Absence dâautoritĂ© centrale, pas de tiers de confiance, rĂ©sistance Ă la censure, aucune permission requise : voici des mots qui surgissent souvent lorsquâon parle de Bitcoin. Il sâagit en effet dâun concept de monnaie numĂ©rique indĂ©pendante des banques et des Ătats, et câest cette indĂ©pendance qui explique sa rĂ©silience et son succĂšs.
Dans le livre blanc fondateur, Bitcoin est dĂ©crit comme un « systĂšme dâargent liquide Ă©lectronique pair-Ă -pair » permettant aux paiements en ligne dâĂȘtre « envoyĂ©s directement dâune partie Ă lâautre sans passer par une institution financiĂšre ». En janvier 2010, le site web contrĂŽlĂ© par Satoshi Nakamoto prĂ©sentait Bitcoin comme une « devise numĂ©rique anonyme basĂ©e sur un rĂ©seau pair-Ă -pair ». Lâun des buts de Bitcoin est donc dâimporter les propriĂ©tĂ©s de lâargent liquide dans le cyberespace : possession souveraine, transactions de personne Ă personne et relatif anonymat.
Outre cela, le bitcoin est rare, Ă lâinstar dâun mĂ©tal prĂ©cieux : il ne peut ĂȘtre crĂ©Ă© que selon un plan dâĂ©mission prĂ©dĂ©fini qui limite la quantitĂ© dâunitĂ©s Ă 21 millions. Cette propriĂ©tĂ© de rĂ©sistance Ă lâinflation (comme on lâappelle) est Ă©galement essentielle, et est en symbiose totale avec la propriĂ©tĂ© de rĂ©sistance Ă la censure. En effet, le bitcoin nâest rare que parce quâil ne dĂ©pend pas dâune autoritĂ© centrale chargĂ©e de valider les transactions, et il nâest rĂ©sistant Ă la censure que parce que des spĂ©culateurs acceptent de lui donner de la valeur. Retirez lâune des deux propriĂ©tĂ©s et vous dĂ©truisez le tout.
Bitcoin est donc lâincarnation de la monnaie libre et souveraine. Cependant, si le caractĂšre incontrĂŽlable de Bitcoin passionne les amoureux de la libertĂ©, câest loin dâĂȘtre le cas des partisans de lâautoritĂ©. Les personnes dont le mĂ©tier consiste Ă renforcer le contrĂŽle sur la population (lĂ©gislateurs, administrateurs et politiciens en tous genres) ressentent ainsi toujours un certain malaise, voire un dĂ©goĂ»t profond, lorsquâils Ă©voquent Bitcoin, et se demandent comment ce dernier pourrait ĂȘtre intĂ©grĂ© au cadre lĂ©gal existant. Et ceci explique lâapparition des multiples rĂ©glementations ayant pour but de limiter la libertĂ© dâaction et la confidentialitĂ© des utilisateurs. Gouverner lâingouvernable : voilĂ lâobjectif que nos dirigeants se sont fixĂ©s.
Aujourdâhui, la tendance est claire : les restrictions autour des cryptomonnaies prolifĂšrent, que ce soit en France, en Europe, aux Ătats-Unis et dans le reste du monde. MalgrĂ© les avertissements des acteurs de lâĂ©cosystĂšme, les dĂ©cideurs politiques ne reculent pas, et il semble donc que nous nous dirigions vers une vĂ©ritable guerre rĂ©glementaire contre Bitcoin qui pourrait durer des annĂ©es, voire des dĂ©cennies.
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Pourquoi les Ătats ne laisseront pas faire
Lorsque jâai dĂ©couvert Bitcoin en 2013, je nâai pas Ă©tĂ© saisi par lâenthousiasme immĂ©diatement. Bien quâintĂ©ressĂ© par cette monnaie numĂ©rique innovante, je peinais Ă comprendre comment le systĂšme fonctionnait rĂ©ellement et en quoi cette chose pouvait ĂȘtre rĂ©volutionnaire. AprĂšs lâavoir essayĂ© rĂ©ellement en 2015, jâai lĂąchĂ© lâaffaire, me disant plus ou moins inconsciemment que ça ne marcherait jamais et que lâĂtat pourrait facilement intervenir de toute maniĂšre.
Puis est arrivĂ©e lâannĂ©e 2017 durant laquelle jâai pu consacrer plus de temps Ă cette chose Ă©trange quâon appelle la cryptomonnaie : câest alors que jâai compris que Bitcoin Ă©tait inarrĂȘtable par conception, quâil pouvait fonctionner hors de la lĂ©galitĂ© et quâil existait indĂ©pendamment des dĂ©cisions Ă©tatiques Ă son Ă©gard. NĂ©anmoins, Ă cette Ă©poque, jâĂ©tais naĂŻvement persuadĂ© que les Ătats renonceraient Ă mener un guerre contre Bitcoin et je nĂ©gligeais tout le mal quâils pouvaient rĂ©ellement lui faire. Il a fallu attendre plusieurs annĂ©es pour que je me rende Ă lâĂ©vidence : les Ătats ne laisseront jamais se dĂ©velopper une telle monnaie sans rien faire.
Il y a une raison pour laquelle toutes les monnaies privĂ©es et toutes les monnaies numĂ©riques prĂ©cĂ©dentes ont Ă©chouĂ© : câest que lâĂtat, lâautoritĂ© qui sâexerce sur un territoire dĂ©terminĂ© et sur un peuple quâelle prĂ©tend reprĂ©senter, nâaime pas la concurrence. LâĂtat impose en effet un monopole monĂ©taire, monopole qui lui permet de tirer son revenu. Par le contrĂŽle des capitaux et la surveillance financiĂšre offerts par sa monnaie, il sâassure de prĂ©lever lâimpĂŽt de maniĂšre efficace. Par le seigneuriage et lâendettement, il sâassure profiter de la crĂ©ation monĂ©taire. LâidĂ©e dâune monnaie qui Ă©chappe Ă son contrĂŽle est donc intolĂ©rable pour un Ătat, dont la tendance naturelle est de grossir le plus possible.
Lâhistoire des Ătats-Unis est peut-ĂȘtre lâillustration la plus parfaite de cette tendance que possĂšdent les Ătats Ă contrĂŽler la monnaie qui sâĂ©change sur leur territoire. Alors mĂȘme que la libertĂ© Ă©tait le concept central de la fondation de la nation1, lâĂtat fĂ©dĂ©ral Ă©tasunien nâa pas su rester un Ătat limitĂ© et a fini par consolider le contrĂŽle sur le dollar avec lâabandon du systĂšme des banques libres en 1863 et la fin de lâĂ©talon-or en 1971.
Cela sâest traduit par une intolĂ©rance envers les monnaies alternatives. La dĂ©tention dâor physique, longtemps utilisĂ© comme monnaie, a Ă©tĂ© tout simplement interdite pour les particuliers entre 1933 et 1974 par lâExecutive Order 6102. Le Liberty Dollar, une monnaie privĂ©e basĂ©e sur lâor et lâargent crĂ©Ă©e en 1998, a Ă©tĂ© bloquĂ©e en 2009 par la poursuite pĂ©nale de son crĂ©ateur, Bernard von NotHaus, condamnĂ© en 2011 pour frappe illicite de piĂšces de monnaie et pour faux-monnayage. Du cĂŽtĂ© dâInternet, les systĂšmes de monnaie numĂ©rique e-gold (1996-2008) et Liberty Reserve (2006-2013) ont tous les deux Ă©tĂ© arrĂȘtĂ©s par le dĂ©partement de la Justice Ă©tasunien.
Câest pourquoi il est peu probable que les Ătats occidentaux laissent prospĂ©rer Bitcoin : il sâagit dâun systĂšme qui se propose de leur retirer leur contrĂŽle sur la monnaie et il serait antinaturel pour eux de lâaccueillir Ă bras ouverts. En rĂ©alitĂ©, ils ont dĂ©jĂ commencĂ© Ă lutter activement contre lui, et ceci par le biais de ce quâon appelle la rĂ©glementation.
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La réglementation contre Bitcoin
La rĂ©glementation, parfois dĂ©signĂ©e par lâanglicisme « rĂ©gulation », est lâacte dâassujettir une activitĂ© sociale Ă un rĂšglement, une prescription ou une loi. Cette rĂ©glementation est gĂ©nĂ©ralement le fruit dâune contrainte lĂ©gale appliquĂ©e par lâĂtat. La rĂ©glementation intervient dans de nombreux domaines, mais le domaine financier est probablement le plus concernĂ© que ce soit en France, aux Ătats-Unis ou dans dâautres pays.
Bitcoin nâĂ©chappe pas Ă la rĂšgle : tant quâil y aura des Ătats dĂ©sireux dâimposer un monopole monĂ©taire, ceux-ci tenteront de rĂ©glementer lâusage de Bitcoin et cette rĂ©glementation sera dâautant plus drastique que Bitcoin leur retirera leur possibilitĂ© de se financer, ce qui pourra dĂ©boucher sur une interdiction pure et simple. Peu importe lâeffort rĂ©alisĂ© pour nĂ©gocier des conditions plus libĂ©rales, lâĂtat cherchera naturellement Ă se protĂ©ger, sans hĂ©siter Ă invoquer au passage des prĂ©textes plus ou moins valides comme le blanchiment dâargent, le trafic de stupĂ©fiants, le financement du terrorisme, la consommation dâĂ©nergie, la spirale dĂ©flationniste ou la protection des Ă©pargnants.
Dans lâhistoire de Bitcoin, on constate dĂ©jĂ une tendance continue Ă la rĂ©glementation. Au dĂ©part, Bitcoin Ă©tait un projet de niche et ne faisait pas de bruit, mais Ă partir de 2010, il a commencĂ© Ă attirer lâattention des gens. Les agences gouvernementales sây sont probablement intĂ©ressĂ©es en 2011, soit Ă cause de lâintention de WikiLeaks dâaccepter les donations en bitcoin2, soit en rĂ©action au dĂ©veloppement de la place de marchĂ© Silk Road Ă partir de fĂ©vrier. Le 27 avril 2011, le dĂ©veloppeur principal Gavin Andresen a ainsi annoncĂ© avoir Ă©tĂ© invitĂ© par la CIA pour parler de Bitcoin, rĂ©union qui sâest dĂ©roulĂ©e le 15 juin de la mĂȘme annĂ©e.
Cet intĂ©rĂȘt des agences gouvernementales a coĂŻncidĂ© avec la disparition de Satoshi Nakamoto, un dĂ©part soudain quâon peut expliquer (au moins partiellement) par son avant-dernier message public, dans lequel il disait :
Il aurait Ă©tĂ© bon dâattirer cette attention dans un tout autre contexte. WikiLeaks a donnĂ© un coup de pied dans le nid de frelons, et lâessaim se dirige vers nous.
Deux annĂ©es plus tard, en 2013, le regain dâattrait de Bitcoin et lâexplosion de son prix a poussĂ© les autoritĂ©s rĂ©gulatrices Ă sây intĂ©resser plus en profondeur. Le 18 mars le FinCEN (Financial Crimes Enforcement Network) a ainsi publiĂ© un document clarifiant sa position sur les monnaies numĂ©riques. Au sein de ce document, il Ă©tait spĂ©cifiĂ© que les plateformes dâĂ©change Ă©taient des entreprises de services financiers et devaient par consĂ©quent obtenir une licence et se soumettre aux rĂ©glementations correspondantes pour exercer aux Ătats-Unis.
Ce premier pas a permis lâintroduction de nombreuses rĂ©glementations autour des plateformes dâĂ©change. La plus connue de ces rĂ©glementations est la procĂ©dure de connaissance du client (appelĂ©e en anglais Know Your Customer ou KYC) qui impose aux plateformes supportant une monnaie traditionnelle de vĂ©rifier lâidentitĂ© de leurs clients pour quâils puissent accĂ©der Ă leurs services. En quelques annĂ©es, toutes les plateformes concernĂ©es se sont adaptĂ©es, Ă tel point quâil est devenu Ă ce jour trĂšs difficile de se procurer du bitcoin de maniĂšre anonyme. Cette obligation de connaissance du client crĂ©e une situation particuliĂšrement alarmante dans laquelle une majoritĂ© dâutilisateurs sont dĂ©sormais fichĂ©s et oĂč leurs bitcoins sont probablement liĂ©s Ă leur identitĂ© grĂące Ă lâanalyse de chaĂźne.
Une autre rĂ©glementation entravant aujourdâhui le fonctionnement de Bitcoin est la lĂ©gislation autour des plus-values. En France par exemple, lâutilisateur est lĂ©galement contraint de dĂ©clarer ses plus-values rĂ©alisĂ©es lors des « cessions Ă titre onĂ©reux dâactifs numĂ©riques » et de payer un impĂŽt de 30 % sur celles-ci, si le total reprĂ©sente plus de 305 ⏠sur lâannĂ©e. Ceci revient plus ou moins Ă une interdiction lĂ©gale de lâutilisation rĂ©guliĂšre du bitcoin en tant que monnaie dâĂ©change, puisque la volatilitĂ© (Ă la hausse) du cours ferait que beaucoup de personnes se retrouverait Ă devoir dĂ©clarer leurs plus-values (et leurs moins-values) lors de chaque achat rĂ©alisĂ© dans le commerce.
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Quel avenir réglementaire ?
LâenvolĂ©e du cours du bitcoin Ă la fin de lâannĂ©e 2020 a poussĂ© les autoritĂ©s Ă sâintĂ©resser de nouveau aux cryptomonnaies et Ă leur statut lĂ©gal, si bien quâelles parlent aujourdâhui de durcir la rĂ©glementation existante. Comme on lâa dit, plus Bitcoin prend dâimportance et nuit au financement public, plus lâintervention Ă©tatique se justifie, et le fait que les particuliers y investissent leurs Ă©conomies nâest pas bien vu par tout le monde.
Une bonne illustration de lâactuelle agitation des rĂ©gulateurs est la dĂ©claration du 13 janvier 2021 de Christine Lagarde, actuellement prĂ©sidente de la Banque centrale europĂ©enne (BCE) et ancienne directrice gĂ©nĂ©rale du Fonds monĂ©taire international (FMI). Dans une entrevue avec Reuters, elle a en effet appelĂ© de ses vĆux une rĂ©glementation mondiale de Bitcoin et des cryptomonnaies :
Il doit y avoir une rĂ©glementation. Elle doit ĂȘtre appliquĂ©e et convenue. Il sâagit dâun sujet sur lequel nous devons nous mettre dâaccord au niveau mondial, car sâil y a une Ă©chappatoire, cette Ă©chappatoire sera utilisĂ©e. [âŠ] Si cela montre quoi que ce soit, câest que la coopĂ©ration mondiale (lâaction multilatĂ©rale) est absolument nĂ©cessaire. Que celle-ci soit initiĂ©e par le G7, intĂ©grĂ©e par le G20 et Ă©largie par la suite, mais câest quelque chose qui doit ĂȘtre rĂ©solu.
La volontĂ© de restriction est claire et se retrouve dans les discours et les actes de tous les dirigeants politiques. En France par exemple, le ministre de lâĂconomie Bruno Le Maire a proposĂ©, le 9 dĂ©cembre dernier, une ordonnance visant à « renforcer la lutte contre lâanonymat des transactions en crypto-actifs » sous prĂ©texte dâassĂ©cher les circuits de financement du terrorisme. Il semble donc que la rĂ©glementation est inĂ©luctable et quâune raison justificative (valide ou non) pourra toujours ĂȘtre trouvĂ©e pour mystifier le grand public.
Ceci nous amĂšne donc Ă la question qui nous intĂ©resse : Quelles rĂ©glementations pourraient ĂȘtre mises en place par les Ătats dans les annĂ©es Ă venir ? La tĂąche prĂ©dictive nâest pas aisĂ©e, mais on peut nĂ©anmoins dresser une liste de ces potentielles mesures en regardant comment se sont comportĂ©s les Ătats au cours des annĂ©es passĂ©es. Notez que cette liste nâest pas exhaustive, car elle ne peut pas reflĂ©ter pleinement le gĂ©nie impĂ©nĂ©trable des lĂ©gislateurs quand il sâagit de mettre des bĂątons dans les roues de leurs compatriotes.
Tout dâabord, la connaissance du client (KYC) et les normes dâanti-blanchiment (AML) des plateformes dâĂ©change pourraient ĂȘtre renforcĂ©es. Une maniĂšre de faire serait dâappliquer la « rĂšgle du voyage » (« travel rule ») Ă la dĂ©tention de cryptomonnaie en imposant aux plateformes de vĂ©rifier lâadresse de retrait de leurs clients. PortĂ©e par le Groupe dâaction financiĂšre (GAFI), cette rĂšgle a dĂ©jĂ Ă©tĂ© reprise depuis quelques temps par la FINMA en Suisse. Fin 2020, elle a Ă©tĂ© poussĂ©e aux Ătats-Unis par le FiNCEN et par lâadministration Trump, ce qui a provoquĂ© lâindignation de la communautĂ©, et notamment de Brian Armstrong.
Puis, une taxe Ă taux fixe sur la cession de bitcoin pourrait ĂȘtre mise en place, dans le but dâannihiler sa propension Ă servir de monnaie dâĂ©change. Câest par exemple aujourdâhui le cas de lâor physique en France, qui est taxĂ© Ă 11,5 % Ă chaque revente. Ă cĂŽtĂ© de cette flat tax des Ă©changes, on pourrait Ă©galement voir dâautres prĂ©lĂšvement apparaĂźtre, comme un impĂŽt direct sur la fortune possĂ©dĂ©e en bitcoin.
Ensuite, une rĂ©glementation des diffĂ©rents services utilisant Bitcoin, y compris les commerçants, pourrait se faire. Les mĂȘmes conditions de conformitĂ© (compliance), comme la connaissance du client, seraient demandĂ©es Ă chaque processeur de paiement, Ă chaque plateforme de jeu en ligne, Ă chaque boutique physique, etc. Câest dâailleurs dĂ©jĂ le cas de BitPay qui, depuis le dĂ©but de lâannĂ©e 2021, demande Ă ses clients europĂ©ens de sâincrire et de vĂ©rifier leur identitĂ© avant de pouvoir effectuer un achat. On peut aussi le service BottlePay qui refuse de traiter les bitcoins « anonymisĂ©s » issus de mĂ©langes avec dâautres utilisateurs.
Enfin, la rĂ©glementation du minage pourrait ĂȘtre considĂ©rablement resserrĂ©e. Aujourdâhui, les mineurs sont assez libres et peuvent traiter toutes les transactions. NĂ©anmoins, Ă lâavenir, ils pourraient recevoir une liste noire de transactions Ă ne pas miner, comme les transactions qui bougent les bitcoins dits « sales », provenant dâactivitĂ©s illicites assimilĂ©es. Cette interdiction de miner certaines transactions pourrait par la suite se transformer en une interdiction dâaccepter les blocs contenant ces transactions, ce qui serait alors une censure active. On voit dĂ©jĂ les prĂ©misses dâune telle rĂ©glementation Ă©merger avec le « minage de blocs propres » proposĂ© par une association des mineurs nords-amĂ©ricains. Dans certains pays, cela va mĂȘme plus loin : le Venezuela a par exemple interdit le minage se faisant hors de sa coopĂ©rative nationale.
Ă terme cela pourrait mener les Ătats et les institutions internationales Ă mener une guerre directe contre Bitcoin. La dĂ©tention, lâutilisation ou le minage pourraient tout simplement ĂȘtre rendus hors-la-loi, tel que cela a dĂ©jĂ Ă©tĂ© fait dans plusieurs pays, dont lâĂgypte, le NĂ©pal ou la Bolivie.
Cette interdiction pourrait sâĂ©tendre Ă la plupart des pays dĂ©veloppĂ©s. Ces Ătats coopĂ©reraient par lâintermĂ©diaire du FMI, dont le but est dâassurer la stabilitĂ© du systĂšme monĂ©taire mondial, ou bien du GAFI, qui lutte contre le blanchiment dâargent et le financement du terrorisme. Les Ătats refusant dâappliquer les mesures pourraient devenir des « Ătats voyous » qui subiraient des sanctions Ă©conomiques de la part des premiers. Une telle coopĂ©ration sâest dĂ©jĂ vue, comme par exemple contre lâIran aujourdâhui : le 21 fĂ©vrier 2021, le GAFI a appelĂ© ses 39 Ătats-membres à « appliquer des contre-mesures » contre ce pays qui refuse dâappliquer les normes de lutte contre le terrorisme, ce qui a renforcĂ© au passage les sanctions dĂ©jĂ appliquĂ©es des Ătats-Unis.
En parallĂšle, une version « acceptable » du protocole pourrait voir le jour. Dâabord, cela se ferait de maniĂšre discrĂšte : lâĂtat pourrait par exemple prohiber les transactions de mĂ©lange (dites « CoinJoin ») au nom de la lutte contre le blanchiment des capitaux et du financement du terrorisme. Puis, il lui viendrait peut-ĂȘtre lâidĂ©e de prĂ©lever lâimpĂŽt directement au niveau du protocole en imposant une taxe fixe sur toutes les transactions (sorte de TVA) et une taxe sur les montants ne bougeant pas (demeurage). Ă ce stade, ceux qui resteraient se diraient « pragmatiques » en se racontant quâau moins la politique monĂ©taire du bitcoin aurait tenu. NĂ©anmoins, jouissant dâune emprise totale, lâĂtat nâhĂ©siterait pas alors Ă transformer « Bitcoin » dĂ©finitivement en imposant que toute transaction nĂ©cessite sa signature (censure) et en sâautorisant Ă crĂ©er de nouveaux bitcoins (seigneuriage), brisant ainsi la rĂšgle des 21 millions et privant Bitcoin de sa substantifique moelle.
Ce scĂ©nario pessimiste est hypothĂ©tique, mais dĂ©coule des actions quâont rĂ©alisĂ© les Ătats par le passĂ©. Si lâon imagine parfois que certains Ătats ne tomberont pas dans la « rĂ©glementation punitive » et profiteront de cette « innovation technologique », on nâa pas conscience de ce que ceci implique : un Ătat faisant ceci perdrait non seulement sa capacitĂ© Ă se financer convenablement, mais aussi son aptitude Ă faire du commerce autour du monde, subissant alors les sanctions du conglomĂ©rat Ă©tatique opposĂ©.
Toutefois, cela ne veut pas dire que Bitcoin nâa aucune chance, au contraire. Bitcoin est spĂ©cifiquement conçu pour rĂ©sister Ă lâintervention des Ătats et constitue une tentative de construire une alternative robuste au systĂšme monĂ©taire actuel. Il faudra donc quâil se frotte Ă la rĂ©glementation lente et pernicieuse qui tentera de lâimmobiliser, et quâil sorte gagnant de la bataille qui se dĂ©roule aujourdâhui.
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Bitcoin peut-il résister ?
Bitcoin est un concept qui permet de transfĂ©rer de la valeur « sans passer par une institution financiĂšre ». Il sâoppose donc par nature Ă la rĂ©glementation, qui nâest que lâintroduction de tiers de confiance dans le processus. La rĂ©glementation est lâantithĂšse de ce quâest Bitcoin et, en tant que telle, ne peut que lui nuire Ă long terme.
Il y a un jeu du chat et de la souris qui se dĂ©roule et ne sâarrĂȘtera probablement jamais. Les reprĂ©sentants de lâautoritĂ© Ă©tatique ne seront jamais satisfaits de la rĂ©glementation et en demanderont toujours plus ; et les partisans les plus zĂ©lĂ©s de la libertĂ© sâopposeront toujours aux restrictions et chercheront Ă les contourner par diffĂ©rentes mĂ©thodes. Puisque lâĂtat est une Ă©norme machine dotĂ©e dâune grande inertie, ses opposants auront toujours une longueur dâavance. NĂ©anmoins, lâĂtat peut frapper trĂšs fort et toute rĂ©sistance doit ĂȘtre dâautant plus ferme si elle veut triompher.
Bitcoin est un outil permettant aux individus de sâopposer Ă la tendance au contrĂŽle de la monnaie. Par des actions individuelles bien prĂ©cises, il est possible de faire en sorte que le systĂšme survive Ă toute tentative de rĂ©glementation : Bitcoin est conçu de telle sorte que les individus peuvent accepter et miner du bitcoin de maniĂšre anonyme. Le problĂšme est de faire comprendre la situation Ă ces individus et de les mobiliser : plus dâindividus participent, moins le risque de participer est grand.
Aujourdâhui, nous assistons malheureusement Ă un dĂ©litement de la communautĂ© dans la complaisance. Alors que le prix du bitcoin monte, son Ă©thos originel sâaffaiblit. Les mĂšmes sur la montĂ©e du prix pullulent (« to the moon », « number go up », « have fun staying poor »), tandis que ceux qui valorisent la rĂ©volution monĂ©taire de Bitcoin pĂ©riclitent, nâĂ©tant pas compris par la masse.
La rĂ©glementation a bonne presse et beaucoup y voient une maniĂšre de lĂ©gitimiser Bitcoin, dâamĂ©liorer son image auprĂšs du grand public. Michael Saylor, qui a achetĂ© prĂšs de 100 000 bitcoins par le biais de son entreprise, est prĂ©sentĂ© comme un hĂ©ros et est devenu en quelques mois un meneur idĂ©ologique trĂšs Ă©coutĂ© dans la communautĂ©, alors mĂȘme quâil sâoppose ouvertement Ă la rĂ©sistance Ă la censure et Ă lâanonymat3. De mĂȘme, il y a un enthousiasme autour des institutionnels qui achĂštent du bitcoin (millionnaires, fonds dâinvestissement, banques, Ătats), alors que ceux-ci mĂ©prisent en partie la proposition de valeur de Bitcoin, y voyant seulement un « actif financier non corrĂ©lĂ© », une « valeur refuge contre la dĂ©valuation de la monnaie » ou un « or numĂ©rique » devant rester dans des coffres sĂ©curisĂ©s.
Il ne sâagit pas dâune chose nouvelle : le tendance remonte au moins Ă 2012, annĂ©e durant laquelle les frĂšres Winklevoss ont investi Ă©normĂ©ment. Si elle pose souci aujourdâhui, câest Ă cause de son importance.
Il sâagit en effet dâune question dâĂ©quilibre. Tant quâune majoritĂ© de la communautĂ© reste fidĂšle aux principes de base de Bitcoin, il nây a pas de problĂšme Ă voir des gens investir des millions : au contraire, cela a apportĂ© de la richesse Ă ceux qui ont Ă©tĂ© assez fous pour se procurer du bitcoin Ă ses dĂ©buts. NĂ©anmoins, un dĂ©sĂ©quilibre trop grand pourrait mener Ă des perturbations majeures, ce qui nuirait Ă Bitcoin de maniĂšre considĂ©rable.
On peut ainsi tout Ă fait imaginer quâen cas de conflit les millionnaires et les fonds dâinvetsissement se rangeraient derriĂšre la lĂ©gislation, ceux-ci nâayant pas les mĂȘmes valeurs que les bitcoineurs authentiques. Dans le cas dâune scission entre un « Bitcoin » lĂ©gal (mais altĂ©rĂ©) et dâun Bitcoin illĂ©gal (mais prĂ©servĂ©), alors tous ces investisseurs institutionnels nâhĂ©siteraient pas Ă vendre leurs bitcoins illĂ©gaux durant la transition, rendant majoritaire la version lĂ©gale de « Bitcoin » au niveau du prix et du taux de hachage, qui pourrait alors devenir le « Bitcoin » valide aux yeux du grand public.
Si lâon veut que Bitcoin rĂ©siste Ă la rĂ©glementation, il faut cultiver la rĂ©silience des marchands et des mineurs et Ă©duquer la communautĂ© sur la question. Câest pour cela quâil est recommandĂ© aux utilisateurs de dĂ©tenir leur propre cryptomonnaie (« not your keys, not your coins »), de faire attention Ă leur vie privĂ©e, et si possible de faire tourner leur propre nĆud (« donât trust, verify »). Câest aussi pour cela que lâaccent est tant mis sur la dĂ©centralisation et la souverainetĂ©, et quâil existe tant de suspicion Ă lâencontre des plateformes dâĂ©change et des coopĂ©ratives de minage, qui forment des points dâagrĂ©gation trĂšs sensible aux directives imposĂ©es par les Ătats. Si lâon veut que Bitcoin reste dominant, les nouveaux arrivants doivent ĂȘtre convertis Ă lâesprit du projet originel.
Il est enfin nĂ©cessaire de bien dĂ©finir Bitcoin, au cas oĂč la corruption deviendrait trop importante. Il nâest en effet pas impossible que le Bitcoin que vous dĂ©fendez aujourdâhui soit un jour minoritaire du point de vue du prix. Le dĂ©finir Ă partir du protocole actuel (BTC) nâest pas une bonne solution : si une amĂ©lioration de Bitcoin est implĂ©mentĂ©e (Ă lâinstar de Taproot par exemple), ne reste-t-il pas Bitcoin ? Tout comme le bateau de ThĂ©sĂ©e reste lui-mĂȘme alors que toutes ses parties ont Ă©tĂ© remplacĂ©es, Bitcoin reste lui-mĂȘme par la prĂ©servation de ses propriĂ©tĂ©s principales, pas des dĂ©tails de son protocole.
Câest pourquoi Bitcoin gagnerait Ă ĂȘtre dĂ©crit comme un concept (ou un ensemble de principes) dĂ©fini dans le livre blanc, qui fait autoritĂ© dans le milieu et qui contient toutes les propriĂ©tĂ©s fondamentales comme la preuve de travail ou la quantitĂ© fixe dâunitĂ©s4. Une telle dĂ©finition attĂ©nuerait en effet toute capture du protocole par un Ătat, en donnant au grand public une dĂ©finition claire de Bitcoin pour quâil soit moins influencĂ© par la propagande Ă lâavenir.
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Conclusion
Ainsi, la tendance actuelle Ă la rĂ©glementation constitue un risque pour Bitcoin et il ne faut pas le nĂ©gliger. Si les Ătats nâont pas trop rĂ©agi pour le moment, câest que leur financement via lâimpĂŽt et lâinflation, nâa pas encore Ă©tĂ© assez menacĂ©. Câest pour cela que nous devrions nous prĂ©parer Ă la guerre rĂ©glementaire contre Bitcoin qui sâannonce.
Quoi quâil en soit, nous ne sommes pas aujourdâhui au point de non-retour et je reste persuadĂ© que Bitcoin peut sortir victorieux de cette guerre. MĂȘme si la tendance Ă tolĂ©rer la rĂ©glementation au sein de la communautĂ© est forte, il y a encore beaucoup dâindividus rĂ©silients prĂȘts Ă faire les efforts nĂ©cessaires pour que Bitcoin ne sombre pas dans lâapathie. Le rĂȘve de libertĂ© monĂ©taire, lui, ne mourra jamais.
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Notes
1. â Dans la DĂ©claration unanime des treize Ătats unis dâAmĂ©rique, il est Ă©crit :
Nous tenons pour Ă©videntes pour elles-mĂȘmes les vĂ©ritĂ©s suivantes : tous les hommes sont crĂ©Ă©s Ă©gaux ; ils sont douĂ©s par leur CrĂ©ateur de certains droits inaliĂ©nables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la libertĂ© et la recherche du bonheur.
La Constitution des Ătats-Unis dâAmĂ©rique, elle, a pour prĂ©ambule la phrase suivante :
Nous, Peuple des Ătats-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, dâĂ©tablir la justice, de faire rĂ©gner la paix intĂ©rieure, de pourvoir Ă la dĂ©fense commune, de dĂ©velopper le bien-ĂȘtre gĂ©nĂ©ral et dâassurer les bienfaits de la libertĂ© Ă nous-mĂȘmes et Ă notre postĂ©ritĂ©, nous dĂ©crĂ©tons et Ă©tablissons cette Constitution pour les Ătats-Unis dâAmĂ©rique.
2. â Ă partir de juillet 2010, les documents confidentiels rĂ©vĂ©lĂ©s de WikiLeaks ont commencĂ© Ă ĂȘtre relayĂ©s par les grands mĂ©dias et Ă impacter lâopinion publique. Suite Ă cela, lâorganisation a rencontrĂ© des problĂšmes avec PayPal et dâautres services financiers, problĂšmes qui ont conduit en dĂ©cembre 2010 Ă un blocus financier de la part de Bank of America, Visa, Mastercard, PayPal et Western Union. Il lui a Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© dâaccepter le bitcoin pour les donations, ce quâelle a fait le 15 juin 2011, aprĂšs mĂ»re rĂ©flexion.
3. â Michael Saylor, le PDG de Microstrategy, a en effet exprimĂ© Ă de multiples reprises son mĂ©pris pour la rĂ©sistance Ă la censure et la confidentialitĂ©, notamment en dĂ©clarant que « câĂ©taient des mauvaises idĂ©es ». Il considĂšre ainsi le bitcoin comme une rĂ©serve de valeur et non comme une devise ou un moyen de paiement quâil faut rĂ©glementer.
Il nâest pas le seul investisseur dans ce cas, et Raoul Pal, PDG de Real Vision Group et Global Macro Investor, a par exemple tenu des propos similaires :
Si vous pensez que le secret vis-Ă -vis des Ătats et lâabsence de KYC est lâavenir des bitcoins, vous ne comprenez pas Ă quoi ressemble lâadoption. Ils le rĂ©glementeront. Vous allez le dĂ©clarer. Vous devrez procĂ©der Ă un KYC et câest trĂšs bien. Cela ne retire pas sa [fonction de] rĂ©serve de valeur, mais ne fait que lâintĂ©grer.
4. â Selon cette dĂ©finition, les protocoles alternatifs comme Litecoin, Monero, Bitcoin Cash ou mĂȘme Bitcoin SV sont des implĂ©mentations plus ou moins fidĂšles de Bitcoin. BTC reste bien entendu la version dominante du concept et peut donc ĂȘtre appelĂ©e Bitcoin sans quâil nây ait dâambigĂŒitĂ©.
Sources
Dustin Dreifuerst, The Coming Bitcoin War, 22 septembre 2020.
Eric Voskuil, Cryptoeconomics, 2021.