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Before yesterdayComprendre la cryptomonnaie

La correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto

March 16th 2024 at 10:00

Le 23 fĂ©vrier 2024, alors que se tenait le procĂšs qui opposait Craig Steven Wright Ă  la COPA (Crypto Open Patent Alliance), un Ă©vĂšnement concomitant a marquĂ© tous les passionnĂ©s de l’histoire de Bitcoin. Martti Malmi, ancien dĂ©veloppeur du logiciel principal et bras droit de Satoshi Nakamoto entre 2009 et 2010, a publiĂ© la correspondance privĂ©e par courrier Ă©lectronique qu’il entretenait avec le crĂ©ateur de Bitcoin. Dans ces courriels, on retrouvait une multitude de dĂ©tails intĂ©ressants qui permettaient d’éclaircir ce qui s’était passĂ© Ă  cette Ă©poque-lĂ  et de confirmer quelques aspects de la personnalitĂ© de Satoshi.

Martti Malmi a publiĂ© cette correspondance sur son site personnel. Il s’agit d’une archive incomplĂšte, constituĂ©e de 260 courriels, couvrant la pĂ©riode entre mai 2009 et fĂ©vrier 2011. On sait en effet que ses Ă©changes avec Satoshi ont eu lieu jusqu’en mai 2011, mais qu’il avait changĂ© d’adresse entretemps. Comme raison expliquant cette publication tardive, il a indiquĂ© :

« Je ne me sentais pas Ă  l’aise de partager des Ă©changes de correspondance privĂ©e par le passĂ©, mais j’ai dĂ©cidĂ© de le faire pour un procĂšs important au Royaume-Uni en 2024, dans lequel j’étais tĂ©moin. De plus, il s’est Ă©coulĂ© beaucoup de temps depuis que ces courriels ont Ă©tĂ© envoyĂ©s. »

Ces courriels ne sont pas entiĂšrement nouveaux dans le sens oĂč le journaliste Nathaniel Popper avait dĂ©jĂ  eu l’occasion de les consulter en 2015 lors de l’écriture de son livre Digital Gold, qui retraçait les dĂ©buts de l’histoire de Bitcoin. Il avait en effet pu interroger Martti Malmi, qui lui avait fourni ces courriels, et des extraits de ces Ă©changes Ă©taient abondamment citĂ©s dans le livre.

La prise de contact

Martti Malmi est un personnage important dans l’histoire de Bitcoin. Finlandais, il a Ă©tĂ© actif dans Bitcoin entre 2009 et 2011, avant de prendre un emploi Ă  plein temps et de s’éloigner progressivement de Bitcoin. Il utilisait le pseudonyme sirius-m sur SourceForge, un pseudonyme qu’il a conservĂ© lors de de son implication dans Bitcoin.

En 2009, Martti Malmi est un jeune Ă©tudiant en informatique Ă  l’UniversitĂ© technologique d’Helsinki situĂ©e Ă  Espoo Ă  l’Ouest de la capitale. Il dĂ©couvre Bitcoin en avril grĂące Ă  son intĂ©rĂȘt passager pour le crypto-anarchisme de Tim May. Le 9, il teste le systĂšme et mine ses premiers bitcoins avec son ordinateur portable (bloc 10 351). Dans la soirĂ©e il rĂ©dige un court texte de prĂ©sentation de Bitcoin, qu’il publie sur le forum anti-state.com et celui de Freedomain Radio. Ces deux forums ont pour point commun de promouvoir largement la libertĂ© de l’individu face Ă  l’État, mais ils diffĂšrent dans leur sensibilitĂ© : le premier est de tendance libertarienne de gauche, prĂŽnant un anarchisme de marchĂ© anti-capitaliste, tandis que le second appartient Ă  la droite anarcho-capitaliste rothbardienne, Ă©tant rattachĂ© Ă  la personne de Stefan Molyneux.

Dans son texte au ton résolument agoriste, intitulé P2P Currency could make the government extinct?, Martti Malmi écrit :

« Comme le Liberty Dollar et certaines monnaies locales nous l’ont montrĂ©, nous ne pouvons pas nous fier Ă  une monnaie Ă©mise de maniĂšre centralisĂ©e qui peut ĂȘtre facilement arrĂȘtĂ©e par l’État. À la place, nous pourrions avoir un systĂšme monĂ©taire alternatif basĂ© sur un rĂ©seau p2p dĂ©centralisĂ©. En faisant quelques recherches sur Google, j’ai dĂ©couvert qu’un systĂšme de ce type a rĂ©cemment Ă©tĂ© proposĂ©, et il s’appelle Bitcoin.

[
]

Le systĂšme est anonyme, et aucun État ne pourrait possiblement taxer ou empĂȘcher les transactions. Il n’y a pas de banque centrale qui puisse dĂ©prĂ©cier la devise avec la crĂ©ation illimitĂ©e de nouvelle monnaie. L’adoption gĂ©nĂ©ralisĂ©e d’un tel systĂšme ressemblerait Ă  quelque chose qui pourrait avoir un effet dĂ©vastateur sur la capacitĂ© de l’État Ă  se nourrir Ă  partir de son bĂ©tail. Qu’en pensez-vous ? Je suis trĂšs enthousiaste Ă  l’idĂ©e d’un systĂšme pratique qui pourrait vraiment nous rapprocher de la libertĂ© au cours de notre vie. »

AprĂšs avoir publiĂ© ce texte, Martti Malmi envoie un courriel Ă  Satoshi Nakamoto dans lequel il dĂ©clare ĂȘtre « Trickstern du forum anti-state.com » (son autre pseudonyme) et qu’il « aimerait aider avec Bitcoin ». On ignore Ă  quelle date il a expĂ©diĂ© ce message, mais probablement peu de temps aprĂšs la publication du texte. Satoshi lui rĂ©pond le 2 mai 2009 (#1). Il va droit au but en Ă©crivant directement : « Merci d’avoir lancĂ© ce sujet sur ASC, ta comprĂ©hension de bitcoin est en plein dans le mille. »

Le crĂ©ateur de Bitcoin poursuit en commentant, Ă  propos des rĂ©ponses sur le forum provenant probablement de gold bugs : « Certaines de leurs rĂ©ponses Ă©taient plutĂŽt rĂ©actionnaires, mais je suppose qu’ils sont tellement habituĂ©s Ă  s’opposer Ă  la monnaie fiat qu’ils estiment que tout ce qui n’est pas l’or n’est pas assez bon. Ils admettent qu’une chose est inflammable, mais affirment qu’elle ne brĂ»lera jamais parce qu’il n’y aura jamais d’étincelle. » Ici, il fait rĂ©fĂ©rence (peut-ĂȘtre malgrĂ© lui) au thĂ©orĂšme de rĂ©gression de Mises, qui postule qu’un bien doit nĂ©cessairement possĂ©der une valeur d’usage non monĂ©taire avant de pouvoir devenir une monnaie et que les amateurs d’or aiment invoquer pour dĂ©fendre leur point de vue. Dans son analogie, l’utilisation non monĂ©taire est cette « Ă©tincelle » et la combustion correspond au phĂ©nomĂšne monĂ©taire qui, une fois lancĂ©, peut continuer de lui-mĂȘme Ă  condition de disposer de suffisamment de combustible.

Présenter Bitcoin

Satoshi se prĂ©sente comme meilleur programmeur qu’écrivain, une Ă©valuation pour le moins contestable quand on compare la qualitĂ© de ses interventions avec celle de son code, qui est mĂ©diocre. Dans le premier courriel (#1), il dĂ©clare : « Mon style d’écriture n’est pas trĂšs bon, je suis un bien meilleur codeur. » Cet Ă©lĂ©ment fait Ă©cho Ă  une rĂ©ponse faite Ă  Hal Finney quelques mois plus tĂŽt oĂč il disait qu’il Ă©tait « meilleur pour la programmation que pour l’écriture ». Il dira aussi en 2010 qu’« Ă©crire une description de ce truc pour le grand public est sacrĂ©ment difficile ».

Ainsi, mĂȘme si Martti prend part au dĂ©veloppement durant l’annĂ©e 2009 (il sera crĂ©ditĂ© dans les remerciements de la version 0.2), Satoshi le met plutĂŽt Ă  contribution pour remplir la page web sur SourceForge (bitcoin.sourceforge.net), la plateforme oĂč est hĂ©bergĂ© le code du logiciel, notamment en Ă©crivant une foire aux questions (FAQ). Pour ce faire, Satoshi lui fournit (#3) une compilation des explications qu’il a pu fournir çà et lĂ , en privĂ© et en public. On y retrouve des rĂ©ponses donnĂ©es Ă  Hal Finney, Ray Dillinger, Dustin Trammell, Jonathan Thornburg, John Gilmore, Martien van Steenbergen, Michel Bauwens et Mike Hearn. (Notons que certaines d’entre elles n’avaient pas encore Ă©tĂ© publiĂ©es Ă  ce jour.)

AidĂ© par ces courriels riches en informations, Martti rĂ©dige alors la FAQ (#4), qui est approuvĂ©e par Satoshi (#5). Elle contient des Ă©lĂ©ments de langage constitutifs de ce qui fera Bitcoin par la suite. Bitcoin y est prĂ©sentĂ© comme une « monnaie numĂ©rique anonyme basĂ©e sur un rĂ©seau pair Ă  pair » qui « utilise la cryptographie Ă  clĂ©s publique et privĂ©e », qui « est valorisĂ©e pour les choses contre lesquelles elle peut ĂȘtre Ă©changĂ©e, tout comme le sont toutes les monnaies papier traditionnelles » et dont les nouvelles unitĂ©s « sont gĂ©nĂ©rĂ©es par un nƓud du rĂ©seau chaque fois qu’il trouve la solution Ă  un certain problĂšme calculatoire ». Martti Ă©voque Ă©galement quelques-uns des avantages apportĂ©s par Bitcoin : le transfert de fonds sur Internet, l’absence de contrĂŽle des transactions par un tiers de confiance, la protection vis-Ă -vis des politiques monĂ©taires inflationnistes des banques centrales et le potentiel de hausse de la valeur dĂ©coulant de l’accroissement de la taille de l’économie.

La page est mise en place le 6 mai (#9). Martti y installe Ă©galement un forum et un wiki le 9 juin (#17). La page, le wiki et le forum seront annoncĂ©s par Martti Malmi lui-mĂȘme sur la liste de diffusion de Bitcoin le 13 juin.

Le 11 juin, Satoshi contacte Ă  nouveau Martti Malmi et lui propose le mot « cryptomonnaie » (cryptocurrency en anglais) pour dĂ©crire Bitcoin (#19). Il Ă©crit : « Quelqu’un a proposĂ© le mot « cryptomonnaie »  c’est peut-ĂȘtre un mot que nous devrions utiliser pour dĂ©crire Bitcoin, ça te plaĂźt ? » Le Finlandais approuve et avance que « The P2P Cryptocurrency » pourrait ĂȘtre le slogan de Bitcoin. Cette suggestion sera mise en Ɠuvre : le titre de la page web deviendra « Bitcoin P2P Cryptocurrency » et l’annonce de la version 0.3 en juillet 2010 dĂ©crira le projet comme « Bitcoin, the P2P cryptocurrency » (#198).

Toutefois, tout ne convient pas Ă  Satoshi. Par exemple, dans le mĂȘme courriel du 11 juin, il dit Ă  Martti qu’il n’est « pas Ă  l’aise » avec le fait de dĂ©clarer que Bitcoin est un « investissement » (#19). Plus tard, en juillet 2010, il reviendra Ă©galement sur la mise en avant de l’anonymat, pour deux raisons : le danger pour l’utilisateur et la perception du grand public. Quelques heures aprĂšs sa dĂ©claration sur le forum ne pas vouloir « mettre l’aspect « anonyme » au premier plan », il Ă©crira ainsi Ă  Martti (#197) :

« Je pense que nous devrions mettre moins l’accent sur l’aspect anonyme. Avec la popularitĂ© des adresses bitcoin au lieu de l’envoi par IP, nous ne pouvons pas donner l’impression que tout est automatiquement anonyme. Il est possible d’ĂȘtre pseudonyme, mais il faut ĂȘtre prudent. [
] De plus, « anonyme » sonne un peu suspect. Je pense que les gens qui veulent de l’anonymat le dĂ©couvriront sans que nous en fassions la promotion. »

L’obsession de l’amorçage

Les courriels publiĂ©s par Martti Malmi rĂ©vĂšlent aussi l’obsession de Satoshi Nakamoto Ă  propos de l’amorçage de Bitcoin. Le 21 juillet 2009, il Ă©crit Ă  celui qui est devenu son bras droit (#24) : « Cela aiderait si les gens pouvaient l’utiliser pour quelque chose. Nous avons besoin d’une application pour l’amorcer. Des idĂ©es ? » Un mois plus tard, le 24 aoĂ»t, il lui partage ses idĂ©es et il Ă©crit (#28) : « Ce serait plus efficace s’il existait Ă©galement une niche de produits pour laquelle il pourrait ĂȘtre utilisĂ©. Certaines monnaies virtuelles, comme le Q coin de Tencent, ont percĂ© dans le domaine des biens virtuels. » Le 28, Martti rĂ©pond (#30) : « Bitcoin pourrait ĂȘtre promu auprĂšs des utilisateurs de communautĂ©s virtuelles comme World of Warcraft et Second Life, qui comptent toutes deux des millions d’utilisateurs. » Tout ceci rappelle la rĂ©ponse de Satoshi Ă  Dustin Trammell du 15 janvier 2009 oĂč il expliquait que Bitcoin pourrait servir de « points de rĂ©compense », de « jetons de don », de « monnaie pour un jeu », aux « micropaiements pour des sites pour adultes » ou encore au paiement pour un site web ou pour envoyer un courriel.

Il y a nĂ©anmoins un problĂšme qui hante cet amorçage : celui de la premiĂšre valorisation. Bitcoin est en effet le projet d’une nouvelle monnaie qui a besoin d’une « Ă©tincelle ». Pour cela, la mĂ©thode historique la plus simple est l’adossement Ă  une autre monnaie dĂ©jĂ  adoptĂ©e : c’est de cette maniĂšre que les États ont pu faire accepter le papier-monnaie Ă  leurs populations. C’est pourquoi Satoshi l’envisage et dĂ©clare Ă  plusieurs reprises dans ses Ă©changes avec Martti que Bitcoin sera « garanti par du liquide » (#1) ou « par de la monnaie fiat » (#3). Si cela peut paraĂźtre Ă©nigmatique de prime abord, il prĂ©cise sa pensĂ©e quelques mois plus tard (#28) : « Offrir de la monnaie pour garantir les bitcoins attirerait les chasseurs de gratuitĂ©, ce qui aurait l’avantage de gĂ©nĂ©rer beaucoup de publicitĂ©. »

Pour mettre en place ces idĂ©es, Satoshi est en contact avec plusieurs donateurs Ă©ventuels. Dans le courriel du 21 juillet (#24), il Ă©crit ainsi Ă  Martti : « Il y a des donateurs que je peux solliciter si nous trouvons quelque chose qui nĂ©cessite un financement, mais ils souhaitent rester anonymes. » L’un d’entre eux sera sollicitĂ© plus tard pour payer les diverses dĂ©penses de Martti : le Finlandais recevra 3 600 $ par la poste tout juste un an plus tard ! (#210)

Les idĂ©es de Satoshi pour l’amorçage inspirent Malmi, qui tente de mettre en application la garantie du bitcoin par le biais d’une plateforme de change. Le 22 juillet 2009, il dĂ©crit son concept Ă  Satoshi (#25) :

« J’ai pensĂ© Ă  un service de change qui vendrait et achĂšterait des bitcoins contre des euros et d’autres devises. La possibilitĂ© d’échanger directement des bitcoins contre une monnaie existante donnerait au bitcoin la meilleure liquiditĂ© initiale possible et donc une meilleure facilitĂ© d’adoption pour les nouveaux utilisateurs. Tout le monde accepte d’ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces facilement Ă©changeables contre de la monnaie commune, mais tout le monde n’accepte pas d’ĂȘtre payĂ© avec des piĂšces qui ne sont garanties que pour l’achat d’un type spĂ©cifique de produit.

À titre pĂ©dagogique, la formule permettant de fixer un prix stable en euros serait quelque chose comme : (Le montant d’euros qu’on est prĂȘt Ă  Ă©changer contre des bc + la valeur en euros des biens que d’autres personnes vendent contre des bc) / (Le nombre total de bc en circulation – les actifs propres en bc). »

La plateforme de Martti consiste Ă  jauger l’offre et la demande d’une maniĂšre diffĂ©rente que la bourse traditionnelle, en prenant en compte les euros et les bitcoins dĂ©posĂ©s par les usagers. Il finit par mettre en Ɠuvre son idĂ©e en mars 2010 au travers du site Bitcoinexchange.com (#133) et rĂ©alise quelques ventes au fil des mois (#191, #214), mais le systĂšme n’est pas avantageux pour les utilisateurs. La plateforme fermera en 2011.

La garantie de la valeur du bitcoin provient en rĂ©alitĂ© de l’action d’un autre utilisateur, bien connu par ceux qui s’intĂ©ressent Ă  l’histoire de Bitcoin : NewLibertyStandard (NLS). Celui-ci s’inscrit sur le forum hĂ©bergĂ© sur SourceForge durant l’automne 2009. Le 8 octobre, il annonce qu’il Ă©change des bitcoins contre des dollars sur son site web, newlibertystandard.wetpaint.com, Ă  un taux de change basĂ© sur son propre coĂ»t de production. Martti en informe Satoshi (#34), qui lui rĂ©pond une semaine plus tard (#35) :

« Il est encourageant de voir que davantage de personnes s’intĂ©ressent au projet, comme ce site NewLibertyStandard. J’aime son approche de l’estimation de la valeur basĂ©e sur l’électricitĂ©. Il est instructif de voir quelles explications les gens adoptent. Elles peuvent aider Ă  dĂ©couvrir une maniĂšre simplifiĂ©e de comprendre [Bitcoin] qui puisse le rendre plus accessible aux masses. De nombreux concepts complexes dans le monde ont une explication simpliste qui satisfait 80 % des gens, et une explication complĂšte qui satisfait les 20 % restants, ceux qui voient les dĂ©fauts de l’explication simpliste. »

De son cĂŽtĂ©, Martti contacte NLS (#34) et effectue un Ă©change avec lui le 12 octobre : 5 050 bitcoins contre 5,02 $ sur PayPal. Cela donne au bitcoin un prix d’échange pour la premiĂšre fois de son histoire : 0,001 $ environ ! Par la suite, NLS continue Ă  contribuer au projet, par l’intermĂ©diaire de son service de change et par ses tests rĂ©alisĂ©s pour le portage du logiciel sur Linux (#66). Quant Ă  Satoshi, son obsession Ă  propos de l’amorçage ne le quittera que lorsque le projet prendra rĂ©ellement de l’ampleur, aprĂšs le slashdotting de juillet 2010.

La méfiance de Satoshi

Ce qui ressort enfin de ces courriels est la mĂ©fiance de Satoshi Nakamoto vis-Ă -vis du pouvoir. Celui-ci en effet met tout en place pour Ă©viter d’avoir affaire aux autoritĂ©s, ayant l’intuition qu’il est en train de construire un systĂšme monĂ©taire rĂ©volutionnaire et que cela ne plaira pas aux Ă©lites installĂ©es.

Le crĂ©ateur de Bitcoin dĂ©montre une connaissance pointue des systĂšmes de paiements et de monnaies centralisĂ©es alternatives comme les devises en or numĂ©riques telles que Pecunix et e-Bullion, le systĂšme Liberty Reserve, ou encore le service russe WebMoney. Lorsque Martti lui parle de l’avancement du prototype de sa plateforme d’échange en fĂ©vrier 2010, il lui conseille ainsi d’accepter les virements entrants de Liberty Reserve, qui permet de faire des Ă©changes « sans poser de question et en toute confidentialité » (#141). Il Ă©voque aussi l’existence des cartes-cadeaux (« paysafecards ») qui peuvent rendre service pour rĂ©aliser certaines opĂ©rations financiĂšres. Le mĂȘme jour, il suggĂšre Ă  Martti de ne pas « se prĂ©cipiter » et de ne pas « se faire rejeter par toutes les solutions de paiement » (#142), ce qui indique qu’il connaĂźt trĂšs bien la censure bancaire qui rĂšgne dans le milieu. Il a Ă©galement conscience du problĂšme de la rĂ©trofacturation comme l’atteste un courriel adressĂ© Ă  Martti quelques jours plus tard (#151) :

« Toutes les mĂ©thodes de paiement conventionnelles ont recours Ă  la rĂ©futabilitĂ© pour pallier l’absence de mots de passe et de crypto. Le systĂšme est largement ouvert Ă  la copie des numĂ©ros de carte de crĂ©dit et des numĂ©ros de compte en clair, et ils y remĂ©dient en inversant la transaction aprĂšs coup. »

Satoshi sait donc trĂšs bien oĂč il met les pieds et est conscient que ce qu’il fait remet en cause l’autoritĂ© financiĂšre sur le transfert monĂ©taire sur Internet. Il a probablement entendu parler de la fermeture du systĂšme de devise en or numĂ©rique e-gold a fermĂ© en 2007 et de l’arrestation de ses fondateurs, qui ont Ă©tĂ© condamnĂ©s pour facilitation de blanchiment d’argent et activitĂ© de transfert d’argent sans licence. Il a connaissance de la censure financiĂšre grandissante perpĂ©trĂ©e par les banques pour se conformer aux rĂ©glementations Ă©tatiques.

Il donne quelques indices dans sa façon de dire les choses. Par exemple, lorsqu’il s’oppose au fait de considĂ©rer explicitement Bitcoin « comme un investissement » en juin 2009, il Ă©crit Ă  Martti que « c’est quelque chose de dangereux Ă  dire » et qu’il devrait « supprimer ce point » (#19), craignant probablement les lois qui rĂ©glementent le conseil en investissement. Plus tard, en fĂ©vrier 2010, lorsque Martti lui Ă©voque la volontĂ© de traduire le site web en finnois, Satoshi rĂ©pond la chose suivante (#158) :

« Il serait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de ne pas le traduire dans ta propre langue. Souvent, la rĂ©ponse habituelle en matiĂšre de lĂ©galitĂ© est que le contenu n’est destinĂ© qu’aux ressortissants d’autres pays. Le fait de le traduire dans ta langue maternelle affaiblit cet argument. »

Ainsi, la prĂ©occupation de Satoshi vis-Ă -vis du pouvoir politique atteint un niveau quasi paranoĂŻaque, ce qui montre qu’il a conscience du caractĂšre profondĂ©ment transgressif de sa dĂ©couverte. C’est probablement pourquoi il dĂ©clarera dans l’un de ses derniers messages publics en dĂ©cembre 2010 que « WikiLeaks a donnĂ© un coup de pied dans la fourmiliĂšre » et que « la colonie se dirige maintenant vers nous », avant de disparaĂźtre Ă  jamais.

Le succĂšs de Bitcoin et la disparition

À partir de la fin de l’annĂ©e 2009, les choses commencent Ă  s’arranger pour Bitcoin. Le mois de novembre est consacrĂ© Ă  la migration de la page SourceForge vers Bitcoin.org (#102) : la description de Martti Malmi se retrouve donc sur le site officiel (#124). C’est aussi l’occasion de lancer un nouveau forum, celui hĂ©bergĂ© sur SourceForge n’étant pas assez Ă©voluĂ©. Satoshi Ă©crit ainsi (#59) : « Maintenant que le forum sur bitcoin.sourceforge.net gagne en popularitĂ©, nous devrions vraiment chercher un endroit qui hĂ©berge gratuitement la gestion d’un forum complet. » AprĂšs des hĂ©sitations au sujet du moteur logiciel Ă  utiliser, c’est Simple Machines Forum qui est choisi par Satoshi (#99). Le nouveau forum est mis en ligne le 26 novembre Ă  l’adresse bitcoin.org/smf (#110).

Quelques mois plus tard, ce forum commence Ă  attirer beaucoup de monde et devient le centre nĂ©vralgique de la communication autour de Bitcoin. Le 7 fĂ©vrier 2010, Satoshi s’étonne ainsi de son succĂšs (#153) : « Le forum est en train de dĂ©coller. Je ne m’attendais pas Ă  ce qu’il y ait autant d’activitĂ© aussi rapidement. » En mai, Martti devra ajouter plusieurs sections pour organiser les nombreuses discussions (#191).

Certaines personnes contactent Ă©galement Satoshi en privĂ©. C’est notamment le cas de Jon Matonis, un Ă©conomiste qui tient le blog The Monetary Future oĂč il traite de sujets liĂ©s aux monnaies numĂ©riques, Ă  la banque libre et Ă  la cryptographie, et qui « souhaite Ă©crire un article sur Bitcoin » (#189). Le 4 mars, Satoshi lui rĂ©pond en le complimentant sur son blog en disant qu’il « aurait aimĂ© qu’il y ait quelque chose comme ça » quand il avait fait ses premiĂšres recherches trois ans auparavant. Le 6, il envoie un courriel Ă  Martti en lui demandant de l’aide, car il n’a « pas le temps de rĂ©pondre Ă  ses questions », chose que le Finlandais accepte le lendemain (#190). NĂ©anmoins, il semble que Satoshi ne le met finalement pas en relation avec Jon Matonis, ce dernier publiant un trĂšs succinct article sur Bitcoin le 13 mars (UTC).

Le 11 juillet 2010, il se produit un Ă©vĂšnement qui bouleverse l’histoire de Bitcoin : suite Ă  la sortie de la version 0.3 du logiciel, une courte prĂ©sentation de Bitcoin rĂ©digĂ©e par un utilisateur est publiĂ©e sur Slashdot, un site d’actualitĂ© trĂšs populaire auprĂšs des passionnĂ©s d’informatiques et d’autres sujets. Cet Ă©vĂšnement provoque un afflux massif de visiteurs sur le site et sur le forum de Bitcoin, une augmentation du nombre d’utilisateurs et de mineurs sur le rĂ©seau. En particulier, le prix du BTC connaĂźt la premiĂšre hausse majeure de son histoire, en passant de 0,008 $ Ă  0,08 $ en une semaine.

Mais cela veut dire aussi que le travail de Satoshi et des dĂ©veloppeurs s’accroĂźt considĂ©rablement. Le 18 juillet (#210), le crĂ©ateur de Bitcoin Ă©crit ainsi Ă  Martti, en rĂ©ponse Ă  sa suggestion de changer de service d’hĂ©bergement pour le site et le forum :

« S’il te plaĂźt, promets-moi de ne pas faire de basculement maintenant. La derniĂšre chose dont nous avons besoin, c’est de problĂšmes de basculement qui s’ajoutent Ă  l’afflux de travail que nous recevons actuellement de slashdot. Je perds la tĂȘte tellement il y a de choses Ă  faire. »

Ce sentiment de surcharge se confirme dĂšs l’étĂ© avec plusieurs problĂšmes techniques qui sont dĂ©couverts, comme le 1 RETURN bug ou le dĂ©passement de mĂ©moire qui provoque le Value Overflow Incident.

Tout ceci montre cependant que le projet a pris. La communautĂ© est dĂ©sormais suffisamment grande et enthousiaste pour que Bitcoin ne faiblisse pas. Satoshi sent qu’il peut prendre du recul et donner plus de responsabilitĂ©s Ă  ses premiers auxiliaires, Martti Malmi et Gavin Andresen. Le rĂŽle de Gavin est notamment prĂ©pondĂ©rant. Le 3 dĂ©cembre, lorsque Martti lui demande Ă  qui il pourrait donner un rĂŽle d’administrateur serveur supplĂ©mentaire pour le site, Satoshi rĂ©pond (#241) :

« Ce devrait ĂȘtre Gavin. J’ai confiance en lui, il est responsable, professionnel, et techniquement bien plus compĂ©tent que moi avec linux. »

C’est probablement en dĂ©cembre 2010 que le crĂ©ateur dĂ©cide de disparaĂźtre, alors que des utilisateurs du forum suggĂšrent que WikiLeaks devrait accepter le bitcoin, l’ONG de Julian Assange Ă©tant soumise Ă  un blocus financier des acteurs traditionnels et ne pouvant donc pas recevoir de dons. Le 5 dĂ©cembre, Satoshi s’y oppose publiquement en dĂ©clarant que « le projet a besoin de grandir progressivement pour que le logiciel puisse se renforcer en cours de route » et que « Bitcoin est une petite communautĂ© expĂ©rimentale encore naissante ». Le 7 dĂ©cembre, il envoie un courriel Ă  Martti lui demandant s’il peut l’« ajouter Ă  la liste de dĂ©veloppeurs du projet sur la page de contact ». Son intention est de retirer ses propres informations de contact. Cela corrobore les propos que Gavin Andresen tiendra quelques annĂ©es plus tard, Satoshi ayant procĂ©dĂ© exactement de la mĂȘme façon avec lui : « [Satoshi] a fini par me rouler dans la farine en me demandant s’il pouvait mettre mon adresse de courrier Ă©lectronique sur la page d’accueil de bitcoin, et j’ai dit oui, sans me rendre compte que, lorsqu’il mettrait mon adresse, il enlĂšverait la sienne. »

Le 12 dĂ©cembre, Satoshi poste son dernier message public sur le forum, mais continue d’interagir en privĂ© avec les personnes en lesquelles il a confiance. Il cherche Ă  se faire le plus discret possible et ne souhaite pas s’exposer en se chargeant de la communication du projet. Ainsi, le 6 janvier 2011, lorsque Gavin lui dit qu’il ferait mieux de parler Ă  la presse Ă  l’occasion d’un contact avec Rainey Reitman de l’Electronic Frontier Foundation, il rĂ©pond que ce dernier est « la meilleure personne pour le faire » (#254). Ce n’est pas par manque d’intĂ©rĂȘt, car il poursuit en ajoutant :

« L’EFF est trĂšs importante. Nous voulons entretenir de bonnes relations avec elle. Nous sommes le type de projet qu’ils apprĂ©cient ; ils ont aidĂ© le projet TOR et ont fait beaucoup pour protĂ©ger le partage de fichiers en P2P. »

Il disparaĂźt dĂ©finitivement en mai 2011, deux ans aprĂšs la premiĂšre prise de contact avec Martti Malmi. À celui-ci il Ă©crit : « Je suis passĂ© Ă  autre chose et je ne serai probablement plus lĂ  Ă  l’avenir. » Il a peut-ĂȘtre choisi de se consacrer Ă  son activitĂ© professionnelle, mentionnĂ©e dans l’un des courriel pour expliquer son absence d’aoĂ»t 2009 (#24). On ne le saura probablement jamais.

Suite Ă  la disparition du crĂ©ateur de Bitcoin, le site et le forum seront confiĂ©s Ă  Cobra (un autre Finlandais) et Theymos. Le forum sera ensuite dĂ©placĂ© Ă  l’adresse forum.bitcoin.org en mai 2011 puis vers bitcointalk.org en aoĂ»t. Martti Malmi, lui, vendra ses bitcoins durement minĂ©s pour s’acheter un appartement Ă  Helsinki. Et Bitcoin continuera de fonctionner, bloc aprĂšs bloc.

Des nouveaux Ă©lĂ©ments dans l’énigme Nakamoto

La publication de la correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto constitue ainsi un Ă©vĂšnement important, qui a marquĂ© la communautĂ© de Bitcoin. Ces courriels nous racontent la relation qui unissait le crĂ©ateur de Bitcoin et le jeune Finlandais lorsqu’ils ont dĂ©veloppĂ© ce qui est aujourd’hui une cryptomonnaie utilisĂ©e par des millions de personnes, notamment en forgeant un discours qui a depuis Ă©tĂ© repris par beaucoup. Nous remercions ainsi Martti Malmi de les avoir mis en ligne, malgrĂ© sa rĂ©ticence comprĂ©hensible Ă  rendre public des Ă©changes privĂ©s sans l’accord de l’autre personne.

Ces courriels sont fondamentaux dans la comprĂ©hension que l’on a de Satoshi. MĂȘme s’ils ne nous apprennent rien de rĂ©ellement crucial, ils ont le mĂ©rite d’éclaircir certains points sur la façon dont se sont dĂ©roulĂ©es les choses, tant du point de vue de la communication que de la technique. Certains traits de personnalitĂ© du crĂ©ateur de Bitcoin nous sont aussi confirmĂ©s comme son obsession de l’amorçage ou sa mĂ©fiance des autoritĂ©s.

En outre, ses relations avec d’autres personnages clĂ©s de l’histoire de Bitcoin transparaissent un peu plus clairement. Le 21 juillet 2009, Satoshi a ainsi mentionnĂ© Hal Finney disant qu’il avait « ouvert la voie » des annĂ©es auparavant avec « sa Reusable Proof of Work (RPOW) » (#24), ce qui nous confirme qu’il avait bien connaissance de ce systĂšme datant de 2004. Martti et Satoshi parlent aussi d’un certain David (#23), qui n’est nul autre que David Parrish ou dmp1ce et qui semble avoir un peu contribuĂ© au dĂ©veloppement en 2009. On distingue aussi l’importance de NewLibertyStandard qui a tout simplement lancĂ© Bitcoin Ă©conomiquement en Ă©tant le premier commerçant et en garantissant une sorte de plancher de valeur. Enfin, Gavin Andresen apparaĂźt clairement dans ces e-mails comme celui qui pris la place de Martti Malmi en tant que bras droit de Satoshi au cours de l’annĂ©e 2010, le Finlandais ayant Ă©tĂ© assez occupĂ© Ă  partir de ce moment.

En complĂ©ment de cet article, vous pouvez retrouver l’épisode d’Enigma Nakamoto consacrĂ© Ă  ce sujet : Épisode 11 : les mails de Martti Malmi.

Vous pouvez Ă©galement en apprendre plus sur Bitcoin dans mon livre, L’ÉlĂ©gance de Bitcoin, qui regorge de dĂ©tails croustillants et dont les deux premiers chapitres sont dĂ©diĂ©s Ă  raconter son histoire. Disponible sur le site de l’éditeur en format brochĂ© et ebook, ainsi que sur Amazon.

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