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144 - De la Propriété et de la Souveraineté

February 3rd 2024 at 19:00

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thème qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriété est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacré. Qu'elle ne soit pas le seul droit cité à l'article 2, ou qu'il soit ajouté immédiatement à l'article 17 que  nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité  sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.

Disons-le d'emblée : je marque toujours un grand étonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacré employés pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impôts. Parce que le droit de propriété a une histoire (avant, pendant et après 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'être toujours cohérentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire à l'Université d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) éclaire la rupture opérée par la Révolution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de réfléchir à ce qu'est la propriété, et à ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux être clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant à dire) je pars ici très en amont de Bitcoin (2009) et même de l'instauration de l'impôt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense néanmoins pouvoir approfondir le sens des mots, éclairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entièrement le système de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien Régime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremêlaient aux réalités multiples quant à la possession, entre le seigneur qui concédait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint à de multiples servitudes, corvées et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicité des droits locaux et des traditions. Ce seigneur était d'ailleurs, pour une propriété donnée, rarement unique tant la féodalité était dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le système dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la société et instaurer concrètement la Liberté et l'Égalité, il fallait à leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriété. Et pour re-fonder la propriété, il importait de faire sauter le séculaire édifice féodal : enlever tout caractère politique au droit de propriété (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractère patrimonial aux charges publiques pour conférer à la souveraineté (qui allait passer du roi-suzerain à la Nation-souveraine) son caractère indivisible et remplacer le vieux régime de tenure par un régime de propriété individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tête, en invoquant le caractère absolu de leur droit de propriété c'est justement l'inverse, à savoir réconcilier et réajuster la propriété à une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le système capitaliste.

Des historiens plus récents ont fait remarquer d'une part que la révolution n'avait guère aidé (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 étaient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un débat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, même s'il faut rappeler le rôle de nombreux savants (mathématiciens, physiciens et ingénieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19ème siècle, il est assez évident. l’Assemblée constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus généralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblée ! Ils représentent encore près de la moitié de la Convention en 1792.

La critique du système antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son Deuxième Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16ème siècle, qui voyait déjà dans la féodalité un fâcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie où il est né un siècle plus tôt, cet humanisme juridique revisitait à la base bien des concepts, avec des débats peu compréhensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf à dire qu'on y discutait implicitement de la répartition des terres et qu'on y dénonçait sans fard le démembrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la République) ne furent pas des libéraux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la même veine que l'œuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel Cambacérès devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas à créer une forme démocratique ni même libérale de gouvernement : le joug napoléonien en fit clairement la démonstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thèses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La Brède et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus décisive, presque antithétique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions très opposées à la féodalité à savoir une souveraineté (royale) pleine et indivisible face à une société ayant désormais comme principal objet d'établir et de garantir le droit de propriété. Celui-ci n'était pas naturel mais nécessaire, les êtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idée que la propriété est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la société  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'équilibre de cet échafaudage devait pour eux être assuré par un souverain héréditaire et copropriétaire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient très abstraites  : on y décrivait un univers de  propriétaires  et de  propriétés . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriété  du roi comme étant  le droit de la souveraineté même  et fondant son droit à taxer la propriété privée.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crûment dans son livre : le goût extrême des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indifférence au droit, leur désintérêt volontaire pour les institutions réelles étaient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du précédent et se placer sur un terrain ouvert et vierge où un changement fondamental pouvait être envisagé . Quelles que soient les raisons (âprement discutées) qui ont conduit à réduire la propriété à une forme abstraite de  la terre  ils donnèrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutôt en faveur des thèses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis détails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultés qu'ont eu les hommes de 1789 à faire sauter un édifice absurde mais où tant de choses s'intriquaient, s'emmêlaient, avec tant d'intérêts croisés, il permet de déconstruire l'idée d'un droit de propriété, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le réseau X  simple, basique  et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derrière la  nuit  des grands principes au 4 août, nuit qui avait en réalité été mûrie depuis l'annonce même de la réunion des États-Généraux, derrière le caractère en apparence limpide du premier article du décret du 11 août ( L'Assemblée nationale détruit entièrement le régime féodal ) il y eut des mois (des années, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps déclarés  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrète : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célèbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tôt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de manière collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trône, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nécessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste décrivait plaisamment en 2018 comme une mise en œuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fâcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rôle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-même exprimait lors d’une réunion du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la féodalité reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une Révolution est un jubilé qui déplace les propriétés particulières. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prévenir ; mais, quand il est arrivé, on ne pourrait détruire les effets qu’il a eus, sans opérer une Révolution nouvelle, sans rendre la propriété incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assuré de conserver ce qu’il possède ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraître sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prône un retour à l’ordre, non seulement de la société mais dans les familles. Ainsi, la plupart des réformes du droit de la famille ont été édulcorées (divorce, adoption, droits des enfants illégitimes) voire supprimées (égalité dans les parages successoraux) pour répondre à cette attente d’ordre. Quant à la propriété individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delà même de ceux-ci toutes les propriétés individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la féodalité. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriétés. La famille révolutionnaire a ainsi été sacrifiée sur l’autel de la stabilité de la propriété. Même Louis XVIII n’osera pas toucher à la propriété issue de la Révolution et dont il garantira le caractère inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriété a pu être dite absolue par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant après l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts très complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage très thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siècle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mêmes principes qu'au 4 août affirmés bien fort, parfois par des hommes déjà actifs cette fameuse nuit. Mais le décor et le coeur des hommes a changé. Même pour les propriétaires la liberté ne sera plus celle qui a effrayé ceux qui survécurent à la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et définit la propriété comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la manière la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibé par les lois ou par les règlements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracée : il y a eu modification de la propriété, purgée de ses attributs politiques, mais nul anéantissement des droits de la puissance souveraine sur les propriétés particulières. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcées pour cause d’utilité publique, texte d’une grande importance et dont la postérité fut grande ne peut être oubliée lorsqu'on invoque le caractère absolu voire sacré de la propriété.

Les choses ne sont guère plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idées de certains Bitcoineurs sur la propriété sont aussi simples que la nature du droit du détenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractériserait par son appartenance à un genre ou à une espèce et non par son identité propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps à ce qui se passe avec l'émergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets écrivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses débuts. La question du droit de propriété sur le Bitcoin fait débat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de départ consiste à considérer si le Bitcoin peut être qualifié de droit de propriété incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il à un droit réel ou personnel ? . L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractère naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractère naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraître encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guère lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On détecte aisément ce lancinant fantasme, avec une profonde équivoque sur le vocabulaire (entre propriété, pouvoir, seigneurie et même royaume) dans certaines publications.

Près d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expériences ratées, douteuses, ou dangereuses. J'ai déjà écrit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriété  d'un bout de désert ou d'un îlot, même revendiqué par nulle puissance, même absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  à ses détenteurs, ni concrètement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontières non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

Plutôt que de rêver à ce qu'on a appelé, à l'époque des décolonisations, une  indépendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient méditer sur le combat séculaire des princes de Monaco, depuis la récupération (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualité d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien Régime, de vrais Traités internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maîtrise d'une manne fiscale non négligeable. Et Deo Juvante c'est à dire avec l'aide (ou la complicité) de la France pour l'électricité, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la défense. Un livre de Frédéric Laurent, paru il y a une vingtaine d'année, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin à parcourir !

Même en oubliant tout ce qui vient d'être dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette à quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquérir une gated community, une cité portuaire, une île côtière, de l'équiper pour lui donner une autonomie réelle, la capacité de se défendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des représentations diplomatiques dans quelques États complaisants, où verrait-on une  monarchie  même en définissant la chose comme le fait expéditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planète du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que révèle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bébés requins comme SBF) ne perdent pas de temps à de telles songeries et préfèrent, après quelques usurpations et démembrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (médias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte à s'y ménager de belles féodalités, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arrière-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette réalité prophétisée depuis une génération et présentée en 2020 par l'économiste Cédric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le système (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le système.

Quitte à chercher dans le passé, n'y a-t-il pas d'autres rêves à offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rêveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

à suivre

64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

July 18th 2017 at 18:40

pour Adrian, sur son île

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'étant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empêcher de spéculer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin était adopté en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la Grèce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'île de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guère qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilège souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabâche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les époques héroïques permettaient aux audacieux, s'ils n'étaient pas alourdis de scrupules, de se bâtir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunités de se tailler un royaume à coup de machette, d'y faire régner son ordre, brutal ou idéaliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planète semble désormais entièrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dépendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolés, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rêveurs s'obstinent à revendiquer pour eux-mêmes. Dans certains cas il y a une revendication fondée sur des droits historiques à l'indépendance (Seborga ne serait pas moins légitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une déclaration d'indépendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privé, île, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fécond est le projet de terra nullius. Non pas une île inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragés (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rêve.

Il y a eu, par le passé, des territoires négligés, oubliés voire "abandonnés" par les Etats : le fort Sao-José devant Funchal (Madère) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner à l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'était pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créèrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brève sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, porté par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libérale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestés seraient terra nullius, chacune considérant ces territoires comme appartenant à l'autre ! Le Liberland a indiqué plusieurs fois son intérêt pour le bitcoin mais sa volonté trop manifeste de s'ériger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances à terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes pièces des kibboutz libertaires ou des îles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guère l'effet d'annonce.

l'île au trésor

Il y a des spécialistes de ces micro-nations, monarchies privées et autres républiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensé tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher où un illuminé pourrait un jour décréter, peut-être, que bitcoin (ou une autre devise décentralisée) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble être le concept de terra nulla que j'ai effleuré en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clé pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le même Bruno Fuligni a écrit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont récemment réimprimé et qui est consacré à l'île Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette île, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siècles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant Prévost 831Elle fut explorée alors par un français qui y planta nos couleurs, mais également revendiquée par les Anglais (qui affirmèrent sans preuve y avoir débarqué) et par les Italiens qui la réclamèrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la même selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque là, Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres îles sont l'objet de telles chicanes.

La particularité de Julia, disparue dès 1832 alors que sa récente apparition avait suscité une crise diplomatique, puis réapparue en 1863, visitée par Walter Scott, mentionnée par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant même inspiré Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-être pas la même île à chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les éruptions font apparaître. Juridiquement, cela n'est pas sans conséquence.

Ferdinandea à 8 mètres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nôtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant à Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fût-elle à découvrir ou à façonner. Mais peut-être de projets apparaissant à la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rêver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-être dans la permanence des territoires habités que réside la cause de tous les mots dont souffre l'humanité. L'injustice et l'arbitraire, la bêtise et la violence, pourraient-ils prospérer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la société à se remettre en question périodiquement ? La propriété, l'héritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'île Julia. Qu'elle sorte des eaux, la société qui viendrait à s'y établir aurait une claire conscience de sa précarité. Elle ne bâtirait rien de pondéreux ni de matériel, que de la fantaisie et de la légèreté, prête à prendre le large au premier séisme. Quand bien même la vanité humaine ferait éclore de ces obscurs groupements d'intérêts politiques et économiques qui dominent partout ailleurs, l'île en laverait son sol par une nouvelle plongée dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installés sur leurs terres, pas d'institutions surannées, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. Activité principale : indolence et farniente. Son sous-développement irrémédiable fait d'elle l'ultime réuit de l'idéal. C'est tout le charme de l'île Julia."

L'île à éclipses"Les grandes utopies ont échoué parce qu'elles demandaient trop à la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthénique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimée pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fédéraliste ni nationaliste, ni européenne ni africaine : elle est la thébaïde du monde où l'esprit seul a droit de résidence. Au moment où les prophètes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'île Julia, au milieu de la Méditerranée, à équidistance entre l'Islam et la Chrétienté. Les mécréants n'ont ni église ni mosquée; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armée pour les défendre. A tous ceux qui doutent, qui hésitent, qui s'interrogent, aux rêveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconséquents, il reste au moins l'île Julia. Son émergence n'est même pas nécessaire à leur contentement. L'île est pour eux une terre d'élection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade à Julia et ailleurs :

54- La monnaie de Marie-Thérèse défie toutes les règles

January 1st 2017 at 16:40

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clôt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait être que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant même pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence régalienne et sans régulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succès, qu'un actif spéculatif couplé à un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majesté de la chose.

effigie r1780L'étrange destin international, et même méta-national, d'une grosse pièce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes régaliens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'être que l'une des centaines de pièces frappées en Europe à partir du moment où d'énormes quantités d'argent furent extraites des mines de Bohême. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-Thérèse.

Le thaler

JáchymovIl y a en République tchèque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui Jáchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent découvertes à partir du milieu du Moyen Âge. Dès 1518 on appela les pièces de 26 grammes d'argent produites sous l'égide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua à toutes les pièces peu ou prou de ce même format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’être copié, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trône pourtant électif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "héréditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unité de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allège de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-Thérèse

En 1740 meurt Charles VI, 22ème Habsbourg à avoir occupé le trône impérial depuis 1273, et 14 ème consécutivement depuis 1438. Problème : il n'a comme héritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États héréditaires, que cette fille lui succéderait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de Bohème et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. Fréderic de Prusse est le premier à l'attaquer, contestant les droits d'une femme à l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencé.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États héréditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-Thérèse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trône impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg à VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" où figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptées de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impératrice, et que cette émission ne fut pas renouvelée.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-Thérèse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trône impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-Thérèse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de Suède de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avènement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succès sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-Thérèse (28,82 grammes à 875‰) est frappé à Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succès est immédiat, la demande est étonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, Günzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'énorme succès de ces pièces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi séculaire) chez qui la frappe de numéraire a de tous temps été trop limitée et qui avait longtemps préféré la "piastre à colonne" des espagnols. Dès 1752, l'exportation des thalers, confiée à un financier viennois, est réglementée. C'est une ressource fiscale. Rançon du succès, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances européennes qui ont trouvé mieux à faire. Le thaler n'est même pas frappé sur de l'argent local, l'Autriche étant depuis longtemps importatrice : rien à voir, donc, avec la situation qui avait été jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchés .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Dès son règne, le thaler de Marie-Thérèse, à l'exclusion de tout autre thaler de même poids issus par d'autres princes, est diffusé le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impératrice, chose sans exemple, parallèlement aux thalers à usage interne désormais ornés de l'effigie de Joseph II, les émissions de Marie-Thérèse continuent de plus belle, à 28 grammes mais à 833‰. Ces refrappes vont désormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrêté la pendule dans la chambre mortuaire. Et désormais le type est fixé et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impératrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux détails qui laissent penser à plusieurs historiens que c'est le goût oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso orné des armoiries et des 3 couronnes impériale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-même que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au décorum régalien à souhait, saturée de noms de pays disparates (et même perdus : la Franche-Comté de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilées... Mais en même temps une monnaie dont le caractère "souverain" ne tient finalement qu'à des éléments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel éthiopien saurait reconnaître la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle à deux têtes après Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette pièce posthume va échapper à son époque et à son cadre politique.

bijoux Démonétisée en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans après la mort de Marie-Thérèse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie préférée de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que très loin vers la Corne ou vers l'intérieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, désirée comme une monnaie sure et belle et même comme un véritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformée en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dès 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers à l'Autriche qui fournit 5 millions de pièces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) était depuis longtemps un business model à Vienne, où l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite pièce est démonétisée dans le pays où elle est frappée !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intègre dans tous les échanges. À la fin du 19ème siècle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargés à dos d'âne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'à Harrar où, en 1887, leur taxation (5% à l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colère du poète devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris à ferme les douanes éthiopiennes) commencent à faire frapper en masse à Trieste de nouveaux thalers de Marie-Thérèse qui vont servir leur de leur avancée militaire en Érythrée.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intègre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-Thérèse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-Thérèse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomètres de Vienne, et plus d'un siècle après la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces pièces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini décide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprès du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transférer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idée que l'effigie de Marie-Thérèse ait été bien moins désagréable aux colonisés ou aux envahis que le mâle profil du Duce casqué?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-Thérèse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas à se procurer des thalers en quantité suffisante par la voie habituelle, décide, dès 1936, de fabriquer elle-même de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en détenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avéré.

Au même moment, Paris, Bruxelles et même Utrecht se lancèrent dans la même fabrication. A partir de 1937, une société angalise lance de nouvelles commandes à l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandées.… à la Monnaie de Paris. Là aussi, on peut quand même risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage à Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, à partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que près de 20 millions de ces pièces seront émises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date à laquelle ces émissions cesseront, 182 ans après la mort de l'impératrice.

Je souligne le fait : les autorités, si chatouilleuses parfois, créent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monétaires, qui certes ne peuvent être qualifiés de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie Thérèse est officiellement démonétisé dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des pièces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-Thérèse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les pièces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-Thérèse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des pièces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant à la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-Thérèse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces pièces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de pièces datées de 1780 ont été frappées, dont peut-être 100 millions après la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays à l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-Thérèse apportait un démenti implicite à ses thèses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à côté des exemples de double circulation en zone frontière ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est à la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-même (full bodied money opposée à token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thèse datant de plus d'un siècle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, après de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la légende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empêche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en étaient dépourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une pièce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumère des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfèrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadème et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particulière des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggère que Marie-Thérèse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase économique (comme celle des orfèvres du Moyen-Âge européen) où il n'y a pas de besoin impératif de circulation et d'échange monétaire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordée en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet échangeabilité n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualité du thaler de servir d'objet de parure. Le goût de la parure et de l'ornement étant un des goûts les plus universels du genre humain, nous touchons ici à une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monétaire en général. Autrement dit ce n'est ici pas forcément le fait d'être aisément échangeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluidité de Bitcoin au sommet de ses qualités, devant l'or numérique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours présentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-Thérèse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assènent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singulière de outes, la nôtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-Thérèse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout après la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-Thérèse, Direction des Monnaies et Médailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monétaires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, éd., Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000

46 - La Banque a les jetons

May 12th 2016 at 11:20

Une version abrégée et sans illustration de cet article a été publiée sur le Cercle des Echos pour présenter mon idée d'une nouvelle économie du token.

Le mot token a fait son apparition, assez timidement, dans la cryptosphère. Au vrai, pas plus que le mot blockchain il n'apparaît nulle part dans l'article fondateur de Satoshi Nakamoto en 2008. Mais lui, il a des racines historiques anciennes.

Une page wikipedia token présente de ce mot plusieurs acceptions données à tort comme des homonymes, dont quatre significations liées à l'informatique, sans allusion aux actifs cryptomonétaires, et une référence renvoyant à la page consacrée aux tokens britanniques décrits comme des jetons de paiement illégaux du 17ème au 19ème siècle.

Une fausse monnaie pour le bien commun ?

Sur la page wikipédia consacrée au token britannique cette notion d'illégalité réapparaît, mais pas de façon aussi brutale, et on trouve un exposé historique très complet des différentes phases d'émission de ces petites monnaies privées tolérées par le pouvoir et largement utilisées dans le commerce pour de nombreuses raisons tant et si bien que l'on voit un tisserand (John Fincham à Haverhill dans le Suffolk) apposer sur son demi-penny la fière mention pro bono publico.

HAVERHILL MANUFACTORY  1794

En partant des tokens du passé, je vais tenter d'explorer ce qui pourrait être imaginé aujourd'hui pro bono publico .

J'ai déjà largement abordé le sujet des tokens anglais, dans le tout premier billet que je consacrai en juin 2014 à cette importation française de la même idée par les frères Monneron. La page wikipédia fait largement le point sur ces expériences qui, sur près de trois siècles seront très nombreuses (près de 10.000 monnayages privés) et à vrai dire très diverses : on voit des jetons émis par des artisans, mais aussi par des paroisses, des cités, dans des contextes qui peuvent être marqués par la pénurie de numéraire, mais aussi par l'emballement économique.

Les tokens commerciaux sont les plus pittoresques, qu'ils arborent les emblèmes d'un faiseur de pipe londonien ou d'un brasseur de whisky irlandais.

pipe et whisky

Les tokens des paroisses et des cités s'ornent des emblèmes ou des éléments d'architecture locaux, exactement comme le font les billets de banque des monnaies locales complémentaires aujourd'hui.

Il est utile de réfléchir sur les origines de cette exception monétaire pour mieux situer le bitcoin dans l'histoire des monnaies.

Le pouvoir royal anglais connaît, notamment au 17ème siècle, des périodes de défaillance et de carence qui expliquent ce phénomène, comme en France où le monneron naît aussi, en fin 1791, de la faiblesse de l'Etat. Mais bien au-delà, ce pouvoir manifeste, par son constant désintérêt pour le petit monnayage de cuivre, un mépris pour la vie quotidienne des petites gens qui n'est pas sans évoquer pour moi la désinvolture des élites actuelles quand elles mettent en oeuvre la digitalisation des services publiques ou annoncent un monde sans cash. Quant à la dévalorisation des monnaies, elle doit surtout être perçue ici comme une gêne, une incommodité pratique. Les tokens privés restent accrochés à la vraie monnaie ; ils sont simplement plus commodes que la monnaie publique.

Inversement l'état de l'opinion publique et la mentalité entreprenante de la population anglo-saxonne ont certainement joué un rôle dans cette multiplication des monnaies privées sans équivalent dans un pays comme la France, que ce soit pour les petits commerçants, qui n'ont (sauf les lupanars) jamais battu monnaie en France, ou pour la monnaie que l'on pourrait appeler "sociale et solidaire", celle de certaines institutions religieuses ou hospitalière (à l'exception notable des méreaux français sur lesquels je reviendrai).

Gloucester Hospital silver penny

Dans l'histoire des tokens privés on perçoit un double enjeu, très similaire à ce que nous voyons aujourd'hui : de qualité de la monnaie et de commodité du moyen de paiement.

Les monnaies du Royal Mint étaient trop légères (en argent) ou trop lourdes (en cuivre) et toujours de mauvaise qualité. En outre leur coût de revient était élevé ! Matthew Boulton, un petit industriel de Soho, veut moderniser le monnayage, notamment en utilisant la machine à vapeur de son associé James Watt. Il proposa cela aux autorités en 1787, mais il lui fallu exactement 10 ans pour convaincre le Royal Mint, le Parlement et quelques autres "experts". Durant cette décennie, il vécut en réalisant des tokens (dont les monnerons français).

Un ancêtre du bitcoin?

boultonA cet égard, Matthew Boulton est bien mieux que les frères Monneron, sinon l'ancêtre du bitcoin, du moins l'initiateur d'une démarche monétaire alternative qui n'est pas sans enseignement : il proposait une monnaie ayant une vraie valeur (loyauté du poids et de l'aloi), un rapport réel à l'industrie de son temps, l'intelligence du rôle des collectivités locales dans le développement économique, la commodité pour l'utilisateur. Naturellement ses tokens furent imités mails (déjà!) les ... alt-tokens étaient le plus souvent des scams.

La similitude la plus marquante se révèle dans l'attitude des autorités qui, non sans faire bien des façons, entreprirent à tour de rôle de contrôler, de suivre, d'interdire ou de copier les inventions de Boulton, sa technologie. La Bank of England émet son token.

le token Bank of England de 1797

Les interdictions avaient la même efficacité ou les mêmes limites qu'aujourd'hui : la persistance des jetons de navires rappelle que les prétentions des États sombrent dès la sortie du port, ce qui se retrouve aujourd'hui dans le cyber-espace.

token de navire 1796

Enfin quand le Parlement de Westminster parvenait à contrôler les choses sur son île, il était bien loin de le faire dans les dominions. Au total on ne peut qu'approuver la conclusion de Wikipedia : les tokens marquent assez bien les limites de l'autorité du souverain, lorsque ce dernier ne répond plus aux besoins de ses sujets.

L'autorité du souverain n'est pourtant jamais totalement mise hors-jeu par les fabriquants et les utilisateurs de tokens.

Strachan & Co barter tokenD'abord parce que tous ces tokens gardaient une valeur nominale de rachat/transaction accrochée au système légal : penny, demi-penny ou farthing (quart) ils formaient une sorte de monnaie divisionnaire privée.

Même les barter tokens, échangeables uniquement in goods, contre service ou marchandise faisaient référence à l'étalon monétaire. À ma connaissance du moins, aucun pub n'a émis des tokens échangeables en pinte de bière. Les seuls tokens sans valeur faciale sont ceux servant à ouvrir la porte des lavatories ...

Ensuite parce que si les trade tokens réputés échangeables contre monnaie et non seulement contre service ou marchandise se situaient en dehors du cadre légal, les autorités durent quand même intervenir et sévir contre des aigrefins qui oubliaient ce détail ou filaient avec la caisse. C'est ce que les autorités désignent aujourd'hui comme leur mission de protection du consommateur !

Ces deux caractéristiques me semblent tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat).

Pourquoi ?

Parce que le bitcoin n’a aujourd’hui qu’une capacité encore très marginale à jouer le rôle d’étalon (hors crowdfunding dans la communauté). Inutile de dire que ce défaut est plus grave encore pour tous les alt-coins. À l’autre bout, les monnaies fiat ont une faiblesse grave : elles ne sont pas programmables. Il y a un chaînon manquant !

Répétons que sur une blockchain donnée ne peut circuler qu’un seul token (le sien) et tout ce qu’on voudra, mais sous la forme de IOU ou de reflet. Or seule une loi pourrait assurer l'équivalence d’usage du token de la banque centrale avec son unité de compte dans « la vraie vie ». Un token fiduciaire ne peut exister que par la loi, sur la blockchain de la banque centrale.

Que sa gestion soit privée, consortiale ou permissionned est un problème technique mais surtout politique. Si la rémunération est libellée en e-fiat, la banque centrale peut éviter la « course aux armements » qui a emballé le minage du bitcoin. La création de fiat-token peut servir à la rémunération de ses mineurs et /ou de travailleurs de l’économie collaborative. Car elle peut être gérée comme une distribution d’une nouvelle forme de numéraire (plus ou moins traçable selon le niveau de transparence exigée) mais aussi servir un jour une politique d’helicopter money ciblée (différente du revenu minimum) quand on décidera que la forme actuelle du QE actuel doit être révisée.

Mais, outre ces fonctions de distribution de numéraire digitalisé, une telle blockchain centrale pourrait permettre (à tous) de colorer des fragments de jetons pour en faire des monnaies locales ou affectées, mais aussi des jetons pour les cyber-jeux. D'implanter, pour gérer bons de réduction, points de fidélité ou coupons divers, des sidechains offrant à leurs utilisateurs la solidité de l'ancrage à la banque centrale. Voire de greffer sur des fragments d'e-fiat des smart contracts de type ethereum, comme Rootstock le fait sur la blockchain de bitcoin.

Bref la blockchain centrale peut être l’animatrice de la nouvelle économie du trade token, ou du counterpart token dont le développement au Japon a été récemment décrit par Koji Higashi (IndieSquare), mais d’une token economy étalonnée en fiat, et dont les opérations pourraient, à intervalles réguliers, être timbrées et horodatées sur la seule vraie blockchain publique et universellement auditable, celle du bitcoin.

Peut-être est-ce par ce qu'elle gère encore en direct une monnaie souveraine, ou bien parce qu'elle communique plus activement, la Banque d'Angleterre a donné le sentiment d'être plus en avance sur cette réflexion. Dès février 2015, dans un discussion paper intitulé One Bank Research Agenda la BoE citait nommément bitcoin (et non la "technologie blockchain") pour évoquer la possibilité d'une e-fiat : La question de savoir si les banques centrales doivent faire usage de cette technologie afin d’émettre devises numériques, mérite donc d’être soulevée. C'est une vraie question. Au prix de quelques aménagements juridiques, le e-sterling sur une blockchain BoE serait aussi "réel" sur cette blockchain que le bitcoin sur la sienne. Et aussi programmable. Et tout en restant un cash, une monnaie-valeur sans contrepartie.

virtual sterlingSuivait une réflexion dont on trouvera ici le résumé en français et dont j'extrais ceci : Une banque centrale pourrait faire plusieurs usages d’une monnaie numérique pour gérer les règlements interbancaires, ou la mettre à la disposition d’un plus large éventail de banques et institutions financières non bancaires. Dans l’absolu, une telle monnaie pourrait également être mise à la disposition des entreprises non financières et des particuliers en général, comme des billets de banque le sont aujourd’hui.

Là, est-ce le poids de l'expérience historique ? La BoE propose-t-elle à tous ceux qui veulent gérer une petite blockchain en sterling d'en faire des sidechains de sa propre blockchain en sterling ?

ER bitcoinL'idée, en tout cas, rencontrerait son temps. Quand à l'occasion d'une nouvelle émission de pièces à l'effigie de sa gracieuse Majesté, le Huffington Post à consulté quelques jeunes designers, Vicky Behun de l'agence Doner répondit avec humour : Du métal. Qui a besoin de cela? On est dans un mode digital maintenant et le Royal Bitcoin est une institution qui va de l'avant. Il nous remerciera de lui épargner tout ce travail.

sous le soleil de bitcoin

Peu de temps après, la BoE faisait savoir qu'elle travaillait sur les hypothèses émises en décembre 2015 par deux chercheurs de l'Univesity College de Londres, Georges Danezis et Sarah Meiklejohn (voir résumé en français sur Bitcoin.fr) : une crypto "rien que pour elle". Le RSCoin, dont la conception s’inspire fortement de Bitcoin (cité 59 fois dans le document universitaire), conserve néanmoins, à la demande de ses commanditaires, les « caractéristiques » de la livre sterling.

Une blockchain à l'Hôtel de Toulouse ?

Une blockchain à l'hotel de Toulouse ?

Il n'y a aucune fatalité à ce qu'une telle aventure soit abandonnée à la BoE tandis que la BCE ou les différentes institutions de l'Eurosystème en resteraient à des réflexions exploratoires sur les possibilités offertes par la blockchain à la gestion des valeurs mobilières, ce qui regarde les services securities des banques commerciales.

La Banque de France représente une force de proposition importante en son sein. Elle a désormais un gouverneur ingénieur. Elle joue sans doute l'eau qui dort. L'appel d'offre de mars dernier était on ne peut plus vague: "La présente consultation porte sur la recherche d’une prestation d’assistance pour mener avec l’assistance et les compétences techniques du fournisseur les travaux relatifs à une « Réalisation d’une étude d’opportunité pour la mise en place d’architectures Blockchain à la Banque de France ».

Mais ses offres d'emplois publiées en février sont plus précises. La Banque cherche des compétences pour analyser l’architecture blockchain, les concepts utilisés et les domaines d’emploi possibles dans le périmètre des activités de la Banque de France.

Reste à s'entendre sur le périmètre.



Pour aller plus loin sur les anciens tokens :

Pour aller plus loin sur la réflexion des banques centrales :

  • l'étude de Robleh Ali de la BoE publiée au 3Q2014, relativement ouverte à l'expérimentation, mais sans réelle exploration d'un système de crytodevise BoE. A noter cependant (en page 285) une digression un peu étonnante sur un système de réserve fractionnaire en bitcoin
  • L'étude Centrally Banked Cryptocurrencies de George Danezis et Sarah Meiklejohn (University College London) du 18 décembre 2015

14 - Gainsbarre se goure

March 5th 2015 at 18:02

Je ne vais pas parler ici du bitcoin sinon en filigrane. Poursuivant mon décapage des poncifs repris en boucle contre cette nouvelle monnaie, j'ai abordé (dans le billet 13) sa prétendue absence de réalité financière. Je crois avoir montré qu'elle résidait dans son utilité peut-être plus proche de celle d'un timbre que de celle d'un billet.

Autre grief plus basique encore, son absence de réalité tangible est souvent avancée, critique qui s’accompagne généralement du geste élégant par lequel le pouce avant droit du primate financier effleure rapidement la pulpe de son index. Et comme, effectivement, le bitcoin n'est guère tangible, il m'est venu à l'esprit de me demander si le cash l'était davantage. Qu'est-ce qu'on palpe avec le cash, et qui manquerait au bitcoin?

A l’heure où les Etats les plus solides émettent des emprunts à taux négatifs tandis que l’Union Européenne, entre pillage et rançon, organise et légalise des ponctions directes sur les comptes en banque (lire l'utile avertissement de Philippe Herlin dans les liens en bas de ce billet), il ne serait pas illogique de conserver son pécule en billets de banque. Et c’est bien ce que font un grand nombre de particulier, d’autant que leur détention comme leur dépense bénéficient d’une appréciable discrétion.

Quelle est la vraie nature de ce billet de banque, qui au bout de 4 à 5 générations (pas davantage, en fait) a plus ou moins remplacé l’or dans les représentations spontanées de la richesse financière ? Peut-être la découvre-t-on, comme celle du diamant (billet 12), en le brûlant ?

gainsbourg

Pour avoir vu un soir de mars 1984 Serge Gainsbourg brûler un Pascal sur TF1 en affirmant qu’il savait bien que son comportement était illégal, bien des gens ont ancré dans leurs esprits comme quelque chose d’acquis qu’il était non seulement absurde mais aussi criminel de se chauffer ainsi, parce qu’en brûlant le papier on attenterait aussi à un petit supplément de je ne sais quoi, tenant à la majesté de l’Etat, à l’économie nationale, au lien de solidarité sociale…

Cette infraction faisait en effet l’objet d’une incrimination dans l’ancien article 439 du Code pénal de 1810 : quiconque aura volontairement brûlé ou détruit, d’une manière quelconque, des registres, minutes ou actes originaux de l’autorité publique, des titres, billets, lettres de change, effets de commerce ou de banque, contenant ou opérant obligation, disposition ou décharge (…) sera puni d'un emprisonnement de deux à cinq ans et d'une amende de 500 F à 8.000 F. Ceci fut repris dans l’ordonnance du 4 décembre 1944 : si les pièces détruites sont des actes de l’autorité publique, ou des effets de commerce ou de banque, la peine sera la réclusion criminelle à temps de cinq a dix ans.

Mais en vérité, en 1984, les choses avaient bien changé. Dans un arrêt du 4 juin 1975, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation avait estimé que les billets de banque, simples signes monétaires qui ne contiennent ni n’opèrent actuellement obligation, disposition ou décharge, ne rentrent pas dans la catégorie des pièces dont l’incendie ou la destruction volontaire sont réprimés par l’article 439.

Le texte de 1810 a disparu plus tard, abrogé par l’article 372 de la loi du 16 décembre 1992. Restait la question est de savoir si un tel acte relevait de la destruction du bien d’autrui mais il fut tranché que billet appartient quand même à son porteur. Clamer le contraire eût sans doute ébranlé l'opinion.

billets déchirés

Dans la pratique, les porteurs auraient plutôt tendance à prendre soin des billets, soit pour les présenter en état décent aux honnêtes commerçants où ils ont leur pratique, soit pour les garder pour leurs vieux jours, comme si la valeur dormait dans son lit de papier comme une Belle au Bois dormant.

Sleeping beauty

Une loi (n° 73-7) du 3 janvier 1973 disposait (article 33) que la banque centrale était tenue d’assurer sans condition, ni limitation, l’échange à ses guichets contre d’autres types de billets ayant cours légal des billets dont le cours légal avait été supprimé : il suffisait donc de changer les draps de temps en temps, et la valeur continuait de reposer.

On dit partout que l’on a une monnaie fondée sur de la dette. A-t-on jamais vu qu’une partie puisse éteindre sa dette rien qu’en changeant son papier à lettre ?

Il suffisait pourtant d’y penser ! Une loi de 1993 limita le délai d'échange des billets français n’ayant plus cours légal à 10 ans. Cette pratique était loin d’être unanimement partagée en Europe. En Allemagne, Autriche, Espagne, la durée des périodes de remboursement étaient illimitée. Et sur les dix-sept pays partageant la monnaie commune, huit pays seulement ont opté pour la mise en œuvre d’une date limite d’échange des billets de monnaie nationale aux guichets de leur banque centrale.

une nouvelle monnaie, le zéro

Dans la pratique, Serge Gainsbourg, qui n'a pu présenter son billet brûlé, a enrichi l’Etat, mais il fut loin d’être le seul. Au 17 février 2012, le volume non porté à l’échange s’est élevé à près de 55 millions de petits morceaux de papiers agrémentés de valeurs faciales différentes. Pour un montant de plus de 726 millions d’euros dont on ne manqua point de se féliciter, comme si ce n’était pas une forme de vol. Sans dire que ce solde non présenté à ses guichets de types de billets retirés de la circulation ce que l’on appelle un culot d’émission avait en réalité, sur l’ensemble des dernières émissions en cours, porté sur près de 1,9 milliard d’euros, dûment enregistrés en profit par l’Etat sur plusieurs années (cf étude BDF citée en fin d'article, page 84).

On a avancé alors le prétexte que, dans la pratique, les billets échangés après 10 ans étaient très peu nombreux, leur valeur numismatique étant généralement supérieure à la valeur faciale. Du culot, c’est le mot …et certains n’en manquent pas, qui ont envie de remettre cela : un analyste de la Bank of America, Athanasios Vamvakidis estimait en avril 2013 que la BCE devrait démonétiser les coupures de 500 euros.

Leur réputation frauduleuse (certainement justifiée, à cette réserve près que ce ne sont pas les maffieux et les terroristes qui les impriment, du moins pas pour l’essentiel !) permettrait une des ces opérations d’habillage moralisant dont raffolent les gouvernements sans morale. Les Espagnols appelaient « Ben Laden » ces grosses coupures dont l’existence est certaine et l’ombre omniprésente, mais que nul honnête homme ne voit jamais.

incendie de 500

Il n’en faudra pas plus pour s’autoriser à commettre un vrai exploit à la « Seal Team Six » contre la grosse coupure ! On gagnerait sur les coupures perdues, sur celles qui préfèreraient se cacher, voire sur celles que l'on jugerait "de trop" comme l'explique joliment M. Vamvakidis. Après quoi on réitèrera l'exploit contre les coupures de 200, parce que le forfait sera entré dans les mœurs…

J’en reviens à ma question : a-t-on jamais vu qu’une partie puisse éteindre sa dette rien qu’en changeant son papier à lettre ?

  • à dire vrai, non...mise à part la foncière malhonnêteté de la Banque et de son élite on voit mal le fondement de la chose;
  • mais... s’agit-il vraiment d’une dette, comme on les fabulistes de la monnaie le répètent après vous avoir narré la fable du troc en introduction de leur cours magistral ?

Que les banques commerciales créent ex nihilo de la monnaie (secondaire) IOU ne me semble pas conférer cette nature IOU à vos billets de banque préférés. Lorsque vous retirez de l’argent liquide à la tirette, le compte de votre banque commerciale à la banque centrale est débité d’un certain montant, et votre banque obtient des billets pour ce même montant. C’est ainsi que la BCE devrait augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie. A moins que ce ne soit vous (tiens, enfin un rôle dans l’histoire ! ) qui forciez la BCE à augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie ? Eh bien, sans doute… car pour ne pas diminuer le montant des réserves dans le système bancaire ( chose importante pour la politique monétaire !) la BCE évite plutôt cette diminution des réserves par une plus forte injection de liquidités.

Evidemment cela ne s'écrit pas ainsi. Parce que si les banques commerciales créent ex nihilo la monnaie secondaire, avouer que de la monnaie primaire est elle aussi créée ex nihilo pour vous servir quand vous allez à la tirette achèverait sans doute le système. Pourquoi ma banque m'en tient compte, si l'Institut d'émission les crée pour moi?

On ne peut s’empêcher de penser ici à Eric Cantona qui avait trouvé un truc simple pour tout faire sauter. Il est clair que si le montant des retraits en liquide est limité (à des sommes fixes sans rapport avec vos avoirs ni avec le bilan des banques) ce n’est pas seulement par des considérations de police, d’assurance, ou de logistique.

la vraie valeur du billet de banque

Le billet de banque n’est même pas un assignat, car le papier de l'assignat porte une promesse de remboursement gagée sur un actif réel. Mais, pour les raisons que j'ai dites, je ne crois pas que ce soit non plus une dette. Ce serait, à tout bien considérer, une monnaie de cuir ou de carton. Cette curiosité numismatique sera l'objet d'un prochain billet.

Les juristes sont d'accord: le billet est bien à vous. Comme du papier. La BCE revendique seulement le droit de propriété sur… l’image! Cela ne gêne guère les artistes grecs. Certes ils n'ont pas les moyens de Gainsbourg, mais ils se souviennent que le papier, qui est une médiocre combustible, est un excellent support graphique.

The end?

Pour aller plus loin :

137 - Monnaie, effigie et « légitimité »

March 27th 2023 at 10:00

Parmi les arguments pré-cuits contre Bitcoin, la critique institutionnelle fournit une large gamme autour d'une idée simple : la monnaie étant une institution (sociale ou politique, tous les glissements sont permis) sa gestion revient naturellement, et finalement exclusivement, aux institutions.

Et ceci est supposé d'autant plus convaincant que ces institutions sont dites  légitimes  c'est à dire bénies jadis par Dieu et aujourd'hui par un scrutin, ce qui fait qu'on les présente comme naturellement à même de transférer à la monnaie ce caractère de légitimité réelle ou supposée.

Or nous vivons actuellement une crise qui questionne assez frontalement ladite  légitimité . Les sophismes émis presqu'au rythme de la planche à billets ne témoignent plus guère que de l'inconfort des dirigeants. Quelle conséquence cela peut-il avoir pour la monnaie ?

De Youl à Pascal Boyart, les artistes proches de la communauté Bitcoin ont, comme beaucoup d'autres, déjà réinterprété le drapeau brandi deux siècles plus tôt par la Liberté de Delacroix, lors d'un épisode insurrectionnel ayant opéré un déplacement (minime d'ailleurs) de légitimité et un changement d'effigie sur les pièces de monnaie.

La fresque de Boyart (rapidement effacée) frappait par son horizontalité. En y ajoutant des feux d'émeutes, il assumait ce que les gouvernants dénoncent toujours avec la même indignation feinte et les mêmes mots usés : l'inévitable violence des spasmes révolutionnaires.

Parlons-en, avant de revenir à Bitcoin, révolution pacifique.

Qu'en fut-il lors de l'épisode historique qu'illustra Delacroix ?

La soulèvement de 1830 me semble, dans le riche vivier de références que fournit l'Histoire de France, le plus comparable à celui du  passage en force  auquel le gouvernement s'est livré en mars 2023 : il fut dû aux  Ordonnances  prises le 25 juillet 1830 par le roi Charles X sur la base de l'article 14 de la Charte de 1814 et qui provoquèrent les  Trois glorieuses  journées des 27, 28 et 29 juillet, la fuite du roi et son remplacement par son cousin Louis-Philippe au terme d'une révolution quelque peu confisquée par la bourgeoisie.

Petit rappel pour ceux de mes amis qui ont fait plus de math ou de code que d'histoire :

  • à la chute de Napoléon, le 6 avril 1814, le Sénat  appelle librement au trône de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frère du dernier Roi : en toute logique il devrait donc être Louis XVII  roi des Français selon la constitution de 1790 ;
  • mais l'heureux élu brandit une autre légitimité et s'installe (avec l'aide des envahisseurs) dans le fauteuil et le lit de l'empereur tout en s'intitulant  Louis XVIII par la grâce de Dieu roi de France  et en octroyant une Charte de son cru ;
  • cette entorse mise à part, le roi s'avère, durant les 10 ans que la Providence et sa santé lui accordent, plutôt prudent ; les historiens sont bien obligés de lui reconnaître le mérite d'une première vraie expérience parlementaire en France.

Bref : comme notre propre Constitution dont les origines furent douteuses (menace de putsch ou coup d'État du 13 mai 58 ; loi constitutionnelle dérogatoire du 3 juin ; rédaction par des instances informelles plutôt occultes) et dont l'esprit est franchement autoritaire, la mise en oeuvre et la pratique de la Charte octroyée de 1814 finirent par établir une forme de consensus. Ce qui après tout est l'essentiel pour pouvoir dire qu'un texte qui est toujours, fatalement, un texte de circonstances représente  nos institutions  et ceci malgré le passage du temps.

  • 1824. Arrive le nouveau règne. Charles X frère du précédent est un réactionnaire borné qui fait montre d'un catholicisme outrancier, encourage une loi contre les sacrilèges, fait des processions etc.

Dans un pays et dans une époque où la contestation populaire cherche ses voies via les chansonniers ou les graffitis sur les murs, l'effigie du roi, qui est dans toutes les bourses, offre une cible facile et presque inévitable : ce  portrait officiel  est souvent le seul dont on dispose. En 1791, ce serait - selon ce qui a toute chance d'être une légende forgée peu de jours après - grâce à son effigie que le frère aîné, Louis XVI, aurait été reconnu et arrêté lors de sa fuite.

Dès le commencement de son règne, la figure de Charles X va être sapée par un raccourci : il est le  roi-jésuite , comme deux siècles plus tard M. Macron sera le  président des riches . Cela s'exprime sur de très nombreuses pièces de monnaie. Notez que si certaines sont des vraies (en argent, donc avec une valeur intrinsèque et quelques petits coups de stylet pour graver la calotte) d'autres sont d'authentiques faux, si l'on peut dire, réalisés en métal vil mais avec un véritable travail d'artiste.

Ce roi qui a tôt perdu la bataille de l'opinion ne résiste cependant pas à la tentation d'un passage en force en s'appuyant sur une interprétation très hasardeuse de la Charte. Charles X estime qu'il applique le principe de « sûreté de l'État » (article 14) pour diminuer la liberté de la presse. Les opposants brandissent l'article 8 qui énonce clairement que : « les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ». Trois jours d'émeute tranchent le différend.

Le nouveau roi, cousin du précédent, est présenté comme un  roi citoyen . En réalité c'est une combine à lui tout seul. Il n'est pas légitime pour les royalistes, il n'est pas légitime pour les démocrates : il est seulement commode pour les bourgeois comme Thiers (qui sera président 40 ans plus tard, un malin reste un malin). La forme de son visage, sans grande noblesse (ce que d'aucuns suggèrent aussi de son tempérament) lui vaut le sobriquet de poire, et les monnaies du temps en portent aussi les stigmates.

Ainsi, drapeau blanc ou tricolore (après 1830), roi de France ou des Français, toutes ces subtilités juridiques, toutes ces  valeurs  comme diraient nos dirigeants actuels, ne modifient guère le scepticisme goguenard ou la rage frondeuse qui, selon les circonstances, forment le fond de l'humeur populaire en France et notamment à Paris.

Qu'en dire aujourd'hui ?

La République est une chose ambigüe car celle qu'invoque le gouvernement n'est généralement pas celle à laquelle pense l'homme de la rue.

Les premiers ne se gênent d'ailleurs pas pour parler, dans un décor largement inchangé depuis l'Ancien Régime, de choses  régaliennes  — comme la monnaie par exemple — sans bien comprendre que, dans les yeux de beaucoup, ils sont simplement les occupants du jour, posés sur un fauteuil qui reste un trône.

En quatre décennies, les progrès du traitement de l'image n'ont pas apporté grand chose au thème du président-roi.

Il est clair cependant que l'invocation de la révolution a dépassé la mise en cause du faste (dit républicain par ses bénéficiaires) et de la morgue présidentielle pour en revenir à ce qui, dans l'esprit des gens, reste le coeur du déchirement républicain : l'insurrection et, au bout du chemin, la guillotine pour les tyrans.

Bien loin d'avoir la  nostalgie du roi  ils auraient plutôt contre cette figure couronnée une rancune jadis incomplètement satisfaite. D'où le slogan  on peut recommencer  qui soulève le haut-le coeur de ceux qui estiment que, depuis qu'ils sont en place, tout est à sa place.

La toile de Delacroix, résumant à elle seule cette équivoque sur ce que République veut dire, peut se retrouver sur un billet de banque (le célèbre 100 francs de 1979) et derechef sur une pièce de 100 F en argent (en 1993, pour le bicentenaire de l'artiste, non pour commémorer l'événement...) tandis que la même gueuse à sein nu, quoiqu'ayant fait le tour de la presse internationale, se verra prestement effacée dès qu'elle sort de son rôle d'évocation aseptisée d'une histoire sagement figée au bénéfice de l'ordre établi.

Revenons à nos gros sous

Comme la Liberté de Delacroix, la figure rhétorique de la République n'a simplement pas le même sens pour les uns et pour les autres et la fragile légitimité qu'elle prétend transférer aux institutions qui gèrent la monnaie (Banques Centrales, instances de régulation, bureaux les plus divers) avec leurs rhétoriques grandioses ( notre état de droit ) et leurs prétentions d'œuvrer au bien commun repose sur une base aussi fragile et aussi équivoque. Qui pense vraiment que les Banques Centrales sont indépendantes de tout le monde ? Des  200 familles  qui régentaient la Banque de France à la grossière ploutocratie bancaire qui instrumentalise tout aujourd'hui, le spectacle n'a guère besoin d'être décrypté comme diraient les journalistes.

 Contre nous de la tyrannie  ?

Il est certain que (pas davantage qu'aucun de ses prédécesseurs) M. Macron n'accepterait que l'on évoque son image en chantant ces mots. Il n'est pourtant écrit nulle part que les tyrans soient forcément et exclusivement des rois, ni qu'un processus plus ou moins encadré d'élection permette d'éviter la tyrannie, ni que l'existence d'un texte constitutionnel n'en prémunisse.

En tout cas ce n'est certainement pas ce que pensent le commun des mortels quand les événements attirent son attention sur ces graves problèmes. Pour moi, j'incite ceux qui ont le temps à écouter ce qu'en dit Clément Viktorovitch, je ne saurais mieux dire.

Revenons en 1848, autre année de révolution confisquée et autre source de désillusion. La médaille satirique ci-dessous montre une amusante série de coups de pieds dans le cul. D'abord l'ex-roi Louis-Philippe avec un chapeau abîmé, magot à la main. Vient ensuite l'homme de février 48, le poète Lamartine reconnaissable à sa lyre puis le général Cavaignac qui a commandé la répression dès juin. La marche est close par Louis-Napoléon Bonaparte, qui bat le précédent à la présidentielle de décembre : il est représenté avec les attributs de son oncle. Le tout est hélas souligné d'une malheureuse prophétie : celui que l'on avait pris pour  un crétin  allait rester là 22 ans avec son effigie sur d'innombrables pièces d'or, d'argent et de billon...

Le revers de la médaille est tout cru et peut, en revanche, toujours servir d'avertissement.

La forme républicaine du régime actuel n'a jamais empêché, en effet, les opérations  ôte-toi de là  orchestrées par des officines et des coteries (comme le remplacement du roi de 1830 par son cousin) : trois présidents auront sans trop de mal imposé leur image de réformateur, et le récit épique de leur arrivée aux affaires comme un changement voire une rupture avec les précédents qui n'avaient rien fait : or qu'il s'agisse de Valéry Giscard d'Estaing en 1974, de Nicolas Sarkozy en 2007 ou de Emmanuel Macron en 2017, l'intéressé était ministre la veille ou l'avant-veille et avait exercé une influence sensible et durable sur les affaires.

Bref, comme le disait déjà un observateur en 1849, « plus ça change, plus c’est la même chose ».

Et la violence ?

Avec la dramaturgie de la violence au 19ème siècle, comme avec celle du scrutin de nos jours, le changement n'est jamais que, latéral, marginal, et le plus souvent dans le sens qui conforte la classe dominante. Mais, même avec violence, le changement semble indifférent à la monnaie, à sa nature, aux conditions de son émission, de sa conservation. Karl Marx ironisait ainsi sur les communards allant poliment demander une avance à la Banque de France au lieu de la réquisitionner. Sur cet épisode de 1871 il y a beaucoup à dire.

On peut penser que la majorité des membres de la Commune avaient la même perception et la même approche du problème de la Banque de France, et qu'ils étaient victimes de deux mythes toujours fort communs :

  1. Premier mythe : que la banque – et plus généralement la finance – appartient au domaine du sacré.
  2. Second mythe, qui en découle : que les mécanismes financiers sont trop compliqués pour être compris par les simples citoyens, voire par les responsables politiques, et qu’ils doivent de ce fait être réservés à des spécialistes ou même à des experts.

En écrivant Bitcoin, la monnaie acéphale Adli Takkal Bataille et moi écrivions d'abord que  l’irruption d’une nouveauté radicale permet un examen critique non moins radical de ce qui, sans solution alternative adéquate, passait aisément pour naturel . Nous ne dissimulions pas non plus que c'était bien  du début à la fin du livre, d’enlever l’effigie des puissances tutélaires et les majestueux profils des autorités sur toutes sortes de médailles qu’il a été question, en commençant par la monnaie acéphale ! 

(La Liberté de Youl) relire mon billet à son sujet

Certes Bitcoin est une révolution non violente. Mais la hargne constante que lui témoignent les dirigeants, les politiques et leurs thuriféraires comme leur volonté peu dissimulée de l'interdire, tranchent avec le constat désabusé que portait il y a plusieurs décennies maintenant l'humoriste préféré des Français et dont les événements actuels permettent de mesurer la pertinence.

133 - L'or des rois

December 25th 2022 at 17:18

Avant Noël, au lieu de délirer sur le fameux repas de famille qui semble inspirer à certains une terreur franchement suspecte, j'ai parcouru avec beaucoup d'intérêt Ces Rois Mages venus d'Occident, ouvrage très érudit publié tout récemment par Mathieu Beaud et tiré de sa thèse de doctorat datant de 2012.

Son livre au titre paradoxal suit ces Mages au long d'une tradition plus que millénaire et montre comment c'est lors d'une étape de leur périple dans l'Occident chrétien que ces magiciens païens et orientaux ont reçu la couronne royale qu'ils ne portaient nullement ni dans leur pays ni dans les premiers textes.

Cet historien de l'art cherche à comprendre comment, où et pourquoi cette métamorphose s'est opérée et ce qu'elle signifie.

Il répond ainsi à l'ironique remarque de Voltaire :  On dit que c'étaient trois mages ; mais le peuple a toujours préféré trois rois. On célèbre partout la fête des rois, et nulle part celle des mages. On mange la gâteau des rois, et non pas le gâteau des mages. On crie le roi boit et non pas le mage boit..

Les bitcoineurs qui me lisent, et qu'agacent comme moi le fait de se voir en permanence renvoyés dans leurs buts à grand renforts d'arguments d'autorité aristotéliciens, devraient trouver à l'occasion d'une plongée dans les textes de la tradition biblique de rafraichissantes perspectives.

Ce qui m'a le plus intéressé, dans cet ouvrage foisonnant, c'est un point peut-être secondaire (même s'il intervient en premier dans l'ordre chronologique) : le lien de l'or au personnage du  roi .

Car de ces trois mystérieux personnages, et pour s'en tenir au seul texte canonique (Évangile de Mathieu, chapitre 2) on ne sait pas grand chose, sinon qu'ils sont des mages venus d'Orient, sans plus de précision géographique malgré ce que leur titre (magu, du persan مگو) pourrait suggérer. Ils n'auront de nombre et de noms propres (pas toujours les mêmes d'ailleurs...) que dans d'autres textes que l'on désigne comme apocryphes(*) et dans la tradition ultérieure, qui doit presque tout à ces textes bien plus détaillés et pittoresques que ceux de la Bible.

Le seul élément différentiant que donne vraiment le texte évangélique, c'est la nature de leurs présents : l'or, la myrrhe et l'encens, que l'on a supposés offerts chacun par un mage différent et sur la nature et la signification desquels les hommes d'Église ont beaucoup travaillé, mené force exégèses et considérablement glosé.

Les premiers chrétiens se sont demandés de quel  Orient  on parlait : au-delà de l'Euphrate, la Chaldée, la Babylonie, la Perse ?

Mais à partir du IIème siècle, les recherches se sont faites  intertextuelles . En effet, que les magis soient prêtres zoroastriens ou astrologues chaldéens (suivant leur étoile) ou pire... magiciens, pratique explicitement interdite par la Bible, ne faisait dans tous les cas qu'avouer une révélation de Dieu aux païens. Les Pères de l'Église ont donc œuvré à les insérer dans le récit messianique, ce qui était autrement plus fécond à leurs yeux.

Il semble que ce soit Justin qui le premier se serait appuyé sur le Psaume 71 (que les catholiques numérotent 72 mais ceci est une autre histoire et dont le thème est l'espor de voir un jour un roi de justice, universel, proche des pauvres et des opprimés) pour tourner les regards des croyants non vers l'est mais vers le sud. Et ainsi vers... l'or !

01 Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice.(…)
09 Des peuplades s'inclineront devant lui, ses ennemis lècheront la poussière.
10 Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
11 Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront.(…)
15 Qu'il vive ! On lui donnera l'or de Saba. On priera sans relâche pour lui ; tous les jours, on le bénira.

Si l'on peut voir des bédouins dans les  peuplades , si Tarsis ou les Iles sont mal localisés géographiquement, en revanche la tradition identifie Saba (Cheba) et Seba au Yemen et à l'Éthiopie, de part et d'autre de la Mer Rouge : deux contrées riches alors en or.

Après Justin, Origène (au IIIème siècle) puis Épiphane (au IVème) se sont de même appuyés sur le 6ème verset d'Isaie 60,

En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.

Les exégètes ultérieurs ont également suivi les Pères anciens comme Justin, Tertullien ou Chromace pour étayer l'intuition très tôt énoncée par Irénée de Lyon : les Mages, par leurs offrandes, ont voulu montrer les trois statuts de Jésus-Christ : un roi auquel on offre l'or, un dieu auquel revient l'encens et un homme rédempteur sacrifié auquel la myrrhe de l'embaumement est destinée. Tant et si bien que lorsque ont surgi les controverses du IV° siècle sur la nature du Christ, unique (humaine ou divine) ou double (humaine et divine), ces présents des Mages ont servi d'arguments.

Attardons-nous sur l'or : qu'il soit par destination royal, les livres bibliques en fournissent une ample moisson de preuves. Le luxe de détails concernant les lingots apportés à Salomon (1Rois, 9,28 et 10,14-22 ou 2Chr.9,13-21) fondent finalement toute cette exégèse et peut-être même la tradition qui, fort longtemps, réserva symboliquement à l'empereur ou au souverain seul la seule frappe de l'or (celle de l'argent et du billon étant l'affaire des autorités vassales ou locales).

Qu'on ait jadis offert de l'or à l'enfant de Bethléem est donc, pour une tradition bien établie (Hilaire de Poitiers, Fulgence de Ruspe et le pape Léon le Grand) et commune à toutes les églises antiques une preuve éclatante de sa  puissance royale .

C'est tellement clair que, lorsque l'iconographie rend identifiable les présents, comme sur le célèbre sarcophage découvert à Arles en 1974 et datant des années 300/350, l'or est souvent représenté sous la forme d'une couronne (la myrrhe étant représentée avec de petites fioles et l'encens comme une boulette posée sur une assiette).


Notons donc que ce lien entre l'or et le caractère régalien de celui à qui il est convenable de le remettre doit bien davantage aux sources bibliques qu'à Aristote, le trop-et-mal-cité.

Celui-ci, si je puis glisser ici une petite pique, ne crée aucun lien entre le métal précieux et le souverain ; il dit dans sa Politique que la monnaie ne provient pas d’une décision régalienne interne à la cité, pour réguler par exemple le développement des échanges internes, mais plutôt d'une sorte de convention internationale privée, extérieure à l’institution politique et indépendante des lois de la cité. Fin de la parenthèse...

Ce serait au Haut Moyen-Âge seulement, dans les îles anglo-celtes, que ces mages se virent donner des noms et des âges. Melchior qui offre l'or est le plus âgé, vieux et chenu, à la barbe et à la chevelure fournie ; il portait une tunique violette pour certains commentateur et un manteau orange pour d'autres. Je fais grâce au lecteur de toute allusion à la couleur or-ange pour ne pas passer pour un maniaque...

Encore quelques détails cependant, sans rapport avec l'or, mais qui ne sont pas sans intérêt quant à la construction mythologique de l'État :

Les couronnes apparurent encore plus tard, sur le continent et dans le contexte impérial ottonien, c'est à dire sous la dynastie qui, de 919 à 1024, a régné sur la Germanie, la partie orientale de l'empire de Charlemagne divisé à la suite du traité de Verdun en 843 .

Un article célèbre (**) publié en 1976 a proposé de dater du début du Xème siècle, avec l'emphase mise sur le Christ-Roi par cette dynastie ottonienne, l'attribution aux mages de la dignité royale. Cette  laïcisation  de mages qui étaient jusque-là présentés comme représentant des castes sacerdotales étrangères est peut-être dû à un souci d'équilibre. Car sans cela, le seul roi présent dans l'anecdote des rois, ce serait Hérode, que l'évangile présente comme l'assassin des Innocents... Mais leur transformation en rois est aussi un tour (de magie pourrait-on dire) menant à la fusion des adorateurs et de l'objet adoré : le roi divin.

Là où la séparation des pouvoirs spirituels (le pape) et temporels (l'empereur) était assez nette à l'époque carolingienne, on voit le pouvoir impérial (ottonien en Germanie, les Capétiens lui emboitant le pas chez nous) se déployer sous la forme d'un appareil d'État désormais réputé sacré lui-même.

Il est frappant de voir sur l'évangéliaire d'Othon III (empereur de l'an mil) une représentation de la Slavonie, de la Germanie, des Gaules et de Rome rendant hommage à un empereur placé au-dessus des rois. Notez que ces entités géographiques sont représentées couronnées ce qui en fait des entités politiques tandis que l'orbe céleste placée dans la main de l'empereur en fait un personnage sacré.

Il est non moins frappant de constater le parallélisme entre la procession de ces royaumes devant l'empereur et les prototypes ultérieurs de l'adoration des rois-mages devant le Christ, comme ici sur un manuscrit du règne suivant (v.1010).

Voici pour les  rois , même si la métamorphose  régalienne  des mages de l'Orient n'est pas achevée.

Au XIII ème siècle encore, le théologien Albert le Grand (qui donne son nom à la place Maubert à Paris où cet Allemand enseigna) ne se dit pas en mesure de prouver que les mages étaient bien rois, ni même qu'ils étaient bien au nombre de trois. Mais la signification de l'or de Melchior ne changera plus guère !





NOTES

(*) Les apocryphes les plus importants dont les détails ont permis l'enrichissement du récit concernant les Mages sont le Protévangile de Jacques , le Pseudo-Matthieu (qui fut très populaire en Occident et sans lequel on comprend mal de nombreuses scènes présentes sur vitraux et chapiteaux) et enfin l'Évangile de l'enfance dans ses traductions arabe et arménienne.
(**) R. Deshman, Christus Rex et magi reges , 1976

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