrier Ă©lectronique. Le systĂšme est en ligne et intraçable. « En ligne » signifie que chaque transaction implique un Ă©change avec un serveur, pour Ă©viter les doubles dĂ©penses. « Intraçable » signifie qu'il est impossible pour quiconque de retracer les transactions, de faire correspondre un retrait avec un dĂ©pĂŽt, ou de faire correspondre deux piĂšces de quelque maniĂšre que ce soit.

Tout comme le Hawthorne Exchange, Magic Money nĂ©cessitait par un serveur qui analysait des courriels pour faire fonctionner la chose. Magic Money Ă©tait un protocole et par consĂ©quent nĂ©cessitait que la personne qui dĂ©sirait crĂ©er une nouvelle devise numĂ©rique fasse fonctionner son propre serveur. Pour ĂȘtre intraçable, le systĂšme se fondait sur les signatures aveugles de David Chaum, une technologie brevetĂ©e, ce qui faisait que Magic Money Ă©tait avant tout un prototype expĂ©rimental.

À la fin de sa prĂ©sentation initiale, Pr0duct Cypher ajoutait la remarque suivante Ă  propos de la valorisation des jetons créés avec son systĂšme :

Maintenant, si vous ĂȘtes toujours rĂ©veillĂ©, vient la partie amusante : comment introduire une valeur rĂ©elle dans votre systĂšme digicash ? Comment, d'ailleurs, faites-vous mĂȘme en sorte que les gens jouent avec ?

Qu'est-ce qui rend l'or précieux ? Il a quelques propriétés utiles : c'est un bon conducteur, il résiste à la corrosion et aux produits chimiques, etc. Mais celles-ci ne sont devenus importantes que récemment. Pourquoi l'or a-t-il été précieux pendant des milliers d'années ? C'est joli, c'est brillant et surtout, c'est rare.

Digicash est joli et brillant. Les gens en parlent depuis des années, mais peu l'ont utilisé. Vous pouvez rendre votre cash plus intéressant en donnant à votre serveur un nom provocateur. Le faire passer par un service de repostage pourrait lui donner une touche « underground » qui attirerait les gens.

Votre digicash devrait ĂȘtre rare. Ne le donnez pas en grande quantitĂ©. Demandez Ă  certaines personnes de jouer avec votre serveur, en vous faisant passer des piĂšces. Organisez un concours - la premiĂšre personne qui casse ce code, rĂ©pond Ă  cette question, etc. gagne de l'argent numĂ©rique. Une fois que les gens commenceront Ă  s'y intĂ©resser, votre monnaie numĂ©rique sera demandĂ©e. Assurez-vous que la demande dĂ©passe toujours l'offre.

 

Magic internet Money Bitcoin brouillon
Bitcoin n'est-il pas le digne héritier de Magic Money ?

 

Suite à cette présentation, les réactions ont été enthousiastes. Hal Finney a répondu dans la foulée : « Wow ! Génial ! ». Francis Barrett, lui, affirmait que c'était « la chose la plus géniale [qu'il avait] lue depuis longtemps ».

Le premier serveur a été mis en place par Mike Duvos le 25 février 1994. Ses piÚces étaient appelés les « Tacky Tokens », ou « jetons poisseux », et elles étaient émises en dénominations de 1, 2, 5, 10, 20, 50, et 100 unités. En guise d'incitation à essayer le systÚme, il distribuait 100 Tacky Tokens aux 10 premiÚres personnes qui envoyaient un courriel au serveur.

Quelques tentatives d'utiliser les Tacky Tokens comme monnaie d'échange sont apparues comme la proposition de vente d'un GIF de qualité contre 5 Tacky Tokens, mais cependant cela n'a pas pris comme les cypherpunks l'imaginaient. Cet échec a fait réfléchir certains d'entre eux sur le problÚme de l'amorçage.

Dans son essai Why Digital Cash is Not Being Used, Tim May relevait diffĂ©rentes raisons pour lesquelles Magic Money / Tacky Tokens ne gagnait pas en traction, dont les trois principales Ă©taient qu'il n'y avait quasiment rien Ă  acheter, que l'utilisation Ă©tait difficile techniquement et que le systĂšme n'offrait aucun intĂ©rĂȘt particulier. May recommandait donc une liste de marchĂ©s qui pourraient ĂȘtre avantageux pour les systĂšme d'argent liquide numĂ©rique comme les cartes de tĂ©lĂ©phone, les routes Ă  pĂ©age, les marchĂ©s illĂ©gaux, les marchĂ©s de paris et les services numĂ©riques de repostage.

Pr0duct Cypher, dans un texte intitulé Giving Value to Digital Cash, écrivait :

Quelqu'un m'a rĂ©cemment rappelĂ© mes mots de l'intro de Magic Money, dans laquelle j'ai prĂ©dit que l'argent liquide numĂ©rique pouvait prendre de la valeur par lui-mĂȘme. Je savais quand j'ai Ă©crit le programme que donner la valeur au systĂšme serait la partie la plus difficile. [...] La plupart des grandes Ă©conomies utilisent aujourd'hui une monnaie fiduciaire, il est donc clair que la monnaie fiduciaire fonctionnera. Mais vous ne pouvez pas crĂ©er une nouvelle Ă©conomie avec de la monnaie fiduciaire. La monnaie doit commencer par avoir une valeur et une convertibilitĂ© dans le monde rĂ©el. AprĂšs avoir Ă©tĂ© en circulation pendant un certain temps, elle peut ĂȘtre « dĂ©couplĂ©e » des Ă©talons extĂ©rieurs.

Il y a trois problĂšmes qui interviennent.

1> Faire en sorte que les gens s'y mettent, de l'ignorance totale à la présence d'un client Magic Money opérationnel sur leurs systÚmes.

2> Distribuer vos piÚces numériques.

3> Échanger vos piĂšces numĂ©riques contre quelque chose ayant de la valeur.

On note qu'il revenait alors sur sa position initiale, pour rejoindre la conclusion du théorÚme de régression de Mises : la valeur de la monnaie devait remonter à une valeur d'usage non monétaire, si besoin par le biais d'adossements successifs.

À la suite de ces discussions, d'autres implĂ©mentations de Magic Money ont vu le jour : les GhostMarks ou « marks fantĂŽmes » ; les DigiFrancs ou « francs numĂ©riques », prĂ©tendument adossĂ©s Ă  10 caisses de Cola-Cola Light conservĂ©s dans un coffre ; ou encore les NexusBucks ou « dollars de liaison », créés par un dĂ©nommĂ© Sameer qui souhaitait rĂ©munĂ©rer du travail de dĂ©veloppement informatique grĂące Ă  ces jetons.

Cependant, toutes ces unitĂ©s numĂ©riques Ă  l'utilitĂ© trĂšs limitĂ©e ont disparu progressivement. À la mi-aoĂ»t 1994, Mike Duvos, l'opĂ©rateur du serveur gĂ©rant les Tacky Tokens, dĂ©clarait :

Je n'ai pas vu de Tacky Token depuis des mois, bien qu'il y avait pas mal d'activité lorsque j'ai rendu mon serveur disponible au début.

La cause de cette désertion était l'apparition d'un autre systÚme d'argent liquide numérique : eCash et ses cyberbucks.

 

eCash : l'expérience des cyberbucks

Comme on l'a dit en introduction, David Chaum est l'un des fondateurs de l'argent liquide numérique. C'est donc tout naturellement qu'il a essayé de mettre en application son idée, par l'intermédiaire de eCash. AprÚs avoir fondé sa société (DigiCash) en 1989, et avoir travaillé sur le sujet pendant plusieurs années, il a fini par mettre au point un prototype et à le présenter au monde le 27 mai 1994 lors de la premiÚre conférence internationale sur le World Wide Web au CERN à GenÚve.

eCash a par la suite mis en route, sous la forme d'un essai réalisé avec la participation de volontaires. Cet essai a été annoncé en juillet et a débuté le 19 octobre. Les unités émises pour l'occasion étaient appelés les cyberbucks, ou « dollars d'internet », et avaient pour symbole cb$, c$ ou e$ selon les individus. Puisqu'il s'agissait d'un test, les cyberbucks ne bénéficiaient d'aucun adossement au dollar et possédait donc un prix flottant.

L'avantage que possédait eCash est que le systÚme était développé par une entreprise reconnue, qui savait communiquer et qui savait comment démarrer un nouveau projet. La distribution initiale a ainsi été mise à profit pour encourager l'utilisation du systÚme : 100 cyberbucks étaient en effet distribués à chaque nouvel utilisateur. Cela fait que l'expérience des cyberbucks s'est retrouvé avec des centaines d'utilisateurs et des dizaines de commerçants dÚs ses débuts.

Commerçants essai eCash cyberbucks

En janvier 1995, l'essai jusqu'alors rĂ©servĂ© aux États-Unis s'Ă©tendait au monde entier.

Le premier échange en cyberbucks aurait eu lieu dÚs octobre : ils s'agissait de l'achat d'une carte postale par Marcel van der Peijl, un employé de DigiCash, auprÚs de la société Global-X-Change.

eCash connaissait Ă©galement un certain succĂšs dans la communautĂ© cypherpunk, et Ă©tait souvent Ă©voquĂ© sur la liste de diffusion. Certains cypherpunks ont mĂȘme fini par travailler pour DigiCash, comme Nick Szabo.

Le cyberbuck a lui aussi acquis un prix. Il existait une liste de diffusion spĂ©cialisĂ©e qui servait Ă  rĂ©aliser des Ă©changes : appelĂ©e ECM (pour Electronic Cash Market), celle-ci avait Ă©tĂ© dĂ©marrĂ©e le 24 juin 1995 par Rich Lethin. Il y avait Ă©galement d'autres endroits oĂč Ă©changer des dollars contre des cyberbucks et inversement, comme l'Eshop de FireCloud Solutions (voir l'image ci-dessous). En 1995, le prix du cyberbuck Ă©tait de quelques centimes de dollar.

Place de marché eCash EShop FireCloud Solutions 1995

Bien que rare, l'utilisation des cyberbucks Ă©tait bien rĂ©elle. Hal Finney offrait un prix en cyberbucks pour son concours de programmation (problĂšme rĂ©solu par Damien Doligez). Adam Back proposait Ă  la vente des t-shirts sur lesquels Ă©tait imprimĂ© du code d'un algorithme de chiffrement (algorithmes alors considĂ©rĂ©s comme des munitions par l'État fĂ©dĂ©ral des États-Unis), dont un exemplaire a Ă©tĂ© achetĂ© par Mark Grant le 17 aoĂ»t 1995. Bryce Wilcox (devenu aujourd'hui Zooko Wilcox-O'Hearn) proposait de vendre son logiciel facilitant l'utilisation de PGP pour 10 cyberbucks.

Jim Crawley résumait l'état des lieux le 11 juillet 1995, dans une courte chronique pour la revue en ligne The Computists' Weekly :

Pouvez-vous crĂ©er de la valeur rĂ©elle sur la toile simplement en Ă©mettant une monnaie Ă©trange ? Apparemment oui. Digicash a distribuĂ© 1 M d'ecash, 100 e$ par utilisateur. Quelques marchands ont acceptĂ© les cyberbucks pour des partagiciels ou des produits d'information, et Adam Back en Grande-Bretagne vous vendra un T-shirt cryptographique "export-interdit" pour 250 e$ (ou 8 ÂŁ, qui met en place un taux de change diffĂ©rent). Le premier Ă©change connu vers la devise amĂ©ricaine a eu lieu lorsque Lucky Green a acceptĂ© le mois dernier de vendre ses 100 e$ pour 5 $. Cela Ă©tablit un prix de vente de 50 000 $ pour l'Ă©mission de Digicash, bien qu'il soit possible que l'Ă©dition limitĂ©e ait une valeur beaucoup plus Ă©levĂ©e en tant qu'article de collection. Selon l'analyste du commerce en ligne, Robert Hettinga, « le prix dont nous parlons ici est la valeur marginale du concept d'e$ lui-mĂȘme : anonymat, fluiditĂ© de transfert, commoditĂ©, ce que vous voulez. »

Cependant, tout n'était pas parfait pour les utilisateurs de cyberbucks et certains se posaient des question sur la pérennité du systÚme, à l'instar de Nathan Loofbourrow qui évoquait dans un courriel du 23 août la dépendance du systÚme vis-à-vis de DigiCash :

Je n'ai pas encore vu de date, mais Digicash déclare à plusieurs reprises dans ses communiqués de presse que les Cyberbucks ne sont qu'une monnaie d'essai et qu'à un moment donné dans le futur, l'essai prendra fin. Est-ce que cela signera le fin du marché pour les c$ à ce moment-là ? Sans Digicash pour authentifier la monnaie, il semblerait impossible d'échanger les piÚces de c$. [...] Afin de préserver la valeur de la nouvelle monnaie électronique, [...] nous avons besoin de l'assurance que la masse monétaire ne connaßtra pas une croissance déraisonnable. L'essai de ecash bénéficie de la promesse de Digicash d'un plafond de 1 million de c$ ; cette confiance a-t-elle un poids suffisant pour que le Cyberbuck ou son successeur garde une quelconque valeur pour l'utilisateur ?

Malheureusement, sa prĂ©diction est rapidement devenue rĂ©alitĂ©. En octobre 1995, la Mark Twain Bank lançait sa propre version de eCash en partenariat avec DigiCash, et, contrairement Ă  l'essai prĂ©cĂ©dant, l'unitĂ© Ă©changĂ©e Ă©tait adossĂ©e au dollar Ă©tasunien. Bien que l'expĂ©rience des cyberbucks ne se soit pas arrĂȘtĂ©e lĂ , leur valeur s'est effondrĂ©e Ă  cause de cette nouvelle. Le sort des cyberbucks a finalement Ă©tĂ© scellĂ© lorsque Digicash a fait faillite en septembre 1998.

 

Conclusion

Ainsi, que ce soit avec le Hawthorne Exchange, Magic Money ou eCash, on a pu voir des unitĂ©s numĂ©riques ĂȘtre valorisĂ©es sans ĂȘtre adossĂ©e Ă  une monnaie existante. Pourquoi ? Parce que leur fonction -- transfĂ©rer de la valeur sur internet -- Ă©tait trĂšs demandĂ©e, notamment par les cypherpunks dans le but de rĂ©aliser leur idĂ©al. NĂ©anmoins, toutes ces expĂ©riences reposaient sur un tiers de confiance, et se sont dĂ©finitivement arrĂȘtĂ©es lorsque le tiers en question a cessĂ© ses activitĂ©s. Le Thorne, le Tacky Token et le cyberbuck n'Ă©taient ni durables ni rares, et ne pouvaient donc pas devenir des monnaies plus largement acceptĂ©es.

Satoshi Nakamoto le reconnaissait lui-mĂȘme. Dans un courriel adressĂ© Ă  la liste de diffusion p2p-research, il rĂ©agissait Ă  la comparaison entre Bitcoin et eCash en disant :

Bien sûr, la plus grande différence est l'absence de serveur central. C'était le talon d'Achille des systÚmes chaumiens ; lorsque l'entreprise centrale fermait ses portes, la monnaie disparaissait.

À la suite des expĂ©riences des annĂ©es 1990, l'idĂ©e de crĂ©er un argent liquide numĂ©rique sans valeur intrinsĂšque s'est faite plus rare, pour laisser la place Ă  des systĂšmes oĂč les unitĂ©s Ă©taient indexĂ©es sur l'or (e-gold) ou le dollar (Liberty Reserve). Quelques cypherpunks ont bien tentĂ© d'imaginer des systĂšmes dĂ©centralisĂ©s, comme b-money, bit gold ou RPOW, mais ceux-ci ont Ă©tĂ© immĂ©diatement jugĂ©s trop peu robustes. Ce n'est qu'avec l'apparition de Bitcoin en 2008 que la malĂ©diction a Ă©tĂ© levĂ©e et qu'un vrai argent liquide numĂ©rique a pu voir le jour.

 


Sources

John Paul Koning, The bootstrapping of Thorne, Magic Money, and Cyberbucks: three pre-Bitcoin monetary experiments, 6 novembre 2017.
Extropians (mailing list), 1993 - 1994.
Cyperpunks (mailing list), 1992 - 1998.

[PODCAST] Bitcoin : comprendre la révolte monétaire du siÚcle

February 25th 2021 at 10:59

Je suis rĂ©cemment intervenu dans le podcast de Contrepoints pour parler de Bitcoin et de cryptomonnaie avec Pierre Schweitzer. Au-delĂ  de l’évolution du prix du bitcoin (prix qui se situait autour des 51 000 $ / 42 000 € au moment de l’enregistrement), il y a en effet beaucoup Ă  dire sur le sujet.

Les thÚmes suivants y sont abordés :

  • La rĂ©sistance Ă  la censure
  • L’origine politique de Bitcoin
  • Le problĂšme de l’amorçage
  • Le dĂ©veloppement du protocole
  • Le dĂ©bat sur la scalabilitĂ© et Bitcoin Cash
  • La religiositĂ© dans Bitcoin
  • Le rĂ©seau Lightning
  • La crĂ©ation monĂ©taire des banques centrales et le risque d’inflation
  • La potentielle rĂ©ponse des États Ă  Bitcoin
  • La confidentialitĂ© dans les cryptomonnaies
  • Les autres usages de la blockchain

Voici l’épisode du podcast :

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