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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

138 - Le « Petit Livre orange » ?

May 10th 2023 at 10:30

Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célèbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.

En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est porté sur L'étalon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai déjà rendu compte ici et qui offre, à leurs yeux, le double avantage d'avoir été traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'être  considéré comme la référence .

L'argumentation m'a provoqué et je me suis risqué à avouer mes réserves par un message sur Twitter :  Je vais être honnête. Si je n'avais pas évolué moi-même antérieurement (lectures, rencontres, expériences diverses et réflexion personnelle) et que j'avais découvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait éloigné. Vraiment .

Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.

Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.

Ceci m'oblige à répondre : je pense qu'offrir l'Acéphale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-être été moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la démarche, indépendamment du choix du livre offert. L'ouvrage L'étalon Bitcoin tend à acquérir un statut spécifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en découvrant que j'étais loin d'être le seul sur la réserve, je n'ai pas été détrompé.

Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le système de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.

J'ai écrit que ce livre (qui a ses ardents défenseurs!) a évidemment de réelles qualités, que je suis assez séduit par son modèle  stock sur flux  (en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thèses.

Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :

  • l'usage désinvolte que cet économiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
  • bien des traits forcés et un esprit de système poussé jusqu'au ridicule,
  • une psychologie sous-jacente décrite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas être le seul,
  • un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
  • et enfin, malheureusement, des procédés d'attaque ad hominem indignes.

Les réactions que j'ai suscitées sur Twitter laisseraient croire que ceux qui n’aiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.

Comme le notait S. Gouspillou  on dirait des proustiens face à un non fan de La Recherche .

Quelqu'un qui refusait de comprendre  comment on peut trouver ça chiant  , ce qui je le répète n'était pas mon mot, soulignait que cette appréciation négative  semble surtout être le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienne . Et un autre s'interrogeait sur la position de Sébastien ou de moi-même vis-à-vis de ladite école :  j’imagine bien les deux bien à gauche étant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens qu’il ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru d’Ammous peut déranger les âmes sensibles .

Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, évidemment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette école (dont la première chose à dire c'est qu'elle n'est guère unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...

Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les Œuvres complètes ?) de leurs évangiles, je ne m'estime pas tenu de répondre parce que :

  • reprochant aux économistes de jouer aux historiens, mon intention n'est évidemment pas de jouer à l'économiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas à mes yeux un cursus cohérent) ;
  • je reconnais un faible niveau de considération (toutes écoles confondues) pour l'économie, qui me paraît souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
  • je serais deux fois plus intéressé par les autrichiens s'ils étaient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal qui (faut-il le rappeler à des libéraux ?) relève de ma liberté de penser ;
  • ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme  le temps est rare ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines préoccupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marché ;
  • j'assume mon allergie aux ronchonneries réactionnaires contre la musique des jeunes (même si moi-aussi je préfère Bach, mais cela n'a rien à voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi à voir que tout ceci est censé faire partie de la démonstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
  • enfin je ne peux admettre à titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont déjà conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).

Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu là pour étudier l'école autrichienne ; je suis venu là parce que Bitcoin m'a paru intéressant par lui-même.

S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la première voie aurait été moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les évangélistes autrichiens n'a pas suscité en moi la même émotion ou la même excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)

Ceci mis de côté, ce que je reproche en l'occurrence à ces auteurs et plus encore à leurs thuriféraires, ce n'est certainement pas leurs convictions, même celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'études et d'informations dévolu à Bitcoin par leurs idées, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraît inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.

Aucun économiste, autrichien ou non d'ailleurs et même en remontant à Oresme, n'a pour moi inventé Bitcoin. Au mieux ils ont décrit des problèmes que Bitcoin peut (plus ou moins) résoudre et ils ont espéré que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient à certains égards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontané ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maître de Chicago. Quant à la célèbre prophétie du monétariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est réellement Bitcoin. C'est peut-être un détail pour vous, mais...

Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est très difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du système officiel.

Après tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bénéfice. Mais chacun doit-il pour autant considérer que son livre de chevet est le livre de référence, qui par une sorte de vertu intrinsèque ferait le même effet à tout lecteur ?

On a ici le type même de l'illusion des religieux fanatiques :

Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à-porte, un sourire désarmant aux lèvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.

Je conclus quant au livre de S. Ammous

Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhésion universelle même au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhésion universelle, même parmi ceux qui le considèrent comme le meilleur livre !

Il est peu probable que ces réserves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confié David St-Onge :  mon père, ouvert sur le sujet avec un diplôme universitaire en administration, en a abandonné la lecture. Jamais ma mère, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai écrit mon livre .

En revanche il est presque certain que le propos  ultra direct voire cru  de S. Ammous permettra à nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires européennes dans le rôle) les pires pages de la  Bible de la secte  que lui aura envoyée  le lobby . Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.

Venons-en alors à l'idée même d'offrir un livre

Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des économistes, pour en arriver à l'idée que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un écrit ésotérique, derrière son apparente simplicité. Comme nous l'écrivions dans l'Acéphale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacité réelle d’abstraction mais aussi et surtout de remise en cause.

Pourquoi, ayant moi-même commis seul ou à plusieurs quelques petits pavés qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont également pu susciter des critiques (voir ici pour la plus récente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcément la bonne idée ?

Parce que, indépendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espérer que l'opération projetée soit efficace en termes de com’, avec peut-être un minibuzz.

La fameuse pilule orange, dit Sébastien Gouspillou,  doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigeste .

Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.

Quand il écrit que  les députés ne liront pas ce pavé  chaque mot compte. Les députés ne liraient sans doute rien qui dépasse le résumé des études produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-être aussi mal choisie que le vecteur !

Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.

Si j'ai écrit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothèque semble un peu décorative. Lui et son chien prennent plutôt les livres sur la tête !

Mais cet infatigable enquêteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai écrit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.

Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on découvre un détail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusé. Et c'est à partir de là (dans ce que mon ami Adli assimile au  creux de l'humilité  décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impôt.

Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !

Nous avons bien raison de nous moquer des régulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux règles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous à refaire l'histoire, à critiquer le système antérieur, voire à disserter sur les mœurs et la sexualité des maîtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amélioré moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'à ce que l'expérience de l'utilisateur cesse d'être un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?

Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amélioration même infime de l'expérience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilité on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bénéfice tangible d'implantations d'alternatives énergétiques, que la mise en place d'enseignements dédiés, et à mon humble avis que la mise en place d'actions concrètes de solidarité.

139 - No crypto, dit-elle.

May 25th 2023 at 10:00

Le livre de Nastasia Hadjadji, annoncé sur les réseaux sociaux plusieurs jours avant sa sortie, y a immédiatement suscité des réactions pas toutes courtoises de la part des crypto bros. Il est vrai que l'autrice avait commis selon moi une maladresse : diffuser un mois à l'avance, pour teaser, des assertions sommaires de type top 5 des arguments . Ceci mène presque infailliblement à ouvrir les inutiles altercations avant l'utile lecture.

Inversement les premières réactions positives, comme celle de Pablo Rauzy, qui m'a élégamment bloqué sur Twitter depuis, m'ont semblé n'avoir goûté de cet ouvrage que ses exagérations dangereusement simplificatrices. On trouvera en fin d'articles des liens vers quelques comptes-rendus du même livre.

Je remercie Nastasia Hadjadji de m'avoir, sur ma demande, communiqué son texte pour me permettre de rédiger un compte-rendu critique que je voudrais raisonnable de son livre, dont j'ai repris tels quels les titres des chapitres. Les illustrations sont de mon fait et n'engagent évidemment que moi.

Il était clair pour elle que je ne pourrais qu'avoir un oeil critique sur la plupart de ses thèses. Pour l'inciter à parcourir mon précédent billet, où je disais refuser la transformation des évangiles autrichiens en  petit livre orange  de la Bitcoinie, je lui ai rappelé ce que je reprochais à ceux-ci :  Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal . Elle a noté qu'il était utile de le rappeler, cela vaut donc pour tout le monde et dans les deux sens.

L'introduction présente le pitch de Bitcoin sans rien cacher d'un contexte qui en 2008 lui donnait bien des attraits, mais réduit vite l'innovation technique à la  technologie baptisée blockchain .

On ne saurait reprocher ce raccourci à une no-coiner quand tant de consultants prétendument spécialisés l'ont emprunté... Comme tant d'autres, l'autrice voit bien la décentralisation des données, mais elle élude celle du consensus. On verra même plus loin l'étrange assertion selon laquelle le principe de confiance est  dilué  entre les acteurs du réseau. La technique n'occupe qu'une part modeste dans son livre : après tout un objecteur de conscience n'a pas besoin de savoir démonter une mitraillette... Ceci posé, l'ironie de l'autrice sur le fait que  n'importe quelle idée ou projet farfelu peut être financiarisé sous forme de token  n'est pas faite pour me déplaire et la description du FOMO n'est que trop vraie.

Très rapidement le vocabulaire et les références montrent cependant que l'information a été pour une part notable puisée chez les banquiers centraux. La suite de la lecture le confirmera.

Je ne compte pas me livrer au petit jeu consistant à relever des imprécisions ( l’accumulation des nœuds sur la blockchain ) ou des erreurs factuelles. Il y en a dans tous les livres (les miens compris). Je note simplement que beaucoup de choses sont écrites ex-post :

  • En janvier 2009, le genesis block n'a pas porté l'excitation des cypherpunks (ni de quiconque)  à son comble  ;
  • En décembre 2010, quand Satoshi tire sa révérence, son million de bitcoin ne vaut certainement pas 50 milliards d'euros ;
  • Les frères Winklevoss n'ont pas investi très tôt  mais en 2013 : après certains membres du Cercle du Coin !
  • Les capital-risqueurs n'ont certes pas été parmi les premiers croyants. Une lecture rapide de l'Acéphale aurait donné à l'autrice une connaissance plus fine du mécanisme d'adhésion des uns et des autres ;
  • Quant aux maximalistes, la mode des laser-eyes ne date pas non plus des origines.

Ces petites erreurs de datation n'ont guère d'importance et pourraient être oubliées si elles n'instillaient l'idée d'un complot de early adopters pour s'en mettre plein les poches. Mais comme ce n'est pas le cœur du propos de l'autrice, on peut passer outre.

On ne va pas contredire Nastasia Hadjadji quand elle soutient que les cryptomonnaies sont des objets politiques. Mais je ne dirais pas comme elle  avant d'être des objets techniques  : elles le sont en même temps . Elle prévient que son analyse politique va être conduite en s'appuyant sur la Critical Internet Theory, une discipline des sciences sociales qui met en lumière les structures de pouvoir. Est-ce cela qui lui permet de décrire le secteur de la crypto comme s'abritant derrière  un épais rideau de fumée  ? La fumée me semble moins dense ici que du côté des banques centrales, qui sont bien placées dans les structures de pouvoir... Quant à affirmer que ce qui est obscurci c'est un  héritage idéologique rétrograde  cela consiste à glisser la conclusion dès l'introduction, ce qui n'est pas de la meilleure méthode. Disons que cela sent le pamphlet plus que l'enquête, et prête le flanc à l'accusation de militantisme qui agace (inutilement d'ailleurs) l'autrice.

LE CULTE DE BITCOIN

Le premier chapitre se focalise sur la secte Bitcoin : des envoûtés ridicules au début, dangereux à la fin. Sur le réseau Twitter, Nastasia Hadjadji exploite assez lourdement ce filon religieux qui à mon sens mériterait mieux.

Que certains bitcoineurs américains usent d'un style ridiculement évangélique me semble surtout traduire le fait qu'ils sont... américains. Faire énoncer les travers des banques centrales ou de la monnaie fiat en reprenant leurs formulations les plus exaltées est un moyen biaisé de décrédibiliser la critique.

Une remise en cause des thèses écologiques qui se limiterait à ridiculiser le culte de Gaïa et à incriminer certains douteux traitements du cancer à base d'herbes ne manquerait pas d'agacer l'autrice et ses amis.

Une critique des thèses communistes qui ressasserait des références au Petit Père des Peuples et à l'avenir paradisiaque qui attendait l'humanité sous la dictature du prolétariat aurait la même pertinence !

Quelque soit l'outrance religieuse (qui je le répète est typiquement américaine et ne me parait pas affecter particulièrement les communautés francophones) il est absolument faux d'écrire que  dans le culte de la crypto, l’accumulation de la richesse n’est pas le fruit du travail individuel ou collectif, mais bien le produit de l’adhésion à un système de croyance censé rétribuer les plus méritants en leur offrant une rédemption future dans un monde purgé de ses vices . C'est faire peu de cas du travail des codeurs, pour ne citer qu'eux, et du développement organique de l'écosystème.

DYOR, dont l'autrice semble se moquer, s'inscrit bien dans une école dont le vrai mantra, au-delà des to the moon (souvent employés au second degré) reste dont trust, verify. Hodl n'est pas plus ridicule dans sa forme que la lutte finale et exprime sur le fonds une stratégie financière bien plus raisonnable que mystique. Enfin il ne m'a jamais semblé que mes amis cryptos étaient plus isolés de  leurs systèmes de solidarité primaires  que mes amis militants politiques.

La vérité est que, pour l'autrice, le fait religieux est sans doute perçu aussi négativement que superficiellement. Car fondamentalement le Bitcoin peut bien être perçu et/ou défini comme une religion. De nombreux bitcoineurs connaissent et admettent cette comparaison, sans se livrer pour autant à des folklores sectaires. Moi-même je considère qu'il entre des facteurs religieux dans Bitcoin. Je considère aussi, à certains égards, le socialisme comme un avatar du messianisme judéo-chrétien.

Et alors ? Ce sont (comme en ce qui concerne l'IA, par exemple) des grilles d'analyse, des spéculations intellectuelles, nullement des arguments invalidant l'intérêt de la chose étudiée. Pour ceux que cela intéresse, je les renvoie à ce que j'ai dit en 2021 dans le podcast Parlons Bitcoin, tant sur les apparences religieuses que sur la nature religieuse de Bitcoin.

Avec un ton parfois inutilement déplaisant, l'autrice avoue cependant que la crypto-sphère n'est pas toute-une, que l'on y rencontre aussi  des traders en costume trois-pièces, des renégats de la finance traditionnelle mais aussi des hauts fonctionnaires qui se présentent comme les descendants des économistes autrichiens  mais aussi  des militants radicaux de la gauche alternative  et enfin des LGBTQI+ ou ... des pères et mères de famille, tous unis par l'idée de changer le monde et remettant en question un système jugé à bout de souffle. On a envie de dire qu'une religion qui réunirait tant de gens différents aurait déjà gagné la partie !

La mise en cause de Pierre Person, dont le rapport (à mon humble avis) était loin d'être un chèque en blanc à la crypto mais dont la mission d'information a permis d'initier des échanges dans les deux sens, me parait bien déplacée. Qu'un membre du Parlement possède des cryptos, s'y intéresse et le fasse savoir ne pèse pas lourd face aux dizaines de députés anciens et futurs banquiers, au poids écrasant de l'élite financière dans toute la technostructure de l'État (organismes régulateurs compris) et au rôle jugé  naturel  des banquiers comme auteurs des divers rapports censés réformer leur industrie opaque, prédatrice et dangereuse.

La mise en cause de  crypto-enthousiastes évoluant parfois au sein même des administrations publiques  pour n'être pas nominative mérite donc la même réserve : lesdites administrations sont d'une telle porosité à la banque que la présence de deux ou trois bitcoineurs ne me paraît pas déséquilibrer dangereusement le système.

À la fin du premier chapitre, on a toujours du mal à comprendre comment tant de gens différents, que l'autrice baptise opportunistes, défricheurs, idéologues férus d'Ayn Rand, idéalistes rêvant de justice sociale, révoltés, mystiques peuvent se retrouver dans le même panier, accusés du même  culte des cryptos .

LES RACINES D'UNE E-DÉOLOGIE

Après avoir laissé penser que les critiques contre le système bancaire, quoique partiellement justifiées, relèveraient d'un conspirationnisme animé par une haine sectaire du bien commun, l'autrice donne dans ce second chapitre l'impression que les soucis de privacy et la défense des libertés individuelles ne sont en regard que des caprices de geeks enclins à cacher leurs saletés. Ainsi le Patriot Act n'aurait inquiété qu'eux et le mot liberticide n'a pas été jugé nécessaire pour le présenter.

De la même façon, on peut juger que les 22 lignes présentant la crise de 2008 relèvent d'une forme d'euphémisation voire de complaisance. On s'étonne même de voir Occupy Wall Street et le mouvement des 99% expédiés en 10 courtes lignes.

Ceci dit, la présentation de l'émergence de Bitcoin à partir des idées des cypherpunks est correcte et écrite de façon plutôt alerte. Et même si le tableau du mariage entre la Big Finance et le Big Crypto n'est pas trop bien intentionné, j'aurais tendance à y souscrire si les torts n'étaient pas entièrement attribués aux magnats de la crypto. Il faut aussi rappeler qu'une corruption (FTX par exemple) est un délit à deux : une chose qu'il vaut mieux oublier quand on entend se faire le chantre de l'État comme garant du bien commun.

L'AGE D'OR DE L'ARNAQUE

L'autrice tire profit autant qu'elle le peut des arnaques montées avec des cryptos (arnaques qui sont parfois bien peu tech!) mais pour ce qui est vraiment  crypto  — comme Terra/LUNA et ce qui en découle par effet domino – la réflexion qui attribue la faille à un  choc de confiance dans un marché baissier  me parait un peu courte de son propre point de vue car cela ne différerait alors en rien de toutes les autres catastrophes financières

Il pourrait, selon moi, être noté qu'une partie de la dangerosité de l'écosystème vient de sa porosité à la Big Finance (la dette, le levier, la recherche de rendements fous et un comportement de mouton de Panurge auquel les cryptos naïfs tant raillés n'ont rien à envier) et qu'une autre vient de l'agitation maladroite de régulateurs qui ont le chic pour envoyer les investisseurs les moins formés vers les plateformes les moins régulés (donc les plus cool à l'entrée). Cette seconde critique est effleurée lorsqu'est évoquée la complaisance des autorités françaises pour Binance, mais, là encore, l'autrice ne peut enfoncer le clou car mettre en cause les régulateurs nuirait à son projet. On ne lui en voudra pas d'ignorer le psychodrame Recover chez Ledger, car il est survenu postérieurement : ça n'en est pas moins instructif : écoutez Alexis Roussel sur le Live n°12 de Faune Radio !

Et c'est là, après moult récits consacrés aux arnaques, que surgit la question de la valeur même de Bitcoin : Ponzi, Greater Fool Theory et  Finance Casino , ce dernier poncif n'étant cependant pas mis à profit pour aller voir ce qu'il en est des dépenses de jeu des Français et de la tonte légale opérée par ce vertueux système qui tire clairement sa rentabilité des joueurs compulsifs.

Poser la grande question de la valeur de Bitcoin ici, à ce moment forcément sordide du livre, c'est déjà y répondre de façon peu honnête. Toute la critique, cependant, est loin d'être vaine, mais elle me parait toucher plus durement les promesses du venture-capital que celles des cypherpunks. Et l'encadrement des influenceurs est loin de ne cibler que les crimes de la crypto...

A la longue, toutes les diatribes s'emmêlent et ressemblent un peu à ces sermons contre le péché qui finissent par questionner aussi sur le curé et donner de mauvaises idées aux plus naïfs.


LE DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE

On ne s'attend pas vraiment ici à une surprise dans la dénonciation du Proof of Waste qui commence par six pages de narration sur la petite ville de Navarro au Texas, où s'organise une résistance au minage. L'autrice cite ensuite, plus rapidement, les termes bien connus de la controverse, les arguments et contre-arguments et même les imprécisions et les limites de la possibilité de chiffrer certaines choses comme le mix énergétique. Le lecteur crypto n'aura guère de commotion à trouver ici le  chercheur  de Digiconomist ou les comparaisons exprimées en transactions, mais il constatera une certaine modération de l'autrice.

Il regrettera qu'elle n'ait pas trop songé à regarder ce qu'il en est de la consommation du système bancaire mondial, récemment investiguée par Valuechain avec ses tonnes de paperasses, de béton, ses millions de bureaux, son trading et ses inefficiences diverses.

Sa description d'une industrie de type  parasitique  ne l'empêche pas de confesser que l'aventure de Sébastien Gouspillou au Congo est  séduisante , tout en accompagnant cette concession de réserves plus ou moins circonspectes.

CRYPTO-COLONIALISME ET INCLUSION PRÉDATRICE

C'est évidemment ici du Salvador qu'il s'agit. Si quelques mots malveillants émaillent le récit, le caractère autoritaire de la décision (dont il faut bien avouer que nombre de bitcoineurs se sont trop aisément accommodés) est assorti d'une accusation de colonialisme. Il entre ici (pardon pour la parabole religieuse) un petit côté paille-et-poutre : la gestion démocratique de notre propre système et sa vassalité aux maîtres américains devraient inciter à plus de circonspection, surtout s'il faut concéder in fine que le président Bukele est toujours populaire.

On sait que le bilan de l'expérience, si tant est qu'il soit déjà temps de l'établir, est mitigé. Chacun peut en conclure ce qui lui plait. Il est probable que l'autrice n'a fait que recopier des articles hostiles, qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce pays lointain où nombre de bitcoineurs français ont au contraire été prendre le pouls de l'opinion, des commerçants et des clients. Leurs propos (je pense à ceux de Yorick de Mombynes ou à ceux plus récents de Rogzy et de Lionel Jeannerat) sont nuancés, critiques parfois, mais pas défaitistes ; ils auraient gagné à être repris honnêtement. Un  sondage  réalisé par Bitcoin.fr sur Twitter en novembre 2021 au sujet du projet de  Bitcoin City  révélait, sur un peu plus de 500 votants, de l'enthousiasme (48%) mais aussi un taux de scepticisme (30%) qui n'est pas le propre d'une secte de fanatiques. Un autre, plus récent, montre aussi une dispersion plus grande que ce que l'autrice suppose

L'autrice se lance ensuite dans une description, inspirée des travaux du chercheur néo-zélandais Olivier Jutel, des méfaits de l'impérialisme des investisseurs cryptos (loups déguisés en agneaux prônant l'inclusion financière) dans divers pays perdus ou îlots inconnus mais aussi auprès de communautés historiquement subordonnées : femmes, minorités de genre, populations racisées et travailleurs pauvres. À l'inclusion financière espérée, elle oppose la réalité d'une « inclusion prédatrice » décrite par des chercheurs comme Tonantzin Carmona. Elle se garde au passage de trop situer celle-ci, qui œuvre au sein du think tank Brookings, l'un des plus prestigieux de Washington : il compte d'ailleurs Ben Bernanke et Janet Yellen parmi ses membres... Deux pages plus loin, les arguments pour expliquer les raisons de la faible adoption de la crypto-monnaie sont puisés ... à la BRI.

Nastasia Hadjadji reprend aussi les arguments de Molly White contre la prédation affinitaire qu'exercerait l'écosystème Bitcoin pour nourrir son système pyramidal, parlant d'une fraude affinitaire , ce qui fait un peu sourire (quand on pense au pathos sur l'euro dont l'usage est censé manifester notre adhésion aux valeurs de l'Union ) mais ce qui est finalement un sophisme : les systèmes pyramidaux qu'elle débusque sont certes affinitaires (tous les Ponzi et d'une certaine façon toutes les arnaques le sont plus ou moins) mais ils visent à l'enrichissement d'escrocs, pas à la prospérité de Bitcoin. Et nul bitcoineur sérieux ne soutiendrait que les escrocs ne doivent pas être poursuivis.

POLITIQUE DU BITCOIN

J'ai regretté à titre personnel l'association en 2022 de M. Zemmour à l'image de la licorne Ledger. Mais se servir de cela alors que l'entreprise avait invité tous les candidats (et que le candidat vainqueur de l'élection précédente avait été photographié en 2017 avec un prototype de cette entreprise entre les mains) est un procédé de scénarisation journalistique.

Que les autres candidats (et notamment le technophile M. Melenchon) n'aient pas profité de cette occasion est tout aussi significatif que l'aubaine saisie par un candidat d'extrême-droite en quête de différentiation.

Bitcoin serait donc un  cheval de Troie introduisant chez des utilisateurs insuffisamment conscientisés  des idées aux relents antidémocratiques forgées dans le terreau de la pensée cyberlibertarienne . L'autrice s'inspire ici du livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, qui lui parait être une démonstration méthodique, quand une lectrice française (pourtant personne fort sage) m'a confié au contraire être  assez choquée du niveau de bêtises qu’on peut y lire . Avec des mots moins élégants, plusieurs anonymes sur Twitter ont écrit la même chose, récusant les thèses brandies par M. Golumbia et les à-peu-près de Stéphane Foucart. Soit ils ont viré à l'alt-right sans s'en rendre compte, soit la thèse ne s'applique pas à eux.

Bitcoin donc instillerait l'idée d'une société fondée sur la défiance généralisée . La thèse prête à rire quand on vient de lire que Bitcoin était affinitaire, mais elle révèle surtout une coupable confusion. D'abord les geeks qui soldent leurs échanges en bitcoin se méfient bien moins les uns des autres (et c'est vrai que souvent ils se connaissent) que des banques et de l'État. Ensuite se méfier de l'État n'est pas faire montre d'une défiance généralisée. Enfin la défiance est une confiance négative. Je fais confiance à X pour se comporter honnêtement et à Y pour se comporter en crapule : dans les deux cas (surtout dans le premier, hélas) je peux me tromper. Bitcoin contourne défiance et confiance et établit une certitude non humaine et surtout non centralisée, donc sans voyeur clandestin, parasite ou officiel, sans tout ce que Nastasia Hadjadji présente comme  toute forme de contrôle ou de supervision , des notions dont je ne sache pas qu'elles seraient d'essence démocratique. À ce sujet, puisqu'elle affectionne l'image du cheval de Troie, l'autrice aurait pu glisser un mot des MNBC ailleurs que dans une unique note en fin de livre.

Est-ce être  de la droite radicale conservatrice  que de payer comme le faisait mon paisible bisaïeul et de chercher à recréer une marge de manœuvre face aux dérives autoritaires des États ? N'est-ce pas l'autrice, ici, qui cède à une idéologie invasive ? Car que propose-t-elle pour que la colère liée à l'effondrement du système classique (où elle va chercher ses arguments...) se transforme  en un agir politique «de gauche», tourné vers la remise en question des hiérarchies sociales et politiques  ? A part toujours plus d'impôt, de régulation et par tant de surveillance, nourrissant encore et encore la technostructure actuelle ?

Reprenant mot pour mot le récit d'une filiation strictement autrichienne de Bitcoin (récit souvent intempestif et contre lequel je me suis exprimé récemment) elle le retourne et fait de l'idéologie crypto une forme de conspirationnisme contre des banques centrales qu'elle se garde bien par ailleurs de défendre positivement. Quitte à s'emmêler un peu, parlant de  réhabilitation de l'étalon or  dès le XIXème siècle et omettant de citer le Général De Gaulle (peu suspect d'anarchisme) parmi ses thuriféraires.

 L’exigence de transparence et d’autonomie d’une partie de la population qui affirme son manque de confiance envers les institutions bancaires traditionnelles est aujourd’hui instrumentalisée à des fins politiques . Et donc ? On devrait transformer cette exigence en quoi ? On attend le prochain rapport (commandé par Bercy à un copain banquier) pour voir si la transparence est suffisante, comme on attend le prochain grand débat pour voir si le réenchantement opère sur ceux  pour qui les gouvernements sont totalitaires et tyranniques par essence  ?

Quand bien même la vision technophile des bitcoineurs serait  une vision du monde très éloignée des principes de délibération et d’intérêt général associés aux démocraties représentatives  ; quand bien même ces principes seraient sérieusement mis en œuvre, autrement que par l'autoritarisme croissant des pouvoirs prétendument libéraux, les directives européennes et l'arrogante parlotte des apparatchiks ; quand bien même tout anarchisme serait forcément de droite... en quoi serait-il interdit d'adhérer à cette vision technophile ? En quoi serait-il légitime de focaliser à ce point sur le politique en survolant les enjeux techniques ? Les pouvoirs actuels, ivres de video-surveillance, de drones et de gadgets ne sont pas moins technophiles que les bitcoineurs : à chacun de choisir sa tech, je reste libre de préférer la sousveillance et le pseudonymat à la surveillance et au fichage.

D'autre part, qu'elle n'adhère pas elle-même au monétarisme de Friedman est bien son droit ; que de nombreux bitcoineurs n'adhèrent pas au keynésianisme est le leur. Les condamnations et les arguments d'autorité n'y changeront rien. L'assertion selon laquelle  le plus souvent, la nature profondément idéologique de ces positions est passée sous silence vaut à mes yeux pour tout le monde.

La fin du livre revient à son point de départ. Les petits investisseurs qui ont cédé au promesses du Père Noël (et sur ce point, sans citer Plan B et les modèles S2F, l'autrice vise assez juste) et au FOMO du miracle technologique finiront, prophétise-t-elle, ruinés par leur  fausse monnaie, vraie fétiche , amers et mûrs pour le fascisme. On peut craindre qu'il n'y ait une poignée de facteurs autrement plus graves à l'œuvre dans la dérive de nos sociétés.

CONCLUSION

L'autrice a écrit huit fois en moins de 180 pages que la colère était légitime, sans aller bien loin au-delà de sa conviction (respectable et cohérente avec les références à la Crtical Theory, à Ellul, à Fred Turner, à Dominique Cardon etc.) que les cryptos n'y changeront rien. Son texte semble n'être qu'un effort pour stigmatiser Bitcoin,  en questionner les racines, les imaginaires et leurs implications dans le réel  sans forcément questionner sa propre position, sa posture, ses convictions.

Elle assure que  critiquer les cryptos ne revient pourtant pas à faire allégeance à la FED, à la BCE ou à BlackRock, SoftBank et McKinsey et on lui fait naturellement crédit que telle n'est pas, en effet, son intention.

Mais on peut penser que ses critiques du système légal restent superficielles et que son apologie de la délibération démocratique se heurte tellement à la réalité objective de la politique contemporaine (dans presque toutes les démocraties et particulièrement en France) qu'on en a presque mal pour elle.

Et c'est à ce point que soudain, comme une résolution dialectique de ce conflit longtemps muet, éclot tel un lotus sorti de l'eau boueuse l'idée de faire advenir un monde de cryptos de gauche.

Puisqu'une partie de la conclusion était affichée en introduction, que n'y a-t-elle aussi placé de quoi donner espoir à ceux qui n'étaient pas d'avance acquis à sa critique, pour qu'ils acceptent de lire les 164 pages précédentes ! Il aurait fallu, je crois, annoncer bien plus tôt l'idée que  la généalogie cyberlibertarienne de Bitcoin a le mérite de poser au centre de la table un répertoire de réflexions sur les notions de résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions propres aux marchés mais aussi aux États  puisque  ces pistes de réflexion rejoignent, en certains points, celles d’une partie de la gauche radicale .

J'avais, en avril 2018, accepté de participer à un échange avec la section du 5ème arrondissement de La France insoumise. La vidéo de cette rencontre, qui est d'ailleurs la plus visionnée de toutes celles que l'on trouve de moi, rend mal compte de la qualité des échanges (les assentiments font moins de bruit que les critiques, et la prise de son avait été un peu artisanale). Mais je me souviens d'un net clivage, entre des questions techno plutôt bienveillantes et curieuses et des critiques politiques assez tranchées.

Je n'en parlerais pas ici si (vers la 59ème minute) n'avait eu lieu un échange fort curieux avec un assistant un peu cassant et qui m'avait frappé par le fait qu'il se disait en même temps représentant en ce lieu de LFI et de... l'ACPR. Il ne présentait pas la chose comme contingente (dans le genre faut bien vivre) : il parlait expressément à ces deux titres. Je m'étais dit que c'était là une forme d'insoumission à laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sentiment qui j'ai retrouvé parfois à la lecture du livre de Nastasia Hadjadji.

Ce que je regrette, pour finir, c'est que l'autrice, ayant pris le temps de rencontrer mais surtout de lire de très nombreux crypto-sceptiques (et cette recension est intéressante), se soit contenté d'un survol de la  littérature crypto la plus grossière (notamment sur Twitter) et n'ait pas pris la peine de rencontrer aussi des cryptos qui, pour une part, partagent certaines de ses idées.

Elle aurait ainsi pu échanger sans déplaisir avec le philosophe Mark Alizart, auteur de Cryptocommunisme, aller voir les doctorants de l'EHESS et parler avec le chercheur Maël Rolland.

Elle aurait pu aller jusqu'à Neuchâtel voir Julien Guitton (lien vers sa critique dans les commentaires ci-dessous) ou Alexis Roussel, bitcoineur fondateur de la plateforme Bity, mais aussi COO de l'entreprise Nym Tech qui développe une infrastructure réseau décentralisée et centrée sur la protection des données privées des utilisateurs. Longtemps président du Parti Pirate suisse, il est l'auteur d'un petit livre sur l'intégrité numérique.

Une telle rencontre, comme celle des communautés crypto suisses (dans un pays où l'on délibère beaucoup et où l'on s'inquiète un peu de notre santé) l'aurait sans doute inspirée. Du moins si elle acceptait enfin d'entendre tous ceux qui lui disent leur intérêt pour un instrument inclusif et une culture technique libre, comme lors de cette émission dont elle ne semble pas avoir retenu les réactions et questions reçues.

Enfin, sans fausse modestie, elle aurait pu intégrer les apports d'auteurs pour le moins non marqués alt-right comme Adli Takkal Bataille et moi-même, mais aussi Claire Balva ou Alexandre Stachtchenko ou parmi les américains, Andreas Antonopoulos, traduit en français et curieusement absent de son ouvrage.

Ses propos auraient été plus nuancés, mieux balancés entre technique et politique, moins imprégnés de certaines réalités d'un pays où nul sans doute ne la lira, et auraient permis à son livre non de cliver (au risque de renforcer les influences qu'elle entend dénoncer) mais de bâtir un espace de rencontre autour de l'idée de  résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions . Ce qui n'est pas une mince affaire et ne devrait être considéré comme sectaire par aucune personne sensée.


Quelques autres comptes-rendus :

  • Celui de Pablo Rauzy, déjà mentionné et qui estime que sa lecture vaut  largement la peine tant les thèses présentées et les raisonnements développés le sont avec rigueur ce qui est exactement ce qu'ont nié les lecteurs cryptos. In fine il confesse tout de même un léger malaise :  si je devais avoir un reproche à faire à l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots « anarchie », « anarchisme », « anarchiste », et même « libertaire » au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-étatisme et la liberté individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertés collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec force . Pour lui les choses sont simples. Le bon anarchiste est de gauche, le mauvais est libertarien et de droite. Il aurait  aimé par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premières fois où ce souci apparaît dans l'ouvrage. J'avoue avoir ri en lisant qu'il aurait  apprécié que la logique du raisonnement soit poussée plus loin, jusqu'à affirmer qu'une émancipation réelle ne sera pas permise sans se défaire pour de bon de toutes formes d'autorités imposés, que ce soit donc par un état ou par une puissance privée à travers un marché.  : j'ai moi-même fini par penser que Nastasia Hadjadji recopiait parfois des sources bancaires et butait ainsi sur la contradiction fatale de tout adepte de la régulation : ne pas imaginer d'autre régulateur que l'État même que par ailleurs on prétend combattre aussi.
  • Celui de Ludovic Lars qui commence par s'interroger (un peu longuement) sur ce que sont aujourd'hui et pour les geeks la droite, la gauche et leurs extrêmes respectifs, essentiellement en suivant le modèle de Fabry puis en situant dans ce paysage marqué par ce qui est aujourd'hui un extrême-centre' (Macron , Lagarde...) une innovation comme Bitcoin, défini comme « un nouveau territoire de liberté » ou comme un « commun numérique sans frontière ».
  • Celui de Julien Guitton qui rappelle que  le manifeste crypto-anarchiste commence par : “Un spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme.”  et constate que  a gauche est devenue autoritaire, elle pratique la censure, et là, la mise à l’index. Et pourtant, la gauche anarchiste libertaire des squats de survivants est toujours là .
  •  Pourquoi il faut dépolitiser Bitcoin  un compte-rendu critique et fort intéressant de Ines Assaini dansZone Bitcoin.

140 - Sur le Software de David Golumbia

May 28th 2023 at 16:40

La sortie du livre No Crypto de Nastasia Hadjadji (dont j'ai rendu compte ici) a remis en selle, dans les controverses entre bitcoineurs, le livre de David Golumbia The Politics of Bitcoin : Software As Right-Wing Extremism.

M'étant d'abord contenté de rapporter les comptes-rendus expéditifs qui m'en avaient été présentés, j'ai pensé qu'à défaut de m'infliger la lecture et le compte-rendu d'un nouvel ouvrage assimilant la crypto à l'extrême-droite, je pourrais présenter ici un compte-rendu rédigé à l'époque de sa publication, soit en 2017, par un économiste qui a produit de nombreux articles sur Bitcoin.

L'analyse qu'en avait fait William Luther, Associate Professor of Economics à la Florida Atlantic University et Director, Sound Money Project à l’American Institute for Economic Research m'a paru intéressante à plus d'un titre, et devrait être méditée tant sur l'aile gauche de la bataille – où l'on pousse des cris d'orfraie bien mal inspirés – que sur l'aille droite où l'on en voit qui semblent vouloir tout faire pour donner raison à leurs détracteurs.

L'original est en ligne, on trouvera ci-dessous sa traduction.

. . . . . . . . . .

Beaucoup de gens considèrent le bitcoin comme un bout de code intelligent, un mécanisme de paiement alternatif ou une preuve de concept pour la technologie blockchain sous-jacente.

David Golumbia, lui, y voit de l'extrémisme d'extrême-droite. Dans son nouveau livre, The Politics of Bitcoin, Golumbia affirme que Bitcoin a été conçu pour « satisfaire des besoins qui n'ont de sens que dans le contexte de la politique de droite » (p. 12) ; que « les enthousiastes de Bitcoin reprennent presque mot pour mot des textes d'écrivains (d'extrême droite) » (p. 21) ; et qu'en tant que tel, « Bitcoin sert (...) à répandre et à enraciner solidement » l'idéologie d'extrême droite (p. 25).

En tant qu'économiste monétaire, je suis d'accord avec une grande partie de ce qu'écrit Golumbia. Il dénonce à juste titre « le populisme raciste et l'opposition conspiratrice envers la Réserve fédérale » (p.19). Malgré les origines sur l'île au nom inquiétant de Jekyll de la Fed, il ne s'agit pas d'un groupe occulte qui profiterait aux juifs et aux familles de banquiers anglais au détriment de tous les autres. Golumbia a raison de décrire la fréquente évocation de la perte de pouvoir d'achat du dollar depuis l'origine de la Fed comme un récit « extrêmement trompeur, car ne tenant pas compte de facteurs essentiels tels que les taux de salaire, le taux d'intérêt sur l'épargne et le taux de change, ainsi que de la possibilité d'investir ce dollar sur les marchés financiers ou dans l'industrie » (p. 16). Dans la mesure où les enthousiastes de Bitcoin perpétuent ces points de vue, ce sont des imbéciles. Mais l'idée générale avancée par Golumbia, à savoir que Bitcoin est un produit d'extrême-droite, s'effondre dès que l'on en gratte un peu la surface.

Tout d'abord, l'idée qu'il existe une idéologie de droite uniforme est presque certainement erronée. La gauche et la droite américaines modernes sont des coalitions. Toutes deux se composent de nombreuses écoles de pensée politique distinctes, même si elles chevauchent. Et, bien que les membres d'une même coalition partagent des penseurs historiques communs, il n'est pas rare que certains membres de la gauche partagent également des penseurs historiques avec certains membres de la droite. En d'autres termes, il n'existe pas d'idéologie uniforme de droite ou de gauche et les ensembles d'idéologies de droite et de gauche se chevauchent.

L'une des principales factions de la gauche américaine moderne, par exemple, peut avoir des racines qui vont jusqu’aux progressistes de la fin du 19ème et du début du 20ème siècle et jusqu’à des penseurs libéraux tels que John Stuart Mill. Mais Mill n'en a pas moins exercé une influence intellectuelle sur les libéraux classiques du début au milieu du 20ème siècle et sur les libertariens du milieu du 20ème siècle et du début du 21ème siècle. Il est donc étrange de se référer aux « principaux penseurs de droite tels que Friedrich August von Hayek », comme le fait Golumbia (p. 7). En effet, s'il est vrai que de nombreux membres de la droite américaine moderne citent Hayek en termes favorables, la philosophie politique de Hayek est fondamentalement en désaccord avec plusieurs idées de la droite.

En effet, Hayek se considérait comme un libéral, travaillant dans la tradition de Mill et d'autres. Il s'est prononcé contre les lois criminalisant l'homosexualité, en faveur d'un revenu de base universel et, au cas où il y aurait des doutes sur ses appréhensions à l'égard de la droite, en faveur de l'égalité des chances. Il a écrit un essai intitulé « Pourquoi je ne suis pas un conservateur ».

La simplification à outrance construisant une idéologie unique de la droite conduit à d'autres confusions, tant en ce qui concerne l'idéologie qu’en ce qui touche à la qualité des arguments proposés par les différents penseurs. Voyez comment l’analyse de Golumbia sur Milton Friedman (pp. 17-19), un économiste libéral classique très respecté, lauréat du prix Nobel de l'économie, se trouve immédiatement suivie d'une analyse d’Eustace Mullins (pp. 19-21), un négationniste antisémite qui a popularisé des théories complotistes sur la Réserve fédérale. Cette juxtaposition suggère que les deux points de vue seraient intimement liés. En réalité, Friedman a largement soutenu la banque centrale. Il comptait parmi les critiques les plus virulents de l'étalon-or, citant son coût élevé en ressources naturelles et ses longues périodes d'ajustement, et pensait qu'une banque centrale pourrait mieux atténuer les fluctuations macro-économiques indésirables. Quoi que l'on pense des positions de Friedman, c'est faire preuve d'une grande ignorance ou être intentionnellement injuste que de suggérer qu'il était un complice de Mullins. Friedman était un économiste sophistiqué. Mullins était un charlatan.

Ironiquement, c'est Golumbia - et non Friedman - dont la position se rapproche le plus de celle de Mullins. Il perpétue le mythe de la Fed en tant qu'institution privée et semble totalement ignorer son rôle de régulateur :

 Après tout, la Réserve fédérale, comme les extrémistes de droite ne se lassent pas de le rappeler, ne fait pas partie du gouvernement ; l'OSHA, l'EPA, la SEC et d'autres agences en font partie. La Fed n'a pas de pouvoir d'exécution direct, alors que les agences de régulation en ont généralement  (p. 37).

Or en vérité, la Fed est une institution publique. Les sept membres de son Conseil des Gouverneurs - dont le président et le vice-président - sont nommés par le Président des États-Unis et confirmés par le Sénat. Le président est tenu, par la loi, de faire rapport au Congrès deux fois par an sur les objectifs de la politique monétaire de la Fed. La Fed remet la quasi-totalité de ses bénéfices, ou seigneuriage, au Trésor. Et sa division de la supervision et de la réglementation bancaires supervise les holdings bancaires américaines, les organisations bancaires étrangères opérant aux Etats-Unis et les banques membres du Système de Réserve Fédérale. En effet, son rôle de régulateur s'est considérablement élargi ces dernières années avec l'adoption de la loi Dodd-Frank qui l'a désignée comme l'autorité de régulation responsable de la mise en œuvre et de l'exécution des tests de résistance prudentielle pour les banques. La Fed est peut-être une institution souhaitable. C’est peut-être une institution indésirable. Mais la Fed est, sans aucun doute, une institution publique.

La classification faite par Golumbia du monétarisme de Friedman comme étant d'extrême-droite est également mal inspirée (p. 18). Le monétarisme n'est pas - et n'était pas - une position d'extrême-droite. Il s'agissait, à l'origine, des idées d'un économiste progressiste de gauche nommé Irving Fisher. À la suite de Fisher, Friedman a soutenu que (1) le taux d'intérêt nominal était la somme du taux d'intérêt réel, tel qu'il est observé sur le marché des fonds prétables, et du taux d'inflation attendu - une idée que Golumbia cite favorablement ailleurs dans le livre (p. 16) - et que (2) un taux de croissance de la monnaie plus élevé, ceteris paribus, entraîne un taux d'inflation plus élevé. Les (anciens) opposants keynésiens à Friedman soutenaient, à l'époque, que les taux d'intérêt nominaux étaient déterminés par la préférence pour la liquidité et que la banque centrale pouvait choisir n'importe quel taux d'inflation à partir d'un choix de politiques pour atteindre le taux de chômage souhaité, tel que décrit par une courbe de Phillips à long terme. Aujourd'hui, le point de vue standard des néo-keynésiens - un point de vue partagé par la plupart des économistes de gauche et de droite - commence par reconnaître la validité approximative de la position de Fisher-Friedman à long terme.

Plutôt que de reconnaître le consensus qui s’est établi autour de cette position de Fisher-Friedman, Golumbia attribue « aux prix à la consommation, aux prix des matières premières et des actifs, à la productivité et à d'autres aspects du travail » le mérite d'être des causes plus « conventionnelles » de l'inflation (p. 22). Il est absurde de suggérer que les prix à la consommation, ceux des marchandises et des actifs soient à l'origine de l'inflation. L'inflation est définie comme une augmentation de l'indice des prix. Elle ne peut donc pas être causée par une augmentation des prix. Une autre cause doit être à l'origine de la hausse des prix observée (c'est-à-dire de l'inflation).

La confusion qui entoure l'explication de Golumbia sur le lien entre la croissance de la monnaie et l'inflation provient de la non-reconnaissance de la clause ceteris paribus mentionnée plus haut. Friedman comprenait certainement que les changements dans le taux de productivité et, par conséquent, dans la croissance de la production, se traduiraient par une trajectoire plus ou moins élevée des prix. Mais de tels changements, selon Friedman, auraient tendance à être temporaires, c'est-à-dire qu'ils modifieraient le niveau des prix mais pas leur taux de croissance à long terme (c'est-à-dire l'inflation). De la même manière, Friedman savait que les changements dans la demande de détention de monnaie auraient pour effet d'augmenter le taux d'inflation. Mais, comme il prenait en considération des monnaies nationales bien établies, avec de larges bases d'utilisateurs, il pensait que les changements dans la demande de monnaie seraient relativement faibles, en particulier si les autorités monétaires géraient l'offre de la manière la plus responsable possible.

Les erreurs précédemment mentionnées sont aggravées lorsque Golumbia se tourne vers Bitcoin. En décrivant le mécanisme d'offre au cœur de Bitcoin, il déclare que « les développeurs pensent que le nombre total de pièces en circulation a un impact sur la valeur de la monnaie » (p. 29). Il a certainement raison de dire que ce point de vue « est un argument économique plutôt qu'informatique ». Mais il ne pourrait pas se tromper davantage qu’en la décrivant comme une position « avec laquelle peu d'économistes sont d'accord ». Au contraire, c'est une position avec laquelle peu d'économistes seraient en désaccord ! Certes, les économistes reconnaissent aujourd'hui que des facteurs autres que l'offre affectent le pouvoir d'achat d'un bien. Et pour les crypto-monnaies naissantes comme le bitcoin, qui – contrairement aux monnaies nationales établies considérées par Friedman – disposent d'un nombre d'utilisateurs relativement faible, les changements dans la demande de détention et les changements correspondants dans le pouvoir d'achat peuvent être très importants. Mais reconnaître d'autres facteurs n'implique pas que l'offre de monnaie n'a pas d'importance. Elle l'est très certainement.

Golumbia décrit à juste titre la volatilité de la valeur d'échange du bitcoin comme son « obstacle fondamental et le plus intéressant » à une large acceptation (p. 52). Et il a raison de rejeter les affirmations des défenseurs de Bitcoin selon lesquelles la crypto-monnaie est « à l'abri de l'inflation » (p. 30). Mais il va trop loin en affirmant que cette volatilité empêche le bitcoin d'être considéré comme une monnaie. Sa conclusion ne tient que si l'on confond la définition de la monnaie (c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté) avec les fonctions courantes d'une monnaie (c'est-à-dire le moyen d'échange, la réserve de valeur et l'unité de compte). De plus, cette définition n'est pas le résultat d'une redéfinition du terme monnaie par les défenseurs du bitcoin qui feraient en sorte que seul le rôle de moyen d'échange compte, comme l'affirme Golumbia (p. 51). Il s'agit de la définition standard proposée par les économistes. Considérons, par exemple, la revue Money de la Federal Reserve Bank of Dallas (Everyday Economics, septembre 2013, p. 1), qui est utilisée pour enseigner aux élèves du secondaire, et qui est aussi un outil de travail pour les économistes et qui commence par définir l'argent comme « tout ce qui est largement accepté comme forme de paiement pour l’achat des biens et des services ou pour le remboursement des dettes », c'est-à-dire un moyen d'échange communément accepté. Ou encore, la Banque fédérale de réserve de Philadelphie, qui a publié un document intitulé Functions and Characteristics of Money : A Lesson to Accompany The Federal Reserve and You (2013, p. 1), laquelle demande aux enseignants de collège et de lycée de « 1) définir l'argent comme tout ce qui est largement accepté comme paiement final pour les biens et les services. 2) expliquer comment la monnaie agit en tant que moyen d'échange, unité de compte et réserve de valeur ». Distinguer la définition de la monnaie de ses fonctions courantes n'est pas un complot infâme des crypto-anarchistes. C'est le point de vue conventionnel des économistes monétaires, repris par les institutions monétaires nationales.

Dans la mesure où il existe un complot infâme visant à redéfinir la monnaie, il s'agit d'un complot fomenté par Golumbia. Il affirme que « la majorité des experts en théorie économique définissent simplement l'argent comme une monnaie émise par un gouvernement souverain » (p. 54).

Ce point de vue, connu sous le nom de Théorie Monétaire Moderne, n'est moderne ni dans le sens où elle serait nouvelle, ni dans le sens où elle serait largement partagée par les économistes monétaires aujourd'hui. La doctrine du chartalisme remonte à Georg Friedrich Knapp, dont la Théorie de l'État de la monnaie a été publiée en allemand en 1905 et traduite en anglais en 1924.

Les partisans contemporains de la Théorie Monétaire dite moderne sont principalement regroupés dans quelques départements d'économie hétérodoxe (par exemple, l'Université du Missouri-Kansas City, dans le Bard College). On peut bien affirmer que la Théorie Monétaire Moderne est supérieure à l'approche standard, comme le font certains économistes hétérodoxes, mais ce n'est certainement pas l'approche standard, comme le suggère Golumbia.

Bitcoin est une technologie innovante qui permet aux utilisateurs de transférer des créances de valeur rapidement et en toute sécurité sur internet, sans dépendre d'un tiers de confiance. Dans la mesure où les gens de droite trouvent cette technologie souhaitable, elle peut bien être soutenue par une rhétorique de droite ou utilisée pour promouvoir des objectifs de droite.

Mais pas exclusivement. Les gens de gauche peuvent soutenir Bitcoin avec leur propre rhétorique et peuvent utiliser le bitcoin pour promouvoir leurs propres objectifs. L'affirmation de Golumbia, selon laquelle bitcoin est un logiciel d'extrême droite, ne tient pas la route. Elle découle d'une compréhension superficielle de l'histoire des idées et de l'économie moderne. Il reste à voir si le bitcoin sera largement accepté. Il est presque certain que le point de vue de Golumbia ne le sera pas.

William Luther
Collège Kenyon

141 - The Game

November 19th 2023 at 17:04

Il est sans doute peu commun de publier le compte-rendu d'un ouvrage paru en 2018 et traduit en 2019.

Cela conduit évidemment à avouer qu'on ne l'avait pas vu passer, malgré les éloges de Libé. Comme je ne suis pas le plus mal informé du canton crypto, on peut suggérer que je ne suis pas le seul, ce qui légitime ma démarche et donne quelque utilité à ma publication. Ce qui la rend plus étrange encore, c’est que le livre ne traite pas de Bitcoin. Le lecteur a beau savoir que j’ai tendance à exhiber mes autres marottes sur la Voie du Bitcoin, il peut être tenté de passer son chemin. Qu’il n’en fasse rien !

Il me semble en effet que The Game (le titre est resté en anglais dans toutes les traductions) répond plutôt bien à certaines questions auxquelles le très médiatisé ouvrage de Nastasia Hadjadji, No Crypto répondit plutôt mal 5 ans plus tard et notamment quant à la  matrice idéologique  de Bitcoin.

The Game c'est, le lecteur français le comprend dès la couverture (du moins pour ceux qui y ont jadis joué) évidemment Space Invaders dont le design iconique les caractéristiques et les promesses servent de fil conducteur à la réflexion d'Alessandro Baricco, philosophe et musicien de formation, journaliste, romancier et essayiste traduit dans de nombreuses langues.

Là où Hadjadji se fonde sur l’hypothèse (étayée croit-elle par quelques exemples arbitrairement privilégiés) d’un complot relativement récent de machiavéliques cypherpunks libertariens, férocement hostiles aux impôts et animés d'une idéologie à la Pinochet qu'ils voudraient refiler sournoisement à des crétins, Baricco, lui, abordait le changement paradigmatique du numérique sans se concentrer sur la monnaie ni même sur la privacy. Et surtout il allait y voir bien plus loin en amont. Ces deux différences rendent son analyse largement plus intéressante et stimulante que le brûlot anti-crypto qui a occupé les esprits un temps.

Baricco, ne parle pas, ou pas seulement, des geeks ou des cypherpunks. Il parle de nous tous, les humains, que nous soyons nés avec Arpanet, avec Internet, avec le Web ou avec Google, nous qui utilisons Wikipedia et Facebook, Youtube et Netflix, Twitter et Whatsapp et quelques autres encore, nous que nos aînés ont d’abord pris pour des barbares, nous les humains qui avons (tous) muté, qui avons (tous) migrés et qui vivons aujourd'hui dans une révolution qui s'est installée dans la normalité et adoptons des usages qui, quelques décennies plus tôt nous auraient paru la preuve de la mauvais éducation des jeunes gens.

L’idée (presque universelle il y a quelques décennies) d’avoir été envahis a en effet été largement remplacée par le sentiment de vivre une humanité augmentée, d’avoir commencé de « coloniser des zones de nous-mêmes que nous n’avions jamais explorées ».

Je renvoie à la citation de Montaigne dont nous nous étions servis Adli et moi en première page du premier chapitre de l’Acéphale : « notre monde vient d’en découvrir un autre ». Baricco décrit ces humains nouveaux comme des conquistadors et il ne dissimule aucune des peurs que cette situation peut générer : métamorphose anthropologique sans contrôle, artificialité, superficialité.

Son historique impeccable et simple de la numérisation du monde est imagé par l’établissement d’une posture, la nôtre, qui n’est plus Homme-Épée-Cheval mais Homme-Clavier-Écran. Là où il renverse la table c’est quand il dit « nous pensions que la révolution mentale est un effet de la révolution technologique ; or nous devrions comprendre que c’est le contraire qui est vrai ». C’est bel et bien un nouveau type d’intelligence qui a généré les ordinateurs et non le contraire.

Alors, quand il emploie lui aussi le mot matrice il ne désigne pas une volonté de primate désireux d’éviter l’impôt, mais « l’intelligence qui a donné le jour à la révolution numérique ». Et cette intelligence, il part d’un jeu pour en écrire le déploiement. Et ce jeu, c’est en historien qu’il l’inscrit dans une séquence qui saute aux yeux : baby-foot/flipper/space invaders.

J’ai un an de plus que l’auteur. Comme lui j’ai eu le privilège de m’exercer à ces trois jeux. Je vais même dire où, car il me semble frappant d’avoir des souvenirs aussi précis de choses que je vivais aussi légèrement : dans le salon d’un hôtel au bord d’un lac marocain durant mes vacances, dans un bistrot en face de Normale Sup après les cours, sur l’unique ordinateur du bureau que nous occupions à trois au premier étage de la Banque Paribas.

Oui, un ordinateur pour trois, alors que le PC existait depuis 6 ans. La chose était plantée au centre du bureau où nul n’aurait songé à installer un baby-foot ou un flipper. J’ajoute que dans aucune de ces circonstances je n’ai joué avec des fascistes et que, pas plus malin que tant d’autres, je n’ai pas alors réfléchi sur le fait que l’écran, d’abord absent, puis simple tableau où compter les points gagnés, était devenu finalement le terrain de jeu lui-même.

La seule transgression dont j’ai eu conscience en cette année de mes 30 ans était de jouer sur mon lieu et durant mon temps de travail. J’ai vite compris que tout le monde le faisait, certains au moins à mi-temps, sans que cela ne saute aux yeux ou aux oreilles de ceux qui passaient dans le couloir, voire de leur vis-à-vis, parce que matériellement la posture de jeu et celle de travail (dans une banque, dans une bibliothèque, dans un bureau d’étude) était désormais exactement la même et que le nouveau « terrain de jeu » avait vocation à être le terrain tout court.

« Une certaine façon d’être au monde commence à se mettre en place (…) une idée différente de l’ordre et de l’emprise sur la réalité ». Un monde dont les entrepreneurs emblématique allaient être ceux « qui sautaient les étapes, préférant être en prise directe sur les choses » indifférant à l’immédiate conséquence la destruction des intermédiaires, des médiateurs et celle des élites. « Il n’y a ni haut ni bas dans le Web » disait Berners-Lee.

Sécession ? Baricco rappelle que rien de ce qui se pense aujourd’hui (un mouvement perpétuel se jouant des frontières) ne se peut comprendre sans le souvenir de l’horreur globale du monde des frontières et des grands principes du 20ème siècle. Oui, même de cela dont des politiques réactionnaires nous rebattent encore les oreilles, « de principes et de valeurs qui s’étaient révélés aussi sophistiqués que destructeurs ». Une civilisation très raffinée n’offrant qu’une fin tragique.

De cela, les conquistadors du monde numérique (plus proches en fait des pilgrim fathers si je peux corriger Baricco dans ses emprunts à l’histoire) ont pris la fuite : des principes, des valeurs et de « l’élite indestructible qui les promouvait ».

Ils auraient pu ensuite (comme cela se fit au temps des Lumières) attaquer l'ordre vétuste et l'ancien régime avec des idées. Ils l’ont fait en s’attaquant au fonctionnement des choses et en optant systématiquement pour ce qui shuntait le système et ses élites en permettant le plus de mouvement, la plus grande mobilité.

Alors bien sûr tout ce qu'écrit Baricco est loin de nous concerner, nous les bitcoineurs et nos cryptos ! Mais j’ai été ébloui par tant de phrases qui, pourtant, semblent écrites pour nous, voire par certains d’entre nous et que je reporte en les faisant ressortir.

A-t-on assez (et souvent sottement) reproché à Bitcoin de ne pas être tangible (en frottant son pouce et son index droits l’un sur l’autre, geste presque obscène). Quelle incompréhension ! C’est, nous dit Baricco (Folio, p. 107) « comme si l’instinct de ces premiers organismes était toujours de limiter le contact avec la réalité physique (…) comme s’ils avaient un besoin urgent de fondre leurs richesses en or léger, facile à cacher, facile à transporter, suffisamment souple pour s’adapter à n’importe quelle cachette, assez résistant pour supporter n’importe quelle explosion ».

Le Web ayant créé une « copie numérique du monde » en additionnant les mille petits gestes de chacun de nous, copie plus artificielle ou compressée diront les uns, plus smart et accessible diront les autres et finalement plus proche, par sa démarche non linéaire (les hyperliens) de notre façon naturelle de penser, cette copie numérique nous offre « une expérience relativement réelle, pour peu qu’elle ne le soit pas du tout ».

Et encore cette brillante formule ne marque-t-elle qu’une étape qui doit être dépassée car aux yeux d’une personne du nouveau millénaire, le smartphone (entre autres) n’est pas une médiation mais « une articulation de son être au monde » (leur troisième main, ai-je dit parfois en voyant mes jeunes amis).

Donc, là où Hadjadji dénonce avec une émotion que l’on veut croire sincère le refus de principe (via l’outil technologique) de la « délibération collective », Baricco montre une fuite loin d’une « civilisation en ruine ». Il me semble que celui qui chercherait dans l’actualité des traces de délibération collective risquerait de faire moins ample moisson que celui qui y collecterait les indices d’effondrement du système legit. Ce qui impliquerait qu’il y a eu, de la part des « pères de l’insurrection numérique » ce que Barocco nomme une fuite, plutôt que ce qu’Hadjadji dénonce comme un complot.

Cette évasion, Baricco ne l’attribue pas à un plan mais à « une sorte de boussole collective » indiquant la ligne de fuite et à une (contre) culture partagée, celle du Whole Earth Catalog (et oui, il a repris le thème de sa couverture...) dont les racines étaient bien antérieures à l’Internet ! L’auteur, Steward Brand, à 85 ans, n’est toujours pas facho. Il servit de référence à Steve Jobs, qui le confessa en 2005 dans son discours de Stanford. Brand avait prédit en 1974 l’ordinateur (et le pouvoir) personnels et il voyait alors depuis des années le code comme un geste anti-système.

Il y a quelques années, Jean-Jacques Quisquater avait fait visiter aux participants d'un Reas du Coin le Mundaneaum de Mons, reste d'un autre et grandiose projet (plus ancien encore) : celui du socialiste, pacifiste et mondialiste Paul Otlet (1868-1944) qui voulut lui-aussi construire une terre nouvelle, plus propre et plus sage, faite d’information librement partagée. Un  Google de papier .

Tout ce qui s'élabora dans les années 90s, bain culturel des cypherpunks, venait de loin, de très loin. Cela dépassait infiniment l’évitement de l’impôt (ce dernier soit-il délibéré en commun, comme dans le petit ouvrage de la bibliothèque rose fuchsia) et même d’échanger gratuitement de la musique compressée, comme un jeune homme de 19 ans le proposa dans l’avant dernière année du siècle dernier.

Une bonne part du vieux monde ricana de l’effondrement de la bulle dot.com et partit en guerre « à l’ancienne » après le 11 septembre. Mais le nouveau monde numérique poursuivit son déploiement, dont la naissance de Wikipedia fut tellement emblématique, à tant d’égards, suivi de la naissance de LinkedIn, premier réseau où les humains déposèrent des copies numériques d’eux-mêmes, suivie de celle du BlackBerry Quark qui rendit enfin la posture Homme-Clavier-Écran mobile et potentiellement soutenable 24/24. L’auteur déroule les Annales jusqu’en 2007, soit jusque à l’iPhone dont l’écran digéra même le clavier et que Steve Jobs présenta ‘’comme un jouet’’, non par simple packaging mais par ce qu’il avait été conceptuellement pensé comme un jeu video.

La monnaie qui naît le 3 janvier 2009 (date absente du livre) avait au berceau, je l’ai toujours dit, les caractéristiques d’une monnaie de jeu. Si Baricco n’en parle pas, il dit clairement que « le jeu vidéo a été une sorte de berceau pour de nombreux protagonistes de cette insurrection » numérique.

Une autre remarque de Baricco m’interpelle, au sujet des icônes. Mon professeur d’égyptologie (trente ans avant l’iPhone, s’il vous plait) nous disait que les hiéroglyphes allaient fleurir. Or « non sans ironie, ces icônes utilisaient l’image stylisée des outils qu’elles étaient en train de détruire : le combiné du téléphone, l’enveloppe des lettres ». Et soudain, alors que la pièce d’or Bitcoin m’a si souvent agacé, je me suis dit qu’elle pouvait être perçue comme ironique !

Baricco ne fait pas l’impasse sur la casse – que ce soit la destruction de (toutes) les élites ou le fait que « nous avons fini par accepter non seulement de nouvelles formes d’intelligence de masse, mais aussi d’anciennes formes de stupidité individuelle » – et ajoute (situant cela en 2007, pour mémoire) que « pendant un long moment, qui n’est peut-être pas encore terminé, il a fallu un regard froid et entraîné pour distinguer les prophètes des crétins ». J’aurais pu reprendre cela dans mon discours de Biarritz.

Il ne fait pas non plus l’impasse sur ce qui saute aux yeux à savoir les « montagnes de pognon » que certaines dot.com se sont mises à gagner : « tous ces profits étaient-ils le but de l’insurrection numérique » ? On ne peut pas dire que cela ne nous concerne pas. Et sa réponse est « oui et non » car il rappelle que le Web a été offert à l’humanité, que Wikipedia ne fait pas de profit et que Satoshi est resté petit-bourgeois. Bien sûr « le succès commercial vertigineux de certaines entreprises est devenu la traduction compréhensible par tous d’une prise de contrôle du centre de l’échiquier ». Voici qui nous change de la pyramide comme figure géométrique, sans nous rassurer car « il y a toujours un moment, où, lorsqu’elles l’emportent, les rebellions contre un système deviennent à leur tout système » - ce que j’ai dit à ma façon à Biarritz : tout attendre de l’hyper-bitcoinisation de l’économie est du même ordre que de reconstruire les villes à la campagne en espérant que l’air y sera meilleur !

Une chose que Baricco montre, c’est combien ce changement est intime : « s’il existe un deuxième monde, il est naturel que les gens s’y rendent (et) la personnalité ‘’authentique’’ des gens devient le résultat d’une somme de présences, dans le premier monde et dans le deuxième, qui réagissent ensemble telles des substances chimiques et fournissent une sorte ». A mettre en regard (en ringard) de la sempiternelle « vraie vie » dont les no-coineurs nous infligent l’épais truisme. Ce qu’il écrit de notre « humanité augmentée » (p. 226 et suiv.) me paraît très fin mais nous entraînerait trop loin.

Pour ce qu’il en est de la « matrice idéologique » on ne trouvera chez Baricco que des réflexions trop larges pour nous (le Game est universel, Bitcoin reste marginal) et fondées sur l’expérience italienne du Mouvement 5 étoiles, qui naît lui aussi en 2009 et qui malgré de bruyantes promesses a fini généralement considéré comme un attrape-tout vaguement centriste quoique populiste, non comme un mouvement de type alt-right américaine.

Certaines considérations pourraient en apparence être reliées de papier fuschia : « je remarque au moins deux points où l’insurrection numérique et le populisme peuvent se rencontrer, se reconnaître et vivre ensemble. L’un réside dans la haine viscérale des élites, l’autre dans un penchant instinctif vers l’égoïsme de masse ». Mais pour Baricco il y a convergence, pas engendrement. C’est une tendance, une chose qui arrive parfois, pas une fatalité. De même pour le passage de l’individualisme de masse à l’égoïsme de masse.

Le plus étonnant est que Baricco n’aborde pas Bitcoin dans les pages où, sur la fin, il décrit les paradoxes, les oppositions, les mouvements de résistance et même les outils de résistance qui se font jour contre le Game. C’était sans doute là sa place « logique » dans son exposé, aux mains de la seconde des forces d’opposition qu’il décrit (entre les vétérans du 20ème siècle et les perdants : les puristes du Game) et dont il laisse penser que les combats seront perdus. Il ne cite pas non plus Bitcoin et son indestructible vérité lorsqu'il traite de la pot-vérité.

Qu’un esprit aussi averti ait (volontairement ou non) ignoré une proposition de monnaie aussi adaptée à ce qu'il décrivait m'a paru troublant durant toute ma lecture. D'autant que ce qu’il écrit de la révolution numérique s’applique fort bien cependant, avec un décalage dans le temps, à la révolution crypto dont la première fut, finalement, la vraie matrice.

« Il y a trente ans, seuls quelques hackers marginaux qui bricolaient dans la contre-culture californienne auraient pu imaginer une telle chose. Nous savons maintenant qu’ils ne déliraient pas. De façon incroyable, leur idée d’utiliser les ordinateurs pour briser les privilèges séculaires et redistribuer le pouvoir à tous les êtres humains avait quelque chose de sensé. Je jure que je n’aurais pas misé un dollar là-dessus. Et pourtant ».

J'en étais là de ma lecture, j'avais presque fini. Je me disais que Baricco n’avait (toujours en 2018) simplement pas « vu » Bitcoin. Ne venait-il pas d'avouer pas que de toute façon, initialement il avait ou aurait sans doute tout loupé ? Que celui qui a « vu » Bitcoin avant 2012 et l’a embrassé du premier coup lui jette la pierre orange.

Et puis soudain, en haut de la page 320, alors que je rêvassait quelque peu, je sursautai !

Apparition bien modeste, en réalité : c'est moins le migou que le détail qu'un distrait ne remarquera guère : l'auteur confesse qu'il aurait aussi bien pu écrire sur autre chose, que pour, comprendre les hommes de son temps, il n'aurait été  pas moins utile d'étudier le Prozac ou la Slow Food, la théologie du pape Jean-Paul II, les Simpson, Pulp Fiction, le programme Erasmus le règne des sneakers, la disparition de la salle à manger, l'avènement des sushis, Amnisty International, MTV, Dubaï, les bitcoins, le réchauffement climatique ou encore la carrière de Madona .

Malgré la dénégation rhétorique et l'humour détaché dont Baricco use souvent, on sent bien que dans ce bazar de l'actualité, ce n'est pas une place centrale qu'il assignerait à Bitcoin. Et encore, je me frotte les yeux, il écrit  les bitcoins . Avant d'éructer (on n'est pas sur X) je suis allé voir le texte italien original : la faute est du traducteur, que l'on n'accablera pas.

Un dernier mot sur Baricco : son Novecento, monologue théâtral publié en 1994, est devenu un audio-livre lu par l'auteur pour en faire un NFT sur la plateforme OpenSea, où il a été mis aux enchères en mars 2022.

142 - Préfaces (quelques échanges avec des philosophes)

January 1st 2024 at 19:00

Lors d'un récent live consacré à mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, ont ressurgi, sur la chaîne du Faune, quelques questions classiques (comment nous nous sommes rencontrés, pourquoi nous obstinons-nous à nous voussoyer, comment avons-nous trouvé, si tôt, un éditeur prêt à mettre un gros sur une couverture ?) et une plus rare : pourquoi avons-nous fait précéder le texte de l'Acéphale d'une préface ?

Dans le cours même de l'émission, j'ai pu retrouver et lire en direct une correspondance échangée avec Frédéric Lordon, où celui-ci s'excusait fort courtoisement de n'avoir pas le temps d'écrire la chose, mais en soulignait aussi l'inutilité à ses yeux.

C'est là une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle, laquelle, totalement autosuffisante, n'a besoin d'aucun rehaussement préfacier 

Il se trouve que je partageais pour une bonne part son argumentation. Mais je dois avouer que (non binaire à ma façon) je comprenais aussi la requête de notre éditeur.

Il m'a semblé que, quelques années plus tard, et comme en avant-propos à la nouvelle année, je pourrais tenter de retracer l'historique de mes échanges avec les uns et les autres jusqu'à notre rencontre avec Jean-Joseph Goux, qui accepta avec simplicité et gentillesse de nous préfacer. Je reviendrai dans un prochain billet sur le sens que, finalement, j'accorde à cette  pratique sociale  à laquelle j'ai moi-même sacrifié dans les deux sens.

La prestigieuse maison CNRS Éditions à qui nous avions proposé le projet en décembre 2015 avait été formelle : oui à Bitcoin sur la couverture (alors même que les éditeurs cette année-là n'entendaient publier que sur la blockchain) et même oui à la monnaie acéphale (excellent suggestion d'Adli). Mais à la condition que nous nous trouvions un préfacier.

Dès lors, il s'agissait moins pour moi de discuter ou d'analyser la pertinence de la requête que de m'exécuter. L'accord s'était vite fait avec Adli sur le fait qu'il revenait au grey hair de mener les démarches ; de même nous étions convenus qu'il était impossible de solliciter un banquier ou un économiste et qu'il aurait été peu pertinent de demander cela à un ami historien. Restaient les philosophes, qui semblent conçus pour préfacer élégamment les ouvrages en quête de respectabilité.

Deux événements avaient nourri mon carnet d'adresses de gens que je pouvais démarcher : la Nuit Sciences et Lettres à l'École normale supérieure (le 3 juin 2016: voir ici pour le récit et l'enregistrement héroïque de cette conférence fort bien accueillie pour le reste) et la conférence Bitcoin Pluribus Impar tenue dans le même lieu presque un an plus tard.

Autant le premier événement, organisé par l'École, avait été assez simple à concevoir pour moi, dans le délai imparti de deux mois environ, autant le second, dont le Cercle du Coin devait être maître d'œuvre, s'avéra complexe et me tint sur le pont plus d'un an.

Mais compte-tenu de l'ambition qui était la nôtre, celle de proposer des regards croisés, j'avais pu contacter et échanger avec des nombreuses pointures, philosophes compris.

Dès avril 2016 je tentais ma chance auprès de Michel Serres, à qui j'adressais une belle lettre dactylographiée. Il y répondit quelques jours plus tard par ces mots touchants  Cher camarade, merci beaucoup de votre lettre et bravo pour votre projet. Merci aussi de votre demande. Malheureusement, mon grand âge et mon état de santé m’interdisent d’ajouter une obligation à un emploi du temps déjà impossible à tenir. Je suis au bout du rouleau !! Amitiés Michel Serres .

Les semaines puis les mois suivants, nous donnèrent, à Adli et moi, plusieurs occasions d'entendre à la radio ou de voir sur les écrans notre grand malade, qui se portait assez bien. C'était devenu un running gag entre nous que de nous signaler ses épiphanies. Et à ce jeu Adli décrocha au bout d'un an le pompon en découvrant en premier l'Express 3431 du 5 avril 2017. Entre temps une âme charitable m'avait indiqué le type de fortifiant dont le maître aurait eu besoin pour satisfaire à ma supplique (et même la posologie). Nous ne pouvions pas suivre. Je le croisai finalement à Blois, six mois plus tard. Il semblait un peu fatigué à l'arrivée, mais capable de tenir une heure de conférence que je séchai pour faire le tour des libraires présents avant de participer à la table ronde réunie sur un sujet bien mal libellé : du bitcoin à la blockchain : peut-on avoir confiance dans une monnaie virtuelle ?.

Avant même l'émouvant défaussement du père de Petite Poucette, j'avais contacté Frédéric Lordon, avec un argumentaire ajusté. J'avais en effet assisté en septembre 2015 à la présentation de son Imperium à la Librairie de Paris où sa présence avait rassemblé une véritable foule et cela m'avait donné quelques accroches.

Il me répondit négativement mais avec beaucoup de gentillesse et d'élégance. C'est cette réponse que j'ai rapidement lue durant le live déjà mentionné. Je l'attache ici in extenso :

Comme je l'ai dit, je partageais sa réserve. Sur le fonds, ce qui est bien plus intéressant, sa franchise me plut. Nous échangeâmes un peu, sans invectives et je conclus cela en m'abritant derrière Karl Marx, qui s’enthousiasmait pour le développement des chemins de fer sans que cela vaille approbation de l’enrichissement des Rothschild.

L'échange avec Paul Jorion, en août 2016, fut bien moins plaisant. Ce n'était pas un philosophe, mais cet anthropologue, expert financier, essayiste, avait annoncé dès 2005 la crise financière mondiale à venir, ce qui lui avait assuré une certaine notoriété en 2008. Et puis nous avions des connaissances communes, je suivais son blog, je savais ses doutes sur Bitcoin mais je pensais qu'une préface intelligemment critique était une option sensée et je me voyais conduit à élargir le cercle des proies possibles. Mal m'en prit !

Il me répondit du tac au tac : Merci de m'avoir contacté. Comme vous le savez sans doute, je suis violemment opposé au Bitcoin et à la blockchain dont je considère qu'ils font partie d'un projet libertarien d'enracinement irréversible de l'ordre inégalitaire présent. En participant à un colloque patronné par un organisme favorable à ces deux choses, je contribuerais à leur donner une certaine légitimité, ce que je refuse absolument.

Les procédés récemment employés par D. Cayla ou N. Hadjadji n'ont rien présenté de follement nouveau à mes yeux !

Je tentai d'argumenter :  L’affirmation selon laquelle le bitcoin participe d’un projet d’enracinement de l’ordre inégalitaire mériterait selon moi d’être nuancée. Sauf à verser dans les utopies sans monnaie, ou les expériences de papier (c’est le cas de le dire) de monnaies locales, fondantes etc. lesquelles n’ont jamais eu de succès que dans les journaux (et encore, en août) toute monnaie est inégalitaire. L’amusant, avec le bitcoin, est qu’il s’agit d’une autre inégalité. L’aventure a fait apparaître une richesse nouvelle. Si le bitcoin vaut un jour 10 ou 100.000 euros, des jeunes que je connais pourront enfin se payer l’appartement que j’avais acquis à leur âge, moyennant une dette de 7 ans de mon salaire, et qui vaudrait aujourd’hui 30 ans du salaire qu’on ne leur offrira sans doute pas. 

Ceci ne me valut qu'un nouveau déboire :  Merci pour vos explications. J'ajouterai celle où vous présentez le Bitcoin comme une démerde individuelle permettant à quelques chanceux de s'acheter un appartement à ma liste à charge.  Je ne cherchais pas à aller plus loin. Je suis toujours le blog de ce sympathique boomer (de 11 ans mon aîné, la photo a bien plus de 10 ans).

Aux dernières nouvelles il ne réside pas dans un habitat participatif éco-construit ou dans une banlieue prolétaire mais dans une maison individuelle à la lisière de l'une des villes les plus agréables de France, vue campagne, 3 kilomètres to the beach. Pas de quoi figurer dans le classement Forbes, mais selon l'appli DVF, grosso modo la valeur des appartements parisiens dont je parlais.

Après cela, l'échange avec Bernard Stiegler me parut badin. Il me répondit lui aussi négativement en avril 2017 :  La première raison est que je suis surchargé de travail et n’ai pas une minute à moi avant bien longtemps, l’autre est que mon point de vue sur le bitcoin n’est pas suffisamment étayé, et j’essaie de ne jamais prendre une position à la légère - ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Or écrire une préface est prendre une position. La question de la monnaie est par elle-même d’une extrême complexité, et l’avènement du bitcoin s’inscrit dans cette complexité et y ajoute de nouveaux éléments, mais il faut avoir une idée claire de ce qu’est la monnaie pour parler sérieusement du bitcoin. En outre la question de la block chain qui se tient en amont de cela doit être traitée d’abord pour elle–même. Avec toutes mes excuses, et bien cordialement. 

Bref, son point de vue était déjà assez étayé pour mettre la blockchain en amont, métaphore hydraulique dont je n'aurai jamais le fin mot.

Le philosophe dépressif nous quitta en août 2000, un an après Michel Serres, mais avec 20 ans de moins que l'immortel, lequel fut le seul de mes réfractaires dont j'aie forcé la main. Il me devait une préface et pour Objective Thune nous partîmes de ses écrits tintinesques pour nous parer de quelques phrases qui, dans le cadre du droit de citation et avec un hommage appuyé, ne nous auront rien coûté. Philippe Ratte inventa avec esprit le mot posthune.

Il est temps de parler de Jean-Joseph Goux

Je commençais à désespérer des philosophes quand sa piste me fut suggérée sans le savoir par un ami professeur de lettres classiques qui se trouvait occupé à écrire un manuel de classes Terminales pour l'année suivante. Le programme portait sur Les Faux Monnayeurs de Gide et mon camarade eut la bonne idée de me signaler Les monnayeurs du langage (Galilée, 1984) dans lequel, m'écrivait-il,  l'auteur analyse la place centrale de cette sombre histoire de monnaie, en bref l'abandon de la monnaie or comme paradigme de la remise en cause des valeurs par abandon du référent réel...

Le temps de me procurer le livre (fort mal distribué) chez l'éditeur, derrière la Mosquée de Paris, d'en achever très vite la lecture, de commander aussi ceux que je lirais plus tard et je sus que ce philosophe, moins connu en France qu'aux États-Unis notamment pour son apport au post-structuralisme, promoteur du courant economic criticism qui y a eu un grand développement, était celui qui nous convenait. Ne pensais-je pas, comme lui, que la monnaie est parole, mais que cette parole doit valoir de l'or ?

Je lui écrivis à la Rice University de Houston, où il enseignait encore récemment, en ne lui parlant d'abord que du colloque rue d'Ulm, a priori un meilleur appât que l'obligation d'écrire une préface. Il répondit au bout de quelques jours :

Je vous remercie de votre message et de votre intérêt pour mes monnayeurs du langage. En ce qui concerne le bitcoin, c'est un sujet qui, bien entendu, m'intéresse, qui est dans le fil des préoccupations qui sont les miennes. Cependant, je ne peux pas dire que je maitrise encore toutes les arcanes de cette pratique monétaire qui est à la fois passionnante et souvent énigmatique et pleine de problèmes. Je suis sûr cependant que les arrières plans à la fois financiers, politiques, symboliques, sémiotiques, philosophiques, de la pratique du bitcoin sont considérables et méritent d'être pris en compte et explicités. Un colloque sur le sujet me semblerait une belle et prometteuse initiative .

Encore un échange, aussi engageant, et je m'enhardis à lui parler de notre ouvrage.

En juillet il nous apprit qu'il s'était installé à Dijon et répondit de nouveau fort obligeamment à la présentation de la maquette du livre :  Merci pour la maquette du livre dont vous préparez la publication. J'aurais voulu vous donner plus vite mon impression, mais j'ai été un peu bousculé ces dernières semaines. Tout ce début est interessant, bien mené, vivant, et donne envie d'aller plus loin. Votre parti pris de rejeter un peu plus loin ce qui pourrait être le plus ardu et le plus indigeste me semble bon. La curiosité est piquée et le lecteur est prêt a un effort plus grand. Bonne chance pour votre projet .

Le 29 septembre, Adli et moi faisions d'une pierre deux coups et prenions le train pour Dijon, pour le rencontrer avant de participer à la session des  Villes Internet  qui s'y tenait et où le Conseil Général de la Côte d'Or nous servit de l'eau (locale, mais sans le charme des grands crus voisins qui nous auraient mieux disposés) interrompant notre participation à ces événements.

La rencontre matinale avec Jean-Joseph Goux dans le bistrot devant la gare, avait au contraire été très enrichissante, et le long échange entre nous trois s'était déroulé de façon sympathique, respectueuse, érudite.

Le 9 décembre nous lui envoyions le manuscrit puis... il nous fallut attendre.

Durant ce temps je poursuivis mes contacts pour trouver de quoi garnir l'événement Bitcoin Pluribus Impar d'un peu de philosophie. Cela me donna le plaisir de faire la connaissance de Pierre Cassou-Nogès, matheux devenu philosophe, qui accepta après une intéressante entrevue dans un bistrot près de l'Odéon et délivra une intervention sur le Bitcoin vampire doté d'aura qui me plut énormément ne serait-ce que par l'humour dont il fit preuve pour répondre à la grande question :  qui exploite-t-on, au sens marxien, quand on s'enrichit avec le bitcoin ?  Mais je n'osai pas lui demander de préface, pour ne pas avoir à froisser l'un de mes deux seuls philosophes!

Fin janvier nouveau message de Dijon :  Veuillez m'excuser pour mon long silence. Je ne vous oublie pas, mais j'ai été extrêmement bousculé par des engagements préalables, des obligations familiales et amicales , des déplacements divers. Je lis votre ouvrage avec énormément d'intérêt. C'est une belle contribution à la compréhension du bitcoin. Ne soyez pas trop impatients. Je n'ose pas fixer une date précise pour l'envoi de la préface, mais je pense qu'il est raisonnable de compter encore quelques semaines. Merci pour votre lettre de voeux. A mon tour je vous adresse mes meilleurs voeux pour l'année nouvelle .

La préface nous arriva finalement le 24 février 2017. Nous avons suggéré un ou deux petits changements de vocabulaire technique ; pour le reste nous étions enchantés.

Jean-Joseph Goux participa ensuite à l'événement rue d'Ulm en mai (revoyez sa passionnante intervention ici) et au Repas du Coin qui se tint à Dijon en septembre de la même année.

Je lui redis ici toute notre sincère reconnaissance.

143 - Préfaces (réflexions masquées et à peine philosophiques)

January 3rd 2024 at 19:15

Je poursuis ce que j'ai écrit sur l'aventure de la Préface à l'Acéphale par quelques réflexions sur le sens que les bitcoineurs pourraient attribuer à cette pratique parfois mondaine, au-delà de ce que Frédéric Lordon dénonçait non sans raison comme  une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle.

Et d'abord, pour ceux qui n'ont point fait de latin, dissipons un possible malentendu. La pré-face n'est point ce que l'on mettrait devant sa face, du bas latin facia (« portrait »).

Trouver un préfacier n'est donc pas une pratique qui consisterait à cacher son vrai visage derrière un masque (celui dessiné par David Lloyd et dont tout le monde se sert sans licence) – ce qui serait délicieusement bitcoinesque – ni même à cacher l'anonymat relatif de qui n'est pas encore auteur derrière un visage plus célèbre – ce qui pourrait bien relever de cette vanité sociale qu'un intellectuel exigeant comme Lordon dénonce à bon droit.

Le mot préface vient du latin praefatio et désigne l'action de parler d'abord ou en premier, et ce qui se dit ainsi. Le mot dérive du verbe praefor dans lequel on retrouve la racine qui donne aussi bien la fonction phatique du langage que le forum où s'énonce la parole.

Plus de masque donc ? Pas si sûr.

Parce, que, dans le théâtre antique, le masque était tout sauf un accessoire neutre ou stéréotypé. Il en existait une très grande variété, selon le rôle, les circonstances, ce que l'on voulait faire du personnage ou en laisser paraître. Pourrait-on dire que l'acteur choisissait son masque comme l'auteur choisit aujourd'hui son préfacier ? Peut-être. D'ailleurs certains masques (souvent pour rire, il est vrai) reproduisaient les traits de personnalités bien connues.

Un autre fait est plus douteux : ces masques – dont Aristote qu'il faut à tout prix citer pour paraître sérieux avouait ignorer l'origine – auraient selon certains auteurs anciens modifié la voix, la rendant plus grave, voire auraient servi de porte-voix. Aucune expérience moderne n'a pu confirmer cette idée, qui repose peut-être sur une (autre) fausse étymologie, qui ferait dériver le nom latin du masque (personna) de personare qui signifiait  retentir . La voix du préfacier, donc, et pas seulement son nom (inscrit sur la couverture) porterait le message du livre, le rendant plus grave, plus puissant.

Pour un bitcoineur, va-t-on dire, tout ceci est absurde. Satoshi n'a pas eu besoin de préfacier et il m'est arrivé de songer que, quitte à sacrifier à des usages de lettrés (celui de la préface a ses historiens et ses anthologies : écoutez cette savoureuse chronique) sans doute conviendrait-il plutôt que nous fassions débuter nos livres par une Dédicace à l'égard du grand anonyme.

Il n'y aurait aucune flagornerie à cela et pour ma part, modeste historien du Bitcoin, je me verrais bien comme l'illustre Froissart faisant hommage de ses Chroniques au roi d'Angleterre (oui, parce que né à Valenciennes, l'homme était du Hainaut, comme Philippine, la bonne reine qui fit gracier les bourgeois de Calais ; mais ceci est une autre histoire, juste un clin d'oeil à mon ami belge André) et donc genou à terre devant Satoshi (qui pour le coup pourrait rester masqué). Mais mon ami suisse Lionel va encore dire que je suis monarchiste au moins de coeur.

Revenons à Bitcoin : il y a tout de même un mot à considérer, celui de validation. Si CNRS Éditions nous avait demandé une préface, c'est à dire un préfacier, ce ne pouvait être que pour cela. Non pas l'obligation d'obtenir le Nihil obstat de quelque censeur (car les économistes sont de modernes ecclésiastiques) chargé de vérifier la conformité de notre ouvrage au dogme, mais de trouver un penseur quelqu'il soit mais qui accepte de risquer sa propre réputation en nous donnant une sorte d'Imprimatur. Cette validation-là pouvait être donnée par l'évêque mais aussi par un universitaire ; elle n'indiquait pas que le signataire fût en accord avec le contenu, ni que celui-ci fût exact ou même impartial.

Alors, dira-t-on, et pour rester conséquent : chez nous la validation est distribuée. En regard, ce que je décris est plutôt du genre PoA. Certes !

Il y a une grande question, qui a fait l'objet le 18 octobre dernier, d'un live sur Radio Chad. Le titre de l'émission était  la décentralisation nous rend-elle plus intelligents ?  Je cite les mots de l'animateur, Anthony :  Nous les crypto bros, évoluons dans un environnement qui nous demande d'agir de manière responsable. Et pourtant, nous n'avons pas l'air beaucoup plus aguerris que les normies lorsqu'il s'agit de produire ou traiter de l'information. Quels avantages nous procurent notre sensibilisation aux réseaux décentralisés ? Quels inconvénients ? Sommes-nous suffisamment équipés face à la désinformation ?. J'y renvoie (c'est ici, notamment à partir de la 11ème minute).

Ma réponse était qu'en matière de circulation de la chose intellectuelle, l'optimum était sans doute ni la décentralisation (le désordre de X) ni la centralisation (la langue de bois de toutes les Pravda) mais la distribution. La circulation de l'information, de la réflexion, de l'opinion, comme l'échange de la parole doivent se faire avec un mix d'accès de tous, de visas par un certain nombre de validateurs (pas forcément des institutions : cela peut être sur une base réputationnelle) mais aussi de normes : de nous-mêmes nous devons accepter que toute parole n'est pas, du seul fait qu'elle a été énoncée, forcément vraie, respectable, exacte, informée, performative. Chacun de nous doit réfléchir à ce qui norme un discours.

Malgré ou à cause d'Internet, le forum de l'information décentralisée en temps réel et 7/7 (où les acteurs centralisés ou officiels sont massivement présents, on ne le dira jamais assez) ce sont concrètement : de fausses nouvelles (produites pour une très bonne part par les gouvernements) et de fausses images, de fausses agences et de faux think tank, de fausses écoles et de fausses académies, de faux experts et de vrais voleurs (clin d'oeil à mon ami Émilien).

Dans ces conditions, qu'une entreprise qui publie un auteur (surtout inconnu) demande la caution d'un universitaire ne me parait pas aussi  hétérogène à la logique de la chose intellectuelle  que le pensait Lordon. Qu'un docteur en philosophie, professeur d'Université, comme Jean-Joseph Goux mette son nom sur la couverture de l'Acéphale, qu'un savant reconnu par Satoshi lui-même comme Jean-Jacques Quisquater mette le sien sur un livre suivant m'a semblé honorable pour moi et intéressant pour mon lecteur.

Inversement, mettre mon propre nom comme préfacier sur un livre, qu'il ait été écrit par un ami comme Alexis Roussel ou par quelqu'un que je n'avais pas encore rencontré in the real life comme son co-auteur Grégoire Barbey ou plus récemment par Ludovic Lars, représente à mes yeux un redoutable honneur.

Inutile de dire que, quoique conscient du grand respect que ces personnes suscitaient dans la communauté, j'ai lu leurs manuscrits ligne par ligne et le sourcil froncé : exactement ce que ne semblent pas faire tous les people signataires de tribunes et de contre-tribunes, ou des intellectuels diva comme Nassim Taleb retirant sa préface à Saifedean Ammous après avoir changé d'avis comme le vent change de sens. La signature du préfacier n'est pas le poinçon légal attestant que vous avez entre les mains du métal fin : c'est plutôt à mes yeux un poinçon de maître. Il en est de meilleurs que d'autres, comme pour les auteurs.

Un dernier mot, tout personnel, sur ma façon de concevoir une préface quand j'ai achevé la lecture du manuscrit.

Je dirais qu'elle est harmonique. Si le livre ne m'évoquait rien, mieux vaudrait le dire gentiment à l'auteur. S'il fait résonner quelque chose en moi, n'est-ce pas dans cette résonance qu'il faut que j'aille chercher de quoi apporter les quelques lignes qu'il attend de moi ? En me les demandant à moi, Alexis ou Ludovic savaient qui j'étais : un homme qui vit un pied dans le passé et un autre dans le présent, les yeux dans tous les sens. J'ai donc évoqué Rousseau et Spinoza, Neufchâtel et Amsterdam après avoir lu Notre si précieuse intégrité numérique, d'Alembert et l'esprit élégant du Paris des Lumières après avoir lu L'élégance de Bitcoin.

C'est aussi une manière de garder à l'esprit l'antique métaphore attribuée à Bernard de Chartres, utilisée par Guillaume de Conche puis par des savants précurseurs comme Isaac Newton et Blaise Pascal, puis par la NASA pour donner son nom à la mission Apollo 17, la dernière à emmener des hommes sur la lune au 20ème siècle et enfin par Google Scholar au nôtre.

1 - Ce que les frères Monneron ont vraiment à nous apprendre

June 5th 2014 at 19:18

Il y a quelques mois on a vu sur BFM Business l’économiste Jean-Marc Daniel (polytechnicien, professeur à ESCP) présenter le Monneron, cette éphémère monnaie privée française de 1792, comme ''le bitcoin de la révolution'', mais avec quelques assertions dont je ne trouve pas les fondements, et sans tenter d’en tirer de leçons pour l’avenir de la nouvelle star, essentiellement citée en accroche.

Je voudrais donc explorer plus en détail (et pour les seuls lecteurs curieux d'érudition) ce que cette étrange aventure recèle d'enseignements utiles. Les illustrations sont reprises de l'intéressante page consacrée aux  monnaies de confiance  par M. Michaël Reynaud sur son site infonumis.

Les Monneron ne sont pas des novateurs

Ce sont quatre frères venus d’Ardèche, Charles-Ange (né en 1735), Jean-Louis (en 1742) et Pierre (en 1747) élus en 1789 députés aux États-Généraux (par l'Ardèche, les Indes orientales et l’île Maurice) et un petit dernier, Augustin Monneron, né en 1756, qui sera élu en 1791 député de Paris à l'Assemblée législative.

Pas de mystère autour des Monneron comme autour de Sakoshi Nakamoto ; pas de communauté de geeks autour d’eux. L’ainé, qui est au moment de la Révolution un homme d’âge mur ayant fait fortune dans le négoce aux Indes (en étant cousin de Dupleix), ou pour le second, négociant fortuné et armateur qui sera à l’Assemblée le défenseur des intérêts coloniaux. Le troisième était un peu plus original car il commença dans l’architecture et fréquenta l’un des frères Montgolfier avant de se singulariser à l’Assemblée par un engagement comme Ami des noirs.

C’est sans doute le benjamin, Augustin, dont les interventions politiques sont les plus originales (notamment sur l’organisation des écoles primaires) et qui invente le monneron, en fondant en 1791, avec la caution de son frère Jean-Louis, une maison qui obtient le droit d’importer des métaux essentiellement pour fournir la marine et accessoirement pour poursuivre une activité développée de longue date : la frappe de médailles politiques. Son frère Pierre s’associe à lui. On va voir que l'aîné doit aussi avoir participé à l'idée, sinon à l'aventure.

La situation, elle, est bel et bien révolutionnaire

La fin de l’ancien régime est marquée par la conjonction de deux facteurs:

  • un déficit budgétaire de quelques 160 millions (qui pourrait évoquer quelque chose à nos yeux) largement dû à une totale aliénation aux puissances financières représentées par quelques familles de banquiers et fermiers généraux qui lèvent pour partie à leur profit l'impôt destiné à payer les intérêts de leurs crédits. On verra bien plus tard l'Union Européenne demander conseil à Goldman Sachs...
  • une insuffisance chronique de numéraire que nous ne connaissons évidemment plus.


Une banqueroute (plus simple à décider qu’elle ne le serait aujourd’hui pour un Etat) eût pu faire l’affaire, mais trop de créanciers étaient présents à l’Assemblée. Mirabeau parlait comme le FMI. La confiscation des biens du clergé en novembre 1789 fut conçue pour régler le premier problème. Talleyrand en attendait 2 à 3 milliards, près du double de la dette totale de l’Etat. Mais ceci ne réglait ni le déficit à très court terme, ni le problème de l’absence de numéraire. Or celui-ci ne va cesser de s'aggraver : on estime entre 300 et 400 millions les sommes emportées par les émigrés. Et tous les chasseurs de trésors savent que ces années-là furent l'occasion de nombreux enfouissements. Si le monneron est un nouvel instrument de paiement, l’assignat ne l’est pas moins. Le terme lui-même n’est pas neuf : issu du droit méridional, il désignait un bien immobilisé pour gage d’un paiement à venir. Ce sont les biens du clergé qui sont assignés, le papier n’est qu’un billet d’achat. On remet ces assignats aux créanciers de l’Etat, qui s’en serviront pour se faire payer quand les ventes auront renfloué l’Etat. Ou pour acheter des biens fonciers lors des enchères, à défaut de numéraire.

Finalement, le cours forcé décidé le 17 avril 1790 par un coup de force équivalent à celui de Nixon le 15 août 1971, fit de ces assignats une monnaie. Mais émis en grosses coupures de 200, 300 et 1000 livres ils n’avaient pas du tout été conçus pour améliorer les transactions quotidiennes et accrurent plutôt le problème car à la vue de tout ce papier, le cuivre, l’argent et l’or disparurent, d’autant que la situation politique n’inspirait pas forcément l’optimisme à tout le monde.

En janvier 1791, l’Assemblée décida enfin de frapper la nécessaire petite monnaie de bronze, de 3 deniers (le fameux liard) à 30 sous (une livre et demi). De nouveau on se tourna vers l’Eglise : il fut décidé de fondre les cloches, idée catastrophique qui ne provoqua que lenteur et malfaçons avec un métal gratuit mais malaisé à travailler.
décret cloche
Regardons cette pièce en métal de cloche. Que peut-elle bien dire aux illétrés qui les tiennent au creux de la main ? Que c'est fini. La monarchie n'a pas été régénérée, les caisses sont vides.
metal de cloche
Les frères Monneron sont des négociants et des entrepreneurs réactifs. Ils font vite et bien ce que l’Etat fait mal et lentement. Ils ne sont peut-être pas les premiers : dans le passage du Perron à Paris (dans l’axe de la rue Vivienne, vers Palais-Royal) un boutiquier du nom de Givry semble s’être lancé dès 1791, avec des monnaies de «5 sols à échanger contre des assignats» d’abord moulées et qui ne semblent pas avoir beaucoup circulé. Les Monneron ne sont pas non plus les seuls, et il faut noter que l’idée est souvent portée par des négociants comme les frères Clémanson qui étaient marchands de fer à Lyon, ou le Sieur Boyère, qui fonda la Caisse Populaire et qui était un négociant parisien.
Plutôt que de voir à tout prix les Monneron comme les inventeurs d'une nouvelle monnaie, il faut voir que comme les autres négociants, ils ressentent le danger d'une situation sans instrument de micropaiement (pour parler comme aujourd'hui) alors que l'Assemblée en reste aux grands agrégats budgétaires. Il faut savoir qu'avant que Augustin ne batte monnaie, son frère aîné, Charles Ange, propose dès septembre 1791 de faire tout simplement des pettites coupures d'assignats. En proposant un décret en ce sens.

Une idée ancienne, et "anglaise"

Les frères Monneron font faire à partir de la fin de l'année 1791, des jetons de 2 et 5 sols en grande quantité, mais par un atelier anglais. Or ce sous-traitant, Matthew Boulton à Birmingham, fabriquait déjà, grâce à la machine à vapeur de Watt, des trade tokens. En Angleterre, l’usage pour les commerçants de rendre la monnaie avec des jetons maison avait déjà bien plus d’un siècle. On en trouve chez les numismates d’innombrables spécimens, portant des symboles sans plus de majesté qu’un tonneau de bière, une cloche ou les initiales d’un gros marchand. Dans cette nation de commerçants, les tokens ne seront jamais interdits.
The Sun Inn 1670
William Barradell 1671David Hood 1795
Bien loin d'avoir été ruinés par des "faux" anglais à compter de 1793 comme le soutenait M. Daniel, les Monneron ont importé un usage anglais!

Ainsi donc les Monneron continuent en réalité de vendre ce qu’ils vendaient déjà, des médailles de grande qualité, en couplant cela avec une vieille idée anglaise. Les leurs sont bien plus belles que celles des autres maisons qui se sont engouffrés dans la brèche juridique dont on va reparler. Boulton est mieux équipé, il frappe vingt flans à la minute, et il a un excellent mécanicien, un français émigré en Angleterre bien avant la Révolution… parce qu’en France on boudait les innovations qu’il voulait apporter au balancier. Voici enfin le mot innovation mais elle est technique, non juridique. Voici aussi l’expatriation des entrepreneurs…

Quel est le business model des Monneron ?

Leurs 5 sols pèsent 30 grammes de bronze, contre 61g en théorie mais ont fière allure quand les (rares) pièces officielles en fonte de cloche font piètre figure. A tout prendre le peuple préfère des monnerons, que leur qualité rend difficilement imitables, à des bouts de papier. Même s’il n’est pas sûr que les petites gens aient suivi le cours du cuivre au jour le jour, la mention 5 sols sur 30 grammes de bronze, cela vaut toujours mieux que sur 5 grammes de papier, non ? Aux yeux du peuple, la fausse monnaie, ce n’est pas l’unité de compte, immémoriale, sou ou livre, c’est le support, le papier.
Aujourd’hui le support papier n’est pas sans faille, mais il est entré dans les mœurs et (sauf chez les maffieux) ne représente plus qu’une partie assez faible de nos actifs pour ne pas être un sujet d’inquiétude prioritaire. C’est plutôt la vraie valeur du dollar ou de l’euro qui pourrait être le sujet de perplexité.

Il y a deux aspects dans l’offre que représente la mise sur le marché des monnerons. A première vue l’entreprise des Monneron est une offre psychologique d’un support matériel connu pour un produit nouveau, l’assignat, qui est lui-même le support d’une promesse de pouvoir acheter des biens fonciers. Ne voit-on pas la même chose aujourd’hui autour du bitcoin ? Certaines start-up proposent de le loger sur une carte à puce (ce qui est à la fois pratique et rassurant), d’autres sur une sorte de pièce de métal, ce qui est extravagant. Avez-vous noté ce fait sidérant que pas un seul article consacré au bitcoin n’est illustré autrement que par une sorte de pièce d’or qui n’existe nullement et paraît assez incongrue
une représentation incongrue
Mais l’offre des Monneron, qui permettait aussi à tout un chacun de stocker du métal sous une forme standard, me paraît plus proche des offres de re-monétisation de l’or (notamment les cartes de paiement en unité de compte d’or physiquestocké) que du bitcoin. Osons le mot, elle est un peu réactionnaire.
Et elle a aussi un vice interne que le bitcoin devra maitriser : si la valeur intrinsèque (du cuivre ou du bitcoin) monte à l’excès, ou que l’on pense qu’elle va monter, et que ce soit du fait d’une spéculation ou parce que son utilité matérielle grandit (la guerre pour le cuivre, le nombre de transactions pour le bitcoin), alors la nouvelle monnaie perd tout intérêt comme instrument d’échange (alors même qu’elle a été conçue pour cela). Au demeurant on retrouve des monnerons très usés et d’autres pratiquement sans la moindre trace. Et chacun sait aujourd’hui qu’une part des bitcoins émis n’a jamais circulé.

Quel était le statut des monnerons ?

Les premières médailles sont ornées du motif tout jeune de la Liberté assise (comme le visage du roi en métal de cloche souffre de la comparaison !) et font explicitement référence à l’article V de la Déclaration des Droits de l’homme qui dispose que tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Certes la nouvelle Assemblé n’a point songé à interdire de battre monnaie. Mais parmi les privilèges abolis en août 1789, on compte les nombreux monnayages féodaux qui avaient subsisté. On pourrait en conclure que seul peut désormais battre monnaie, le roi, ou la Nation. Il est toujours hasardeux d’exploiter une brèche juridique.

Les premières émissions en 1791 portent donc au côté pile la mention Médaille de confiance de cinq sols à échanger contre des Assignats de 50 L et au dessus.

monneron à échanger

La mention à échanger laisse entendre que sur présentation d’un sac de monnerons il serait remis au porteur un bel assignat. Dans la pratique, c’est plutôt l’inverse. On n’imagine tout de même pas les gens porter leur or chez les Monneron pour avoir du bronze, aussi joliment frappé soit-il.

En 1792, à la seconde émission, la mention change : Médaille de confiance de cinq sols remboursable en assignats de 50# et au dessus. Il me semble que l’équivoque (remboursable quand ?) est encore plus grande. Comment auront-ils été acquis, ces monnerons ? Tout se passe comme si les frères Monneron les rachetaient, alors qu’ils les vendent.

monneron remboursable
monneron qui se vend

Une troisième émission, en mai 1792, voit deux innovations significatives : les Monneron émettent des pièces de même valeur nominale mais plus légères, pour une raison que l’on devine aisément mais aussi assorties d’une mention beaucoup moins équivoque: Médaille qui se vend 5 sols à Paris chez Monneron. Il est clair qu’ils ont senti venir le boulet : la disparition du mot confiance supprime le caractère quelque peu souverain de l’opération, tandis que le sens commercial de l’opération est remis à l’endroit : les Monneron vendent des médailles ; c’est bien leur droit.

Il reste une petite rouerie : ces médailles sont toutes frappées en frappe monnaie (pile et face tête-bêche, comme toutes les monnaies françaises depuis Louis XIII et jusqu’en 2002) et non en
frappe médaille (recto et verso dans le même sens). Cela ne nous saute pas aux yeux à nous, mais à l’époque ?

L'interdiction progressive

De toute façon le vent a tourné. Il faut sans doute incriminer la maladresse d’un concurrent. La maison Lefèvre-Lesage frappe aussi des monnaies de confiance à partir du printemps 1792 mais… en argent et qui elles aussi taillent de moitié... au mieux. Là aussi donc, il y a écart entre la valeur affichée (5 sols) et la valeur réelle du poids d’argent. Mais, dira-t-on, la moitié du poids de 5 sols, en bronze ou en argent, cela fait toujours 2 sols et demi: Lefevre & Lesage ne margent pas davantage que les Monneron. Il ne fait pourtant aucun doute que c’est eux qui ont attiré l’attention.

Peut-être pour une raison technique : trop légères, leurs médailles étaient aussi trop irrégulières, ce qui a pu susciter des disputes sur les marchés. Les ménagères étaient peut-être plus regardantes sur le poids réel du métal blanc, voire connaissaient sa valeur de marché. Les autorités ont pu, de surcroît, percevoir la frappe d’argent, et notamment de 20 sols (une livre), comme une transgression symbolique plus grave que celle de bronze.
20 sols L&L en argent
décret du 27 août 1792 Quoiqu’il en soit le 9 juin c’est la municipalité de Paris qui interdit leur circulation et saisit le stock ; le 27 août, un décret de l’Assemblée interdit nommément leurs monnaies en notant curieusement qu’ils ont été entraînés par un dangereux exemple… Autrement dit Lefevre & Lesage sont ceux par qui le scandale arrive, mais les Monneron peuvent se sentir visés au premier chef.

Ce sera l’affaire d’une petite semaine, un décret du 3 septembre interdit toute émission privée. Comme souvent, l’action publique est ici à contretemps : les Monneron ont déjà fait faillite. Pourquoi ?

En quelque mois seulement, le volume de bronze traité par les Monneron s’élève à 55 tonnes, ce qui, au prix du cuivre, doit laisser un bénéfice de 225.000 livres. Seulement ces négociants avisés ont un point faible : ils croient en la Révolution qui commencé avec la noble ambition d’assainir les finances du royaume. Et donc ils ont confiance dans les assignats et les thésaurisent, sans doute pour les convertir en biens fonciers. Le petit peuple, plus terre-à-terre, thésaurise le bronze. Bien lui en prend, d’autant que la rumeur de guerre (finalement déclarée en avril 1792) fait monter le métal tandis que l’assignat s’effondre, lentement au début, mais sans rémission. Quant au fournisseur, il exige d’être payé en métal noble.

La faillite, dès mars 1792, intervient avant l’interdiction. Pierre s'enfuit. Augustin reprend une activité de banque, pour pouvoir liquider son stock d’assignats dans d’autres opérations.

Le 3 septembre 1792, un décret de la Convention défend à tout particulier de fabriquer des monnaies de métal. Si leur commercialisation s’arrête, leur circulation dure en fait jusqu'à la fin de 1793 et même au-delà par endroits, jusqu’à ce que l’Etat mette sur le marché des petites pièces de qualité.

La prolifération est en soi une raison possible de l’interdiction. On a déjà cité les transgressions symboliques : l’usage de l’argent par Lesage & Lefevre pour des 5, 10 et 20 sols ou par Dairolant & Cie pour des 40 sols. Enfin la Manufacture de porcelaine de l’anglais Potter (rue Crussol, Paris) fabriqua aussi des médailles d'une valeur de 5 à 20 sols en argent et, circonstance sans doute aggravante, pour payer ses employés. C’est là une tentation à laquelle ne résisteront pas toutes les entreprises de l’univers Bitcoin…

On vit aussi (loin de Paris semble-t-il) des billets de confiance. En ce cas, le support papier n’offre gère de caractère distinctif par rapport aux assignats, sauf à insinuer que son émetteur, privé ou communal, aurait une meilleure signature que l’Etat, chose délicate à afficher.

L’entreprise des Monneron, dans la continuité de leur activité de médaillers et dans les limites du trade token anglais n’aurait peut-être pas suscité la foudre. Mais à laisser faire, c’est à une privatisation de la monnaie sur tous supports et pour tous usages que la République s’exposait.

Les Monneron ont-ils blessé d'autres intérêts que celui de l'Etat ? J'ai dit et redit qu'ils étaient des négociants, cela veut dire qu'ils n'étaient pas ce que l'on appelait alors des financiers. Ceux-ci, fermiers généraux et manieurs d'argent se servaient depuis longtemps du mot confiance et de billets représentants des droits sur les impôts, joliment appelés billets pour le service du roi. J'ai dit que ces gens-là étaient bien présents ou représentés dans les premières Assemblées. En 1792, la Convention ne les a pas encore envoyés à la guillotine où ils finiront tous. Les Monneron venaient, au minimum, piétiner leurs plate-bandes...

Comme on l’a dit, l’entreprise monétaire des frères Monneron était condamnée avant d’être interdite. Le décret du 3 septembre 1792 donna un coup d’épée dans l’eau sans résoudre le problème. La multiplication des interdictions laisse penser que le jeu continua un peu partout et à moindre risque financier pour les émetteurs, c’est à dire sur support papier.

Un décret du 8 mars 1793 en interprétation des décrets des 8 novembre et 19 décembre derniers, fait ainsi un sort à tous les billets de confiance & de secours émis tant par les corps administratifs ou municipaux que par les compagnie ou particuliers. Finalement on n'avait pas besoin de 55 tonnes de métal pour contourner la volonté nationale d'établir un privilège sur la monnaie plus intégral que celui des rois eux-mêmes...

décret du 8 mars 1793

2- Rendre à César ?

June 15th 2014 at 17:55


A peine propulsé dans l'espace médiatique, le bitcoin a dégagé un parfum de souffre. Il ne s'agit pas ici de plaider mais d'examiner le rapport entre deux arguments essentiels : le bitcoin servirait à des trafics sales ; il ne serait pas régi par une autorité souveraine. Les deux critiques sont cependant sans rapport : le dollar reste la monnaie préférée des narcotrafiquants et les monnaies virtuelles, pas davantage que les greenbacks, n'ont été conçues spécifiquement à leur usage.

Si la cyber-monnaie n'est pas soumise à l'autorité d'un souverain, c'est que son cyber-espace de circulation ne l'est pas non plus. Un espace hors souveraineté n'est pas forcément une exception historique : avec quelle monnaie payait-on dans le désert entre deux royaumes ? ou dans l'enclos sacré d'un temple ?

Notons d'abord que dans l'histoire et dans leur domaine de souveraineté les rois n'ont pas souvent été aussi regardants que de nos jours : l'argent n'a pas d'odeur déclara Cesar Vespasien. Tellement que c'est l'argent du roi qui pourrait bien être l'argent sale, ou impur, du moins là où s'opère la distinction du licite et de l'illicite, du sacré et du profane.

le denier de Tibère


Quand Jésus déclare ἀπόδοτε οὖν τά τοῦ Καίσαρος τῷ Καίσαρι καί τά τοῦ Θεοῦ τῷ Θεῷ rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu il répond à la question (peu innocente !) de savoir s'il est licite pour un juif de payer l'impôt romain. Certes ce denier d'argent porte l'effigie de l'empereur Tibère, mais puisque vous vivez avec cette monnaie (vous l'avez en poche, demandez-vous comment...) payez donc son dû à celui qui frappe cette monnaie. Quant à Dieu c'est bien autre chose qu'il vous demande.

D'où l'autre épisode évangélique concernant l'argent : celui des marchands (et changeurs) chassés du Temple par Jésus, épisode souvent présenté de façon simpliste comme une condamnation de l'esprit boutiquier et de l'appât du gain. Par sa colère soudaine, le Nazaréen s'en prend à l'esprit de traffic entre l'homme et Dieu tel qu'il le voit à l'oeuvre à Jérusalem plutôt qu'au signe monétaire.

Car il y a bien trafic et change. Les israélites âgés de vingt ans devaient payer annuellement pour l’entretien du culte un impôt du temple d'un demi-shekel, soit 5 grammes d'argent (Exode XXX – 11, 16). Or Jérusalem n'a jamais été autorisée par les romains à frapper ces demi-shekels. L'évangéliste Matthieu rapporte d'ailleurs (XVII, 23) que le montant de cet impôt était d’un didrachme, une monnaie grecque. Les pèlerins avaient en poche des monnaies grecques, ou romaines, ou des pièces de cuivre que les potentats locaux alliés de Rome avaient la permission de frapper.

On lit parfois que les autorités du Temple exigeaient que l'on change ces monnaies contre la monnaie du sanctuaire. Mais le Temple, pas davantage que Jérusalem ne frappait de monnaie qui aurait été plus propre. Cela aurait été inutile aux yeux des pharisiens ; d'ailleurs un passage de la Mishna conduit à penser que la monnaie elle-même n’a rien d’impur mais l’usage qu’on en fait peut conduire à l’impureté. Il fallait simplement que la pièce fit 5 grammes d'argent. Il fallait non que l'argent soit pur, mais que le compte soit bon.

On se servait pour l'opération de change du demi-shekel de la ville libre de Tyr, aussi appelé didrachme dans les textes grecs. C'est cette monnaie de Tyr qui était la monnaie du Temple et c'est contre cette pièce ( qui avec son aigle peu biblique et la figure du dieu local, un Hercule nommé Melkart, avait un caractère tout païen ) que les pèlerins devaient échanger ce qu'ils avaient en poche: denier romain, drachme attique, petit cuivre local.

shekel de Tyr

La réalité c'est d'abord que l'aristocratie du Temple voulait recréer, en petit, un espace de souveraineté enclavé dans le vaste empire de Rome et non doter son peuple d'un instrument communautaire ! C'est ensuite que l'impôt précédait et asseyait cette tentation de recréer de la souveraineté, c'est enfin que le change permettait une seconde prédation.

Reveons au bitcoin. Il n'est pas la seule ni la première monnaie sans souveraineté : sous l'ancien régime, nos rois ont concédé à des seigneurs locaux le droit de battre des monnaies qui circulaient en dehors de leurs terres ; dans le passé des monnaies ont été émises par des villes libres - comme Strasbourg - dont la souveraineté ne se comparait pas et de loin à celle du Royaume de France. Aujourd'hui, on pourrait dire du Franc CFA qu'il est une monnaie sans souveraineté, et sans doute des DTS" du FMI qu'ils sont une quasi-monnaie sans souveraineté.



Non, le propre du bitcoin n'est pas d'être une monnaie sans souveraineté, c'est d'être une monnaie sans impôt. Or historiquement, il n'est pas bien certain que la monnaie précède toujours l'impôt. Viennent en premier la guerre, la solde des troupes, l'impôt. Dans les colonies, l'instauration de l'impôt fut le meilleur moyen d'établir l'économie monétaire et les marchés.

Pour résumer plaisamment la chose, il faut relire l'un des épisodes les plus fins d'Astérix: le Chaudron. Moralelastix, un chef gaulois un peu collabo confie à Asterix la garde d'un chaudron contenant son trésor, pour ne pas avoir à le remettre aux romains en paiement de l'impôt. Puis, durant la nuit, il vole ledit chaudron. Asterix, déshonoré, se retrouve contraint de trouver le moyen de remplir à nouveau le chaudron. Pour cela il va falloir gagner de l'argent.
gagner de l'argent

Finalement, bien loin du rendez à César... les gaulois ne trouveront pas de meilleur moyen que de détrousser le collecteur romain, et découvriront alors qu'il transportait... les sesterces volés, que l'infâme Moralelastix après son forfait avait ignominieusement remis aux romains.

En somme Asterix découvre que l'impôt précède le travail, et qu'il rend obligatoire l'usage de la monnaie de celui-là même à qui l'on paye cet impôt. En revanche jusqu'à la fin de l'album, Obélix qui figure ici le primitif, se refuse à comprendre pourquoi il fallait remplir d'abord de monnaie un chaudron qui devait finalement contenir le repas.
l'argent et la soupe


Mais si nous oublions notre anarchisme gaulois, échapper à l'impôt est-il souhaitable? À titre individuel c'est à chacun de répondre. Pour la communauté des bitcoiners, c'est moins sûr.
L'impôt sur une monnaie fiat paraît relever naturellement du commandement évangélique: la monnaie fiat est bien celle de César. Or le denier d'argent était une monnaie minée. César pouvait bien y imprimer son effigie, il ne pouvait (sauf altération) en multiplier les signes. La monnaie minée est une monnaie rare. Il importe de la faire circuler, d'en empêcher l'enfouissement.

La singularité du bitcoin, la voilà : c'est une monnaie minée qu'aucun impôt (à ce jour) ne vient brasser. Sans conséquence pour les petites monnaies virtuelles, destinées à une vie locale ou communautaire, cette absence de pompe à phynance pourrait bien s'avérer un handicap pour la circulation bitcoin, s'il doit être le dollar virtuel de l'avenir et la monnaie des monnaies...

Payer des impôts sur ses gains en bitcoins, mais les payer en dollars ou en euros ( comme payer une pizza en bitcoins mais après une opération de change) ce n'est pas encore disposer d'une monnaie indépendante.

Peut-être donc, à défaut de payer l'impôt à César, faudra-t-il payer un jour une sorte d'impôt à Ubu?
le voiturin à phynances

3 -Monnaie crypto, monnaie porno?

June 29th 2014 at 10:18


Nous avons déjà évoqué le parfum de soufre du bitcoin en traitant de l'usage de la monnaie dans les choses sacrées, qui suscitait bien des questions. Comme ont dû le faire certains Romains, sortons du temple et dirigeons-nous vers le lupanar, puisque les industries du vice ne sont pas les dernières à lorgner vers les monnaies cryptographiques. Le site de l'une d'entre elles, le Redcoin annonce : porn, gambling and everything naughty. Une monnaie pour le vice ? Depuis l'antiquité, les bordels ont battu monnaie...

Est-ce par respect pour César ou par précaution que l'on y inventa une monnaie affectée, comme nous dirions aujourd'hui ? En tout cas, si le premier bordel semble avoir été athénien (et bon marché) les premiers jetons de maisons closes datent de l'époque romaine. On les appelle tessères spintriennes ou spintriae d'un mot latin désignant la débauche.

Le mot tessera désignait en général un jeton et il en existait de toutes sortes. Dans la ville qui garantissait au petit peuple du pain et des jeux, on distribuait en fait des tesserae de matières et de motifs divers, donnant droit à une entrée dans le Cirque ou à une ration de froment. Je ne dis pas que l'on ait distribué des bons pour une passe, mais l'usage du jeton pour entrer quelque part était bien établi. Effectivement, autant ne pas mettre la figure de César sur cela, même si on se souvient que l'empereur Vespasien se moquait bien de voir sa monnaie transiter par les latrines ! Je reviendrai un autre jour sur les tessères et autres jetons d'usage.


spintria en verre Ce jeton en pate de verre dont la réalisation est par ailleurs d'une grande qualité était sans aucun doute en usage dans un établissement huppé.

Notons que l'on n'a pas tenté de donner à la tessère une figure trop proche de la monnaie.

Plus grossières sont les spintriae de plomb que l'on retrouve un peu partout, et jusqu'en Angleterre.

plomb romain

retrouvé dans la Tamise

On voit mal ces jetons servir de monnaie à l'extérieur comme nos tickets restaurants qui sont plus ou moins admis par les épiciers. Cependant leur aspect prend progressivement celui de pièces, avec des chiffres au côté pile.

Quelle signification donner à ces chiffres? Certains connaisseurs imaginatifs ont prétendu que cela désignait le prix des différentes prestations, d'autres plus prosaïques y ont vu le numéro de la chambre, ou de la fille... mais le plus grand lupanar retrouvé à Pompei n'avait que 10 chambres, quand certaines séries de spintriae atteignent 16 modèles.

Il m'apparaît probable que ces objets ont été collectionnés indépendamment et parallèlement à leur valeur d'usage. À l'appui de cette thèse il y a l'évidente similitude avec d'autres émissions très comparables, comme une série d'empereurs. Là aussi, on retrouve souvent le chiffre 16 comme nombre des spécimens.


les empereurs


Il est difficile de trancher le point quant à l'ordre des choses : les spintriae furent-elles une simple variante libertine des collections dédiées aux empereurs ou aux gladiateurs ? Des contrefaçons coquines de la monnaie, comme certaines pièces de six euros aujourd'hui? Ou bien fabriquées à l'origine comme des jetons de passe ( achetés par le client à la maquerelle ? distribuées par le général à la troupe ? ) ont-elles été ensuite sciemment transformées en objet collectors ?


La question n'est pas innocente. Pas davantage que la pratique bien connue des éditeurs de cartes diverses : autant les vignettes de l'équipe de France offertes jadis dans les boites de fromage avaient une faible et égale valeur dans les cours de récréation, autant les vignettes vendues (très au-dessus de leur coût de revient réel) par des éditeurs (comme l'italien Panini) peuvent, par leur inégale répartition dans les pochettes où elles sont vendues, acquérir des valeurs différentes, et pour certaines très élevées... L'édition de médailles ou de cartes de collection permet de créer de la valeur et cela en parfaite légalité puisqu'à aucun moment on n'émet de la monnaie. Dans les années 90, j'ai cependant vu une directrice d'école pourchasser les faux Pikatchu avec force - certes sans oser brandir le célèbre article 139 du Code Pénal - parce que ces faux avaient été monnayés contre de vrais francs français. Il est probable que l'on verra un jour des altcurrencies collectors du fait d'une quantité volontairement restreinte ou d'un gimmick quelconque.

Retournons à la maison close : bien des raisons pouvaient y justifier l'usage des jetons.

Quelque soit le statut des filles (esclaves antiques, débitrices, filles-mères, pauvresses...) pratiquer un change à la caisse évitait que ces filles ne touchent à la monnaie du dehors. C'est aussi l'une des raisons de l'usage des chips dans les maisons de jeux, sujet sur lequel je reviendrai un jour.

Cette précaution classique a perduré dans les maisons de passe, mais une chose forcément significative doit ici être notée : alors que dans certaines industries on donne à ces monnaies internes un aspect ludique et le moins monétaire possible ( les colliers de perle du Club Med ) , dans les bordels la coutume de donner un aspect monétaire à l'objet s'est affirmée au cours des siècles : tous les souverains du 19 ème siècle ( et pas seulement en France...) ont ainsi leurs effigies à l'avers de jetons dont les revers s'ornent de symboles les plus explicites. Très souvent ce sont des objets de plomb ou d'étain, assez grossiers. Il arrive toutefois que l'on trouve de lourdes pièces d'argent, probablement en usage dans les meilleurs établissements parisiens.


le roi citoyen cote face


( et cliquez ici pour voir aussi la côté poil, mais pour les impudiques seulement !)


liard Tant et si bien que des établissements plus modestes purent, inversement, se servir comme jetons de vieilles espèces démonétisées et sans réelle valeur. J'ai découvert qu'à Arsonval, dans l'Aube, une petite maison de passe se servait avant la guerre de vieux liards en cuivre du temps de... Louis XV.


Etonnant destin de la monnaie d'un roi lui-même notoirement porté sur la fille publique !


Dans le monde crypto de même, toutes les alt-currencies perdureront, même démonétisées si leurs cours s'effondrent totalement : rien n'empêche de leur imaginer d'étonnants destins, comme ceui des liards d'Arsonval.


Du coup certains vrais jetons se donnaient des petits airs de monnaies anciennes, comme ci-dessous, avec une figure de Louis XIII assez fantaisiste.


un faux roi


On trouve le même usage équivoque des codes et symboles officiels en Amérique avec un jeu de mot salace : cent changé en cunt (chatte mais aussi salope).


un jeu de mot


A la même époque on gravait aussi des mots d'amours ou l'initiale d'un fiancé sur les pièces, une coutume ancienne que les soldats de la guerre de Sécession popularisèrent. Le bitcoin sera-t-il un jour à même de porter (aussi) un message amoureux?


jeton d'amour


Malgré le jeu de mot permis par le slang, n'allons pas croire que le service ait été vendu pour one cent seulement : il fut pendant assez longtemps fixé à trois dollars, somme que l'on retrouvait sur de nombreux jetons.




red door saloon


Relique d'un monde sans inflation : il ne viendrait plus à l'idée d'écrire Bon pour un repas sur un ticket restaurant aujourd'hui. Les établissements du Nebraska sont d'ailleurs revenus à la pratique du token sans indication de valeur.


Les claques parisiens ont largement continué, passé le temps des rois, de singer les monnaies de la République et leurs divers symboles (Marianne, coq ..). C'est aussi que la République prenait sa part du profit, ce qui permet de comprendre certains atouts d'une monnaie de transaction affectée.


la monnaie de singe


Le jeton a dû servir d'instrument fiscal. Les maisons ne fabriquaient point elles-mêmes de tels jetons, ce qui explique que les scènes pornographiques au verso soient si souvent similaires. Il est probable que l'on pouvait savoir combien de jetons circulaient dans telle ou telle maison, et que cela faisait partie des diligences du Préfet (qui délivrait l'indispensable certificat de tolérance et faisait payer cher ses contrôles, notamment sanitaires) et des renseignements connus du percepteur, qui en ces temps de fisc plus léger que le nôtre, prenait ici un confortable 50%.


Mais le jeton est aussi un instrument comptable : quand le client de la Belle Epoque achetait son jeton 5 francs, 2 francs 50 revenait à la fille, 2 francs étaient destinés à la maison le reste allant à diverses charges (on payait 25 centimes pour la serviette à la blanchisseuse par exemple). Tenir les comptes en jeton permet une comptabilité analytique aisée.


Allons plus loin : si la fille est le premier indicateur de la police contre la maquerelle, qui remplit ce rôle contre les clients... d'un point de vue comptable on a ici, grâce au jeton, une ébauche de comptabilité en partie triple (client, caisse de la maquerelle, fille) avec la possibilité pour la communauté des filles de vérifier les comptes de la maquerelle. Cela ne vous évoque rien?

4 - du côté du problème ou du côté de la solution?

July 1st 2014 at 12:31


Sur le site de référence en France concernant les Monnaies Locales Complémentaires (MLC) l’auteur Philippe Derudder a publié en juin une analyse critique Le Bitcoin, du côté du problème, pas de la solution.


Je dois commencer en disant que j’ai suivi depuis longtemps et avec intérêt les publications de Philippe Derudder. Pourquoi ? Parce que cela fait un certain temps que je suis convaincu de l’opportunité que des circulations monétaires ciblées offriraient en théorie à des communautés locales ou affinitaires.




derudder


En 2007, je m’étais ainsi rapproché de la Coopérative de Finances Solidaires de la Nef, cette Société Financière qui aspirait depuis longtemps et aspire encore à se transformer en banque, mais n’offrait et n’offre toujours à ses 30.000 coopérateurs que des produits co-brandés avec le Crédit Coopératif (vraie banque et vrai concurrent) ou des livrets dignes des années d’après-guerre. Je leur proposais alors (en vain) de réfléchir à ce que les nouveaux moyens de paiement (à l’époque essentiellement le RFID) pouvaient offrir tant comme moyen de sauter l’étape du chèque, que d’apporter une aide précieuse aux MLC dont la Nef est un sponsor quasi officiel en France.


La présentation par Derudder du bitcoin est d’un grand classicisme. Elle est aussi d’un grand conformisme. On ne possède physiquement l’euro pas davantage que le bitcoin : si on perd le billet il est perdu, si on perd son numéro de compte on a des problèmes, si la banque saute… etc. Les livres de compte sont gérés ailleurs et différemment, mais l’euro n’est pas une pépite.


Je n’épiloguerai pas sur le faible intérêt qu’il y a de rappeler l’absence de banque centrale pour émettre et gérer le bitcoin. Il aurait été plus amusant de souligner que, comme l’euro cette fois, le bitcoin n’a pas non plus de gouvernement pour le soutenir (dans tous les sens que l’on voudra donner au mot soutenir) : l’état américain (dont l’extravagante puissance militaire ne peut être omise quand on fait l’inventaire des caractéristiques du dollar) vient de rappeler que toute transaction en dollar est passible de Sa Justice. Les nains châtrés européens ont baissé le regard devant l’ogre et l’affaire ne profite qu’au yuan. L’euro, en dépit des pompeuses promesses de 1992 à 2002 n’a jamais été qu’une monnaie de petits vieux.


aristoteMais puisque Derudder est platement aristotélicien quand il en vient à considérer comme purement virtuel un protocole d’échange d’informations répondant à une logique mathématique située dans le ciel des Idées, pourquoi ne saisit-il pas ce qui, dans le bitcoin, répond si directement à ce que dit l’auteur de l’Ethique à Nicomaque (V,9) : c'est le besoin que nous avons les uns des autres qui, dans la réalité, est le lien commun de la société qu'il maintient. S’il a bien vu que le bitcoin, à l’origine, s’obtenait en échange d’une partie de la puissance de calcul d’un ordinateur, il croit que c’est au service de la résolution de sortes d’équations (soudain suffisamment existantes pour avoir des serviteurs) quand on pourrait tout aussi bien écrire au service de la communauté qui a adopté ce moyen d’échange.


Reprenons Aristote là où nous l’avons interrompu : Si les hommes n'avaient point de besoins, ou s'ils n'avaient pas des besoins semblables, il n'y aurait pas d'échange entre eux, ou du moins, l'échange ne serait pas le même.


C’est du côté de l’échange que le bitcoin blesse Derudder.


Sa rareté (relative) lui apparaît suspecte, quand les supporters des MLC ne manquent pourtant jamais d’annoncer ou de suggérer que le système fondé sur le dollar à gogo finira par s’effondrer. La plupart des MLC ont des masses monétaires tenant dans un tiroir d’épicier.


La critique pourtant ne serait pas impertinente en soi. Il reste qu’une monnaie abondante comme le sont, surtout depuis 2008, le dollar et l’euro, peut être suffisamment mal répartie pour nourrir des bulles au lieu de nourrir des enfants. Aujourd’hui le problème est bien davantage dans l’allocation et la circulation de la monnaie que dans sa masse totale.


Que le bitcoin ait connu de fortes variations (comme au demeurant l’or, l’argent ou d’autres commodities depuis 1945) n’implique pas que son utilité soit uniquement spéculative. Au vrai, ce reproche est surtout formulé doctement par ceux qui, ayant bien levé les yeux au ciel en marmonnant le nom de Ponzi en 2011 ou 2012, ont regretté en 2013 d’avoir été si peu spéculatifs intellectuellement.


Le bitcoin sert, et continuera de servir, à deux usages réels. Le premier qui restera sans doute second, est de payer : on peut manger dans la plupart des capitales développées avec du bitcoin sur son wallet. Certes le choix est encore imité (je recommande chaudement le 43 sur la Butte aux Cailles) mais il s’étoffe. A Genève on peut même aller aux filles (comme a cru devoir me l’indiquer un anonyme qui avait lu un peu vite mon billet consacré aux monnaies des maisons closes). Cet exemple mis naturellement à part, payer en bitcoin est aujourd’hui un bon moyen de créer du lien, et avec son petit côté complot-techno, il peut s’inscrire sans trop d’effort comme un objet transitionnel de Winnicot. Il est probable que Derruder juge ici la chose de l’extérieur.


L’autre usage du bitcoin, essentiel, c’est l’envoi d’argent. Il a même été conçu, me semble-t-il, fondamentalement autour de cette problématique, dans cette intention.


Quand Derudder dit que c’est l’intention qui compte, il fait sourire. Le problème des bonnes intentions, c’est que le paradis de la finance alternative ou éthique en est pavé. Il y a loin des intentions affichées par celle-ci dans ses chartes à ses pratiques dans l’économie réellement existante. Parlons donc en termes d’efficacité : avec un billet papier d’une MLC dans une ville de quelques milliers d’habitants on peut manger dans un restaurant de cette ville. J’attends que les MLC communiquent clairement (dans la pétition de transparence qui est celle de toute la finance éthique) non seulement sur les masses de ces monnaies mais sur leur circulation. Ce que chacun peut savoir minute par minute sur le bitcoin et mesurer les gros blocs (sans doute spéculatifs) et les micro-paiements (cafés payés en bitcoins, petits transferts).


Je trouve donc bien tranchant le jugement de conclusion qui ne reconnaît aucunement le potentiel de transformation socio-économique des MLC au bitcoin.


D’abord parce qu’il appartient à chacun de penser plus important de faciliter les échanges entre bobos et bios à Aubagne ou à Villefranche ou les virements de millions de travailleurs expatriés sur lesquels Western Union (82 milliards de dollars de transfert en 2013) se sert assez grassement (5,5 milliards de CA prélevé soit en moyenne 6,7% de frais, et beaucoup plus, bien sûr, sur les petits montants,) pour s’offrir d’obscènes campagnes de publicité ensuite. On lira à ce sujet un article déjà un peu ancien, mais seuls les profits ont changé depuis 2006.


Wester Union

Ensuite parce que le bitcoin est aussi une révolution mentale. C’est un bien commun de l’humanité. Certes il faut le miner (comme l’or) mais on peut aussi ouvrir sa mine. Il existe plus de 200 crypto-monnaies. Pourquoi parler de rareté ?


monnaie localeSi le bitcoin vous déplait, creusez une autre mine. Certaines, comme le Reddcoin affichent au demeurant des visées et des intentions sociales. Plutôt qu’une énième collection de billets de Monopoly pour jouer à la marchande sur les foires bios, en collant des gommettes au dos des billets pour réinventer l’inflation, tandis que la contrepartie en euros git douillettement sur un compte de la Nef ou du Crédit Coopératif (où vous n’avez pas la moindre idée de ce qu’il devient vraiment) regardez un peu ce que les évolutions technologiques (et mathématiques !) vous offrent.


Les inventions techniques sont brevetables : faut-il rappeler que Western Union est issue de l’invention du Morse ? Cependant les MLC pourraient quand même sortir du papier et voir ce que des plateformes de transfert un peu ouvertes (possibilité de transferts entre pays banques et devises différentes) pourraient leur offrir comme opportunités. Il est un peu pathétique de voir que les MLC en sont tout juste à patiner dans la montée pourtant bien balisée des cartes de paiement en plastique (le NU de Rotterdam semble avoir disparu comme le SOL) et que la Nef annonce des chéquiers pour fin 2015.


Quant aux inventions mathématiques elles ne sont pas purement virtuelles comme Derruder le pense, mais elles sont non brevetables. Rien qu’en cela, il y a un potentiel de transformation.


Le bitcoin n’est certes pas « la solution », mais il n’est en rien « du côté du problème ». Certes ceux qui travaillent autour du bitcoin veulent gagner de l’argent : les gérants de Biocoop aussi ; le bitcoin monte en euro, mais c’est peut-être que l’euro (et donc les MLC qui ont un lien fixe à l’euro…) baissent, et les raisons de le penser ne manqueraient pas.


Dire que la valeur de la monnaie qui monte n’est appuyée sur aucune richesse réelle, c’est soit admettre qu’il n’existe de richesse réelle concevable pour garantir une monnaie qu’une encaisse dans une autre monnaie (revenons donc à l’or) ou une circulation de dettes (double problème : les MLC non plus ne permettent pas le crédit, en l’état, et les dettes en euros ou dollars ont aujourd’hui une valeur bien incertaine) soit enfin, et surtout, compter pour rien la richesse de la communauté créée par l’échange. C’est un jugement de physiocrate.


Retournons une dernière fois vers Aristote : la monnaie n'existe pas dans la nature. Elle n'existe que par (selon) la Loi. Il ne tient qu'à nous de la changer et de la rendre inutile si nous le voulons.


Keynes, qui ne souhaitait pas le retour à une « richesse réelle » concluait qu’on n'a jamais parlé de si bon sens -avant ou après.


De ce que la monnaie n’est pas forcément l’or, on en est venu en quelques décennies à conclure que c’était forcément la dette. Money is what money does. La monnaie c’est l’échange, même au comptant. La valeur n'est ni dans le billet de banque (euro ou MLC) , ni même dans la pièce d'or, elle est dans la communauté qui accepte et garantit cet échange.

5 - Tintin et le trésor de Nakamoto

July 15th 2014 at 07:36

Tout l'avenir est dans Tintin. C'est affaire de temps, comme chez Nostradamus, mais tout finit par se révéler.


un trésor célèbre

J'ai relu Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Et puisqu'il s'agissait de parchemins et de manuscrits anciens, je les ai relus dans l'édition originale de 1942 et 1943, avant de vérifier certains points et de mesurer quelques écarts dans l'édition en couleur.

Il ne m'a pas paru anecdotique que l'aventure dans laquelle je retrouvais tant d'évocation du bitcoin fût justement celle que deux psychanalystes considèrent comme centrale dans l'exploration du drame secret de leur auteur. J'ai donc aussi relu ce qu'en disaient d'un part Serge Tisseron, dans son Tintin chez le psychanalyste paru en 1985 et Michel David, dans son livre ultérieur, Une psychanalyse amusante, Tintin à la lumière de Lacan, paru en 1994. J'y reviendrai à la fin de ce billet.

S'il m'a quand même fallu quelques minutes pour songer au jeu de mot qui forme le titre de ce billet, je dois dire que le côté Tintin et le bitcoin m'a véritablement sauté aux yeux dès la première page, qui commence par une tragique disparition de wallet. Tisseron (dont le livre vise à reconstituer le drame généalogique d'Hergé) note avec une grande pertinence que ce vol se situe au marché aux Puces, cimetière des souvenirs oubliés. Dans ma propre optique, le même lieu me paraît une métaphore transparente de la plus ancienne économie : produire des objets et les échanger en cash.

perte du wallet
Ce petit incident servira plus tard à l'intrigue qui se noue lorsque Tintin fait l'acquisition aux Puces d'une maquette de bateau qui déclenche immediatement une forme de spéculation inexplicable.
une valeur purement spéculative?
Pourtant l'objet prend très vite de la consistance romanesque : le vaisseau en question se trouve être exactement celui qui sert de toile de fond au portrait d'un ancêtre du capitaine Haddock. Tandis que Tintin regarde le tableau, on cambriole son appartement pour dérober la maquette. Ce second vol, qui va s'avérer symétrique d'un vol de portefeuille , est une seconde preuve de sa valeur.
un étrange vaisseau
À moins qu'il ne faille voir ici le caractère très accessoire de la matérialité du support par rapport à l'information codée contenue. Car en vérité ce n'est pas le bateau qui est intéressant mais ce que sa maquette contenait : un petit message !
message à clé
Or le même jour, le Capitaine tout aussi embarqué dans cette nouvelle aventure, a lui aussi fouillé dans son grenier (dans sa mémoire remarque Tisseron) et retrouvé les souvenirs de son illustre aïeul. Et qu'a-t-il trouvé en vérité ?
une lecture excitante
En réalité, comme le secret n'est pas celui du bateau mais de son capitaine, le fabuleux trésor qui constitue le secret de l'affaire n'est pas non plus celui de Rackham le Rouge. Certes le pirate a transporté sur le vaisseau royal son trésor, mais il l'avait volé trois jours plus tôt à un vaisseau du roi d'Espagne. Comme quoi le problème de traçabilité ne date pas d'hier. S'ensuit le récit des tribulations de l'ancêtre : il réussit à se débarrasser des pirates en faisant sauter le vaisseau, il saute à la mer, survit comme un Robinson sur une île puis revient plus tard en France, où avant de mourir il a le temps de confectionner trois petites maquettes de la Licorne, qu'il lègue à ses trois fils.

Même un autre que Tintin aurait compris que les deux autres maquettes doivent contenir des messages similaires, et que l'on est sur la piste du trésor que le pirate a volé au roi d'Espagne, et que le marin de Louis XIV ne semble n'avoir songé à rendre ni à celui-ci ni à celui-là. D'ailleurs même l'honnête Tintin n'envisage pas que le trésor puisse avoir de légitime propriétaire. Que peut-on en déduire?
de quoi payer la rançon d'un roi?
On comprend ici qu'il existe une valeur, voire une monnaie (Racakham dit bien payer) qui n'est pas au roi qui n'est ni frappée de son effigie ni destinée à financer (et moins encore à rembourser) ses dettes. Au 1er avril dernier le site Bitcoin.fr avait imaginé que la Commission Européenne lançait un eurocoin dont la quantité totale était fixée à 21 milliards et dont la moitié devait être pré-minée pour effacer progressivement les dettes souveraines des États membres... Personne, curieusement, n'a souhaité explorer l'idée au delà de la blague.

Le trésor du pirate est à qui en possède l'adresse. Reste donc à trouver les autres petits messages, ce qui occupe quelques pages, curieusement scandées par des vols à répétition de portefeuilles contenant les précieuses adresses.
vols en série
Enfin les trois messages à clé sont réunis, et, superposés, livrent la clé du mystère : et cette clé semble être l'emplacement (l'adresse?) physique du trésor épave ou île déserte.
trois clés
toute la lumière
Reste donc à trouver l'épave au bout du monde, ce qui fait l'objet du second album où apparaît pour la première fois Tournesol, venu proposer un petit sous-marin en forme de requin pour évoluer parmi les requins. Je laisse chacun filer cette métaphore-là.
les requins
L'épave finalement découverte, on finit par repecher un coffre, mais il ne contient que des documents :
encore des parchemins
Quant à l'île déserte au large du lieu du drame, si on y trouve bien une croix de bois et divers messages codés (les insultes du capitaine se révèlent être héritées de son lointain ancêtre, et la communauté des perroquets locaux fournit à cet égard la validation de cette transmission), de trésor, point.

L'amertume est grande, le découragement gagne les chasseurs de trésor, qui doivent se résigner à rentrer en Europe. L'intrigue rebondit cependant, car on découvre tout à la fois que le château des antiquaires véreux qui avaient tout fait, dans l'épisode précédent, pour s'emparer des trois maquettes de la Licorne est désormais en vente et ... que ledit château, Moulinsart, avait été donné jadis par Louis XIV à l'illustre aïeul de Haddock.
il faut racheter Moulinsart
Pour cela, les fonds sont tout trouvés : Tournesol vient de vendre le brevet de son sous-marin anti requins. Moulinsart sera donc acheté avec de l'IP.
Et c'est à Moulinsart que se dénoue l'énigme. Dans la ... crypte au pied d'une statue, se trouve une représentation du globe globe terrestre qui va fonctionner comme une adresse comprimée en quelque sorte.
à l'adresse indiquée
le trésor
Le génie d'Hergé s'exprime tout entier dans ce fait : le trésor, qui s'est dérobé d'adresse en code et de manuscrit en représentation, n'est pas même nommable quand il est vu en lui-même. Répondant à la réplique de Tournsesol qui disait de l'argent? aucune importance, Haddock s'extasie ici: des machins, quelles merveilles...
Au fond, voici ce qu'il conviendrait, au stade où en est le bitcoin, de répondre aux questions sur sa vraie nature (monnaie, actif, instrument de ceci ou de cela). Le bitcoin est-il une monnaie dans la pleine acception du terme? de l'argent? aucune importance !
Si certains investisseurs le désirent, comme les trésors qui ornent le rêve du chevalier, c'est qu'ils y voient, parés de prestiges et de ruses, un machin qui est une merveille.

    *    *    *

C'est tout ? Peut-être pas, même s'il faut aller plus profond dans l'analyse de l'oeuvre d'Hergé.
une ile inconnue

L'île du trésor n'existe sur aucune carte. Elle a peut-être cela de commun avec le pays dont le bitcoin serait la devise. Pourtant, songeons-y, si le trésor que l'on y croit enfoui a été volé, l'île a été découverte par le Chevalier. En droit - c'est une remarque personnelle - le Chevalier aurait pu en revendiquer la souveraineté, pour son roi ou pour lui-même. Quelle faille l'amène à préférer une secrète appropriation à une glorieuse revendication ?

Il n'est pas question ici de reprendre tous les travaux initiés par Serge Tisseorn et repris par d'autres : la naissance de père inconnu (mais vraisemblablement noble, voire de sang royal) du père du dessinateur est un lourd fardeau psychique, partiellement encrypté dans le récit familial, et dont le personnage de Haddock, mal relié au Chevalier de Hadoque, lui-même probable bâtard du Roi-Soleil, est un clair produit.

une psychanalyse amusanteJe cite ici Michel David (page 162) : le Chevalier fait croire que le trésor est enterré dans "l'île" et confie le fait à ses fils de manière si indirecte qu'ils ne seront pas en état de l'entendre ou de le comprendre, tout comme ils ignoreront sans doute tout de leur hypothétique et royale ascendance

et plus loin : l'inconsistance de la figure paternelle qu'il représente laissera des traces jusqu'à Haddok.

La psychanalyse, ajoute l'auteur lacanien (page 166) témoigne que l'origine conserve toujours quelque chose de mythique, de fictif.


Il n'est donc pas anecdotique de souligner, maintenant, que la figure de Satoshi Nakamoto, objet de tant de supputations, pèse lourdement sur l'inconscient collectif du bitcoin. Qu'il s'agisse, ou non, du retraité de Temple City ( un personnage au passé semé d’embûches et dont la grande passion serait la collection de modèles réduits ) reste accessoire par rapport à sa volonté initiale de rester un père anonyme de la communauté.
Un jour sans doute, quelqu'un pourra disserter sur les failles, les doutes, le roman personnel de Satoshi Nakamoto. Ses drames seront-ils les ressorts de l'aventure du bitcoin? Ou bien sa volonté d'anonymat sera-t-elle perçue comme destinée à s'effacer (avec une belle part du trésor...) pour que les utilisateurs se comportent vraiment en hommes libres? Il y a une vignette, ajoutée par Hergé dans l'édition en couleur, comme si il avait cru utile de souligner à la relecture ce point essentiel :


à portée de la main

6 - En marge des mystères sacrés

August 3rd 2014 at 20:37




le voleur Il y a quelque temps que je tournais dans mon esprit autour de concepts d'origine théologique. Comme souvent, une image fortuite a catalysé mon intention et je prends le risque, en formant le vœu de ne pas choquer les uns ni rebuter les autres.


Il y a quelque intérêt à écouter les personnes les plus simples car elles posent les vraies questions : c'est quoi en fait le bitcoin ? il est conservé où ? demande la maman à son fils geek. Celui-ci peut répondre qu'il est écrit dans un livre, et ajouter que l'argent du Livret A aussi est une écriture dans un livre. Où il est ce livre? Celui du Livret A, il est tenu par la Caisse d'Epargne, dont tout l'argent est écrit dans un livre à la Banque Centrale, qui ne conserve plus d'or depuis longtemps.

Le livre des bitcoins, qui est un peu partout dans la nature, devrait apparaître plus sûr. Seulement le livre de la Caisse d'Épargne comptabilise des unités qui peuvent exister réellement, et qu'on appelle des espèces. Les économistes négligent presque les espèces, les banquiers les considèrent comme un fardeau, imposé par les résistances des simples, leur matérialisme. Mais la représentation des espèces, l'argot du fric et le bruit des picaillons sont bien utiles ; voyez les romans, les films, les publicités...


représentation matérielle Le bitcoin, lui, n'existe pas sous la forme matérielle d'un bout de quelque chose. On persiste à le représenter comme une pièce d'or, un peu parce que même les geeks restent matérialistes, et aussi peut-être parce qu'ils donnent à leur nouveau dieu le visage de l'ancienne idole, ce qui s'est déjà vu. Et enfin parce que l'on n'a rien trouvé d'autre. Hors de là, comment représenter un bitcoin?

Bitcoin n'ex-iste pas, au sens du latin ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer ». Même les innombrables wallets, cartes ou clés commercialisés pour lui donner support matériel ne contiennent en rien Bitcoin, ni le moindre bitcoin.

Cela faisait donc quelque temps que je me disais qu'au fond, il y avait déjà eu une circonstance où les esprits des hommes (non mathématiciens), limités par leurs sens, s'étaient affrontés à ce type de difficulté : c'était face au mystère de la Présence sacramentelle dans les espèces consacrées. Pour les chrétiens, l'hostie consacrée possède une caractéristique non tangible qui la distingue radicalement de l'hostie non consacrée : il y a en elle, pour ceux qui communient, la présence d'un insaisissable. Sa nature en est changée entièrement, mais cela est impossible à montrer, et difficile à exprimer par ceux-là même qui adhèrent à cet article de foi.

Quand les premiers Pères de l'Eglise se partagèrent sur la vaste question de la réalité de la présence physique, dans le pain et le vin consacrés à la messe, du corps et du sang du Christ, ils furent bien forcés de convoquer à ce débat quelques grosses pointures philosophiques.

Le prestige immense d'un saint Augustin (influencé lui-même par les néo-platoniciens) fit reprendre par les uns son idée selon laquelle une présence intellectuelle s'ajoute à la réalité du pain et du vin, mais sans s'y substituer. Mais ce pain, en même temps, Augustin reprend l'idée de saint Paul (1Co 12,27), c'est l'église (du grec ἐκκλησία , assemblée) elle-même. Donc, explique Augustin, si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur (Sermon 272).

Mais le dogme réaliste fut forgé par des théologiens bien davantage inspirés d'Aristote et dont le 13ème siècle vit le triomphe. La pratique d’élever l’hostie et le calice pour les montrer aux fidèles durant l'Offertoire se généralisa. Les simples ne voyaient certes que du pain, mais le prêtre leur assurait qu'il s'agissait en vérité et uniquement du Corps du Christ.

Platon et Aristote C'est aussi que l'aristotélisme médiéval permettait de concilier perception (les accidents en vocabulaire aristotélicien) et la réalité de la substance. Avec l'humanisme de la Renaissance, revint l'idéalisme platonisant. Quelques années à peine avant le premier coup de tonnerre de la Réforme protestante, Raphaël peignit de 1508 à 1512 l'École d'Athènes pour la chambre du pape Jules II. On y reconnait Platon, le doigt pointé vers le Ciel des Idées, et Aristote qui étend la main vers la terre. Je vais revenir sur le sens des jeux de mains.

Raphaël a donné à Platon le visage de Léonard de Vinci. Or une décennie plus tôt, celui-ci avait peint, pour un couvent de dominicains de Milan, l'Ultima Cena, le dernier repas du Christ. Pour les historiens de l'art c'est l'un des plus grands chefs d'oeuvre de tous les temps. Il n'est pas interdit d'y voir aussi le premier signe des débats dogmatiques qui vont couper durablement l'Europe et la Chrétienté en morceaux. Et l'on y retrouve aussi maint jeux de mains...


La Cène de Vinci


C'est en découvrant la toile d'un artiste français, Youl, qui s'est inspiré de cette fresque pour illustrer le protocole Bitcoin que j'ai entrepris de rédiger ce billet.

L’historien d’art Léo Steinberg présente l'Ultima Cena comme l’image narrative la plus copiée, adaptée, détournée et satirisée qui ait jamais existé. Elle a inspiré les plus grands artistes, de Philippe de Champaigne à Salvador Dali. Elle a aussi été prostituée par quelques publicitaires vulgaires. Enfin sa profondeur mystérieuse, peut-ête ésotérique, a suscité des centaines de thèses (universitaires ou romanesques) et presqu'autant de détournements, parfois féconds.
Tel m'a semblé être le cas de la toile de Youl, récemment vendue sur Internet.


La Cène de Youl


Comme celle de Vinci, cette oeuvre avait été commandée, en l'occurrence par l'anonyme fondateur du Project Bitcoin à Santa Monica, qui l'a revendue à un trader de Ripple en Andorre. Ceci a suscité un peu de buzz sur l'exploit d'avoir pu contourner les règles de ebay en y faisant un deal en bitcoin, et aussi sur le fait que cette toile serait la plus chère des oeuvres d'art inspirées par Bitcoin.

L'œuvre de Youl mérite mieux que cela. Avant de savoir si l'artiste (avec qui je suis entré en contact ensuite) avait suivi, de Bitcoin au Saint-Sacrement, le même chemin mental que moi, j'ai voulu poser quelques jalons à partir de la fresque de Vinci, à laquelle je n'avais pas songé, en m'attachant d'abord aux jeux des mains.

le Jésus de VinciDans la fresque de Vinci, on doit bien saisir la posture de Jésus. Du plat de sa main droite Jésus s'adresse au traitre Judas. La parole en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera permet ainsi au peintre de mettre en œuvre, sur 12 visages, sa théorie des mouvements de l'âme. Mais de sa main gauche tournée vers le Ciel, Jésus institue dans le même instant (et c'est une des clés de l'oeuvre) le sacrement de ce qui sera la communion, alors même que le pain et le vin ne sont pas placés devant lui.

Quand Judas touche de la main droite la bourse qui contient la modeste cagnotte de la communauté qu'il va trahir toute entière, les mains de Jésus ne touchent point, elles désignent. À droite de la toile, pratiquement toutes les mains sont tendues vers lui (sauf celle de l'incrédule Thomas, dans la posture exacte de l'idiot qui regarde le doigt). Ainsi, parmi bien d'autres schémas, l'oeuvre de Vinci distingue ce que l'on touche, ce que l'on montre, et ce que l'on évoque.

Mais avant même d'aborder son détournement notons ceci : tandis que le Maître institue par sa seule parole un processus d'actualisation perpétuelle et communautaire d'une opération présentée comme un rachat, il annonce également à la communauté concernée par ce rachat qu'elle sera menacée par l'incompréhension des uns, la passivité des autres, la trahison enfin de qui reste attaché aux prestiges du passé, la monnaie du vieux monde en l'occurrence. Pas de pain devant Jésus, mais des pains un peu partout sur la table de l'Assemblée : malgré ses faiblesses humaines, cette assemblée est, selon le mot de saint Paul repris par Augustin, le vrai Corps.

Sa première esquisse montre que Youl a progressivement extrait du sens tant de l'oeuvre de Vinci que de sa propre compréhension de Bitcoin. À ce stade, il y a deux intuitions chez Youl : Jésus et le QR Code. Le personnage central conserve le visage de Jésus. C'est probablement inadéquat car sa représentation est trop puissante pour signifier quoi que ce soit d'autre. En même temps, il tient en main un bitcoin de métal, symbole maladroit et redondant puisque le Code QR placé devant lui suffit. Il faut aussi noter que Judas n'est pas formellement identifiable, sauf peut-être par le caricatural haut-de-forme du grand capital.

première esquisse de Youl


La réflexion s'affine sur une mise en couleur digitale, dont la palette est restreinte. L'étrange personnage central est Bitcoin anthropomorphisé, le symbole doré devient un simple bijou. Judas n'a toujours pas la main sur la bourse. Un Mac apparaît, placé de l'autre côté de Jésus.


esquisse couleur

Puis une seconde esquisse est réalisée, où Juddas est en position non plus de capitaliste mais de tricheur aux mains baladeuses. Le Code QR est mieux visible au mur mais il a disparu du centre de la toile, remplacé par une assiette, vide, comme toutes les autres depuis la première esquisse.

seconde esquisse


Enfin sur l'oeuvre finale, le Code QR est présent deux fois (clé privée, clé publique?), sur le mur et au centre de la table. Relisons maintenant l'extrait du sermon d'Augustin: si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur

La Cène de Youl

le voleurJudas touche la cagnotte et tend la main vers le Mac, placé de son côté. Sa figure s'éloigne de la caricature. Sa trahison est comprise par la grand-mère placée à sa gauche : elle vient de découvrir que le portefeuille est vide.Ici, c'est évidemment Mark Karpeles (Mt.Gox) qui figure Judas, celui par qui le scandale arrive.

Chaque personnage évoque un aspect réel ou mythologique de la communauté. Ainsi à coté de Judas, avec des cheveux gris, Dorian Nakamoto le retraité harcelé par la presse comme étant l'inventeur du bitcoin. Il a juré ne pas l'être; il figure ici à la place de Pierre... L'apiculteur fait référence aux Bee Brothers, qui ont fait fortune en vendant leurs pots de miel en bitcoin au tout début. Le personnage masqué est un Anonymous, un pirate informatique défendant la libre circulation des données, il porte un T-shirt au logo des The Pirate Bay, ces autres pirates informatiques qui font aussi partie à leur façon de la communauté bitcoin. Quelques autres figures aussi, que le lecteur essaiera d'identifier...

Il est difficile de trancher la question: comment est figuré ici Bitcoin? Est-ce le personnage central, inhumain et sans visage ? Est-ce le symbole métallique devenu simple médaille ? Est-ce le Code QR ? Est-ce la communauté, traître compris ?

Sans doute est-il temps ici de se demander ce que Youl a voulu faire. C'est un ami qui a fait découvrir à l'artiste le bitcoin, puis "Bitcoincito", le fondateur du Bitcoin Project. Voici comment Youl m'a raconté leur rencontre : Nous avons longuement bavardé et trouvé de nombreuses idées avant de se décider sur le "Last Supper" de Léonard. Étonnamment la plupart de nos idées tournaient autour du Christ et de peintures anciennes, alors qu'aucun de nous deux n'est croyant. Le "Last supper" nous permettait de faire figurer une représentation du bitcoin mais surtour de sa communauté à travers les 12 apôtres et leurs personnalités et rôles variés. C'est ce qui nous a paru intéressant.

De son côté, Bitcoincito présente ainsi leur démarche commune : Avec Youl ce fut magique. Ce type a tellement de cœur, et comme moi, il voulait vraiment aller au coeur de l'histoire du bitcoin. Quand nous avons commencé à jeter des idées sur la table, j'ai été frappé de ce que tous deux nous étions tombés sur la même idée de base: représenter le bitcoin comme Jésus. Nous considérions ici Jésus comme une figure messianique qui a fondamentalement changé le monde, et qui pour cela fut à la fois loué et méprisé. Il nous semblait que le bitcoin assumait un rôle similaire, changer le monde avec peine, en étant loué par les uns et méprisé par les autres.

Youl et Bitcoincito ne sont pas croyants, certes, mais ils sont de culture chrétienne, dans une version contemporaine marquée à la fois par un accent mis plus fortement sur l'intensité de la dimension communautaire (la galerie de portraits) que sur la solennité de la liturgie et la perfection du rite de la communion (les assiettes vides). Dans la Cène de Vinci, c'est la dimension horizontale (traversée par la trahison, le reniement etc) qui a attiré leur attention davantage que les débats sur la présence réelle qui n'appartient pas à leur culture. Est-ce à dire qu'elle est absente de la toile de Youl ? Ou qu'elle est sans intérêt pour conceptualiser Bitcoin?

Que mon lecteur (courageux) me permette encore un retour en arrière. Commencée sur le problème trivial du trafic des indulgences par le pape, la Réforme va changer la face de l'Europe, instituer de nouvelles églises, et provoquer avec le Concile de Trente (1545-1563) l'indispensable redéfinition de ses propres dogmes par l'Eglise de Rome. En ce qui concerne l'eucharistie, les positions sont tranchées, inconciliables, et pourtant toutes deux bien ancrées dans l'Ecriture qui fait autorité. On va voir que ce n'est pas sans intérêt pour qui cherche à représenter ou à se représenter Bitcoin.

Paroles de la Consécration des espèces À Rome on s'en tient à la réalité de la présence. Jésus a dit ce que l'on répète en latin à chaque messe, Hoc est enim corpus meus, ceci est mon corps. Et l'hostie devient réellement le corps du Christ ex opere operato c'est à dire du fait que le travail est fait. Si un prêtre dûment ordonné par un évêque héritier d'une succession ininterrompue depuis les Apôtres, prononce les paroles exactes en suivant le rite canonique, alors, et à compter de ce moment, la transsubstantiation est réalisée et elle est irréversible. L'hostie peut être conservée, adorée comme telle, distribuée comme sacrement plus tard.

Pour Calvin, à Genève, la présence est bien réelle. Mais c'est celle de Jésus dans son Église (assemblée) à qui il a fait cette promesse : Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d'eux (Mt 18,20) et à qui il a ordonné "vous ferez ceci en mémoire de moi". Le Corps du Christ n'est présent dans le pain que d'une manière pneumatique (du grec πνεῦμα le souffle, l'esprit) et seulement au cours de l'assemblée.

Voici, de part et d'autre, des concepts que l'on retrouve avec Bitcoin : la tradition de chaque opération se rattachant à toutes les opérations antérieures depuis l'origine, l'irréversibilité de la chose faite ex opere operato et donc indépendamment des circonstances, mais aussi la validation par la présence d'une communauté de gens qui acceptent cette opération comme l'instrument d'un rachat.

Dans la toile de Youl, Bitcoin est réellement présent par la magie du Code QR, qui n'emmènera pas le promeneur vers un quelconque site marchand comme sur une publicité affichée dans le métro, mais vers le site d'un don en bitcoin à la fondation. Ce qui lui permet d'entrer immédiatement dans la toile, c'est à dire... dans la communauté.
la poireNous terminerons sur deux questions concernant ce qui figure ou ne figure pas sur la table de la Cène.

La première question a trait à la disparition de la pomme. Sur le Mac, la pomme croquée par Blanche Neige et Allan Turing est remplacée par une poire. Youl m'a avoué avoir fait la substitution en s'inspirant d'un gag (la pomme c'est Apple, la poire c'est vous) fameux chez les partisans de l'open source. Mais, puisque l'influence augustinienne a déjà été mentionnée ici, on ne m'empêchera pas de songer au péché commis par le jeune chenapan, quand il n'était pas encore un vieux saint : le vol des poires (rapporté dans ses Confessions, livre II, ch. 4).

Écoutons-le: ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Notre troupe de jeunes vauriens s'en alla secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour nous en régaler, si même nous y goûtâmes, mais pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui était défendu. On ne peut s'empêcher de songer que le jeune lettré d'Afrique du Nord, l'un des plus brillants esprits de son siècle, aurait fait dans le nôtre un excellent hacker.

NLa seconde question a trait à... la disparition chez Youl de tous les fruits comestibles, qui font l'objet pour la Cène de Vinci d'identifications diverses et d'exégèses infinies: pommes-grenades, figues, poires et enfin oranges, sur lesquelles je souhaite m'attarder.

L'oranger porte ses fruits en automne, reste vert toute l'année et fleurit à Pâques. Il a donc toute sa place sur la table de la Cène. Mais il donne aussi son nom à la couleur qui procède de l’union entre l’or céleste et le rouge sang de la vie. Pour cela, il symbolise parfois la révélation de l’amour divin à l’âme humaine. Il est aussi dans plusieurs civilisations le symbole de l’indissolubilité du mariage. Autant dire que la notion d'irréversibilité de la transaction pourrait se glisser dans ce symbole, qui offrirait aussi une métaphore de fonction asymétrique, à l'image de ce qui se passe au plus secret des algorithmes de la cryptologie, où le message codé par l'un peut être lu par l'autre mais sans livrer son secret.

logo orangeAlors? Maladresse de Youl, qui évacue de la table un symbole aussi approprié à Bitcoin ? Peut-être... sauf à découvrir que tout l'orange qui a déserté la table a fui chez Youl vers le plafond et l'embrasure des fenêtres, c'est à dire vers le ciel, mais aussi vers le personnage de Bitcoincito, le commanditaire de la toile,situé à la place de Jean... le disciple que Jésus aimait. Ce qui donne une vision derechef platonisante de Bitcoin, venant expliciter son logo orange où le symbole est (presque...) orienté vers le ciel... Revoyez le Platon de Raphaël : il est vêtu d'orange...

La Cène de Youl
Finalement il ne sera probablement jamais possible de représenter Bitcoin. Mais les éléments glanés ici offrent du moins certaines pistes pour se le représenter. Gardons le métal si l'on veut puisqu'il est métaphoriquement miné. Cependant il ne sort pas de la terre ocre, mais de la puissance de calcul d'une communauté consciente d'elle-même, et de sa volonté de s'affirmer. C'est un métal dont la couleur orange mêle l'éclat de l'or au rouge de la vie.

Il y a, après tout, des métaux de toutes sortes : le sodium est mou, le mercure est liquide, l'uranium est radioactif et d'autres métaux plus lourds que lui n'existent même pas à l'état naturel ce qui explique entre autre leur prix incroyablement élevé. Représentons-nous le précieux métal orange, notre bitcoin, comme un métal mental, dont le pôle magnétique est dans le ciel de Platon, que l'on ne touche pas de la main, mais qui est réellement présent dans la pensée, non d'une personne isolée mais d'une communauté dont il mesure et exprime la richesse.



Pour aller plus loin:

7 - Bitcoin secret à Guernesey

August 27th 2014 at 18:00



Guernesey
On parle un peu de bitcoin, cette monnaie sans État, dans diverses îles qui ne forment pas tout à fait des États et n'ont point de monnaie, même si l'on y brasse beaucoup d'argent.

Ce n'est pourtant pas cela qui m'amenait, durant mes vacances, sur les îles de la Manche, ces petits morceaux de France jetés à la mer et ramassés par l’Angleterre comme l'écrivit Victor Hugo, mais la visite d'un petit morceau redevenu français : sa maison, propre à exalter le romantisme de ma fille. C'est à vrai dire un lieu magique mais un peu oppressant, dans lequel le génie a tourné en rond près de quinze ans, écrivant, peignant, décorant, sculptant, imaginant des mondes occultes, parlant aux Esprits, au Futur et à Dieu.
Au rez-de-chaussée, dans le salon dit « des tapisseries», Hugo a composé à partir de divers éléments une monumentale cheminée de chêne qui occupe presque tout le mur et monte jusqu'au plafond. Surchargée de sculptures, vraie « cathédrale de chêne », elle constitue l’oeuvre maîtresse du poète architecte.


la cheminée
saint jeanC'est en regardant de près que j'ai eu la révélation.


De part et d'autre, deux petites statues : saint Jean, les mains tournées vers le ciel et saint Paul, le regard tourné non vers la terre mais vers un livre.


J'ai immédiatement repensé à mon précédent billet sur Platon et Aristote, où une semblable rhétorique gestuelle m'avait conduit de Raphaël à Vinci, revisité par les concepts de Bitcoin !


Hugo a surchargé sa demeure d'inscriptions, pour la plupart latines, et parfois énigmatiques. Ici pourtant rien de mystérieux en apparence, et je n'ai guère besoin de traduire ce que le poète a gravé sous les deux sculptures.
Le sens en paraît presque trop simple. Pourtant la traduction m'est venue à l'esprit en anglais.



dans le livre


vers le ciel

On the blockchain and to the Cloud ? Sur la blockchain et jusqu'aux extrémités du cyber-espace? Il y a de toutes façons l'idée d'une chose écrite qui est plus grande, plus immatérielle, plus libre qu'un simple écrit...


Fantasme personnel ? Sans nul doute... Et pourtant voici ce que je découvre quelques instants plus tard, et qui fait comme un écho à mon interprétation précédente :


alias? une étrange devise


Ici rien ; ailleurs quelque chose pour transcrire au plus près la langue latine toujours plus concise que la française.


le Fauteuil des AncêtresNous sommes dans une autre pièce du rez-de-chaussée, dans la salle à manger. La devise est gravée sur le baldaquin d'un monumental trône que Victor Hugo avait fait fabriquer à Guernesey dans le style gothique des chaires du XVème siècle. Le guide comme toute la littérature trouvée ensuite sur Internet, assure que cette devise proclame la foi en l'immortalité de l'âme des chers disparus. C'est bien possible, et l'autre devise gravée sur le même trône, absentes adsunt (les absents sont présents) va bien dans ce sens. On songe naturellement à Léopoldine, sa fille noyée. Sauf que ...c'est un peu court.


Hugo savait son latin. Nihil et aliquid sont des mots du genre neutre. Il est bien question de choses, non de personnes...


Quant au fauteuil, il est placé sous l'inscription Cella Patrum Defunctorum (le sanctuaire des ancêtres morts) ce qui fait donc référence aux pères absents/présents, non aux enfants morts. Nul hôte ne devait s'y asseoir. C'est pourquoi, dit le guide, Hugo a placé entre les accoudoirs... une chaine.


chaine


Cette chaîne est-elle là seulement pour signifier cela? Hugo a écrit dans Booz endormi un vers qui fait signe vers un autre sens du mot, peut-être pertinent ici : Une race y montait comme une longue chaîne. Il y a donc une chaîne horizontale (qui entrave le fauteuil, comme les jambes de Valjean au bagne) et une chaîne verticale qui relie à autre part, ailleurs, alias.


un père de l'euro?On ne manque jamais de clamer qu'Hugo a inventé les Etats-Unis d'Europe et la monnaie unique. Cela fait un soutien de taille quand le projet européen en manque chaque jour davantage..


Vais-je créditer l'exilé de Guernesey de l'invention de Bitcoin ? Cela aurait peu de sens. Mais on peut se demander ce qu'il en aurait pensé, puisqu'il est déjà invoqué en matière monétaire.


Cet homme qui faisait parler les morts parlait aussi aux vivants, et aimait la liberté. Aux chaînes qui entravent il voulait substituer celles qui unissent. Voyons donc ce qu'il écrivit sur la monnaie :


Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères, variétés qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car dans le va-et-vient monétaire, multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unité.
Derrière cette prophétie, qui date de 1855, le souffle politique d'un homme qui ne s'arrêtait certainement pas au cadre de l'Europe et pensait en terme d'Humanité toute entière, mais aussi les tracas d'un exilé qui constate que livres et shillings ne valaient pas le même prix sur les deux minuscules îles de son exil.
Qu'aurait-il pensé du bitcoin? N'aurait-il pas apprécié sa double base, fiduciaire certainement, mais aussi réelle, métaphoriquement métallique du fait de son extraction par le mining ?


sur base métalliquesur base fiduciaire






N'aurait-il pas apprécié l'absence de frottements dans les paiements en bitcoin ? On peut faire le pari que le métal orange et idéal du bitcoin l'aurait séduit...

En tout cas la belle devise Hic Nihil Alias Aliquid pourra toujours être gravée sur les wallets quand on leur donnera une forme élégante !

8 - Une monnaie de Fantasy ?

September 7th 2014 at 10:23


Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financière.

Monnayé Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.

Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.

Au moment d'être pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dû accepter l'offre du seigneur Vétérini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau métier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’Hôtel des monnaies et la Banque voisine ?

Et même dans un monde enchanté, l'invention du papier monnaie gagé sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute à certains, comme on le voit dans l'épisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sérieuse vers Bitcoin.


         *   *   *   *


On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.

- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bête, en fait.

- D’accord, seulement… et si on a besoin de l’argent ?

- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?

- D’accord, alors qui te le doit ?

- Euh…Jean, là, parce … Non, minute,… c’est ça l’argent, d’accord ?


Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financières poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.


Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixés d’un air féroce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait à leur faire admettre l’idée du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvé des eaux, peut-être pas complètement sec, mais au moins seulement Moite.


- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le déclara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».


Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.

- Et si ça tourne en eau de youplà, dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermé en bas dans la cave ?

- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.


Un chœur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.

- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En réalité, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.

- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, répliqua monsieur Binard. - Comme ça la banque reste honnête » asséna monsieur Pigouille du ton assuré qui est la marque de fabrique de l’être le mieux informé qui soit, le client du Café du Commerce.


édition française - Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !

- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.

- Euh… est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?

- Comme ça la banque reste honnête, répliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive à la vérité par la répétition.


Et c’était le sentiment de la rue du Dixième-Œuf, que confirmèrent les hochements de tête des commerçants assemblés. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnête et tout allait bien.


Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hérons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en réalité aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnêteté d’une banque qui ne tient pas à rester honnête.


        *   *   *   *

Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?


Cela paraît trivial, mais ce roman, écrit trente ans après les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problème intellectuel, mâtiné de scandale moral.


édition estonienne


À la génération des digital natives, le système des changes flottants pourrait bien n'apparaître que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins coté en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?


Mais il ya autre chose : à ceux qui fréquentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-même qui nous donne à réfléchir, dans la liaison parfaitement légitime pour lui qu'il établit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :


« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenée à sa situation actuelle. dit Vétérini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile à comprendre, c’en est déprimant. Je suis resté dirigeant en amenant la ville à me comprendre, moi. »


Bitcoin est mentalement étranger à la génération des dirigeants bons élèves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autorité d'un maître qualifié) mais adéquat à celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette génération qui n'est plus Y mais ฿ pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.


C'est bien la caractéristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermédiaires financiers, autorité de régulation) à repenser la valeur, l'échange, le paiement, la richesse peut-être.

9 - Monnaie pour rire, pour jouer ou pour changer ?

October 4th 2014 at 21:44

 

Attention, je ne vais pas parler ici du poker, mais plutôt du Carnaval !



Un bon nombre d'entrepreneurs qui s'intéressent aujourd'hui au bitcoin proviennent du gaming. Et certains du poker. Il y a d'innombrables raisons à cela. Il entre, dans beaucoup de jeux, un plaisir évident de gagner de la véritable monnaie en dehors des cadres légaux, voire illégalement - ce qui crée des lieux et des cercles secrets. À défaut, jouer permet de subvertir les hiérarchies sociales en brassant des richesses illusoires: c'est le cas de ces jeux que l'on désigne joliment en français comme les  jeux de société.

Autour d'un tapis ou d'un plateau (Board games en anglais..) et dans un code précis on compte en points, on paye en jeton et on accumule fièrement les piles de ceux -ci sur les rebords de la table. Les trois fonctions sont là. Mais l'argent de Monopoly perd sa valeur quand la partie s'achève, comme l'or du diable lorsque cesse le sortilège. C'est une monnaie pour un temps autant que pour une fonction


Dans la vie de nos ancêtres, on peut repérer plusieurs périodes hors du temps, c'est à dire hors de la norme sociale et politique : la peste, le siège, le carnaval. 

Je n'ai pas trouvé d'exemple de monnaie de peste. Il y a de nombreux exemples de monnaies dites obsidionales sur lesquels je reviendrai, désirant ici évoquer les curieuses monnaies de carnaval, dont l'usage a survécu, mais encadré officiellement, dans des anciennes colonies de tradition française, à la Nouvelle Orléans (en haut) ou au Quebec, ci-dessous.



L'émission, durant une assez longue période (en gros jusqu'aux guerres de Religion, qui mirent fin à ce genre de tolérance) de monnaies spéciales lors des Fêtes des Fous, pose de très nombreuses questions aux historiens.

La fête elle-même est équivoque: le roi des fous n'est pas un fou du roi, mais est-il plus roi ou plus fou ? Quand on frappe une monnaie à son effigie, s'agit-il d'une dérision de la monnaie, ou d'une monnaie quand même ?  Si l'argent des fous peut payer un beignet durant la fête, le peut-il encore le lendemain ? ou l'année suivante ?


Si la loi du roi interdit certains jeux d'argent, ceux-ci deviennent-ils, pendant la fête, licite avec une monnaie de fête ? C'est ce qui se passait chez les romains, lors des saturnales...


Si les rois marquent leurs entrées dans leurs bonnes villes, et les nouveaux évêques dans leur cathédrale en jetant au bon peuple quelque menue piécette, roi des fous ou évêques des innocents doivent-ils de même jeter leurs piécettes à la foule ? Finalement, qui paye ?


La monnaie des fous était le plus souvent de plomb. Ce métal facile à modeler mais vil n'était jamais employé par les ateliers officiels - sauf en temps de siège - mais seulement par les faussaires, personnes peu recommandables dont le crime méritait un châtiment exceptionnel : être bouillis vifs.

Or les effigies que l'on retrouve sur les monnaies de fous qui nous sont parvenues ressemblent parfois à celles des monnayages royaux ou officiels, de même que leurs légendes et devises.Les rois des fous, évêques des Innocents ou papes des sots faisaient en effet graver sur leurs monnaies leurs noms, des armoiries réelles ou supposées, la date de leur élection et parfois aussi des rébus ( j'y reviendrai) destinés à un peuple largement analphabète.

Au total leur monnaie ressemblait donc moins à la vraie (celle du roi) qu'à la fausse. Sans leur valoir le chaudron !


C'est en tout cas ce que l'on peut extrapoler de la principale découverte, faite à Amiens au début du 19 ème siècle, et qui a donné lieu à une première étude très complète par Marcel Rigollot en 1837 et à une seconde publication par Alfred Demailly en 1910, dans le Bulletin de la Société des Antiquaires de Picardie.
 

L'historiographie ancienne a longtemps fantasmé sur ce qui pouvait se passer durant la fête des fous, privilégiant dans les sources les dénonciations par des clercs (Gerson, en Sorbonne, au début du 15 ème siècle) des excès de ces fêtes, présentées du coup comme potaches et contestataires, voire populaires, débauchées et païennes.

Mais les historiens plus récents (Max Harris, Sacred  Folly, a new history of the feast of the Fools, 2011) insistent davantage sur la participation de membres de l'institution ecclesiastique elle-même. Il semble bien que certains (évêques, abbés) finançaient au besoin la fête, la canalisaient aussi.

Une pièce ou méreau de la fête des fous d'Amiens en 1572 serait de nature, par sa qualité numismatique (et l'usage du cuivre plus onéreux que le plomb) à soutenir cette idée.



Voilà bien le type de débat qu'auront un jour les historiens sur l'attitude de l'institution vis à vis du bitcoin : condamnation? mise en garde? participation de banquiers d'affaires? régulation? Dialogue ? 

Depuis des mois ne manquent pas les condamnations du bicoin, monnaie excitante pour les uns, dangereuse pour les autres car libre (comme on disait jadis avoir des moeurs libres). Pourtant, dans le même monde, certains se disent apparemment qu'il vaut mieux garder un oeil sur la chose. 

Voir ainsi Jacques Attali, qui n'est pas typiquement un marginal ni une personnalité de l'underground, sollicité par les promoteurs français du bitcoin comme guest star de la Conférence EuroBitcoin qui devait se tenir le 8 octobre laisse un peu perplexe. Jacques Attali a annoncé le futur depuis 40 ans, mais, comme Jules Verne qui n'avait pas vu l'ordinateur, il ne semble pas avoir vu venir le bitcoin. Nul ne songerait à lui en faire grief ; mais il est permis de penser qu'il appartient à un monde et à l'élite d'un monde où le besoin et le désir de relations peer to peer sont bien faibles. 

Le thème de son introduction, telle qu'elle était annoncée, était la monnaie peut elle être libre ? Gageons que geeks, développeurs, banquiers d'affaires et pontes de la finance ne mettent pas la même chose sous ce mot. Quant à Madame Parisot, également annoncée pour cette conférence (reportée) on sait ce qu'elle entend par liberté.

Mon sentiment est que pour imaginer toutes les potentialités d'une disruption majeure comme le bitcoin, il y a intérêt à regarder dans toutes les directions. Je pense que les monnaies crypto ont sans doute quelque chose à voir avec les innombrables "monnaies locales complémentaires", même si les tenants de celles-ci se méfient de celles-là (voir mon billet n°4).


Mais peut-être y a-t-il aussi quelque chose à apprendre du côté des pièces et billets de fête, dont on parle moins. Les monnaies pour rire n'ont jamais disparu. Ce sont des petits objets dont la valeur numismatique est faible, malgré des tirages souvent confidentiels En voici un du pays venu d'un pays où, a priori, n ne rigole pas avec l'argent, la suisse (Bâle en 1914).


Une constante : la coexistence de modèles qui singent la monnaie officielle et de modèles largement plus subversifs, comme celui du carnaval de Rennes, en 2014.


 


10 - M. Attali et la monnaie poire to poire

October 11th 2014 at 18:18

Monsieur Jacques Attali a fait une irruption étonnante dans le monde du Bitcoin.

L'Association France-Bitcoin (à laquelle j'ai adhéré) avait annoncée en septembre une grande conférence Euro-Bitcoin qui devait se tenir le 8 octobre, et pour laquelle les organisateurs avaient eu l'idée de solliciter ce brillant conférencier comme speaker pour introduire le sujet. Le 1er octobre, l'événement était annulé, soit pour des raisons matérielles soit par manque d'enthousiasme du public.

Entre temps le magazine FutureMag, sur la chaîne Arte, a programmé pour son émission du 4 octobre, un dossier sur la révolution du bitcoin, cette monnaie électronique totalement sécurisée et anonyme. On le retrouve ici et cette présentation grand public est à la fois exhaustive et bienveillante, d'autant qu'elle est clairement centrée sur les principaux interlocuteurs français en la matière.

En revanche le site FutureMag offre en "bonus" une interview de Jacques Attali qui a circulé sur les réseaux sociaux des bitcoiners, en suscitant des réactions mélangées.

Par définition une monnaie virtuelle, c'est une monnaie qui ne correspond pas à une base physique réelle, donc la première monnaie virtuelle, c'est le billet de banque. C'est ce que l'on appelle rater son introduction car le bitcoin se définit plus pertinemment comme une monnaie cryptographique. Le terme de monnaie virtuelle est en usage chez les journalistes extérieurs au sujet, et malheureusement chez les Autorités de régulation diverses. Son usage indique donc des sources de seconde main, voire médiocrement bienveillantes.

Tant qu'à jouer à l'historien, on trouverait bien d'autres monnaies dépourvues de base physique réelle (sans valeur métallique intrinsèque) : des tablettes écrites en cunéiformes, des ostraca recouverts d'inscriptions en hiératique puis en copte furent bien avant les billet de banque du XVIIIe siècle des instruments de matérialisation d'un avoir ou d'une dette, et de transfert de ceci en paiement de cela. On en trouve de forts beaux au British Museum (voir mon billet à son sujet) mais je choisis ici deux ostraca coptes de Douch, juste parce que cela me rappelle une fabuleuse ballade entre amis dans l'oasis de Kharga.



ostraca de Douch I 40 et 49

Mais surtout l'histoire, ainsi prise, est fort mauvaise conseillère. Car elle amène logiquement M. Attali à affirmer que le bitcoin s'inscrit dans une continuité ce qui est une analyse mal informée et paresseuse.

Fondation de la Banque d'Angleterre par des marchandsDe même quand il affirme que son originalité c'est qu'elle n'est pas fondée sur un Etat, ce qu'il contredit peu après en citant les monnaies d'entreprises issues des instruments de fidélisation. Il eût ici été pertinent, si l'on tenait absolument à parler des billets comme monnaie virtuelle, de rappeler qu'issus de la lettre de change, ils n'avaient nullement leur origine du côté des États, et que bien de banques centrales étaient à l'origine des banques privées, notamment la Bank of England et la Banque de France.

M. Attali perçoit bien, mais il n'est pas le seul, l'irrésistible montée en puissance des firmes internationales face aux États, et peut annoncer lucidement qu'il y aura un jour une monnaie Amazone, prédiction dont le site FutureMag a fait le titre de son entretien, parce que c'était la moins hasardeuse.

L'argent du nomade chicMais, rattrapé par un usage dilettante de l'histoire, il s'enfonce dans la steppe avec une réflexion sur le nomadisme. Progressivement les hommes qui étaient sédentaires redeviennent nomades et les monnaies qui étaient des instruments de souveraineté territoriale tout naturellement vont s'accrocher à d'autres puissances que les États, mais à des puissances d'entreprises. Nul ne doute que M. Attalli ne voyage avec toutes les cartes appropriées. Mais cela n'est pas le sujet.

Ce que M. Attali appelle le nomadisme amalgame les errances des jeunes mal logés, les incessants voyages d'affaires des managers et les tentations de retraite au Maroc de certains qui reviendront se faire soigner en France in extremis. On n'ose mentionner les tentes Quechua qui fleurissent de plus en plus, hélas, en dehors des espaces de camping. Chacun son nomadisme, donc, et nul besoin d'inventer le bitcoin pour cela.

argent nomade

Bien sûr les hommes se déplacent davantage. Mais ils le font sur des territoires, sur lesquels les États ont conservé un contrôle tatillon de la population, flashée et bientôt pucée à qui mieux-mieux. Quant aux frontières, depuis ma jeunesse si certaines se sont ouvertes, d'autres se sont plutôt fermées : nul nomade n'irait plus à Katmandou en 2CV, même avec son nouveau passeport biométrique.

Les hommes vivent aussi sur des réseaux, sur lesquels il est métaphorique de dire qu'ils se déplacent. Dans ce nouvel univers, quoiqu'ici aussi les États les surveillent, et qu'en outre les grandes firmes les observent, enregistrant dans les big data ce dont Joseph Fouché n'eût jamais rêvé, les hommes de notre temps ont des liens sociaux et procèdent à des échanges marchands totalement déconnectés des territoires de résidence, de production, de taxation. La vraie nouveauté est que ces échanges peuvent désormais se passer d'une instance centralisatrice.

Ce n'est sans doute pas faire offense à M. Attali que de supposer qu'il est assez étranger au concept de peer to peer. Jeune conseiller du Prince, puis vieux pontife, toute son existence s'est déroulée sous le paradigme de relations hiérarchisées, avec ceux qui savent, ceux qui décident, ceux qui prônent du haut d'un trône ou d'une chaire. Le concept de communauté fonctionne différemment. Et ceci a de grandes conséquences en matière de monnaie, entre autres choses.

M. Attali poursuite: on peut imaginer mille créateurs de bitcoins, la seule question comme toujours depuis le billet de banque c'est celle de la confiance. Certes. Parlons donc de l'euro. Circule-t-il parce que nous avons confiance en lui, ou bien parce que son cours est forcé, comme on le décréta jadis des premiers assignats ? L'État décrete le cours forcé (en contradiction avec le dogme de la concurrence libre et non faussée, au passage) , et c'est cela qui est premier. Lui donne-t-il pour autant sa garantie? C'est ce que M. Attali veut croire, ou nous faire croire. Les chypriotes aussi le croyaient. Que d'illusions...

ChyprePremièrement l'euro n'est nullement la monnaie d'un État, et il n'est pas davantage celle de l'Union Européenne, réputée être notre second espace de citoyenneté. C'est une monnaie ayant cours forcé dans un ensemble d'État qui en ont abandonné la gestion à des technocrates qui ne nous représentent pas et ne nous doivent aucun compte. En cas de crise de confiance (parce que la confiance dont parle M. Attali est un leurre) nul ne sait plus qui garantit quoi. Quant au mécanisme mis en place pour garantir les dépôts des citoyens il est plein de trous (lire sur le site du FGDR) et le montant de l'encaisse de garantie fait rire le dernier des banquiers d'agence.

Vraiment, quelle garantie peuvent offrir à leur population épargnante des États surendettés ? C'est là que les leçons de l'histoire seraient fécondes. Elles sont violentes...

M. Attali n'envisage donc de faire confiance à une monnaie virtuelle que si elle bénéficiait de la garantie d'un milliardaire, ce qui est tout de même une idée médiévale, si celui-ci était capable de nous échanger ça contre des choses réelles. Mais, au delà du cours forcé, qui établit la valeur des billets en euros ? Le marché, au prix du jour en dollar ou en or, et tant qu'il y a un marché.

Quand il ajoute que le bitcoin n'a de valeur que si on sait qui est derrière il n'imagine pas un instant que derrière le bicoin, il y a NOUS, une communauté même s'il évoque finalement la possibilité d'une empathie donnée par un altruisme de crowfunding, longue circonvolution pour tourner autour de la chose, avant de retomber dans sa bataille entre nomades et sédentaires.

Voilà ce que moi j'en pense. La valeur d'un signe (de l'euro, du bitcoin) est celle créée par la communauté qui en fait son signe d'échange. La communauté des bitcoiners est plutôt jeune, plutôt instruite, plutôt entreprenante. Elle n'a pas de dette, et elle fait sa police de façon non autoritaire, non discriminante. Nous avons entendu un Venture Capitalist nous dire, lors d'un Meet-up à la Maison du bitcoin, qu'il serait hasardeux de parier contre cela.

À la fin de son interview, M. Attali replace son couplet mondialiste : il préférerait de loin une monnaie unique de la planète, qui ferait que la monnaie devienne un instrument banal d'échange. Outre que, pour avoir vu ce qui se passe quand on met l'Allemagne et la Grèce dans le même espace monétaire, on a des doutes sur le succès d'une même opération entre le Qatar et le Mali, il faut souligner que, même énoncée sur un ton de vieux sage, il s'agit là d'une position violemment idéologique et non pas d'une hypothèse technique.

J'ai évoqué la crise chypriote. C'est à cet instant que, sans doute, M. Attali a découvert le bitcoin. Il publia alors un article dans l'Express où, malgré les réserves d'usage (sur le blanchiment) il lui envisageait des perspectives intéressantes. Nul doute que le ton bien différent de son interview dix huit mois plus tard ne soit significatif d'un agacement croissant d'une certaine élite, qui aurait voul continuer à prendre les autres pour des poires et ne se sent guère à l'aise avec le développement d'une culture où l'on se passerait d'elle, directement poire to poire.

la poire de Youl

Retour à la Cène de Vinci revue par Youl, en quelque sorte...

11 - Licence poétique

October 26th 2014 at 13:04



J'ai déjà suggéré que Tintin s'était affronté au secret du bitcoin puisque, comme dans le Secret de la Licorne, il s'agit tout à la fois de coder (l'adresse du trésor) et de cacher (le message qui porte le message codé). Aujourd'hui ces deux activités impliquent d'un côté les mathématiques (coder) et de l'autre l'imagination ludique (cacher)
La cryptographie est - en soi - peu romanesque. Le lent travail de l'esprit tendant à percer le piège conçu par un autre esprit, et pire le travail de brute d'un programme acharné à casser un secret se prête moins à l'intrigue qu'une partie de chasse au trésor.
Alors que viendraient faire du côté du bitcoin la littérature ? la poésie ?


Dancing Men

Il y a bien un code dans les Hommes dansants, mais Sherlock Holmes l'élucide assez aisément et l’intérêt de ce code est moins sa sophistication que sa discrétion : utilisé dans des messages gribouillés sur des murs ou sur des bouts de papier, on peut le prendre (comme Watson) pour un dessin d'enfant. Il s'agit donc moins de cryptographie que de stéganographie, qui est l'art de rendre anodins les messages les plus secrets.
De même la lettre volée d'Edgar Allan Poe n'avait pas été codée, mais cachée...

The Purloined Letter

Avec le jeu de cache-cache en effet, l'imagination romanesque est bien plus à l'aise et il y a des exemples illustres dans l'art de cacher, des ferrets de diamants dans les Trois Mousquetaires au Bouchon de cristal de Maurice Leblanc. le bouchon de cristal
C'est peut-être cette forme d'imagination qui est nécessaire quand on aborde la question la moins débattue au sujet de Bitcoin : où doit-on cacher son paper-wallet, puisqu'à la grande confusion de l'esprit humain, rien n'est aussi sûr que de planquer sa monnaie digitale sous la forme d'un bout de papier?

Le plus sûr est sans doute de stocker cela chez soi. Mais cela n'assure pas contre l'incendie. Et puis le voleur aussi saura bientôt reconnaître un e-wallet d'un ticket de supérette.

physical bitcoinAu delà du cold-storage, il reste le coffre fort à 37°: situé entre les deux oreilles, le cerveau est a priori un endroit idéal et sûr pour stocker l'information. La plupart d'entre nous y stockons notre code PIN, celui de la Visa etc. Pourquoi ne pas y glisser aussi notre clé privée?

Certes il est peu aisé de mémoriser "5JRZZETcN3nTBk3nCtAGxLofsPCZzaw3UTyvgi2dJ2Ay3pYsnFf"
Mais avec un peu d'imagination, on doit y arriver. Edgar Allan Poe, déjà cité, est aussi l'auteur d'un poème amusant :

''Near a Raven
Midnights so dreary, tired and weary.
Silently pondering volumes extolling all by-now obsolete lore.
During my rather long nap - the weirdest tap!
An ominous vibrating sound disturbing my chamber's antedoor.
"This", I whispered quietly, "I ignore".''

Pour ceux qui ne connaîtraient pas, voir ici sur les poèmes qui cachent le nombre π. Évidemment il sera plus dur de cacher ainsi une série alphanumérique (incluant des majuscules de surcroît) mais on doit pouvoir y arriver en répartissant noms (chiffres), verbes (lettres) et adjectifs (majuscules) ou quelque chose comme cela...

Il est sans doute plus simple de procéder dans l'autre sens.
C'est ce que permet de faire le site brain-wallet. À défaut de retenir par coeur "5JRZZETcN3nTBk3nCtAGxLofsPCZzaw3UTyvgi2dJ2Ay3pYsnFf", je peux retenir une phrase par coeur, et la taper sur ce site, qui va me la restituer identique à chaque fois. Je vous livre le début de ma phrase : le presbytère n'a rien perdu... Un petit effort, n'oubliez ni les accents ni la ponctuation et vous devriez pouvoir vérifier cela par vous-même.

Reste que la phrase en question, extraite d'un roman à succès, est dans toutes les bases de type Google Bookc.
Il faut inventer une phrase qui n'ait JAMAIS ENCORE été écrite.
Le site mentionné requiert a long original sentence that does not appear in any song or literature. En toute rigueur on devrait même dire that will never appear...

Faut le faire. Le mot grec ποιεῖν ("poiein"), qui signifie faire s'applique à toutes sortes d'opérations, depuis celles qui modèlent de la glaise jusqu'aux réalisations les plus hautes de l’artiste ou du poète. J'y suis : la poésie est le recoin du disctionnaire français où est allé s'échouer ce vieux mot grec.


Mais la plupart des détenteurs de bitcoin ne sont pas forcément poètes !

Qu'importe. Il y a des machines pour cela, et des adresses à connaître. C'est là qu'un bitcoiner littéraire peut rendre service à sa communauté.
Je ne mentionne que pour mémoire Raymond Queneu et ses Cent mille milliards de poèmes qu'il décrivait dans sa préface comme : une sorte de machine à fabriquer des poèmes, mais en nombre limité ; croyant rassurant d'ajouter il est vrai que ce nombre, quoique limité, fournit de la lecture pour près de deux cents millions d’années (en lisant vingt-quatre heures sur vingt-quatre). L'avez-vous remarqué, c'est le même genre de comparaison que l'on vous sert sur le temps nécessaire à casser tel ou tel code?


Queneau

De façon plus drôle, il raconta un jour : J'avais écrit cinq ou six des sonnets des cent mille milliards de poèmes et j'hésitais un peu à continuer, enfin je n'avais pas beaucoup de courage de continuer, plus ça allait, plus c'était difficile à faire naturellement .

On était au début des années 1960; De la rencontre de quelques personnes autour de Rayond Queneau et François Le Lionnais, allait naître l'OULIPO : l'Ouvroir de littérature potentielle.


Voilà l'idée : l'OULIPO !
Oulipo 1 Des écrivains comme Italo Calvino ou Georges Perec allaient y être rejoints par ... des mathématiciens. Sainte promiscuité, digne de la rue d'Ulm, qui s'explique assez bien par l'essence même du projet : montrer qu'une contrainte formelle (écrire sans la lettre a par exemple) pouvait être un puissant stimulant, qu'un procédé formel (remplacer dans un texte de Victor Hugo tous les noms par le 3ème nom suivant du dictionnaire, les verbes par le 7ème verbe etc) pouvait être un procédé fécond.

le ratUn auteur oulipien, dit-on est un rat qui construit lui-même le labyrinthe dont il se propose de sortir . Et depuis un demi-siècle, le groupe a poursuivi la construction de labyrinthes, de machines imaginaires à fabriquer des textes absolument imprévus. Le rat doit pouvoir se débrouiller dans un QR Code, non ?

Oulipo 2J'encourage vivement mes lecteurs à visiter le site de l'OULIPO.

Il y a un truc simple, et que j'aime bien. Prenez une phrase, simple, facile à retenir, issue d'une chanson par exemple J'ai du bon tabac et, en la prononçant à voix haute, essayez de trouver une suite de motS qui reproduise à peu près la musique de la phrase. Cela donnera, par exemple Jade Aube Onde Abaque d'où la clé privée 5K4spBQdAyGnW9sF7wxSH2J5RmYvPxoZkJVjgdFdNzuf37Sb1Ze
(zut, je l'ai grillée)

L'autre est d'écrire une phrase absurde. Il y en a une que j'aime bien. J'avais lu cela au sujet de l'intelligence artificielle, où un auteur affirmait qu'aucune machine programmable n'écrirait jamais une phrase d'humour noir comme : mes parents, quoique d'origine modeste, étaient de parfaites honnêtes gens. Ça y est, elle est spoilée aussi.

Oulipo 4

12 - Le diamant, l'art des choses idéales

January 2nd 2015 at 09:57

Le premier trésor que j’ai vu miner n'était ni d’or ni de monnaies crypto : c’était celui des sept nains, qui trouvaient miraculeusement des gemmes déjà taillées.

Trouvaille géniale de Walt Disney ! Car les nains des Grimm ne minaient que fer et or, et il est bien possible que les « « vrais nains », qu’ils aient vécu à Osterwald dans le massif des sept-monts (Basse Saxe) ou dans le petit village de Langenbach im Taunus, dans le centre de la Hesse, n’aient jamais miné que du charbon pour le porter à des vitreries.

Mais les nains de Disney sont tous simplets. Ils ne savent même pas la valeur de la chose : We dig up diamonds by the score / A thousand rubies, sometimes more / But we don't know what we dig 'em for.

S’ils sont dans l’ignorance, c'est selon Bruno Bettelheim parce qu'ils sont incapables d'atteindre une virilité adulte, (ils) sont définitivement fixés à un niveau pré-œdipien. J'y reviendrai... Mais pour moi, c’est de la faute de Prof. Car celui-ci ne leur a pas enseigné la vérité : le diamant brut c’est du charbon dans un miracle géologique. Mais l'étincelant diamant taillé c'est le miraculeux résultat d'un travail mathématique !

profsimplet

Je voudrais explorer ici ce que cette gemme mathématique peut nous apprendre aujourd’hui.

Dans l'antiquité, ce qui lui donnait l’essentiel de son prix et la première vertu du diamant venait de son indestructibilité.

Boyle Or on se trompait. On a même compris sa vraie nature justement en faisant des expériences sur sa destruction. C’est un chimiste anglais, Robert Boyle (1627-1691) qui découvrit ce scandale : le précieux caillou, à très haute température disparaissait sans laisser de trace. Vers 1760, l’empereur François de Lorraine donna une fortune en diamants et rubis pour mener à bien des expériences. Le rubis résistait, la diamant point. Ce n’est en 1797 qu’un autre chimiste anglais, Smithson Tennant, trouva le fin mot de l’affaire. A vrai dire, le grand Newton s'en était douté, comme le rappelaient Mentelle et Malte-Brun dans les §231 et 232 de leur Géographie Mathématique publiée au début du 19 ème siècle. Le diamant n’est pas (tout à fait) éternel, et sa nature est vile !

Du moins le croyait-on encore rare Et il l'était, et les gros plus encore que les petits. Les souverains de jadis, notamment en Inde, ne les taillaient donc guère, se contentant de les polir. Or la vraie nature du diamant ne se révèle, dans tous son éclat, que par la taille.

De quand date la taille ? Du tournant du 15ème siècle seulement. Il n’y a pas de diamants taillés dans l’inventaire des bijoux du roi Charles V, en 1380, mais en 1413, dans celui de son frère, le fastueux duc de Berry s'il y a encore de nombreux diamants pointus non faits (ligne 1, en français) on trouve aussi des diamants réputés faits c'est à dire taillés…

le manuscrit de 1413 à la Bibliothèque Sainte Geneviève

C’est sans doute en Italie que la taille s'est développée. Pourquoi ? Parce que c’est dans ce pays que les tailleurs sont allés chercher des idées de formes optimales chez Pythagore ou chez Euclide, qui fournit la solution de problèmes mathématiquement complexes comme certaines déterminations d’angles.

Luca Pacioli A la fin du même 15 ème siècle, c’est aussi en Italie que le franciscain Luca Pacioli (1445-1517) le "moine ivre de beauté" s’illustre en rédigeant à la fois les principes de la comptabilité en partie double et... des ouvrages remarquables de géométrie comme l'édition des principes d'Euclide, la Summa de Arithmetica ou le De divina proportione (qu’illustre son ami Léonard de Vinci). Luca Pacioli détaille des dizaines de type de polyèdres qui sont à la base du travail de la joaillerie moderne.

  Les Éléments d'Euclide édités par Parioli Summa (détails)) Summa de Pacioli

On retrouve une fois encore l'idéalisme pythagoricien et platonisant, via l'Italie de Léonard, dans nos investigations...

Leonardo da Vinci

Ainsi, 500 ans avant le bitcoin, le diamant tirait-t-il déjà le fondement principal de sa valeur d’un travail mathématique et non seulement de ses caractères rare, indestructible ou infalsifiable qui répondent si bien en apparence (comme dans le cas de l’or) aux vertus nécessaires pour conserver la valeur dans le temps.

Il est un peu dommage que les premiers bitcoiners, tels des petits nains, n'aient perçu leur travail que comme minage et non comme taille, polissage. Sans doute la métaphore triviale de l'or (omniprésente dans l'univers Bitcoin, mais aussi plus généralement dans l'inconscient californien de la Silicon Valley) a-t-elle conduit à cette simplification. Ou bien alors, il faut en revenir à Bettelheim : un petit blocage pré-œdipien quelque part ? Avec ce satané Satoshi, un père absent, comment s'en étonner?

Revenons au diamant : est-il si rare ?

EurekaCertes, il faut concasser plus de 100 tonnes de kimberlite pour en tirer quelques carats et depuis la plus haute antiquité on a produit quelques 500 tonnes de diamants… Mais un millénaire de l’antique production indienne évoquée dans son Livre des Merveilles par Marco Polo représente une année de production actuelle, grâce aux mines de l’Afrique, dont – faut-il le rappeler ? – la première découverte se fit un bel après-midi d’été par les enfants d’un fermier Boer trop pauvre pour leur acheter des billes : ils avaient joué avec le premier diamant africain, qui pesait plus de 20 carats : taillé il n’en pèsera plus que 10 et sera baptisé Eurêka. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'un jeu se trouvait à l'origine d'un business ! Du fait de l’abondance, les prix s’effondrèrent. Pas pour toujours...

Le diamant est-il infalsifiable ? inimitable ?

Evidemment le diamant eut ses faussaires : que tant de valeur ne soit en fait que du carbone mit le feu aux cervelles de quelques savants fous, non sans risque car l’expérience implique très hautes températures et très hautes pressions. Il y eut aussi des escrocs... et des prestidigitateurs : un ingénieur électricien, Lemoine, voulait faire effondrer les cours de la De Beers pour racheter ses titres à vil prix. Il fit donc apparaître des diamants comme jadis Cagliostro faisait de l'or, avec du vrai. Et ceci dans une "usine" plus proche de la chaumière des nains que de l'univers de Jules Verne.

une usine à diamants?

L'opinion trouva l'affaire amusante ; Marcel Proust, qui avait eu peur pour ses actions De Beers, fut finalement séduit par le côté balzacien de la chose et y consacra quelques amusants pastiches. On ne jurerait pas que semblable mystification ne puisse pas arriver un jour autour du bitcoin : combien de fois a-t-on déjà annoncé telle ou telle faille? tel ou tel "coup"? Lemoine, lui, ne fut condamné à six ans de prison que pour extorsion de fonds, et non pour escroquerie, car il avait simplement affirmé qu'il était théoriquement possible de fabriquer du diamant.

la machine GED'ailleurs, plus tard, avec des moyens industriels colossaux la General Electric y parviendra. Mais, comme le rubis industriel, comme aussi les isotopes artificiels de l’or, ces ersatz trop onéreux et jamais parfaits ne sont guère vendables ou économiquement viables.

La bijouterie supporte mieux la fantaisie que la tromperie : topazes, zircons, même le quartz et le cristal de roche furent longtemps en grande faveur. Puis l’industrie, après le strass, développa aussi son lot de solutions de remplacement, corindon, spinelle, puis le rutile synthétique après la dernière guerre et enfin la moissanite.

moissanite

On retrouvera sans doute ce genre de relation entre le bitcoin et les innombrables fantaisies mises chaque jour sur le marché. Seul le diamant est une valeur. Sans être doté d'un statut quasi-monétaire (il est astreint partout à la TVA), sans avoir toutes les qualités de la monnaie (sa division lui fait perdre sa valeur de façon exponentielle) il a tout de même une courbe de valeur dans le temps (on retrouvera cela dans l'utile Global Diamond Report établi par Bain & Company) très appréciable et solide.

Il reste aussi que le marché, et le prix du diamant, tiennent largement par l’explosion de la demande mondiale et … l’universalisation du rite de la bague de fiançailles dans les classes moyennes. Voici un enseignement que je ne me lasse pas de répéter : le bitcoin doit sortir de chez les geeks, et – d’une façon ou d’une autre – devenir glamour !

La métaphore du laborieux minage est à cet égard peut-être moins suggestive que celle du travail mathématique qui révèle la pureté et l'éclat du diamant... Bitcoin are for ever Du bitcoin, dont Grincheux rappelle toujours d'un air mauvais le "poids carbone", je dirais volontiers que c'est un diamant puisque, comme le chantait Vigny "le diamant, c'est l'art des choses idéales".

13 - Complètement timbré

February 15th 2015 at 07:55

La grande critique des milieux mal informés contre le bitcoin est qu'il viole un monopole régalien. Depuis le coup d'éclat de la BNS on hésite à vanter la régulation d'une banque centrale, comme depuis l'affaire de Chypre on hésite à louer la protection européenne.

Il est pourtant un autre monopole régalien que l'on a fait passer à la trappe sans larmes de crocodiles, c'est celui des Postes. Et il n'est pas inutile de réfléchir au sujet de la Poste. En fait, ce monopole n'avait évidemment rien d'immuable. Sous l'empereur Auguste, il y avait certes eu un cursus publicus. Parce que l'empire de Rome ce sont des routes bien droites, que l'on reconnaît encore dans le paysage, et protégées par des légions bien équipées. Qui tient le réseau (de routes) tient la poste et a priori la puissance politique est bien placée pour cela. Mais pas forcément.

1477Au Moyen âge, on voit ainsi l'Université de Paris créer sa propre poste (1150) et en France c'est seulement en 1477 qu'un monopole royal est affirmé. Mais ailleurs on trouve une puissante Poste qui doit tout à une famille dont elle va fonder la puissance : les Thurn und Taxis. Une histoire édifiante.

timbre de 1852 À partir du 13e siècle la famille lombarde des Tassi, développe une poste qui s'étend jusqu'à recouvrir au 15e siècle presque tous les territoires des Habsbourgs. Au 16e siècle, anoblis, ils germanisent leur nom en Von Taxis, au 17e ils revendiquent une filiation prestigieuse avec la famille della Torre, au 18e siècle le chef de famille est Prince Von Thurn und Taxis. Ils émettent des timbres jusqu'à la nationalisation des postes par la Prusse, en 1867. Le 12e prince, champion d'Allemagne automobile (2010) pèserait 1,5 milliard et serait le premier propriétaire immobilier du pays

Avec ou sans État, la Poste est toujours une puissance. Comme la Banque avec les Médicis, elle a conduit les descendants des lombards Tassi au premier rang de la noblesse européenne, à deux doigts de la souveraineté.

Dans nombre de pays existe une banque postale. La banque et la poste ont un rapport au transport d'une information et la lettre de change est un hybride. On reverra, avec le système de Samuel Morse (1832) l'apparition en quelques décennies seulement, d'une énorme puissance financière : la Western Union, celle qui a tout à perdre à l'essor du bitcoin... Il semble que chaque mutation dans le transfert d'information privée crée une puissance financière.

Au fond... Poste et Banque, n'est-ce pas un peu la même chose ? En cas de pénurie monétaire, on a vu servir des timbres comme monnaie d'appoint. Et sur les sites de vente en ligne entre particuliers ils ont beaucoup servi avant Paypal, pour les micro-transactions.

Est-ce que la Poste n'imprime pas tout simplement de l'argent? C'est ce que suggère l'amusant dialogue, tiré du roman Timbré dans les Annales du Disque Monde (déjà cité sur ce blog) entre Moite von Lipwig, escroc pendable chargé par le tyran de revitaliser le rudimentaire service de la poste et l'un de ses complices. Moite vient de découvrir que, plutôt que de faire payer la lettre à l'arrivée, on peut tamponner des timbres standards :

timbré -Ils sont drôlement jolis, monsieur Lipwig, dit Yves. Tous ces détails. Comme de petits tableaux. Comment on appelle ces petites lignes ?
-Des hachures croisées. Ça les rend difficile à contrefaire. Et quand la lettre portant le timbre arrive à la poste, tu vois, on prend un des vieux tampons en caoutchouc et on oblitère le timbre pour qu'on ne puisse pas le réutiliser, et le ...
-Oui, parce que c'est comme de l'argent, en fait, le coupa joyeusement Yves.
-Pardon? fit Moite, son thé à mi-chemin des lèvres.
-Comme de l'argent. Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit. Vous allez bien, monsieur Lipwig? C'est que vous avez l'air tout drôle, Monsieur Lipwig?
-Euh... quoi? fit Moite qui fixait le mur en souriant curieusement d'un air absent.

Petit billet de banque, mais billet quand même : exactement ce que pensait Carlo Ponzi quand il mit au point son premier petit traffic... avant de tenter sans grande sagesse de sortir de sa condition de gagne-petit.

les coupons de Ponzi

Mais celui qui aurait accumulé des timbres postes avant le 1er janvier (et l'incroyable hausse de 15% du tarif) et celui qui aurait acheté des billets de banque suisses avant le coup d'éclat de la BNS auraient-ils fait des plus values d'essences différentes ? Dans le second cas, l'euro s'est dévalorisé par rapport au franc (ironie!). Et dans le premier? C'est tout simple: l'euro s'est dévalorisé par rapport au gramme.



les timbres à 20 grammes

Sur la vignette ne figurent qu'un poids, et l'indication (non contractuelle, ô combien !) d'une vitesse. Le prix est fixé à ce jour par la Poste, demain par la concurrence, après-demain il le sera par des marchés en continu sur internet, bref il sera coté.

Depuis le temps que les meilleurs connaisseurs du bitcoin nous assurent que son usage monétaire, balbutiant et incertain, devrait moins occuper les pensées que les fantastiques promesses d'un protocole de transmission d'information sécurisé et authentifié (une lettre recommandée, si j'osais...) je m'étonne que si peu de réflexions aient été développées sur la comparaison avec le petit timbre poste. Je propose donc d'oublier un peu le billet de banque qui focalise l'attention sur la valeur du bitcoin et de songer un instant au timbre poste qui permet de réfléchir sur son utilité...

Il est évident que la capacité de transporter 20 grammes jusque dans un village de Haute Corse ou une banlieue de Seine-Saint-Denis, cela a une réelle valeur.

Surtout avec date certaine (le cachet de la poste faisant foi) et avec une sécurité qui nous valut jadis une tirade d'anthologie de Michel Audiard (dans un film traitant d'une sombre affaire d'atteinte au monopole régalien sur la monnaie...)


JEAN GABIN CONTRE LA PRIVATISATION DE LA POSTE par edouardo26

Soit direz-vous, on vous voit venir : le bitcoin ne vaudrait guère plus qu'un timbre poste? C'est cela. Sauf que... des timbres américains

Si j'ai bien compris les mirobolantes idées de colored coin, de side chains et d'internet des objets, notre monde va avoir grandement besoin de ce genre de timbre. Beaucoup plus que de timbres-poste, infiniment plus. Si nous les humains nous envoyons 200 milliards d'e-mails par jour (dont 90% de spams, ce qui ferait tout de même 20 milliards de messages réels), songez à ce que cela va être quand les réfrigérateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les caméras de surveillance et les distributeurs de préservatifs vont se mettre à échanger des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectés à ce jour, il y en aura 100 en 2050.

Il y a tout de même un détail à prendre en compte : point n'est besoin d'user d'un bitcoin tout entier pour envoyer un titre, une garantie, un certificat d'authenticité, une hypothèque, un manuscrit ou la formule d'une molécule tout en disposant d'une date certaine, d'une confidentialité appréciable, d'un temps de transport de l'ordre de 10 secondes. Une nano-particule du "métal orange" suffit. Il est assez idiot de parler du prix du bitcoin, si un petit bout suffit.

C'est déjà la vérité du bitcoin: 96,6 % des adresses (au niveau du block 330.000) correspondaient à des sommes inférieures à 1 m฿. En regard, il n'y a guère plus de 220.000 adresses correspondant à un pied de compte en banque ( 1 à 10 ฿) et 120.000 adresses qui correspondent au niveau d'une petite épargne (10 à 100 ฿). Ceci confirme l'hypothèse selon laquelle le bitcoin sert plus à échanger (de l'information) qu'à conserver (de la valeur).

Le bitcoin est divisible en 100.000.000 petits bouts (des satoshis). Comme il faut tout de même ajouter un TIP à chaque transaction, je pose l'hypothèse que du moins en l'état prévisible du protocole on ne se servira jamais de moins que d'un millionième de bitcoin, soit 21x10 puissance 12 d'unités en question.Si je divise par les 100 milliards d'utilisateurs (humains, transhumains et mécaniques) de 2050, cela fait l'usage de 210 transactions quotidiennes par utilisateurs, pas plus de huit ou neuf par heure, sachant qu'une transaction immobilise la particule de bitcoin durant dix minutes. En bref... rien de trop!

un timbre polonaisChacun de ces millionièmes de ฿ aura-t-il la valeur d'un timbre poste ? et quel timbre-poste devrait servir de référence? Le prix du timbre international (impliquant un service dans au moins deux pays, parfois fort éloignés économiquement) devrait être assez unifié : il n'en est curieusement rien comme le révèlent certaines statistiques. Comme toujours le prix américain devrait servir de référence : 1,10$ pour une once (28 grammes) vers le monde entier. Cela paraît cher ? Pourtant il faudrait plutôt prendre en compte le prix d'un courrier recommandé, soit environ 4 fois plus... sans compter que la particule peut resservir (on peut toujours faire diverger un colored coin de sa chaîne) ce qui n'est pas le cas des affranchissements.

Même à un centime le millionième, le bitcoin vaudrait 10.000 euros, Techniquement le centime d'euro ou de dollar n'est certes pas un prix plancher. Mais à ce prix, la capitalisation totale du bitcoin serait de 210 milliards. Soit environ 2 fois celle d'UPS, 4 fois celle de concurrents comme Fedex ou DHL ( donc 1 fois la capitalisation de ces 3 seules entreprises) ou en terme de chiffre d'affaires 5 fois celui d'UPS ou 10 fois celui de Fedex. Bref un prix de 10.000 euros pour ce carnet de timbres qu'est un bitcoin apparaît soudain extrêmement plausible à terme sinon immédiatement raisonnable...

A 4 euros du millionième (soit le prix moyen d'un recommandé) le bitcoin vaudrait 4 millions. Les entreprises payent cependant bien plus cher encore la sécurité de leurs colis: environ 10 dollars en moyenne si on divise le chiffre d'affaires d'UPS par le nombre de simples plis (25% en nombre) et de colis transportés.

Le jeune bitcoin s'attaque, on le voit, à de vieilles puissances. Bien plus que d'anarchie, il est coupable de lèse-majesté ! La Poste (publique et privée) reste une puissance quasi-souveraine. Jadis la voiture jaune et bleue des Thurns et Taxis (notez les couleurs...) sillonnaient l'Europe, aujourd'hui les flottes aériennes des postes privées sillonnent les cieux.

des flottes privées

Au total le prix du bitcoin dépendra du nombre de messages (valeurs, smart contracts etc) échangés en 2050 par les humains et les objets et du prix que chaque nouvel entrant acceptera de payer son stock de timbre. J'attends avec impatience les avis d'experts en la matière !

Mais sur le fond, la réflexion s'appuyant sur le timbre poste conduit bel et bien à envisager une valeur (élevée) et surtout à revisiter la distinction déjà éculée entre le bitcoin devise et le bitcoin technologie. Distinction qui suscite (voir lien ci dessous) l'ironie d'Andreas Antonopoulos parce qu'elle relève d'une bien courte vue des choses.

Il a raison, le personnage de Terry Pratchett : Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit.

bitcoin jaune et bleu

Pour aller plus loin :

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