Le livre de Nastasia Hadjadji, annoncé sur les réseaux sociaux plusieurs jours avant sa sortie, y a immédiatement suscité des réactions pas toutes courtoises de la part des crypto bros. Il est vrai que l'autrice avait commis selon moi une maladresse : diffuser un mois à l'avance, pour teaser, des assertions sommaires de type top 5 des arguments
. Ceci mène presque infailliblement à ouvrir les inutiles altercations avant l'utile lecture.
Inversement les premières réactions positives, comme celle de Pablo Rauzy, qui m'a élégamment bloqué sur Twitter depuis, m'ont semblé n'avoir goûté de cet ouvrage que ses exagérations dangereusement simplificatrices. On trouvera en fin d'articles des liens vers quelques comptes-rendus du même livre.
Je remercie Nastasia Hadjadji de m'avoir, sur ma demande, communiqué son texte pour me permettre de rédiger un compte-rendu critique que je voudrais raisonnable de son livre, dont j'ai repris tels quels les titres des chapitres. Les illustrations sont de mon fait et n'engagent évidemment que moi.
Il était clair pour elle que je ne pourrais qu'avoir un oeil critique sur la plupart de ses thèses. Pour l'inciter à parcourir mon précédent billet, où je disais refuser la transformation des évangiles autrichiens en petit livre orange
de la Bitcoinie, je lui ai rappelé ce que je reprochais à ceux-ci : Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal
. Elle a noté qu'il était utile de le rappeler, cela vaut donc pour tout le monde et dans les deux sens.
L'introduction présente le pitch de Bitcoin sans rien cacher d'un contexte qui en 2008 lui donnait bien des attraits, mais réduit vite l'innovation technique à la technologie baptisée blockchain
.
On ne saurait reprocher ce raccourci à une no-coiner quand tant de consultants prétendument spécialisés l'ont emprunté... Comme tant d'autres, l'autrice voit bien la décentralisation des données, mais elle élude celle du consensus. On verra même plus loin l'étrange assertion selon laquelle le principe de confiance est dilué
entre les acteurs du réseau. La technique n'occupe qu'une part modeste dans son livre : après tout un objecteur de conscience n'a pas besoin de savoir démonter une mitraillette... Ceci posé, l'ironie de l'autrice sur le fait que n'importe quelle idée ou projet farfelu peut être financiarisé sous forme de token
n'est pas faite pour me déplaire et la description du FOMO n'est que trop vraie.
Très rapidement le vocabulaire et les références montrent cependant que l'information a été pour une part notable puisée chez les banquiers centraux. La suite de la lecture le confirmera.
Je ne compte pas me livrer au petit jeu consistant à relever des imprécisions ( l’accumulation des nœuds sur la blockchain
) ou des erreurs factuelles. Il y en a dans tous les livres (les miens compris). Je note simplement que beaucoup de choses sont écrites ex-post :
- En janvier 2009, le genesis block n'a pas porté l'excitation des cypherpunks (ni de quiconque)
à son comble
;
- En décembre 2010, quand Satoshi tire sa révérence, son million de bitcoin ne vaut certainement pas 50 milliards d'euros ;
- Les frères Winklevoss n'ont pas investi
très tôt
mais en 2013 : après certains membres du Cercle du Coin !
- Les capital-risqueurs n'ont certes pas été parmi les premiers croyants. Une lecture rapide de l'Acéphale aurait donné à l'autrice une connaissance plus fine du mécanisme d'adhésion des uns et des autres ;
- Quant aux maximalistes, la mode des laser-eyes ne date pas non plus des origines.
Ces petites erreurs de datation n'ont guère d'importance et pourraient être oubliées si elles n'instillaient l'idée d'un complot de early adopters pour s'en mettre plein les poches. Mais comme ce n'est pas le cœur du propos de l'autrice, on peut passer outre.
On ne va pas contredire Nastasia Hadjadji quand elle soutient que les cryptomonnaies sont des objets politiques. Mais je ne dirais pas comme elle avant d'être des objets techniques
: elles le sont en même temps
. Elle prévient que son analyse politique va être conduite en s'appuyant sur la Critical Internet Theory, une discipline des sciences sociales qui met en lumière les structures de pouvoir. Est-ce cela qui lui permet de décrire le secteur de la crypto comme s'abritant derrière un épais rideau de fumée
? La fumée me semble moins dense ici que du côté des banques centrales, qui sont bien placées dans les structures de pouvoir...
Quant à affirmer que ce qui est obscurci c'est un héritage idéologique rétrograde
cela consiste à glisser la conclusion dès l'introduction, ce qui n'est pas de la meilleure méthode. Disons que cela sent le pamphlet plus que l'enquête, et prête le flanc à l'accusation de militantisme qui agace (inutilement d'ailleurs) l'autrice.
LE CULTE DE BITCOIN
Le premier chapitre se focalise sur la secte Bitcoin : des envoûtés ridicules au début, dangereux à la fin. Sur le réseau Twitter, Nastasia Hadjadji exploite assez lourdement ce filon religieux qui à mon sens mériterait mieux.
Que certains bitcoineurs américains usent d'un style ridiculement évangélique me semble surtout traduire le fait qu'ils sont... américains. Faire énoncer les travers des banques centrales ou de la monnaie fiat en reprenant leurs formulations les plus exaltées est un moyen biaisé de décrédibiliser la critique.
Une remise en cause des thèses écologiques qui se limiterait à ridiculiser le culte de Gaïa et à incriminer certains douteux traitements du cancer à base d'herbes ne manquerait pas d'agacer l'autrice et ses amis.
Une critique des thèses communistes qui ressasserait des références au Petit Père des Peuples et à l'avenir paradisiaque qui attendait l'humanité sous la dictature du prolétariat aurait la même pertinence !
Quelque soit l'outrance religieuse (qui je le répète est typiquement américaine et ne me parait pas affecter particulièrement les communautés francophones) il est absolument faux d'écrire que dans le culte de la crypto, l’accumulation de la richesse n’est pas le fruit du travail individuel ou collectif, mais bien le produit de l’adhésion à un système de croyance censé rétribuer les plus méritants en leur offrant une rédemption future dans un monde purgé de ses vices
. C'est faire peu de cas du travail des codeurs, pour ne citer qu'eux, et du développement organique de l'écosystème.
DYOR, dont l'autrice semble se moquer, s'inscrit bien dans une école dont le vrai mantra, au-delà des to the moon (souvent employés au second degré) reste dont trust, verify. Hodl n'est pas plus ridicule dans sa forme que la lutte finale et exprime sur le fonds une stratégie financière bien plus raisonnable que mystique. Enfin il ne m'a jamais semblé que mes amis cryptos étaient plus isolés de leurs systèmes de solidarité primaires
que mes amis militants politiques.
La vérité est que, pour l'autrice, le fait religieux est sans doute perçu aussi négativement que superficiellement. Car fondamentalement le Bitcoin peut bien être perçu et/ou défini comme une religion. De nombreux bitcoineurs connaissent et admettent cette comparaison, sans se livrer pour autant à des folklores sectaires. Moi-même je considère qu'il entre des facteurs religieux dans Bitcoin. Je considère aussi, à certains égards, le socialisme comme un avatar du messianisme judéo-chrétien.
Et alors ? Ce sont (comme en ce qui concerne l'IA, par exemple) des grilles d'analyse, des spéculations intellectuelles, nullement des arguments invalidant l'intérêt de la chose étudiée. Pour ceux que cela intéresse, je les renvoie à ce que j'ai dit en 2021 dans le podcast Parlons Bitcoin, tant sur les apparences religieuses que sur la nature religieuse de Bitcoin.
Avec un ton parfois inutilement déplaisant, l'autrice avoue cependant que la crypto-sphère n'est pas toute-une, que l'on y rencontre aussi des traders en costume trois-pièces, des renégats de la finance traditionnelle mais aussi des hauts fonctionnaires qui se présentent comme les descendants des économistes autrichiens
mais aussi des militants radicaux de la gauche alternative
et enfin des LGBTQI+ ou ... des pères et mères de famille, tous unis par l'idée de changer le monde et remettant en question un système jugé à bout de souffle. On a envie de dire qu'une religion qui réunirait tant de gens différents aurait déjà gagné la partie !
La mise en cause de Pierre Person, dont le rapport (à mon humble avis) était loin d'être un chèque en blanc à la crypto mais dont la mission d'information a permis d'initier des échanges dans les deux sens, me parait bien déplacée. Qu'un membre du Parlement possède des cryptos, s'y intéresse et le fasse savoir ne pèse pas lourd face aux dizaines de députés anciens et futurs banquiers, au poids écrasant de l'élite financière dans toute la technostructure de l'État (organismes régulateurs compris) et au rôle jugé naturel
des banquiers comme auteurs des divers rapports censés réformer leur industrie opaque, prédatrice et dangereuse.
La mise en cause de crypto-enthousiastes évoluant parfois au sein même des administrations publiques
pour n'être pas nominative mérite donc la même réserve : lesdites administrations sont d'une telle porosité à la banque que la présence de deux ou trois bitcoineurs ne me paraît pas déséquilibrer dangereusement le système.
À la fin du premier chapitre, on a toujours du mal à comprendre comment tant de gens différents, que l'autrice baptise opportunistes, défricheurs, idéologues férus d'Ayn Rand, idéalistes rêvant de justice sociale, révoltés, mystiques peuvent se retrouver dans le même panier, accusés du même culte des cryptos
.
LES RACINES D'UNE E-DÉOLOGIE
Après avoir laissé penser que les critiques contre le système bancaire, quoique partiellement justifiées, relèveraient d'un conspirationnisme animé par une haine sectaire du bien commun, l'autrice donne dans ce second chapitre l'impression que les soucis de privacy et la défense des libertés individuelles ne sont en regard que des caprices de geeks enclins à cacher leurs saletés. Ainsi le Patriot Act n'aurait inquiété qu'eux et le mot liberticide n'a pas été jugé nécessaire pour le présenter.
De la même façon, on peut juger que les 22 lignes présentant la crise de 2008 relèvent d'une forme d'euphémisation voire de complaisance. On s'étonne même de voir Occupy Wall Street et le mouvement des 99% expédiés en 10 courtes lignes.
Ceci dit, la présentation de l'émergence de Bitcoin à partir des idées des cypherpunks est correcte et écrite de façon plutôt alerte. Et même si le tableau du mariage entre la Big Finance et le Big Crypto n'est pas trop bien intentionné, j'aurais tendance à y souscrire si les torts n'étaient pas entièrement attribués aux magnats de la crypto. Il faut aussi rappeler qu'une corruption (FTX par exemple) est un délit à deux : une chose qu'il vaut mieux oublier quand on entend se faire le chantre de l'État comme garant du bien commun.
L'AGE D'OR DE L'ARNAQUE
L'autrice tire profit autant qu'elle le peut des arnaques montées avec des cryptos (arnaques qui sont parfois bien peu tech!) mais pour ce qui est vraiment crypto
— comme Terra/LUNA et ce qui en découle par effet domino – la réflexion qui attribue la faille à un choc de confiance dans un marché baissier
me parait un peu courte de son propre point de vue car cela ne différerait alors en rien de toutes les autres catastrophes financières
Il pourrait, selon moi, être noté qu'une partie de la dangerosité de l'écosystème vient de sa porosité à la Big Finance (la dette, le levier, la recherche de rendements fous et un comportement de mouton de Panurge auquel les cryptos naïfs tant raillés n'ont rien à envier) et qu'une autre vient de l'agitation maladroite de régulateurs qui ont le chic pour envoyer les investisseurs les moins formés vers les plateformes les moins régulés (donc les plus cool à l'entrée). Cette seconde critique est effleurée lorsqu'est évoquée la complaisance des autorités françaises pour Binance, mais, là encore, l'autrice ne peut enfoncer le clou car mettre en cause les régulateurs nuirait à son projet. On ne lui en voudra pas d'ignorer le psychodrame Recover chez Ledger, car il est survenu postérieurement : ça n'en est pas moins instructif : écoutez Alexis Roussel sur le Live n°12 de Faune Radio !
Et c'est là, après moult récits consacrés aux arnaques, que surgit la question de la valeur même de Bitcoin : Ponzi, Greater Fool Theory et Finance Casino
, ce dernier poncif n'étant cependant pas mis à profit pour aller voir ce qu'il en est des dépenses de jeu des Français et de la tonte légale opérée par ce vertueux système qui tire clairement sa rentabilité des joueurs compulsifs.
Poser la grande question de la valeur de Bitcoin ici, à ce moment forcément sordide du livre, c'est déjà y répondre de façon peu honnête. Toute la critique, cependant, est loin d'être vaine, mais elle me parait toucher plus durement les promesses du venture-capital que celles des cypherpunks. Et l'encadrement des influenceurs est loin de ne cibler que les crimes de la crypto...
A la longue, toutes les diatribes s'emmêlent et ressemblent un peu à ces sermons contre le péché qui finissent par questionner aussi sur le curé et donner de mauvaises idées aux plus naïfs.
LE DÉSASTRE ÉCOLOGIQUE
On ne s'attend pas vraiment ici à une surprise dans la dénonciation du Proof of Waste qui commence par six pages de narration sur la petite ville de Navarro au Texas, où s'organise une résistance au minage. L'autrice cite ensuite, plus rapidement, les termes bien connus de la controverse, les arguments et contre-arguments et même les imprécisions et les limites de la possibilité de chiffrer certaines choses comme le mix énergétique. Le lecteur crypto n'aura guère de commotion à trouver ici le chercheur
de Digiconomist ou les comparaisons exprimées en transactions, mais il constatera une certaine modération de l'autrice.
Il regrettera qu'elle n'ait pas trop songé à regarder ce qu'il en est de la consommation du système bancaire mondial, récemment investiguée par Valuechain avec ses tonnes de paperasses, de béton, ses millions de bureaux, son trading et ses inefficiences diverses.
Sa description d'une industrie de type parasitique
ne l'empêche pas de confesser que l'aventure de Sébastien Gouspillou au Congo est séduisante
, tout en accompagnant cette concession de réserves plus ou moins circonspectes.
CRYPTO-COLONIALISME ET INCLUSION PRÉDATRICE
C'est évidemment ici du Salvador qu'il s'agit. Si quelques mots malveillants émaillent le récit, le caractère autoritaire de la décision (dont il faut bien avouer que nombre de bitcoineurs se sont trop aisément accommodés) est assorti d'une accusation de colonialisme. Il entre ici (pardon pour la parabole religieuse) un petit côté paille-et-poutre : la gestion démocratique de notre propre système et sa vassalité aux maîtres américains devraient inciter à plus de circonspection, surtout s'il faut concéder in fine que le président Bukele est toujours populaire.
On sait que le bilan de l'expérience, si tant est qu'il soit déjà temps de l'établir, est mitigé. Chacun peut en conclure ce qui lui plait. Il est probable que l'autrice n'a fait que recopier des articles hostiles, qu'elle n'a pas mis les pieds dans ce pays lointain où nombre de bitcoineurs français ont au contraire été prendre le pouls de l'opinion, des commerçants et des clients. Leurs propos (je pense à ceux de Yorick de Mombynes ou à ceux plus récents de Rogzy et de Lionel Jeannerat) sont nuancés, critiques parfois, mais pas défaitistes ; ils auraient gagné à être repris honnêtement. Un sondage
réalisé par Bitcoin.fr sur Twitter en novembre 2021 au sujet du projet de Bitcoin City
révélait, sur un peu plus de 500 votants, de l'enthousiasme (48%) mais aussi un taux de scepticisme (30%) qui n'est pas le propre d'une secte de fanatiques. Un autre, plus récent, montre aussi une dispersion plus grande que ce que l'autrice suppose
L'autrice se lance ensuite dans une description, inspirée des travaux du chercheur néo-zélandais Olivier Jutel, des méfaits de l'impérialisme des investisseurs cryptos (loups déguisés en agneaux prônant l'inclusion financière) dans divers pays perdus ou îlots inconnus mais aussi auprès de communautés historiquement subordonnées : femmes, minorités de genre, populations racisées et travailleurs pauvres. À l'inclusion financière espérée, elle oppose la réalité d'une « inclusion prédatrice » décrite par des chercheurs comme Tonantzin Carmona. Elle se garde au passage de trop situer celle-ci, qui œuvre au sein du think tank Brookings, l'un des plus prestigieux de Washington : il compte d'ailleurs Ben Bernanke et Janet Yellen parmi ses membres... Deux pages plus loin, les arguments pour expliquer les raisons de la faible adoption de la crypto-monnaie sont puisés ... à la BRI.
Nastasia Hadjadji reprend aussi les arguments de Molly White contre la prédation affinitaire qu'exercerait l'écosystème Bitcoin pour nourrir son système pyramidal, parlant d'une fraude affinitaire
, ce qui fait un peu sourire (quand on pense au pathos sur l'euro dont l'usage est censé manifester notre adhésion aux valeurs de l'Union
) mais ce qui est finalement un sophisme : les systèmes pyramidaux qu'elle débusque sont certes affinitaires (tous les Ponzi et d'une certaine façon toutes les arnaques le sont plus ou moins) mais ils visent à l'enrichissement d'escrocs, pas à la prospérité de Bitcoin. Et nul bitcoineur sérieux ne soutiendrait que les escrocs ne doivent pas être poursuivis.
POLITIQUE DU BITCOIN
J'ai regretté à titre personnel l'association en 2022 de M. Zemmour à l'image de la licorne Ledger. Mais se servir de cela alors que l'entreprise avait invité tous les candidats (et que le candidat vainqueur de l'élection précédente avait été photographié en 2017 avec un prototype de cette entreprise entre les mains) est un procédé de scénarisation journalistique.
Que les autres candidats (et notamment le technophile M. Melenchon) n'aient pas profité de cette occasion est tout aussi significatif que l'aubaine saisie par un candidat d'extrême-droite en quête de différentiation.
Bitcoin serait donc un cheval de Troie
introduisant chez des utilisateurs insuffisamment conscientisés des idées aux relents antidémocratiques forgées dans le terreau de la pensée cyberlibertarienne
. L'autrice s'inspire ici du livre The Politics of Bitcoin de David Golumbia, qui lui parait être une démonstration méthodique, quand une lectrice française (pourtant personne fort sage) m'a confié au contraire être assez choquée du niveau de bêtises qu’on peut y lire
. Avec des mots moins élégants, plusieurs anonymes sur Twitter ont écrit la même chose, récusant les thèses brandies par M. Golumbia et les à-peu-près de Stéphane Foucart. Soit ils ont viré à l'alt-right sans s'en rendre compte, soit la thèse ne s'applique pas à eux.
Bitcoin donc instillerait l'idée d'une société fondée sur la défiance généralisée
. La thèse prête à rire quand on vient de lire que Bitcoin était affinitaire, mais elle révèle surtout une coupable confusion. D'abord les geeks qui soldent leurs échanges en bitcoin se méfient bien moins les uns des autres (et c'est vrai que souvent ils se connaissent) que des banques et de l'État. Ensuite se méfier de l'État n'est pas faire montre d'une défiance généralisée. Enfin la défiance est une confiance négative. Je fais confiance à X pour se comporter honnêtement et à Y pour se comporter en crapule : dans les deux cas (surtout dans le premier, hélas) je peux me tromper. Bitcoin contourne défiance et confiance et établit une certitude non humaine et surtout non centralisée, donc sans voyeur clandestin, parasite ou officiel, sans tout ce que Nastasia Hadjadji présente comme toute forme de contrôle ou de supervision
, des notions dont je ne sache pas qu'elles seraient d'essence démocratique. À ce sujet, puisqu'elle affectionne l'image du cheval de Troie, l'autrice aurait pu glisser un mot des MNBC ailleurs que dans une unique note en fin de livre.
Est-ce être de la droite radicale conservatrice
que de payer comme le faisait mon paisible bisaïeul et de chercher à recréer une marge de manœuvre face aux dérives autoritaires des États ? N'est-ce pas l'autrice, ici, qui cède à une idéologie invasive ? Car que propose-t-elle pour que la colère liée à l'effondrement du système classique (où elle va chercher ses arguments...) se transforme en un agir politique «de gauche», tourné vers la remise en question des hiérarchies sociales et politiques
? A part toujours plus d'impôt, de régulation et par tant de surveillance, nourrissant encore et encore la technostructure actuelle ?
Reprenant mot pour mot le récit d'une filiation strictement autrichienne de Bitcoin (récit souvent intempestif et contre lequel je me suis exprimé récemment) elle le retourne et fait de l'idéologie crypto une forme de conspirationnisme contre des banques centrales qu'elle se garde bien par ailleurs de défendre positivement. Quitte à s'emmêler un peu, parlant de réhabilitation de l'étalon or
dès le XIXème siècle et omettant de citer le Général De Gaulle (peu suspect d'anarchisme) parmi ses thuriféraires.
L’exigence de transparence et d’autonomie d’une partie de la population qui affirme son manque de confiance envers les institutions bancaires traditionnelles est aujourd’hui instrumentalisée à des fins politiques
. Et donc ? On devrait transformer cette exigence en quoi ? On attend le prochain rapport (commandé par Bercy à un copain banquier) pour voir si la transparence est suffisante, comme on attend le prochain grand débat pour voir si le réenchantement opère sur ceux pour qui les gouvernements sont totalitaires et tyranniques par essence
?
Quand bien même la vision technophile des bitcoineurs serait une vision du monde très éloignée des principes de délibération et d’intérêt général associés aux démocraties représentatives
; quand bien même ces principes seraient sérieusement mis en œuvre, autrement que par l'autoritarisme croissant des pouvoirs prétendument libéraux, les directives européennes et l'arrogante parlotte des apparatchiks ; quand bien même tout anarchisme serait forcément de droite... en quoi serait-il interdit d'adhérer à cette vision technophile ? En quoi serait-il légitime de focaliser à ce point sur le politique en survolant les enjeux techniques ? Les pouvoirs actuels, ivres de video-surveillance, de drones et de gadgets ne sont pas moins technophiles que les bitcoineurs : à chacun de choisir sa tech, je reste libre de préférer la sousveillance et le pseudonymat à la surveillance et au fichage.
D'autre part, qu'elle n'adhère pas elle-même au monétarisme de Friedman est bien son droit ; que de nombreux bitcoineurs n'adhèrent pas au keynésianisme est le leur. Les condamnations et les arguments d'autorité n'y changeront rien. L'assertion selon laquelle le plus souvent, la nature profondément idéologique de ces positions est passée sous silence
vaut à mes yeux pour tout le monde.
La fin du livre revient à son point de départ. Les petits investisseurs qui ont cédé au promesses du Père Noël (et sur ce point, sans citer Plan B et les modèles S2F, l'autrice vise assez juste) et au FOMO du miracle technologique finiront, prophétise-t-elle, ruinés par leur fausse monnaie, vraie fétiche
, amers et mûrs pour le fascisme. On peut craindre qu'il n'y ait une poignée de facteurs autrement plus graves à l'œuvre dans la dérive de nos sociétés.
CONCLUSION
L'autrice a écrit huit fois en moins de 180 pages que la colère était légitime, sans aller bien loin au-delà de sa conviction (respectable et cohérente avec les références à la Crtical Theory, à Ellul, à Fred Turner, à Dominique Cardon etc.) que les cryptos n'y changeront rien. Son texte semble n'être qu'un effort pour stigmatiser Bitcoin, en questionner les racines, les imaginaires et leurs implications dans le réel
sans forcément questionner sa propre position, sa posture, ses convictions.
Elle assure que critiquer les cryptos ne revient pourtant pas à faire allégeance à la FED, à la BCE ou à BlackRock, SoftBank et McKinsey
et on lui fait naturellement crédit que telle n'est pas, en effet, son intention.
Mais on peut penser que ses critiques du système légal restent superficielles et que son apologie de la délibération démocratique se heurte tellement à la réalité objective de la politique contemporaine (dans presque toutes les démocraties et particulièrement en France) qu'on en a presque mal pour elle.
Et c'est à ce point que soudain, comme une résolution dialectique de ce conflit longtemps muet, éclot tel un lotus sorti de l'eau boueuse l'idée de faire advenir un monde de cryptos de gauche.
Puisqu'une partie de la conclusion était affichée en introduction, que n'y a-t-elle aussi placé de quoi donner espoir à ceux qui n'étaient pas d'avance acquis à sa critique, pour qu'ils acceptent de lire les 164 pages précédentes ! Il aurait fallu, je crois, annoncer bien plus tôt l'idée que la généalogie cyberlibertarienne de Bitcoin a le mérite de poser au centre de la table un répertoire de réflexions sur les notions de résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions propres aux marchés mais aussi aux États
puisque ces pistes de réflexion rejoignent, en certains points, celles d’une partie de la gauche radicale
.
J'avais, en avril 2018, accepté de participer à un échange avec la section du 5ème arrondissement de La France insoumise. La vidéo de cette rencontre, qui est d'ailleurs la plus visionnée de toutes celles que l'on trouve de moi, rend mal compte de la qualité des échanges (les assentiments font moins de bruit que les critiques, et la prise de son avait été un peu artisanale). Mais je me souviens d'un net clivage, entre des questions techno plutôt bienveillantes et curieuses et des critiques politiques assez tranchées.
Je n'en parlerais pas ici si (vers la 59ème minute) n'avait eu lieu un échange fort curieux avec un assistant un peu cassant et qui m'avait frappé par le fait qu'il se disait en même temps représentant en ce lieu de LFI et de... l'ACPR. Il ne présentait pas la chose comme contingente (dans le genre faut bien vivre) : il parlait expressément à ces deux titres. Je m'étais dit que c'était là une forme d'insoumission à laquelle je ne m'attendais pas. C'est un sentiment qui j'ai retrouvé parfois à la lecture du livre de Nastasia Hadjadji.
Ce que je regrette, pour finir, c'est que l'autrice, ayant pris le temps de rencontrer mais surtout de lire de très nombreux crypto-sceptiques (et cette recension est intéressante), se soit contenté d'un survol de la littérature
crypto la plus grossière (notamment sur Twitter) et n'ait pas pris la peine de rencontrer aussi des cryptos qui, pour une part, partagent certaines de ses idées.
Elle aurait ainsi pu échanger sans déplaisir avec le philosophe Mark Alizart, auteur de Cryptocommunisme, aller voir les doctorants de l'EHESS et parler avec le chercheur Maël Rolland.
Elle aurait pu aller jusqu'à Neuchâtel voir Julien Guitton (lien vers sa critique dans les commentaires ci-dessous) ou Alexis Roussel, bitcoineur fondateur de la plateforme Bity, mais aussi COO de l'entreprise Nym Tech qui développe une infrastructure réseau décentralisée et centrée sur la protection des données privées des utilisateurs. Longtemps président du Parti Pirate suisse, il est l'auteur d'un petit livre sur l'intégrité numérique.
Une telle rencontre, comme celle des communautés crypto suisses (dans un pays où l'on délibère beaucoup et où l'on s'inquiète un peu de notre santé) l'aurait sans doute inspirée. Du moins si elle acceptait enfin d'entendre tous ceux qui lui disent leur intérêt pour un instrument inclusif et une culture technique libre, comme lors de cette émission dont elle ne semble pas avoir retenu les réactions et questions reçues.
Enfin, sans fausse modestie, elle aurait pu intégrer les apports d'auteurs pour le moins non marqués alt-right comme Adli Takkal Bataille et moi-même, mais aussi Claire Balva ou Alexandre Stachtchenko ou parmi les américains, Andreas Antonopoulos, traduit en français et curieusement absent de son ouvrage.
Ses propos auraient été plus nuancés, mieux balancés entre technique et politique, moins imprégnés de certaines réalités d'un pays où nul sans doute ne la lira, et auraient permis à son livre non de cliver (au risque de renforcer les influences qu'elle entend dénoncer) mais de bâtir un espace de rencontre autour de l'idée de résistance à la censure et aux dispositifs de surveillance, comme composantes d’une société libre et émancipée des formes de coercitions
. Ce qui n'est pas une mince affaire et ne devrait être considéré comme sectaire par aucune personne sensée.
Quelques autres comptes-rendus :
- Celui de Pablo Rauzy, déjà mentionné et qui estime que sa lecture vaut
largement la peine tant les thèses présentées et les raisonnements développés le sont avec rigueur
ce qui est exactement ce qu'ont nié les lecteurs cryptos. In fine il confesse tout de même un léger malaise : si je devais avoir un reproche à faire à l'ouvrage ce serait de bien trop laisser les mots « anarchie », « anarchisme », « anarchiste », et même « libertaire » au camp de ceux qui n'y voient que l'anti-étatisme et la liberté individuelle absolue, sans aucune des notions de socialisation, de libertés collectives, et d'autogestion que ces termes devraient pourtant porter avec force
. Pour lui les choses sont simples. Le bon anarchiste est de gauche, le mauvais est libertarien et de droite. Il aurait aimé par exemple que lorsque l'autrice cite Tim May, a minima une note de bas de page remette en question cette appropriation malpropre de l'anarchisme par un libertarien, pour ne parler que d'une des premières fois où ce souci apparaît dans l'ouvrage
. J'avoue avoir ri en lisant qu'il aurait apprécié que la logique du raisonnement soit poussée plus loin, jusqu'à affirmer qu'une émancipation réelle ne sera pas permise sans se défaire pour de bon de toutes formes d'autorités imposés, que ce soit donc par un état ou par une puissance privée à travers un marché.
: j'ai moi-même fini par penser que Nastasia Hadjadji recopiait parfois des sources bancaires et butait ainsi sur la contradiction fatale de tout adepte de la régulation : ne pas imaginer d'autre régulateur que l'État même que par ailleurs on prétend combattre aussi.
- Celui de Ludovic Lars qui commence par s'interroger (un peu longuement) sur ce que sont aujourd'hui et pour les geeks la droite, la gauche et leurs extrêmes respectifs, essentiellement en suivant le modèle de Fabry puis en situant dans ce paysage marqué par ce qui est aujourd'hui un extrême-centre' (Macron , Lagarde...) une innovation comme Bitcoin, défini comme « un nouveau territoire de liberté » ou comme un « commun numérique sans frontière ».
- Celui de Julien Guitton qui rappelle que
le manifeste crypto-anarchiste commence par : “Un spectre hante le monde moderne, le spectre du crypto-anarchisme.”
et constate que a gauche est devenue autoritaire, elle pratique la censure, et là, la mise à l’index. Et pourtant, la gauche anarchiste libertaire des squats de survivants est toujours là
.
Pourquoi il faut dépolitiser Bitcoin
un compte-rendu critique et fort intéressant de Ines Assaini dansZone Bitcoin.