Bitcoin est un concept de monnaie numĂ©rique fonctionnant sur Internet qui a Ă©tĂ© crĂ©Ă© en 2008 par Satoshi Nakamoto. Mis en application Ă partir du 3 janvier 2009, il a parcouru un long chemin qui lâa menĂ© Ă devenir ce quâil est aujourdâhui, Ă la fois dâun point de vue technique, Ă©conomique et social. NĂ©anmoins, il existe toujours des incomprĂ©hensions Ă son Ă©gard, y compris chez ceux qui pensent avoir saisi ses principes de base. Câest en particulier le cas de son modĂšle de sĂ©curitĂ© qui reste flou pour beaucoup de personens.
Dans Bitcoin, une foule de notions interviennent. Le systĂšme est fondĂ© sur un rĂ©seau public et dĂ©centralisĂ© de nĆuds qui font tourner un logiciel open source. Ces nĆuds vĂ©rifient des opĂ©rations cryptographiques et entretiennent un registre distribuĂ© et horodatĂ© appelĂ© la chaĂźne de blocs, registre oĂč sont enregistrĂ©es toutes les transactions dâune unitĂ© de compte, le bitcoin. Au sein de ce rĂ©seau, un certain nombre dâacteurs, appelĂ©s des mineurs, utilisent la puissance de calcul de leurs machines afin de valider les transactions effectuĂ©es par le rĂ©seau, et reçoivent en Ă©change une rĂ©munĂ©ration en bitcoins. Tout cela forme un tout harmonique qui permet Ă Bitcoin dâexister depuis quasiment douze ans.
Cependant, ce qui sĂ©curise Bitcoin, ce nâest pas la cryptographie, la chaĂźne de blocs, le logiciel libre, la dĂ©centralisation ou la puissance de calcul. Ce qui sĂ©curise Bitcoin, câest lâaction combinĂ©e dâindividus, de personnes de chair et dâos mues par leurs intĂ©rĂȘts, de gens qui prennent des dĂ©cisions et qui sâexposent Ă des risques personnels. Bitcoin est en effet un systĂšme Ă©conomique et, en tant que tel, base sa sĂ©curitĂ© sur le comportement intĂ©ressĂ© des ĂȘtres humains1.
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Quâest-ce qui prĂ©serve la qualitĂ© de lâinfrastructure logicielle ?
Bitcoin est un protocole de communication qui permet lâexistence et la circulation dâune unitĂ© de compte numĂ©rique, le bitcoin. Ce protocole est un ensemble de rĂšgles et ne peut donc pas directement ĂȘtre utilisĂ© par un individu : il faut pour cela quâil existe une implĂ©mentation logicielle, Ă savoir un programme qui respecte et vĂ©rifie ces rĂšgles.
LâĂ©cosystĂšme autour de Bitcoin repose donc sur ces implĂ©mentations logicielles, qui peuvent ĂȘtre complĂštes (nĆuds du rĂ©seau) ou partielles (portefeuilles lĂ©gers). Bien Ă©videmment, les implĂ©mentations complĂštes sont les plus essentielles Ă la sĂ©curitĂ© de Bitcoin, puisque ce sont elles qui servent Ă valider les transactions et Ă miner les blocs. En particulier, Bitcoin Core, lâimplĂ©mentation de rĂ©fĂ©rence de Bitcoin (BTC), joue un rĂŽle central dans lâinfrastructure du rĂ©seau.
Comme tous les programmes informatiques complexes, Bitcoin Core nâest pas exempt de faiblesses, ce qui au cours de son histoire sâest matĂ©rialisĂ© par deux incidents majeurs :
- En aoĂ»t 2010, une faille dans le systĂšme des transactions (value overflow) avait permis Ă une personne de crĂ©er plus de 184 milliards de bitcoins Ă partir de rien ! Cet incident avait heureusement pu ĂȘtre corrigĂ© dans les heures qui avaient suivi grĂące Ă la mobilisation des mineurs qui avaient appliquĂ© un patch correctif. Ă lâĂ©poque, cela nâavait pas Ă©tĂ© dommageable pour Bitcoin, qui ne gĂ©rait que peu de valeur.
- En mars 2013, un dĂ©faut contenu dans la mise Ă jour du code avait provoquĂ© la sĂ©paration accidentelle du rĂ©seau pendant plusieurs heures. Bitcoin Ă©tait alors beaucoup plus utilisĂ© et cette sĂ©paration momentanĂ©e avait notamment entraĂźnĂ© la rĂ©alisation dâune double dĂ©pense par un utilisateur.
Câest pour cela quâil est crucial que le logiciel derriĂšre Bitcoin soit bien maintenu, optimisĂ©, amĂ©liorĂ©. Bitcoin reprĂ©sente aujourdâhui prĂšs de 300 milliards de dollars et dĂ©place des dizaines de milliards de dollars chaque jour, et par consĂ©quent il serait dĂ©sastreux quâun dysfonctionnement majeur survienne.
Pour assurer la sĂ©curitĂ© du logiciel, il existe donc des dizaines de personnes, identifiĂ©es ou anonymes, qui sâattellent Ă scruter et Ă perfectionner le code, Ă temps plein ou Ă temps partiel. Puisque Bitcoin Core est un logiciel libre disponible en source ouverte sur Internet, nâimporte qui peut consulter le code, vĂ©rifier quâil est conforme au rĂ©sultat attendu ou mĂȘme proposer de le modifier pour lâamĂ©liorer ! Tel que lâexpliquait Satoshi Nakamoto en dĂ©cembre 2009 :
Ătre accessible en source ouverte signifie que nâimporte qui peut examiner le code de maniĂšre indĂ©pendante. Sâil sâagissait dâune source fermĂ©e, personne ne pourrait vĂ©rifier la sĂ©curitĂ©. Je pense quâil est essentiel pour un programme de cette nature dâĂȘtre open source.
Cette ouverture, couplĂ©e Ă une dette technique limitĂ©e, donne Ă Bitcoin une sĂ»retĂ© plus grande que de nombreux systĂšmes informatiques. En effet, au vu des sommes en jeu, la rĂ©compense pour lâexploitation rĂ©ussie dâune faille dans le code serait Ă©norme, ce qui renforce la confiance quâon peut avoir dans le logiciel au cours du temps (effet Lindy).
De plus, les failles dans le code sont, outre leur raretĂ©, le plus souvent trĂšs subtiles, ce qui fait que ce sont les dĂ©veloppeurs bienveillants qui les dĂ©couvrent et qui les rapportent. On peut par exemple citer le bogue dâinflation trouvĂ© et rĂ©vĂ©lĂ© en septembre 2018 par Awemany, dĂ©veloppeur pour Bitcoin Unlimited, ou la faille permettant des attaques par dĂ©ni de service rapportĂ©e en juin 2018 par Braydon Fuller, dĂ©veloppeur pour Bcoin, et rĂ©vĂ©lĂ©e publiquement plus deux ans plus tard, en septembre 2020.
Enfin, il faut spĂ©cifier que lâinfrastructure logicielle nâest pas maintenue gratuitement et quâelle est soutenue financiĂšrement par les organisations et les individus dont lâactivitĂ© dĂ©pend de la qualitĂ© du fonctionnement du rĂ©seau. Câest ainsi que des entreprises impliquĂ©es dans Bitcoin acceptent de rĂ©munĂ©rer les principaux dĂ©veloppeurs de Bitcoin Core, pas par charitĂ©, mais parce quâelles ont quelque chose Ă gagner.
Tout ceci fait que la sĂ©cuitĂ© du logiciel sâamĂ©liore au cours du temps, que les vulnĂ©rabilitĂ©s sont dĂ©tectĂ©es et maĂźtrisĂ©es et que, en presque douze ans dâexistence, seules deux dâentre elles ont provoquĂ© un incident majeur. Bitcoin ne repose donc pas sur des logiciels magiques qui fonctionneraient parfaitement bien, mais sur lâaction des dĂ©veloppeurs qui maintiennent des implĂ©mentations faillibles et sur lâaide des mĂ©cĂšnes qui financent ce dĂ©veloppement.
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Quâest-ce qui assure le bon traitement des transactions ?
Bitcoin permet Ă quiconque dâenvoyer des fonds Ă nâimporte qui dâautre, quel que soit le moment, oĂč que se trouve le destinataire dans le monde pourvu quâil dispose dâun accĂšs Ă Internet. Il est ainsi rĂ©sistant Ă la censure, câest-Ă -dire quâil est trĂšs difficile pour une entitĂ© dâempĂȘcher arbitrairement une transaction dâĂȘtre rĂ©alisĂ©e.
La rĂ©sistance Ă la censure est trĂšs importante car si Bitcoin nâavait pas cette propriĂ©tĂ©, il ne pourrait tout simplement pas survivre. Il deviendrait en effet un systĂšme bancaire comme un autre, soumis aux rĂ©glementations invasives des Ătats : il devrait sâadapter Ă lâinstar de PayPal, ou mourir sous les coups des interventions Ă©tatiques, destin funeste quâont connu e-gold ou Liberty Reserve en leur temps.
Le bon traitement des transactions dans Bitcoin implique donc deux garanties qui le distinguent des systĂšmes bancaires traditionnels :
- Toute transaction qui paie un montant correct de frais ne peut pas ĂȘtre dĂ©laissĂ©e (sĂ©curitĂ© a priori) ;
- Toute transaction qui a Ă©tĂ© confirmĂ©e doit demeurer dans le registre et ne peut pas faire lâobjet dâune double dĂ©pense (sĂ©curitĂ© a posteriori).
Ce bon traitement est assurĂ© par ce quâon appelle le minage. Les mineurs, qui font partie du rĂ©seau, reçoivent les transactions des utilisateurs et les incluent dans des blocs. Ils rattachent ces blocs Ă la chaĂźne par la rĂ©solution dâun problĂšme mathĂ©matique nĂ©cessitant une dĂ©pense dâĂ©nergie Ă©lectrique (preuve de travail) et sont en Ă©change rĂ©compensĂ©s par les bitcoins nouvellement crĂ©Ă©s (6,25 bitcoins par bloc actuellement) et par les frais payĂ©s par les transactions. Pour dĂ©terminer la chaĂźne valide les nĆuds suivent le principe de la chaĂźne la plus longue, câest-Ă -dire quâils considĂšrent que la chaĂźne contenant le plus de preuve de travail (grosso modo celle avec le plus de blocs) est la chaĂźne valide. Cela permet au rĂ©seau dâarriver Ă un consensus sur lâĂ©tat du systĂšme.
Bitcoin repose donc sur la dĂ©pense dâĂ©nergie pour fonctionner, car câest elle qui dĂ©termine le caractĂšre infalsifiable de la chaĂźne et des bitcoins crĂ©Ă©s. Le taux de hachage, qui dĂ©signe le nombre de calculs par seconde rĂ©alisĂ©s par le rĂ©seau, atteint aujourdâhui les 130 EH/s, Ă savoir 130 milliards de milliards de calculs par seconde. Cette considĂ©rable force de calcul consomme aujourdâhui, selon certaines estimations, plus de 82 TWh par an, soit une dĂ©pense Ă©nergĂ©tique Ă©galant la consommation dâĂ©lectricitĂ© de pays comme la Belgique ou la Finlande.
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NĂ©anmoins, en dĂ©pit de son rĂŽle central, ce nâest pas sur cette Ă©nergie que se fonde la sĂ©curitĂ© du minage. En effet, la sĂ©curitĂ© vient de la concurrence entre les mineurs, et pas de lâĂ©nergie totale dĂ©pensĂ©e. Comme lâĂ©crivait Satoshi Nakamoto dans le livre blanc de Bitcoin en 2008 :
Le systĂšme est sĂ©curisĂ© tant que les nĆuds honnĂȘtes contrĂŽlent collectivement plus de puissance de calcul quâun groupe de nĆuds qui coopĂ©reraient pour rĂ©aliser une attaque.
Lâimportant ce nâest pas que le taux de hachage de Bitcoin soit le plus haut possible, câest que les mineurs disposant dâune puissance de calcul non nĂ©gligeable soient « honnĂȘtes », câest-Ă -dire qui soient prĂȘts Ă miner systĂ©matiquement toutes les transactions payant un montant correct de frais (pas de censure a priori) et Ă toujours construire leurs blocs Ă partir de la plus longue chaĂźne (pas de rĂ©organisation de chaĂźne).
Imaginons (cas pessimiste) que les Ătats membres de lâONU se mettent dâaccord sur la dangerositĂ© de Bitcoin et dĂ©crĂštent lâinterdiction de certaines transactions sur Bitcoin, les transactions de mĂ©lange de piĂšces au nom de la lutte contre le blanchiment dâargent par exemple. Dans ce cas, les mineurs pourraient ĂȘtre soumis Ă de fortes pressions de la part de leurs autoritĂ©s respectives, et devraient faire le choix de continuer Ă ĂȘtre honnĂȘtes en se dĂ©plaçant dans un pays non concernĂ© ou en minant illĂ©galement, ce qui constitue dans les deux cas un risque, ou de devenir des attaquants en suivant la loi. Cette rĂ©glementation des mineurs par les Ătats permettrait, si leur matĂ©riel reprĂ©sentaient plus de la moitiĂ© de la puissance de calcul du rĂ©seau, dâempĂȘcher toute confirmation dâune transaction illĂ©gale par le biais dâune attaque des 51 % mondiale.
La solution au problĂšme proviendrait des individus et des groupes dâindividus qui seraient prĂȘts Ă miner des transactions dĂ©clarĂ©es comme illĂ©gales, et qui resteraient donc honnĂȘtes du point de vue de Bitcoin. Le risque pris par ces mineurs pourrait alors ĂȘtre compensĂ© par les frais des transactions censurĂ©es, qui pourraient sâavĂ©rer ĂȘtre trĂšs Ă©levĂ©s, surtout si des montants astronomiques Ă©taient en jeu.
Câest pour cela que la bon fonctionnement des transactions vient du comportement des mineurs, pas uniquement de la puissance de calcul du rĂ©seau. Pour que Bitcoin soit correctement sĂ©curisĂ©, il faut donc que les mineurs soient nombreux (partage du risque) et se trouvent Ă des endroits diffĂ©rents du monde (dĂ©centralisation).
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Quâest-ce qui garantit la limite des 21 millions de bitcoins ?
Lorsquâon entend parler du bitcoin, il ne faut pas attendre longtemps avant que sa politique monĂ©taire singuliĂšre soit Ă©voquĂ©e. Le bitcoin suit en effet un processus dâĂ©mission trĂšs prĂ©cis qui limite sa quantitĂ© dâunitĂ©s en circulation Ă 21 000 000 : les fameux 21 millions de bitcoins.
Bien que le principe soit briĂšvement dĂ©crit dans le livre blanc, cette politique monĂ©taire nâa Ă©tĂ© dĂ©finie rigoureusement par Satoshi Nakamoto que le 8 janvier 2009 dans son annonce du lancement de Bitcoin :
La circulation totale sera de 21 000 000 de piĂšces. Elle sera distribuĂ© aux nĆuds du rĂ©seau lorsquâils crĂ©eront des blocs, le montant Ă©tant divisĂ© par deux tous les 4 ans.
les 4 premiÚres années : 10 500 000 piÚces
les 4 années suivantes : 5 250 000 piÚces
les 4 années suivantes : 2 625 000 piÚces
les 4 années suivantes : 1 312 500 piÚces
etcâŠ
Cela fait du bitcoin une monnaie dure Ă produire Ă lâinverse des monnaies fiat imposĂ©es par les Ătats, comme lâeuro ou le dollar, dont la gestion de la masse monĂ©taire est dĂ©lĂ©guĂ©e Ă des banques centrales. Bitcoin donne ainsi aux individus la possibilitĂ© dâĂ©pargner une monnaie qui ne perd pas en valeur au cours du temps, et qui empĂȘche au passage les acteurs financiers proches du pouvoir de profiter de lâeffet Cantillon.
La politique monĂ©taire du bitcoin constitue donc une propriĂ©tĂ© rĂ©volutionnaire qui nâa mĂȘme pas Ă©tĂ© appliquĂ©e par le passĂ© et beaucoup la mettent en valeur comme une propriĂ©tĂ© gravĂ©e dans le marbre qui ne pourrait absolument pas ĂȘtre modifiĂ©e. NĂ©anmoins ce nâest pas le cas, et cette « rĂ©sistance Ă lâinflation » doit ĂȘtre, tout comme la rĂ©sistance Ă la censure, sĂ©curisĂ©e par des individus qui agissent en ce sens.
Bitcoin est un protocole de communication, un ensemble de rĂšgles qui permettent Ă des gens de transfĂ©rer de la valeur entre eux, et en cela il peut Ă©voluer. Les rĂšgles de consensus qui dĂ©finissent Bitcoin ne sont en effet pas figĂ©es et peuvent faire lâobjet de changements, comme lâont montrĂ© les diffĂ©rentes amĂ©liorations qui ont jalonnĂ© lâexistence de Bitcoin telles que P2SH, les verrous temporels ou SegWit.
De plus, lâĂ©volution du protocole peut se faire dans un sens non prĂ©vu originellement, ce qui a eu lieu Ă de multiples reprises dans lâhistoire des cryptomonnaies.
En juin 2016, Ethereum a ainsi violĂ© lâimmuabilitĂ© de sa propre chaĂźne en annulant le piratage dâun contrat autonome (TheDAO) oĂč 3,6 millions dâĂ©thers, qui reprĂ©sentaient plus de 45 millions dâeuros. Cette somme dĂ©robĂ©e reprĂ©sentait 4,4 % de la quantitĂ© totale dâĂ©thers en circulation, et une majoritĂ© Ă©conomique (Ă commencer par Vitalik Buterin) a donc dĂ©cidĂ© de revenir sur ce transfert le 20 juin. Un groupe dissident a refusĂ©, ce qui a crĂ©Ă© une autre chaĂźne oĂč le piratage Ă©tait toujours prĂ©sent, qui sâappelle aujourdâhui Ethereum Classic.
De mĂȘme, Bitcoin a changĂ© depuis ses dĂ©buts et nâest plus le mĂȘme quâen 2011. Le principal changement nâest pas un modification du protocole en soi, mais un changement de vision : les visions dâune monnaie dâĂ©change et dâun moyen de transfert anonyme, qui Ă©taient prĂ©dominantes aux dĂ©buts de Bitcoin, se sont estompĂ©es au profit de la vision dâun or numĂ©rique qui servirait de monnaie de rĂ©serve. MĂȘme si les premiĂšres visions subsistent au travers du projet Lightning et des logiciels dĂ©diĂ©s Ă la confidentialitĂ© (Wasabi, Samourai, JoinMarket), elles sont devenues nĂ©anmoins minoritaires dans la communautĂ© de Bitcoin. En effet, les gens sâenthousiasment plus aujourdâhui pour les investissements de grandes entreprises comme MicroStrategy et Square, ou pour lâintĂ©gration 100 % custodiale du bitcoin dans PayPal, que pour lâĂ©change commercial ou pour lâusage rĂ©alisĂ© sur le dark web.
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Ce changement de narration sâest accompagnĂ© dâun maintien conservateur du protocole, notamment par le biais dâune restriction de sa capacitĂ© transactionnelle. Cette restriction a pour effet de prĂ©server la dĂ©centralisation du minage donc la sĂ©curitĂ© de la chaĂźne, mais aussi dâaccroĂźtre considĂ©rablement les frais de transaction payĂ©s par les utilisateurs, qui peuvent actuellement ĂȘtre de plusieurs euros en moyenne pour un traitement rapide par le rĂ©seau2.
Face Ă ces changements, nous sommes donc en droit de nous demander quelle est la force qui empĂȘche la politique monĂ©taire de Bitcoin dâĂȘtre modifiĂ©e, ce qui nous amĂšne naturellement Ă la question plus gĂ©nĂ©rale de la gouvernance de Bitcoin, câest-Ă -dire la maniĂšre dont il est dirigĂ©. Qui dĂ©cide de lâavenir du protocole ?
Dâune part, certains pensent que la gouvernance est la prĂ©rogative des dĂ©veloppeurs du protocole, que ceux-ci sont en charge de ce qui doit ou non ĂȘtre intĂ©grĂ©. Pour Bitcoin, ce serait le cas de lâimplĂ©mentation de rĂ©fĂ©rence, Bitcoin Core, et de son mainteneur principal, Wladimir van der Laan, qui possĂšdent les droits sur le dĂ©pĂŽt GitHub. Il est en effet vrai que les dĂ©veloppeurs ont une certaine influence sur le protocole en acceptant ou en refusant dâinclure une modification : par effet dâinertie, ils ont un poids dans les choix qui vont ĂȘtre faits, car tout changement non consenti par eux devrait ĂȘtre implĂ©mentĂ© par une nouvelle Ă©quipe peut-ĂȘtre moins expĂ©rimentĂ©e et moins bien financĂ©e. NĂ©anmoins, si un changement majeur et controversĂ© en venait Ă ĂȘtre proposĂ© (comme le serait probablement une violation de la politique monĂ©taire du bitcoin), les dĂ©veloppeurs nâauraient aucune chance de voir leur modification ĂȘtre acceptĂ©e. Câest notamment ce qui sâest passĂ© pour Bitcoin ABC, lâimplĂ©mentation principale du protocole Bitcoin Cash, qui se voit aujourdâhui ĂȘtre exclue pour avoir tentĂ© de rediriger 8 % de la rĂ©compense de bloc Ă ses fins.
Dâautre part, une opinion assez rĂ©pandue suppose que ce sont les mineurs qui doivent dĂ©cider de lâĂ©volution du protocole, notamment par le biais de votes proportionnĂ©s Ă leur puissance de calcul. Ces mineurs sont en effet garants de lâintĂ©gritĂ© de la chaĂźne de blocs et possĂšdent un rĂŽle majeur dans Bitcoin. Il est donc Ă©vident quâune version de Bitcoin privilĂ©giĂ©e par les mineurs a plus de chances de prospĂ©rer quâune version concurrente qui serait plus sensible Ă la censure. Cependant, ce ne sont pas les mineurs qui possĂšdent le rĂ©el pouvoir sur le protocole, pour la simple et bonne raison que ce ne sont pas eux qui contribuent Ă valoriser lâunitĂ© de compte. En raisonnant par lâabsurde, on pourrait dire que si les mineurs Ă©taient rĂ©ellement en charge du protocole, le systĂšme Ă©conomique de Bitcoin serait vouĂ© Ă lâĂ©chec : ils seraient en effet incitĂ©s Ă augmenter leurs revenus par la crĂ©ation monĂ©taire Ă lâinstar des banques centrales.
Tout ceci nous amĂšne Ă la troisiĂšme catĂ©gorie dâacteurs impliquĂ©s dans Bitcoin : les utilisateurs, ou plutĂŽt les marchands, câest-Ă -dire les personnes qui acceptent le bitcoin comme moyen de paiement pour un bien ou un service. Cette catĂ©gorie des marchands est Ă prendre au sens large et inclut, outre les commerçants classiques, les Ă©pargnants et les spĂ©culateurs qui Ă©changent de lâeuro contre du bitcoin. Le fait est que ce sont ces utilisateurs qui, par lâusage direct ou indirect dâun nĆud complet, dĂ©cident rĂ©ellement de la direction dans laquelle Bitcoin doit aller, car ce sont eux qui apportent de la valeur au bitcoin.
Lorsquâen novembre 2017 il a Ă©tĂ© question de doubler la capacitĂ© transactionnelle de Bitcoin par le biais dâune mise Ă niveau appelĂ©e SegWit2X, les utilisateurs ont refusĂ©. Cette proposition, soutenue par la majoritĂ© des mineurs et par une grande part des entreprises du milieu, a Ă©tĂ© annulĂ©e avant son activation au vu de lâimpopularitĂ© de celle-ci. Ainsi, câest le sectarisme des utilisateurs et des dĂ©tenteurs de bitcoins, attisĂ© par un certain nombre dâinfluenceurs, qui a prĂ©valu dans lâaffaire, chose que pressentait Satoshi Nakamoto dĂšs dĂ©cembre 2010 :
Les utilisateurs de Bitcoin pourraient devenir de plus en plus sectaires Ă propos de la limitation de la taille de la chaĂźne pour que son accĂšs reste facile pour beaucoup dâutilisateurs et pour les petits appareils.
Le modĂšle Ă©conomique de Bitcoin est ainsi protĂ©gĂ© par ces marchands qui, par le biais dâune conservation plus ou moins longue, sont incitĂ©s Ă faire en sorte que la valeur du bitcoin ne baisse pas, et mĂȘme quâelle augmente. Il est donc dans leur intĂ©rĂȘt de ne pas modifier la politique monĂ©taire dĂ©flationniste du bitcoin. De plus, la limite des 21 millions de bitcoins est un point de Schelling fort qui dĂ©vantagerait toute tentative de changement.
NĂ©anmoins, ce modĂšle nâest pas magique et, tout comme le minage, repose essentiellement sur la rĂ©sistance individuelle des marchands aux pressions, quâelles soient intĂ©rieures (la proposition dâune Ă©mission monĂ©taire pour protĂ©ger la chaĂźne par exemple) ou extĂ©rieures.
Le cas dâune pression extĂ©rieure est le plus parlant. De maniĂšre pessimiste, on pourrait imaginer quâun dĂ©cret appliquĂ© par les Ătats membres de lâONU impose par la loi une crĂ©ation monĂ©taire qui reviendrait Ă une banque centrale mondiale, et qui rendrait illĂ©gale la version dĂ©flationniste de Bitcoin. Dans ce dernier cas, le destin de Bitcoin serait entre les mains aux marchands, qui devraient faire preuve de courage en refusant ce dĂ©cret et en acceptant le bitcoin interdit, soit en toute illĂ©galitĂ© dans leur pays, soit dans un pays non concernĂ©.
Ainsi, Ă lâinstar du bon traitement des transactions qui est garanti par les mineurs et renforcĂ© par la dĂ©centralisation du minage, la dĂ©fense de la politique monĂ©taire est assurĂ©e par les marchands et affermie grĂące Ă leur degrĂ© dâindĂ©pendance : moins il y a de marchands capables de continuer leur activitĂ© dans lâillĂ©galitĂ© ou depuis des lieux non rĂ©glementĂ©s, notamment par la gestion de leur propre nĆud complet, moins le bitcoin est rĂ©sistant Ă lâinflation.
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Conclusion
Bitcoin est un systĂšme Ă©conomique basĂ© sur lâaction dâindividus libres. Sa sĂ©curitĂ© ne provient donc pas des concepts sous-jacents Ă son fonctionnement comme la cryptographie, la chaĂźne de blocs, le logiciel libre, la dĂ©centralisation ou la puissance de calcul, mais de la volontĂ© humaine des personnes qui Ćuvrent chaque jour Ă sa survie. Bitcoin ne serait pas lĂ sans ses dĂ©veloppeurs bienveillants, ses mineurs soucieux de la rĂ©sistance de la chaĂźne et ses marchands prĂȘts Ă tout pour conserver un protocole sain.
Bitcoin peut ainsi ĂȘtre dĂ©nigrĂ©, rĂ©glementĂ©, interdit, attaquĂ©, combattu, mais il ne pourra pas ĂȘtre dĂ©truit dans son principe tant quâil y aura des gens derriĂšre lui. Câest pourquoi sa communautĂ© est si cruciale : mĂȘme dans les pires moments de doute, il y aura toujours des personnes prĂȘtes Ă programmer, Ă miner et Ă valoriser le bitcoin. Ainsi, malgrĂ© les restrictions imposĂ©es par les Ătats et les efforts des banques centrales pour le singer, Bitcoin est lĂ pour rester. Et câest tant mieux.
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Notes
1. â Je tire cette rĂ©flexion de la thĂ©orie dâEric Voskuil et en particulier de son texte sur le principe du partage du risque dans lequel il observe que le risque individuel dâaccepter ou de miner le bitcoin dĂ©pend du nombre de gens qui le prennent.
2. â Ces deux changements, relatifs Ă Bitcoin et Ă Ethereum, ne sont pas forcĂ©ment de mauvaises Ă©volutions : le monde a probablement besoin dâune rĂ©serve de valeur Ă hauts frais trĂšs sĂ©curisĂ©e et trĂšs stable (surtout lorsquâon constate les derniers agissements des Ătats et des banques centrales) et dâune plateforme de contrats autonomes qui puisse ĂȘtre modifiĂ©e socialement dans le cas oĂč 5 % des fonds sont concernĂ©s. NĂ©anmoins, ces changements indiquent que certains principes peuvent sâĂ©roder et que les protocoles peuvent effectivement Ă©voluer dans un sens non prĂ©vu originellement.