Bien sûr mes amis bitcoineurs pourront être surpris de découvrir ma nouvelle production, même si le totem saurien en orne malicieusement le titre.
Ceux qui suivent ce blog savent cependant que Napoléon y apparaît dans plusieurs billets (en réalité dans plus de 25 et j’en ai été surpris moi-même en les comptant) et notamment dans
Napoléon et nous et Un bon croquis, vraiment ?
Comme l’a dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothèque, il apparaît et il vous fait un cours sur Napoléon ».
Enfin, évidemment, j’ai prévu pour les crypto-curieux la possibilité d’acquérir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce n’est pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors d’événements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot Bitcoin
apparaît même sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.
Mais venons-en à l'essentiel : pas plus qu'en écrivant sur Tintin, je n’ai pas rédigé ce livre sur Napoléon avec ma main gauche, ni avec d’autres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrés à Bitcoin.
Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais I’ve not moved on to other things.
Quinze ans avant le white paper, voyant mon père qui durant quelque congé s’agitait sur sa tondeuse autoportée au lieu de se reposer à l’ombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frénésie jardinière à l’activité de Napoléon sur sa minuscule île d’Elbe et lui posai soudain la question : que ce serait-il passé s’il y était resté tranquillement en février 1815 au lieu d’enchaîner un pari fou, une épopée jamais vue, un désastre sans précédent et un calvaire à l’autre bout du monde ? Nous en avions devisé : était-il forcé de s’agiter, pouvait-il ne rien faire ?
On reconnaît là mon fond de taoïsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste déjà. Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est d’agir sans lutter »…
Au-delà de l’anecdotique (le tracteur paternel à l’heure de la sieste) mon intérêt pour l’année 1815 a sa rationalité. C’est une année critique à tous égards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois même, si l’on prend la période avril 1814-juin 1815) autour d’un épisode sans égal dans l’histoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier éclat de l’Empire que la première révolution du 19ème siècle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !
C’est aussi le moment de vérité pour le personnage politique de Napoléon, en attendant la terrible sanction qui attend le stratège. Après une longue décennie de dérive monarchique, il s’aperçoit sur l'île d'Elbe et vérifie à son retour qu’il n’a plus comme soutiens, en réalité, que l'armée, des vieux jacobins et quelques jeunes libéraux. Lesquels n’en sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de réflexion.
Aujourd’hui les diatribes contre Napoléon viennent très majoritairement « de gauche » tout en reprenant – il faut le noter – la panoplie complète des calomnies forgées par les émigrés et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou d’historiens marxistes comme Antoine Casanova. Il m’a paru intéressant, en contre-point, de saisir ce moment historique où le camp de gauche redécouvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considéré, selon le mot de l’autrichien réactionnaire Metternich, comme un « Robespierre à cheval ».
Voilà pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester l’idée d’une non-action, d’une histoire alternative à développer dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur l’idée d’un triomphe en Russie ou d’une victoire à Waterloo ne m’intéressent pas, les hypothèses de base en étant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irréalistes. Il m’a semblé que, le 26 février 1815, au contraire, Napoléon aurait pu décider (seul) de rester sur son île. La suite du récit m'appartenait-elle, pour autant, en toute liberté ? Cette rêverie m’a accompagné durant près de 30 ans.
Entre temps, j’avais rencontré Satoshi. Dans ma famille, on n’est pas assez formaté pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin n’ait pas de « réalité tangible » : la formule canonique pour me charrier c’est « ta monnaie qui n’existe pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si l’on peut mordiller une pièce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?
Toutes les réflexions menées ou partagées sur cette monnaie gravée par une idée et battue par des calculs, cette monnaie céleste pour employer un mot de Mark Alizart, déployant son propre espace numérique dans lequel elle a bien toutes les propriétés d’un objet tangible et toutes les qualités d’une monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnées dans un coin hermétique de mon crâne quand, à partir du confinement – situation obsidionale très appropriée au sujet – j’ai entrepris de faire enfin vivre « mon » Napoléon dans son nouveau royaume.
A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » j’avais déjà, quatre ans plus tôt, évoqué un mot de Napoléon selon qui « les hommes de génie sont des météores destinées à brûler pour éclairer leur siècle ». J'y abordais surtout le personnage tel que l’imaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie où il montrait comment et pourquoi l’empereur évadé de Sainte-Hélène refusait ensuite de se manifester.
Partant, en sens inverse, de Napoléon, et même si je sais bien que le chiffre napoléonien était dans la pratique d'assez faible qualité, il y a des mots de lui qui m’ont fait penser à Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car j’ai toujours pensé que l’assembleur de Bitcoin avait dû beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De même pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir à l’inventeur d’un système qui tient non sur nos vices (toute l’économie le fait) mais sur une plus faible rémunération de l’action vicieuse que de l’action conforme.
J'ai souri aussi en lisant « Il n’y a pas nécessité de dire ce que l’on a l’intention de faire dans le moment même où on le fait » et me suis demandé si le jugement porté sur l'un par le général Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien à l'autre : « C'est peut-être la meilleure tête du siècle, la mieux organisée. Il n'était étranger à rien, faisait tout par lui même, il ne s'était jamais confié à personne qu'au moment de l'exécution, ayant toujours lui seul délibéré et décidé de ce qui convenait le mieux ».
Au-delà de ces quelques clignotants (car il ne s’agit pas pour moi, évidemment, de comparer l’un des hommes les plus connus de l’histoire avec celui qui a effacé presque toute trace de son existence terrestre) j’ai poursuivi ma propre expérience de pensée.
Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (j’ai donné quelques années de vie supplémentaires à mon héros par vraisemblance et parce que c'était utile à mon récit) retrouvera au fil des pages bien des histoires déjà traitées ici : le thaler de Marie-Thérèse, la monnaie qui n’existait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins qui ont privé le Louvre de trésors d’art égyptien. Il y trouvera une pique concernant l'économie d'Aristote et des idées qui peuvent être les nôtres : le mépris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.
Le lecteur trouvera surtout dans mon récit des réflexions qui peuvent être cruciales pour nous : sur la temporalité, sur la mass adoption et d'abord sur la souveraineté et les limites d’une souveraineté « personnelle » qui préoccupe tant de bitcoineurs à tendance féodale. Napoléon, d’après le Traité passé avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne s’agissait plus que d’un titre honorifique viager. Concrètement il n’était plus « souverain » et de manière pareillement viagère que de l’île d’Elbe. Petite robinsonnade : il « régnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presqu’aussi dépourvu des infrastructures concrètes qui permettent l’exercice efficace de la souveraineté.
Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en décembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches qu’ils en deviendraient souverains de larges étendues de terre. Napoléon restait souverain (et, même vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considérable en France et en Italie) mais il n’avait plus sous les bottes qu’une sous-préfecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pécule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.
Or la souveraineté ne consiste ni à se pavaner sur un trône qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni à s’épargner les ingérences étrangères (en se faisant oublier sur l’île d’Elbe ou sur quelque île artificielle) mais à agir souverainement, concrètement, efficacement, sur le théâtre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restauré dans ses États sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, à Londres même, qu’aucun général ne l’avait combattu aussi efficacement que le pape à la tête de son Église.
Napoléon dira à Sainte-Hélène qu’il aurait pu sur l'île d'Elbe « inventer une souveraineté d’un genre nouveau » et je me suis longuement interrogé sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement d’en revenir à la forme antérieure et en perdit en cent jours toute apparence.
Ayant décidé que, dans mon récit, il n’irait pas se faire écraser à Waterloo, je ne pensais pas qu’une courte sagesse consistant à jardiner tranquillement sur son île après l’avoir un peu mieux fortifiée fournirait une matière suffisante à mon livre. Il fallait d’abord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature à desserrer les contraintes (financières) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misérable principauté et puis ensuite qu’il continue d’agir à la mesure, jusque-là prodigieuse, de son imagination et de son activité.
Plus facile à dire qu’à écrire. Les historiens normaux, universitaires, méprisaient traditionnellement les « uchronies » jusqu’à ce que certains ne confessent que « l’histoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre l’histoire tout court. Car tout, si l’on est honnête et factuel, ramène à la contrainte de réalité qui est incommensurable par rapport à ce que l’on appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de l’imagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».
Admettons donc que Napoléon ne bouge pas de sa « petite bicoque », toléré dans son coin de Méditerranée et qu’il trouve le moyen de s’y fortifier, de s’y défendre, d’y vivre en petit prince et d’y poursuivre ses rêves. Ce n’est pas donné (et tout le début de mon ouvrage vise en gros à tracer les manœuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons qu’il arrive à un point où nul ne peut le détruire, l’interdire ou le contraindre, et qu’il soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement à la marge ?
Personne, donc, ne va mourir à Waterloo, ni même errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'âme française. Il n’y aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines d’hommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens régicides ne seront pas exilés et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-là.
La France en restera au Traité de Paris signé en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien régime, et ne sera pas acculée au désastreux Traité de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaîtra le siècle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or d’indemnité, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontières belge et allemande, que nous ne récupérerons jamais celles-là. Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchés sur l'Arc du Carrousel.
La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.
Pourtant la contrainte du réel restera forte et continuera de s’imposer à Napoléon sur son île méditerranéenne comme à l’auteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda réactionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle à leurs ambitions, les Américains et les Anglais sont toujours décidés à corriger les Barbaresques et ceux-ci sèment toujours la terreur en Méditerranée, l’Amérique du Sud veut toujours se libérer de l’Espagne. Et puis, bien sûr, le Tambora explose à la même minute dans l’histoire et dans mon récit, qui connaissent tous deux une année sans été.
Pour construire ce que j’ai appelé un « récit » plutôt qu’un roman, j’ai donc d’abord essayé d’imaginer le moins possible.
J'ai voulu partir des faits, des situations, des coïncidences. J’ai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui s’est passé tellement finement qu’on en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les témoins : correspondances et mémoires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coïncidences, des traces d’événements oubliés. J’ai aussi passé des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrées aux autographes ou aux reliques napoléoniennes. Mes lecteurs connaissent mon goût des reliques, ces objets fétiches.
Après cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-même agencé. Parce que le problème posé à Napoléon enfermé, appauvri et menacé sur son île évoque un peu un triangle d’incompatibilité.
Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits précisément datés et antérieurs au 26 février 1815 à dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultérieurs le sont également. Tous les personnages nommés ou seulement désignés par un nom de lieu ont réellement existé, même si certains sont demeurés parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et écrits, empruntés à des sources crédibles, sont littéralement reproduits même si je les ai réagencés dans le temps pour les besoins de mon récit.
Contrairement à tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que Napoléon était pris au piège – ou plutôt aux pièges – et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mêmes un peu surpris de l’événement, j’ai montré qu’un certain agencement de faits et d’effets lui offrait l’occasion des « soudaines inspirations qui déconcertent par des ressources inespérées les plus savantes combinaisons de l’ennemi » comme on l’avait dit une vingtaine d’années plus tôt en Italie.
Une fois réussies la sortie de l’histoire et l’entré dans le récit, j’ai tenu à ce que celui-ci demeure historiquement crédible, donc sans odyssée conquérante à travers l'Orient, l'Asie et jusqu'à la Chine comme dans ce qui est considéré comme la première uchronie de l’histoire, celle de Geoffroy-Château en 1836). J'ai voulu aussi que mon récit s’inscrive dans une temporalité réaliste, dans une temporalité du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.
Le système de contraintes a été desserré, mais elles demeurent. Inversement le geste de Napoléon au point de divergence crée une première onde de choc, différente de celle suscitée par son retour, mais non négligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. L’onde de l’événement alternatif se propage dans le temps du récit, avec les réactions des divers acteurs. Elle est suivie d’autres initiatives de Napoléon, anticipant ou réagissant à d’autres faits historiques : la piraterie des barbaresques, l’insurrection de l’Amérique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.
Ce second temps du récit est, pour qui tente d’imaginer l’histoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que l’on demande toujours niaisement à l’historien). Comme je l’avais fait pour Bitcoin, j’ai réfléchi en termes de métamorphoses. Napoléon est un caméléon, les peintres l’ont bien montré et de son vivant même on a dit qu’il y avait plusieurs hommes, ou qu’un grenadier avait pris sa place après sa mort en Russie.
J’ai fait un choix. Saisissant Napoléon au moment où il est désarmé, les plus hauts faits que j’aborde sont ceux qui n’auront pas lieu. Parce que délibérément « mon » Napoléon est un être de raison qui renonce à l’aventure. Il l’avait dit à Caulaincourt en 1812, qu'il n'était pas « un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures ». Il décide de revenir à son personnage, le seul qui puisse « dépasser Napoléon » : Bonaparte, le pacificateur et législateur. Mon Napoléon est donc conforme à ce que l’on disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des généraux ». Et pour dire les choses crûment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idées du siècle » et non vers les fastes et « les préjugés gothiques ».
Cette évolution n’est pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. C’est celle que le prisonnier de Sainte-Hélène a réussi à suggérer, posant au Messie de la Révolution. Seulement, au lieu de dire ce qu’il « aurait pu » ou ce qu’il « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de céder à ce que l’historien contemporain Emmanuel de Waresquiel décrit comme « la tentation de l’impossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 à sa mort.
Évidemment, il y a la tâche du rétablissement de l’esclavage. S'intéresser à Napoléon est-il dès lors une faute morale ?
À Sainte-Hélène, peut-être du fait de la fréquentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon récit, Napoléon est conscient de la tâche, et moi aussi, bien sûr. Insuffisamment évoquée jadis (on lui a bien plus reproché l’exécution du duc d’Enghien) elle obnubile aujourd’hui pratiquement toute l’épopée et condamne le héros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas s’intéresser à quelqu’un qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'être également.
Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.
L’une de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sœur de Marie-Antoinette) le considérait pourtant à la fois comme « l’Attila, le fléau de l’Italie » et comme « le plus grand homme que les siècles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables d’ambivalence : Ridley Scott le présente comme un minus, l’œil vide, dominé par sa femme ou par les événements. C'est peu crédible, mais un autoritaire belliqueux ne méritent guère d'égards posthumes. C’est ainsi l’opinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dévots caricaturaux ne perçoivent la lumière qu’au travers de vitraux trop chamarrés. Il faut échapper à ces courtes vues.
Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du récent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi s’ils apprenaient qu’il battait sa femme, séquestrait sa domestique philippine ou avait violé son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'était pas un smart guy ou seulement s'il n'était pas adepte de l'économie autrichienne ?
Passant ainsi, par posture morale, à côté du « plus grand homme du plus grand peuple » comme l’écrivit plus tard son frère aîné, le risque est grand de passer aussi à côté de ces très grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite l’impertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de s’en défaire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis l’incroyable entreprise scientifique que fut l’expédition d’Égypte jusqu’aux dernières heures après Waterloo, il fut entouré de savants comme Monge, Conté, Laplace, Chaptal, Lacépède, Fourier.
Ce dernier joue un certain rôle dans mon récit. Imaginerait-on, aujourd’hui, un préfet capable d’inventer un outil mathématique, de travailler sur la théorie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, l’hypothèse de l’effet de serre tout en recevant la belle société et en protégeant le jeune génie qui allait déchiffrer les hiéroglyphes ?
Oublier volontairement Napoléon, c’est oublier les Français durant 15 ans. Et même, puisqu’on ne va pas non plus célébrer les rois qui le suivirent, on en vient à se réveiller miraculeusement en 1848 (avec enfin l’abolition de l’esclavage) sans trop s’appesantir sur le destin qui conduit de nouveau la République et la France sous la coupe d’un Bonaparte. Décidément, mieux vaut lire l’histoire dans Marx que sur X. En arrêtant à Brumaire (voire à Thermidor) la marche de l’Histoire telle qu’on rêverait (aujourd’hui) qu’elle ait été, on fait passer à la trappe un demi-siècle de la vie des Français et l’aventure de la plus étonnante génération de nos ancêtres, ceux qui comme Napoléon Bonaparte avaient 20 ans en 1789.
Quel sens donner à l’aventure que j’imagine ?
La défaite de 1814 et la Restauration avaient débarrassé Napoléon de pas mal d’illusions et de la plus grande partie de la vermine d’Ancien Régime qu’il avait eu le grand tort de croire ralliée.
Je ne pense donc pas avoir cédé à une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle ère que mon récit permet, Napoléon devait de nouveau s’appuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatigués.
Talleyrand le lui avait (peut-être) dit : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. Privé d’armements et donc de l’ultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacité de calcul, son instinct stratégique, son coup d’œil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de l’ennemi ou même s’en servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, j’ai aussi dû affronter l’une des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalité ».
Bonaparte, tout au long de sa carrière, gère une « mass adoption »
Il déclare après Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles âmes.
Quels qu’aient été ses choix ensuite, y compris la fâcheuse décision d’enlever les mots « République française » des monnaies 5 ans (quand même) après son sacre, il n’a jamais souhaité revenir sur la Révolution. Il disait seulement, à sa façon, en avoir clos ce que Lénine aurait peut-être appelé la maladie infantile : « J'ai refermé le gouffre de l'anarchie et débrouillé le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grâce aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais à forte tentation réactionnaire.
Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportée par un témoin occulaire (le trésorier Peyrusse) et collationnée par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du vol de l'Aigle
(je n'ai donc évidemment pas pu la reprendre dans mon récit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait même pas qu'à Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacé l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !
La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.
Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ?
J’ai cité l’an passé à Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptée. Notamment parce que, considérant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils établissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antérieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu était aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes; on se bat à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mêmes (encore pour bon nombre) été élevés.
Telle est probablement la situation de la société française en 1815.
On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélère la marche de l'Idée.
Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des éditeurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissé qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissé une, mais sans avoir jamais existé. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tenté de me définir un jour : un historien local, rêveur et virtuel
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