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144 - De la Propriété et de la Souveraineté

February 3rd 2024 at 19:00

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thème qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriété est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacré. Qu'elle ne soit pas le seul droit cité à l'article 2, ou qu'il soit ajouté immédiatement à l'article 17 que  nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité  sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.

Disons-le d'emblée : je marque toujours un grand étonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacré employés pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impôts. Parce que le droit de propriété a une histoire (avant, pendant et après 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'être toujours cohérentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire à l'Université d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) éclaire la rupture opérée par la Révolution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de réfléchir à ce qu'est la propriété, et à ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux être clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant à dire) je pars ici très en amont de Bitcoin (2009) et même de l'instauration de l'impôt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense néanmoins pouvoir approfondir le sens des mots, éclairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entièrement le système de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien Régime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremêlaient aux réalités multiples quant à la possession, entre le seigneur qui concédait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint à de multiples servitudes, corvées et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicité des droits locaux et des traditions. Ce seigneur était d'ailleurs, pour une propriété donnée, rarement unique tant la féodalité était dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le système dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la société et instaurer concrètement la Liberté et l'Égalité, il fallait à leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriété. Et pour re-fonder la propriété, il importait de faire sauter le séculaire édifice féodal : enlever tout caractère politique au droit de propriété (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractère patrimonial aux charges publiques pour conférer à la souveraineté (qui allait passer du roi-suzerain à la Nation-souveraine) son caractère indivisible et remplacer le vieux régime de tenure par un régime de propriété individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tête, en invoquant le caractère absolu de leur droit de propriété c'est justement l'inverse, à savoir réconcilier et réajuster la propriété à une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le système capitaliste.

Des historiens plus récents ont fait remarquer d'une part que la révolution n'avait guère aidé (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 étaient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un débat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, même s'il faut rappeler le rôle de nombreux savants (mathématiciens, physiciens et ingénieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19ème siècle, il est assez évident. l’Assemblée constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus généralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblée ! Ils représentent encore près de la moitié de la Convention en 1792.

La critique du système antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son Deuxième Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16ème siècle, qui voyait déjà dans la féodalité un fâcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie où il est né un siècle plus tôt, cet humanisme juridique revisitait à la base bien des concepts, avec des débats peu compréhensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf à dire qu'on y discutait implicitement de la répartition des terres et qu'on y dénonçait sans fard le démembrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la République) ne furent pas des libéraux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la même veine que l'œuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel Cambacérès devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas à créer une forme démocratique ni même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit clairement la démonstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thèses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La Brède et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus décisive, presque antithétique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions très opposées à la féodalité à savoir une souveraineté (royale) pleine et indivisible face à une société ayant désormais comme principal objet d'établir et de garantir le droit de propriété. Celui-ci n'était pas naturel mais nécessaire, les êtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idée que la propriété est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la société  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'équilibre de cet échafaudage devait pour eux être assuré par un souverain héréditaire et copropriétaire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient très abstraites  : on y décrivait un univers de  propriétaires  et de  propriétés . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriété  du roi comme étant  le droit de la souveraineté même  et fondant son droit à taxer la propriété privée.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crûment dans son livre : le goût extrême des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indifférence au droit, leur désintérêt volontaire pour les institutions réelles étaient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du précédent et se placer sur un terrain ouvert et vierge où un changement fondamental pouvait être envisagé . Quelles que soient les raisons (âprement discutées) qui ont conduit à réduire la propriété à une forme abstraite de  la terre  ils donnèrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutôt en faveur des thèses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis détails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultés qu'ont eu les hommes de 1789 à faire sauter un édifice absurde mais où tant de choses s'intriquaient, s'emmêlaient, avec tant d'intérêts croisés, il permet de déconstruire l'idée d'un droit de propriété, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le réseau X  simple, basique  et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derrière la  nuit  des grands principes au 4 août, nuit qui avait en réalité été mûrie depuis l'annonce même de la réunion des États-Généraux, derrière le caractère en apparence limpide du premier article du décret du 11 août ( L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ) il y eut des mois (des années, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps déclarés  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrète : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célèbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tôt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de manière collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trône, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nécessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste décrivait plaisamment en 2018 comme une mise en œuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fâcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rôle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-même exprimait lors d’une réunion du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la féodalité reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une Révolution est un jubilé qui déplace les propriétés particulières. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prévenir ; mais, quand il est arrivé, on ne pourrait détruire les effets qu’il a eus, sans opérer une Révolution nouvelle, sans rendre la propriété incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assuré de conserver ce qu’il possède ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraître sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prône un retour à l’ordre, non seulement de la société mais dans les familles. Ainsi, la plupart des réformes du droit de la famille ont été édulcorées (divorce, adoption, droits des enfants illégitimes) voire supprimées (égalité dans les parages successoraux) pour répondre à cette attente d’ordre. Quant à la propriété individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delà même de ceux-ci toutes les propriétés individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la féodalité. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriétés. La famille révolutionnaire a ainsi été sacrifiée sur l’autel de la stabilité de la propriété. Même Louis XVIII n’osera pas toucher à la propriété issue de la Révolution et dont il garantira le caractère inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriété a pu être dite absolue par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant après l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts très complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage très thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siècle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mêmes principes qu'au 4 août affirmés bien fort, parfois par des hommes déjà actifs cette fameuse nuit. Mais le décor et le coeur des hommes a changé. Même pour les propriétaires la liberté ne sera plus celle qui a effrayé ceux qui survécurent à la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et définit la propriété comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracée : il y a eu modification de la propriété, purgée de ses attributs politiques, mais nul anéantissement des droits de la puissance souveraine sur les propriétés particulières. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcées pour cause d’utilité publique, texte d’une grande importance et dont la postérité fut grande ne peut être oubliée lorsqu'on invoque le caractère absolu voire sacré de la propriété.

Les choses ne sont guère plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idées de certains Bitcoineurs sur la propriété sont aussi simples que la nature du droit du détenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractériserait par son appartenance à un genre ou à une espèce et non par son identité propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps à ce qui se passe avec l'émergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets écrivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. La question du droit de propriété sur le Bitcoin fait débat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de départ consiste à considérer si le Bitcoin peut être qualifié de droit de propriété incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ? . L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractère naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractère naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraître encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guère lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On détecte aisément ce lancinant fantasme, avec une profonde équivoque sur le vocabulaire (entre propriété, pouvoir, seigneurie et même royaume) dans certaines publications.

Près d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expériences ratées, douteuses, ou dangereuses. J'ai déjà écrit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriété  d'un bout de désert ou d'un îlot, même revendiqué par nulle puissance, même absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  à ses détenteurs, ni concrètement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontières non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

Plutôt que de rêver à ce qu'on a appelé, à l'époque des décolonisations, une  indépendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient méditer sur le combat séculaire des princes de Monaco, depuis la récupération (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualité d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien Régime, de vrais Traités internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maîtrise d'une manne fiscale non négligeable. Et Deo Juvante c'est à dire avec l'aide (ou la complicité) de la France pour l'électricité, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la défense. Un livre de Frédéric Laurent, paru il y a une vingtaine d'année, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin à parcourir !

Même en oubliant tout ce qui vient d'être dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette à quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquérir une gated community, une cité portuaire, une île côtière, de l'équiper pour lui donner une autonomie réelle, la capacité de se défendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des représentations diplomatiques dans quelques États complaisants, où verrait-on une  monarchie  même en définissant la chose comme le fait expéditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planète du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que révèle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bébés requins comme SBF) ne perdent pas de temps à de telles songeries et préfèrent, après quelques usurpations et démembrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (médias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte à s'y ménager de belles féodalités, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arrière-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette réalité prophétisée depuis une génération et présentée en 2020 par l'économiste Cédric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le système (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le système.

Quitte à chercher dans le passé, n'y a-t-il pas d'autres rêves à offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rêveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

à suivre

75 - La confiance par décret ?

February 8th 2018 at 17:58

On parle maintenant de Bitcoin, au sommet même de l'État, comme d'un facteur de risque systémique (face à des trillions de monnaies légales et des ploutillons d'actifs régulés ou non, mais gérés par des gens du système). Façon de dire que cette expérience menacerait le système financier mondial. Mais l'essentiel de la littérature sur ce fâcheux bitcoin émane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les régulateurs, les politiques et les journalistes, de ce système financier lui-même. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employés, le juge choisit cette même banque comme experte, et il faut des années pour que cela pose des cas de conscience à certains.

La fonction de régulation appartient en théorie à la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est à la fois la sécurité de l'État, celle de la population, et la nécessaire confiance de celle-ci dans celui-là. On régule donc largement (et sous des vocables divers : régulation, supervision, contrôle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les médicaments, les communications électroniques, les jeux en ligne ou les voitures à moteurs. Mais toujours avec les mêmes mots: confiance et sécurité.

Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.

le vaccin monétaireDans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.

Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.

Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel système rend fatales.

En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?

  • En ce qu'il s'agit d'un système (la santé publique) auquel il est pour notre sécurité pratiquement impossible d'échapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
  • Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le système monétaire, n'est régulé finalement que par lui-même, c'est à dire par personne en fait.

Ce qui m'a frappé, dès la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur Agnès Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».

Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il proféré par l'un de ces dictateurs grotesques que la télévision exhibe toujours à bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-démocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.

confianceSur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au Ministère de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.

Comme, hélas, il reste des esprits retors prêts à discuter de tout au vain prétexte que nous serions nés libres et égaux et vivrions dans une démocratie où la souveraineté émane du peuple délibérant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » déclare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de préciser que ce seraient justement ceux que leur déficit immunitaire rendrait non vaccinables.

En fait de sécurité, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du métro, avec des images où l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siège de la Stasi...

la stasi médicale

En l'absence de tout débat réel (en demander un c'est déjà se faire mal voir), seuls des médecins généralistes auront estimé totalement disproportionnée la privation de collectivité pour les enfants non vaccinés au regard de risques « inexistants ou infinitésimaux ». Mais un ministre ne va tout de même pas échanger avec des toubibs de quartier...

une petite piquereLe problème d'une confiance imposée par la coercition, même emballée en grande cause et ficelée de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacité la mine régulièrement : la frénésie de vaccin contre l'hépatite B dans les années 1990 a débouché sur le feuilleton de sa responsabilité dans des cas de sclérose en plaque ; la médiocre efficacité de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisées sur les 94 millions de doses payées aux labos) a mis en lumière des contrats que le Sénat lui même considéra comme d'une légalité douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...

Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospèrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.

Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intérêts, chez des membres médecins voire chez le président du Comité d'Orientation, et même chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'étend pas sur ce qu'on désigne communément comme un mécanisme de capture du régulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'évitera de paraître indélicat, ou d'être poursuivi en diffamation.

Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines après la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)

unregulatedC'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procès qui suivent les grands dérapages...

Les mots de réguler, régulation, régulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mêmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la régulation.

Concluons en revenant explicitement à Bitcoin.

Il est fort douteux que la régulation, confiée à des autorités très proches à tous égards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une défense tatillonne du secteur bénéficiant déjà de la plus forte protection imaginable (au même niveau que l'industrie nucléaire) contre les nouveaux entrants.

Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guère d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.

Enfin il est inquiétant de voir que les médias participent de la même confusion, en présentant sans distance critique les régulateurs comme des experts, quand bien même il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.

73 - Genre Venus

January 15th 2018 at 08:21

L'épisode suscité par la célèbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumière finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chéris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle… Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont à fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se développer, ils ont créé un site (..) ça vous permet d'apprendre à utiliser le bitcoin. Voilà, je crois que c'est le bon moment, ça commence à peine à se développer, et je pense que c'est le moment de s'y intéresser un petit peu. En fait, même si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dû mettre à peu près 1000 euros j'ai déjà gagné 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphère, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutôt moins de sottises que bien des journalistes spécialisés, et que son incitation à un investissement pédagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement noté le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phénomène commence à toucher le grand public et qu'on doit se réjouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? à mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phénomène tout sauf anecdotique ».

Alors d'où vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un réseau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriée pour des placements risqués ou non, même si les enfants peuvent voir les publicités automobiles diffusées par la télévision sans précaution particulière à l'égard de ceux qui n'ont pas l'âge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intéressées par la cryptomonnaie, formation qui nécessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prétendant mener vers des téléchargements gratuits et qui en trois clics amènent l'internaute à la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, même jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractère publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraître vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allègrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siège aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sûr (...) honnêtement ils ont plus de 85% de taux de réussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, même benêt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? Même les pré-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de Lacharrière, qui ne possède pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas étranger à des considérations de monétisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opération de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscité de vifs débats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La Vénus à la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scène où le metteur en scène (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de manière compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe à chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il égrène des « pour ainsi dire » légèrement désuets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui à la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gêné pour signifier à Nabilla qu'elle n'était pas à sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh là là on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complète ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils détachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est légitime, tout à droit à l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcément du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, à tout prendre, guère différent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgarité et la bêtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens là ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est révolutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En général ils n'en sont pas informés, parce que les propos positifs ne sont pas relayés. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilité les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si différente des critères de leur monde à eux dit à peu près la même chose dans sa langue à elle, ils peuvent se lâcher.

Et l'illégitimité de cette jeune personne rebondit immédiatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller à la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivée des idiots (alors même que tout annonce l'arrivée des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est définitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet à tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont été distribuées au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de répéter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent à ces derniers l'occasion de rire un bon coup à la santé des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligés de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquée, recadrée, taclée, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'étant pas destinée @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la différence) doit être destiné aux ados accros à Snapschat. Ils sont certainement très nombreux à suivre l'AMF.

Venus au miroir à Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaître » de Nabilla, l'AMF en répondant par un « restez à l’écart » aussi puissamment argumenté, se met à peu près au même niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autorité que confère notoriété ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos élites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La Vénus à la fourrure

On sent quand même vite une sourde saloperie de mâles rancuniers derrière tout cela. Bien sûr, on a compris que Nabilla, cette femme sans éducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17ème chapitre de l'Apocalypse. Ce que révèlent les références plus ou moins discrètes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delà d'une frustration charnelle un peu pathétique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas acheté un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient acheté mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant à ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la société française au bord du gouffre. C'est la moitié de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur à l'esprit humain, même s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social lié au jeu d'argent, ni publicité pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquête parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu à la conclusion que jamais l'Etat ne pousse à développer le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relève de l'éthique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondéré et se placer en promoteur sincère d'un développement compétitif, certes, mais responsable ». Rien à voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employé innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guère plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratèges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociétés en quête de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dérapages antérieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mêmes. On n'avait pas encore songé à parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder à inventer le « placement de père de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les découverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «Spécialistes en Valeur du Trésor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se réveillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport à un débat d'idées mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-être parfois de répondre comme tel. Genre Vénus...

72 - Pipeau

December 23rd 2017 at 16:33

pour Adli

Le temps de Noël est celui où l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivées jusqu'à eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai noté récemment, les économistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs théories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des économistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passé de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siècles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours à faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siècle en siècle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille légende ? Avant d'aborder le fait historique précis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte à Bitcoin, j'ai songé que le délicieux Père Castor rappellerait à nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus âgés leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, même s'il ne s'agit pas forcément d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'après un vitrail de l'église d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15ème siècle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nés à Hamelin furent emmenés par un joueur de flûte au vêtement multicolore jusqu'au Calvaire près de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'église d'Hamelin figurait la scène, dont une copie fut heureusement dessinée vers la fin du 16ème siècle.

Au 16ème on émit l'hypothèse que ce flutiste pouvait être Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une légende. Mais l'humanisme critique était également à l'œuvre : on vit plus tard émettre l'idée que les enfants seraient en réalité des pauvres, sans doute émigrés en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frères Grimm, qui compilèrent une bonne dizaine de sources.

L'antique légende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19ème siècle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystérieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littérature interprétative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la résumer. Le mythe s'avère bien plus fécond que celui des tulipes, forgé en gros à la même époque. Les histoires d'économistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matière de monnaie, ce n'est pas une première...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien récit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'après coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre récite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune précision : la promesse a été faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frères Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux précisée.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premières précisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'était in joke et on ne lui propose après coup que 50 (aux vers 155 à 173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantité de monnaie, non sur sa qualité. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom générique de pièces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initié la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins à fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire à Jean-Luc, histoire qu'il continue à relayer mes petits délires. Revenons à Browning : il a considérablement étoffé le récit, et c'est de lui que vont partir au 20ème siècle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publié en 1913, avec un texte  adapté de l'anglais  par un professeur de l'école normale d'Amiens, MF Gillard, le récit se fonde clairement sur le poème de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire référence à aucune monnaie médiévale précise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est très postérieure à l'époque des faits narrés. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14ème siècleCurieusement donc, c'est dans le récit que Paul Gayet-Tancrède alias Samivel (1907-1992), rédige et illustre en 1948 pour la série des Albums du Père Castor que l'on trouve reprise l'idée d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies différentes de l'époque... à condition de ne pas être trop exigeant sur les dates. Si l'épisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un émis à Lubeck, ville hanséatique comme Hamelin, au milieu du 14ème siècle. Pour le Kreuzer, la vérité oblige à dire qu'il ne circule guère avant le 16ème.

Quel est le rapport de l'une à l'autre pièce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18ème siècle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste après Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon très graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

Après la crise de 2008 comme en 1948 après guerre, il y a à la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche à billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possède pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale réservée aux banques elles-mêmes et à laquelle nous avons de moins en moins accès) et la monnaie en métal moins précieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problème, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problème) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivé de songer à Hamelin du temps où l'on vantait à toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en céder trois rondelles pour entendre la vérité sur Bitcoin, furent si prompts à suivre n'importe quelle petite musique promettant, grâce à  la technologie qui est derrière  encore des économies, encore des bénéfices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animé. Pas sûr. Samivel après d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivés quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) où ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avérée être une grotte où les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

71- Un texte original

November 25th 2017 at 07:46

S'il faut reconnaitre des mérites à la note intitulée Les implications macroéconomiques du Bitcoin et rédigée par M. Paul Mortimer-Lee, chef économiste pour le marché américain chez BNP Paribas Securities, on commencera par se réjouir de lire enfin un texte issu de l'intérieur du système, non de ses retraités, fournisseurs, obligés et stipendiés, et dont l'argumentation est conduite avec raison, sans tulipes ni ponzi. On y trouvera quelques phrases au contraire bien réjouissantes !

Mortimer Lee

Le second succès à souligner est d'avoir, pour un texte de deux pages, fait déjà tellement tourner le moulin à paroles chez des dizaines de journalistes dont rien n'indique qu'ils aient eu accès au document original et des centaines de commentateurs qui auraient souhaité une lecture directe et non celle de l'article du Telegraph et des innombrables copier-coller de celui-ci dans la presse généraliste comme spécialisée.

On peut s'interroger sur la confidentialité intentionnelle ou non d'un document qui n'est apparemment ni tout à fait secret ni réellement accessible. Plusieurs lecteurs ont assuré l'avoir cherché en vain. J'en ai demandé par mail, dès lecture de l'article du Telegraph, une copie à la chargée presse de la Banque, mardi 21 novembre à 7 heures du matin. A cette heure je n'ai pas eu de réponse. Mais comme je le rappelle souvent, le mot grec historia signifie enquête, et l'on ne se forme son opinion que sur des documents originaux...

J'espère donc satisfaire la curiosité de nombreux amis et au delà en mettant ici en ligne le document original débarassé de ses legal notices et de la liste des numéros de téléphone de la direction des études (seule chose qui m'ont paru de nature à nuire à nos amis banquiers).

Si le Telegraph citait bien le mot « la seule conclusion qu'il s'agisse d'une bulle ne dit pas qu'elle doit éclater prochainement » mon impression est que son analyse (pour ne pas parler de celles qui ne citaitent que l'homme qui a vu l'homme qui a vu l'Ours) tendait quand même à tirer les concluions de Mortimer-Lee du côté anxiogène.

D'abord le chief economist le dit d'entrée de jeu : « les bulles, comme la précédente bulle technologique, ont souvent de solides fondements, et dans le cas présent c'est la technologie blockchain. Les cryptodevises sont probablement là pour demeurer ». Quant à l'inflation du cours, il le renvoie dès l'introduction de sa note à l'inflation du QE.

Plaisamment aussi, et pour nous reposer des sornettes pompeuses sur la nature de la monnaie (le monopole régalien magnifié par la signature de Monsieur Trichet sur chaque billet) Mortimer-Lee rappelle que money is what money does, un point qu'il est parfois opportun de rappeler et sur lequel les historiens pragmatiques ne contrediront pas les économistes pratiques. Le système de fiat money se voit, dans sa note, étonnement introduit par le mot « but » et souligné par le mot « currently ». On ne saurait mieux rappeler que ce que certains veulent faire passer pour le dessein du Ciel n'est qu'un état de fait assez récent et sans fondement particulier.

Venons-en au montant limité du nombre de jetons Bitcoin. Là aussi les avant-goûts de la note me paraissent avoir été tirés vers la critique : monnaie limitée, risque déflationiste etc. Ceci appela une réponse au demeurant très fine du polytechnicien Alexis Toulet défendant le Bitcoin, monnaie pour un monde fini, défense à laquelle je souscris largement. Mais le texte original me paraît bien plus ouvert, ne serait-ce que parce que ce montant limité n'est pas présenté comme une erreur ou un complot, mais comme « a brilliant feature by the designers » sans compter le rappel des délires du QE ou des expropriations à l'arrache pratiquées à Chypre.

le telegraphTant et si bien que le paragraphe sur les conséquences monétaires n'occupe guère qu'un petit tiers de la note. Et que l'absence de prêteur en dernier ressort qui faisait le titre du Telegraph n'y apparait que bien discrètement.

Je laisse chacun supputer les raisons de l'attitude de la presse financière. L'opération me semble avoir, les historiens me comprendront, un petit côté dépêche d'Ems !

La note de Mortimer-Lee révèle, notamment sur les conséquences de Bitcoin pour la politique monétaire, des analyses bien plus proches des réponses critiques exprimées par divers bitcoineurs par exemple sur Bitcoin.fr, que des avertissements catastrophiques (serious concerns) par lesquelles on avait voulu la résumer. Les forks sont métaphoriquement comparés à de nouveaux gisements, ce qui n'est pas mal vu.

Ce texte qui s'achève fort philosophiquement par une promesse sibbyline : « a controversial and volatile future looks assured» gagne décidément à être lu en version originale !

64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

July 18th 2017 at 18:40

pour Adrian, sur son île

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'étant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empêcher de spéculer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin était adopté en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la Grèce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'île de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guère qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilège souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabâche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les époques héroïques permettaient aux audacieux, s'ils n'étaient pas alourdis de scrupules, de se bâtir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunités de se tailler un royaume à coup de machette, d'y faire régner son ordre, brutal ou idéaliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planète semble désormais entièrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dépendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolés, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rêveurs s'obstinent à revendiquer pour eux-mêmes. Dans certains cas il y a une revendication fondée sur des droits historiques à l'indépendance (Seborga ne serait pas moins légitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une déclaration d'indépendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privé, île, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fécond est le projet de terra nullius. Non pas une île inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragés (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rêve.

Il y a eu, par le passé, des territoires négligés, oubliés voire "abandonnés" par les Etats : le fort Sao-José devant Funchal (Madère) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner à l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'était pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créèrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brève sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, porté par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libérale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestés seraient terra nullius, chacune considérant ces territoires comme appartenant à l'autre ! Le Liberland a indiqué plusieurs fois son intérêt pour le bitcoin mais sa volonté trop manifeste de s'ériger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances à terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes pièces des kibboutz libertaires ou des îles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guère l'effet d'annonce.

l'île au trésor

Il y a des spécialistes de ces micro-nations, monarchies privées et autres républiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensé tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher où un illuminé pourrait un jour décréter, peut-être, que bitcoin (ou une autre devise décentralisée) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble être le concept de terra nulla que j'ai effleuré en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clé pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le même Bruno Fuligni a écrit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont récemment réimprimé et qui est consacré à l'île Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette île, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siècles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant Prévost 831Elle fut explorée alors par un français qui y planta nos couleurs, mais également revendiquée par les Anglais (qui affirmèrent sans preuve y avoir débarqué) et par les Italiens qui la réclamèrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la même selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque là, Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres îles sont l'objet de telles chicanes.

La particularité de Julia, disparue dès 1832 alors que sa récente apparition avait suscité une crise diplomatique, puis réapparue en 1863, visitée par Walter Scott, mentionnée par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant même inspiré Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-être pas la même île à chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les éruptions font apparaître. Juridiquement, cela n'est pas sans conséquence.

Ferdinandea à 8 mètres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nôtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant à Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fût-elle à découvrir ou à façonner. Mais peut-être de projets apparaissant à la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rêver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-être dans la permanence des territoires habités que réside la cause de tous les mots dont souffre l'humanité. L'injustice et l'arbitraire, la bêtise et la violence, pourraient-ils prospérer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la société à se remettre en question périodiquement ? La propriété, l'héritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'île Julia. Qu'elle sorte des eaux, la société qui viendrait à s'y établir aurait une claire conscience de sa précarité. Elle ne bâtirait rien de pondéreux ni de matériel, que de la fantaisie et de la légèreté, prête à prendre le large au premier séisme. Quand bien même la vanité humaine ferait éclore de ces obscurs groupements d'intérêts politiques et économiques qui dominent partout ailleurs, l'île en laverait son sol par une nouvelle plongée dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installés sur leurs terres, pas d'institutions surannées, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. Activité principale : indolence et farniente. Son sous-développement irrémédiable fait d'elle l'ultime réuit de l'idéal. C'est tout le charme de l'île Julia."

L'île à éclipses"Les grandes utopies ont échoué parce qu'elles demandaient trop à la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthénique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimée pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fédéraliste ni nationaliste, ni européenne ni africaine : elle est la thébaïde du monde où l'esprit seul a droit de résidence. Au moment où les prophètes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'île Julia, au milieu de la Méditerranée, à équidistance entre l'Islam et la Chrétienté. Les mécréants n'ont ni église ni mosquée; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armée pour les défendre. A tous ceux qui doutent, qui hésitent, qui s'interrogent, aux rêveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconséquents, il reste au moins l'île Julia. Son émergence n'est même pas nécessaire à leur contentement. L'île est pour eux une terre d'élection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade à Julia et ailleurs :

59- La Blockchain d'un monde qui change

March 11th 2017 at 09:54

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.

En UkraineEn commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.

Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.

Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.

Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

49 - Strange contract

June 22nd 2016 at 07:50

L'attaque du vendredi 17 juin contre la DAO a constitué un instant passionnant dans l'aventure intellectuelle déjà passablement stimulante de l'économie décentralisée. Les présentations consacrées à Bitcoin s'achèvent presque rituellement en rappelant que "Bitcoin est une expérience". Ce qui vient de se passer, au delà d'une faille technique, doit être pris comme une leçon et inciter chacun à une prudence et à une modestie qui avaient été quelque peu perdues de vue depuis des mois.

En quelques heures, le rêve anarcho-capitaliste s'est fissuré et le slogan à tant d'égards simplet "Code is Law" s'est avéré impuissant face aux forces de l'ordre... des développeurs. Acta est fabula ?

code is law

Sans doute ceux qui vont maintenant annoncer la mort de l'ether, comparer la DAO à Mt Gox et brûler sans réflexion ce qui les enthousiasmait hier sans plus de réflexion se tromperont-ils. Sans doute aussi allons-nous voir de grands coups d'épée dans l'eau de ceux qui demanderont de la régulation, des normes, des lois. Mais ensuite il y a fort à parier que l'aventure ramènera vers des fonctions et des concepts plus clairs et renforcera le rôle central du bitcoin.

Pendant des mois en effet nous avons dû souffrir des discours opposant schématiquement le bitcoin et son grossier désir de jouer le rôle de monnaie sur la base d'un protocole tout juste bon à rouler quelques métadonnées en sus de transferts bien longs et bien peu nombreux, au chatoiement mirifique des blockchains les plus diverses. Telle blockchain qui devait ne véhiculer que des bons de caisses (un produit datant du Front Populaire) était décrite comme juridiquement révolutionnaire, telle autre qui se révélerait n'être qu'une database distribuée suscitait les investissements de dizaines de banques.

Mais tout le beau monde à l'unisson imaginait le meilleur des mondes qu'allait permettre la blockchain sur laquelle circuleraient des contrats intelligents. Que des éléments de programmation puissent être ajoutés sur la solide chaîne de bitcoin (cf. le discours très explicite de Rootstock sur le fait de proposer une solution Turing Complete mais de ne pas être une AltCoin concurrente), que la notion de smart contract soit même antérieure à bitcoin, que le bitcoin lui-même soit à bien des égards la première "DAO", rien n'y faisait : c'était cela et rien d'autre la révolution-à-la-mode !

D'un côté donc le bitcoin, une fausse monnaie, de l'autre l'ether, non spéculatif et porteur d'intelligence. Quand on commença à dire (un peu vite, sans doute) que les développeurs d'Ethereum envisageaient un abandon de la preuve de travail, autrement dit du minage (chose dont les banques ne veulent pas trop pour leurs blockchain "Poc" ) et une adoption du système censitaire dit de la preuve de participation, ce fut un ravissement général. En février on put lire que l'ether était destiné à enterrer bitcoin handicapé, je cite, par son intense spéculation. Bien des gens sortaient déjà leur beau costume sombre pour la mise en bière.

Soixante jours plus tard, le cours de l'éther non-spéculatif était multiplié par 15. Comme je le fis remarquer dès mars lors d'une conférence (PayForum, 17 mars) où l'on me demandait de faire le prophète plus que l'historien, il semblait que tout le monde soit shooté à l'éther. J'ai un certain plaisir à ressortir ma slide aujourd'hui...

tous shootés à l'éther

Or ce qui servait de champignon à ces rêveries c'était le "smart contract" et ses promesses portées aux nues sans examen critique. Longue est déjà la liste de ceux qui avouent n'avoir peut-être pas très bien compris tout ce qu'écrivait Vitalik Buterin.

Dès mars aussi, lors d'une rencontre organisée par Think liberal Assas (on peut en revoir l'enregistrement video) des doutes se faisaient jour chez les juristes. Je me contentai alors de rappeler que, contrat intelligent ou pas, organisation décentralisée ou pas, il serait fort étonnant que le pouvoir régalien ne vous rattrape pas par sa justice. En historien, je soulignais que l'état capétien s'était construit par ses juges bien avant la mise en place de vrais administrateurs, puisque la partie lésée ne manquait jamais de faire appel à lui de toute décision des petites justices locales. Les juristes étaient nombreux dès le début du printemps à mettre en doute l'existence de quelque vide juridique que ce soit.

On attend donc avec curiosité les (inévitables) suites juridiques de l'affaire du smartfail sur le plancher des vaches. Cela remplit déjà des pages de commentaires sur Reddit et ailleurs...

le vol de la JocondeC'est l'affaire à suivre ne serait-ce que pour son côté romanesque, avec un attaquant qui comme un Arsène Lupin moderne semble avoir mis avec forfanterie son petit mot sur le piano. On se souvient d'ailleurs que le gentleman cambrioleur de 1908 brouillait les pistes et avait déjà inventé ce que l'ai appelé la "technologie Joconde".

Blague à part, il n'est pas évident que ce gentleman soit juridiquement un monte-en-l'air.

Les fonds de la DAO n'ont pas été illégalement dérobés. Ils ont été envoyés à l'adresse du hacker en suivant très précisément les règles-mêmes du contrat. Qu'un contrat soit mal écrit, mal ficelé dirait-on (le codage offrirait donc des trous, différents de ceux qu'offre parfois la rédaction d'une loi, mais avec des effets similaires?) ne rend pas en soi illégale la mise en oeuvre d'un cas-limite.

Ceux qui reprochaient au bitcoin de ne pas être assez programmable devraient réviser leur discours. Sans doute le bitcoin est-il juste assez programmable pour rester une monnaie. Et sans doute son langage de programmation a-t-il été choisi avec une réflexion plus mûre qu'il n'y paraissait à ses détracteurs.

Maintenant le remède est-il pire que le mal ? Ou révélateur d'une équivoque ?

Fin du bonheurCe qui est tragicomique c'est que la solution proposée (détruire les fonds saisis par le hacker et émettre de nouvelles unités monétaires pour rembourser tous les investisseurs de la DAO) se situe peut-être pour le coup dans l'illégalité ! Et si le hacker s'amusait alors à poursuivre la fondation Ethereum ? Comme de nombreux développeurs d'Ethereum sont personnellement investis dans la DAO, cela rend leur manoeuvre encore plus douteuse moralement. De sorte que la mode consistant à décrier la gouvernance opaque de Bitcoin va peut-être passer, elle aussi, celle d'Etereum devenant pour le coup trop claire.

Ce n'est pas sans rapport, soit dit en passant, avec le monde réel, celui où l'on voit par exemple Hank Paulson (ex Goldman Sachs) décider que le Trésor américain va renflouer AIG pour lui permettre de rembourser Goldman Sachs.

je suis la DAOAutre rapprochement avec la "vraie vie", la façon dont on passe très vite de l'émotion après l'attaque à la suspension, sans trop de façon, de l'état de droit antérieur. A quand la cyber-chypriation? On annonce maintenant le black-listage des adresses suspectes. Monsieur Cazeneuve pourrait gérer ce genre d'organisation décentralisée !

Que ce type de réaction n'ait point émergé de la communauté Bitcoin quand problème il y eut souligne que les communautés Bitcoin et Ethereum n'ont pas les mêmes caractéristiques, ni les mêmes valeurs. L'enthousiasme manifesté par la grande finance envers Ethereum se comprend mieux a posteriori.

Que dire maintenant du smart contract, à la lumière des événements récents ?

Tandis que les estrades étaient occupées depuis 2015 par les prophètes du smart contract, les développeurs exprimaient déjà des doutes, ou disons un sentiment d'inconfort devant ces "contrats intelligents auto-exécutables" dont rien ni personne ne pourraient entraver la mise en oeuvre et la poursuite. Pour une raison dont ils sont les meilleurs juges : on ne développe pas sans prendre des risques quant à la sécurité.

Mais pour moi il y a plus fondamental encore : l'idée d'un contrat échappant tant au droit (id est à la loi, à la jurisprudence, à l'arbitrage etc) qu'au passage du temps devrait heurter tous ceux qui ont le sens de l'historicité des actions humaines, ceux qui savent que l'histoire est aussi l'histoire des changements de lois.

Et puis cela ressemble par trop à la mèche d'une bombe. Je songeais depuis quelque temps - et je l'évoquai dans plusieurs conversations avec des amis - à un film qui me paraissait montrer l'absurdité d'un contrat auto-exécutable. Ce film date de 1964 ; c'est le Docteur Folamour (Dr. Strangelove) de Kubrick.

A vrai dire, ce chef-d'œuvre classique offre déjà une réplique culte (voir note en bas de page pour la transcription!) quant à l'interfaçage homme-machine : le célèbre You're gonna have to answer to the Coca-Cola company quand un colonel américain un peu borné se voit contraint de détruire une machine non (comme vous et moi dans le métro) pour décoincer une canette de Coke, mais pour procurer à son homologue anglais le quarter indispensable pour appeler le président des USA. Il est clair que l'Internet of Things ne permettra pas ce genre de procédé.

Mais la scène du contrat auto-executable est celle dite de la Doomsday Machine.

Un contrat auto-exécutable... avec la Mort.

Pour aller plus loin :

  • J'en profite pour exposer mes doutes, également, sur ce que l'on appelle pompeusement un peu partout l'Oracle. Par exemple, jai cherché la citation exacte du malheureux colonel devant la machine. Celle qui correspond à l'audition du film recueille 639.000 citations sur Google. Les transcriptions erronnées suivantes recueillent 598.000 pour "you’re going to have to answer to the coca-cola company" ; 659.000 pour "you'll have to answer to the coca-cola company" et ... 2.390.000 pour "you will have to answer to the coca-cola company". Je me suis fié à ma propre audition...
  • la scène de la Doomsday Machine en version originale
  • La réaction typique d'un juriste... et quelques réactions divergentes, qui témoignent aussi de différences de cultures.
  • La réaction de Vitalik Buterin, dès le 19 juin, sur la sécurité des smart contracts.
  • de très gros doutes exprimés ici sur la solidité, non de la DAO, mais bien de l'ether et de son langage de programmation.

46 - La Banque a les jetons

May 12th 2016 at 11:20

Une version abrégée et sans illustration de cet article a été publiée sur le Cercle des Echos pour présenter mon idée d'une nouvelle économie du token.

Le mot token a fait son apparition, assez timidement, dans la cryptosphère. Au vrai, pas plus que le mot blockchain il n'apparaît nulle part dans l'article fondateur de Satoshi Nakamoto en 2008. Mais lui, il a des racines historiques anciennes.

Une page wikipedia token présente de ce mot plusieurs acceptions données à tort comme des homonymes, dont quatre significations liées à l'informatique, sans allusion aux actifs cryptomonétaires, et une référence renvoyant à la page consacrée aux tokens britanniques décrits comme des jetons de paiement illégaux du 17ème au 19ème siècle.

Une fausse monnaie pour le bien commun ?

Sur la page wikipédia consacrée au token britannique cette notion d'illégalité réapparaît, mais pas de façon aussi brutale, et on trouve un exposé historique très complet des différentes phases d'émission de ces petites monnaies privées tolérées par le pouvoir et largement utilisées dans le commerce pour de nombreuses raisons tant et si bien que l'on voit un tisserand (John Fincham à Haverhill dans le Suffolk) apposer sur son demi-penny la fière mention pro bono publico.

HAVERHILL MANUFACTORY  1794

En partant des tokens du passé, je vais tenter d'explorer ce qui pourrait être imaginé aujourd'hui pro bono publico .

J'ai déjà largement abordé le sujet des tokens anglais, dans le tout premier billet que je consacrai en juin 2014 à cette importation française de la même idée par les frères Monneron. La page wikipédia fait largement le point sur ces expériences qui, sur près de trois siècles seront très nombreuses (près de 10.000 monnayages privés) et à vrai dire très diverses : on voit des jetons émis par des artisans, mais aussi par des paroisses, des cités, dans des contextes qui peuvent être marqués par la pénurie de numéraire, mais aussi par l'emballement économique.

Les tokens commerciaux sont les plus pittoresques, qu'ils arborent les emblèmes d'un faiseur de pipe londonien ou d'un brasseur de whisky irlandais.

pipe et whisky

Les tokens des paroisses et des cités s'ornent des emblèmes ou des éléments d'architecture locaux, exactement comme le font les billets de banque des monnaies locales complémentaires aujourd'hui.

Il est utile de réfléchir sur les origines de cette exception monétaire pour mieux situer le bitcoin dans l'histoire des monnaies.

Le pouvoir royal anglais connaît, notamment au 17ème siècle, des périodes de défaillance et de carence qui expliquent ce phénomène, comme en France où le monneron naît aussi, en fin 1791, de la faiblesse de l'Etat. Mais bien au-delà, ce pouvoir manifeste, par son constant désintérêt pour le petit monnayage de cuivre, un mépris pour la vie quotidienne des petites gens qui n'est pas sans évoquer pour moi la désinvolture des élites actuelles quand elles mettent en oeuvre la digitalisation des services publiques ou annoncent un monde sans cash. Quant à la dévalorisation des monnaies, elle doit surtout être perçue ici comme une gêne, une incommodité pratique. Les tokens privés restent accrochés à la vraie monnaie ; ils sont simplement plus commodes que la monnaie publique.

Inversement l'état de l'opinion publique et la mentalité entreprenante de la population anglo-saxonne ont certainement joué un rôle dans cette multiplication des monnaies privées sans équivalent dans un pays comme la France, que ce soit pour les petits commerçants, qui n'ont (sauf les lupanars) jamais battu monnaie en France, ou pour la monnaie que l'on pourrait appeler "sociale et solidaire", celle de certaines institutions religieuses ou hospitalière (à l'exception notable des méreaux français sur lesquels je reviendrai).

Gloucester Hospital silver penny

Dans l'histoire des tokens privés on perçoit un double enjeu, très similaire à ce que nous voyons aujourd'hui : de qualité de la monnaie et de commodité du moyen de paiement.

Les monnaies du Royal Mint étaient trop légères (en argent) ou trop lourdes (en cuivre) et toujours de mauvaise qualité. En outre leur coût de revient était élevé ! Matthew Boulton, un petit industriel de Soho, veut moderniser le monnayage, notamment en utilisant la machine à vapeur de son associé James Watt. Il proposa cela aux autorités en 1787, mais il lui fallu exactement 10 ans pour convaincre le Royal Mint, le Parlement et quelques autres "experts". Durant cette décennie, il vécut en réalisant des tokens (dont les monnerons français).

Un ancêtre du bitcoin?

boultonA cet égard, Matthew Boulton est bien mieux que les frères Monneron, sinon l'ancêtre du bitcoin, du moins l'initiateur d'une démarche monétaire alternative qui n'est pas sans enseignement : il proposait une monnaie ayant une vraie valeur (loyauté du poids et de l'aloi), un rapport réel à l'industrie de son temps, l'intelligence du rôle des collectivités locales dans le développement économique, la commodité pour l'utilisateur. Naturellement ses tokens furent imités mails (déjà!) les ... alt-tokens étaient le plus souvent des scams.

La similitude la plus marquante se révèle dans l'attitude des autorités qui, non sans faire bien des façons, entreprirent à tour de rôle de contrôler, de suivre, d'interdire ou de copier les inventions de Boulton, sa technologie. La Bank of England émet son token.

le token Bank of England de 1797

Les interdictions avaient la même efficacité ou les mêmes limites qu'aujourd'hui : la persistance des jetons de navires rappelle que les prétentions des États sombrent dès la sortie du port, ce qui se retrouve aujourd'hui dans le cyber-espace.

token de navire 1796

Enfin quand le Parlement de Westminster parvenait à contrôler les choses sur son île, il était bien loin de le faire dans les dominions. Au total on ne peut qu'approuver la conclusion de Wikipedia : les tokens marquent assez bien les limites de l'autorité du souverain, lorsque ce dernier ne répond plus aux besoins de ses sujets.

L'autorité du souverain n'est pourtant jamais totalement mise hors-jeu par les fabriquants et les utilisateurs de tokens.

Strachan & Co barter tokenD'abord parce que tous ces tokens gardaient une valeur nominale de rachat/transaction accrochée au système légal : penny, demi-penny ou farthing (quart) ils formaient une sorte de monnaie divisionnaire privée.

Même les barter tokens, échangeables uniquement in goods, contre service ou marchandise faisaient référence à l'étalon monétaire. À ma connaissance du moins, aucun pub n'a émis des tokens échangeables en pinte de bière. Les seuls tokens sans valeur faciale sont ceux servant à ouvrir la porte des lavatories ...

Ensuite parce que si les trade tokens réputés échangeables contre monnaie et non seulement contre service ou marchandise se situaient en dehors du cadre légal, les autorités durent quand même intervenir et sévir contre des aigrefins qui oubliaient ce détail ou filaient avec la caisse. C'est ce que les autorités désignent aujourd'hui comme leur mission de protection du consommateur !

Ces deux caractéristiques me semblent tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat).

Pourquoi ?

Parce que le bitcoin n’a aujourd’hui qu’une capacité encore très marginale à jouer le rôle d’étalon (hors crowdfunding dans la communauté). Inutile de dire que ce défaut est plus grave encore pour tous les alt-coins. À l’autre bout, les monnaies fiat ont une faiblesse grave : elles ne sont pas programmables. Il y a un chaînon manquant !

Répétons que sur une blockchain donnée ne peut circuler qu’un seul token (le sien) et tout ce qu’on voudra, mais sous la forme de IOU ou de reflet. Or seule une loi pourrait assurer l'équivalence d’usage du token de la banque centrale avec son unité de compte dans « la vraie vie ». Un token fiduciaire ne peut exister que par la loi, sur la blockchain de la banque centrale.

Que sa gestion soit privée, consortiale ou permissionned est un problème technique mais surtout politique. Si la rémunération est libellée en e-fiat, la banque centrale peut éviter la « course aux armements » qui a emballé le minage du bitcoin. La création de fiat-token peut servir à la rémunération de ses mineurs et /ou de travailleurs de l’économie collaborative. Car elle peut être gérée comme une distribution d’une nouvelle forme de numéraire (plus ou moins traçable selon le niveau de transparence exigée) mais aussi servir un jour une politique d’helicopter money ciblée (différente du revenu minimum) quand on décidera que la forme actuelle du QE actuel doit être révisée.

Mais, outre ces fonctions de distribution de numéraire digitalisé, une telle blockchain centrale pourrait permettre (à tous) de colorer des fragments de jetons pour en faire des monnaies locales ou affectées, mais aussi des jetons pour les cyber-jeux. D'implanter, pour gérer bons de réduction, points de fidélité ou coupons divers, des sidechains offrant à leurs utilisateurs la solidité de l'ancrage à la banque centrale. Voire de greffer sur des fragments d'e-fiat des smart contracts de type ethereum, comme Rootstock le fait sur la blockchain de bitcoin.

Bref la blockchain centrale peut être l’animatrice de la nouvelle économie du trade token, ou du counterpart token dont le développement au Japon a été récemment décrit par Koji Higashi (IndieSquare), mais d’une token economy étalonnée en fiat, et dont les opérations pourraient, à intervalles réguliers, être timbrées et horodatées sur la seule vraie blockchain publique et universellement auditable, celle du bitcoin.

Peut-être est-ce par ce qu'elle gère encore en direct une monnaie souveraine, ou bien parce qu'elle communique plus activement, la Banque d'Angleterre a donné le sentiment d'être plus en avance sur cette réflexion. Dès février 2015, dans un discussion paper intitulé One Bank Research Agenda la BoE citait nommément bitcoin (et non la "technologie blockchain") pour évoquer la possibilité d'une e-fiat : La question de savoir si les banques centrales doivent faire usage de cette technologie afin d’émettre devises numériques, mérite donc d’être soulevée. C'est une vraie question. Au prix de quelques aménagements juridiques, le e-sterling sur une blockchain BoE serait aussi "réel" sur cette blockchain que le bitcoin sur la sienne. Et aussi programmable. Et tout en restant un cash, une monnaie-valeur sans contrepartie.

virtual sterlingSuivait une réflexion dont on trouvera ici le résumé en français et dont j'extrais ceci : Une banque centrale pourrait faire plusieurs usages d’une monnaie numérique pour gérer les règlements interbancaires, ou la mettre à la disposition d’un plus large éventail de banques et institutions financières non bancaires. Dans l’absolu, une telle monnaie pourrait également être mise à la disposition des entreprises non financières et des particuliers en général, comme des billets de banque le sont aujourd’hui.

Là, est-ce le poids de l'expérience historique ? La BoE propose-t-elle à tous ceux qui veulent gérer une petite blockchain en sterling d'en faire des sidechains de sa propre blockchain en sterling ?

ER bitcoinL'idée, en tout cas, rencontrerait son temps. Quand à l'occasion d'une nouvelle émission de pièces à l'effigie de sa gracieuse Majesté, le Huffington Post à consulté quelques jeunes designers, Vicky Behun de l'agence Doner répondit avec humour : Du métal. Qui a besoin de cela? On est dans un mode digital maintenant et le Royal Bitcoin est une institution qui va de l'avant. Il nous remerciera de lui épargner tout ce travail.

sous le soleil de bitcoin

Peu de temps après, la BoE faisait savoir qu'elle travaillait sur les hypothèses émises en décembre 2015 par deux chercheurs de l'Univesity College de Londres, Georges Danezis et Sarah Meiklejohn (voir résumé en français sur Bitcoin.fr) : une crypto "rien que pour elle". Le RSCoin, dont la conception s’inspire fortement de Bitcoin (cité 59 fois dans le document universitaire), conserve néanmoins, à la demande de ses commanditaires, les « caractéristiques » de la livre sterling.

Une blockchain à l'Hôtel de Toulouse ?

Une blockchain à l'hotel de Toulouse ?

Il n'y a aucune fatalité à ce qu'une telle aventure soit abandonnée à la BoE tandis que la BCE ou les différentes institutions de l'Eurosystème en resteraient à des réflexions exploratoires sur les possibilités offertes par la blockchain à la gestion des valeurs mobilières, ce qui regarde les services securities des banques commerciales.

La Banque de France représente une force de proposition importante en son sein. Elle a désormais un gouverneur ingénieur. Elle joue sans doute l'eau qui dort. L'appel d'offre de mars dernier était on ne peut plus vague: "La présente consultation porte sur la recherche d’une prestation d’assistance pour mener avec l’assistance et les compétences techniques du fournisseur les travaux relatifs à une « Réalisation d’une étude d’opportunité pour la mise en place d’architectures Blockchain à la Banque de France ».

Mais ses offres d'emplois publiées en février sont plus précises. La Banque cherche des compétences pour analyser l’architecture blockchain, les concepts utilisés et les domaines d’emploi possibles dans le périmètre des activités de la Banque de France.

Reste à s'entendre sur le périmètre.



Pour aller plus loin sur les anciens tokens :

Pour aller plus loin sur la réflexion des banques centrales :

  • l'étude de Robleh Ali de la BoE publiée au 3Q2014, relativement ouverte à l'expérimentation, mais sans réelle exploration d'un système de crytodevise BoE. A noter cependant (en page 285) une digression un peu étonnante sur un système de réserve fractionnaire en bitcoin
  • L'étude Centrally Banked Cryptocurrencies de George Danezis et Sarah Meiklejohn (University College London) du 18 décembre 2015

44 - La Liberté

April 14th 2016 at 09:02

Lors d’un colloque à l’Assemblée Nationale, on m’avait demandé de répondre à la question : Pourquoi, achète-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptés ?

J’avais répondu qu’il y avait bien des raisons, au delà de l’intérêt, pour désirer détenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intéressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'émerveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il était difficile à présenter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cœur du projet d’une monnaie décentralisée c’était la liberté du cyberespace, mais en précisant «au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'était pas forcément ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par Liberté.

de Sevère Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai déjà évoqué ici abordait lui aussi la chose à sa façon. Youl a déjà revisité, à la demande de clients bitcoineurs, la Cène de Vinci et les Joueurs de Carte de Cézanne. A chaque fois je suis étonné de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirée de la cultissime Liberté guidant le Peuple d’Eugène Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en même temps, adoptée comme illustration de son communiqué de presse « pas de révolution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant à cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'était pas un choix trivial, voire fâcheux. La liberté figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce même tableau, passablement sagouiné, avait jadis servi à illustrer un billet de 100 francs créé en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siècle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa Cène, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premières ébauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-académique mais non-révolutionnaire, plutôt admirateur de Napoléon. Il n’a pas participé à l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette révolte et des suivantes, voire pour illustrer « les Misérables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspiré du peintre, bien des années plus tard, pour écrire le récit d’une insurrection républicaine de 1832, qui fut durement réprimée par le régime établi deux ans plus tôt.

La toile de Delacroix célèbre en effet les « trois glorieuses » journées du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers réunis) renversèrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frères de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la République parce qu’elle était perçue comme un facteur de désordre social, ni du fils de Napoléon, parce que l’empire aurait hérissé les puissances étrangères. On décida donc de placer sur le trône le cousin du roi renversé, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dénuée de toute légitimité : Louis-Philippe n'était pas le successeur légitime, son père avait voté l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce régime bâtard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icône de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile célèbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouché d’un régime d'oligarchie financière et de haute-bourgeois. Sa Liberté tient un peu de la déesse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple à peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvèrent grossier, ils protestèrent que Delacroix déshonorait la glorieuse révolution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse révolution, il ne restait déjà que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il était encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adopté par le nouveau régime.

La "révolution" consista en effet à changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses préfets et ses gendarmes maintenaient partout le même ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le régime déjà embourgeoisé qui était né de l’événement de 1830 n’avait sa légitimité (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirèrent sur les insurgés de 1830 firent la même besogne au service du nouveau régime.

Il y a un goût très amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La Méduse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, même si la couleur n'apparaît pas sur les premières ébauches. Et autour de la Liberté on s'attend à voir une représentation métaphorique des forces et des métiers à l’oeuvre dans la révolution de la décentralisation : développeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sûr Youl met aux mains des émeutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficulté, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'après le peintre lui-même) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commémore cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : Karplelès and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas éludé cette dimension. Le sol reste jonché de corps sacrifiés.

Youl nouvelle ébauche

Le « vieux monde » n'a guère sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrètement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractère très catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un système lointain.

Youl, ébauche avec monuments

C'est le moment de regarder la même Liberté quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraîner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la pièce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




Pour aller plus loin :

41 - Questions philosophiques rue du Caire

January 31st 2016 at 18:36

La Maison du bitcoin organise régulièrement des petites séances d’initiation au bitcoin, aimablement ouvertes à tous. Je m’y suis rendu mercredi 27 janvier avec ma petite idée, qui consistait à écouter moins l’orateur ( Manuel Valente, très clair) que les questions de la salle.

En réalité, les gens qui viennent rue du Caire ont déjà de l’intérêt, voire de la sympathie, pour cette expérience fascinante, tant d’un point de vue monétaire que d’un point de vue que je dirais… philosophique.

Et justement, très vite je me suis aperçu ce mercredi, que sous le masque des visiteurs, s’étaient fort probablement glissé de grands philosophes. Qu’on en juge à l’examen (dans l’ordre) des questions posées par la salle. On y retrouve les Anciens...

les Anciens

... et les Modernes !

les Modernes

Qui les fabrique, les bitcoins ? Il faut comprendre quel type d’hommes, en accomplissant quel travail, en déployant quels efforts. Karl (Marx, pas Chappé !) on t’a reconnu.

Et moi est-ce que je peux en fabriquer ? Adli Takkal Bataille, avec qui j’ai partagé mes idées et mes doutes, suggère que Friedrich Hayek avait pu se glisser sous la peau de celui qui a posé cette question. Mais j’incline à y voir un retour de Søren Kierkegaard, précurseur des existentialistes pour qui une philosophie que le penseur lui-même n’habite pas n’est qu’un palais vide.

Comment ça se fait que ça ait marché ? Question leibnizienne, rudement téléologique : le bitcoin marche parce qu’il est la meilleur monnaie possible, dans le meilleur des cyber-espaces possibles. Variante Bossuet : le bitcoin participe au plan providentiel.

Combien y a t-il de mineurs? La question pourrait paraître sans grand enjeu philosophique, sauf à un positiviste, genre Auguste Comte qui pensait que nous ne connaissons ni l'essence, ni le mode réel de production, d'aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ce genre de pensée ne m’a jamais passionné…

Donc ce n’est pas écologique A cet ergo, on reconnaît tout de suite le cartésien. Qui d’ailleurs se soucie peu de la nature puisque Dieu et Satoshi en ont rendu le bitcoineur maître et possesseur

Le système a-t-il déjà été bloqué ? Un disciple du mathématicien Kurt Gödel, si ce n’est le maître lui-même, venu vérifier que, selon son célèbre théorème, il y a toujours un truc incomplet ou foireux à dénicher partout (je résume).

Comment est organisée la gouvernance ? On peut penser ici à Rousseau, qui expliquait doctement que quelque part au néolithique les gars avaient posé la massue dans un coin de la caverne et passé un pacte entre eux au nom duquel on peut aujourd’hui supprimer l’état de droit. Il aurait aussi bien pu imaginer une gouvernance pour le bitcoin. Mais trêve de cynisme potache : c’est plutôt du côté de Machiavel qu’une gouvernance du bitcoin trouvera un jour sa description.

Comment on fait concrètement pour acheter ? Fatigué du ciel des idées, c’est ici Aristote qui parle.

les livres jadis se rangeaient

On n’a pas de recours? Non. C’est bien embêtant pour un humain, sujet à l’erreur et au péché. On remercie quand même saint Thomas d’Aquin, pour qui l'acte humain n’est volontaire que s'il est rationnel et libre, d’avoir soulevé la question.

Qu’est-ce qu’on peut acheter avec ça? Rien, bien sûr, diront les cyniques qui ne le sont jamais autant que leur maître, Diogène, qui lui voulait abolir la monnaie…

autres temps, autres moeurs

Pourquoi la valeur est hyper fluctuante? Parce que tout change, qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Héraclite d’Ephèse était là, lui aussi.

Pourquoi les banques disent de s’en méfier? Avec une question aussi naïve, le choix est simple. Soit l’interlocuteur se fiche de vous, soit c’est Socrate redivivus qui va vous prendre par la main et vous faire accoucher de la vérité qu’en réalité vous connaissez déjà.

Quand est-ce qu’elles font leur propre monnaie? Nicolas Oresme, impatient d’en finir.

Comment est-ce que vous gagniez votre vie? Saint Paul l’écrit (2Th3,10) : celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. L’ancien séminariste Joseph Staline (un philosophe géorgien) aimait bien cette citation qui rappelle opportunément qu’il faut quand même faire bouillir la marmite.

Comment la clé sait-elle quelle valeur il y a sur une adresse? Selon mon ami Adli, la question indiquerait sinon la présence directe de Heidegger, du moins son influence sensible.

A noter que personne dans la salle n’a demandé si le bitcoin servait à acheter de la drogue :Herbert Marcuse ne court plus les rues. Personne non plus n'a demandé si le bitcoin finançait l’état islamique : les gens ne lisent donc plus le journal et font davantage confiance au rapport d’Interpol, qui dit que non.

Hathor place du Caire

Comprenne qui pourra.

37 - Bitcoin, une monnaie en chocolat ?

December 24th 2015 at 07:35

Je voudrais en ce temps de fête parler de chocolat et de monnaie. Non pour de longues et savantes considérations sur l'usage monétaire de cacao par les Mayas et les Aztèques, ou pour ironiser sur la pièce en chocolat vénézuélienne qui vaut plus cher que la "vraie", mais en me demandant simplement d'où vient l'usage de faire des (fausses) pièces de monnaie en chocolat, et pourquoi en chocolat plutôt qu'en sucre candi, en réglisse ou en chewing-gum.

une monnaie de chocolat

On verra que le choix d'une "pièce bitcoin" par les artisans chocolatiers serait particulièrement approprié !

D'où vient cet usage ? La chose n'est pas claire.

saint nicolasUne tradition le rapporte à la légende du bon saint Nicolas. Celui-ci, de son vivant, était évêque de Myre en Anatolie. Sa vie et sa légende sont extrêmement riches l'une et l'autre. Cet homme charitable faisait l'aumône en toute discrétion, et pour cela, donnait volontiers aux enfants.

Bien avant le Père Noël, il aurait grimpé sur un toit pour lancer des piécettes par la cheminée, lesquelles seraient tombées dans une chaussure mise à sécher. Ayant, comme on sait, sauvé trois petits enfants destinés au saloir, ou les ayant ressuscités selon les récits, il devint le protecteur des enfants qui, dans certaines contrées, reçoivent des cadeaux au matin de sa fête, le 6 décembre. La Belgique et son chocolat comptant parmi les pays qui entretiennent cette tradition, je me suis dit que tout se tenait.

Sauf ...que les pièces apparaissent aussi dans la tradition juive, pour la fête de Hanukkah ! La tradition remonterait ici au judaïsme polonais du 17 ème siècle. On donnait en effet des petites pièces aux enfants, à charge pour eux d'en redonner (tout? partie?) à leurs professeurs. On a là une forme de charité discrète, de nouveau : les jeunes juifs pauvres demandaient ces piécettes à leurs bienfaiteurs, et les apportaient au maître qu'ils auraient difficilement pu payer sans cela.

monnaies de Hanoukkah

La monnaie (gelt en yiddish) de Hanukkah, comme celle de saint Nicolas, fut un jour transformée en chocolat. Mais les hommes pieux aiment à trouver des raisons sublimes à leur charité comme à leur gourmandise. On se souvint donc que les Maccabées ou leurs descendants avaient fêté leur victoire sur les Grecs par une émission monétaire. Cela attestait nettement du caractère juif de la pièce en chocolat...

loftsMais pourquoi en chocolat ? C'est en Amérique que les pièces d'Hanukkah se seraient, dans les années 1920 réinventées en gourmandise à l'initiative de la maison Loft's. Mais là... on retourne chez les chrétiens. Car Rabbi Debbie Prinz (qui semble avoir fait des recherches plus pointues que les miennes) pense que le chocolatier aurait puisé son inspiration chez... les chocolatiers belges. Nous y revoilà !

Quant à Loft's, la marque devait fusionner quelques années plus tard avec... Pepsi, le grand rival de Coca-Cola qui avait quant à lui, comme on sait, réinventé le Père Noël !

Il doit quand même y avoir un mystérieux rapport entre l'or et le chocolat : les pièces en chocolat pourraient être argentées, or elles sont presque toujours dorées. On pense tout de suite à la Suisse. A Neuchâtel, où Philippe Suchard, le premier chocolatier industriel, développa à partir de 1826 son impressionnante usine, se trouve aussi la principale fonderie d'or du pays, Metalor, implantée là une vingtaine d'année plus tard.

Qu'est-ce que ces histoires nous apprennent ?

L'expression de monnaie en chocolat désigne parfois, bien à tort, la monnaie de singe. Bref, quelque chose qui n'aurait pas de valeur et permettrait plus ou moins de contourner l'obligation de payer. En réalité cette douceur en forme de monnaie rappelle que la monnaie peut être donnée avec douceur. Avec tact, avec délicatesse.

Alors que nos gouvernants n'envisagent plus notre sécurité qu'à travers une surveillance pathétiquement inefficace de nos petites dépenses, que le marketing de la terre entière veut analyser notre panier à provisions, que les ONG elles-mêmes fichent leurs donateurs pour les importuner par téléphone ensuite... la période des fêtes nous invite à réfléchir sur une forme d'anonymat qui est celle non de la fraude ou du crime mais de la pudeur et de la délicatesse.

Dire à un petit enfant que c'est Saint Nicolas ou le Père Noël qui lui apporte ses cadeaux, c'est le dispenser d'avoir à en remercier quiconque. C'est donner sans se glorifier et c'est donner sans rien attendre en retour. A côté de l'échange marchand classique, et différent du cycle du don décrit par Marcel Mauss (donner, recevoir, rendre) il y a le don par la cheminée, le don en liquide dans la main d'un enfant.

bititMonnaie pseudonyme, le bitcoin est le moyen idéal de donner avec délicatesse. De donner à une ONG, à un ami proche ou lointain, à quelqu'un qui afficherait sa détresse, à un adolescent un peu rebelle. Je sais bien, tout cela est marginal. Mais cela permet d'ouvrir les yeux sur certains aspects de ce qu'est le secret, l'anonymat...

En ce sens le bitcoin mérite d'être célébré en période de Noël. Nombre d'entrepreneurs, comme ceux de Bitit, proposent d'ailleurs des solutions pour offrir des bitcoins à ses proches.

Le bitcoin, comme l'or, entretiendra-t-il un rapport mystérieux avec le chocolat ? Il est évidemment bien trop tôt pour le dire. Mais il y a un indice, pour ceux qui ne croient pas aux coïncidences fortuites. À Neuchâtel, la principale plateforme suisse de négoce de bitcoin s'est implantée, juste sur l'aqueduc de Serrières, dans une ancienne annexe de Suchard récemment réhabilitée... C'est troublant, non ?

du chocolat au bitcoin

Plusieurs chocolatiers ont déjà, en tout cas, flairé la nature profondément enfantine du bitcoin et sauté avec finesse sur cette nouvelle opportunité de contrefaçon monétaire !

un bitcoin en chocolat

JOYEUX NOÊL À TOUS !

Pour aller plus loin :

35 - Alice

December 13th 2015 at 18:15

Il y a des phrases que l'on entend dix fois sans trop les écouter et puis qui vous saisisse soudain. Ainsi, lors d'une présentation des potentialités de la technologie blockchain, de l'assertion selon laquelle on pouvait y faire circuler une devise virtuelle comme le bitcoin, mais aussi des devises bien réelles comme l'euro. Je levai la main, et remarquai que sur la blockchain, c'était le bitcoin qui était la chose en soi, alors que ne circuleraient jamais que des promesses, des représentations, des contrats relatifs aux devises fiat.

une devise virtuelle

S'ensuivit une courte controverse sur le sens des mots. Soudain je réalisai que nous avions raisons tous les deux, mais chacun dans son univers.

Et alors l'image me vint à l'esprit.
Le bitcoineur, comme Alice, passe de l'autre côté du miroir.

Through the looking glass

Dans le monde des sens physiques, celui qu'Alice appelle the old room, dans ce qui est pour nous le monde des États territoriaux, l'euro est bien réel.

A défaut de tinter sur le comptoir, il peut encore se glisser dans la poche. même dématerialisé, réduit à une simple écriture comptable que l'on manipule par carte ou par téléphone, il se raccroche à cette réalité tangible primitive. Le bitcoin, lui, n'y ressort physiquement de ses wallets que via une plateforme d'échange. Entre temps, il a peut-être une valeur, mais son destin est virtuel.

Mais dans le monde d'Internet, au contraire, l'euro ne circule que sous la forme d'une représentation électronique parfaitement duplicable. Il ne retrouve sa vis operandi, sa capacité de payer ou de solder, qu'avec l'attestation d'une banque qui empêche le double usage qui le viderait de toute substance. Entre temps, il est en puissance, il est virtuel.

En revanche le bitcoin, tel qu'il est sur sa blockchain, est tout entier, l'être et le signe, bien réel dans ce monde de signes et de lois mathématiques.

De l'autre côté du miroir, Alice découvre que les livres sont écrits à l'envers, ben sûr, en dépit du bon sens pourrait-on dire et que tout est un peu crypté : it seems very pretty, but it's 'Rather' hard to understand se dit-elle pour ne pas avouer qu'elle n'en comprend pas tout.

De l'autre côté du miroir (comme le bitcoin sur la blockchain) des objets sont vivants.

Mais surtout on suit, de l'autre côté du miroir, de bien étranges règles physique. Le livre a pourtant été écrit des décennies avant les révolutions de la relativité ou de la physique quantique ! Ainsi Alice doit-elle courir vite... pour rester sur place. Ce qui paraît une métaphore très appropriée au bitcoin qui ne se déplace sur le Ledger plus vite que l'euro dans les réseaux de ses banques, que parce qu'il ne se déplace en réalité pas du tout.

Le paysage, de l'autre côté du miroir, est ordonné selon des postulats mathématiques, ceux des échecs. Au début de la partie, les pièces ne se font elles pas face comme de part et d'autre d'un miroir ? Leurs mouvements même sont régis par des règles formelles.

un paysage mathématique

un livre révolutionnaireS'il quitte l'univers de Lewis Caroll pour explorer celui du Révérend Charles Dodgson, une surprise attend l'adepte des échanges décentralisés. Les tenants de la démocratie liquide (un modèle où chacun pourrait activement contribuer à l’élaboration de la loi plutôt que de simplement voter sur des propositions, comme dans le modèle classique de la démocratie directe) savent bien que le père d'Alice avait écrit quelques années plus tard The principles of parliamentary representation, un pamphlet proposant la modélisation mathématique d'une allocation des sièges en scrutin de liste et d'une forme de démocratie où chacun puisse réellement exprimer ses préférences, car pour l'instant (et j'écris un jour de scrutin!) la politique n'est toujours jouée que more as a game of skill than a real test of the wishes of the electors.

Il est sans doute inutile de nier que l'expérience du bitcoin est liée à une sensibilité politique.

Ce qu'Alice va chercher de l'autre côté du miroir, ce sont donc des choses bien réelles. De quoi nous donner, au minimum, des clés pour questionner l'ordre du monde de ce côté-ci...

Pour en savoir plus :

33 - Plus d'un tour dans la Manche

December 2nd 2015 at 07:29

On me reparle souvent du billet où je comparais le bitcoin à un timbre poste. Cette métaphore m'est revenue à l'esprit lors d'une récente conversation au sujet des blockchains privées, me ramenant mentalement en un lieu où j'ai déjà dit avoir rencontré une prophétie sur le bitcoin : à Guernesey.

L'histoire postale de Guernesey est amusante, mais elle rappelle une évidence oubliée par les potomètres de certains projets de Blockchain privées.

blue mail box ... this is Guernsey

Qu'ont donc de particulières les affaires postales du Bailliwick of Guernsey, ce petit pays où les boîtes aux lettres portent bien les initiales du souverain anglais mais sont d'un bleu qui étonne le britannique en goguette, lequel ignore généralement que ces boîtes bleues sont plus anciennes que ses boites rouges à lui ?

Pendant longtemps, rien. Du temps des pêcheurs, avant les banquiers, on se servait ici des timbres anglais.

Contemn of the CrownEn 1940, vinrent les Allemands. Il y eut quelques tentatives de leurs parts de surmarquer les timbres mais ce mélange symbolique ne satisfaisait sans doute personne et de tels exemplaires sont rarissimes. Puisque de toutes façons les liens étaient coupés avec le reste du monde, il fallut organiser un service postal local. Il y eut des timbres de guerre, comme il y a parfois des monnaies de guerre. Curieusement, les occupants tolérèrent l'emblème local, les lions normands devenus anglais.

Guernsey occupation

L'ennemi reparti, on revint aux timbres anglais valides pour toutes les îles britanniques. Toutes ? Non ! On pouvait écrire de Guernsey à Jersey, à Londres, à l'île de Man ou à la plus boréales des Shetlands, voire aux deux "dépendances" du bailliage que sont les îles de Sark et Alderney (Aurigny) mais pas aux îlots voisins dont la Poste de Sa Majesté se désintéressait. Ceci suscita quelques initiatives locales et folkloriques.

A vrai dire une poste privée avait déjà fonctionné depuis 1925 sur Herm. Ce petit îlot-jardin de 2,5 km2 ( la plus petite île anglo-normande ouverte au public) était un peu désolé après l'occupation. Un homme le reprit à bail emphytéotique et s'employa à en exploiter le potentiel touristique. En 1949 il ouvrit un petit bureau de poste privé et émit des timbres qui payaient le port des lettres de la soixantaine d'habitants jusque'à Guernesey.

les timbres de l'île d'herk en 1949

Depuis Guernesey, on pouvait ensuite acheminer ce courrier de Herm vers le vaste monde, mais moyennant un timbre anglais. On trouve encore ainsi des correspondances à double timbrage, figure prophétique, à mes yeux, de la sidechain.

un double timbrage

Sur des îlots plus petits, où ne vivaient guère que de riches fantaisistes, on imagina d'en faire autant. Le propriétaire de l'îlot de Jethou (18 hectares, à 1 km au sud d'Herm) se lança dans l'émission philatélique vers 1960. Pour faire bonne mesure il imprima aussi des timbres pour ses "dépendances", deux rochers (Fauconnier et Crevichon) qui n'apparaissent guère que sur des cartes maritimes très précises !

Jethou et ses timbres de 1967

En 1967, le propriétaire de Lihou, un îlot encore plus petit (15 hectares) et pratiquement désert, de l'autre côté de Guernesey, émit des timbres dont le seul débouché devait être philatélique, même si on trouve des traces de double postage au départ de Lihou.

Double postage Lihou

En 1969 Guernesey acquit son indépendance postale, comme sa voisine Jersey. De manière significative, si le premier timbre de Jersey représentait un paysage local, à Guernesey on choisit une reproduction de carte montrant les "dépendances" du bailliage, puisque "dépendances" il y avait.

1969

Les émissions de Guernesey sonnèrent la fin de ces petits trafics et les émissions privées des îlots cessèrent.

En revanche il fallut satisfaire la Dame de Sark (car Sark est le seul endroit sur terre à conserver son régime féodal depuis le 16ème siècle) mais aussi l'orgueil d'Aurigny, dont les "Etats" (le nom du parlement local) prétendent à une ancienneté au moins aussi grande. On émit donc des timbres "Guernsey Sark" et "Guernsey Alderney".

Là, je penserais plutôt à des exemples primitifs de ''colored'' stamps...

Guernsey Sark 1962

Guernsey Alderney

On notera tout de suite que Sark avait choisi de faire figurer ses charmants paysages, tandis qu'Aurigny (dont les paysages sont plus tristes) rappelait fièrement qu'elle possédait un aéroport.

Des années plus tard, Sark n'a toujours qu'un petit bateau pour gagner Guernesey, mais la mention "Gernsey Sark" a disparu et le nom de l'île ne figure que sur la légende des images de certains timbres émis à son intention par la poste de Guernsey, comme celui-ci où figure le petit bateau :

Interislands

Tandis qu'au nord, un vent d'indépendance souffle sur Alderney. On en a parlé pour le bitcoin un temps, avant de devoir y renoncer, sous la pression de Guernesey d'ailleurs. Mais cela est vrai aussi en matière postale, avec des timbres, certes émis par les autorités postales de Guernesey, mais valables pour le monde entier au départ de la petite île. Regardez bien, sur la carte, on y voit très clairement l'aéroport, infrastructure permettant au besoin de de gagner Londres sans passer par Guernesey.

un timbre moderne d'Aurigny

Cette promenade dans la Manche suggère quelques comparaisons : une blockchain privée, conçue pour un objet spécifique, c'est le petit bateau, au mieux le petit avion.

Pour créer une monnaie, il faut avoir une communauté, d'où le bruit que font certaines alt-coins. Mais pour créer une poste, il faut avoir une infrastructure, la plus large et la plus ouverte possible sur le monde, car ce que vous vendez, finalement, c'est un droit d'accès à un réseau. Evidemment rien n'empêche d'imaginer de puissants consortiums privés : on en revient à mon billet sur la poste des Thurn und Taxis !

le trilander

Pour aller plus loin :

  • une étude bien intéressante sur Alderney : Gambling, Bitcoin, and the art of unorthodoxy par un universitaire australien, avec un long développement sur les émissions monétaires et postales des micro-Etats et des petites îles. A noter que d'autres"archipels postaux" existent dans le monde. J'ai parlé de celui de Guernsey parce que j'aime la Manche, mais aussi parce qu'Alderney a semblé un temps être un possible "territoire du bitcoin".

30 - Fouché, un policier sans algorithmes.

November 1st 2015 at 22:47

Un jour qu'en sortant d'un repas entre bitcoineurs nous discutions de la loi sur le Renseignement, j'opinais que la police algorithmique en saurait toujours moins que n'en savait Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1802 puis (après une première disgrâce) de 1804 à 1810. Quel tollé...

Il ne s'agissait pourtant point d'une coquetterie d'historien. Au moment de cette conversation, j'avais en tête l'attitude de Fouché après le célèbre attentat de la rue Sainte-Nicaise mais également les efforts pathétiques de nos dirigeants pour parer les coups assez similaires des terroristes du moment.

la machine infernale

le Fouché de WaresquielJe persiste dans mon opinion, d'autant qu'entre temps je viens de lire le livre de Dominique Cardon, à quoi rêvent les algorithmes, qui donne plus encore à penser qu'à craindre, et que le hasard d'un trajet en voiture m'a donné l'occasion d'écouter l'excellente émission Concordance des Temps de Jean-Noël Jeanneney, recevant justement Emmanuel de Waresquiel auteur d'une récente biographie de Joseph Fouché, dont la lecture, à son tour m'a conduit vers une remarquable étude de l'historien Augustin Lignereux sur la dérive terroriste à l'époque.

à quoi rêvent les algorithmesJe ne sais que trop que la complexité des modèles algorithmiques mis en oeuvre dans les nouvelles infrastructures informationnelles contribue à imposer le silence à ceux qui sont soumis à leurs effets. Elles désarment aussi ceux qui entreprennent de critiquer l'avènement de la froide rationalité des calculs, sans chercher à en comprendre le fonctionnement. Je voulais pointer ce qui leur manque, et la faille de raisonnement sur laquelle se fondent non ceux qui y ont recours mais ceux qui n'ont recours qu'à ce type étroit de calcul.

Le 24 décembre 1800, une machine infernale explose dans l'étroite rue Saint-Nicaise sur le passage de la voiture de Bonaparte, au pouvoir depuis un an. Attentat destiné à priver la France de l'homme dont l'énorme popularité relègue dans les marges tant les derniers jacobins que les conspirateurs royalistes stipendiés par l'Angleterre. Mais attentat très spectaculaire (20 morts, 100 blessés sans doute) destiné aussi à frapper les esprits, si l'on en juge par les mots mêmes du chef de la division de la police secrète Pierre Louis Desmaret: «Le fracas du coup, les cris des habitants, le cliquetis des vitres, le bruit des cheminées et des tuiles pleuvant de toutes part, firent croire au général Lannes, qui était avec le Consul, que tout le quartier s'écroulait sur eux». C'est bien un attentat politique, l'un des premiers de l'ère moderne.

Bonaparte (dont l'émotion profonde que suscite le crime conforte évidemment le pouvoir) charge les jacobins. Pourquoi? Essentiellement, semble-t-il, parce que le précédent complot était de leur fait et avait eu un mode opératoire (la machine à feu du chimiste Chevalier) fort proche. C'est le vice de son raisonnement et c'est le vice central du raisonnement par la trace ou le précédent. On cherche du jacobin, on trouve du jacobin. Même l'historien peut s'y laisser piéger, s'il suit trop la police qui redécouvre des rapports antérieurs à l’attentat et qui, à sa lumière, font figure de signes annonciateurs comme l'observe finement Lignereux. Or que dit Cardon? La manière dont nous fabriquons les outils de calcul, dont ils produisent des significations, dont nous utilisons leurs résultats, trame les mondes sociaux dans lesquels nous sommes amenés à vivre, à penser et à juger.

Le ministre de la Police, Fouché, affirme au contraire que les coupables sont à chercher du côté des royalistes et non des derniers jacobins. D'abord parce que la chose lui semble avoir été mieux organisée, donc forcément payée par l'Angleterre, et ensuite par ce que la logique politique explique, comme on le verra, l'engrenage terroriste des derniers combattants de la Vendée royaliste. Les faits lui donneront raison.

Pourtant il obtempère. Des jacobins sont déportés. De façon toute moderne, le Sénat appelé à voter (sans trop de preuves...) sur leur déportation déclare la décision "constitutionnelle". Fouché continue son enquête. Comme l'attentat lui-même, l'enquête est l'une des premières modernes, incroyablement scientifique : analyse des restes du cheval et des son fer, comparaison des formes de lettres manuscrites ou imprimées, mais aussi enquête politique avec mouchards et primes. On remonte les pistes. En avril 1801, les terroristes royalistes sont guillotinés devant une foule nombreuse.

Que nous apprend cette histoire d'un temps sans algorithmes mais non sans calcul ou sans science?

Ne soyons pas condescendants avec les hommes de ce temps-là. La France vient d'inventer le système métrique. On a voulu mettre la Raison sur les autels, et donner une structure logique au calendrier. Les savants sont partout.

Bonaparte en académicienBonaparte est membre de l'Institut. Il a été élu le 25 décembre 1797, trois ans exactement avant l'attentat, à la section des arts mécaniques de la section des sciences.

Depuis l'enfance, il aime les mathématiques. Partant pour l'Egypte, il s'est entouré d'une équipe de scientifiques dont la liste laisse pantois. Le premier Grand chancelier de la Légion d'Honneur, en 1803, n'est pas (comme depuis lors) un général mais... un savant. Dès 1799 Bonaparte a nommé ministre de l'Intérieur Laplace, l'un des plus grands mathématiciens du temps, l'un de ceux qui ont l'honneur d'avoir son buste dans le jardin de l'École normale supérieure.

des savants, rue d'ilm

Et Fouché? De 1782 à 1792 le futur premier flic de France était plus modestement ... professeur de mathématiques et de physique dans les collèges tenus par l'Oratoire. Lui aussi se passionnait pour l'électricité, mais aussi pour l'aérostatique (il survola Nantes en ballon) et toutes les découvertes du temps. Principal de collège, il correspond avec de grands savants et dépense une fortune pour constituer un laboratoire de physique.

Bonaparte et les savants

Au total, les dirigeants de 1800 ne se distinguaient pas des nôtres par une moindre culture scientifique. Loin de là ! Si la Chine est aujourd'hui, comme la France d'alors, une République d'ingénieurs, la France ne l'est plus.

La nature exacte des parcours universitaires de nombre d'hommes et de femmes politiques remplit des pages sur Internet. On daube aisément sur les têtes d'oeuf. Je trouve pour moi certains parcours bien courts, et fort peu savants. Et cela se sent, moins à l'occasion de bourdes que par une réelle incapacité à comprendre le monde.

Car finalement, l'objectif affiché aujourd'hui, c'est lequel ? Si c'est de combattre le djihadisme par l'informatique, il est regrettable que nos hommes politiques ne comprennent probablement ni l'un ni l'autre.

La scène "culte" reste, pour ce qui est du niveau de renseignement sur l'ennemi, l'incertitude d'un Ministre de l'Intérieur sur le point de savoir si Al Qaïda était sunnite ou chiite. On ne lui demandait pourtant pas un cours sur la Sh'ia ni une dissertation sur les écoles hanbalite, shafiite, hannafite ou malikite! Quant à leur niveau de culture informatique, depuis la découverte par Jacques Chirac de la "souris" (en décembre 1996 ! c'est l'origine du mulot des Guignols) jusqu'au niveau des débats lors de la dernière (?) loi sur le renseignement, il amuse des millions de gens.

Il est plus que probable que bien des députés ont adopté les "algos" comme un talisman. Et par habitude de voter ce qu'on leur demande. C'est leur habitus. Les algorithmes savent déjà que les députés voteront le prochain texte liberticide !

renseignez-vous

On a un peu envie de leur dire Renseignez-vous ! La vérité c'est que les terroristes comprennent mieux qu'eux la technologie, avec des logiciels complets (en arabe) et des forks de PGP (toujours en arabe).

Revenons en 1800. Ce qui distinguait les dirigeants d'alors des nôtres, ce me semble donc être une plus profonde culture tout court, ce qui inclut la science sans s'y limiter et donne à l'intelligence les armes pour suivre, voire pour précéder l'ennemi.

Que s'est-il passé, en effet, en 1800, qui a pu guider l'analyse politique de Fouché ? Au moins trois événements :

  • le brouillon signé par Bonapartela pacification de la Vendée durant l'hiver, qui inaugure une stratégie de dépolitisation et d'intimidation ;
  • la victoire de Marengo en juin qui rend Bonaparte incontournable et augmente encore sa gloire ;
  • la fin de non recevoir adressée par Bonaparte en septembre au frère de Louis XVI qui lui proposait de faire sa fortune s'il acceptait d'être le restaurateur de l'ancienne monarchie (voir l'échange retranscrit dans les mémoires de Bourienne).

Ces trois faits éclairent d'un jour particulier l'attentat de la rue Saint-Nicaise mais aussi le raisonnement lucide d'un Fouché : ce sont des combattants royalistes (ceux qu'on appelait des chouans) qui se sont transformés en terroristes, ratant ainsi leur entrée en politique, parce qu'en vérité ils ne pouvaient pas alors la réussir. Emprunter le mode opératoire des jacobins fut de leur part une pauvre ruse de guerre. Pas de quoi tromper un Fouché qui ne pensait pas que le futur (de l'internaute) est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent comme les promoteurs des algos selon Cardon.

Que nous aurait appris, dans cette affaire, la surveillance algorithmique ? En gros : que les royalistes achetaient de la poudre. Et que les jacobins achetaient de la poudre. En détail : des millions de choses qui vont de pair avec le fait qu'en période de crise la violence augmente. « L’air est plein de poignards » comme le disait joliment Fouché.

Bref beaucoup de "faux positifs" comme on dit aujourd'hui pour ne pas avouer que l'on augmente la taille de la botte de foin au lieu de chercher l'aiguille par la raison.

J'ai parlé de Laplace. Son Essai philosophique sur les probabilités est une étape importante de la théorie déterministe.

Les probabilités selon Laplace

Une chose ne peut pas commencer d'être sans une cause qui la produise. Que n'applique-t-on cela quand on recherche les poseurs de bombe au lieu de croire qu'ils apparaissent par génération spontanée, qu'ils s'autoradicalisent. Les dirigeants de 1800 pensaient que la vie a un sens, ceux d'aujourd'hui pensent profondément qu'elle n'en a pas, que tout est le fruit du hasard, que l'esprit scientifique est inutile puisque les big data parlent toutes seules, par abduction. C'est aussi pour cela qu'ils se méfient de ce que Caron appellent la sagesse et la pertinence des jugements humains, qu'ils espionnent tout, ne saisissent pas grand chose et ne proposent en définitive pas de vraie réponse politique à une menace qu'ils ne comprennent pas, qu'ils font la guerre comme des sagouins et que leurs ennemis prospèrent.

Pour aller plus loin :

sur le renseignement

sur l'histoire

  • On peut aussi écouter ici l'émission Concordance des Temps sur Fouché et sa police

27 - Invisibles ?

August 10th 2015 at 11:43

Ce billet a été republié en langue chinoise sur le "blog de Sosthène" de l'érudit traducteur Alexis Gaubert, que je remercie vivement, et sur le site chinois 8BTC.

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S'il y a bien quelque chose de comique dans les arguties opposées à la potentialité du bitcoin, ce sont les postures régaliennes. Surtout dans notre espace européen soigneusement vidé de toute souveraineté et dont les vrais dirigeants se sont faits invisibles.

L'histoire avait pourtant si bien combiné chez nous le gouvernement du peuple athénien, le droit romain et la prétention d'Alexandre à une filiation divine : "le Sénat et le Peuple de Rome"s'incarnèrent durablement en une seule figure, impériale ! L'aureus d'Auguste montrait le père de la patrie avec, au revers, la figure du sphinx, celui dont l'énigme n'a qu'une réponse : l'Homme.

Auguste et le sphinx

Et ainsi de suite jusqu'à Napoléon qui fut l'Homme d'une République dont la mention perdura au revers des pièces durant de nombreuses années de son règne.

Napoléon République

Lorsque parurent les euros, parut en même temps toute une littérature pour moquer ou déplorer l'impersonnalité des nouveaux billets, avec leurs portes et fenêtres béantes et leurs ponts enjambant le vide. Bruxelles expliqua que les ponts symbolisaient l'union entre les peuples, les portes et fenêtres l'ouverture et la coopération au sein de l'Europe.

Foutaise. Le même graphiste put refiler en 2010 sa symbolique à Bachar el Assad ! Dans une version en ruine, prophétie dont je ne sais si elle était ironique.

Billets syrien de Kalina



Si même les dictateurs préfèrent aujourd'hui les architectures à leurs portraits, il doit y avoir de bonnes raisons.

à nos amisEn voici une. Dans le petit texte à nos amis, publié l'an passé aux éditions de la Fabrique, le "Comité Invisible" explique comment le pouvoir ne réside plus dans les institutions. Il n'y a là que temples désertés, forteresses désaffectées, simples décors. Et très explicitement, c'est en se fondant sur l'iconographie des billets européens que les anonymes auteurs posent leur thèse :

La vérité quant à la nature présente du pouvoir, chaque Européen en a un exemplaire imprimé dans sa poche. Elle se formule ainsi : le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde. Le pouvoir contemporain est de nature architecturale et impersonnelle, et non représentative et personnelle.

devant les pylônesCe pouvoir, disent-ils, n'est pas nécessairement caché. Ou alors, s'il l'est, il l'est comme la Lettre volée de Poe. Nul ne le voit parce que chacun l'a, à tout moment, sous les yeux- sous la forme d'une ligne à haute tension, d'une autoroute, d'un sens giratoire, d'un supermarché ou d'un programme informatique. Et s'il est caché c'est comme un réseau d'égouts, un câble sous-marin, de la fibre optique courant le long d'une ligne de train ou un data center en pleine forêt. Le pouvoir c'est l'organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, designé. L'affiche de Mitterrand en 1965 semble emblématique d'une transition symbolique.

Les luttes d'aujourd'hui sont donc souvent, comme à Notre-Dame des Landes ou dans le Val de Suse, des luttes au sujet des infrastructures. Dont les opposants sont forcément condamnés à se voir tôt ou tard qualifiés de terroristes. De fait, dans la mouvance anarchiste, prévaut l'idée de bloquer le système. Une affiche de 2006 (lors des luttes contre le CPE) disait C'est par les flux que ce monde se maintient. Bloquons tout ! On a vu récemment que les anarchistes n'avaient plus le monopole du blocage, taxis et éleveurs ayant repris l'idée avec la bienveillance surprenante de ce qui nous tient lieu de gouvernement.

Venons-en ici au bitcoin. Je l'ai déjà abordé sous l'angle de l'infrastructure, dans mon billet "complètement timbré" où je rappelais que la Poste, avait toujours été un instrument créateur de puissance, y compris financière. Or la Blockchain est une infrastructure qui s'inscrit historiquement après la Poste des Thurn und Taxis, les lignes Morse devenues la Western Union, les messageries de Google ou de Facebook.

Mais elle ne peut être possédée par une puissance privée ni contrôlée par une puissance publique. Ni a priori bloquée par quiconque, qu'il soit tyran ou terroriste. Bitcoin et la blockchain offrent donc des perspectives politiques nouvelles. Je cite de nouveau le "Comité Invisible": Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique. Une perspective révolutionnaire ne porte plus sur la réorganisation institutionnelle de la société, mais sur la configuration technique des mondes. (...) il nous faudra coupler le constat diffus que ce monde ne peut plus durer avec le désir d'en bâtir un meilleur.

Il ne s'agit pas de se contenter d'utiliser Twitter dans les manifestations (ou pour les organiser) et les réseaux sociaux pour critiquer en temps réel (et le plus souvent en en restant à une dérision amère) les choses du monde comme il va.

The New Dgital AgeLes analyses de Jared Cohen et Eric Schmidt dans The new digital Age font d'Internet la plus vaste expérience impliquant l'Anarchie dans l'Histoire. Elles peuvent aussi laisser penser que Facebook est moins le modèle d'une nouvelle forme de gouvernement que sa réalité déjà en acte. Et que, comme l'annoncent Cohen et Schmidt, ceux qui n'auront pas de profil social seront fichés. Car c'est le profil Facebook qui tiendra lieu d'identité, et il sera aussi intolérable de le cacher (à l'Etat, aux banquiers...) que de dissimuler son visage.

Il est donc curieux que le "Comité Invisible" n'ait pas cité Bitcoin, même dans son analyse des "communs" (sur laquelle je reviendrai) et fût-ce négativement. Autour de cette infrastructure décentralisée, et grâce à elle, ceux qui veulent changer les choses peuvent découvrir les briques invisibles d'une nouvelle maison commune :

  • Ethereum qui permet la mise en oeuvre de contrats intelligents, fonctionnant exactement comme ils ont été programmés pour le faire sans risque de prescription, de censure, ou de fraude, et surtout sans place pour un "tiers de confiance" prédateur. Ethereum veut restituer ce qui aurait dû advenir grâce à Internet, y compris en permettant à chacun de créer des organisations démocratiques autonomes.
  • Augur qui permettra la construction d'un marché décentralisé de prédiction, débouchant sur une révolution en matière de prise de décision
  • Storj qui veut offrir le stockage chiffré sur cloud privé le plus sûr possible, grâce à la technologie blockchain et au protocole P2P.
  • ...mais aussi des services comme Otonomos, qui souhaite permettre à n'importe qui de créer gratuitement une entité juridique légale, basée à Singapour, et dont les actions sont accessibles par l'intermédiaire d'une adresse cryptographique comme un porte-monnaie bitcoin.
  • ... ou comme Twister un réseau social décentralisé basé en partie sur les protocoles Bittorrent et Bitcoin, ce qui en fait un outil incensurable et en partie chiffré.

le roman où est (peut-être) évoqué l'informatisation ?Oui, il est temps que ceux qui disent penser au monde de demain en découvrent les ruptures de paradigme. Nos dirigeants aiment à visiter les clusters technologiques, mais leur obstination à construire des aéroports inutiles en dit assez long sur le type d'infrastructure qu'ils ont toujours en tête. Songeons à Jules Verne. Il s’intéressait aux fonctions des machines mais n’abordait pas la théorie sous-jacente à ces machines. Il y avait deux approches des automates (théorie des automates et modélisation) et Jules Verne n’a pas envisagé ces approches. Il fréquentait des spécialistes en balistique, géographie, chimie, physiologie, histoire naturelle et mines. Mais non ceux qui l'auraient conduits vers la binarisation et la révolution de l'avenir.

Mais même dans notre communauté, il est curieux que les graphistes aient si peu tenté de représenter Bitcoin autrement que comme une pièce (sans portrait, comme les billets de Kalina !) voire un simple jeton doré. Certains ont voulu mettre en valeur le caractère numérique de Bitcoin; Mais c'est le plus souvent en rabâchant une iconographie de type Matrix.

Figuration numérique

En cherchant bien on trouve quelques représentations sous sa vraie nature de réseau, dont celle-ci où le verrou censé représenter la sécurité de la chose, me paraît quand même inapproprié...

le cadenas pour la sécurrité

Représenter Bitcoin dans sa nature d'infrastructure immatérielle et invisible est un sacré défi pour les artistes. Et pour nous tous !

Bitcoin art

Pour aller plus loin :

  • la lecture de à nos amis est possible en ligne sur Internet, sans doute du fait d'une mise en ligne sauvage. Mais il existe une différence entre le laisser-être et le laisser-aller, et je recommande à mes propres lecteurs d'acheter le livre plutôt que d'en piller la lecture.
  • Sur Jules Verne et la binarisation, on peut lire une intéressante étude universitaire.

21 - Respecter les lois sans sacrifier aux idoles

June 5th 2015 at 22:32

La condamnation de Ross Ulbricht et de sa Route de la Soie clôt peut-être une affaire qui, claire sur le fond (les trafiquants de drogue sont condamnés dans une très large majorité de pays) a été quelque peu embrouillée conceptuellement de part et d’autre, les arguments ayant eu tendance à monter aux extrêmes, même du côté des défenseurs de la loi et de l’ordre.

Ce fut la première fois que le gouvernement local se servit du terme de blanchiment d’argent  pour y inclure spécifiquement l’usage du bitcoin plutôt que de l’honnête monnaie américaine. Comme on sait désormais que toute transaction en dollar est réputée commise sur le sol américain, le choix des possibles pour les délinquants se restreint. Il est vrai que nul n’est contraint de se faire délinquant.

Ce fut la première fois aussi qu’un individu se voyait poursuivre du seul fait d’avoir construit un site internet, sans grand égard pour le Communications Decency Act de 1966. Il est vrai qu’une telle tendance est loin d’être spécifiquement américaine, la loi française permettant maintenant une censure de la presse digitale sans les garanties accordées en un temps meilleur à sa sœur ainée.

Enfin on a vu la juge Katherine Forrest incriminer l’accusé de ce qu’il aurait inventé une façon de mal faire sans précédent et donc le charger des crimes que d’autres pourraient concevoir à l’identique et dont il devrait, lui, payer les conséquences

C'est transformer par balourdise un mouton noir en bouc sacrificiel ! 

Ce type d'événements montre incidemment l’incompétence technologique des élites dirigeantes.

Il est vrai que l’innovation affole certains. Et pas seulement l'innovation technologique puisque l'on avait vu la même juge demander aux inculpés de Morgan et Goldman d’éviter les termes de swaps et de  collatéraux pour épargner les cervelles des jurés. 

En admettant qu'Ulbricht n'ait pas bricolé mais inventé quelque chose de suffisamment nouveau et qu'il en soit responsable, il faudra l'en créditer quand des choses intelligentes et rentables naitront de sa mortifère aventure. Le  four à micro-ondes et tant d’autres choses ne sont-elles pas nées des technologies de guerre ?

Non seulement les responsables ne comprennent pas la technologie, mais ils croient pouvoir la régir. Les mêmes technologies mises en oeuvre par Ulbricht attirent déjà des millions de dollars de la Silicon Valley à Wall Street! 

Restons-en à la philosophie juridique et politique. Quand on inculpe quelqu’un de trafic de drogue, quand on cite à la barre des parents de jeunes décédés d’overdose, il est troublant de voir ajouter des niaiseries comme celles-ci : Ce que vous avez fait avec la Route de la Soie était terriblement destructeur pour le tissu social.

C’est pourtant un point critique pour la juge américaine. Je la cite : l’intention avouée de la Route de la Soie était de se placer au delà de la loi. Dans le monde que vous avez créé au fil du temps, la démocratie n’existait pas. Vous étiez le capitaine du bateau. La conception et l’existence de la Route de la Soie reposaient sur l’assertion que son concepteur était meilleur que les lois de ce pays. C’est quelque chose de très troublant, de terriblement mal inspiré et de très dangereux.

On pourrait se contenter de glisser sur ce morceau de grandiloquence juridique qui oublie qu’après tout les gaillards de 1776 aussi se sont crus au dessus des lois du moment, et que les participants de la Boston Tea Party ont pris quelques libertés avec la traçabilité et la taxation des transactions...


 

On pourrait aussi rappeler que la même juge a bien éludé le fait que le FBI en ayant (peut-être) utilisé des méthodes peu orthodoxes - surveillance sauvage, hacking - pour pénétrer les serveurs de la Route de la Soie semble bien s'être aussi placé au delà des lois, ce que font aujourd’hui presque tous les gouvernements démocratiques pour un oui ou pour un non. On pourrait au contraire se dire que ce pathos est typiquement américain, comme les mots de l’accusé - Je suis un peu plus sage aujourd’hui, un peu plus mature, et beaucoup plus humble - si faux et ridicules pour une oreille française.

Il est plus utile de remarquer que la loi américaine se retrouve placée par la juge Katherine Forrest en position d’être considérée comme la meilleure du monde. Il y a d’ailleurs une sorte de consentement international à cette pétition (songeons à certains commentaires sur le rôle que le FBI pourrait jouer dans les petites affaires de la FIFA).

La même juge américaine avait justifié la peine infligée en 2014 à l’imam radical de Londres, Abû Hamza, par le fait que « le monde » ne serait pas en sécurité si le prêcheur était en liberté.

Seulement, avec l’efficacité de la justice américaine (et sa capacité pratiquement impériale d’agir urbi et orbi) c’est à une morale banalement locale que nous voici confrontés. Je cite la juge dans ses attendus face à l’imam : le mal peut avoir différentes formes et n’apparaît pas toujours au premier abord dans toute sa noirceur, avait-elle expliqué avant d’ajouter qu’elle avait détecté une part de vous que ce tribunal considère comme diabolique.

Revenons sur terre... Sur le fait que Ross Ulbricht eût été mieux inspiré de respecter les lois de son pays, il y a un texte philosophique de référence, c’est le Criton de Platon. Seulement dans ce dialogue, si une belle part de la démonstration (page 30 et suivantes) repose sur la dette de naissance contractée par Socrate vis à vis d’Athènes, une autre provient de son consentement implicite : il n’est jamais sorti de sa cité.

Ce qu’on a résumé plaisamment : Athènes, tu l’aimes ou tu la quittes.

Est-ce un argument recevable aujourd’hui par la jeunesse mondialisée, pour des actes commis dans un cyber-espace ? Cela fait des années qu’il est de bon ton d’afficher que l’on est citoyen du monde, cela se résumât-il à un gros bilan carbone, à l’usage du globish et à un peu de bouffe ethnique. Sans doute le citoyen du monde qui se découvre justiciable in fine de la loi américaine avec sa morale prêchi-prêcha, son axe du mal, son obsession sécuritaire et même sa peine de mort, va-t-il revoir son inscription identitaire. Ce qui ne veut pas dire qu’il aura plus de respect pour une justice nationale (celle de sa résidence à l’instant t ? celle du hic et nunc ?) se saisissant d’actes commis dans un cyber-espace. Pourquoi ? 

Parce que le cyber-espace a sa culture et sa morale propres. Pascal, une grosse pointure, savait bien que vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un geek et un juge (français, américain ou papou) se comprennent mal et ne partagent pas grand chose. Ce différend excède de très loin le petit sujet du cannabis, dont l'historien ne dira rien sinon qu'il a un précédent avec la Prohibition, qui ne faisait pas forcément de l'Amérique le meilleur endroit du monde. 

Pour en revenir au bitcoin, il y a en vérité un écart énorme, sidérant, entre d’un côté ce qui se dit et se pense dans les élites dirigeantes et même ce qui se lit dans la presse mainstream et de l'autre côté le foisonnement d’idées des meet-up ou la richesse des débats dans les forums.

Pour les anciens, le bitcoin est spéculatif, incompréhensiblement anonyme et manifestement destiné à vendre de la drogue. Il est un défi à l'Idole qu'ils ont dressée eux-mêmes, entre leur adolescence qui correspond à l'instauration des changes flottants et leur retraite après la crise des subprimes...

Pour les modernes les questions que pose le bitcoin sont innombrables et tournent, en simplifiant et en en oubliant, autour de thèmes comme : la validité et robustesse des preuves de travail et des méthodes alternatives, la sécurité des cryptages et des storages, le jeu infiniment complexe autour du coût du minage et du prix du bitcoin (quelques recherches mathématiques de haut niveau…) sans compter l’épineuse question de la taille des blocks, qui se révèle riche en enjeux et propice à l’empoignade. S’y greffent des problèmes de gouvernance (au niveau de la Fondation, des associations nationales, mais aussi des nodes).

Comment le dire ? L’Histoire a déjà connu ces périodes de changements de paradigme. Peut-être vivons-nous, comme l'écrivait Paul Jorion (Misère de la pensée économique, p. 17)  l'un de ces moments où l'humanité se met à vivre sur un mode nouveau, où elle passe à autre chose. Ce sont des mouvements de basculements qui sont aussi le plus souvent des périodes de désordre social. Une "période critique" comme auraient dit Gide et Rist à la veille de la première guerre.

Peut-on pour autant parler de destruction du tissu social ? d'anarchie? Dans ma propre vie, j'ai oeuvré dans une banque, dans le capitalisme familial et dans le mouvement coopératif. Je peux comparer ... les bitcoineurs ne croient pas aux Idoles de l'ancien monde, mais ils ne sont pas fous et ils ne sont pas amoraux. 

Certes leur territoire n’est pas représenté à l’ONU mais ils entendent fort bien ce que les lois disaient à Socrate, à savoir que la réprobation suit le criminel où qu’il aille : tout corrupteur des lois passe à juste titre pour un corrupteur des jeunes gens et des faibles d’esprit. Alors, éviteras-tu les villes qui ont de bonnes lois et les hommes les plus civilisés ? Et si tu le fais, sera-ce la peine de vivre ? Autrement dit le monde du bitcoin (comme plus généralement celui de l'Internet) a bien ce que Durkheim appelait "un social intériorisé".

L'affaire de la Route de la Soie concerne tous ceux qui sont impliqués dans le développement des échanges décentralisés et de la monnaie pseudonyme ou anonyme. Ceci n'est pas abordé sans souci moral. J'invite le lecteur à suivre par exemple la présentation faite par le parti pirate hollandais au Bitcoin Wednesday du 4 mars dernier (discussion à partir de la 16 ème minute) ou la présentation faite le même jour par le spécialiste du crime numérique Rickey Givers sur le bitcoin et le crime (discussion à partir de la 12 ème minute). Nul n'est contraint d'adhérer point par point à toutes les assertions, mais il est clair que la communauté n'est pas anomique ou nihiliste.

Sans doute il y a eu des bitcoins trempés de drogue, mais il y a aussi bien des billets de banque contaminés à la cocaïne (10% ? 50% ? 90% ? ) et l'on n'en fait pas grief à MM. Trichet et Draghi. Sans doute il y a eu Mt Gox dont on parle tant, comme il y avait eu Panama, suffisamment oublié pour que l'on ait pratiquement réitéré avec Eurotunnel. 

Mais dans le monde du passé, on pouvait acheter sa Légion d'Honneur… ce qui était terriblement destructeur pour le tissu social. Sur Internet la bonne réputation ne s'acquiert point avec la ceinture dorée. Faut-il rappeler que c’est sur Internet que se sont construits les modèles de tissu social où la réputation est gérée de façon non centralisée, non autoritaire, non régalienne ?

La vraie question, si l'on est intéressé à la fois par le droit et par la technologie n'est-elle pas celle-ci : qu'est-ce que la technologie peut apporter (autrement que par l'usage de gadgets !) à la construction, par une communauté elle-même, d'une norme socialement satisfaisante ? Et que peut apporter particulièrement une technologie d'échanges non centralisés? Car le projet ne saurait être de remplacer la Chambre des Députés (juste derrière le Veau d'or ci-dessus...) par une firme de Californie, même si la chose serait certainement admissible par nos gouvernants de plus en plus inquisiteurs et autoritaires. 

 

18 - Gouverner par la dette, résister par l'échange?

May 8th 2015 at 08:51

J’ai mis à profit la fête du Travail et son agréable pont pour lire un livre essentiel dont l’intérêt excède très largement les points que je relève ici…

gouverner par la dette

Les livres du sociologue et philosophe italien Maurizio Lazzarato ne bénéficient pas de la couverture de presse tapageuse réservée aux ouvrages qui instrumentalisent la dette pour promouvoir les lendemains qui déchantent. La fabrique de l’homme endetté avançait en 2011 l’idée que, loin d’être la menace mortelle dénoncée partout contre l’économie capitaliste et les Etats libéraux qui vont avec, la dette tant publique que privée se situait au cœur même du projet politique des « libéraux ».

l homme endettéÀ l’époque, je l’avoue humblement, je n’avais point Bitcoin en tête, et j’avais lu ce petit opuscule d’une grosse centaine de pages en adhérant à sa conclusion : omniprésente et fondamentalement impossible à rembourser, la dette n’a pas d’issue technique simple. C’est donc au niveau philosophique même qu’il faut dénoncer le rapport social fondamental qui structure le capitalisme, le système de la dette.

Vive la BanquerouteFacile à dire ? Je renvoie à un petit livre publié deux ans plus tard par FAKIR, un éditeur anarchiste d'Amiens, Vive la Banqueroute : on y trouve de savoureux petits récits historiques montrant comment nos rois (de vilains souverains "souverainistes" !) avaient su, quand il le fallait, dénoncer le système de la dette.

Je retrouve Lazzarato en 2014 avec Gouverner par la dette, que je ne puis plus lire autrement qu’à l’aune des nouvelles perspectives qu’offre la blockchain.

Or Gouverner par la dette traite d’abord de la dette, de la subversion du vieux rapport capitalistes/prolétaires par un nouveau rapport créanciers/débiteurs instauré par la monnaie de dette, et débouche sur la critique des formes nouvelles de gouvernementalité qui découlent de l’axiomatique du capitalisme financier. Les dernières parties du livre, qui ne seront guère citées ici, auraient pu apporter bien des éléments utiles à mes précédents billets qui tournaient autour du « contrôle ».

Le mot "bitcoin" n’apparaît qu’une fois (page 164) de loin et de façon désabusée quoique compréhensible pour rappeler que chaque nouveauté (web, algorithmes, bitcoins, big data, smart city, etc) se voit investie d’espoirs utopiques de libération ou d’angoisses apocalyptiques de domination.

Pourtant, en ce qu’il touche à la monnaie et à la dette, le livre de Lazzarato se lit avec profit en songeant au bitcoin, même si c’est en quelque sorte une lecture non autorisée. A ce propos, il va de soi que les illustrations de mon article sont, de même, une fantaisie personnelle et n’engagent ni de près ni de loin l’auteur du livre !

Dès les premières phrases, il attaque par un point qui me paraît clivant, entre le bitcoin et le système fiat : l’impôt. L’arme principale du gouvernement de l’homme endetté est l’impôt. Il ne s’agit pas d’un instrument de redistribution qui viendrait après la production. Comme la monnaie, l’impôt n’a pas une origine marchande, mais directement politique.

les taxes

Ainsi, dénoncer le bitcoin, au motif qu’il ne bénéficie pas de l’apparat (régulation/garantie) d’une autorité centrale, c’est d’abord dissimuler que, ni monnaie-fiat, ni monnaie dette, le bitcoins constitue la première tentative de monnaie non consubstantielle à une appareil fiscal quelqu’il soit.

La monnaie dette en prend pour son compte : l’énorme quantité d’argent injecté chaque mois par la Fed ne fait qu’augmenter très faiblement le volume d’emploi (…) elle reproduit les causes de la crise (elle) continue à financer et renforcer la finance. (…) Malgré la croissance anémique des autres secteurs de l’économie, les marchés financiers ont atteint un niveau record.

picsounomics

Mieux développé, le constat s’énonce ainsi : la monnaie et l’impôt dépendent toujours d’un dispositif de pouvoir, ils sont à la fois des dispositifs qui initient les rapports de pouvoir économiques en distribuant les fonctions de chacun dans la division sociale du travail, et des appareils de capture définissant les droits de propriété.

Ici je voudrais glisser une remarque personnelle (et narquoise) : les défenseurs du bitcoin s’arc-boutent sur les 3 fonctions aristotéliciennes de la monnaie pour en parer la cryptodevise (qui sert quand même rarement d’étalon), tandis que ses pourfendeurs ministres et banquiers lui dénient cette qualité par défaut de régulation, sans préciser la nature des bienfaits de celle-ci ni la raison qui les conduit à en enrichir la liste d’Aristote. Mais nul ne parle d’impôt. Les libertariens parce qu’ils savent que leur allergie fiscale doit avancer masquée, les seconds parce qu’ils ne vont pas révéler le « Grand Secret » alors qu'ils en sont encore à cacher le petit.

Le petit secret

L'illusion financièreCe ne sont pas, en banque, les crédits qui naissent des dépôts, mais très largement l’inverse. Ça c’est le petit secret. Même si les banquiers s'évertuent à prétendre le contraire, comme le patron de la Société Générale l'a fait sans pudeur en déclarant devant la commission des affaires économiques du 14 juin 2011 : Nous ne pouvons créer de l’argent. Il nous faut le collecter à travers les dépôts des particuliers et des entreprises ainsi que par des émissions sur les marchés. Ce qui lui vaut d'être cité dans le remarquable petit livre l'Illusion financière par le jésuite et brillant économiste Gaël Giraud qui considère cette déclaration comme étant de mauvaise foi…émanant de gens qui ont un intérêt personnel à prétendre que les banques ne peuvent pas créer de monnaie. Deux analystes de la BoE viennent cependant de publier une belle étude pour affirmer que les banques ne sont pas des intermédiaires transformant les dépôts, ou multipliant les dépôts pour créer des crédits.

Le grand secret

Le grand, il était déjà dans le livre de Deleuze et Guattari (1980) Mille Plateaux : « c’est l’impôt qui crée la monnaie et c’est l’impôt qui monétise l’économie » en faisant de l’argent l’équivalent-général. Aujourd’hui, on voit bien comment l’impôt agit subjectivement dans la transformation de tout un chacun en « individu endetté », endetté d’une dette qu’il n’a jamais contractée. En sorte, dit Lazzarato, qu’en temps de crise, l’appareil de capture ce n’est plus le profit ou la rente, c’est l’impôt.

Voyez au passage M. Sapin, tout bouffi de bonnes intentions anti-terroristes, annonçant une lutte à mort contre… les paiements en liquide. Que l'un de ses collègues ait eu de l'argent à Singapour le gêne moins que le petit exode fiscal que constitue le paiement cash et hors TVA de nos belles campagnes françaises.

Le percepteur par Van Reymerswaele

Voici pour le constat.

Lazzarato introduit ici un concept de Guattari : l’économie des possibles, de ces possibles que le capitalisme libéral entend contrôler (There is no alternative, comme disait la mégère).

Le bitcoin (que Lazzarato ne cite pas comme tel) c’est pour nous « un possible », pour parler comme Guattari, « la possibilité d’une monnaie », pour parler comme Houellebecq. Le désir est toujours repérable par l’impossible qu’il lève et par les nouveaux possibles qu’il crée. Le désir, c’est le fait que là où le monde était fermé, surgit un processus secrétant d’autres systèmes de référence.

C’est que dit dans une interview au CoinTelegraph Chris Mountford…Bitcoin shows us that there are a class of things we previously all assumed could simply not be made with software. Money was one of those things. Now we have no idea where our new limits are. C'est ce que dit Erik Voorhees sur LTB (210) : Something can exist that is physically not possible without cryptocurrency. Donc oui, un "possible" est apparu.

Mais Lazzarato met aussi en garde: La machine sociale capitaliste laisse les "savants", les "artistes" (et tout un chacun) inventer et créer, elle les y incite même. Mais c'est toujours l'axiomatique, c'est à dire une politique, qui sélectionne, choisit , hiérarchise, agence les inventions scientifiques et technologiques. C'est en page 166, cela englobe donc le bitcoin cité deux pages plus haut. Voici ses promoteurs prévenus!

Lazzarato rappelle donc une formule de Gilles Deleuze, bien avant le bitcoin (c’était en 1990, dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, chef-d’œuvre d’anticipation et de vision du présent !) : il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.

Mais Lazzarto livre aussi un distinguo fécond, entre la monnaie de l’échange et la monnaie de la dette. Avec l’ère moderne s’est développée l’idée que le « doux commerce » libérait l’homme, le marché s’avérant plus efficace et moins tyrannique que l’Etat et la monnaie évinçant la violence de la dette. Tout cela est peut-être vrai, mais seulement si l’on restreint l’argent à l’argent de l’échange (paiement, mesure et thésaurisation, les trois fonctions d’Aristote). La monnaie-échange présuppose et réalise un rapport symétrique (et contractuel) entre producteurs/échangeurs. Telle est bien la philosophie du bitcoin, argent de l’échange comme aucun autre avant lui.

avant la révolutionEn regard la monnaie capital instaure un rapport asymétrique : d’exploitation, de différentiation de classe, d’appropriation, de privatisation. Ceux qui poussent les hauts cris en dénonçant la spéculation sur le bitcoin savent fort bien gagner leur vie avec l’argent de la dette. Le capitalisme ne nous libère pas de la dette, il nous y enchaîne. Ils confessent aussi, imprudemment, que Deleuze et Guattari avaient raison : le capitalisme n’a jamais été libéral, il a toujours été un capitalisme d’Etat. Les « plans de sauvetage » successifs depuis 2007 le montrent assez, puisqu'ils ont refait de l'impôt ce qu'il était avant 1789, une machine à prendre aux pauvres pour payer les dettes de jeux des seigneurs.

Bitcoin apparaît du coup comme un possible « secours contre le sauvetage ».

GraeberIl n’est évidemment pas politiquement anodin de parler de dette (et le titre de l’ouvrage de Lazzarato est assez explicite). D’autres l’ont fait, comme David Graeber, qui pense cependant que la dette est seulement un échange qui n’est pas encore terminé alors que Nietzsche pointait déjà (dans sa Généalogie de la Morale) la nature infinie et proprement impayable de la dette, ce qui correspond exactement au point où nous en sommes.

On songe évidemment « en creux » au bitcoin, monnaie non régulée et non propulsée par l’impôt, quand on lit chez Lazzarato que si les deux fonctions étatiques – réguler la monnaie et collecter les impôts – restent gérées par l’Etat, elles ne constituent plus l’expression de son pouvoir en tant que représentant de l’intérêt général, en tant que garant de l’unité de la nation, mais l’expression des articulations du gouvernement supra-national et du capital.

A ce point on trouve chez Lazzarato une vraie définition de l’euro comme monnaie allemande, c’est à dire ordolibérale et expression d’un nouveau capitalisme d’Etat où il est impossible de séparer « économie » et « politique ». Et, au terme d’une description de la crise, il conclut que l’Etat n’a pas défendu la « société », au contraire, il lui a imposé de payer par l’entremise de la fiscalité et de l’austérité la « rationalité irrationnelle » du marché.

L’institution monétaire ne peut donc se prévaloir, opérant à la jonction des dettes privées et des dettes sociales, d’assurer cohérence et unité sur un territoire donné ( ce qui est en gros la thèse d’Aglietta et Orléan). C’est de nouveau du côté de Deleuze et Guattari que penche l’auteur, avec une dualité non pas entre une monnaie économique, privée, impartiale, purement instrumentale et une monnaie centrale étatique représentant la société comme totalité, mais entre la première et la monnaie comme capital. La première exprime le pouvoir d’achat, la seconde le pouvoir sur la société.

A noter que cette distinction est peu ou prou celle que trace Graeber. Comment ne pas songer au bitcoin (monnaie conçue pour l’échange) lorsque l’on examine la première, et les rapports que pourrait avoir, dans un avenir proche le bitcoin et les monnaies fiat des banques centrales ?

Où l’on retrouve le bitcoin, monnaie finie s’il en est, c’est lorsqu’on lit que la monnaie de crédit, en tant que monnaie capital incarne la logique de la production pour la production, c’est à dire l’introduction de l’infini dans l’univers capitaliste.

Tant décrié comme simple spéculation, le bitcoin est une monnaie de la "finitude", dont on découvre peu à peu qu'elle est notre horizon écologique.

Les écologistes n’y ont point songé et sont généralement critiques à son sujet. Il est vrai que leur réflexion est courte et ne dépasse pas le rêve de voir les monnaies locales (des euros portant faux nez et grosses moustaches) promouvoir le "manger local".

D'autre part, en lisant Lazzarato, on songe soudain à un autre paradoxe : quand la monnaie-dette, abstraite, détruit les relations sociales et déconstruit les territoires, le bitcoin apparaît par contraste infiniment plus « territorial » : il ne sort jamais de son territoire, le Net, et il le structure ! D'autre part, démuni à la fois du cours forcé et d'un usage fiscal, il ne peut compter que sur sa nature communautaire.

Bitcoin m’apparaît alors comme un défi au nouvel ordre libéral, non sans paradoxe là aussi quand on connaît les opinions incroyablement libertaires de bien des supporters de la nouvelle monnaie, qui pourraient entrer dans la description que fait l’auteur des talibans du marché comme Hayek, qui souhaite l’effacement de la monnaie souveraine pour lui substituer une multitude concurrentielle de monnaies privées.

Nous voyons se multiplier les robinsonades, États libres proclamés par des milliardaires sur des plateformes en haute mer ou par des libertaires sur des berges incertaines du Danube. Toutes évoquent le bitcoin comme une monnaie « libre ».

un futur grand pays

Or Bitcoin n’a pas vocation à s’en-terrer, et surtout pas sur si peu de terre, ou les pieds dans l’eau. Il n’a pas vocation non plus à être l’une des monnaies privées décrites par Hayek, même si celui-ci est le maître à penser de nombre de ses supporters. Qu'il tienne encore dix ans et Bitcoin va changer les esprits, bien plus que dans les rêves de boy-scouts ou les complots des geeks.

Bitcoin est richement disruptif. Ainsi, même s’il se classe évidemment, selon moi, du côté de la monnaie de paiement, c’est avec un caractère d’extrême liquidité (fluidité) que n’ont pas les billets de banque de nos vies quotidiennes. C’est la première fois que l’on voit effectivement la monnaie de paiement dotée de la mobilité de la monnaie-dette. A l’aune du bitcoin le système SEPA s’avère risible, et grotesque la volonté de tous les Sapins de la planète de traquer les transferts et paiements en cash. A travers Bitcoin, c'est tout à la fois la nature de la dette, la légitimité de sa centralisation mais aussi (et c'est ce que j'ai voulu faire ici) son lien à l'impôt et sa responsabilité dans la gouvernance post-démocratique qui sont potentiellement mis en examen.

Pour aller plus loin

les discours officiels

d'autres analyses sur la dette

17 - Des hiéroglyphes contre les grandes oreilles ?

April 30th 2015 at 13:36

Dans le climat suscité par le vote de la loi sur le renseignement, j'ai continué à me demander ce que les petites cervelles derrière les grandes oreilles pouvaient ou non comprendre de nos affaires. J'en étais à me demander si en écrivant ainsi le mot "b0mbe" on échappait aux algos ou au contraire si ça les excitait.

Je reviendrai une autre fois sur les algos. Car en vérité deux choses ont alors ramené mes pensées vers... mes (lointaines!) études d'égyptologie. La première c'est cette petite image un peu naïve qui traine partout sur Internet, et qui est réputée mesurer je ne sais quelle souplesse de votre cerveau. Il parait que certains ne parviennent jamais à lire ledit message "leet speak" . Dites-moi qu'ils ne travaillent pas pour les renseignements généraux...

le code de césar à l'oeil nu

J'ai lu cela comme le journal et ne crois pas être plus malin qu'un autre. J'ai donc regardé rapidement ce qui se disait à ce sujet sur Internet, mais (mis à part un commentaire pour dire que c'était plutôt plus facile que certains post d'adolescents sur Facebook, ce qui est une remarque féconde) je n'ai rien trouvé d'excitant.

Il s'agit en réalité d'un simple "code de César" dans lequel la suggestion subliminale (le 4 pour A, etc) est presque systématique ce qui augmente encore la vitesse d'acquisition. La prouesse du cerveau qui lit cela est moindre que celle que vous réalisez en lisant un message manuscrit. Vous parvenez à lire des milliers de formes de A plus ou moins similaires à des 4, des a typographiques ou manuscrits, des formes cursives ou non... Seulement vous ne le faites aisément dans votre langue. Essayez maintenant avec ce massage codé identiquement, et écrivez moi si vous l'avez lu à la même vitesse que le message français.

on fait moins le malin

Big Mother connaissant a priori l'allemand et l'urdū autant que l'anglais ou le français, il est peu probable cependant que ces petits jeux offrent un rempart au cassage... Plus amusants sont les exercices où l'on ôte des lettres (ce qui n'est pas de nature à rebuter un lecteur d'arabe ou d'hébreu, langues qui ne notent pas les voyelles) ou ceux où l'on en permute. Cela reste des jeux dignes du Journal de Mickey. En réalité, toute forme de grammaire est une béance pour le casseur. L'orthographe d'un illettré (et le T9 d'un ado!) offrent sans doute une plus grande résistance à la machine, comme s'en sont plaints certains moteurs de recherche (voir le cas de Bing) ... A moins que l'usage de la belle langue française, telle qu'établie par Vaugelas et codifiée par Grevisse, ne soit jugée inquiétante par les algos?

SalvatoreIl reste ce que j'appellerais volontiers le Code Salvatore. Changer de langue en permanence. Stupido ? Dans le monde actuel, où les réunions de travail se font dans les 800 mots d'anglais que chacun connaît, la pratique paraîtrait incongrue. Puis-je rappeler la fascination qu'éprouvait au contraire un Jules Verne, visionnaire progressiste, pour les personnages (Otto Lidenbrock et d'autres) polyglottes et même latinistes ? Evidemment changer de langue au milieu de la phrase vous fera détecter... mais les maghrébins (qui sont naturellement bi ou trilingues) le font en permanence, comme vous l'entendez aisément dans le métro et t les hommes d'affaires émaillent leur pauvre français d'un (non moins pauvre) anglais. Vous serez noyé dans la masse des faux positifs. Pas si stupido...

Quel rapport ont ces considérations avec Champollion ? J'y viens. Il connaissait (un peu) la langue dans laquelle était écrite l'inscription de Rosette. C'est pourquoi il a cassé le code plus vite que Young, l'un des meilleurs savants du temps, considéré comme l'égal de Vinci ( qui avait sa propre écriture !) ou de Leibniz (qui réfléchit aussi, en marge du projet de langue universelle, sur des problèmes de cryptographie)...

Deux mots suffisent

imitation game

Lors de la projection du film Imitation Game, le public rit lorsque le savant auquel on a reproché d'ignorer la langue de l'ennemi note finalement qu'il ne lui fallait pour percer le code que deux mots allemands seulement : Heil Hitler ! Ce qui m'a fait sourire alors, c'est que la découverte de Champollion fut, de même, permise par l'intuition que les deux noms en cartouche devaient fatalement se lire Ptolémée et Cléopâtre.

Passée cette intuition, les choses ne furent pas plus simples pour Champollion que pour Turing. Pourquoi?

alphabetParce que le codage hiéroglyphiques est infiniment plus complexe que ce que l'on présente aux touristes, avec des alphabets égyptiens tout juste bon à permettre de transcrire des prénoms de barbares sur des bijoux fantaisie. En sachant qu'il devait retrouver Ptolimaïs, Champollion lui-même eut pourtant bien du mal, comme en attestent ses notes pieusement conservées.

sur le nom de Pltolémée

En réalité, d'autres savants (dont Young) avait approché jusque là, c'est à dire pas bien loin. Il est instructif de voir comment Young et Champollion s'y prirent pour franchir les marches supplémentaires, vérifiant l'intuition fondamentale de la multivalence des hiéroglyphes, qui selon leur place dans le mot, voire dans la syllabe, peuvent être littéraux, bilittéraux, trilittéraux, idéographiques voire... sans signification.

Deux demi-clés qui ne se valent pas

Sur la pierre de Rosette, la même (a priori) inscription était répétée en 3 langues, dont une seule connue - le grec, sans rapport linguistique avec les deux autres- et deux alphabets, hiéroglyphique et démotique, signes inconnus d'une langue perdue. Le calcul montre vite à Young qu'il s'agit de deux alphabets pour deux langues proches (il voit juste), l'écriture démotique étant une forme simplifiée, cursive, mais évidemment étroitement liée à l'écriture sacrée et plus complexe. Certes le grec donne le sens.. du texte. Pas des mots.

Champollion, lui, parle le copte. C'est une langue encore plus tardive que le démotique (c'est pourquoi d'ailleurs elles s'écrit en caractères issus de l'alphabet grec) mais elle est également dérivée linguistiquement de la vieille langue. Son usage s'est perdu depuis des siècles, sauf pour quelques prières chez les chrétiens d'Egypte. Cette clé copte se révèlera plus féconde que la clé grecque. Connaitre le sens d'un texte ne suffit pas à le décoder, si l'on n'a pas accès à sa structure linguistique. Vieux problème des langues où le sens (où est le sujet? où est le complément d'objet dans la séquence le chat la souris mange) est donnée par l'ordre des mots et celles où il est donné par un suffixe (une déclinaison par exemple).

Incomplète victoire

Pyramide de OunasLe concept de lettres plurilittères à lui seul multiplie considérablement le nombre de signes. Dans l'état le plus simple de la langue égyptienne on en compte environ 600. C'est le cas des Textes des Pyramides (ici dans celle de Ounas mort en -2323) Compte-tenu de ce que la fantaisie orthographique (elle existe) est tout de même encadrées par des règles et des usages, un ordinateur percerait cela à jour sans trop de mal, repérant des séquences évidentes.

Mais les anciens égyptiens n'en restèrent pas là. Au lieu de simplifier (comme Mao le fit du chinois - pour des raisons politiques) ils complexifièrent.

inscription de Ramses IIILa particularité historique de la langue égyptienne vient de ce fait singulier: le cryptage a été augmenté avec le temps. Mille ans après les Pyramides, à l'apogée des Aménophis et des Ramsès, la même langue s'encode sur les murs de Karnak avec 1200 signes.

Mais encore dix à quinze siècles et dans les textes écrits alors que le pouvoir politique est désormais grec puis romain, on atteint les 12.000 signes! Indépendamment de l'évolution naturelle de toute langue, il s'agit bel et bien ici d'un encodage, d'une mystification.

Certains textes furent si bien codés qu'à ce jour... nul n'a pu les décoder.

Comme pour les cypherpunks, le codage était, chez les derniers prêtres d'Amon ou d'Osiris, une résistance politique alors que faisait belle lurette que l'on parlait une version internationale du grec, sorte de globish du temps.

texte tardif à Kom Ombo

Quelles leçons pourrions nous en tirer?

Pourquoi le code des prêtres d'Edfou ou de Philae a-t-il résisté plus longtemps que le chiffre de Vigenère?

fils de RâLa première raison est peut-être que la malice n'était pas dans la "longueur de la clé", mais de l'ordre de celle des cruciverbistes. De nouveau, il faut rappeler la présence à Bletchley park d'un égyptologue (dans la hutte 4) et de six cruciverbistes. Dès l'égyptien ancien, si le mot "fils" s'écrit avec un canard, c'est qu'il se prononce vaguement comme le canard (sa). On lira "Fils de Râ" ou "canard soleil" selon que cela fait sens ou non. Quant au canard il servira aussi de voyelle sa dans d'autres mots qui peuvent n'avoir rien à voir ni avec le canard ni avec le fils.

Au fil des temps, c'est pourrait-on dire la "bibliothèque de gags" qui s'est étoffée. De sorte que certains hiéroglyphes tardifs incompréhensibles sont sans doute des private joke dont le sens s'est perdu avec le petit groupe très fermé à qui il servait de code. Si je code le nom de M. Valls avec l'image d'un couple dansant, j'ai sans doute plus de chance d'être compris que si je le code 123. Et si (une fois de temps en temps, pour rire) je le code 13021867 parce que c'est la date de création du Beau Danube Bleu, vous allez avoir du mal à me suivre ! Et je peux multiplier les gags autour du nom de M. Valse. On entre dans la période "ptolémaïque".....

laisse aller

c'est une valseLa seconde raison est évidemment que le codeur égyptien n'est pas limité aux 26 lettres et 10 chiffres, ni même à la petite centaine de caractères en tous genres productibles avec un clavier. Ni même, on l'a vu, aux 600 signes de la langue classique.

Il les dessine lui-même et peut toujours introduire une nuance, une nouveauté, simplifier... ou compliquer.

Au fait, la décision envisagée un peu partout dans le monde de ne plus apprendre aux enfants à écrire à la main ne vous met point la puce à l'oreille? Vous avez vraiment cru que c'était un truc finlandais pour aider Nokia?

Puisque la loi 1984 va (sous le contrôle d'un juge) permettre à Gouda, Tango et tous leurs petits amis, dès que les algos vous auront identifier comme déviant, de pomper dès votre clavier, avec un logiciel mouchard ou sans (la NSA le faisait déjà depuis longtemps avec SurlySpawn, Keyloggers...), peut-on imaginer lui échapper en enlevant le clavier? en mettant un pavé tactile avec stylo électronique? en écrivant mal ? en communiquant (y compris avec soi même) par rébus et calembours? en stockant les choses sous forme de dessins plus que de discours ?

La recette égyptienne tourne autour de deux concepts forts : inventer sa langue (j'ai déjà évoqué la poésie!) et dessiner ses caractères. Elle est évidemment aux antipodes du globish typographié...

L'argent consacré par l'Etat aux machines est pris sur les budgets humains de la police... allez donc lire le commentaire de "Frédéric" sous mon billet précédent!

Pour aller plus loin :

... en égyptologie

  • Il existe des dizaines de sites où l'on peut télécharger des polices hiéroglyphiques. Voir ici aussi mais au total c'est évidemment très limité car un seul clavier ne permet guère plus de 100 signes...
  • Il faut donc télécharger plusieurs fontes par exemple ici : hommes, poissons, oiseaux etc
  • Sur le codage informatique des langues anciennes débuté des 1988, il est intéressant de voir combien la matière "résiste": on en reste le plus souvent au codage des 800 signes recensés par la grammaire de Gardiner (la langue classique) et non sans difficultés. Lire ici également.

... et aussi

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