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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

105 - La cryptologie au coeur du numérique

February 15th 2021 at 10:25


Ce petit ouvrage du grand Jacques Stern est du type que l'on devrait largement offrir à bien des gens qui parlent à tort et à travers de secret et s'offusquent de la seule mention de l'anonymat de façon ignare et irresponsable.

Comment, demande Stern, un art ancestral peut-il, d'Al Kindi et Al Khwârizmî à Diffie et Hellman, devenir une science moderne ? J'avoue avoir appris grâce à lui que les lettres n, p et q utilisés en 1978 par l'article définissant le RSA étaient déjà employés en 1763 par Euler pour présenter dans la revue de l'Académie de Saint-Petersbourg le théorème d'arithmétique modulaire qui porte son nom.

Jacques Stern retrace son propre chemin et comment, pressentant l'émergence d'un monde numérique qu'il appelle encore la « nouvelle cité virtuelle » où tout, depuis les fondations jusqu'aux fenêtres était alors à construire, il a « modestement » choisi de s'intéresser aux cadenas, aux serrures et aux clés.

Il y a du conteur chez ce mathématicien (parabole du cadenas, parabole des tiroirs, couteau suisse...) et de l'historien, dans un domaine où le tic-tac de la montre ne s'arrête jamais. Les records en matière de factorisation (donc d'attaque contre le RSA, principal soutien du sytème cryptographique dans le monde des instruments de paiement contemporains) se succèdent : factorisation d'un nombre de 768 bits en 2009, de 829 plus récemment, soit 250 chiffres décimaux. Les défenseurs se servent donc aujourd'hui d'un modulo d'une taille supérieure à 500 chiffres. Ceci assure une sécurité suffisante d'un point de vue matériel, non d'un point de vue rigoureux, c'est à dire mathématique.

Le chapitre cryptologie, algorithmes et mathématiques est évidemment celui qui demandera le plus de s'accrocher, à ses souvenirs scolaires ou aux branches que procure Wikipedia ; mais au prix d'un certain effort on en ressort mieux informé, ne serait-ce (en ce qui me concerne) qu'au sujet des différences pratiques entre la cryptographie du type RSA et celle qui se fonde sur les courbes elliptiques.

Stern aborde ensuite le chapitre de la présence de la cryptographie dans l'univers du téléphone, de l'Internet et des moyens de paiement. Avec des choses simples, que tous doivent garder à l'esprit : « ce sont les algorithmes assurant l'authenticité, plus que ceux assurant la confidentialité, qui forment la clé de voûte de la sécurité sur Internet » et une formule puissante : « la sécurité est holistique ».

Sa présentation de bitcoin est à la fois sobre, laudative (« combinaison extrêmement remarquable (...) idée proprement révolutionnaire ») et honnête, en ce sens qu'elle situe les enjeux, mais aussi les points controversés.

Enfin le chapitre sur la cryptographie quantique, laquelle nous dit Stern « n'est pas une expérience de pensée » mais rencontre encore des limites, permet à la fois de mesurer les risques et d'éviter certains fantasmes.

J'avoue ne pas avoir trouvé de réponse à une question (que Stern ne pose d'ailleurs pas) : j'ai bien compris que les recherches en matière de cryptographie postquantique ont commencé. Du côté des banques, les clients, in fine paieront la recherche et l'implémentation des solutions nouvelles. Quid du côté de Bitcoin, et notamment à l'échéance de 2040 ?

104 - Séparation

December 16th 2020 at 20:05

(les illustrations proviennent toutes de l'album Nope en Stock)

Est-ce un effet du hasard si l’incroyable séquence laïciste que nous vivons depuis des semaines, avec sa réaffirmation emphatique de « principes républicains » taillés sur mesure, coïncide avec les déclamations ministérielles visant à défendre la monnaie de l’État en réglementant à outrance tout ce qui de près ou de loin en menacerait son monopole absolu ? Je ne le crois pas.

Une réaction superficielle aux derniers exploits régulatoires de nos ministres consiste à incriminer leurs hymnes hypocrites à la Blockchain-Nation, dont la France serait un parangon, pour les mettre en rapport avec la cerfa-ration quotidienne de règles absurdes qu’ils nous imposent (1), mais aussi avec une prétentieuse inculture technologique, plaisamment résumée par le nouveau hashtag #3615crypto.

Je propose ici de prendre un satané recul, jusqu’en novembre 1789, pour examiner les choses dans une perspective longue, et voir ce que la rhétorique laïque et la régulation monétaire nous disent toutes deux de « nos valeurs » comme disent ceux qui parlent pour les autres, mais aussi pour voir ce que la logique de « séparation » pourrait signifier.

Les séparations françaises

Il arrive à l’occasion que certains de mes amis cryptos évoquent la nécessité d'une « séparation de la Monnaie et de l’État », expression doublement détournée de celle de 1905, parce qu'il ne s'agit plus de tracer une frontière avec les choses spirituelles mais aussi parce que le problème, désormais, serait... du côté de l'État. L'hypothèse que je vais présenter est que le problème a toujours été, d'une certaine façon, du côté de notre État français, spécifiquement.

L’ordonnance présentée le 9 décembre par MM. Le Maire, Dussopt et Lecornu visant au « renforcement du dispositif de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme applicable aux actifs numériques » se distingue à plusieurs égards des dizaines d’oukases antérieurs :

  • par la mauvaise foi, car il ne s’agit que de faire un peu de spectacle tout en se mettant en conformité avec des recommandations antérieures du GAFI, avant le prochain round d’évaluation de la France ;
  • par la sottise, puisqu’on ne trouve rien d’autre à invoquer pour justifier cela qu’une bien mince affaire récente de « financement terroriste » et précisément celle où la traçabilité des opérations en Bitcoin a justement permis de démanteler la filière, comme le montre une belle enquête de 21 millions qui ramène cette affaire mineure à ses justes proportions ;
  • par la maladresse consistant à exiger une authentification par virement SEPA qui enferme les plateformes françaises dans un mécanisme régional que les fonctionnaires européistes pensent universel, au moment où la Suisse s'affirme comme la vraie nation crypto d'Europe, à bien des égards et même par l'attitude de ses banques.

On trouvera ici les liens vers les analyses de Bitcoin.fr, des responsables de Blockchain Partners ou de l’ADAN. Même un député de la majorité a émis une pertinente critique de cette initiative incongrue qui, à force de vouloir tout régir, fait sans doute sortir la "Blockchain Nation" du jeu.

Est-il juste de mettre cela en parallèle avec l’offensive bruyamment menée pour défendre notre conception de la laïcité ?

Cette merveille unique est tellement incomprise à l’étranger que M. Macron en vient à se quereller publiquement avec la presse américaine comme avec le président égyptien. La séparation des églises et de l’État serait, nous dit-on, consubstantielle à la forme républicaine de notre pays (la loi ne date pourtant que de 1905) et ferait partie du socle de « nos valeurs ». Tant et si bien que ceux qui refusent cette séparation deviennent des... « séparatistes », ce qui implique une certaine gymnastique conceptuelle.

On peut s’interroger sur la géométrie du « nous » dont on parle, quand une part non négligeable de citoyens français eux-mêmes expriment des réserves sur lesdites valeurs. Mais surtout cette obsession franco-française rend intenable l’illusion d'une Nation auto-proclamée porteuse de valeurs universelles et nous enferme dans une singularité où se complait le narcissisme hexagonal.

Aux racines de nos singularités

Ce serait, pour parler comme M. Macron « comme cela que la France s’est construite ». Je veux bien, mais à condition de commencer par une évidence oubliée : l’État, en France, n’a pas eu à livrer un combat de titan pour se libérer des puissantes serres de l’Église. C’est lui qui s’est introduit avec sa brutalité et sa désinvolture ordinaires dans les affaires de celle-ci.

Le 2 novembre 1789, l’Assemblée constituante décrétait que « tous les biens ecclésiastiques sont à la disposition de la Nation, à la charge de pourvoir, d'une manière convenable, aux frais du culte, à l'entretien de ses ministres, et au soulagement des pauvres, sous la surveillance et d'après les instructions des provinces ». Rappelons que les États-Généraux avaient été réunis pour rétablir les finances de la monarchie. La solution adoptée (à l’instigation de Talleyrand) a le mérite de la simplicité : l’État a environ 4 milliards de dettes, les biens du Clergé doivent bien valoir autant. Et voilà.

Seulement cette solution, qu’un Conseil constitutionnel contemporain serait peut-être gêné de justifier, n’avait rigoureusement aucun autre mérite que son simplisme, et n’offrait que des défauts :

  • elle augmentait la subordination (déjà réelle sous les rois) de l’Église française à un pouvoir nouveau, que l’on ne pouvait exonérer du soupçon de malveillance, accroissant le tiraillement permanent entre l’allégeance au roi et celle qui est due par les catholiques au pape ;
  • elle suscita donc de ce côté une condamnation étrangère (on ne parle pas encore de séparatisme) qui, mettant à mal la conscience de nombreux français, inaugurait un fossé jamais totalement comblé entre nous ;
  • en heurtant la conscience du roi Louis XVI elle portait le germe de l’échec de la tentative d’instaurer une monarchie constitutionnelle, ce qui était pourtant le vœu le plus large et le plus sage à ce moment, nous condamnant à deux siècles d’errances politiques pour en arriver au régime actuel, bien moins équilibré que ce que l’on souhaitait alors ;
  • enfin elle mit en branle un désastre financier collectif. On ne monétise pas ainsi des murs, des champs ou des forêts représentant peut-être 3 milliards de livres ou 10 fois le budget annuel du royaume. La planche à billet, symboliquement incriminée dans le naufrage des assignats, fut moins coupable que la duplicité d’une bourgeoisie qui ne voulait pas payer d’impôt mais ne rechignait pas à se goinfrer de biens volés puis bradés.

Cinq ans plus tard la promesse faite au clergé (« pourvoir d’une manière convenable... ») était violée, les Assignats n’avaient plus de valeur depuis longtemps et la confiance du public dans quoi que ce soit était à zéro. Advint Napoléon, qui rétablit la paix avec le pape, l’équilibre budgétaire, y compris par l'impôt, et enfin la valeur de la monnaie. Les Français du temps ont plutôt apprécié ! Mais Napoléon ne restitua pas pour autant les monuments confisqués : il suffit de se promener en France pour voir que préfectures, mairies, musées, lycées ou prisons sont souvent des bâtiments religieux (2). Il se mêla assez lourdement de la vie de l’Église, redessinant les diocèses, déplaçant les sièges épiscopaux, rédigeant le nouveau catéchisme, etc. Il s’en alla enfin, mais le roi restauré ne se montra pas plus discret, ni aucun régime après lui, y compris les plus récents qui se sont mis en tête l'idée absurde et largement contreproductive (3) de façonner un « islam de France », voire « des Lumières ».

Même et surtout devenue « laïque », la République est religieuse ; mais elle l’est très mal.

Il y a d'abord beaucoup de risible maladresse : entendre M. Hollande prôner que « l’islam est une religion de paix » ou M. Castaner expliquer que « la prière n'a pas forcément besoin de lieu de rassemblement » illustre l’étendue des compétences que nos élites, pourtant peu instruites de ces choses, s’attribuent en matière religieuse.

Au-delà de ces maladresses, la République est une Déesse qui a perdu la Raison. Répéter en boucle que « la religion est une affaire privée » indique seulement que l’orateur n’a pas de religion, sinon peut-être une vague spiritualité new age. Asséner soir et matin que la loi de la République est supérieure à la loi de Dieu, voire dans la variante Darmanin « plus forte que la loi des dieux » histoire d’intimider aussi les quelques terroristes polythéistes qui se cacheraient encore parmi nous, ne démontre rien. Ce n’est qu’un principe hypothétique, rationnellement indécidable. Celui qui craint l'enfer se moque des amendes. Et répondre aux fanatiques religieux par un fanatisme politique, idolâtrer la République, de quoi est-ce le signe ? Comme pour tout fanatisme, c’est le signe d’un manque, d’un creux.

Car enfin, ces fameuses valeurs, quelles sont-elles ?

Il n’en existe pas de liste officielle, et on peinerait à en faire un bouquet très garni. En gros, il y en a trois qui surnagent des médiocres discours actuels, mais ce ne sont pas celles qu'un homme de 1789 aurait attendues.

D'abord « l’égalité de l’homme et de la femme » alors que notre Constitution mentionne « l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités professionnelles et sociales ». Que ce soit un bon angle d’attaque contre les islamistes, on en conviendra. Que cela résume l’âme de notre peuple et l’histoire du seul royaume dont les femmes ne pouvaient hériter et où elles furent parmi les dernières à voter est une autre affaire.

Vient ensuite une laïcité qui met désormais à l'honneur de déchirer le sage compromis de 1905 et d'oublier aussi tout ce qui devrait lui permettre de s'épanouir autrement que dans la hargne (4). Les imprécations de petits-instruits comme Mme Schiappa ou M Valls peuvent-elles sérieusement réunir une large partie de l’opinion française pour « consolider » les « valeurs » de la « citoyenneté » ? Prétendre qu’une posture qui est aussi loin de faire l’unanimité (même dans un seul camp politique) serait celle de toute une Nation est une imposture.

Et enfin il y a la tolérance, rebaptisée « Charlie ». Un mot qui dit tout. Charlie a évidemment le droit de blasphémer mais nous aurions, en tant que citoyens, une sorte de devoir de regarder ses petites saletés. Ses caricatures sont projetées sur les façades, reproduites dans les manuels, brandies comme des icônes dont la seule vue devrait entraîner l’adhésion à la philosophie voltairienne, diffuser la raison chez les adultes les moins instruits et provoquer dans les écoles de fructueux débats à une voix. « Il faut surtout continuer, montrer cela et expliquer que c’est l’âme de la France que d’autoriser le blasphème » dixit Roselyne Bachelot. Ceux qui ont des doutes sur la méthode, qu’ils soient archevêques ou professeurs de faculté, se voient intimer le silence au nom de nos valeurs, voire traiter de collabos dans le cadre de l’état de guerre permanent. Le niveau de nos enfants en calcul (ou « en mathématiques » encore un grand mot) s'effondre, les Bac+5 font une faute d'orthographe par ligne, mais on doit passer des heures sur ces sottises.

En regard de ce bullshit politique, je n’ai pas entendu depuis des années un seul gouvernant, parlant de « nos » sacrées valeurs, oser les trois grands mots qui ornent pourtant nos frontons. Chacun verrait trop bien, soudain, que notre liberté est chaque jour rognée (5), que l’inégalité ronge la société et que la fraternité n’est plus qu’un mot vide de sens, tant et si bien qu’on doit désormais légiférer « contre la haine ».

Aussi creux que le mot « valeurs », le mot « confiance » est invoqué pour à peu près tout ce dont un homme avisé se méfierait.

Les médias tournent autour du mot, évoquant – notamment depuis les gilets jaunes - une « certaine forme de méfiance de certains citoyens vis à vis de nos institutions ». Le pouvoir tourne autour du mot, parlant de « consolider le lien de confiance » entre « notre » police et les français. Les banques tournent autour du mot, invoquant notre confiance dans notre monnaie et dans nos banques, de façon presqu’hypnotique. L’affaire des vaccins, en ce qu’elle va permettre de mesurer réellement la confiance des français dans tous ces prédicateurs, les fait déjà frémir.

La proposition de valeur de Bitcoin et des cryptomonnaies appuie donc exactement là où ça fait mal aujourd’hui dans le système régalien.

Bitcoin repose sur la confiance, mais sur une forme de confiance qui ressemble bien plus à celle que l’on a dans un bon instrument qu’à celle qu’invoque le serpent Kaa. Bitcoin a une valeur qui tient à sa rareté et au caractère onéreux de son minage, non à une supposée convention politique. Bitcoin est libre, son adoption se fait sans coercition, alors que plus rien de ce que propose le gouvernement ne tiendrait une journée sans coercition.

Bitcoin n’effraie pas encore les gouvernants. Il est même assez commode pour eux, pour donner des coups de menton après un attentat. En petit comité, les banquiers centraux avouent ne pas avoir la moindre peur de Bitcoin, et ne redouter sérieusement que Libra. Ils n’ont pas encore peur du JPM Coin, probablement du fait de douteuses connivences, ou parce qu’ils n’ont pas saisi la menace. Mais après tout, la monnaie de Facebook comme celle de JP Morgan restent des formes privées du dollar, la seule vraie « fiat » du monde. La question qui se pose est justement celle du « fiat », un mot biblique faut-il le rappeler. Et elle commence à se poser, même chez Morgan Stanley.

C’est en réalité le vide et l’absence de base de leur système qui fait obligation aux dirigeants de mener leurs guerres.

Cela se voit trop cruellement au creux des arguments dont ils usent dans leurs combats.

Quand M. Darmanin nous affirme que « jamais en aucun moment Allah n’est supérieur à la République (…) la République transcende tout » on a envie de demander si cette suréminence est le propre de la République française, et par quel miracle si j’ose dire cette créature somme toute récente a pu se hisser à un tel degré de majesté.

Monsieur Darmanin, dont on nous dit par ailleurs qu’il est catholique, refuse donc l’idée que Dieu soit plus grand, ce que signifie exactement « ٱللَّٰهُ أَكْبَرُ » mais qu’a-t-il alors en tête quand il récite dans le Gloria : « Toi seul est Seigneur » ? Les croyants (tous) peuvent, et il me semble doivent aimer la France et prier pour elle (on le faisait déjà du temps des rois) et même pour la République (comme le font notamment les juifs à chaque Shabbat, avec une prière particulièrement belle et émouvante) mais pas un seul, il faut le comprendre, ne mettra jamais l’objet pour lequel il prie au-dessus de Celui à qui il adresse sa prière, et qui n'est pas un compagnon tranquille du foyer, un petit dieu Lare de romain antique. On a le droit d’être croyant ou athée, on n’a pas le droit d’être idiot. En cas de conflit, s’imposerait à l'esprit du croyant la réponse de Jésus à Pilate : « tu n’aurais sur moi aucun pouvoir s’il ne t’avait été donné d'en haut ».

Revenons à Bitcoin : quand on entend dire qu'il ne sera jamais une monnaie car personne n’en garantit la valeur, c’est je crois le même type de sottise qui est proféré, par des gens qui hiérarchisent beaucoup mais qui analysent peu .

J’ai entendu un banquier expliquer gravement que « si vous perdez un bitcoin, personne ne pourra vous le rendre » : dans la salle nous étions quelques-uns tentés de lui demander ce qu’il ferait pour ceux qui avaient perdu un billet de banque dans le métro. Fondamentalement, ce sont les pièces d’or qui font le banquier riche et lui permettent de garantir ce qu’il entend garantir. Ce n’est que parce que l’on fabrique aujourd’hui de la monnaie avec du vent que l’on a besoin d’une garantie, de nature un peu mystique au demeurant. Aux yeux du bitcoineur, ce n'est pas Bitcoin qui monte, ce sont les monnaies de papier qui s'effondrent. L'échange avec les hommes du « fiat » peut rester courtois, mais il a peu de chance d'être très fructueux.

J'ai donc la conviction qu'on ne peut rien fonder de crédible, d’aimable, de durable sur des sottises et qu'il serait temps que les gens de pouvoir en France le comprennent.

Le terrorisme frappe hélas de nombreux pays sans que l’on y parte en guerre idéologique, en se demandant si Dieu (pour l’appeler par son nom en notre langue) est au-dessus ou au-dessous de la République. Les difficultés financières n’épargnent pas non plus de nombreux pays qui s'assignent d'autres priorités que de chasser les bitcoineurs comme Louis XIV chassa bien sottement des protestants.

L'un des principaux acquis de la loi de 1905 , mais aussi de celle de 1901 par-delà leurs différences (6) a été de voir la République donner des cadres juridiques assez pratiques à l'usage et, du moins à l'origine, assez libéraux. Pourquoi n'instaurerait-elle pas une telle liberté d’association décentralisée, éventuellement assortie du droit d’émission décentralisée de jetons de valeurs par ces associations, les formalités n'étant nécessaires que pour une éventuelle admission à la cote officielle dans son ressort territorial ?

Ce que demandent la plupart des cryptos - ceux qui ne sont ni juristes en mal de fonds de commerce ni start-upers en levée de fonds- c’est qu’on les laisse en paix, exempts de soupçons, mais soumis au châtiment des crimes dans le cadre du droit applicable à tous. Ils n'ont pas la moindre illusion de voir l'État améliorer quoi que ce soit par son action. Ils se réjouiraient de le voir borner son rôle à reconnaître le simple fait que Bitcoin existe en tant que tel, sans encombrer quiconque de son avis sur la chose et de son illusoire garantie : une séparation.

NOTES

(1) En France, durant le couvre-feu, il faut signer un bout de papier attestant que l'on promène son chien : la simple présence du chien ne suffit pas.
(2) Je ne résiste pas au plaisir de rappeler que le Centre des Finances Publiques place Saint-Sulpice à Paris est installé dans les murs de l'ancien séminaire, et que le projet de restitution fut abandonné en 1924.
(3) Bel article dans le Figaro sur cette illusion inutile.
(4) Intéressante mise au point sur la laïcité par l'universitaire Charles Coutel, dans une tribune chez Marianne.
(5) À tel point, comme le dit Maître Yann Padova, ex SG de la CNIL dans une tribune publiée par Les Échos, que « Telle une peau de chagrin, ce qui hier constituait la norme politique et notre identité culturelle subissent une attrition progressive et insensible gouvernée par la peur ». (6) sur les deux statuts fixés par ces deux lois, voir l'intéressant article paru dans Libération.

103 - Un virus « souverain »

November 9th 2020 at 09:00

A ceux qui, comme moi-même, pensent que Bitcoin est fondamentalement une « monnaie souveraine » la lecture du petit livre de Donatella Di Cesare apportera, malgré tout ce qu'il contient de lueurs de fin du monde de nature à rendre chagrin ses lecteurs, quelques pistes pour stimuler la réflexion.

Je n'entends pas tordre le propos de cette philosophe italienne qui, en se penchant sur les questions politiques et éthiques à l’ère de la mondialisation, interroge des phénomènes actuels comme celui de la terreur, face cachée de la guerre civile mondiale qu'elle perçoit, ou comme la souveraineté, qu'elle examine à la lumière de Spinoza. Mais il se trouve que bien des choses qu'elle dit de ce virus qui se rit des frontières et des vieilles souverainetés construites à leur abri s'appliquent de façon trop troublante aux grandes cryptomonnaies pour que cela ne puisse pas être relevé.

Donatella di Cesare note d'abord tout ce que le virus a déjà provoqué : instauration d'une « démocratie immunitaire » régie par la mesure des distances physiques et par le contrôle électronique des corps, d'un gouvernement d'experts hors contrôle, d'états d'urgence qui ne sont plus des états d’exception. Pour elle, le virus et les choix faits pour le combattre ont mis en évidence non seulement l'autoritarisme (partout dénoncé, et me semble-t-il, à juste titre) mais surtout ce qu'elle décrit comme l'intrinsèque cruauté du capitalisme.

Contre la doxa qui, comme pour la précédente crise en 2008, assure sans vergogne qu'on ne pouvait rien prévoir, la philosophe assure que ce virus « était dans l'air depuis un moment » et elle en cite des preuves.

Elle rappelle qu'un événement « n'est jamais une absolue singularité, ne serait-ce que parce qu'il s'inscrit dans la trame de l'histoire ». Cette dernière réflexion je l'appliquerais volontiers à la publication du 1er novembre 2008, tandis que Donatella di Cesare met les crises financières et sanitaires dans une même perspective, celle d'une aube du troisième millénaire qui « se caractérise par une difficulté énorme pour imaginer le futur ».

ça c'est paris.jpg, nov. 2020

Quand même, ce n'est pas solliciter le texte que d'y voir des échos à nos propres préoccupations : « le temps semble déjà consommé avant même qu'il ne soit accordé. Nous sommes sur des escaliers roulants qui montent toujours plus vite ». Derrière la proposition d'une monnaie non fondée sur de la dette, ne trouvons-nous pas la mise en cause de ce qu'elle critique : une « croissance devenue une excroissance incontrôlable, sans mesure ni fin » et ce qu'elle appelle « l'extension du principe de l'endettement » ?

Si ce virus couronné est « souverain dès le nom », les souverainistes, eux, en prennent pour leur grade :

« Rien ne nous a protégés, pas même les murs patriotiques, ni les frontières rogues et violentes des souverainistes ». Le virus « démasque partout les limites d'une gouvernance politique réduite à l'administration technique ». Ce n'est d'ailleurs pas un hasard, ajoute-t-elle, si les États se délégitiment les uns les autres.


Sommes-nous en guerre?

Beaucoup de gens ont trouvé le terme impropre, destiné à justifier des mesures odieuses dans une rhétorique typiquement française d'exaltation de la puissance armée. Il est vrai aussi que la prise systématique des décisions en « Conseil de Défense » offre un havre juridique aux dirigeants demi-courageux. Mais s'il faut le prendre au sérieux ce terme de guerre, c'est soit que le virus est souverain (la guerre est théoriquement un privilège de souverain) soit qu'il œuvre comme les terroristes avec lesquels nous sommes aussi « en guerre » et qui, eux, font allégeance à un État souverain fantasmé. Dans les deux cas, qu'il me soit permis de penser que ladite guerre est mal engagée.

Clemenceau, si facilement invoqué de nos jours, eût peut-être bougonné que la guerre au virus est chose trop sérieuse pour être pilotée par de supposés « savants », apparaissant et disparaissant, œuvrant ou tranchant hors tout contrôle démocratique, mais pas forcément hors des enjeux de carrière et d'intérêt. Bref ce qu'on a vu émerger depuis des décennies en matière de gestion des monnaies dites « souveraines ». Si au moins, a-t-on envie de persifler, cela s'avérait efficace !

Pourquoi faut-il indéfiniment réitérer nos erreurs stratégiques ? Citons ici un autre philosophe, Jean-Loup Bonnamy : « le confinement n’est pas très efficace pour sauver des vies et désengorger le hôpitaux. C’est un remède passéiste et archaïque, une sorte de ligne Maginot. Au début du 19ème siècle, le grand écrivain Pouchkine décrivait déjà le confinement imposé par les autorités russes pour lutter (sans succès) contre l’épidémie de choléra. Je suis assez surpris qu’en 2020, à l’époque d’Internet, dans un pays moderne qui se trouve être la sixième puissance mondiale, on utilise un remède qui fait davantage penser au début du 19ème siècle qu’à l’ère du big data  ».

Pour moi, l'erreur est moins celle de Maginot avec sa « ligne » que celle de Napoléon avec son  « blocus » : on peut être en guerre.. et se tromper de terrain, surtout si le combat se livre sur un terrain de nature différente.

Qui va la perdre, cette guerre ?

La philosophe ne prédit pas l'avenir avec certitude : « peut-être le virus souverain finira-t-il par déstabiliser la souveraineté de l'État ». J'avais émis cette hypothèse, mais seulement à titre d'hypothèse, dans un podcast publié par la Tribune en mai dernier et que l'on peut (réécouter ici).

La souveraineté européenne ne devrait, elle non plus, pas sortir magnifiée de l'épreuve. Le cadre qui nous a été donné depuis des décennies comme espace politique et rempart stratégique s'est révélé inconsistant, inopérant, inexistant : « une assemblée de copropriétaires tumultueuse, un amas de nations qui se disputent l'espace à coups de compromis chancelants pour défendre leurs propres intérêts. Aucun sens du commun, aucune pensée de la communauté » dit Donatella Di Cesare. Et c'est sur ce mot creux (et sur un pacte militaire avec les USA et la Turquie) que repose, en dernière analyse, la solidité de notre monnaie légale... Notons en passant que, du point de vue des cryptomonnaies, cette cacophonie est une appréciable aubaine !

Bien sûr l'hypothèse inverse, celle d'une extension à l'infini des « pleins pouvoirs » que s'arrogent les wartime presidents est également possible. Selon l'auteur, cela tient à ce que le pouvoir « ne sait plus parler à une communauté désagrégée qu'en faisant appel à la peur ». La rapidité un peu gênante avec laquelle, par exemple, un ministre français se saisit d'un attentat terrorisant pour demander une mesure de régulation des cryptomonnaies (mesure déjà prévue et que l'événement permet juste de faire passer) est assez emblématique de la convergence de la gouvernance par la peur et de la gouvernance par la dette. Mais ça, ce n'est pas absolument nouveau...

Ce que le virus nous apprend du cyberespace comme terrain de guerre

Donatella Di Cesare ne s'en réjouit pas, mais elle perçoit un changement dans « le McMonde, l'espace énorme du réseau, où chacun a désormais acquis une citoyenneté supplémentaire », même si pour elle (et je pense qu'elle se trompe pour partie) « ce n'est pas sur le scénario réticulaire que se fonde le nous de la communauté politique ». Seulement, si ce n'est pas là, la lecture de son ouvrage ne laisse pas entrevoir de refuge ni de scénario alternatif.

Bien sûr, il y a toujours eu, moins avouable que le goût de la liberté ou que l'enthousiasme mathématico-technologique, un fond de noir pessimisme dans l'idéologie qui sert d'humus à Bitcoin. Et il faut bien dire que la lecture de ce petit ouvrage n'est pas de nature à dissiper nos humeurs sombres. Quand on a parcouru son chapitre sur ce qu'elle appelle le « lockdown des victimes », avec ses morgues et ses corps traités comme de purs déchets, il est bien difficile d'avaler la soupe servie à tous les repas par nos derniers hommes politiques, le potage de « valeurs républicaines ». Et ce ne sont pas les dessins tristes et sales du néoCharlie, instaurés en icônes de la Déesse Raison, qui nous rendront le sourire ou le courage.

Que le scénario soit seulement et techniquement « réticulaire », qu'il soit empreint d'une dose de survivalisme ou d'une pointe de millénarisme il s'y passe bien des choses. Que ce qui advient ne soit pas une « communauté politique » au sens moderne du terme est possible, mais quoi ? L'émergence de Bitcoin est selon moi la preuve que ce qui y germe n'est pas dépourvu de « souveraineté », puisque jusqu'à preuve du contraire, nulle puissance de ce monde n'a pu stopper Bitcoin, quoi que l'envie n'ait pas dû manquer.

Ce que le virus nous a appris, c'est d'abord que le cyberespace est un terrain particulièrement propre à la résilience, j'entends la résistance à ce type de choc. Et pas seulement parce que le virus (à la différence, par exemple, d'un bombardement) affecte peu les infrastructures matérielles du Cloud ou des entrepôts robotisés. Mais parce que le cyberespace est mondial, ce qui s'y déroule n'est pas, ou est peu, suspendu aux inévitables contradictions locales, aux débats byzantins sur ce qui est essentiel ou pas (l'huile oui, les huiles essentielles non), interdit à Strasbourg ou permis à Kehl, aux atermoiements ou aux arbitrages du cher dirigeant bien-aimé. Bien sur il y a des problèmes « à la sortie », au point de contact avec the real life. Mais la nature du cyberespace permet à ses champions de développer deux avantages en apparence contradictoires : la puissance du mastodonte et le caractère furtif de l'oiseau, caractéristiques auxquelles Andreas Antonopoulos ajoute, dans le cas de Bitcoin, la résistance immunitaire d'une horde de rats d'égout !

Amazon livre tout, peut-être ce qui est interdit, en tout cas même ce qui n'est pas jugé essentiel. Il le fait comme l'épicier roulant de jadis, mais il le fait dès le lendemain, parce qu'à l'heure où la FNAC n'a plus de livres en rayon, Amazon a même une grammaire grecque ancienne en stock, et qu'il est aussi le seul à avoir en stock la gamme de tous les cordons de connexion possibles. Personne ne songe vraiment à l'empêcher de livrer, avec sa flotte ou avec celle de ses innombrables et furtifs auto-entrepreneurs. Too big...

En regard, les États (qui semblent parfois mieux anticiper les achats de lacrymogènes que ceux de masques ou de tests) ne sont pas puissants (ce dont attestent la litanie de ce qu'ils n'ont pas en stock disponibles avant de longues semaines mais aussi la petitesse et l'obsolescence de leurs infrastructures ) mais ils ne sont pas non plus furtifs. On l'a bien vu avec le navrant épisode StopCovid, où l'on a attendu des semaines au pied de la montagne sainte l'inévitable souris, inutile, mal conçue, non compatible avec les applications de nos voisins, et finalement pas même indépendante des GAFAM.

Aujourd'hui, une chose me frappe : tout le bien qui est dit de #TousAntiCovid est dit par des autorités centrales, tout le mal qui en est dit, toutes les critiques sont sur les réseaux. C'est dire : fondamentalement l'État ne comprend pas la « viralité ». Dans le vocabulaire officiel « viral » reste un mot grossier, la réputation ne peut ne fonder que sur des cocardes tricolores (sur Twitter, elles ont quelque chose d'incongru) et ce que l'État ne perçoit pas, ne comprend pas, ne sait pas, est accusé de « passer sous les radars », métaphore guerrière et tout de même un peu datée !

Et le souverain Bitcoin ?

Pourquoi monte-t-elle cette monnaie qui « passe sous les radars », ne suscite de communication bleu-blanc-rouge que pour dire « méfiez vous, n'en achetez pas » et n'est évoquée par les économistes stipendiés que comme « une folie complète » ?

Je ne répondrai pas ici à la question. Le virus en est-il responsable ? Je n'en sais rien et je n'y crois guère.

Mais d'une certaine façon si la presse mainstream qui avait si bien enterré Bitcoin n'hésite pas à attribuer sa remontada au virus, n'est-ce pas implicitement qu'aux yeux des noobs sidérés, seul le souverain virus peut ainsi donner valeur à l'incompréhensible monnaie qui monte insolemment face aux monnaies de ces États qu'il tient en échec ? Bref cela nous en apprend plus sur eux que sur Bitcoin...

Post scriptum qui n'a rien à voir (comme disait Delfeil de Ton, qui fut des fondateurs du vrai Charlie, et pour marquer un anniversaire qui n'est pas sans rapport)

Bitcoin, souverain, pourrait bien s'exprimer comme notre dernier grand monarque, du moins dans les mots que lui prêtait un humoriste du temps ...

102 - L'incroyable prix de la Monnaie des Assassins

November 5th 2020 at 17:05

Un prix incroyable !

Et non, ce titre racoleur ne va pas me conduire, en ce 5 novembre, à ne parler que de Bitcoin !

Je veux parler d'une pièce d'or vieille de plus de 2000 ans et dont le prix a atteint 2.700.000 £ pour 8 grammes d'or. Une pièce d'or assez étonnante, tant par son extrême rareté que par son motif : la célébration de l'un des plus célèbres assassinats politiques de tous les temps.

Il s'agit du lot 463 de la vente menée le 29 octobre dernier par la maison ROMA NUMISMATICS, 20 Fitzroy Square, Londres (métro Warren Street). Côté face le visage de l'assassin Brutus, côté pile son poignard et celui de son complice Cassius entourant le bonnet phrygien, antique symbole républicain, au-dessus de la légende EID MAR (Eidibus Martiis : AUX IDES DE MARS).

L'attention des non-numismates avait été attirée sur ce magnifique objet par le blog de Pierre Jovanovic avec une présentation spectaculaire, mais un peu expéditive.

« C'est totalement fascinant qu'une telle pièce existe, qu'elle soit parvenue jusqu'à nous et qu'il existe dans le monde des passionnés capables d'y mettre des millions » s'extasiait P. Jovanovic. Sur le fait que des pièces antiques parviennent jusqu'à nous, on a envie de dire que ce n'est pas la seule ! Le catalogue de la vente est bluffant, et il y a des centaines de ventes numismatiques chaque année dans le monde.

Les reliques du passé sont non seulement en elles-mêmes précieuses, mais les réflexions qu'elles inspirent sont éclairantes et peuvent susciter la méditations des bitcoineurs : la valeur des pièces de monnaies antiques, comme des statues, des peintures et des autres oeuvres d'art est liée de façon inextricable à leur valeur intrinsèque (souvent faible), à leur rareté, à leur histoire et à la longue « tradition » qui est la leur.

Ceux qui iront lire en détail la rubrique 463 du catalogue de vente en ligne verront que cet exemplaire (qui n'est pas unique) a une histoire assez bien documentée depuis pas loin de 2 siècles ; et surtout que l'examen minutieux de l'état de la pièce permet de la situer dans une série qui est elle-même ici plus que restreinte : on pense qu'il reste peut-être une centaine en argent (des denarii ou deniers) et sans doute pas plus de 3 exemplaires en or (des aurei). Il va sans dire qu'après des siècles de passion numismatique et d'ardeur archéologique, la découverte de nouveaux exemplaires dans un tel état de conservation reste assez faible pour conforter la rareté de la chose !

Ce qui va fasciner, cependant, c'est l'idée d'une émission commémorative de l'assassinat de l'homme qui voulut, le premier à Rome depuis des siècles, se faire roi.

La monnaie, prérogative régalienne nous dit-on, pourrait célébrer ce genre d'acte séditieux ?

César est dictateur dans des formes ou plutôt dans des apparences de formes légales subsistant après plusieurs guerres civiles. Ce n'est pas nous, grêlés d'états d'urgence et de lois d'exception pour bien moins que cela qui allons chipoter les entorses romaines. Ce qui semble établi, en revanche, c'est qu'il jouit, lui, d'un solide appui des classes populaires. Et que les conjurés, de leur côté, sont des sénateurs, des privilégiés. Ce qui n'interdit pas de leur supposer des intentions diverses, voire le goût de la liberté antique.

Ceci posé, la rareté même de la pièce amène sans doute à ne pas « trop » solliciter sa signification : Rome n'a pas célébré les assassins de César et cette pièce n'a pas été frappée dans les ateliers monétaires du Capitole, dans le temple de Junon Moneta car lors de sa frappe (en -43 ou -42) la Ville éternelle est au pouvoir des héritiers de César. Brutus et ses partisans ont pu se servir d'un atelier monétaire militaire « de campagne », comme cela existait assez couramment, ou bien transporter avec eux les « coins » et faire main-basse sur un trésor de temple dans l'une des villes de Grèce ou d'Asie où ils regroupèrent un temps leurs partisans.

Les vrais paradoxes de cette monnaie sont assez différents d'une simple apologie du tyrannicide.

Longtemps très strictement encadrées, les représentations figurées sur les pièces romaines s'étaient considérablement enrichies dans les dernières décennies de la République, multipliant les allusions, ycompris pour célébrer tel haut fait ou telle famille. Mais un tabou demeurait : celui du portrait d'une personnalité vivante. Pour des raisons religieuses (dans l'antiquité la monnaie est « garantie » symboliquement par les divinités de la cité) mais aussi, évidemment, politiques, car l'effigie d'un vivant ne pouvait être que celle d'un despote, comme cela était patent en Orient, et contrevenait donc à la vieille éthique républicaine.

Le tabou fut brisé par... le divin Jules, descendant direct de Vénus, comme chacun sait et que cette éthique-là n'étouffait pas trop. Il fut figuré couronné comme un roi et voilé, non par humilité mais à l'image de la déesse Vesta.

Le paradoxe est donc que sur la pièce célébrant clairement le geste du 15 mars -44 (les ides de mars) le tabou ait été pareillement brisé par celui qui avait dépêché le tyran ad patres. Tout au plus notera-t-on que ce bon républicain est figuré tête nue alors que celle de César s'ornait d'une couronne.

Les pièces en or, on le sait circulaient (beaucoup) moins que celles d'argent, ce qui nous prive d'un facteur assez précieux d'évaluation : leur usure. En revanche, les deniers d'argent frappés avec les mêmes motifs semblent avoir beaucoup circulé. Ce qui implique qu'ils aient inspiré une certaine confiance (bon aloi) et qu'ils aient été assez nombreux pour ne pas intriguer. On a dit qu'il en restait peut-être une centaine. Mais un historien qui a étudié de près cette émission d'argent estime à une trentaine le nombre de paires de « coins », différents. En comptant 15.000 pièces pour chaque paire, cela ferait 450.000 deniers, ou 1735 kilogrammes d'argent. Cela fait beaucoup de pièces, et, vu l'usure de celles que l'on a retrouvées, beaucoup de pièces qui ont réellement circulé. Mais en même temps cela n'en fait pas tant que cela : en kilogrammes, c'est le trésor d'un temple, guère plus.

Sic semper Tyrannis ?

La phrase attribuée à Brutus, et traduite de manière elliptique par « mort aux tyrans » court de manière plus ou moins souterraine dans l'histoire, et pas seulement comme devise de l'État de Virginie. Régicides, tyrannicides, attentats... certains changèrent l'histoire, d'autres confortèrent la tyrannie. Après Brutus, Auguste. Et, comme chez nous, les séquences du genre Caligula, Claude, Néron...

Sur les monnaies, les effigies se succèdent. Aujourd'hui, certes elles ont disparu. Nul n'a besoin de connaître le visage de Big Brother ou celui des petits hommes gris.

D'autres alternatives existent. Bitcoin n'a pas pour rien été baptisée par de sulfureux auteurs « la Monnaie acéphale ».






NOTES

101 - Les Gafa et le pouvoir du Pouvoir

September 19th 2020 at 20:23

toledano gafa odile jacob.jpg, sept. 2020Joëlle Toledano est une figure respectée du monde officiel. Elle est considérée comme une spécialiste de la réglementation des marchés, a siégé plusieurs années à l’ARCEP, a enseigné la gouvernance de la régulation à Dauphine.

C’est en même temps une personne curieuse de la nouveauté, active au board de plusieurs jeunes entreprises du monde numérique, qui a dirigé en 2018 la mission de réflexion confiée à France Stratégie sur les enjeux des blockchains et qui a participé aux échanges cordiaux de plusieurs « Repas du Coin », sans forcément partager toutes les convictions des bitcoineurs militants.

Son ouvrage est donc très bien informé, équilibré et lucide, y compris quant aux limites des solutions possibles si l’on souhaite, comme elle-même, astreindre des entreprises hors-normes aux normes réglementaires de l’État de droit et de la concurrence non faussée.

Dès les premières pages l’auteur ne nie pas une ancienne et profonde incompréhension de la part des décideurs, une forme de gaucherie face à des entreprises sophistiquées, agiles et opaques. On a envie d'abonder et de rappeler que, bien avant le règne de Google & Co, le célèbre « J6M », pur produit de notre establishment, moitié haut-fonctionnaire moitié banquier d'affaires, étalait déjà en exhibant chéquier et chaussettes percés, son arrogante inadaptation au monde qui émergeait.

Après une rituelle évocation de l’utopie perdue de l’Internet libertaire des origines, passage obligé de toute littérature sur le cyberespace, l’auteur cite Wikipedia et les logiciels libres (mais omet Bitcoin) comme de rares exceptions au triomphe du Web commercial, univers impitoyable dont elle critique les limites de la prétendue autorégulation, sans ajouter que les mêmes arguments pourraient servir contre l’autorégulation des banques ou de tous les industriels mis en cause dans telle ou telle dérive, et qui jurent toujours qu’ils vont produire eux-mêmes les bonnes pratiques nécessaires.

Intéressante, la description des nouveaux empires commerciaux n’élude pas l’exceptionnelle qualité (au-delà de la quantité) des services qu’ils rendent mais en démontent les malices. On ne peut s’empêcher, parfois, de se demander pourquoi on reprocherait aux nouveaux venus ce qu’on a toléré durant des décennies à la grande distribution, ou en quoi la dépendance des médias à Google devrait nous chagriner plus que celle qui lie la presse classique à une poignée de milliardaires dont les relations à l’Etat échappent largement au contrôle démocratique.

Joëlle Toledano reconnaît avec élégance que la prophétie de Marc Andreessen s’est accomplie, et qu’en moins de 10 ans le software a effectivement « mangé le monde ». Ironiquement, j’ajouterais bien qu’il est le seul a l'avoir trouvé digeste, ce monde qui entre temps a mangé le pangolin. Elle-même note que ledit monde, en s’abreuvant au Coca-Cola télévisuel gratuit, s’était quelque peu préparé à son funeste sort.

Plus sérieusement il faudrait ajouter que le nouveau monde a largement été financé par l’ancien. Bitcoin (celui-dont-on-tait-le-nom) représente une très notable exception, puisqu’il a créé (par une sorte de fiat) sa propre valeur. Qu’Amazon poursuive sa croissance au détriment de ses profits courants n'est pas le fait d'un manque de tact ; la chose devrait être mieux replacée, dans une analyse globale, en perspective des mutations du capitalisme financier lui-même.

Enfin j’aurais suggéré ici qu’il fallait toute la sottise (ou la corruption?) des « serviteurs de l’État » et fonctionnaires néolibéraux pour avoir déconstruit des monopoles assez naturels comme ceux des postes, des chemins de fer, etc. - la monnaie faisant ici derechef notable exception - au moment où les seigneurs du numérique en reconstruisaient d’autres qui, à leur façon, sont devenus sinon naturels du moins logiques.

Qui pourrait vraiment se passer de Google ?

la question .jpg, sept. 2020Le veut-on ? L'utilisateur lambda est bien plus souvent acharné à enlever Bing, Search et autres concurrents qui s'installent malhonnêtement et se cramponnent comme des tiques, sans que leurs procédés ne suscitent d'ailleurs d'imprécations officielles. Le voudrait-on qu'il resterait à savoir si on le peut sans sinistre. Le risque ne serait-il pas que Google se passe de nous, caviarde la carte de France, brouille nos pistes ? On a vu face à Amazon l'effet de nos velléités, et avec StopCovid l'impossibilité de contourner totalement les Gafa. Tout juste tente-t-on d'avoir une roue de secours pour un possible délestage du GPS...

J’aime bien la description des Gafa en termes d’empires, même si à ce niveau, celui du 4ème chapitre, on se demande un peu comment nos petits royaumes entendent s’y prendre, si l’adversaire porte déjà la pourpre. En gros, pour l’instant, ils nient, éludent ou finassent. Le livre donne à cet égard quelques tirades savoureuses d’apologie de notre droit de la concurrence malgré son patent échec en l’espèce.

L’auteur ne cèle pas non plus que la grande force de ces empires tient (notamment pour Amazon) à la satisfaction du client. Une chose que les royaumes ne savent ni ne veulent mesurer. Si l’on compte, par exemple, les « sorties de tunnel » on s’aperçoit que le site qui sait le mieux conserver ses visiteurs est celui des impôts. Les clients sont-ils ravis pour autant ? Les administrations régaliennes n’ont nul souci des administrés, nulle considération pour eux (ni souvent pour leurs propres agents). Chacun a pu mesurer, durant le confinement, hier avec la comédie des masques aujourd'hui avec celle des tests, à quel niveau d'efficacité on en était arrivé après des décennies à entendre les politiques pérorer sur le « recentrage de l’État sur ses fonctions régaliennes ». Chacun a pu mesurer, symétriquement, que les réseaux et leurs messageries maintenaient les liens scolaires et qu’Amazon s’inscrivait dans le tout petit nombre des acteurs efficaces.

Le vent a-t-il commencé de tourner contre l’impunité dont ont joui de fait les Gafa ?

C’est ce qu’affirme Joëlle Toledano, pointant quelques condamnations pécuniaires pour entrave au droit de la concurrence et pas mal de tirades des politiques contre la diffusion de contenus haineux. On peut cependant penser que les Gafa se moquent des amendes et que les surfeurs se moquent des contenus qui déplaisent tant aux élites, lesquelles ne sont pas, aux yeux de la masse, exemptes de tout soupçon en matière de diffusion de bobards ou de manipulations patentes de la vérité. Et pas seulement à Washington ou à Minsk.

Que le code privé et opaque devienne la loi est un fait, surtout si l’on pense aux algorithmes. Là encore, cependant, la grande distribution a toujours su organiser le parcours des clients, la disposition des gondoles et même la musique d’ambiance au mieux de ses seuls intérêts… et les « conseils » donnés par les banquiers en matière de placement ne reflètent que la stratégie commerciale de cet oligopole.

Je trouve peu honnête le reproche formulé en terme de productivité au niveau macro-économique. Le « paradoxe » d’une faible contribution des ordinateurs à la productivité a été énoncé par Robert Solow une grosse décennie avant la naissance de Google, 7 ans avant celle d’Amazon. Il y a quand même un bon bail qu’on ne peut plus dire que la productivité se diffuse progressivement « dans l’ensemble du tissu industriel » si tant est que ledit tissu n’ait pas, certes par endroit mais depuis bien longtemps, pris l’aspect d’une guenille. En faire un élément de remise en cause du « cœur de la légitimité des Gafa » me paraît donc à la limite de la défausse quand pourraient être examinées d’autres responsabilités, ressortant pour le coup du monde officiel, dont celle du fardeau des normes sur la Cerfa-Nation, de la prédation du secteur financier ou de coût totalement improductif de la surveillance (AML, KYC et autres jeux stériles). Il m'est arrivé de penser qu'avec ses bullshit jobs, Graeber avait apporté une des réponses possibles au paradoxe de Solow : les ordinateurs servent à numériser tous les 2 ans ma carte plastifiée renouvelée tous les 10 ans (au mieux).

Ainsi donc, les pouvoirs publics seraient enfin murs pour passer à l'offensive? On veut bien le croire même si on ne peut s’empêcher de sourire en lisant que face à « un diagnostic commun, des préconisations partiellement différentes » sont émises par les divers auteurs de rapports des différentes autorités nationales.

Le regulatory shopping tient sans doute autant au vice des Gafa qu’à nos propres tares congénitales, notamment en Europe : les bricolages de Renault aux Pays-Bas malgré la présence de l’Etat français à son capital sont antérieurs aux naissances d’Amazon ou de Facebook et ils n’avaient pas même la fiscalité pour seule boussole. Le choix d'installer la gestion de nombreux fonds d'investissement des banques françaises à Luxembourg, voire Jersey, tient aussi au caractère de havres régulatoires autant que fiscaux de ces paradis. Les effectifs des régulateurs financiers de Saint-Helier, comme ceux en charge de l’application du RGPD à Dublin ne doivent pas obérer la « productivité » de ces vertueux pays !

Que certains Gafa, Facebook en tête, soient aujourd’hui, comme l’affirme l’auteur, demandeurs de régulation est bien possible. Pour restaurer leur capital de confiance, ils ont surtout intérêt à partager certaines responsabilités. Il y a là-dedans une bonne part de chiqué. La chasse aux fake news est un épisode risiblement « sur-joué » par les élites politiques. Lors de l’élection française de 2002, l’emballement hystérique autour d’un fait divers n’ayant ensuite abouti à aucune condamnation, ne saurait être imputé aux démons des Gafa. Quant aux « propos manifestement haineux » ciblés par la proposition de loi de Madame Avia, cette notion floue n’a évidemment pas sauté la barre au Conseil Constitutionnel. Tout ceci ne servira in fine qu’à augmenter l’emprise des réseaux, seuls à même (par leur technologie comme par leurs effectifs) de faire le ménage des plus grosses saletés. Que M. Trump ait été l’un des premiers à en ressentir l’effet devrait donner à penser. Les réseaux imposeront leurs valeurs avant celles qu’on décrit comme « les nôtres » même quand de large part de notre population ne les partage pas.

Il est par ailleurs dangereux de spéculer sur la baisse de la confiance dont jouissent les Gafa, si celle dont pourraient se targuer les Etats est moindre, voire nulle, ce que l’auteur ne concède, significativement, qu’à l'ultime page de son livre. L'invocation incantatoire du caractère de « notre État de droit » est un élément de langage relativement nouveau qui vise sans doute à imposer le silence sur ce point, en en faisant une donnée de nature plus qu’une variable passible d’érosion.

Le bictoineur attend évidemment le chapitre financier

Son attente n’est pas déçue : Joëlle Toledano dénonce d’abord la cécité du monde officiel, tombant de sa chaise face à Libra, malgré des mises en garde de Madame Lagarde dès septembre 2017. Avec une pointe de vanité, puis-je rappeler que j’en avais parlé, moi, dès mai 2016 ? Je suggérais, je me cite, de « tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat) ».

L’auteur embraye sur la double réaction officielle (passée l’agitation sous le choc quand on a découvert que l’éléphant était dans le bac à sable) : se préparer à adapter leur réglementation pour accueillir l’intrus, accompagner des réponses industrielles aux projets des Big Tech. Après un coup de patte que nous ne désavouerons pas à la « faible efficacité du système financier existant », elle expose le risque qu’une monnaie numérique de banque centrale ferait courir aux banques puis révèle la solution dialectique : n’émettre que la monnaie utile à la banque commerciale, pas celle qui serait utile à ses clients. Il faut donc rappeler ici, ce qui a été dit plus haut par l’auteur elle-même : la force des Gafa tient sur la satisfaction de leurs clients, bien plus que sur la contrainte. La force du système régulé est manifestement d’une toute autre nature. Joëlle Toledano ne le cache pas ; elle semble même douter de l’issue du projet.

Elle ne croit guère au démantèlement par les américains, « sauf peut-être pour Facebook » , ce qui selon elle, met la responsabilité de la lutte entre les mains des européens. L’eurosceptique risque ici de décrocher.

Elle ne croit guère, non plus, que l’attaque par le droit de la concurrence suffise, car l’attaque de l'empire est plus vaste, plus ambitieuse à chaque étape, alors qu'aucune résistance n'est exercée par la nature du terrain. Que Google soit en train de cartographier la terre est une chose, qu’elle vise à prendre le contrôle des Google cities pourrait certes priver les édiles du contrôle de la politique de leur propre ville » … si seulement ils en avaient une. On sait bien que la désertification des centre-villes est antérieure à Google, que la clochardisation de certains quartiers et la gentrification d’autres, ne sont pas dues à Amazon ! La lecture de ce livre rappelle souvent, ce qui n’est malheureusement pas écrit, que la nature a horreur du vide. Et que le vide politique, malgré un incessant bavardage, est sidérant.

Joëlle Toledano propose donc de réguler plutôt les entreprises de l’écosystème, au niveau européen (à suivre…) en renforçant nos capacités d’analyse (si on peut aligner les salaires sur ceux qu’offrent les Gafa…) et en évaluant les évolutions du modèle économique dans sa globalité. Réguler les écosystèmes, pour les ouvrir à la concurrence, imposer des codes de conduite empêchant les abus de position dominante, taxer (dans quel pays ?) les investissements ne répondant pas au « critère de l’investisseur avisé en économie de marché » tout cela risque de s’enliser, dans le temps juridique (alors que l’envahisseur est agile) et dans l’espace bourbeux de l’Union Européenne.

Enfin « introduire la concurrence » risque de nous emmener dans des aventures à la Qwant, qu’il est inutile de détailler tant elles se ressemblent toutes. Lutter contre la personnalisation des prix fera un bon sujet de conversation dans le train, où personne ne paye jamais le même prix. Mais au total presque toutes les mesures proposées par Joëlle Toledano sont pertinentes… sur le papier. Reste à savoir de combien de courage politique et de quelle force de travail compétente et motivée, ce que l’auteur désigne comme « les moyens intellectuels et politiques » disposeront les vieux et impécunieux royaumes.

Reste aussi à mesurer le soutien de l’opinion dont ils disposeront face au « pouvoir d’influence et pouvoir de séduction » de l’Empire.

Et c’est là sans doute que je peux commencer l’inventaire de ce qui me paraît manquer à l’analyse, d’autant que la conclusion y invite très clairement.

Rien n’indique que les États jouiraient du moindre support concret de l’opinion face à leurs adversaires. C’est parfois difficile à articuler devant l’autorité qui parle de « nos institutions » ou de « notre Etat de droit ». L’argument rhétorique opposant « notre Constitution » à laquelle nous serions profondément attachés aux conditions d'utilisation des Gafa, que nous approuvons effectivement d’un clic ignare, indifférent et pressé n’a pour moi que peu d'impact. Il y a, vis à vis des Gafa, une sorte de servitude volontaire. Ce que j’entends par là est chose fort connue et depuis fort longtemps. Le problème c’est que face aux États, la servitude n’est plus vraiment ressentie comme volontaire. Demandons aux gilets jaunes, demandons à ceux qui sont verbalisés à hauteur de 10% d’un mois de SMIC pour de simples balivernes. Ce qui, il y a près de deux ans, a été ressenti par des politiciens, des juristes et des journalistes bien en cour comme une profanation d’un symbole républicain n’a soulevé sans doute que peu d’émotion hors de leur cercle.

Faut-il s’en étonner ? L'opinion est saoulée d'injonctions contradictoires et absurdes. La gestion de la pandémie a été sinon une « étrange défaite » du moins un fiasco exemplaire, et ce sont pas des anarchistes ou des amish qui le disent, mais le très convenable Institut Montaigne. Et - soyons clairs - ceci n'est pas (seulement) un mal français. En Belgique ou en Suisse, on voit les mêmes résistances aux applications de traçage Coronalert ou SwissCovid, et l'une des premières raisons tient à ce que ces solutions viennent du gouvernement.

Derrière l’exténuation, de l’adhésion, du consentement, du respect, il y a l’ombre portée de tant d’échecs. Le philosophe italien Raffaele Alberto Ventura, dans un article intitulé La chute de l’ordre dominant, soutenait en 218 que les différentes colères populaires du moment manifestaient une forme de « réaction aux rendements décroissants du paradigme en place ». Autrement dit le coût croissant des élites et le bénéfice marginal décroissant que les gouvernés en retirent conduisent à l’érosion du consentement.

Le clivage entre « nous » et « eux » est à la fois excessif et imprécis. Il y a de la porosité, ou de la corruption. J’ai lu ce livre le jour même où j’apprenais le recrutement d’un ancien patron de la NSA, apôtre de la surveillance électronique de masse, par le conseil d’administration d’Amazon. La plupart du temps, les puissants s’entendent fort bien entre eux et leurs « conflits » sont plutôt des réglages hiérarchiques internes que des débats de société, quelque soit la rhétorique déployée. Les honnêtes gens le savent.

philo mag confiance.jpg, sept. 2020Le « nous » caché dans le titre du livre désigne-t-il le bon peuple naïf, les citoyens frustrés, les politiques désarmés ? Il pourrait ne désigner que les consommateurs abusés et les PME rackettées, si l'auteur n'expliquait pas, justement, les limites de l'approche par le droit de la concurrence.

On n'avancera pas sans un peu de philosophie débarrassée des convenances politiques. Plusieurs articles dans le dernier numéro de Philosophie Magazine évoquent la crise actuelle de la confiance. Celui du rédacteur-en-chef, Martin Legros fait - au rebours des discours officiels - l'apologie de la défiance. J'ai bien aimé sa référence à La société de défiance, publié en 2007 par Yann Algan et Pierre Cahuc (aux éditions de la rue d'Ulm) et cette citation prophétique :

« Le déficit de confiance mutuelle nourrit la nécessité de l'intervention de l'État. Mais en réglementant et en légiférant de façon hiérarchique, l'État opacifie les relations entre les citoyens. En court-circuitant la société civile, il entrave le dialogue social et détruit la confiance mutuelle. »

La confiance algorithmique est une réponse possible à cette situation aporétique.

Il manque donc, à mes yeux, une perspective sur ce qui pourrait être reconstruit sur des architectures décentralisées. De même, il me semble qu’il manque une vue sur le sujet de l’identité en ligne, d'autant que c'est un sujet typiquement régalien. S’identifier en ligne grâce aux Gafa est plus aisé, et on le fait vingt fois par divertissement. S’identifier avec les procédures étatiques (ou bancaires) est long, pénible, parfois kafkaïen, et cela ne vous dote que d’une identité locale, hexagonale.

De telles vues auraient offert matière à élargissement de la perspective, sinon pour l'extension du domaine de la régulation, du moins pour les possibilités de brèche dans le dispositif de l'Empire. C'est ce qu'on avait lu chez Laurent Gayard, par exemple, mais aussi... dans les angles du rapport Toledano, que j'ai déjà commenté sur ce blog.

100- Le sang

September 15th 2020 at 21:38

Voici un billet dont le sujet m'avait été suggéré d'abord par une simple homophonie, ensuite par une réelle intuition. Il m'a conduit à quelques recherches fécondes. Le sang, liquide infiniment précieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siècles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tête ?

Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quête peut-être sacrée mais où le sol allait se dérober sous mes pas ?

bitcoin graal.jpg, sept. 2020S'il me fallut plus de six mois pour écrire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement à me faire un sang d'encre, j'entends à soigner mes angoisses par l'écriture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'été, il me fallut rechercher dans tous les endroits où je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilleté à sa sortie en 1988 et depuis lors peut-être sottement prêté à quelque ami indélicat (devenu de ce fait frère de sang) et enfin à le racheter et à le relire. Voilà, pour le making of.

« Tu ne tueras pas »

Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, où s'élabore presque toujours une théorie distinguant ce qui est légitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particulières pour échapper à la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrée rituellement, l'est aussi politiquement.

Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.

symboles régaliens.jpg, août 2020

Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de répandre le sang (que ce soit à cheval à la guerre ou sur le trône du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les pièces médiévales) trouve son symétrique dans la presque coïncidence du moment où nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui où nous tranchons la tête du Roi des Français.

la tete du roi.jpg, août 2020

Le temps où l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien régime n'en avait suscité.

révolutions.jpg, août 2020La gênante ressemblance de la planche à billet et de la « Veuve » illustre cette idée de façon troublante.

Désormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra être plus ou moins clairement élu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.

Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilège, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.

Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dépendant plus, dès lors, que de la loi, fût-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la même loi régir la monnaie ? Napoléon, qui entendait bien créer une dynastie nouvelle et « succéder à Charlemagne » plutôt qu'à Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent à neuf dixième). Malgré la force de sa volonté et la clairvoyance de ses intuitions, la référence au métal précieux ne devait pas résister à la modernité davantage que celle au « sang de France ». Désormais es papel.

La première monnaie?

J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la première monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlèvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frères ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?

Enlèvement des Sabines par Poussin.jpg, sept. 2020

Le sang des femmes a, je crois, offert à toutes les cultures connues de quoi forger mythes et représentations. Je n'évoquerai ici que celui de la défloration, telle que se la représentaient nos ancêtres. « Cette blessure que l'on inflige à celle qui va devenir la mère de ses enfants n'est pas sans éveiller un trouble » écrit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpétuation de la lignée et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprété comme offrande, consécration et prémices.

Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrôle social et patriarcal, ce qui est tellement évident que peut-être faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.

don du sang.jpg, sept. 2020Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutôt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impôt.

Signer avec son sang ?

Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dès qu'apparurent au moyen-âge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dès la première version littéraire.

Voilà, dira le moderne, une intéressante signature biométrique. Le célèbre clown qui prétend être Satoshi et ne peut signer un satoshi suggère que l'identité que confère une clé bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. Voilà, pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie réelle : le sang c'est l'âme. Une goutte suffit. La signature est irréversible, la transaction opérée ex opere operato.


Payer avec son sang?

Infiniment précieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dépenses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versé, mais aussi pour laver l'honneur bafoué. « Presque tout, d'après la Loi, est purifié avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (Épître aux Hébreux). Plus prosaïquement, Napoléon dira un peu la même chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour réclamer une croix de la Légion d'Honneur qu'on lui refusait malgré moult exploits. Son Colonel, interrogé, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'était « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaître davantage, l'Empereur accorda la faveur en répondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le créateur de la Banque de France et de la Légion d'Honneur était attachée à la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.

le cid.jpg, sept. 2020En Europe, cette vieille idée a servi à justifier une pratique née du tournoi médiéval, et transformée au 16ème siècle pour servir tant à la vengeance du sang qu'à la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don Diègue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-être dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mêmes.

duel henry picquart.jpg, sept. 2020

Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procès intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procès apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.

suicide denfert rochereau.jpg, sept. 2020« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dépressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsèque ?) alors que naguère un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se révolvérisait proprement sur le sofa ou tapis déjà rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenêtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, après avoir répété métaphoriquement la chute dramatique des valeurs spéculatives qui l'a conduit à cette issue fatale.

Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?

Le Graal

Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.

La disproportion de la chose, et pour être franc son caractère par trop abstrait, ont pour ainsi dire déporté l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-même fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les héros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchâssé dans le récit chrétien à partir d'un auteur nommé... Chrétien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la Cène ou le sang de la Passion, il est désormais vide, et ce qui narré, de poème en poème, outre l'énumération des prodiges qui l'entourent, c'est la quête des chevaliers partis à sa recherche.

le calice de Dona Urraca.jpg, sept. 2020Bitcoin a parfois été comparé à un Graal, un peu parce que l'expression a percolé dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rêves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices réputés être le saint Graal par environ 200 cathédrales, abbayes ou musées. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrêtées: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins égyptiens étudiés durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase détenu depuis 1050 et connu jusqu'à présent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins échappe-t-on au faux pour musée américain) était le précieux et véritable Graal.

Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutôt, selon moi par la multiplicité des prodiges. Loin de n'être qu'une relique, le Graal possède, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'éclairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est décrit par ses évangélistes comme not just a money, comme une méta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clés vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.

Bitcoin serait-il le sang du numérique ?

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