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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

100- Le sang

September 15th 2020 at 21:38

Voici un billet dont le sujet m'avait été suggéré d'abord par une simple homophonie, ensuite par une réelle intuition. Il m'a conduit à quelques recherches fécondes. Le sang, liquide infiniment précieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siècles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tête ?

Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quête peut-être sacrée mais où le sol allait se dérober sous mes pas ?

bitcoin graal.jpg, sept. 2020S'il me fallut plus de six mois pour écrire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement à me faire un sang d'encre, j'entends à soigner mes angoisses par l'écriture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'été, il me fallut rechercher dans tous les endroits où je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilleté à sa sortie en 1988 et depuis lors peut-être sottement prêté à quelque ami indélicat (devenu de ce fait frère de sang) et enfin à le racheter et à le relire. Voilà, pour le making of.

« Tu ne tueras pas »

Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, où s'élabore presque toujours une théorie distinguant ce qui est légitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particulières pour échapper à la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrée rituellement, l'est aussi politiquement.

Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.

symboles régaliens.jpg, août 2020

Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de répandre le sang (que ce soit à cheval à la guerre ou sur le trône du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les pièces médiévales) trouve son symétrique dans la presque coïncidence du moment où nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui où nous tranchons la tête du Roi des Français.

la tete du roi.jpg, août 2020

Le temps où l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien régime n'en avait suscité.

révolutions.jpg, août 2020La gênante ressemblance de la planche à billet et de la « Veuve » illustre cette idée de façon troublante.

Désormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra être plus ou moins clairement élu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.

Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilège, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.

Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dépendant plus, dès lors, que de la loi, fût-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la même loi régir la monnaie ? Napoléon, qui entendait bien créer une dynastie nouvelle et « succéder à Charlemagne » plutôt qu'à Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent à neuf dixième). Malgré la force de sa volonté et la clairvoyance de ses intuitions, la référence au métal précieux ne devait pas résister à la modernité davantage que celle au « sang de France ». Désormais es papel.

La première monnaie?

J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la première monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlèvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frères ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?

Enlèvement des Sabines par Poussin.jpg, sept. 2020

Le sang des femmes a, je crois, offert à toutes les cultures connues de quoi forger mythes et représentations. Je n'évoquerai ici que celui de la défloration, telle que se la représentaient nos ancêtres. « Cette blessure que l'on inflige à celle qui va devenir la mère de ses enfants n'est pas sans éveiller un trouble » écrit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpétuation de la lignée et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprété comme offrande, consécration et prémices.

Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrôle social et patriarcal, ce qui est tellement évident que peut-être faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.

don du sang.jpg, sept. 2020Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutôt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impôt.

Signer avec son sang ?

Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dès qu'apparurent au moyen-âge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dès la première version littéraire.

Voilà, dira le moderne, une intéressante signature biométrique. Le célèbre clown qui prétend être Satoshi et ne peut signer un satoshi suggère que l'identité que confère une clé bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. Voilà, pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie réelle : le sang c'est l'âme. Une goutte suffit. La signature est irréversible, la transaction opérée ex opere operato.


Payer avec son sang?

Infiniment précieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dépenses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versé, mais aussi pour laver l'honneur bafoué. « Presque tout, d'après la Loi, est purifié avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (Épître aux Hébreux). Plus prosaïquement, Napoléon dira un peu la même chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour réclamer une croix de la Légion d'Honneur qu'on lui refusait malgré moult exploits. Son Colonel, interrogé, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'était « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaître davantage, l'Empereur accorda la faveur en répondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le créateur de la Banque de France et de la Légion d'Honneur était attachée à la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.

le cid.jpg, sept. 2020En Europe, cette vieille idée a servi à justifier une pratique née du tournoi médiéval, et transformée au 16ème siècle pour servir tant à la vengeance du sang qu'à la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don Diègue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-être dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mêmes.

duel henry picquart.jpg, sept. 2020

Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procès intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procès apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.

suicide denfert rochereau.jpg, sept. 2020« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dépressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsèque ?) alors que naguère un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se révolvérisait proprement sur le sofa ou tapis déjà rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenêtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, après avoir répété métaphoriquement la chute dramatique des valeurs spéculatives qui l'a conduit à cette issue fatale.

Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?

Le Graal

Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.

La disproportion de la chose, et pour être franc son caractère par trop abstrait, ont pour ainsi dire déporté l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-même fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les héros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchâssé dans le récit chrétien à partir d'un auteur nommé... Chrétien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la Cène ou le sang de la Passion, il est désormais vide, et ce qui narré, de poème en poème, outre l'énumération des prodiges qui l'entourent, c'est la quête des chevaliers partis à sa recherche.

le calice de Dona Urraca.jpg, sept. 2020Bitcoin a parfois été comparé à un Graal, un peu parce que l'expression a percolé dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rêves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices réputés être le saint Graal par environ 200 cathédrales, abbayes ou musées. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrêtées: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins égyptiens étudiés durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase détenu depuis 1050 et connu jusqu'à présent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins échappe-t-on au faux pour musée américain) était le précieux et véritable Graal.

Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutôt, selon moi par la multiplicité des prodiges. Loin de n'être qu'une relique, le Graal possède, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'éclairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est décrit par ses évangélistes comme not just a money, comme une méta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clés vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.

Bitcoin serait-il le sang du numérique ?

107 - Ne plus descendre dans l'Arène ?

March 2nd 2021 at 19:00


On a beau faire, on a beau dire, on est toujours surpris par la fabrique de l'opinion.

Dans un pays où la culture mathématique est tellement faible que la seule chose que l'on remarque quand le chef du gouvernement se trompe (ou nous trompe) avec un graphique dont l'axe des abscisses est décalé de 6 jours et celui des ordonnées (*) de 30%, c'est l'inversion du drapeau français sur une slide de son pénible show... il y a peu à espérer des « débats » sur un sujet techniquement complexe, philosophiquement innovant et politiquement radical comme Bitcoin.

La hausse du bitcoin, la bulle du bitcoin, la folie du bitcoin ont ressurgi ces dernières semaines, avec peu de « variants » par rapport à la précédente édition en fin 2017.

En gros, ça donne quelque chose comme ça :


Parce que fondamentalement un « débat » n'est qu'un spectacle qui, ne coûtant rien à produire, occupe l'écran entre deux publicités. Ce n'est pas un exposé, ni une conférence, ni un MOOC. Un universitaire sérieux ne devrait point s'y produire ni un esprit distingué s'y exhiber.

D'autre part la place des monnaies numériques dans le paysage médiatique n'étant pas encore celle du menu sans porc, qui transforme n'importe quelle assemblée de lymphatiques en horde de furieux, ni celle des mérites comparés de l'hydroxychloroquine, de l'ivermectine ou des anticorps monoclonaux pour lesquels il existe déjà des milliers d'experts ennuyeux (à mourir) le spectacle est un peu court.

La « production » charge deux ou trois jeunes filles de trouver des intervenants : elles en trouvent quelques-uns, grâce à Google, auxquels elles signifient qu'ils ont à passer le soir même au studio, et à Paris naturellement. Cela restreint fatalement l'échantillon, mais qu'importe.

La jeune personne m'appelle, m'avoue avec un gloussement irrésistible qu'elle n'y connait rien, me demande le nom d'autres experts qui justement seraient taillables et corvéables à l'instant puisque moi j'entends rester tranquille au vert. Le temps que je les lui fournisse (pas mauvais bougre, dans le fond) une de ses collègues en a trouvé deux ou trois autres, dont un qui a déjà fait le tour de dix autres plateaux pour expliquer que ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie, ce n'est pas une monnaie.

Arrive le soir ou le lendemain, j'ai le résultat à l'écran. Jamais de quoi regretter d'être dans les gradins plutôt que sur le sable. En 2017, j'avais écrit sur LinkedIn un article que j'avais intitulé La «folie» Bitcoin dans les médias français. Je l'ai re-publié récemment, sans changer trois mots. Je continue de penser qu'il n'est pas très nécessaire de se justifier.

Depuis 2017, certes, les questions se sont faites un peu moins brutales, et on nous épargne le topo sur « la blockchain ». Des gens comme Yves Calvi ou Philippe Soumier proposent même (enfin...) un format convenable.

Il y a eu évidemment un « basculement psychologique » (le terme est d'Olivier Babeau) chez les interviewers comme chez certains interviewés.

Chez les premiers, on sent la fatigue (même M. Lenglet met de l'eau dans son vin) voire parfois, quand même, comme un zest de rancune : pourquoi diable ces bitcoineurs ont-ils cru utile de multiplier les précautions en 2017, au lieu de nous dire franchement que ça vaudrait le prix d'une voiture trois ans plus tard ?

Chez certains des héros de la cryptomonnaie, et c'est le plus rigolo pour les initiés, il y a eu aussi depuis 2014 ou 2017 un effet « chemin de Damas ». Plus personne n'ose dire que la monnaie n'est qu'un cas d'usage sans grand intérêt de la technologie blockchain.

Mais entre le temps perdu à expliquer ce que signifie la décentralisation, éluder les questions sur le cours, réfuter l'ineptie sur l'impossibilité d'acheter ses croissants à Paris en bitcoin, recadrer les chiffres sur les usages criminels et renvoyer les balles sur la consommation énergétique, que peut bien dire d'utile, d'instructif, d'éclairant ou de motivant l'expert venu pour expliquer et qui sert de Rétiaire dans cette petite arène ?

Parce que, de son côté, le Mirmillon de l'establishment connaît son métier.

Que ce soit un ponte comme Minc, pratiquement à côté de ses mocassins, ou des économistes déjà vus plus de mille fois comme Jean-Marc Daniel, Philippe Bechade, Philippe Murer, on n'a jamais rien de nouveau.

Ils sont là pour taper, ils tapent. Ils n'ont pas bougé d'un pouce, pas modifié leurs incantations d'un iota.

Ces joutes risibles m'ont donné quelques occasions d'allonger encore un peu la liste des lauréats du Prix Tulipe. Mince bénéfice !


La conclusion : moins il y a de gens importants sur le plateau, mieux c'est. Cela diminue l'exposition des no-coiners et de leurs naïvetés de béotiens. Autant conseiller à Papi et Mamie, dans leur cuisine, de regarder Bapt&Gael, ils perdront moins leur temps !

Et, dût l'orgueil hexagonal en souffrir, des émissions suisses comme le Forum de la RTS peuvent aussi s'avérer plus utiles, un peu comme la presse belge pour rectifier les erreurs de M. Castex, sans vouloir en faire une affaire personnelle....

Pour le grand public, enfin, et pour en rester aux rigolos, j'ai trouvé que le petit sketch d'Alexis Le Rossignol valait bien des explications fumeuses d'émissions qui prétendaient nous informer. A ma connaissance, il n'a pourtant même pas eu droit, comme Nabilla en janvier 2018, à un petit gazouillis de l'AMF (**). A croire qu'en distanciel les gardiens du Temple ne surveillent même plus ce qui se trame dans le vaste monde !



NOTES
(*) Ils sont tellement linéaires (pour ne pas dire plats) qu'ils n'ont pas même songé à inscrire les contaminations sur une échelle logarithmique : ce ne serait pas faux, ce serait même assez justifiable, et le gogo en retirerait une rassurante impression de promenade de santé, pardon pour le jeu de maux.
(**) Parmi les nombreuses choses que je ne regrette pas d'avoir écrites, mon billet Genre Vénus, sur l'affaire Nabilla. Le site Bitcoin.fr a marqué le troisième anniversaire de ce petit événement en posant la question : et si Nabilla avait raison ?

110 - Manger la grenouille ?

April 24th 2021 at 11:10

Pour Anthony

Un ami qui, sans être une « baleine » crypto ni un « pigeon » ébloui par les nouvelles technologies, me lit tout de même à l'occasion, a réagi à l'image du passe-boule turc qui ornait mon précédent article en me demandant comment on pourrait bien jouer avec un bitcoin au jeu très populaire dans sa Picardie et que l'on nomme « le jeu de la grenouille ».

Voyant dans cette question pratique un signe tangible de basculement de l'opinion (enfin des questions concrètes, appelant des réponses ELI5 comme dirait un autre ami, militaire celui-là) je me suis mis immédiatement à penser à la grenouille.

Il semble que le jeu de la grenouille soit né dans les guinguettes parisiennes avant la révolution. Il se serait ensuite répandu notamment dans le Nord (mon ami est chti donc il dit que c'est un jeu picard) et un peu partout dans le monde, dans sa forme originale, ou sous la forme de « jeu du tonneau » qui est un bricolage pour ceux qui ne disposent pas du matériel canonique.

Au fond c'est une variante sophistiquée du jeu de « passe boule » (dont le nom doit dater d'une période où le mot boule n'avait point dévié vers d'autres jeux) car l'idée de base reste de viser avec adresse pour faire passer la chose, boule, palet ou parfois pièce de monnaie. Une tête de turc ou de clown fait l'affaire, mais n'importe quelle gueule ouverte aussi.

La question importante c'est « pourquoi une grenouille ? »

La réponse est évidemment à chercher du côté de l'expression « manger la grenouille » dont ma grand mère usait encore pour dire que quelqu'un mangeait ses économies ou qu'un commerçant travaillait à perte. Le lecteur note que j'oblique lentement mais surement vers les questions d'argent : c'est ma vraie nature ...

Il faut donc là aussi revenir un peu avant la Révolution. Avant d'opter pour la forme cochon (cf. mon sous-entendu graveleux précédent) les tire-lires avaient la forme de ces petits batraciens, qui, telles vos économies, préfèrent se cacher, mais auxquels vous ne pouvez vous empêchez de songer la nuit en les entendant coasser dans vos rêves...

On introduisait la pièce destinée à la thésaurisation par la bouche, ici à peine entrouverte, car l'épargne n'est pas un jeu d'adresse. On trouve des modèles en fonte, en barbotine ou en porcelaine. La pièce se glisse parfois dans le dos de l'animal, qui n'apparait à l'occasion qu'à titre de décor sur des tire-lires aux formes les plus diverses.

Que peut bien évoquer la grenouille de ces tire-lires ?

La grenouille est présente dans de nombreuses traditions, généralement associée à l’élément liquide. Son cycle naturel offre aussi une dimension symbolique liée aux changements d'états, aux transformations, mais aussi au caractère transitoire des choses et de la vie. Toutes choses que (nos ancêtres y pensaient-ils ?) l'on retrouve autour de la notion d'équivalent général du cash.

Mais la capacité du petit amphibien à passer de l'élément terrestre à l'élément liquide me parait également riche d'enseignements et je laisse chacun y songer en pensant à son petit pécule.

Si le mot tire-lire semble attesté dès le moyen-âge, la chose, sous une forme ou sous une autre, existait du temps des romains mais aussi en Chine, où du temps des Song on l'appelait « pūmǎn », mot chinois s'écrivant 扑满 et signifiant littéralement « frapper-plein » ce qui suggère un fonctionnement universel : on remplit la chose progressivement, et quand elle est pleine, on la casse. Ce qui permet de comprendre l'arrivée du cochon, qui bouffe un peu de tout (l'argent n'ayant point d'odeur) et que l'on engraisse ainsi jusqu'au moment où on le bouffe lui-même.

Et Bitcoin : to the moon ou to the pond ?

La logique rituellement invoquée dans la communauté à l'aide du hashtag #StackSats (voir ici un intéressant fil de discussion sur sa difficile traduction en langue française) est un peu différente de la tire-lire à bouche de grenouille dans sa version ancestrale. Jadis, quand on incitait les petits enfants à épargner, la valeur de la pièce de monnaie n'était pas censée fondre. Les enfants nés à partir de la grande guerre ont trouvé leurs grenouilles décevantes ! En revanche ceux qui auraient reçu leur argent de poche en bitcoin au commencement de la première décennie de notre siècle pourraient trouver la grenouille devenue enfin aussi grosse que le bœuf.

La vraie question reste donc, encore plus que du temps jadis, de savoir quand il convient de manger la grenouille ou de casser la tire-lire.

Bien sûr le solutionniste qui sommeille en chaque geek bondit ici en assurant que Bitcoin offre le moyen miraculeux de s'offrir les fameuses « jouissances de Sardanapale » dont parle le Philosophe, sans pour autant avoir à passer le batracien à la poêle avec la dose d'ail prévue. La « collatéralisation » apparait dans bien des conversations comme la recette miracle : je mets en dépôt ma grenouille pleine de bitcoins, on me prête 80% de sa valeur en euros, et quand je rembourse, on me rend intacte ma grenouille qui, suivant gentiment la courbe de régression logarithmique vaut bien plus qu'au début de l'opération. J'ai joui, je n'ai rien perdu, miracle.

Sauf bien évidemment que si Bitcoin a baissé, fût-ce quelques heures, le prêteur (qu'il s'agisse d'un prêt sur gage ou d'un crédit lombard...) aura fait un appel de marge, ou liquidé une part de votre cagnotte : la grenouille pourrait donc être rendue sans cuisses, voire en bouillie. Parce que l'équilibre final de l'opération magique tient sur la hausse du collatéral, bref de Bitcoin. Et c'est quand même un peu ce qui s'est passé jadis avec les petites maisons dans la prairies américaines, dont la valeur devait monter, monter, monter...

On voit bien que les Pythies bancaires n'osent plus trop entonner l'air des N'y touchez pas. Ceux qui auraient « un peu de lettres et d'esprit » devraient-ils ici citer le roi des rabats-joie ? Bitcoin est-il la « chétive pécore » et ses adeptes de sales petits batraciens coassants ? Je ne le crois pas et à tout prendre c'est plutôt le système légal qui ressemble au bœuf anabolisé. Mais il y a les risques à prendre et ceux à éviter. Transformer ses économies quand elles sont situées dans une autre dimension de l'espace impose sans doute un sacrifice. Manger la grenouille reste effectivement la grande question.

J'arrête ici avec ma morale d'épargnant old school, parce que je sens bien que je vais me faire traiter de vieux crapaud, voire pire. Il n'est pas facile à tenir, le rôle de Tonton Crypto !

D'ailleurs un de mes amis a dit un jour plaisamment que je savais « tout ; sauf les sciences naturelles ».

Je n'ai donc pas les moyens d'apporter ici des réponses, mais seulement de suggérer quelques questions. Celles que soulève ma fable animalière rejoignent d'ailleurs celles qui avaient été tracées dans un billet platonisant, intitulé « céleste monnaie? » et inspiré par la lecture d'un livre de Mark Alizart, philosophe bitcoin-hétérodoxe.

Si l'on poursuit l'hypothèse que, vivant à la charnière de deux milieux, Bitcoin serait une sorte d'amphibien, née sous forme de larve informatique, et progressivement mais partiellement seulement acclimatée dans le monde organique, alors :

  • serait-il un animal à sang froid ? de ceux qui doivent passer la saison d'hiver (et les périodes trop chaudes !) en vie ralentie, dans un terrier, dans la boue ou sous un caillou ? ou dans une caverne ?
  • aurait-il non pas deux mais trois respirations ?
  • connaitrait-il des périodes de mue? La cryptomonnaie serait alors moins une sorte de grenouille qu'une sorte de salamandre. Flippening or not flippening that is the creepy question...
  • possèderait-t-il des glandes à venin ?

Cette dernière question m'amuse beaucoup.

112 - Salvador, « to the moon »?

July 25th 2021 at 10:00

(pour Emmanuel)

Bitcoin est-il un objet religieux ?

Telle était la question qui m'était posée dans le récent podcast que j'ai enregistré avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux épisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intégralement ici, mais seulement citer une ou deux idées, après avoir révélé ce qui m'est venu à l'esprit depuis. Car oui  l'esprit souffle où il veut (Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est à dire souvent... après-coup.

Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.

Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?

Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas même la couleur, mais seulement l'éclat dans la nuit, m'a fait instantanément songer à la prophétie poétique du 9ème chapitre du livre d'Isaïe :

Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi.

L'ensemble de ce poème biblique célèbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfère d'ailleurs une petite lumière, comme celle de la crèche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.

Et c'est à ce point précis que l'arc s'est formé dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophétique que ce petit pays, généralement peu exposé à l'attention de la foule, soit le premier à tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. Décidément, oui, on a affaire à quelque chose de religieux, peut-être de mystique.

J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !

Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).

Mais il y a au-delà, lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intègre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.

Bitcoin emmène to the moon, il rend heureux.

Quand bien même ce serait une monnaie inutile dans le temps présent, comme les officiels tentent péniblement de nous en convaincre, elle est peut-être utile après les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?

Or l'expression latine Salvator Mundi désigne une représentation iconographique précise du Christ, celle où il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmonté d'une croix qui figure non pas la terre mais la voûte céleste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par  à la Ville et au Monde  devrait plutôt me semble-t-il être traduite par  à la Cité terrestre et à l'Univers .

L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révèle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphère céleste et l'au-delà.

To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prêter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai déjà noté dans un billet consacré à l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.

Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entièrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux Lumières, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célèbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son système, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothèse . Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.

To the moon évoque pour moi la phrase de Michel-Ange, prévenant que Il più grande pericolo per noi non è che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamo . Le plus grand danger pour nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignons. Je ne cite évidemment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la découverte d'un livre dans les débarras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la révélation de ce qu'il devait y peindre.

Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvèle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.

Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donné au  charlatan  un visage qui évoque furieusement un chef d'État considéré comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport à la vérité reste toujours problématique. Monnaie que sa précédente fresque, consacrée au désastre de la Méduse, évoquait déjà crument.


Il y a un monde nouveau.

Le Christ dévoilé le 1er novembre 1541 était beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'œuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une église ?) et apparut à d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle  une machine de guerre contre la tiédeur de la foi .

Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique  aristotélicienne sur la monnaie et ses fonctions que lui infligent les banquiers et leurs économistes.

La prophétie d'Isaïe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise à l'esprit, décrit par ailleurs ce qu'est une force de libération. C'est ce qu'énonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bâton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises . Bitcoin est lui-aussi annoncé comme un facteur de libération et même de salut par ses adeptes.

C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotériologique et non pas sa prétendue complexité qui rend Bitcoin incompréhensible à ceux qui pensent que  c'est une folie complète, ce truc .

Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prêtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie légale (voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils ?

Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutôt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...

Il faut toutefois se montrer très prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intégrait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien être son dieu. Démiurgique et prométhéen dans son ambition initiale, Bitcoin est guetté par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sûr, mais aussi le pacte constantinien. Comme au début du quatrième siècle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.

L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.

Podcasts et vidéos

(*) Mon podcast avec Emmanuel a été diffusé en deux épisodes, le premier pour passer en revue ce qui donne à Bitcoin une allure religieuse, le second pour chercher ce qui dans Bitcoin a une réelle dimension religieuse.
(**) L'interview de Yorick sur la dimension religieuse de Bitcoin.
(***) Le discours du président du Salvador.
(****) Je cite in fine pour ne pas interrompre la lecture, mais ce film mérite vraiment l'attention :

113 - La rengaine

August 27th 2021 at 09:45

Article de ALL.jpg, août 2021La tribune publiée par Monsieur André Lévy-Lang dans les Échos le 26 août ne se distingue, hélas, que par l'éminente qualité de son rédacteur. Pour le reste, du poncif de Ponzi à la responsabilité environnementale de Bitcoin, c'est un navrant pot-pourri de ce que n'importe qui de mal informé pourrait écrire.

C'est je crois ce décalage, plus que la réfutation des  arguments  qui devrait nous occuper, après lecture de ladite tribune.

Commençons par dire que Monsieur Levy-Lang, qui a présidé à partir de 1990 la Banque Paribas dans laquelle j'étais un modeste cadre jusqu'en 1989, est un homme très respecté et généralement apprécié de ses collaborateurs pour les confidences que j'en ai recueillies. J'ai eu l'honneur d'être assis à sa droite, un jour qu'il dirigeait, comme président du Conseil du Directoire, l'Assemblée Générale de la Compagnie Bancaire, et où je détenais le bulletin de vote de Paribas (48%) parce qu'aucun de nos grands patrons ne désirait ce jour-là participer à une cérémonie où figurerait notre ancien président, logé alors dans le placard doré d'une présidence de Conseil de Surveillance de ladite Compagnie bancaire avant d'aller exercer ses talents l'année suivante au Crédit Lyonnais avec le succès que l'on sait.

A la différence de ce qui se fait sur les réseaux sociaux, je ne me livrerai donc ici à aucune attaque ad hominem et en resterai au sujet : la publication d'informations creuses par un grand patron.

La pyramide de Ponzi est un schéma qu'il est toujours assez facile d'invoquer. Dans l'affaire Madoff, qui reste l'exemple récent le plus stupéfiant d'une authentique mise œuvre de ce schéma, des petits comiques n'ont pas manqué de suggérer que le brillant financier avait dû s'inspirer de la Sécurité Sociale. Ce qui n'est pas entièrement faux.

On peut aussi pousser la clameur de Ponzi dès qu'un actif n'est liquide qu'à la condition de trouver un acheteur pour en décoller le détenteur précédent. Bref conforme à une célèbre définition donnée par Coluche dans son sketch L'Autostoppeur. A ce niveau, sauf la détention de monnaie liquide, tout devient suspect. Tout marché secondaire peut plus moins être caractérisé comme un Ponzi, et le progrès intellectuel réalisé est bien mince !

Entre deux tulipes (que Monsieur Lévy-Lang a eu le mérite d'éviter jusque-là) la clameur de Ponzi a donc retenti tellement souvent pour Bitcoin que l'on doit aborder les choses frontalement : Bitcoin est-il, ou non, un schéma de Ponzi ?

En 2018, à l'occasion d'un meet-up du Cercle du Coin, nous avions entrepris de poser la question, non à un imprécateur ou à un polémiste, mais à un mathématicien qui avait justement travaillé sur la question : Monsieur Marc Artzrouni, de l'Université de Pau, référencé sur l'article Ponzi de Wikipediaet auteur d'une étude universitaire publiée en 2009, The mathematics of Ponzi schemes.

Il se trouve que le professeur Artzrouni n'était guère un fanatique de Bitcoin. Mais au Cercle du Coin ce genre de détail n'a jamais empêché ni l'échange, ni le moment convivial qui s'ensuit. Sa conférence n'en fut donc que plus stimulante et instructive Mais sa conclusion était nette : Bitcoin a peut-être tous les torts du monde, dont selon lui de permettre la mise en oeuvre de certains schémas de Ponzi, mais ce n'est pas lui-même intrinsèquement un schéma de Ponzi.


Au fait, M. Lévy-Lang le sait fort bien. Il restreint donc la ponzitude de Bitcoin à son absence supposée de toute réalité économique ce qui entre nous soit dit s'appliquerait assez bien au marché de l'art, puis il se lance dans des explications tellement grossièrement erronées sur l'explication de la hausse du cours que, chez un homme aussi sérieux, il faut bien admettre qu'il se moque parfaitement d'avoir raison ou non, d'autant que sa position sociale le dispense d'avoir à se justifier.

Ce n'est pas son niveau de compréhension qui est en cause, mais seulement son niveau d'information.

Mais comme son explication semble conduire à l'idée que la chose pourrait perdurer, il lui faut bien trouver un horizon catastrophique. C'est là que le bât blesse. Les Ponzi ne meurent qu'une fois; Bitcoin meurt tout le temps mais ses plus bas s'établissent, d'année en année, toujours plus haut.

On pourrait dire, après un apéritif entre adeptes de la cryptomonnaie, que Bitcoin montera jusqu'à la fin du minage, graphique stf à l'appui. Ou jusqu'à son adoption universelle, dans une perspective millénariste. Ou bien encore jusqu'à la colonisation de la Lune. Le choix est vaste. Mais l'auteur a décidé de frapper fort : l'Apocalypse et ses cavaliers...

Ce qui est amusant, ici, c'est le retournement dialectique. Jusqu'à présent on nous a dit que Bitcoin, qui fait bouillir un lac américain et va consommer toute l'électricité produite (en 2020, du moins Newsweek l'avait-il annoncé en 2017), sera responsable de la fin du monde. M. Lévy-Lang retourne le schéma pour trouver sa chute : la fin du monde provoquera la baisse du cours de Bitcoin. Non point parce qu'on aura d'autres soucis (croûter, se planquer etc) mais parce que le temps de validation augmentera ! Derechef, le médiocre niveau d'information de l'auteur est emblématique ; il est en soi l'information contenue dans sa tribune.

Notez que l'ordinateur quantique est lui-aussi régulièrement annoncé comme devant être fatal à Bitcoin, comme si son avènement ne devait pas mettre bien d'autres choses à genoux. Bref Bitcoin ne résistant ni au Covid ni à l'hiver nucléaire, mieux vaut placer son argent sur un livret bancaire, qui lui, résiste à tout sauf au ridicule.

merci Alexis !

Alors que le cours du jeton de Bitcoin dépasse celui du lingot d'or, il demeure socialement permis (M. Lévy-Lang étant par ailleurs président du Conseil de Surveillance du journal dans lequel il s'exprime, la chose doit même lui être particulièrement aisée) de proférer au sujet de Bitcoin des approximations désinvoltes et de livrer au public ce qui ne devrait être que des propos de bistrot.

Quousque tandem ? Je crains qu'il ne soit plus aisé de prévoir l'évolution du cours que celle de l'opinion de nos élites. Sauf à remarquer que le swing a probablement commencé outre Atlantique, et que nous sommes en France, une fois encore, derrière une ligne Maginot de petits papiers et de bons mots.

118 - Bitcoin mis en bière

January 4th 2022 at 19:53

(pour Sofiane)

Commençons par un aveu de faiblesse : cet article serait difficile à traduire.

Il y avait jadis, m'a-t-on dit, dans mon village de Picardie un menuisier qui faisait aussi  café  et ne se refusait pas le plaisir d'accueillir à l'occasion le client par une plaisanterie très fine :  vous venez pour une bière ? .

Bref, je ne vais pas parler de Bitcoin mis pour une 440ème fois (à ce jour)  en bière  (du vieux bas-francique bëra pour civière) mais d'une certaine chope de bière (du moyen-néerlandais bier) qui me semble avoir largement échappé à la fureur du mème qui règne dans notre sonnante et trinquante communauté.

Ce 3 janvier, donc, un banquier d'affaires crypto de longue date (il se reconnaitra) poste, comme quelques centaines d'autres j'imagine, l'iconique page du Times de Londres. Quelle élégance, ce Satoshi, on dirait un personnage de Jules Verne. On sent le boomer et ça me ravit à chaque fois.

Comme chacun sait, Satoshi, dans son premier bloc de validation, le 3 janvier 2009, a en effet rajouté ces quelques mots :  Chancellor on brink of second bailout for banks . Et là, le fin banquier d'ajouter :  Certains diront que c'est un message subliminal pour réfléchir sur notre économie monétaire, d'autres qu'il s'agissait simplement d'une preuve de date... le mystère subsiste .

Au moment précis où j'ai lu le mot subliminal mes yeux se sont ouverts et, pour la première fois je le confesse (mais j'ai eu beau interroger autour de moi, je ne semble pas plus borgne qu'un autre) j'ai VU :

pinte.jpg, janv. 2022

Bon dieu... mais c'est bien sûr !  me dis-je comme le célèbre commissaire : le vrai message subliminal, c'est la pinte. Ce message s'adressait clairement à plusieurs personnes qui ne le savaient pas ce jour-là, il y a 13 ans, mais qui allaient devenir, d'un bout du monde à l'autre, les piliers d'innombrables social-meetups.

Mais ce qui est vraiment magnifique c'est ce que dit le minuscule chapeau : que le prix de l'indispensable pinte allait baisser !!!

Or au cours de ces réunions savantes et conviviales, de pinte en pinte, on allait assister à une baisse vertigineuse du prix de la bière... exprimé dans la monnaie de Satoshi.

Mes amitiés aux buveurs de bière francophones qui se reconnaîtront eux-aussi aisément et aux bars qui ont eu l'intelligence de vendre la bière en bitcoin !

131 - Un surprenant Maximaliste

October 20th 2022 at 17:00

Le 1er avril dernier (l'avait-il fait exprès ? c'est un point discuté en commentaires) Vitalik Buterin, qui est comme chacun sait le concepteur d'Ethereum, avait publié sur son blog un texte étonnant, En défense du Bitcoin Maximalisme que je n'avais pas vu passer avant qu'un ami ne me le signale, un peu trop tard pour pouvoir le commenter à chaud. Après le printemps, l'été s'est passé dans l'espoir, la crainte ou la curiosité du Merge. On s'est enivré des antiques prophéties de flippening, remises au goût du jour et désormais dotées d'un instrument de mesure en temps réel.

Mais au cours du dernier Repas du Coin plusieurs échanges (cordiaux) ont eu pour thème le  maximalisme  bien que ce soit évidemment un sujet qui risque à tout moment de conduire à violer la troisième règle de ces repas ( on ne s'engueule pas ) parce que si certains supporteurs d'altcoins sont au mieux des fantaisistes et au pire des escrocs, certains défenseurs de Bitcoin only sont au mieux bornés et au pire toxiques. Verre en main, nous en étions donc arrivés à nous dire que le maximalisme était fait d'un mix d'ignorance et de méchanceté. Dans le second degré qu'autorise l'amitié, et pour analyser le soupçon de maximalisme qu'on m'impute parfois, je notai que je choisissais en ce qui me concernait l'hypothèse de la méchanceté.

C'est alors que j'ai repensé à Vitalik et me suis dit qu'il fallait publier sur mon blog ce texte magnifique dont la VO se trouve ici et que je n'ai fait que traduire ci-dessous, renvoyant mes propres ajouts en commentaires.

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En défense du Bitcoin Maximalisme
(Vitalik Buterin, 1er avril 2022)

Cela fait des années que nous entendons dire que l'avenir est à la blockchain, et non au bitcoin.

L'avenir du monde ne sera pas constitué d'une seule grande cryptomonnaie, ni même de quelques-unes, mais de nombreuses cryptomonnaies - et les gagnantes auront un leadership fort sous un toit central pour s'adapter rapidement aux besoins d'échelle des utilisateurs. Le bitcoin est truc de boomer et l'Ethereum lui succèdera bientôt ; ce seront des actifs plus récents et plus énergiques qui attireront les nouvelles vagues d'utilisateurs de masse. Ceux-ci ne se soucient pas de l'idéologie libertaire bizarre ou de la  vérification auto-souveraine , sont rebutés par la toxicité et la mentalité anti-gouvernementale des bitcoineurs et veulent simplement des défis et des jeux de blockchain qui soient rapides et qui fonctionnent.

Mais que dire si ce récit est faux et que les idées, les habitudes et les pratiques du maximalisme Bitcoin sont en fait assez proches de la réalité ?

Que dire si Bitcoin était bien plus qu'une Pet Rock dépassée et seulement liée à un effet de réseau ? Que dire si les maximalistes de Bitcoin comprenaient en fait profondément qu'ils opèrent dans un monde très hostile et incertain, où il faut se battre pour certaines choses et que leurs actions, leurs personnalités et leurs opinions sur la conception des protocoles reflétaient profondément ce fait ? Que dire si nous vivions dans un monde de cryptomonnaies honnêtes (il y en a très peu) et de cryptomonnaies malhonnêtes (il y en a beaucoup) et qu'une bonne dose d'intolérance était en fait nécessaire pour empêcher les premières de glisser vers les secondes ? C'est l'argument qui sera développé dans ce billet.

Nous vivons dans un monde dangereux et la protection de la liberté est une affaire sérieuse.

J'espère que cela est beaucoup plus évident aujourd'hui qu'en février 2022, lorsque beaucoup de gens pensaient encore sérieusement que Vladimir Poutine était un gentil incompris qui essayait simplement de protéger la Russie et de sauver la civilisation occidentale de la gaypocalypse. Mais cela vaut la peine de le répéter :

Nous vivons dans un monde dangereux, où il y a beaucoup d'acteurs de mauvaise foi qui n'écoutent pas la compassion et la raison.

Une blockchain est au fond une technologie de sécurité - une technologie qui vise fondamentalement à protéger les gens et à les aider à survivre dans un monde aussi hostile. Elle est, comme la Fiole de Galadriel, une lumière pour vous dans les endroits sombres, quand toutes les autres lumières s'éteignent . Il ne s'agit pas d'une lumière à bas prix, ni d'une lumière fluorescente hippie économe en énergie, ni d'une lumière à haute performance. Il s'agit d'une lampe dont la conception a fait des sacrifices sur tous ces plans afin d'être optimisée pour une seule et unique chose : être une lampe qui fait ce qu'elle doit faire lorsque vous êtes confronté au défi le plus difficile de votre vie et qu'une araignée de vingt pieds vous regarde en face.

Source: Black Gate

Les blockchains sont utilisées chaque jour par des personnes non bancarisées ou sous-bancarisées, par des activistes, par des travailleurs du sexe, par des réfugiés et par de nombreux autres groupes qui ne sont pas intéressants pour les institutions financières centralisées à la recherche de profits, ou qui ont des ennemis qui ne veulent pas qu'ils aient accès au service bancaire. Elles sont utilisées comme une ligne de survie essentielle par de nombreuses personnes pour effectuer leurs paiements et stocker leurs économies.

À cette fin, les blockchains publiques sacrifient beaucoup à la sécurité :

  • Les blockchains exigent que chaque transaction soit vérifiée indépendamment des milliers de fois pour être acceptée.
  • Contrairement aux systèmes centralisés qui confirment les transactions en quelques centaines de millisecondes, les blockchains exigent que les utilisateurs attendent entre 10 secondes et 10 minutes pour obtenir une confirmation.
  • Les chaînes de blocs exigent que les utilisateurs soient entièrement responsables de leur authentification : si vous perdez votre clé, vous perdez vos pièces.
  • Les blockchains sacrifient la privacy et nécessitent des technologies encore plus folles et plus coûteuses pour récupérer cette privacy.

À quoi servent tous ces sacrifices ? À créer un système capable de survivre dans un monde hostile et d'être une lumière dans les ténèbres, quand toutes les autres lumières s'éteignent.

Pour exceller dans cette tâche, il faut deux ingrédients clés : (i) un empilement technologique robuste et susceptible d'être défendu et (ii) une culture robuste et également susceptible d'être défendue. La propriété qui est la clé d'un empilement technologique robuste et défendable est l'accent mis sur la simplicité et sur la profonde pureté mathématique : une taille de bloc de 1 Mo, une limite de 21 millions de pièces et un mécanisme simple de preuve de travail, celui du consensus de Nakamoto que même un élève du secondaire peut comprendre. La conception du protocole doit être facile à justifier dans les décennies et les siècles à venir ; la technologie et les choix de paramètres doivent être une œuvre d'art.

Le deuxième ingrédient est la culture d'un minimalisme intransigeant et inébranlable. Il doit s'agir d'une culture capable de se défendre fermement contre les entreprises et les gouvernements qui tentent de coopter l'écosystème de l'extérieur, ainsi que contre les mauvais acteurs de l'espace cryptographique qui tentent de l'exploiter à des fins personnelles, et ils sont nombreux.

Maintenant, à quoi ressemble la culture de Bitcoin et Ethereum ? Eh bien, demandons à Kevin Pham :

Vous ne croyez pas que c'est représentatif ? Eh bien, demandons encore à Kevin Pham :

Vous pourriez dire qu'il s'agit simplement de gens d'Ethereum qui s'amusent, et qu'en fin de compte ils comprennent ce qu'ils doivent faire et ce à quoi ils ont affaire. Mais le comprennent-ils ? Regardons le genre de personnes que Vitalik Buterin, le fondateur d'Ethereum, fréquente :

Et ce n'est qu'une petite sélection. La question immédiate que toute personne regardant cela devrait se poser est : bon Dieu, quel est l'intérêt de rencontrer publiquement toutes ces personnes ? Certaines de ces personnes sont des entrepreneurs et des politiciens très décents, mais d'autres sont activement impliquées dans de graves violations des droits humains, violations que Vitalik ne soutient certainement pas. Vitalik ne réalise-t-il pas à quel point certaines de ces personnes sont géopolitiquement engagées dans des combats mortels ?

Maintenant, peut-être qu'il est juste un idéaliste qui croit qu'il faut parler aux gens pour aider à apporter la paix dans le monde, et un adepte du dicton de Frederick Douglass enjoignant de  s'unir avec quiconque pour faire le bien et avec personne pour faire le mal . Mais il y a aussi une hypothèse plus simple : Vitalik est un globe-trotter hippie en quête de plaisir et de statut, et il aime profondément rencontrer les gens qui sont importants et se sentir respecté par eux. Et il n'y a pas que Vitalik ; des entreprises comme Consensys sont tout à fait heureuses de s'associer à l'Arabie saoudite. L'écosystème dans son ensemble essaie toujours de se tourner vers des figures dominantes pour obtenir une forme de validation.

Maintenant, posez-vous la question suivante : quand, le moment venu, des choses réellement importantes se produiront sur la blockchain – des choses réellement importantes qui offenseraient les gens puissants – quel écosystème sera le plus disposé à se tenir fermement debout et à refuser de les censurer, quelle que soit la pression exercée sur lui pour le faire ? L'écosystème des nomades globe-trotters qui veulent vraiment être les amis de tout le monde, ou l'écosystème des gens qui se prennent en photo avec un AR15 et une hache comme violon d'Ingres ?

La monnaie n'est pas  juste la première application . C'est de loin la plus réussie.

De nombreuses personnes qui brandissent l'argument  La Blockchain oui, Bitcoin non  soutiennent que la cryptomonnaie est la première application des blockchains, mais que c'est une application très ennuyeuse et que le véritable potentiel des blockchains réside dans des choses plus grandes et plus excitantes. Passons en revue la liste des applications figurant dans le livre blanc d'Ethereum :

  • Émission de jetons
  • Dérivés financiers
  • Stablecoins
  • Systèmes d'identité et de réputation
  • Stockage décentralisé de fichiers
  • Organisations autonomes décentralisées (DAO)
  • Jeux d'argent de pair à pair
  • Marchés prédictifs

Beaucoup des catégories de cette liste ont des applications qui ont été lancées et qui ont au moins quelques utilisateurs. En regard, les adeptes des cryptomonnaies accordent une importance particulière à l'autonomisation des personnes sous-bancarisées dans le  Sud . Lesquelles des applications précédentes ont réellement beaucoup d'utilisateurs dans le Sud ?

Il s'avère que le stockage de richesses et les paiements sont de loin les applications les plus populaires. 3 % des Argentins possèdent des cryptomonnaies, tout comme 6 % des Nigérians et 12 % des Ukrainiens. Les dons en cryptomonnaies au gouvernement ukrainien qui ont récolté plus de 100 millions de dollars ( en six semaines) si l'on inclut les dons à des initiatives non gouvernementales liées à l'Ukraine, constituent de loin l'exemple le plus important d'utilisation des blockchains par un gouvernement pour accomplir quelque chose d'utile aujourd'hui.

Quelle autre application est proche de ce niveau d'adoption réelle et concrète aujourd'hui ? La plus proche est peut-être ENS. Les DAO existent et se développent, mais aujourd'hui, un nombre beaucoup trop grand d'entre elles attirent les gens des pays riches dont l'intérêt principal est de s'amuser et d'utiliser des profils de personnages de dessins animés pour satisfaire leur besoin d'expression personnelle du premier monde, et non de construire des écoles et des hôpitaux ou encore de résoudre d'autres problèmes du monde réel.

Ainsi, nous pouvons voir les deux camps assez clairement : d'un côté l'équipe  Blockchain , avec des personnes privilégiées des pays riches qui aiment exhiber des preuves de vertu comme le fait de  dépasser l'argent et le capitalisme  et qui ne peuvent s'empêcher d'être excités par  l'expérimentation de la gouvernance décentralisée  comme un passe-temps ; de l'autre côté l'équipe  Bitcoin , c'est à dire un groupe très diversifié de personnes riches ou pauvres, dans de nombreux pays du monde y compris du Sud, qui utilisent réellement l'outil capitaliste de l'argent libre et auto-souverain pour fournir une réelle valeur aux êtres humains aujourd'hui.

Se concentrer exclusivement sur le fait d'être de l'argent permet d'obtenir de l'argent de meilleure qualité.

Une idée reçue très répandue sur la raison pour laquelle Bitcoin ne permet pas d’avoir des contrats autonomes  avec des ensembles d’états complexes  est la suivante : Bitcoin accorderait une grande importance à la simplicité et en particulier à une faible complexité technique, afin de réduire les risques de dysfonctionnement. Par conséquent, le protocole ne peut pas ajouter les fonctions et opcodes plus compliqués qui sont nécessaires pour pouvoir prendre en charge les contrats autonomes plus compliqués d'Ethereum.

Cette idée reçue est bien sûr erronée. En fait il existe de nombreuses façons d'ajouter des ensembles d'états complexes à Bitcoin ; recherchez le mot  covenants  dans les archives du chat Bitcoin et vous verrez de nombreuses propositions discutées. Et nombre de ces propositions sont étonnamment simples. La raison pour laquelle les clauses restrictives n'ont pas été ajoutées n'est pas que les développeurs de Bitcoin ont vu la valeur des ensembles d'états complexes mais ont trouvé intolérable un protocole un peu plus complexe. C'est plutôt parce que les développeurs de Bitcoin s'inquiètent des risques de complexité systémique que la possibilité d'ensembles d'états complexes introduirait dans l'écosystème  !

Un article récent des chercheurs de Bitcoin décrit certaines façons d'introduire des clauses restrictives pour ajouter un certain degré de richesse d'état à Bitcoin.

La bataille d'Ethereum contre la valeur extractible par les mineurs (MEV) est un excellent exemple de ce problème dans la pratique. Il est très facile dans Ethereum de construire des applications où la prochaine personne à interagir avec un certain contrat obtient une récompense substantielle, ce qui amène les parties prenantes et les mineurs à se battre pour l'obtenir et contribue grandement au risque de centralisation du réseau et nécessite à la fin des solutions de contournement compliquées. Dans Bitcoin, il est difficile de créer de telles applications à risque systémique, en grande partie parce que Bitcoin n'a pas d'état riche et se concentre sur le cas d'utilisation simple (et sans MEV) consistant à être simplement de l'argent.

La contagion systémique peut également se produire de manière non technique. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent signifie que Bitcoin nécessite relativement peu de développeurs, ce qui contribue à réduire le risque que les développeurs commencent à demander à s'imprimer de l'argent gratuit pour construire de nouvelles fonctionnalités du protocole. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent réduit la pression exercée sur les développeurs de base pour qu'ils ajoutent sans cesse des fonctionnalités afin de  rester dans la course  et de  répondre aux besoins des développeurs .

À bien des égards, les effets systémiques sont réels et il n'est tout simplement pas possible pour une monnaie de  permettre  un écosystème d'applications décentralisées hautement complexes et risquées sans que cette complexité ne se retourne contre elle d'une manière ou d'une autre. Bitcoin est un choix sûr. Si Ethereum poursuit son approche centrée sur la couche 2, ETH-la-monnaie peut prendre une certaine distance par rapport à l'écosystème d'applications qu'elle permet et ainsi obtenir une certaine protection. En revanche, les plateformes dites de couche 1 à haute performance n'ont aucune chance.

En général, les projets les plus anciens dans une industrie sont les plus  authentiques .

Nombre d'industries et de domaines suivent un schéma similaire. Tout d'abord, une nouvelle technologie passionnante est inventée, ou bien elle est améliorée au point d'être réellement utilisable pour quelque chose. Au début, la technologie est encore maladroite, elle est trop risquée pour que presque tout le monde s'y intéresse en tant qu'investissement et il n'y a pas de  preuve sociale  que les gens peuvent l'utiliser pour réussir. Par conséquent, les premières personnes impliquées sont les idéalistes, les geeks et les personnes qui sont véritablement enthousiasmées par la technologie et par son potentiel d'amélioration de la société.

Cependant, une fois que la technologie a fait ses preuves, les gens qui suivent la norme entrent en scène - un événement qui, dans la culture Internet, est souvent appelé le  le septembre sans fin . Et il ne s'agit pas simplement de gentils normaux qui veulent faire partie de quelque chose d'excitant, mais de businessman normaux portant des costumes et qui commencent à scruter l'écosystème avec des yeux de loup pour trouver des moyens de gagner de l'argent - avec des armées de capital-risqueurs tout aussi désireux de se tailler leur part du gâteau et qui les encouragent depuis le banc de touche. Dans les cas extrêmes des bonimenteurs hors-la-loi entrent en scène, créant des blockchains sans valeur sociale ou technique monayable et qui constituent pratiquement des escroqueries. Mais la réalité est que l'espace entre  idéaliste altruiste  et  escroc  est vraiment large comme spectre. Et plus un écosystème se maintient, plus il est difficile pour tout nouveau projet situé du côté altruiste du spectre de se lancer.

Un indice significatif du lent remplacement, dans l'industrie de la blockchain, des valeurs philosophiques et idéalistes par celles de la recherche de profit à court terme est la taille de plus en plus grande des préminages : les allocations que les développeurs d'une cryptomonnaie se donnent à eux-mêmes.

Source for insider allocations: Messari.

Quelles communautés blockchain valorisent-elles profondément l'auto-souveraineté, la vie privée et la décentralisation, et font de gros sacrifices pour l'obtenir ? Et quelles autres communautés essaient simplement de gonfler leur capitalisation boursière et de faire de l'argent pour les fondateurs et les investisseurs ? Le graphique ci-dessus devrait rendre la chose assez claire.

L'intolérance a du bon

Ce qui précède montre clairement pourquoi le statut de Bitcoin en tant que première cryptomonnaie lui confère des avantages uniques qui sont extrêmement difficiles à reproduire pour toute cryptomonnaie créée au cours des cinq dernières années. Mais nous en arrivons maintenant à la plus grande objection contre la culture maximaliste du bitcoin : pourquoi est-elle si toxique ?

L'argument de la toxicité du bitcoin découle de la deuxième loi de Conquest. Dans la formulation originale de Robert Conquest, la loi dit que  toute organisation qui n'est pas explicitement et constitutionnellement de droite deviendra tôt ou tard de gauche . Mais en réalité, il ne s'agit que d'un cas particulier d'un modèle beaucoup plus général, qui, à l'ère moderne des médias sociaux implacablement homogénéisants et conformistes, est plus pertinent que jamais :

Si vous voulez conserver une identité différente du courant dominant (mainstream), alors vous avez besoin d'une culture vraiment forte qui résiste activement et combat l'assimilation au courant dominant chaque fois qu'il tente d'affirmer son hégémonie.

Les blockchains sont, comme je l'ai mentionné plus haut, très fondamentalement et explicitement un mouvement de contre-culture qui tente de créer et de préserver quelque chose de différent du courant dominant. À une époque où le monde se divise en blocs de grandes puissances qui suppriment activement les interactions sociales et économiques entre elles, les blockchains sont l'une des rares choses qui peuvent rester mondiales. À une époque où de plus en plus de personnes recourent à la censure pour vaincre leurs ennemis à court terme, les blockchains continuent résolument à ne rien censurer.

La seule façon correcte de répondre aux  adultes raisonnables  qui essaient de vous dire que pour  devenir mainstream , vous devez faire des compromis sur vos valeurs  extrêmes . Parce qu'une fois que vous avez fait un compromis, vous ne pouvez plus vous arrêter.

Les communautés blockchain doivent également lutter contre les mauvais acteurs de l'intérieur. Les mauvais acteurs comprennent :

  • Les arnaqueurs, qui créent et vendent des projets qui sont finalement sans valeur (ou pire, positivement nuisibles) mais qui s'accrochent aux marques  crypto  et  décentralisation  (ainsi qu'à des idées très abstraites sur l'humanisme et l'amitié) pour se légitimer.
  • Les collaborationnistes, qui brandissent publiquement et bruyamment comme preuve de leur vertu le fait de travailler avec les gouvernements puis tentent activement de convaincre les gouvernements d'utiliser la force coercitive contre leurs concurrents.
  • Les corporatistes, qui essaient d'utiliser leurs ressources pour s'emparer du développement des blockchains et poussent souvent à des changements de protocole qui permettent la centralisation.

On pourrait s'opposer à tous ces acteurs avec un visage souriant, en disant poliment au monde pourquoi on est  en désaccord avec leurs priorités . Mais c'est irréaliste : les mauvais acteurs s'efforceront de s'intégrer dans votre communauté et à ce stade il deviendra psychologiquement difficile de les critiquer avec le niveau de mépris suffisant qu'ils méritent en vérité : les personnes que vous critiquerez seront les amis de vos amis. Ainsi, toute culture qui valorise l'amabilité pliera simplement devant ce défi et laissera les escrocs se promener librement au milieu des portefeuilles des innocents newbies.

Quel type de culture ne pliera pas ? Une culture qui est disposée et désireuse de dire aux escrocs à l'intérieur et aux adversaires puissants à l'extérieur d'aller se faire voir à la manière d'un bateau de guerre russe.

Les croisades bizarres contre les huiles de graines sont bonnes

Un puissant outil pour aider une communauté à maintenir sa cohésion interne autour de ses valeurs distinctives et éviter de tomber dans le marais du courant dominant, est offert par les croyances et les croisades étranges qui sont dans un esprit similaire, même si elles ne sont pas directement reliées à la mission de base. Idéalement, ces croisades devraient être au moins partiellement correctes, en s'attaquant à un vrai angle mort ou à une véritable incohérence des valeurs dominantes.

La communauté Bitcoin est douée pour cela. Leur croisade la plus récente est une guerre contre les huiles de graines, des huiles dérivées de graines végétales riches en acides gras oméga-6 qui sont nocifs pour la santé humaine.

Source : POS Pilot Plant Corporation

Cette croisade des bitcoiners est traitée avec scepticisme lorsqu'elle est examinée par les médias, mais ces derniers traitent le sujet beaucoup plus favorablement lorsque des entreprises technologiques  respectables  s'y attaquent. La croisade permet de rappeler aux bitcoiners que les médias grand public sont fondamentalement tribaux et hypocrites, et que les tentatives les plus criantes des médias pour calomnier les cryptomonnaies en les présentant comme principalement destinées au blanchiment d'argent et au terrorisme devraient être traitées avec le même niveau de mépris.

Sois maximaliste !

Le maximalisme est souvent tourné en dérision dans les médias comme étant à la fois une dangereusement toxique secte de droite et un tigre de papier qui disparaîtra dès qu'une autre cryptomonnaie arrivera et prendra le relais de l'effet de réseau suprême de Bitcoin. Mais la réalité est qu'aucun des arguments en faveur du maximalisme que je décris ci-dessus ne dépend en rien des effets de réseau. Les effets de réseau sont réellement logarithmiques et non pas quadratiques : une fois qu'une cryptomonnaie est  assez grosse , elle a suffisamment de liquidités pour fonctionner et les processeurs de paiement multi-cryptomonnaies l'ajouteront facilement à leur collection. Mais l'affirmation selon laquelle Bitcoin est une Pet Rock dépassée et que sa valeur provient entièrement d'un effet de réseau de zombies ambulants et que tout ceci n'a besoin que d'un petit coup de pouce pour s'effondrer est de même complètement fausse.

Les crypto-actifs comme le bitcoin présentent de réels avantages culturels et structurels qui en font des actifs puissants et qui méritent d'être détenus et utilisés. Le bitcoin est un excellent exemple de cette catégorie, bien qu'il ne soit certainement pas le seul ; d'autres cryptomonnaies honorables existent et les maximalistes sont prêts à les soutenir et à les utiliser. Le maximalisme ce n'est pas seulement Bitcoin pour le plaisir de Bitcoin ; il s'agit plutôt d'une prise de conscience très sincère que la plupart des autres cryptomonnaies sont des escroqueries et qu'une culture d'intolérance est inévitable et nécessaire pour protéger les nouveaux venus et s'assurer qu'au moins un petit coin de cet espace continue d'être un coin où il fait bon vivre.

Il vaut mieux égarer dix débutants de telle manière qu'ils évitent un investissement qui s'avèrerait être bon que de permettre à un seul débutant d'être ruiné par un escroc.

Il est préférable de rendre ton protocole trop simple quitte à échouer à servir dix applications de jeu de faible valeur qui n'attireront l'attention que peu de temps plutôt que de le rendre trop complexe et d'échouer à servir le cas d'usage central de l'argent sain qui sous-tend tout le reste.

Et il vaut mieux offenser des millions de personnes en défendant agressivement ce en quoi tu crois que d'essayer de satisfaire tout le monde et de ne rien défendre du tout.

Sois courageux. Bats-toi pour tes valeurs. Sois un Maximaliste.

132 - La soupe (bis repetita)

October 31st 2022 at 10:01

Immense émotion au MOMA de New York où des activistes crypto ont aspergé la célèbre toile d'Andy Campbell's Soup Cans (1962) avec une importante quantité de soupe à la citrouille. Les éditorialistes de BFMCrypto semblent les premiers à avoir tenté une réponse à la question qui a immédiatement agité les autres plateaux télé : le choix de cette cucurbitacée doit-il, en ce jour de fête d'Halloween, être considéré comme intentionnel ou accidentel ?

La dimension identitaire de cette soupe orange une fois éclaircie et la date du 31 octobre savamment replacée dans l'histoire du mouvement crypto, sans doute convient-il d'écouter les activistes eux-mêmes ?

Nous respectons la mémoire d'Andy Wahrol  ont d'abord tenu à déclarer les deux forcenés :  il a en effet inventé le caractère essentiel de notre époque, avec son quart d'heure de célébrité pour tous les couillons .

Alors ? Pourquoi tant de soupe ?

Il est clair que c'est la multiplication sans limite des boites de soupe à la tomate qui était dans le viseur de ces intégristes de la monnaie rare.  Rien n'interdit au système, aujourd'hui, d'émettre de nouveaux tableaux, de faire tourner la planche à posters ou à cartes postales de façon inflationniste, et ceci sans le moindre rapport avec la production réelle de tomates  ont-ils protesté.

Certes la technologie des NFT permettrait en théorie de mieux suivre cette dangereuse inflation de tomates. C'est d'ailleurs ce qu'a proposé Bruno Le Maire, nouvel apologète de ces tokens qui lui rappellent les cadeaux Bonux de son enfance.

Alors ? Les deux activistes ont semblé soudain beaucoup moins déterminés, car le choix de la blockchain sous-jacente divise manifestement cette communauté.

Christine Lagarde quant à elle a résumé la sidération de l'élite mondiale devant cet attentat :  The tomato soup has (euh euh) just pretty much come about from nowhere  a-t-elle expliqué avec sa concision coutumière.

Les bitcoineurs, faut-il le rappeler, entretiennent une relation ancienne avec le potage. Ils avaient d'ailleurs embrigadé l'iconique soupe à la tomate jadis.

Le mot de soupe avait d'ailleurs servi à décrire Bitcoin lui-même ! C'était il y a déjà cinq ans, du temps que l'éminent Pascal Ordonneau poursuivait une vaillante croisade contre une monnaie qui pour lui  ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 . Depuis lors, cet esprit distingué semble avoir arrêté d'écrire sur ce qu'il ne comprend pas pour en revenir à sa vraie passion : l'art. Il est à craindre cependant que le jet de soupe orange du MOMA ne réveille son obsession...

En attendant les prochaines polémiques, on célèbrera le 31 octobre en relisant mon billet sur la soupe et celui que j'avais intitulé Trick or Treat, deux textes tout en finesse et d'une infinie richesse culturelle.

136 - Les trois générations

March 8th 2023 at 10:00

Au moment où des hauts-fonctionnaires enfants et petits enfants spirituels de Gérard Théry (1933- 2021) veulent enterrer Bitcoin (au besoin après l'avoir étouffé eux-mêmes) pour se donner la satisfaction de conforter leur conception obsolète du monde mais aussi pour le profit des banquiers et la vanité de politiciens sans vision, il m'a paru important de donner sur mon blog la traduction d' un article qui permet de replacer les bourrasques dans la perspective d'un voyage au long cours.

Cet article a été publié par Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times, auteur de The UnCommunist Manifesto et de la série virale (et controversée) Remnant, par ailleurs responsable de la croissance et de la stratégie chez Lucent Labs.

Sa  théorie des trois générations  ne pouvait que tirer l'oeil d'un historien... et je remercie mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, président de notre  Cercle du Coin  de m'en avoir signalé l'importance.

L'illustration est issue de la publication originale que l'on trouve sur le site de Bitcoin Magazine et sur celui de Zerohedge

Voici la traduction de l'article. Mes commentaires sont placés en dessous, comme il sied à des commentaires.

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Les bitcoiners sont connus pour leur capacité à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va  envahir le monde  et devenir  une monnaie largement acceptée .

J'ai longtemps appartenu à ce camp, mais j'en suis venu à penser différemment ces derniers temps. Avant de m'accuser d'avoir déserté ou de me traiter de fainéant, je vous demande de lire la suite et de réserver votre opinion jusqu'à la fin. J'aime à penser que je mûris dans ma façon de considérer Bitcoin. Voyez-y de la tempérance, de la patience ou une dose d'humilité, mais j'essaie d'ajouter un peu de réalisme, ou une  préférence pour le temps long  à la perception souvent surexcitée de Bitcoin parmi certains d'entre nous.

Mais, comme vous le remarquerez, je pense qu'à long terme, aucun d'entre nous n'est  assez haussier  (chapeau bas devant CK).

Allons-y...

BITCOIN EST UNE TRANSFORMATION TECHNIQUE, SOCIALE ET ÉCONOMIQUE

Bien des gens sont très prompts à projeter les courbes d'adoption de technologies antérieures sur les perspectives de Bitcoin. Mais le problème est que Bitcoin n'est pas une simple technologie.

Il ne s'agit pas seulement d'un smartphone, d'un ordinateur, d'un réseau social, d'une nouvelle action ou d'un nouveau titre, d'une nouvelle méthode de paiement, d'un moteur de recherche, d'une plateforme de messagerie ou de tout autre nouveau produit, application ou service.

Bitcoin est une transformation complète, technique, sociale et économique. Il s'agit d'une réinvention de l'argent depuis ses fondements mêmes, incompatible avec toute primitive antérieure.

Il s'agit donc non seulement d'un changement d'une ampleur considérable, mais aussi d'un changement complètement différent sur le plan paradigmatique. Il y a à cela des avantages comme des obstacles, tous considérables.

Des avantages parce que :

  1. Bitcoin a le plus grand potentiel de croissance que l'on puisse imaginer. Si son offre est fixe et que le marché auquel il s'adresse est celui d'une monnaie mondiale - ce qui implique qu'il sera la mesure par rapport à laquelle chaque action, propriété, entreprise, véhicule, sac à main ou quoi que ce soit existant sur terre sera évalué - il s'ensuit que le bitcoin sera, à terme,  l'unité de valeur  la plus liquide et la plus précieuse de la planète.
  2. S'il est incompatible avec l'ordre ancien, il offre véritablement un changement de paradigme. Et s'il est supérieur (ce qui a été prouvé dans toutes les dimensions importantes en ce qui concerne sa fonction de monnaie), alors il ne se contentera pas de  concurrencer  l'ancienne garde, mais il la remplacera complètement. Il ne s'agit pas du  découpage d'un nouveau marché , mais d'une transformation de type  gagnant-gagnant  et, fondamentalement, d'une transformation de type  changement de la nature du jeu . C'est beaucoup plus important.

Des obstacles parce que :

  1. Une telle transformation n'est pas une mince affaire. Devenir une monnaie mondiale ne sera pas une promenade de santé ; ce ne sera pas facile, il y aura beaucoup, beaucoup de vents contraires et des cadavres jalonneront le parcours. Le changement est difficile, même dans les meilleurs moments et avec les contreparties les plus volontaires. Nous n'avons ni les uns ni les autres de notre côté.
  2. La nature des changements de paradigme est telle que la plupart des gens ne les voient pas et même lorsqu'ils les voient ils les comprennent rarement. Il faut donc un certain temps pour atteindre une masse critique (quelle que soit la signification de cette mesure) et beaucoup plus de temps pour parvenir à ce que l'on appelle  l'adoption de masse . De plus, les gens n'aiment pas avoir tort, en particulier les gens qui sont en place, de sorte qu'outre le facteur temps, il faut compter avec les réactions négatives et les moqueries de tout le monde.

Il s'agit là d'obstacles réels qu'il est nécessaire de reconnaître. Vous ne pouvez pas simplement fermer les yeux et les oreilles, tweeter que  Bitcoin règle le problème  et prétendre que tout va bien se passer parce que  Number go Up . Non.

Nous devons comprendre que nous jouons  le plus grand jeu , comme dirait Jeff Booth, c'est à dire que nous jouons avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes. Nous nous battons à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons été élevés.

Il y a plus de changements à opérer qu'aucun d'entre nous ne peut l'imaginer.

Je ne dis pas cela pour vous décourager de Bitcoin ou pour vous donner l'impression que  bon sang - je vais mourir avant de voir le bon côté des choses , mais pour : a) vous suggérer que c'est probablement plus important que vous ne le pensiez, et b) pour vous inciter à un peu de réalisme afin que vous puissiez vous préparer mentalement et cesser de jouer à des jeux à court terme. Vous devez vous préparer.

Le bitcoin est un marathon, pas un sprint.

LA THÉORIE DES TROIS GÉNÉRATIONS

Les changements socio-économiques à grande échelle prennent des générations pour s'installer et se normaliser. La vieille garde doit mourir, pour ainsi dire, afin que ceux qui sont nés dans le nouveau paradigme puissent prendre les commandes.

Or chaque génération représente un changement de paradigme en soi, et chaque changement successif apportera avec lui une compréhension et une relation totalement nouvelles avec Bitcoin.

Explorons tout cela...

PREMIÈRE GÉNÉRATION : LA PHASE D'INFECTION

Nous sommes dans la première génération de Bitcoin. Appelons cela le premier chapitre, ou la première  ère . Cette ère ou cette génération s'étendra sur 20 ans et constituera la  phase d'infection  de Bitcoin.

Je l'appelle ainsi parce qu'à ce stade, Bitcoin infecte le système. Il s'agit d'une sorte de virus qui s'accroche à des hôtes qui agissent alors de manière à ce qu'il se propage davantage. Son but est d'infecter les infrastructures clés, les esprits clés, les leviers clés et les systèmes clés du paradigme actuel. Il doit d'abord s'infiltrer le plus discrètement possible, puis former une sorte de symbiose avec l'hôte au fur et à mesure qu'il se développe, de sorte qu'il en résulte des avantages mutuels pour l'ensemble toujours plus grand d'hôtes et aussi pour le virus Bitcoin.

Nous avons vu cela se produire.

À ce stade, Bitcoin devait prouver que quelqu'un l'échangerait contre de l'argent (ou contre une pizza). Il devait présenter une  preuve de concept  commerciale significative, ce qu'il a fait avec la Silk Road. Il a dû franchir une première étape de monétisation (Mt. Gox) et inspirer toute une industrie d'imitateurs parce que ce qu'il faisait était tellement transformateur - ce que nous avons vu avec les shitcoins.

Cette évolution s'accompagne d'un grand nombre de spéculations, jusqu'à ce que nous atteignions finalement une part suffisamment importante de la capitalisation totale du marché ou de la liquidité pour que puisse s'effectuer une transition vers le nouveau paradigme.

Nous sommes en plein milieu de la mini-ère de spéculation de cette première génération, ou de la phase d'infection des débuts de Bitcoin.

Alors que certains d'entre nous, les radicaux, considèrent et utilisent le bitcoin comme de l'argent et comme notre unité de compte, le reste du monde le considère généralement comme un actif spéculatif, ou quelque chose avec laquelle on  trade  pour obtenir encore davantage de dollars. Ce n'est pas pour rien que Bitcoin est corrélé aux marchés, et même s'il y a des signes de découplage, il est encore tôt et les gens continueront à court terme à le considérer comme un actif  à risque .

Certains qualifient cette situation de  mauvaise  et affirment qu'elle trahit la promesse initiale de Bitcoin, mais je pense qu'ils passent à côté de l'essentiel. L'argent fait tourner le monde, et jamais plus que dans le monde moderne et matériel dans lequel nous vivons.

Par conséquent, pour avoir le plus grand impact et assurer la symbiose la plus efficace, Bitcoin doit être un animal économique et financier. Pour réparer la débauche financière, Bitcoin doit englober la débauche et ensuite, lentement, comme un virus (même si dans le cas de Bitcoin, il s'agit plutôt d'un anti-virus), infecter les hôtes et commencer à les changer.

L'allongement de la préférence temporelle et derrière, l'adaptation et la maturation du comportement des gens sont un exemple fréquent de cet effet. Pour en savoir plus, consultez l'article de Saifedean Ammous dans l'édition autrichienne du Bitcoin Times :  Making Time Preference Low Again .

Voilà, c'est ça : nous sommes dans la première génération, sur une période de 20 ans. Nous en sommes à 15 ans et nous sommes sur la bonne voie. Il nous reste encore cinq ans avant d'entrer dans la prochaine génération, et au cours de ces cinq années, nous assisterons à deux nouveaux halvings, à une énorme activité de spéculation et à une véritable accélération vers l'état de liquidité ou de saturation de la capitalisation du marché que j'ai mentionné plus tôt.

Dans le même temps, en coulisses, des choses se seront construites pour préparer le terrain à la prochaine génération. Ce qui nous amène bien sûr à cette...

DEUXIÈME GÉNÉRATION : L'ÉTAPE DE L'INFRASTRUCTURE

Imaginez que vous êtes né en 2009, la même année que Bitcoin.

Vous grandissez et devenez adulte dans un monde où Bitcoin a toujours existé. Pour vous, en tant qu'enfant, il va de soi que l'argent est une chose numérique, et l'idée compliquée d'ouvrir un compte en banque ou de se promener avec des billets imprimés et des cartes en plastique vous est étrangère ou vous semble étrange.

En 2029, vous allez avoir 20 ans et peut-être que la spéculation ne vous a pas encore vraiment effleuré l'esprit. Peut-être voyez-vous plutôt un problème à résoudre et considérez-vous simplement Bitcoin comme un outil pour vous aider à le résoudre.

Gardez à l'esprit qu'à ce stade, le prix du bitcoin serait nettement plus élevé et sa volatilité plus faible. Des éléments comme le Lightning Network seront plus avancés, ainsi que d'autres protocoles en surcouche ancrés sur Bitcoin. En tant que tel, vous considérez toute cette infrastructure émergente comme une boîte à outils et non comme un actif spéculatif. En fait, vous pouvez considérer d'autres choses de la même manière et choisir de jouer avec elles, mais parce que a) le bitcoin a mûri et que la volatilité s'est un peu atténuée, et b) de nombreux services proposent désormais le bitcoin comme option de financement, vous décidez que c'est la norme par rapport à laquelle vous mesurerez vos gains. Ce n'est plus l'actif spéculatif qui prime.

Il est même possible que vos parents aient été des bitcoiners de la première génération et qu'ils vous aient enseigné les principes ou transmis Bitcoin et que vous ayez grandi immergé dedans. Ainsi, non seulement Bitcoin est quelque chose qui a toujours existé  pour vous mais c'est aussi quelque chose que vous comprenez profondément.

Il ne s'agit pas non plus d'idées farfelues, compte tenu de l'époque dans laquelle vous avez grandi. Imaginez comment vous et ceux de votre génération verront Bitcoin et comment vous l'utiliserez. Complètement différemment, oui.

C'est pourquoi je considère la prochaine étape comme celle de l'outillage ou de l'infrastructure. À cette époque, le bitcoin quittera enfin les spéculateurs pour entrer dans le cœur, l'esprit et les mains des bâtisseurs.

Les jeunes de 20 ans qui lèveront des capitaux et créeront des entreprises à cette époque utiliseront Bitcoin, Lightning et d'autres couches comme des outils qui leur donneront un tel avantage dans le monde que nous verrons toute une gamme de produits et de services qui intègreront l'argent dans leurs opérations, de la même manière que la communication a été intégrée dans tout ce que nous utilisons aujourd'hui.

Les incitations évolueront de telle sorte que le fait d'avoir Bitcoin et ses surcouches dans votre boîte à outils vous donnera des super-pouvoirs.

Mais... gardez à l'esprit que pendant une grande partie de cette ère, la génération précédente tiendra encore les cordons de la bourse. Il y aura toujours un élément culturel et normatif qui considérera Bitcoin comme étranger ou spéculatif et qui, malgré  tout ce qui se passe , se battra encore pour s'accrocher au passé.

Cette époque sera celle du choc entre les nouveaux bâtisseurs et les bitcoiners de la première génération, d'un côté, et l'élite résiduelle de l'ancien monde qui possède encore une grande partie de la richesse fiduciaire (actions, obligations, propriétés, entreprises, shitcoins, etc.) Les bitcoiners de la première et de la deuxième génération, en particulier au début de cette ère, seront encore en infériorité numérique. Mais bien sûr, aucun grand homme n'a jamais renoncé à se battre, quelles que soient les circonstances.

Si l'on prolonge cette période de 20 ans, jusqu'en 2049, je ne pense pas qu'aucun d'entre nous puisse imaginer le type d'infrastructure, de produits et de services qui en résulteront, ni l'ampleur du changement qui s'ensuivra. Ce qui m'amène bien sûr à la...

TROISIÈME GÉNÉRATION : LE STADE DE L'ADOPTION MASSIVE

C'est la génération de l'adoption massive. C'est là que les enfants de nos enfants atteindront l'âge adulte. Ils n'auront vraiment pas connu un monde dans lequel Bitcoin n'existait pas et pourraient même entrer dans l'âge adulte sans savoir ce qu'était la monnaie fiduciaire.

À la fin de cette ère, les derniers vestiges de notre génération commenceront à s'éteindre et le ruban adhésif qui maintenait l'ancienne infrastructure en place cédera. La cité de la monnaie fiduciaire sera abandonnée. Nous entrerons dans la phase d'adoption par le grand public.

Vous vous dites peut-être :  Mais non ! Ça se passera bien plus vite parce que... regardez toutes les technologies qui seront construites d'ici là .

À quoi je vous répondrais :  Bien sûr, beaucoup de technologies seront construites à ce moment-là, mais je suis presque certain qu'un nombre important de personnes hésiteront encore à vendre leur maison, leur voiture, leurs produits ou leurs services pour de l'argent magique sur Internet .

Ce nombre aura considérablement diminué, mais si vous pensez que les gouvernements, les grandes entreprises et les personnes qui ont réussi dans la vie grâce à un seul mode de fonctionnement vont tout miser et faire confiance à une monnaie vieille de 40 ans plutôt qu'à des choses comme la forme de propriété qui existe depuis des milliers d'années, alors vous vous faites des illusions.

Bitcoin est la voie à suivre, mais la richesse doit d'abord changer de mains et cela prendra du temps. C'est pourquoi je pense que c'est à la troisième génération qu'adviendra la phase d'adoption massive. Elle arrivera à l'âge adulte dans un monde où nous disposerons d'une technologie financière supérieure et d'une infrastructure économique qui permettra aux gens d'utiliser Bitcoin comme capital. Il s'agit de la forme de capital la plus liquide, la plus largement accessible, la plus significative et la plus fiable qui soit.

Si l'on se place en 2069, le monde sera complètement différent. C'est à ce moment-là que Bitcoin arrivera vraiment à maturité. C'est le moment où la monnaie fiat sera supprimée, mourra ou deviendra une relique du passé, tandis que Bitcoin deviendra à la fois une infrastructure de règlement mondiale et la monnaie mondiale.

C'est le moment où Bitcoin ou un protocole en surcouche ancré dans Bitcoin fera partie intégrante de presque toutes les applications technologiques utilisées par des personnes du monde entier.

À ce stade, Bitcoin ne sera plus le virus ; il se sera uni à un nouvel hôte et même l'aura créé.

Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Mais il est passionnant d'y penser. Nous serons alors dans un tout nouveau paradigme.

POUR LES ENFANTS DE NOS ENFANTS

Vous remarquerez que mes certitudes sur ce qui se passera à chaque étape diminuent au fur et à mesure que l'on s'éloigne dans le temps. Je suis assez sûr de ce que nous réservent les cinq prochaines années, et j'ai un certain niveau de confiance pour au moins la première moitié de la deuxième ère, mais au-delà, je ne peux que supposer et donner les grandes lignes de ce qui est probable.

C'est parce que je suis un humain et que les humains sous-estiment toujours les effets composés, alors que Bitcoin est sujet à plus d'effets composés que pratiquement tout ce que nous connaissons (au moins en tant qu'actif, si ce n'est même pour d'autres choses). À chaque jour qui passe, à chaque nouveau satoshi détenu par chaque nouvel utilisateur, à chaque nouveau mineur qui se branche, à chaque nouveau commerçant qui accepte Bitcoin, à chaque nouveau nœud qui fonctionne et à chaque nouveau canal Lightning qui s'ouvre, Bitcoin se compose et se développe.

Aucun d'entre nous n'est prêt à affronter ce que cela signifie pour trois générations entières et, malheureusement, beaucoup d'entre nous ne vivront pas assez longtemps pour le voir. Mais c'est le sort qui nous est échu !

Notre génération a reçu le cadeau de pouvoir compter parmi les pères fondateurs d'un monde nouveau, mais aussi la malédiction d'endurer un monde de clowns pour prix de ce privilège. Bien que nous ne puissions pas vraiment profiter des fruits de ce travail, nous aurons été la génération qui restera dans les livres d'histoire comme celle qui a tout changé.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais c'est un marché qui vaut la peine d'être conclu.

Les bitcoiners de la première génération sont comme ceux qui ont posé les fondations et les premières pierres des cathédrales de l'Antiquité et de l'époque féodale. Ils ne vivront jamais assez longtemps pour voir ces structures achevées, mais ils resteront à jamais dans les mémoires en tant que fondateurs.

Et qui sait ? Peut-être regarderons-nous depuis l'autre monde et admirerons-nous ce que nous avons fait, comme ces grands qui nous ont précédés l'ont fait pour leurs créations.

Je n'en sais rien.

Ce qui compte, et je vous laisse sur ce point, c'est de reconnaître que Bitcoin est un phénomène pluri-générationnel. Ce n'est pas Google, Apple, Facebook, Twitter, un smartphone, PayPal, Visa, une action ou une simple marchandise. Il est bien plus important que tous ces éléments réunis et, en raison de son importance fondamentale, il faudra du temps pour que les gens l'adoptent.

Il faudra quelques générations pour que cela se normalise. Il faudra que nous mourions pour qu'il atteigne son potentiel - non pas que nous devions être fusillés, mais notre génération doit céder la place à la suivante et à la suivante pour que le nouveau paradigme s'installe vraiment. Une fois que nous aurons disparu, Bitcoin s'épanouira vraiment.

J'espère que vous garderez cela à l'esprit lorsque vous penserez à Bitcoin.

Nous devons faire attention à ne pas projeter sur lui des courbes d'adoption de la technologie et, en cas de déception, tenter de le bricoler. Ce qui n'est pas cassé n'a pas toujours besoin d'être réparé ou mis à jour et, en fait, la principale caractéristique de Bitcoin est peut-être le fait qu'il ne changera pas, ou très peu, sur les échelles de temps que j'ai évoquées dans cet essai.

Si les règles de consensus de Bitcoin sont restées inchangées et qu'il reste tick-tock, next block'd pendant trois, quatre, cinq décennies, alors les gens auront naturellement développé ce qui compte le plus pour une nouvelle norme et un nouveau paradigme socio-économiques : la confiance.

Et même si les bitcoiners détestent ce mot, la confiance est importante - la vérité est que l'on fait le plus confiance à ce que l'on peut vérifier. C'est pourquoi Bitcoin sera en fin de compte la couche monétaire, économique et de communication la plus fiable de la planète, après quelques générations.

138 - Le « Petit Livre orange » ?

May 10th 2023 at 10:30

Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célèbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.

En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est porté sur L'étalon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai déjà rendu compte ici et qui offre, à leurs yeux, le double avantage d'avoir été traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'être  considéré comme la référence .

L'argumentation m'a provoqué et je me suis risqué à avouer mes réserves par un message sur Twitter :  Je vais être honnête. Si je n'avais pas évolué moi-même antérieurement (lectures, rencontres, expériences diverses et réflexion personnelle) et que j'avais découvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait éloigné. Vraiment .

Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.

Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.

Ceci m'oblige à répondre : je pense qu'offrir l'Acéphale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-être été moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la démarche, indépendamment du choix du livre offert. L'ouvrage L'étalon Bitcoin tend à acquérir un statut spécifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en découvrant que j'étais loin d'être le seul sur la réserve, je n'ai pas été détrompé.

Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le système de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.

J'ai écrit que ce livre (qui a ses ardents défenseurs!) a évidemment de réelles qualités, que je suis assez séduit par son modèle  stock sur flux  (en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thèses.

Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :

  • l'usage désinvolte que cet économiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
  • bien des traits forcés et un esprit de système poussé jusqu'au ridicule,
  • une psychologie sous-jacente décrite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas être le seul,
  • un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
  • et enfin, malheureusement, des procédés d'attaque ad hominem indignes.

Les réactions que j'ai suscitées sur Twitter laisseraient croire que ceux qui n’aiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.

Comme le notait S. Gouspillou  on dirait des proustiens face à un non fan de La Recherche .

Quelqu'un qui refusait de comprendre  comment on peut trouver ça chiant  , ce qui je le répète n'était pas mon mot, soulignait que cette appréciation négative  semble surtout être le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienne . Et un autre s'interrogeait sur la position de Sébastien ou de moi-même vis-à-vis de ladite école :  j’imagine bien les deux bien à gauche étant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens qu’il ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru d’Ammous peut déranger les âmes sensibles .

Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, évidemment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette école (dont la première chose à dire c'est qu'elle n'est guère unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...

Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les Œuvres complètes ?) de leurs évangiles, je ne m'estime pas tenu de répondre parce que :

  • reprochant aux économistes de jouer aux historiens, mon intention n'est évidemment pas de jouer à l'économiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas à mes yeux un cursus cohérent) ;
  • je reconnais un faible niveau de considération (toutes écoles confondues) pour l'économie, qui me paraît souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
  • je serais deux fois plus intéressé par les autrichiens s'ils étaient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal qui (faut-il le rappeler à des libéraux ?) relève de ma liberté de penser ;
  • ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme  le temps est rare ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines préoccupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marché ;
  • j'assume mon allergie aux ronchonneries réactionnaires contre la musique des jeunes (même si moi-aussi je préfère Bach, mais cela n'a rien à voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi à voir que tout ceci est censé faire partie de la démonstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
  • enfin je ne peux admettre à titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont déjà conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).

Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu là pour étudier l'école autrichienne ; je suis venu là parce que Bitcoin m'a paru intéressant par lui-même.

S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la première voie aurait été moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les évangélistes autrichiens n'a pas suscité en moi la même émotion ou la même excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)

Ceci mis de côté, ce que je reproche en l'occurrence à ces auteurs et plus encore à leurs thuriféraires, ce n'est certainement pas leurs convictions, même celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'études et d'informations dévolu à Bitcoin par leurs idées, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraît inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.

Aucun économiste, autrichien ou non d'ailleurs et même en remontant à Oresme, n'a pour moi inventé Bitcoin. Au mieux ils ont décrit des problèmes que Bitcoin peut (plus ou moins) résoudre et ils ont espéré que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient à certains égards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontané ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maître de Chicago. Quant à la célèbre prophétie du monétariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est réellement Bitcoin. C'est peut-être un détail pour vous, mais...

Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est très difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du système officiel.

Après tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bénéfice. Mais chacun doit-il pour autant considérer que son livre de chevet est le livre de référence, qui par une sorte de vertu intrinsèque ferait le même effet à tout lecteur ?

On a ici le type même de l'illusion des religieux fanatiques :

Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à-porte, un sourire désarmant aux lèvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.

Je conclus quant au livre de S. Ammous

Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhésion universelle même au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhésion universelle, même parmi ceux qui le considèrent comme le meilleur livre !

Il est peu probable que ces réserves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confié David St-Onge :  mon père, ouvert sur le sujet avec un diplôme universitaire en administration, en a abandonné la lecture. Jamais ma mère, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai écrit mon livre .

En revanche il est presque certain que le propos  ultra direct voire cru  de S. Ammous permettra à nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires européennes dans le rôle) les pires pages de la  Bible de la secte  que lui aura envoyée  le lobby . Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.

Venons-en alors à l'idée même d'offrir un livre

Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des économistes, pour en arriver à l'idée que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un écrit ésotérique, derrière son apparente simplicité. Comme nous l'écrivions dans l'Acéphale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacité réelle d’abstraction mais aussi et surtout de remise en cause.

Pourquoi, ayant moi-même commis seul ou à plusieurs quelques petits pavés qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont également pu susciter des critiques (voir ici pour la plus récente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcément la bonne idée ?

Parce que, indépendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espérer que l'opération projetée soit efficace en termes de com’, avec peut-être un minibuzz.

La fameuse pilule orange, dit Sébastien Gouspillou,  doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigeste .

Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.

Quand il écrit que  les députés ne liront pas ce pavé  chaque mot compte. Les députés ne liraient sans doute rien qui dépasse le résumé des études produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-être aussi mal choisie que le vecteur !

Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.

Si j'ai écrit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothèque semble un peu décorative. Lui et son chien prennent plutôt les livres sur la tête !

Mais cet infatigable enquêteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai écrit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.

Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on découvre un détail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusé. Et c'est à partir de là (dans ce que mon ami Adli assimile au  creux de l'humilité  décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impôt.

Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !

Nous avons bien raison de nous moquer des régulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux règles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous à refaire l'histoire, à critiquer le système antérieur, voire à disserter sur les mœurs et la sexualité des maîtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amélioré moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'à ce que l'expérience de l'utilisateur cesse d'être un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?

Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amélioration même infime de l'expérience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilité on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bénéfice tangible d'implantations d'alternatives énergétiques, que la mise en place d'enseignements dédiés, et à mon humble avis que la mise en place d'actions concrètes de solidarité.

142 - Préfaces (quelques échanges avec des philosophes)

January 1st 2024 at 19:00

Lors d'un récent live consacré à mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, ont ressurgi, sur la chaîne du Faune, quelques questions classiques (comment nous nous sommes rencontrés, pourquoi nous obstinons-nous à nous voussoyer, comment avons-nous trouvé, si tôt, un éditeur prêt à mettre un gros sur une couverture ?) et une plus rare : pourquoi avons-nous fait précéder le texte de l'Acéphale d'une préface ?

Dans le cours même de l'émission, j'ai pu retrouver et lire en direct une correspondance échangée avec Frédéric Lordon, où celui-ci s'excusait fort courtoisement de n'avoir pas le temps d'écrire la chose, mais en soulignait aussi l'inutilité à ses yeux.

C'est là une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle, laquelle, totalement autosuffisante, n'a besoin d'aucun rehaussement préfacier 

Il se trouve que je partageais pour une bonne part son argumentation. Mais je dois avouer que (non binaire à ma façon) je comprenais aussi la requête de notre éditeur.

Il m'a semblé que, quelques années plus tard, et comme en avant-propos à la nouvelle année, je pourrais tenter de retracer l'historique de mes échanges avec les uns et les autres jusqu'à notre rencontre avec Jean-Joseph Goux, qui accepta avec simplicité et gentillesse de nous préfacer. Je reviendrai dans un prochain billet sur le sens que, finalement, j'accorde à cette  pratique sociale  à laquelle j'ai moi-même sacrifié dans les deux sens.

La prestigieuse maison CNRS Éditions à qui nous avions proposé le projet en décembre 2015 avait été formelle : oui à Bitcoin sur la couverture (alors même que les éditeurs cette année-là n'entendaient publier que sur la blockchain) et même oui à la monnaie acéphale (excellent suggestion d'Adli). Mais à la condition que nous nous trouvions un préfacier.

Dès lors, il s'agissait moins pour moi de discuter ou d'analyser la pertinence de la requête que de m'exécuter. L'accord s'était vite fait avec Adli sur le fait qu'il revenait au grey hair de mener les démarches ; de même nous étions convenus qu'il était impossible de solliciter un banquier ou un économiste et qu'il aurait été peu pertinent de demander cela à un ami historien. Restaient les philosophes, qui semblent conçus pour préfacer élégamment les ouvrages en quête de respectabilité.

Deux événements avaient nourri mon carnet d'adresses de gens que je pouvais démarcher : la Nuit Sciences et Lettres à l'École normale supérieure (le 3 juin 2016: voir ici pour le récit et l'enregistrement héroïque de cette conférence fort bien accueillie pour le reste) et la conférence Bitcoin Pluribus Impar tenue dans le même lieu presque un an plus tard.

Autant le premier événement, organisé par l'École, avait été assez simple à concevoir pour moi, dans le délai imparti de deux mois environ, autant le second, dont le Cercle du Coin devait être maître d'œuvre, s'avéra complexe et me tint sur le pont plus d'un an.

Mais compte-tenu de l'ambition qui était la nôtre, celle de proposer des regards croisés, j'avais pu contacter et échanger avec des nombreuses pointures, philosophes compris.

Dès avril 2016 je tentais ma chance auprès de Michel Serres, à qui j'adressais une belle lettre dactylographiée. Il y répondit quelques jours plus tard par ces mots touchants  Cher camarade, merci beaucoup de votre lettre et bravo pour votre projet. Merci aussi de votre demande. Malheureusement, mon grand âge et mon état de santé m’interdisent d’ajouter une obligation à un emploi du temps déjà impossible à tenir. Je suis au bout du rouleau !! Amitiés Michel Serres .

Les semaines puis les mois suivants, nous donnèrent, à Adli et moi, plusieurs occasions d'entendre à la radio ou de voir sur les écrans notre grand malade, qui se portait assez bien. C'était devenu un running gag entre nous que de nous signaler ses épiphanies. Et à ce jeu Adli décrocha au bout d'un an le pompon en découvrant en premier l'Express 3431 du 5 avril 2017. Entre temps une âme charitable m'avait indiqué le type de fortifiant dont le maître aurait eu besoin pour satisfaire à ma supplique (et même la posologie). Nous ne pouvions pas suivre. Je le croisai finalement à Blois, six mois plus tard. Il semblait un peu fatigué à l'arrivée, mais capable de tenir une heure de conférence que je séchai pour faire le tour des libraires présents avant de participer à la table ronde réunie sur un sujet bien mal libellé : du bitcoin à la blockchain : peut-on avoir confiance dans une monnaie virtuelle ?.

Avant même l'émouvant défaussement du père de Petite Poucette, j'avais contacté Frédéric Lordon, avec un argumentaire ajusté. J'avais en effet assisté en septembre 2015 à la présentation de son Imperium à la Librairie de Paris où sa présence avait rassemblé une véritable foule et cela m'avait donné quelques accroches.

Il me répondit négativement mais avec beaucoup de gentillesse et d'élégance. C'est cette réponse que j'ai rapidement lue durant le live déjà mentionné. Je l'attache ici in extenso :

Comme je l'ai dit, je partageais sa réserve. Sur le fonds, ce qui est bien plus intéressant, sa franchise me plut. Nous échangeâmes un peu, sans invectives et je conclus cela en m'abritant derrière Karl Marx, qui s’enthousiasmait pour le développement des chemins de fer sans que cela vaille approbation de l’enrichissement des Rothschild.

L'échange avec Paul Jorion, en août 2016, fut bien moins plaisant. Ce n'était pas un philosophe, mais cet anthropologue, expert financier, essayiste, avait annoncé dès 2005 la crise financière mondiale à venir, ce qui lui avait assuré une certaine notoriété en 2008. Et puis nous avions des connaissances communes, je suivais son blog, je savais ses doutes sur Bitcoin mais je pensais qu'une préface intelligemment critique était une option sensée et je me voyais conduit à élargir le cercle des proies possibles. Mal m'en prit !

Il me répondit du tac au tac : Merci de m'avoir contacté. Comme vous le savez sans doute, je suis violemment opposé au Bitcoin et à la blockchain dont je considère qu'ils font partie d'un projet libertarien d'enracinement irréversible de l'ordre inégalitaire présent. En participant à un colloque patronné par un organisme favorable à ces deux choses, je contribuerais à leur donner une certaine légitimité, ce que je refuse absolument.

Les procédés récemment employés par D. Cayla ou N. Hadjadji n'ont rien présenté de follement nouveau à mes yeux !

Je tentai d'argumenter :  L’affirmation selon laquelle le bitcoin participe d’un projet d’enracinement de l’ordre inégalitaire mériterait selon moi d’être nuancée. Sauf à verser dans les utopies sans monnaie, ou les expériences de papier (c’est le cas de le dire) de monnaies locales, fondantes etc. lesquelles n’ont jamais eu de succès que dans les journaux (et encore, en août) toute monnaie est inégalitaire. L’amusant, avec le bitcoin, est qu’il s’agit d’une autre inégalité. L’aventure a fait apparaître une richesse nouvelle. Si le bitcoin vaut un jour 10 ou 100.000 euros, des jeunes que je connais pourront enfin se payer l’appartement que j’avais acquis à leur âge, moyennant une dette de 7 ans de mon salaire, et qui vaudrait aujourd’hui 30 ans du salaire qu’on ne leur offrira sans doute pas. 

Ceci ne me valut qu'un nouveau déboire :  Merci pour vos explications. J'ajouterai celle où vous présentez le Bitcoin comme une démerde individuelle permettant à quelques chanceux de s'acheter un appartement à ma liste à charge.  Je ne cherchais pas à aller plus loin. Je suis toujours le blog de ce sympathique boomer (de 11 ans mon aîné, la photo a bien plus de 10 ans).

Aux dernières nouvelles il ne réside pas dans un habitat participatif éco-construit ou dans une banlieue prolétaire mais dans une maison individuelle à la lisière de l'une des villes les plus agréables de France, vue campagne, 3 kilomètres to the beach. Pas de quoi figurer dans le classement Forbes, mais selon l'appli DVF, grosso modo la valeur des appartements parisiens dont je parlais.

Après cela, l'échange avec Bernard Stiegler me parut badin. Il me répondit lui aussi négativement en avril 2017 :  La première raison est que je suis surchargé de travail et n’ai pas une minute à moi avant bien longtemps, l’autre est que mon point de vue sur le bitcoin n’est pas suffisamment étayé, et j’essaie de ne jamais prendre une position à la légère - ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Or écrire une préface est prendre une position. La question de la monnaie est par elle-même d’une extrême complexité, et l’avènement du bitcoin s’inscrit dans cette complexité et y ajoute de nouveaux éléments, mais il faut avoir une idée claire de ce qu’est la monnaie pour parler sérieusement du bitcoin. En outre la question de la block chain qui se tient en amont de cela doit être traitée d’abord pour elle–même. Avec toutes mes excuses, et bien cordialement. 

Bref, son point de vue était déjà assez étayé pour mettre la blockchain en amont, métaphore hydraulique dont je n'aurai jamais le fin mot.

Le philosophe dépressif nous quitta en août 2000, un an après Michel Serres, mais avec 20 ans de moins que l'immortel, lequel fut le seul de mes réfractaires dont j'aie forcé la main. Il me devait une préface et pour Objective Thune nous partîmes de ses écrits tintinesques pour nous parer de quelques phrases qui, dans le cadre du droit de citation et avec un hommage appuyé, ne nous auront rien coûté. Philippe Ratte inventa avec esprit le mot posthune.

Il est temps de parler de Jean-Joseph Goux

Je commençais à désespérer des philosophes quand sa piste me fut suggérée sans le savoir par un ami professeur de lettres classiques qui se trouvait occupé à écrire un manuel de classes Terminales pour l'année suivante. Le programme portait sur Les Faux Monnayeurs de Gide et mon camarade eut la bonne idée de me signaler Les monnayeurs du langage (Galilée, 1984) dans lequel, m'écrivait-il,  l'auteur analyse la place centrale de cette sombre histoire de monnaie, en bref l'abandon de la monnaie or comme paradigme de la remise en cause des valeurs par abandon du référent réel...

Le temps de me procurer le livre (fort mal distribué) chez l'éditeur, derrière la Mosquée de Paris, d'en achever très vite la lecture, de commander aussi ceux que je lirais plus tard et je sus que ce philosophe, moins connu en France qu'aux États-Unis notamment pour son apport au post-structuralisme, promoteur du courant economic criticism qui y a eu un grand développement, était celui qui nous convenait. Ne pensais-je pas, comme lui, que la monnaie est parole, mais que cette parole doit valoir de l'or ?

Je lui écrivis à la Rice University de Houston, où il enseignait encore récemment, en ne lui parlant d'abord que du colloque rue d'Ulm, a priori un meilleur appât que l'obligation d'écrire une préface. Il répondit au bout de quelques jours :

Je vous remercie de votre message et de votre intérêt pour mes monnayeurs du langage. En ce qui concerne le bitcoin, c'est un sujet qui, bien entendu, m'intéresse, qui est dans le fil des préoccupations qui sont les miennes. Cependant, je ne peux pas dire que je maitrise encore toutes les arcanes de cette pratique monétaire qui est à la fois passionnante et souvent énigmatique et pleine de problèmes. Je suis sûr cependant que les arrières plans à la fois financiers, politiques, symboliques, sémiotiques, philosophiques, de la pratique du bitcoin sont considérables et méritent d'être pris en compte et explicités. Un colloque sur le sujet me semblerait une belle et prometteuse initiative .

Encore un échange, aussi engageant, et je m'enhardis à lui parler de notre ouvrage.

En juillet il nous apprit qu'il s'était installé à Dijon et répondit de nouveau fort obligeamment à la présentation de la maquette du livre :  Merci pour la maquette du livre dont vous préparez la publication. J'aurais voulu vous donner plus vite mon impression, mais j'ai été un peu bousculé ces dernières semaines. Tout ce début est interessant, bien mené, vivant, et donne envie d'aller plus loin. Votre parti pris de rejeter un peu plus loin ce qui pourrait être le plus ardu et le plus indigeste me semble bon. La curiosité est piquée et le lecteur est prêt a un effort plus grand. Bonne chance pour votre projet .

Le 29 septembre, Adli et moi faisions d'une pierre deux coups et prenions le train pour Dijon, pour le rencontrer avant de participer à la session des  Villes Internet  qui s'y tenait et où le Conseil Général de la Côte d'Or nous servit de l'eau (locale, mais sans le charme des grands crus voisins qui nous auraient mieux disposés) interrompant notre participation à ces événements.

La rencontre matinale avec Jean-Joseph Goux dans le bistrot devant la gare, avait au contraire été très enrichissante, et le long échange entre nous trois s'était déroulé de façon sympathique, respectueuse, érudite.

Le 9 décembre nous lui envoyions le manuscrit puis... il nous fallut attendre.

Durant ce temps je poursuivis mes contacts pour trouver de quoi garnir l'événement Bitcoin Pluribus Impar d'un peu de philosophie. Cela me donna le plaisir de faire la connaissance de Pierre Cassou-Nogès, matheux devenu philosophe, qui accepta après une intéressante entrevue dans un bistrot près de l'Odéon et délivra une intervention sur le Bitcoin vampire doté d'aura qui me plut énormément ne serait-ce que par l'humour dont il fit preuve pour répondre à la grande question :  qui exploite-t-on, au sens marxien, quand on s'enrichit avec le bitcoin ?  Mais je n'osai pas lui demander de préface, pour ne pas avoir à froisser l'un de mes deux seuls philosophes!

Fin janvier nouveau message de Dijon :  Veuillez m'excuser pour mon long silence. Je ne vous oublie pas, mais j'ai été extrêmement bousculé par des engagements préalables, des obligations familiales et amicales , des déplacements divers. Je lis votre ouvrage avec énormément d'intérêt. C'est une belle contribution à la compréhension du bitcoin. Ne soyez pas trop impatients. Je n'ose pas fixer une date précise pour l'envoi de la préface, mais je pense qu'il est raisonnable de compter encore quelques semaines. Merci pour votre lettre de voeux. A mon tour je vous adresse mes meilleurs voeux pour l'année nouvelle .

La préface nous arriva finalement le 24 février 2017. Nous avons suggéré un ou deux petits changements de vocabulaire technique ; pour le reste nous étions enchantés.

Jean-Joseph Goux participa ensuite à l'événement rue d'Ulm en mai (revoyez sa passionnante intervention ici) et au Repas du Coin qui se tint à Dijon en septembre de la même année.

Je lui redis ici toute notre sincère reconnaissance.

143 - Préfaces (réflexions masquées et à peine philosophiques)

January 3rd 2024 at 19:15

Je poursuis ce que j'ai écrit sur l'aventure de la Préface à l'Acéphale par quelques réflexions sur le sens que les bitcoineurs pourraient attribuer à cette pratique parfois mondaine, au-delà de ce que Frédéric Lordon dénonçait non sans raison comme  une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle.

Et d'abord, pour ceux qui n'ont point fait de latin, dissipons un possible malentendu. La pré-face n'est point ce que l'on mettrait devant sa face, du bas latin facia (« portrait »).

Trouver un préfacier n'est donc pas une pratique qui consisterait à cacher son vrai visage derrière un masque (celui dessiné par David Lloyd et dont tout le monde se sert sans licence) – ce qui serait délicieusement bitcoinesque – ni même à cacher l'anonymat relatif de qui n'est pas encore auteur derrière un visage plus célèbre – ce qui pourrait bien relever de cette vanité sociale qu'un intellectuel exigeant comme Lordon dénonce à bon droit.

Le mot préface vient du latin praefatio et désigne l'action de parler d'abord ou en premier, et ce qui se dit ainsi. Le mot dérive du verbe praefor dans lequel on retrouve la racine qui donne aussi bien la fonction phatique du langage que le forum où s'énonce la parole.

Plus de masque donc ? Pas si sûr.

Parce, que, dans le théâtre antique, le masque était tout sauf un accessoire neutre ou stéréotypé. Il en existait une très grande variété, selon le rôle, les circonstances, ce que l'on voulait faire du personnage ou en laisser paraître. Pourrait-on dire que l'acteur choisissait son masque comme l'auteur choisit aujourd'hui son préfacier ? Peut-être. D'ailleurs certains masques (souvent pour rire, il est vrai) reproduisaient les traits de personnalités bien connues.

Un autre fait est plus douteux : ces masques – dont Aristote qu'il faut à tout prix citer pour paraître sérieux avouait ignorer l'origine – auraient selon certains auteurs anciens modifié la voix, la rendant plus grave, voire auraient servi de porte-voix. Aucune expérience moderne n'a pu confirmer cette idée, qui repose peut-être sur une (autre) fausse étymologie, qui ferait dériver le nom latin du masque (personna) de personare qui signifiait  retentir . La voix du préfacier, donc, et pas seulement son nom (inscrit sur la couverture) porterait le message du livre, le rendant plus grave, plus puissant.

Pour un bitcoineur, va-t-on dire, tout ceci est absurde. Satoshi n'a pas eu besoin de préfacier et il m'est arrivé de songer que, quitte à sacrifier à des usages de lettrés (celui de la préface a ses historiens et ses anthologies : écoutez cette savoureuse chronique) sans doute conviendrait-il plutôt que nous fassions débuter nos livres par une Dédicace à l'égard du grand anonyme.

Il n'y aurait aucune flagornerie à cela et pour ma part, modeste historien du Bitcoin, je me verrais bien comme l'illustre Froissart faisant hommage de ses Chroniques au roi d'Angleterre (oui, parce que né à Valenciennes, l'homme était du Hainaut, comme Philippine, la bonne reine qui fit gracier les bourgeois de Calais ; mais ceci est une autre histoire, juste un clin d'oeil à mon ami belge André) et donc genou à terre devant Satoshi (qui pour le coup pourrait rester masqué). Mais mon ami suisse Lionel va encore dire que je suis monarchiste au moins de coeur.

Revenons à Bitcoin : il y a tout de même un mot à considérer, celui de validation. Si CNRS Éditions nous avait demandé une préface, c'est à dire un préfacier, ce ne pouvait être que pour cela. Non pas l'obligation d'obtenir le Nihil obstat de quelque censeur (car les économistes sont de modernes ecclésiastiques) chargé de vérifier la conformité de notre ouvrage au dogme, mais de trouver un penseur quelqu'il soit mais qui accepte de risquer sa propre réputation en nous donnant une sorte d'Imprimatur. Cette validation-là pouvait être donnée par l'évêque mais aussi par un universitaire ; elle n'indiquait pas que le signataire fût en accord avec le contenu, ni que celui-ci fût exact ou même impartial.

Alors, dira-t-on, et pour rester conséquent : chez nous la validation est distribuée. En regard, ce que je décris est plutôt du genre PoA. Certes !

Il y a une grande question, qui a fait l'objet le 18 octobre dernier, d'un live sur Radio Chad. Le titre de l'émission était  la décentralisation nous rend-elle plus intelligents ?  Je cite les mots de l'animateur, Anthony :  Nous les crypto bros, évoluons dans un environnement qui nous demande d'agir de manière responsable. Et pourtant, nous n'avons pas l'air beaucoup plus aguerris que les normies lorsqu'il s'agit de produire ou traiter de l'information. Quels avantages nous procurent notre sensibilisation aux réseaux décentralisés ? Quels inconvénients ? Sommes-nous suffisamment équipés face à la désinformation ?. J'y renvoie (c'est ici, notamment à partir de la 11ème minute).

Ma réponse était qu'en matière de circulation de la chose intellectuelle, l'optimum était sans doute ni la décentralisation (le désordre de X) ni la centralisation (la langue de bois de toutes les Pravda) mais la distribution. La circulation de l'information, de la réflexion, de l'opinion, comme l'échange de la parole doivent se faire avec un mix d'accès de tous, de visas par un certain nombre de validateurs (pas forcément des institutions : cela peut être sur une base réputationnelle) mais aussi de normes : de nous-mêmes nous devons accepter que toute parole n'est pas, du seul fait qu'elle a été énoncée, forcément vraie, respectable, exacte, informée, performative. Chacun de nous doit réfléchir à ce qui norme un discours.

Malgré ou à cause d'Internet, le forum de l'information décentralisée en temps réel et 7/7 (où les acteurs centralisés ou officiels sont massivement présents, on ne le dira jamais assez) ce sont concrètement : de fausses nouvelles (produites pour une très bonne part par les gouvernements) et de fausses images, de fausses agences et de faux think tank, de fausses écoles et de fausses académies, de faux experts et de vrais voleurs (clin d'oeil à mon ami Émilien).

Dans ces conditions, qu'une entreprise qui publie un auteur (surtout inconnu) demande la caution d'un universitaire ne me parait pas aussi  hétérogène à la logique de la chose intellectuelle  que le pensait Lordon. Qu'un docteur en philosophie, professeur d'Université, comme Jean-Joseph Goux mette son nom sur la couverture de l'Acéphale, qu'un savant reconnu par Satoshi lui-même comme Jean-Jacques Quisquater mette le sien sur un livre suivant m'a semblé honorable pour moi et intéressant pour mon lecteur.

Inversement, mettre mon propre nom comme préfacier sur un livre, qu'il ait été écrit par un ami comme Alexis Roussel ou par quelqu'un que je n'avais pas encore rencontré in the real life comme son co-auteur Grégoire Barbey ou plus récemment par Ludovic Lars, représente à mes yeux un redoutable honneur.

Inutile de dire que, quoique conscient du grand respect que ces personnes suscitaient dans la communauté, j'ai lu leurs manuscrits ligne par ligne et le sourcil froncé : exactement ce que ne semblent pas faire tous les people signataires de tribunes et de contre-tribunes, ou des intellectuels diva comme Nassim Taleb retirant sa préface à Saifedean Ammous après avoir changé d'avis comme le vent change de sens. La signature du préfacier n'est pas le poinçon légal attestant que vous avez entre les mains du métal fin : c'est plutôt à mes yeux un poinçon de maître. Il en est de meilleurs que d'autres, comme pour les auteurs.

Un dernier mot, tout personnel, sur ma façon de concevoir une préface quand j'ai achevé la lecture du manuscrit.

Je dirais qu'elle est harmonique. Si le livre ne m'évoquait rien, mieux vaudrait le dire gentiment à l'auteur. S'il fait résonner quelque chose en moi, n'est-ce pas dans cette résonance qu'il faut que j'aille chercher de quoi apporter les quelques lignes qu'il attend de moi ? En me les demandant à moi, Alexis ou Ludovic savaient qui j'étais : un homme qui vit un pied dans le passé et un autre dans le présent, les yeux dans tous les sens. J'ai donc évoqué Rousseau et Spinoza, Neufchâtel et Amsterdam après avoir lu Notre si précieuse intégrité numérique, d'Alembert et l'esprit élégant du Paris des Lumières après avoir lu L'élégance de Bitcoin.

C'est aussi une manière de garder à l'esprit l'antique métaphore attribuée à Bernard de Chartres, utilisée par Guillaume de Conche puis par des savants précurseurs comme Isaac Newton et Blaise Pascal, puis par la NASA pour donner son nom à la mission Apollo 17, la dernière à emmener des hommes sur la lune au 20ème siècle et enfin par Google Scholar au nôtre.

6 - En marge des mystères sacrés

August 3rd 2014 at 20:37




le voleur Il y a quelque temps que je tournais dans mon esprit autour de concepts d'origine théologique. Comme souvent, une image fortuite a catalysé mon intention et je prends le risque, en formant le vœu de ne pas choquer les uns ni rebuter les autres.


Il y a quelque intérêt à écouter les personnes les plus simples car elles posent les vraies questions : c'est quoi en fait le bitcoin ? il est conservé où ? demande la maman à son fils geek. Celui-ci peut répondre qu'il est écrit dans un livre, et ajouter que l'argent du Livret A aussi est une écriture dans un livre. Où il est ce livre? Celui du Livret A, il est tenu par la Caisse d'Epargne, dont tout l'argent est écrit dans un livre à la Banque Centrale, qui ne conserve plus d'or depuis longtemps.

Le livre des bitcoins, qui est un peu partout dans la nature, devrait apparaître plus sûr. Seulement le livre de la Caisse d'Épargne comptabilise des unités qui peuvent exister réellement, et qu'on appelle des espèces. Les économistes négligent presque les espèces, les banquiers les considèrent comme un fardeau, imposé par les résistances des simples, leur matérialisme. Mais la représentation des espèces, l'argot du fric et le bruit des picaillons sont bien utiles ; voyez les romans, les films, les publicités...


représentation matérielle Le bitcoin, lui, n'existe pas sous la forme matérielle d'un bout de quelque chose. On persiste à le représenter comme une pièce d'or, un peu parce que même les geeks restent matérialistes, et aussi peut-être parce qu'ils donnent à leur nouveau dieu le visage de l'ancienne idole, ce qui s'est déjà vu. Et enfin parce que l'on n'a rien trouvé d'autre. Hors de là, comment représenter un bitcoin?

Bitcoin n'ex-iste pas, au sens du latin ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer ». Même les innombrables wallets, cartes ou clés commercialisés pour lui donner support matériel ne contiennent en rien Bitcoin, ni le moindre bitcoin.

Cela faisait donc quelque temps que je me disais qu'au fond, il y avait déjà eu une circonstance où les esprits des hommes (non mathématiciens), limités par leurs sens, s'étaient affrontés à ce type de difficulté : c'était face au mystère de la Présence sacramentelle dans les espèces consacrées. Pour les chrétiens, l'hostie consacrée possède une caractéristique non tangible qui la distingue radicalement de l'hostie non consacrée : il y a en elle, pour ceux qui communient, la présence d'un insaisissable. Sa nature en est changée entièrement, mais cela est impossible à montrer, et difficile à exprimer par ceux-là même qui adhèrent à cet article de foi.

Quand les premiers Pères de l'Eglise se partagèrent sur la vaste question de la réalité de la présence physique, dans le pain et le vin consacrés à la messe, du corps et du sang du Christ, ils furent bien forcés de convoquer à ce débat quelques grosses pointures philosophiques.

Le prestige immense d'un saint Augustin (influencé lui-même par les néo-platoniciens) fit reprendre par les uns son idée selon laquelle une présence intellectuelle s'ajoute à la réalité du pain et du vin, mais sans s'y substituer. Mais ce pain, en même temps, Augustin reprend l'idée de saint Paul (1Co 12,27), c'est l'église (du grec ἐκκλησία , assemblée) elle-même. Donc, explique Augustin, si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur (Sermon 272).

Mais le dogme réaliste fut forgé par des théologiens bien davantage inspirés d'Aristote et dont le 13ème siècle vit le triomphe. La pratique d’élever l’hostie et le calice pour les montrer aux fidèles durant l'Offertoire se généralisa. Les simples ne voyaient certes que du pain, mais le prêtre leur assurait qu'il s'agissait en vérité et uniquement du Corps du Christ.

Platon et Aristote C'est aussi que l'aristotélisme médiéval permettait de concilier perception (les accidents en vocabulaire aristotélicien) et la réalité de la substance. Avec l'humanisme de la Renaissance, revint l'idéalisme platonisant. Quelques années à peine avant le premier coup de tonnerre de la Réforme protestante, Raphaël peignit de 1508 à 1512 l'École d'Athènes pour la chambre du pape Jules II. On y reconnait Platon, le doigt pointé vers le Ciel des Idées, et Aristote qui étend la main vers la terre. Je vais revenir sur le sens des jeux de mains.

Raphaël a donné à Platon le visage de Léonard de Vinci. Or une décennie plus tôt, celui-ci avait peint, pour un couvent de dominicains de Milan, l'Ultima Cena, le dernier repas du Christ. Pour les historiens de l'art c'est l'un des plus grands chefs d'oeuvre de tous les temps. Il n'est pas interdit d'y voir aussi le premier signe des débats dogmatiques qui vont couper durablement l'Europe et la Chrétienté en morceaux. Et l'on y retrouve aussi maint jeux de mains...


La Cène de Vinci


C'est en découvrant la toile d'un artiste français, Youl, qui s'est inspiré de cette fresque pour illustrer le protocole Bitcoin que j'ai entrepris de rédiger ce billet.

L’historien d’art Léo Steinberg présente l'Ultima Cena comme l’image narrative la plus copiée, adaptée, détournée et satirisée qui ait jamais existé. Elle a inspiré les plus grands artistes, de Philippe de Champaigne à Salvador Dali. Elle a aussi été prostituée par quelques publicitaires vulgaires. Enfin sa profondeur mystérieuse, peut-ête ésotérique, a suscité des centaines de thèses (universitaires ou romanesques) et presqu'autant de détournements, parfois féconds.
Tel m'a semblé être le cas de la toile de Youl, récemment vendue sur Internet.


La Cène de Youl


Comme celle de Vinci, cette oeuvre avait été commandée, en l'occurrence par l'anonyme fondateur du Project Bitcoin à Santa Monica, qui l'a revendue à un trader de Ripple en Andorre. Ceci a suscité un peu de buzz sur l'exploit d'avoir pu contourner les règles de ebay en y faisant un deal en bitcoin, et aussi sur le fait que cette toile serait la plus chère des oeuvres d'art inspirées par Bitcoin.

L'œuvre de Youl mérite mieux que cela. Avant de savoir si l'artiste (avec qui je suis entré en contact ensuite) avait suivi, de Bitcoin au Saint-Sacrement, le même chemin mental que moi, j'ai voulu poser quelques jalons à partir de la fresque de Vinci, à laquelle je n'avais pas songé, en m'attachant d'abord aux jeux des mains.

le Jésus de VinciDans la fresque de Vinci, on doit bien saisir la posture de Jésus. Du plat de sa main droite Jésus s'adresse au traitre Judas. La parole en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera permet ainsi au peintre de mettre en œuvre, sur 12 visages, sa théorie des mouvements de l'âme. Mais de sa main gauche tournée vers le Ciel, Jésus institue dans le même instant (et c'est une des clés de l'oeuvre) le sacrement de ce qui sera la communion, alors même que le pain et le vin ne sont pas placés devant lui.

Quand Judas touche de la main droite la bourse qui contient la modeste cagnotte de la communauté qu'il va trahir toute entière, les mains de Jésus ne touchent point, elles désignent. À droite de la toile, pratiquement toutes les mains sont tendues vers lui (sauf celle de l'incrédule Thomas, dans la posture exacte de l'idiot qui regarde le doigt). Ainsi, parmi bien d'autres schémas, l'oeuvre de Vinci distingue ce que l'on touche, ce que l'on montre, et ce que l'on évoque.

Mais avant même d'aborder son détournement notons ceci : tandis que le Maître institue par sa seule parole un processus d'actualisation perpétuelle et communautaire d'une opération présentée comme un rachat, il annonce également à la communauté concernée par ce rachat qu'elle sera menacée par l'incompréhension des uns, la passivité des autres, la trahison enfin de qui reste attaché aux prestiges du passé, la monnaie du vieux monde en l'occurrence. Pas de pain devant Jésus, mais des pains un peu partout sur la table de l'Assemblée : malgré ses faiblesses humaines, cette assemblée est, selon le mot de saint Paul repris par Augustin, le vrai Corps.

Sa première esquisse montre que Youl a progressivement extrait du sens tant de l'oeuvre de Vinci que de sa propre compréhension de Bitcoin. À ce stade, il y a deux intuitions chez Youl : Jésus et le QR Code. Le personnage central conserve le visage de Jésus. C'est probablement inadéquat car sa représentation est trop puissante pour signifier quoi que ce soit d'autre. En même temps, il tient en main un bitcoin de métal, symbole maladroit et redondant puisque le Code QR placé devant lui suffit. Il faut aussi noter que Judas n'est pas formellement identifiable, sauf peut-être par le caricatural haut-de-forme du grand capital.

première esquisse de Youl


La réflexion s'affine sur une mise en couleur digitale, dont la palette est restreinte. L'étrange personnage central est Bitcoin anthropomorphisé, le symbole doré devient un simple bijou. Judas n'a toujours pas la main sur la bourse. Un Mac apparaît, placé de l'autre côté de Jésus.


esquisse couleur

Puis une seconde esquisse est réalisée, où Juddas est en position non plus de capitaliste mais de tricheur aux mains baladeuses. Le Code QR est mieux visible au mur mais il a disparu du centre de la toile, remplacé par une assiette, vide, comme toutes les autres depuis la première esquisse.

seconde esquisse


Enfin sur l'oeuvre finale, le Code QR est présent deux fois (clé privée, clé publique?), sur le mur et au centre de la table. Relisons maintenant l'extrait du sermon d'Augustin: si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur

La Cène de Youl

le voleurJudas touche la cagnotte et tend la main vers le Mac, placé de son côté. Sa figure s'éloigne de la caricature. Sa trahison est comprise par la grand-mère placée à sa gauche : elle vient de découvrir que le portefeuille est vide.Ici, c'est évidemment Mark Karpeles (Mt.Gox) qui figure Judas, celui par qui le scandale arrive.

Chaque personnage évoque un aspect réel ou mythologique de la communauté. Ainsi à coté de Judas, avec des cheveux gris, Dorian Nakamoto le retraité harcelé par la presse comme étant l'inventeur du bitcoin. Il a juré ne pas l'être; il figure ici à la place de Pierre... L'apiculteur fait référence aux Bee Brothers, qui ont fait fortune en vendant leurs pots de miel en bitcoin au tout début. Le personnage masqué est un Anonymous, un pirate informatique défendant la libre circulation des données, il porte un T-shirt au logo des The Pirate Bay, ces autres pirates informatiques qui font aussi partie à leur façon de la communauté bitcoin. Quelques autres figures aussi, que le lecteur essaiera d'identifier...

Il est difficile de trancher la question: comment est figuré ici Bitcoin? Est-ce le personnage central, inhumain et sans visage ? Est-ce le symbole métallique devenu simple médaille ? Est-ce le Code QR ? Est-ce la communauté, traître compris ?

Sans doute est-il temps ici de se demander ce que Youl a voulu faire. C'est un ami qui a fait découvrir à l'artiste le bitcoin, puis "Bitcoincito", le fondateur du Bitcoin Project. Voici comment Youl m'a raconté leur rencontre : Nous avons longuement bavardé et trouvé de nombreuses idées avant de se décider sur le "Last Supper" de Léonard. Étonnamment la plupart de nos idées tournaient autour du Christ et de peintures anciennes, alors qu'aucun de nous deux n'est croyant. Le "Last supper" nous permettait de faire figurer une représentation du bitcoin mais surtour de sa communauté à travers les 12 apôtres et leurs personnalités et rôles variés. C'est ce qui nous a paru intéressant.

De son côté, Bitcoincito présente ainsi leur démarche commune : Avec Youl ce fut magique. Ce type a tellement de cœur, et comme moi, il voulait vraiment aller au coeur de l'histoire du bitcoin. Quand nous avons commencé à jeter des idées sur la table, j'ai été frappé de ce que tous deux nous étions tombés sur la même idée de base: représenter le bitcoin comme Jésus. Nous considérions ici Jésus comme une figure messianique qui a fondamentalement changé le monde, et qui pour cela fut à la fois loué et méprisé. Il nous semblait que le bitcoin assumait un rôle similaire, changer le monde avec peine, en étant loué par les uns et méprisé par les autres.

Youl et Bitcoincito ne sont pas croyants, certes, mais ils sont de culture chrétienne, dans une version contemporaine marquée à la fois par un accent mis plus fortement sur l'intensité de la dimension communautaire (la galerie de portraits) que sur la solennité de la liturgie et la perfection du rite de la communion (les assiettes vides). Dans la Cène de Vinci, c'est la dimension horizontale (traversée par la trahison, le reniement etc) qui a attiré leur attention davantage que les débats sur la présence réelle qui n'appartient pas à leur culture. Est-ce à dire qu'elle est absente de la toile de Youl ? Ou qu'elle est sans intérêt pour conceptualiser Bitcoin?

Que mon lecteur (courageux) me permette encore un retour en arrière. Commencée sur le problème trivial du trafic des indulgences par le pape, la Réforme va changer la face de l'Europe, instituer de nouvelles églises, et provoquer avec le Concile de Trente (1545-1563) l'indispensable redéfinition de ses propres dogmes par l'Eglise de Rome. En ce qui concerne l'eucharistie, les positions sont tranchées, inconciliables, et pourtant toutes deux bien ancrées dans l'Ecriture qui fait autorité. On va voir que ce n'est pas sans intérêt pour qui cherche à représenter ou à se représenter Bitcoin.

Paroles de la Consécration des espèces À Rome on s'en tient à la réalité de la présence. Jésus a dit ce que l'on répète en latin à chaque messe, Hoc est enim corpus meus, ceci est mon corps. Et l'hostie devient réellement le corps du Christ ex opere operato c'est à dire du fait que le travail est fait. Si un prêtre dûment ordonné par un évêque héritier d'une succession ininterrompue depuis les Apôtres, prononce les paroles exactes en suivant le rite canonique, alors, et à compter de ce moment, la transsubstantiation est réalisée et elle est irréversible. L'hostie peut être conservée, adorée comme telle, distribuée comme sacrement plus tard.

Pour Calvin, à Genève, la présence est bien réelle. Mais c'est celle de Jésus dans son Église (assemblée) à qui il a fait cette promesse : Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d'eux (Mt 18,20) et à qui il a ordonné "vous ferez ceci en mémoire de moi". Le Corps du Christ n'est présent dans le pain que d'une manière pneumatique (du grec πνεῦμα le souffle, l'esprit) et seulement au cours de l'assemblée.

Voici, de part et d'autre, des concepts que l'on retrouve avec Bitcoin : la tradition de chaque opération se rattachant à toutes les opérations antérieures depuis l'origine, l'irréversibilité de la chose faite ex opere operato et donc indépendamment des circonstances, mais aussi la validation par la présence d'une communauté de gens qui acceptent cette opération comme l'instrument d'un rachat.

Dans la toile de Youl, Bitcoin est réellement présent par la magie du Code QR, qui n'emmènera pas le promeneur vers un quelconque site marchand comme sur une publicité affichée dans le métro, mais vers le site d'un don en bitcoin à la fondation. Ce qui lui permet d'entrer immédiatement dans la toile, c'est à dire... dans la communauté.
la poireNous terminerons sur deux questions concernant ce qui figure ou ne figure pas sur la table de la Cène.

La première question a trait à la disparition de la pomme. Sur le Mac, la pomme croquée par Blanche Neige et Allan Turing est remplacée par une poire. Youl m'a avoué avoir fait la substitution en s'inspirant d'un gag (la pomme c'est Apple, la poire c'est vous) fameux chez les partisans de l'open source. Mais, puisque l'influence augustinienne a déjà été mentionnée ici, on ne m'empêchera pas de songer au péché commis par le jeune chenapan, quand il n'était pas encore un vieux saint : le vol des poires (rapporté dans ses Confessions, livre II, ch. 4).

Écoutons-le: ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Notre troupe de jeunes vauriens s'en alla secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour nous en régaler, si même nous y goûtâmes, mais pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui était défendu. On ne peut s'empêcher de songer que le jeune lettré d'Afrique du Nord, l'un des plus brillants esprits de son siècle, aurait fait dans le nôtre un excellent hacker.

NLa seconde question a trait à... la disparition chez Youl de tous les fruits comestibles, qui font l'objet pour la Cène de Vinci d'identifications diverses et d'exégèses infinies: pommes-grenades, figues, poires et enfin oranges, sur lesquelles je souhaite m'attarder.

L'oranger porte ses fruits en automne, reste vert toute l'année et fleurit à Pâques. Il a donc toute sa place sur la table de la Cène. Mais il donne aussi son nom à la couleur qui procède de l’union entre l’or céleste et le rouge sang de la vie. Pour cela, il symbolise parfois la révélation de l’amour divin à l’âme humaine. Il est aussi dans plusieurs civilisations le symbole de l’indissolubilité du mariage. Autant dire que la notion d'irréversibilité de la transaction pourrait se glisser dans ce symbole, qui offrirait aussi une métaphore de fonction asymétrique, à l'image de ce qui se passe au plus secret des algorithmes de la cryptologie, où le message codé par l'un peut être lu par l'autre mais sans livrer son secret.

logo orangeAlors? Maladresse de Youl, qui évacue de la table un symbole aussi approprié à Bitcoin ? Peut-être... sauf à découvrir que tout l'orange qui a déserté la table a fui chez Youl vers le plafond et l'embrasure des fenêtres, c'est à dire vers le ciel, mais aussi vers le personnage de Bitcoincito, le commanditaire de la toile,situé à la place de Jean... le disciple que Jésus aimait. Ce qui donne une vision derechef platonisante de Bitcoin, venant expliciter son logo orange où le symbole est (presque...) orienté vers le ciel... Revoyez le Platon de Raphaël : il est vêtu d'orange...

La Cène de Youl
Finalement il ne sera probablement jamais possible de représenter Bitcoin. Mais les éléments glanés ici offrent du moins certaines pistes pour se le représenter. Gardons le métal si l'on veut puisqu'il est métaphoriquement miné. Cependant il ne sort pas de la terre ocre, mais de la puissance de calcul d'une communauté consciente d'elle-même, et de sa volonté de s'affirmer. C'est un métal dont la couleur orange mêle l'éclat de l'or au rouge de la vie.

Il y a, après tout, des métaux de toutes sortes : le sodium est mou, le mercure est liquide, l'uranium est radioactif et d'autres métaux plus lourds que lui n'existent même pas à l'état naturel ce qui explique entre autre leur prix incroyablement élevé. Représentons-nous le précieux métal orange, notre bitcoin, comme un métal mental, dont le pôle magnétique est dans le ciel de Platon, que l'on ne touche pas de la main, mais qui est réellement présent dans la pensée, non d'une personne isolée mais d'une communauté dont il mesure et exprime la richesse.



Pour aller plus loin:

7 - Bitcoin secret à Guernesey

August 27th 2014 at 18:00



Guernesey
On parle un peu de bitcoin, cette monnaie sans État, dans diverses îles qui ne forment pas tout à fait des États et n'ont point de monnaie, même si l'on y brasse beaucoup d'argent.

Ce n'est pourtant pas cela qui m'amenait, durant mes vacances, sur les îles de la Manche, ces petits morceaux de France jetés à la mer et ramassés par l’Angleterre comme l'écrivit Victor Hugo, mais la visite d'un petit morceau redevenu français : sa maison, propre à exalter le romantisme de ma fille. C'est à vrai dire un lieu magique mais un peu oppressant, dans lequel le génie a tourné en rond près de quinze ans, écrivant, peignant, décorant, sculptant, imaginant des mondes occultes, parlant aux Esprits, au Futur et à Dieu.
Au rez-de-chaussée, dans le salon dit « des tapisseries», Hugo a composé à partir de divers éléments une monumentale cheminée de chêne qui occupe presque tout le mur et monte jusqu'au plafond. Surchargée de sculptures, vraie « cathédrale de chêne », elle constitue l’oeuvre maîtresse du poète architecte.


la cheminée
saint jeanC'est en regardant de près que j'ai eu la révélation.


De part et d'autre, deux petites statues : saint Jean, les mains tournées vers le ciel et saint Paul, le regard tourné non vers la terre mais vers un livre.


J'ai immédiatement repensé à mon précédent billet sur Platon et Aristote, où une semblable rhétorique gestuelle m'avait conduit de Raphaël à Vinci, revisité par les concepts de Bitcoin !


Hugo a surchargé sa demeure d'inscriptions, pour la plupart latines, et parfois énigmatiques. Ici pourtant rien de mystérieux en apparence, et je n'ai guère besoin de traduire ce que le poète a gravé sous les deux sculptures.
Le sens en paraît presque trop simple. Pourtant la traduction m'est venue à l'esprit en anglais.



dans le livre


vers le ciel

On the blockchain and to the Cloud ? Sur la blockchain et jusqu'aux extrémités du cyber-espace? Il y a de toutes façons l'idée d'une chose écrite qui est plus grande, plus immatérielle, plus libre qu'un simple écrit...


Fantasme personnel ? Sans nul doute... Et pourtant voici ce que je découvre quelques instants plus tard, et qui fait comme un écho à mon interprétation précédente :


alias? une étrange devise


Ici rien ; ailleurs quelque chose pour transcrire au plus près la langue latine toujours plus concise que la française.


le Fauteuil des AncêtresNous sommes dans une autre pièce du rez-de-chaussée, dans la salle à manger. La devise est gravée sur le baldaquin d'un monumental trône que Victor Hugo avait fait fabriquer à Guernesey dans le style gothique des chaires du XVème siècle. Le guide comme toute la littérature trouvée ensuite sur Internet, assure que cette devise proclame la foi en l'immortalité de l'âme des chers disparus. C'est bien possible, et l'autre devise gravée sur le même trône, absentes adsunt (les absents sont présents) va bien dans ce sens. On songe naturellement à Léopoldine, sa fille noyée. Sauf que ...c'est un peu court.


Hugo savait son latin. Nihil et aliquid sont des mots du genre neutre. Il est bien question de choses, non de personnes...


Quant au fauteuil, il est placé sous l'inscription Cella Patrum Defunctorum (le sanctuaire des ancêtres morts) ce qui fait donc référence aux pères absents/présents, non aux enfants morts. Nul hôte ne devait s'y asseoir. C'est pourquoi, dit le guide, Hugo a placé entre les accoudoirs... une chaine.


chaine


Cette chaîne est-elle là seulement pour signifier cela? Hugo a écrit dans Booz endormi un vers qui fait signe vers un autre sens du mot, peut-être pertinent ici : Une race y montait comme une longue chaîne. Il y a donc une chaîne horizontale (qui entrave le fauteuil, comme les jambes de Valjean au bagne) et une chaîne verticale qui relie à autre part, ailleurs, alias.


un père de l'euro?On ne manque jamais de clamer qu'Hugo a inventé les Etats-Unis d'Europe et la monnaie unique. Cela fait un soutien de taille quand le projet européen en manque chaque jour davantage..


Vais-je créditer l'exilé de Guernesey de l'invention de Bitcoin ? Cela aurait peu de sens. Mais on peut se demander ce qu'il en aurait pensé, puisqu'il est déjà invoqué en matière monétaire.


Cet homme qui faisait parler les morts parlait aussi aux vivants, et aimait la liberté. Aux chaînes qui entravent il voulait substituer celles qui unissent. Voyons donc ce qu'il écrivit sur la monnaie :


Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères, variétés qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car dans le va-et-vient monétaire, multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unité.
Derrière cette prophétie, qui date de 1855, le souffle politique d'un homme qui ne s'arrêtait certainement pas au cadre de l'Europe et pensait en terme d'Humanité toute entière, mais aussi les tracas d'un exilé qui constate que livres et shillings ne valaient pas le même prix sur les deux minuscules îles de son exil.
Qu'aurait-il pensé du bitcoin? N'aurait-il pas apprécié sa double base, fiduciaire certainement, mais aussi réelle, métaphoriquement métallique du fait de son extraction par le mining ?


sur base métalliquesur base fiduciaire






N'aurait-il pas apprécié l'absence de frottements dans les paiements en bitcoin ? On peut faire le pari que le métal orange et idéal du bitcoin l'aurait séduit...

En tout cas la belle devise Hic Nihil Alias Aliquid pourra toujours être gravée sur les wallets quand on leur donnera une forme élégante !

8 - Une monnaie de Fantasy ?

September 7th 2014 at 10:23


Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financière.

Monnayé Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.

Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.

Au moment d'être pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dû accepter l'offre du seigneur Vétérini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau métier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’Hôtel des monnaies et la Banque voisine ?

Et même dans un monde enchanté, l'invention du papier monnaie gagé sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute à certains, comme on le voit dans l'épisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sérieuse vers Bitcoin.


         *   *   *   *


On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.

- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bête, en fait.

- D’accord, seulement… et si on a besoin de l’argent ?

- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?

- D’accord, alors qui te le doit ?

- Euh…Jean, là, parce … Non, minute,… c’est ça l’argent, d’accord ?


Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financières poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.


Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixés d’un air féroce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait à leur faire admettre l’idée du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvé des eaux, peut-être pas complètement sec, mais au moins seulement Moite.


- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le déclara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».


Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.

- Et si ça tourne en eau de youplà, dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermé en bas dans la cave ?

- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.


Un chœur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.

- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En réalité, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.

- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, répliqua monsieur Binard. - Comme ça la banque reste honnête » asséna monsieur Pigouille du ton assuré qui est la marque de fabrique de l’être le mieux informé qui soit, le client du Café du Commerce.


édition française - Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !

- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.

- Euh… est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?

- Comme ça la banque reste honnête, répliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive à la vérité par la répétition.


Et c’était le sentiment de la rue du Dixième-Œuf, que confirmèrent les hochements de tête des commerçants assemblés. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnête et tout allait bien.


Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hérons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en réalité aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnêteté d’une banque qui ne tient pas à rester honnête.


        *   *   *   *

Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?


Cela paraît trivial, mais ce roman, écrit trente ans après les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problème intellectuel, mâtiné de scandale moral.


édition estonienne


À la génération des digital natives, le système des changes flottants pourrait bien n'apparaître que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins coté en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?


Mais il ya autre chose : à ceux qui fréquentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-même qui nous donne à réfléchir, dans la liaison parfaitement légitime pour lui qu'il établit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :


« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenée à sa situation actuelle. dit Vétérini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile à comprendre, c’en est déprimant. Je suis resté dirigeant en amenant la ville à me comprendre, moi. »


Bitcoin est mentalement étranger à la génération des dirigeants bons élèves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autorité d'un maître qualifié) mais adéquat à celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette génération qui n'est plus Y mais ฿ pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.


C'est bien la caractéristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermédiaires financiers, autorité de régulation) à repenser la valeur, l'échange, le paiement, la richesse peut-être.

12 - Le diamant, l'art des choses idéales

January 2nd 2015 at 09:57

Le premier trésor que j’ai vu miner n'était ni d’or ni de monnaies crypto : c’était celui des sept nains, qui trouvaient miraculeusement des gemmes déjà taillées.

Trouvaille géniale de Walt Disney ! Car les nains des Grimm ne minaient que fer et or, et il est bien possible que les « « vrais nains », qu’ils aient vécu à Osterwald dans le massif des sept-monts (Basse Saxe) ou dans le petit village de Langenbach im Taunus, dans le centre de la Hesse, n’aient jamais miné que du charbon pour le porter à des vitreries.

Mais les nains de Disney sont tous simplets. Ils ne savent même pas la valeur de la chose : We dig up diamonds by the score / A thousand rubies, sometimes more / But we don't know what we dig 'em for.

S’ils sont dans l’ignorance, c'est selon Bruno Bettelheim parce qu'ils sont incapables d'atteindre une virilité adulte, (ils) sont définitivement fixés à un niveau pré-œdipien. J'y reviendrai... Mais pour moi, c’est de la faute de Prof. Car celui-ci ne leur a pas enseigné la vérité : le diamant brut c’est du charbon dans un miracle géologique. Mais l'étincelant diamant taillé c'est le miraculeux résultat d'un travail mathématique !

profsimplet

Je voudrais explorer ici ce que cette gemme mathématique peut nous apprendre aujourd’hui.

Dans l'antiquité, ce qui lui donnait l’essentiel de son prix et la première vertu du diamant venait de son indestructibilité.

Boyle Or on se trompait. On a même compris sa vraie nature justement en faisant des expériences sur sa destruction. C’est un chimiste anglais, Robert Boyle (1627-1691) qui découvrit ce scandale : le précieux caillou, à très haute température disparaissait sans laisser de trace. Vers 1760, l’empereur François de Lorraine donna une fortune en diamants et rubis pour mener à bien des expériences. Le rubis résistait, la diamant point. Ce n’est en 1797 qu’un autre chimiste anglais, Smithson Tennant, trouva le fin mot de l’affaire. A vrai dire, le grand Newton s'en était douté, comme le rappelaient Mentelle et Malte-Brun dans les §231 et 232 de leur Géographie Mathématique publiée au début du 19 ème siècle. Le diamant n’est pas (tout à fait) éternel, et sa nature est vile !

Du moins le croyait-on encore rare Et il l'était, et les gros plus encore que les petits. Les souverains de jadis, notamment en Inde, ne les taillaient donc guère, se contentant de les polir. Or la vraie nature du diamant ne se révèle, dans tous son éclat, que par la taille.

De quand date la taille ? Du tournant du 15ème siècle seulement. Il n’y a pas de diamants taillés dans l’inventaire des bijoux du roi Charles V, en 1380, mais en 1413, dans celui de son frère, le fastueux duc de Berry s'il y a encore de nombreux diamants pointus non faits (ligne 1, en français) on trouve aussi des diamants réputés faits c'est à dire taillés…

le manuscrit de 1413 à la Bibliothèque Sainte Geneviève

C’est sans doute en Italie que la taille s'est développée. Pourquoi ? Parce que c’est dans ce pays que les tailleurs sont allés chercher des idées de formes optimales chez Pythagore ou chez Euclide, qui fournit la solution de problèmes mathématiquement complexes comme certaines déterminations d’angles.

Luca Pacioli A la fin du même 15 ème siècle, c’est aussi en Italie que le franciscain Luca Pacioli (1445-1517) le "moine ivre de beauté" s’illustre en rédigeant à la fois les principes de la comptabilité en partie double et... des ouvrages remarquables de géométrie comme l'édition des principes d'Euclide, la Summa de Arithmetica ou le De divina proportione (qu’illustre son ami Léonard de Vinci). Luca Pacioli détaille des dizaines de type de polyèdres qui sont à la base du travail de la joaillerie moderne.

  Les Éléments d'Euclide édités par Parioli Summa (détails)) Summa de Pacioli

On retrouve une fois encore l'idéalisme pythagoricien et platonisant, via l'Italie de Léonard, dans nos investigations...

Leonardo da Vinci

Ainsi, 500 ans avant le bitcoin, le diamant tirait-t-il déjà le fondement principal de sa valeur d’un travail mathématique et non seulement de ses caractères rare, indestructible ou infalsifiable qui répondent si bien en apparence (comme dans le cas de l’or) aux vertus nécessaires pour conserver la valeur dans le temps.

Il est un peu dommage que les premiers bitcoiners, tels des petits nains, n'aient perçu leur travail que comme minage et non comme taille, polissage. Sans doute la métaphore triviale de l'or (omniprésente dans l'univers Bitcoin, mais aussi plus généralement dans l'inconscient californien de la Silicon Valley) a-t-elle conduit à cette simplification. Ou bien alors, il faut en revenir à Bettelheim : un petit blocage pré-œdipien quelque part ? Avec ce satané Satoshi, un père absent, comment s'en étonner?

Revenons au diamant : est-il si rare ?

EurekaCertes, il faut concasser plus de 100 tonnes de kimberlite pour en tirer quelques carats et depuis la plus haute antiquité on a produit quelques 500 tonnes de diamants… Mais un millénaire de l’antique production indienne évoquée dans son Livre des Merveilles par Marco Polo représente une année de production actuelle, grâce aux mines de l’Afrique, dont – faut-il le rappeler ? – la première découverte se fit un bel après-midi d’été par les enfants d’un fermier Boer trop pauvre pour leur acheter des billes : ils avaient joué avec le premier diamant africain, qui pesait plus de 20 carats : taillé il n’en pèsera plus que 10 et sera baptisé Eurêka. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'un jeu se trouvait à l'origine d'un business ! Du fait de l’abondance, les prix s’effondrèrent. Pas pour toujours...

Le diamant est-il infalsifiable ? inimitable ?

Evidemment le diamant eut ses faussaires : que tant de valeur ne soit en fait que du carbone mit le feu aux cervelles de quelques savants fous, non sans risque car l’expérience implique très hautes températures et très hautes pressions. Il y eut aussi des escrocs... et des prestidigitateurs : un ingénieur électricien, Lemoine, voulait faire effondrer les cours de la De Beers pour racheter ses titres à vil prix. Il fit donc apparaître des diamants comme jadis Cagliostro faisait de l'or, avec du vrai. Et ceci dans une "usine" plus proche de la chaumière des nains que de l'univers de Jules Verne.

une usine à diamants?

L'opinion trouva l'affaire amusante ; Marcel Proust, qui avait eu peur pour ses actions De Beers, fut finalement séduit par le côté balzacien de la chose et y consacra quelques amusants pastiches. On ne jurerait pas que semblable mystification ne puisse pas arriver un jour autour du bitcoin : combien de fois a-t-on déjà annoncé telle ou telle faille? tel ou tel "coup"? Lemoine, lui, ne fut condamné à six ans de prison que pour extorsion de fonds, et non pour escroquerie, car il avait simplement affirmé qu'il était théoriquement possible de fabriquer du diamant.

la machine GED'ailleurs, plus tard, avec des moyens industriels colossaux la General Electric y parviendra. Mais, comme le rubis industriel, comme aussi les isotopes artificiels de l’or, ces ersatz trop onéreux et jamais parfaits ne sont guère vendables ou économiquement viables.

La bijouterie supporte mieux la fantaisie que la tromperie : topazes, zircons, même le quartz et le cristal de roche furent longtemps en grande faveur. Puis l’industrie, après le strass, développa aussi son lot de solutions de remplacement, corindon, spinelle, puis le rutile synthétique après la dernière guerre et enfin la moissanite.

moissanite

On retrouvera sans doute ce genre de relation entre le bitcoin et les innombrables fantaisies mises chaque jour sur le marché. Seul le diamant est une valeur. Sans être doté d'un statut quasi-monétaire (il est astreint partout à la TVA), sans avoir toutes les qualités de la monnaie (sa division lui fait perdre sa valeur de façon exponentielle) il a tout de même une courbe de valeur dans le temps (on retrouvera cela dans l'utile Global Diamond Report établi par Bain & Company) très appréciable et solide.

Il reste aussi que le marché, et le prix du diamant, tiennent largement par l’explosion de la demande mondiale et … l’universalisation du rite de la bague de fiançailles dans les classes moyennes. Voici un enseignement que je ne me lasse pas de répéter : le bitcoin doit sortir de chez les geeks, et – d’une façon ou d’une autre – devenir glamour !

La métaphore du laborieux minage est à cet égard peut-être moins suggestive que celle du travail mathématique qui révèle la pureté et l'éclat du diamant... Bitcoin are for ever Du bitcoin, dont Grincheux rappelle toujours d'un air mauvais le "poids carbone", je dirais volontiers que c'est un diamant puisque, comme le chantait Vigny "le diamant, c'est l'art des choses idéales".

13 - Complètement timbré

February 15th 2015 at 07:55

La grande critique des milieux mal informés contre le bitcoin est qu'il viole un monopole régalien. Depuis le coup d'éclat de la BNS on hésite à vanter la régulation d'une banque centrale, comme depuis l'affaire de Chypre on hésite à louer la protection européenne.

Il est pourtant un autre monopole régalien que l'on a fait passer à la trappe sans larmes de crocodiles, c'est celui des Postes. Et il n'est pas inutile de réfléchir au sujet de la Poste. En fait, ce monopole n'avait évidemment rien d'immuable. Sous l'empereur Auguste, il y avait certes eu un cursus publicus. Parce que l'empire de Rome ce sont des routes bien droites, que l'on reconnaît encore dans le paysage, et protégées par des légions bien équipées. Qui tient le réseau (de routes) tient la poste et a priori la puissance politique est bien placée pour cela. Mais pas forcément.

1477Au Moyen âge, on voit ainsi l'Université de Paris créer sa propre poste (1150) et en France c'est seulement en 1477 qu'un monopole royal est affirmé. Mais ailleurs on trouve une puissante Poste qui doit tout à une famille dont elle va fonder la puissance : les Thurn und Taxis. Une histoire édifiante.

timbre de 1852 À partir du 13e siècle la famille lombarde des Tassi, développe une poste qui s'étend jusqu'à recouvrir au 15e siècle presque tous les territoires des Habsbourgs. Au 16e siècle, anoblis, ils germanisent leur nom en Von Taxis, au 17e ils revendiquent une filiation prestigieuse avec la famille della Torre, au 18e siècle le chef de famille est Prince Von Thurn und Taxis. Ils émettent des timbres jusqu'à la nationalisation des postes par la Prusse, en 1867. Le 12e prince, champion d'Allemagne automobile (2010) pèserait 1,5 milliard et serait le premier propriétaire immobilier du pays

Avec ou sans État, la Poste est toujours une puissance. Comme la Banque avec les Médicis, elle a conduit les descendants des lombards Tassi au premier rang de la noblesse européenne, à deux doigts de la souveraineté.

Dans nombre de pays existe une banque postale. La banque et la poste ont un rapport au transport d'une information et la lettre de change est un hybride. On reverra, avec le système de Samuel Morse (1832) l'apparition en quelques décennies seulement, d'une énorme puissance financière : la Western Union, celle qui a tout à perdre à l'essor du bitcoin... Il semble que chaque mutation dans le transfert d'information privée crée une puissance financière.

Au fond... Poste et Banque, n'est-ce pas un peu la même chose ? En cas de pénurie monétaire, on a vu servir des timbres comme monnaie d'appoint. Et sur les sites de vente en ligne entre particuliers ils ont beaucoup servi avant Paypal, pour les micro-transactions.

Est-ce que la Poste n'imprime pas tout simplement de l'argent? C'est ce que suggère l'amusant dialogue, tiré du roman Timbré dans les Annales du Disque Monde (déjà cité sur ce blog) entre Moite von Lipwig, escroc pendable chargé par le tyran de revitaliser le rudimentaire service de la poste et l'un de ses complices. Moite vient de découvrir que, plutôt que de faire payer la lettre à l'arrivée, on peut tamponner des timbres standards :

timbré -Ils sont drôlement jolis, monsieur Lipwig, dit Yves. Tous ces détails. Comme de petits tableaux. Comment on appelle ces petites lignes ?
-Des hachures croisées. Ça les rend difficile à contrefaire. Et quand la lettre portant le timbre arrive à la poste, tu vois, on prend un des vieux tampons en caoutchouc et on oblitère le timbre pour qu'on ne puisse pas le réutiliser, et le ...
-Oui, parce que c'est comme de l'argent, en fait, le coupa joyeusement Yves.
-Pardon? fit Moite, son thé à mi-chemin des lèvres.
-Comme de l'argent. Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit. Vous allez bien, monsieur Lipwig? C'est que vous avez l'air tout drôle, Monsieur Lipwig?
-Euh... quoi? fit Moite qui fixait le mur en souriant curieusement d'un air absent.

Petit billet de banque, mais billet quand même : exactement ce que pensait Carlo Ponzi quand il mit au point son premier petit traffic... avant de tenter sans grande sagesse de sortir de sa condition de gagne-petit.

les coupons de Ponzi

Mais celui qui aurait accumulé des timbres postes avant le 1er janvier (et l'incroyable hausse de 15% du tarif) et celui qui aurait acheté des billets de banque suisses avant le coup d'éclat de la BNS auraient-ils fait des plus values d'essences différentes ? Dans le second cas, l'euro s'est dévalorisé par rapport au franc (ironie!). Et dans le premier? C'est tout simple: l'euro s'est dévalorisé par rapport au gramme.



les timbres à 20 grammes

Sur la vignette ne figurent qu'un poids, et l'indication (non contractuelle, ô combien !) d'une vitesse. Le prix est fixé à ce jour par la Poste, demain par la concurrence, après-demain il le sera par des marchés en continu sur internet, bref il sera coté.

Depuis le temps que les meilleurs connaisseurs du bitcoin nous assurent que son usage monétaire, balbutiant et incertain, devrait moins occuper les pensées que les fantastiques promesses d'un protocole de transmission d'information sécurisé et authentifié (une lettre recommandée, si j'osais...) je m'étonne que si peu de réflexions aient été développées sur la comparaison avec le petit timbre poste. Je propose donc d'oublier un peu le billet de banque qui focalise l'attention sur la valeur du bitcoin et de songer un instant au timbre poste qui permet de réfléchir sur son utilité...

Il est évident que la capacité de transporter 20 grammes jusque dans un village de Haute Corse ou une banlieue de Seine-Saint-Denis, cela a une réelle valeur.

Surtout avec date certaine (le cachet de la poste faisant foi) et avec une sécurité qui nous valut jadis une tirade d'anthologie de Michel Audiard (dans un film traitant d'une sombre affaire d'atteinte au monopole régalien sur la monnaie...)


JEAN GABIN CONTRE LA PRIVATISATION DE LA POSTE par edouardo26

Soit direz-vous, on vous voit venir : le bitcoin ne vaudrait guère plus qu'un timbre poste? C'est cela. Sauf que... des timbres américains

Si j'ai bien compris les mirobolantes idées de colored coin, de side chains et d'internet des objets, notre monde va avoir grandement besoin de ce genre de timbre. Beaucoup plus que de timbres-poste, infiniment plus. Si nous les humains nous envoyons 200 milliards d'e-mails par jour (dont 90% de spams, ce qui ferait tout de même 20 milliards de messages réels), songez à ce que cela va être quand les réfrigérateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les caméras de surveillance et les distributeurs de préservatifs vont se mettre à échanger des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectés à ce jour, il y en aura 100 en 2050.

Il y a tout de même un détail à prendre en compte : point n'est besoin d'user d'un bitcoin tout entier pour envoyer un titre, une garantie, un certificat d'authenticité, une hypothèque, un manuscrit ou la formule d'une molécule tout en disposant d'une date certaine, d'une confidentialité appréciable, d'un temps de transport de l'ordre de 10 secondes. Une nano-particule du "métal orange" suffit. Il est assez idiot de parler du prix du bitcoin, si un petit bout suffit.

C'est déjà la vérité du bitcoin: 96,6 % des adresses (au niveau du block 330.000) correspondaient à des sommes inférieures à 1 m฿. En regard, il n'y a guère plus de 220.000 adresses correspondant à un pied de compte en banque ( 1 à 10 ฿) et 120.000 adresses qui correspondent au niveau d'une petite épargne (10 à 100 ฿). Ceci confirme l'hypothèse selon laquelle le bitcoin sert plus à échanger (de l'information) qu'à conserver (de la valeur).

Le bitcoin est divisible en 100.000.000 petits bouts (des satoshis). Comme il faut tout de même ajouter un TIP à chaque transaction, je pose l'hypothèse que du moins en l'état prévisible du protocole on ne se servira jamais de moins que d'un millionième de bitcoin, soit 21x10 puissance 12 d'unités en question.Si je divise par les 100 milliards d'utilisateurs (humains, transhumains et mécaniques) de 2050, cela fait l'usage de 210 transactions quotidiennes par utilisateurs, pas plus de huit ou neuf par heure, sachant qu'une transaction immobilise la particule de bitcoin durant dix minutes. En bref... rien de trop!

un timbre polonaisChacun de ces millionièmes de ฿ aura-t-il la valeur d'un timbre poste ? et quel timbre-poste devrait servir de référence? Le prix du timbre international (impliquant un service dans au moins deux pays, parfois fort éloignés économiquement) devrait être assez unifié : il n'en est curieusement rien comme le révèlent certaines statistiques. Comme toujours le prix américain devrait servir de référence : 1,10$ pour une once (28 grammes) vers le monde entier. Cela paraît cher ? Pourtant il faudrait plutôt prendre en compte le prix d'un courrier recommandé, soit environ 4 fois plus... sans compter que la particule peut resservir (on peut toujours faire diverger un colored coin de sa chaîne) ce qui n'est pas le cas des affranchissements.

Même à un centime le millionième, le bitcoin vaudrait 10.000 euros, Techniquement le centime d'euro ou de dollar n'est certes pas un prix plancher. Mais à ce prix, la capitalisation totale du bitcoin serait de 210 milliards. Soit environ 2 fois celle d'UPS, 4 fois celle de concurrents comme Fedex ou DHL ( donc 1 fois la capitalisation de ces 3 seules entreprises) ou en terme de chiffre d'affaires 5 fois celui d'UPS ou 10 fois celui de Fedex. Bref un prix de 10.000 euros pour ce carnet de timbres qu'est un bitcoin apparaît soudain extrêmement plausible à terme sinon immédiatement raisonnable...

A 4 euros du millionième (soit le prix moyen d'un recommandé) le bitcoin vaudrait 4 millions. Les entreprises payent cependant bien plus cher encore la sécurité de leurs colis: environ 10 dollars en moyenne si on divise le chiffre d'affaires d'UPS par le nombre de simples plis (25% en nombre) et de colis transportés.

Le jeune bitcoin s'attaque, on le voit, à de vieilles puissances. Bien plus que d'anarchie, il est coupable de lèse-majesté ! La Poste (publique et privée) reste une puissance quasi-souveraine. Jadis la voiture jaune et bleue des Thurns et Taxis (notez les couleurs...) sillonnaient l'Europe, aujourd'hui les flottes aériennes des postes privées sillonnent les cieux.

des flottes privées

Au total le prix du bitcoin dépendra du nombre de messages (valeurs, smart contracts etc) échangés en 2050 par les humains et les objets et du prix que chaque nouvel entrant acceptera de payer son stock de timbre. J'attends avec impatience les avis d'experts en la matière !

Mais sur le fond, la réflexion s'appuyant sur le timbre poste conduit bel et bien à envisager une valeur (élevée) et surtout à revisiter la distinction déjà éculée entre le bitcoin devise et le bitcoin technologie. Distinction qui suscite (voir lien ci dessous) l'ironie d'Andreas Antonopoulos parce qu'elle relève d'une bien courte vue des choses.

Il a raison, le personnage de Terry Pratchett : Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit.

bitcoin jaune et bleu

Pour aller plus loin :

et

24 - Les Anges, de Byzance à Bitcoin

July 9th 2015 at 13:52

C'est Byzance !

pièce d'or de Jean II ComnèneJadis les voyageurs découvraient avec émerveillement Byzance, l'opulence de ses marchés, le luxe de ses églises où les saints règnaient sur l'or des mosaïques, et ses belles pièces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-même apportait sa caution à l'empereur.

Ils rapportèrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, où l'on trouve le vieux mot bezant, témoigne de cette antique fascination...

Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutôt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.

attaque byzantine en sicile, 1038

La solution du problème mathématique n'étant guère inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique à laquelle pour ma part je n'ai hélas pas trouvé la réponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur étude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait référence à un fait historique. Ce pourrait bien être le siège d'Alexandrie en 641, au cours duquel en réalité les généraux byzantins se montrèrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en épopée... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque réminiscence cinématographique, et qu'il a songé par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au péplum de Riccardo Freda (1954) Theodora impératrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!

Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.

Un ange de TiepoloElle prête aujourd'hui à rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posée (et en fait bien des siècles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporéité, de leur forme matérielle, de la nature de leur déplacement dans l'espace.

Ce n'est pas sans intérêt pour ceux qui réfléchissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.

Comme je l'ai expliqué sans trop de détail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensée des Anciens, des messagers de l'au-delà. Ils ont donc une nature non matérielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancêtres ont-ils surmonté les difficultés diverses que cette double altérité suscitait pour eux?

ange byzantinLes artistes les représentèrent comme de gracieux jeunes êtres, parfois un peu androgynes, souvent dotés d'ailes désignant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages à tir d'aile) et la différence avec les humains. Une auréole complètait la représentation en suggérant une nature meilleure que celle de notre chair.

Au total les artistes de jadis se donnèrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guère de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de pièce d'or sans ornement.

Signalons donc au passage que l'une des plus belles pièces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.

un ange d'or

Et ajoutons que la République française émit aussi une pièce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...

ange moderne

Venons-en à ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.

On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallèle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.

Entre Platon et Aristote, le triomphe de Thomas d'Aquin, détail du tableau par Gozzoli au Musée du LouvreMais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposé le plus complet, avec un incroyable souci du détail, sur toutes les questions que peut poser à l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composé de matière ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en même temps? à plusieurs dans le même lieu ? passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ?

Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux régulateurs et aux juristes, quand ils réfléchissent sur les monnaies décentralisées. Du fait de ces similarités, je pense que la méthode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-être quelque chose à nous apporter.

CrivelliIl y a autre chose, dans sa démarche qui me paraît devoir être suggéré à ceux qui réfléchissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de réconcilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui était tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'époque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).

Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.

Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naîtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.

Pour aller plus loin :

26 - Bitcoin : des espèces qui ne montent pas au nez

July 25th 2015 at 18:24

La piste des sardines

J'ai écrit dans un papier sur le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes qu' en dernier ressort bien des objets standards et fongibles peuvent servir d’étalon voire d’instrument de paiement . Je faisais profiter mon lecteur du conseil que m'avait jadis donné un vieil homme avisé :  en cas de guerre, mon petit, les boites de sardines se bonifient . Il ajoutait, superbe mais pratique:  et ça s’empile facilement . Il faut en parler aux Grecs.

sardines grecques

L'argot est comme une mémoire vivante de ces situations de précarité collective. Que l'on travaille pour des clous, pour des clopes, ou pour des peaux de lapins, c'est toujours pour des objets ayant une utilité intrinsèque, relativement standards et fongibles que l'on travaille. La langue anglaise a d'autres références dont to earn peanuts.

On peut certes payer avec des cacahuètes comme monnaie de singe. Reste un problème que la nature de l'objet ne résout jamais. C'est celui de la confiance non en la cacahuète échangée mais dans le singe partenaire de l'échange...

Les cacahuètes et autres produits d'épicerie

L'autre jour la présidente de l'association des banques grecques, par ailleurs ancienne professeur d'économie aux universités de Yale et de Londres, a lancé un appel aux clients pour qu'ils rapportent leur argent en banque - Banks are absolutely trustworthy - appel qui a fait rire tout le pays.

cacahuetes grecquesParmi les réactions rapportées par la presse, l'une évoque ainsi la chose : les banques ne reverront jamais mon argent, je préfère acheter des tonnes de cacahuètes avec ! La solution (illégale selon Monsieur Sapin) est un peu rudimentaire si on la prend au pied de la lettre. Car la cacahuète, si elle peut servir de moyen de "petit paiement" (bien que non divisible, elle est utile et fongible), ne se conserve pas forcément plus de quelques semaines. Il faudrait prévenir les Grecs.

L'étude de la "grande famine monétaire" qui régna au XVème siècle, et que j'ai déjà abordée ici, est une mine d'idées sur ce qui peut servir de monnaie quand on n'a plus de monnaie. Pratiquement aucune des idées exhumées pour la Grèce n'a pas déjà servi à cette époque. Les tax scrips existent déjà sous le nom de scuxe à Gênes ou de note debiti communis à Milan. La cacahuète n'est pas encore arrivée de son Amérique tropicale... mais le poivre sert couramment, et même dans les contrats qui précisent ou l'équivalent en poivre. Le poivre, lui, se conserve en grains plusieurs années. Il faut le suggérer aux Grecs.

le poivre

En gros sacs ou en sachets, les épices ont la fluidité (la liquidité pourrait-on dire) et l'anonymat des métaux précieux. Certaines, comme le safran, valent leur poids d'or.

Il reste quelque chose du paiement en poivre et en épices dans notre vocabulaire : payer en espèces, c'est en effet proprement payer en épices.

Est-ce à dire que l'on pourrait ainsi se passer de banque? J'échangeais récemment avec un de mes nouveaux lecteurs, qui m'écrivait : Que l'on ait accepté "durant quelques heures" de la pyrite comme moyen de paiement en lieu et place de l'or nous rappelle bien que, en des temps d'impecuniosité comme d'hyperinflation, la monnaie, au-delà de sa valeur intrinsèque, reste une convention. Et de ce fait, comme il me le signale, il y avait déjà eu, depuis des années, des citoyens grecs développant des monnaies "alternatives", souvent appuyés sur des SEL (Systèmes d'échanges locaux). Notamment une expérience à Volos. Mon lecteur ajoutait que ce système, plus proche il est vrai du troc que d'une monnaie, partage cependant avec le bitcoin la faculté de "désintermédier" les échanges économiques.

Le SEL (une pincée, pas davantage)

C'est là que le bât blesse. Un troc, un SEL, une monnaie locale, tout cela est difficilement scalable comme on dit de nos jours. De telles expériences de désintermédiation sont éphémères, car elles se heurtent à une dure réalité. Cette réalité, c'est la difficulté d'étendre la confiance au delà d'un cercle étroit et de faire respecter les obligations sans contrainte légale.

L'open source permet certes d'imaginer des solutions. Ainsi le système TEM créé en 2012 à Volos devait permettre aux utilisateurs de la monnaie locale d’accéder à la liste complète des acheteurs et des vendeurs ainsi que de noter les autres membres après chaque transaction. Les transactions avaient lieu sous forme de virements d’un compte utilisateur à un autre, comme par chèques, mais pour éviter la fraude et assurer la transparence, les soldes de chaque utilisateur étaient archivés dans une base de données accessible à tous.

TEM de Volos

La technique a encore progressé depuis 2012. Elle peut considérablement aider le commerce en monnaies locales : il suffit d'implémenter ces monnaies sur des plateformes de paiement avec des applications mobiles. La technique peut aider le commerce en poivre en définissant toute chose durable et fongible comme une quasi-monnaie. Elle peut même aider le troc du poivre contre les sardines par des mécanismes issus des sites de rencontres, couplés à des systèmes de virement et de compensation. Les participants peuvent acquérir une réputation et une crédibilité comme sur les sites de vente en ligne. Mais il faut se rappeler que même les plus puissants de ces sites ont du mal à gérer les conflits, dans lesquels la bonne foi n'est pas toujours évidente. Or ces sites gèrent des montants individuels limités, et ne font pas de crédit.

Aujourd'hui des Grecs rêvent de changer non de monnaie (s'ils le pouvaient ils conserveraient le plus d'euros possible !) mais de banque ou plutôt de système bancaire.

Payervices on Greek TV

Une plateforme comme Payservices fait parler d'elle sur la télévision grecque car elle prétend permettre non seulement de faire des échanges à la fois en devise officielle et complémentaire, mais de payer de mobile à mobile, ou avec une carte indépendante des réseaux Visa ou Mastercard, tout en permettant un système global et cohérent (et donc le paiement de la TVA). Au passage elle prétend se substituer avec ses tokens dénommés "eurodrachmes" à la BCE comme à la Banque Nationale. Pourquoi pas, dans une logique de collapsus total?

Les paramètres politiques restent cependant bien difficiles à définir : l'État grec aurait-il un rôle, voire un compte administrateur ? accepterait-il en paiement des impôts une monnaie complémentaire "nationale" dont la création lui échapperait ou dont les tokens seraient des tax anticipation scrips ? Cette monnaie serait-elle distribuée per capita ou bien à concurrence des soldes en euros dans les banques qui seraient défaillantes ?

Le chemin est semé d'embûches. L'expérience de Volos date de 2012, et le site internet du TEM paraît abandonné malgré les circonstances récentes. La coopération a été de courte durée. Les tensions internes, les conflits humains l'ont emporté. Les tentatives actuelles auront-elles plus de pérennité ? Il est assez intuitif de comprendre que la force coercitive d'un système doit croître en proportion du niveau des risques. Or il est également intuitif de saisir que la Grèce n'a pas atteint son niveau de déréliction sans une certaine impéritie des pouvoirs publics. Compter sur eux maintenant pour créer une forme d'ordre, c'est blesser les sentiments d'un peuple abandonné, mais aussi nier la simple réalité.

La discorde

En regard, le bitcoin n'a qu'un défaut, me semble-t-il. Il ne peut être donné, distribué comme des jetons en début de partie. Pour la plupart des utilisateurs, les bitcoins utilisés sont des bitcoins acquis. Pour une adoption plus large qu'aujourd'hui, les nouveaux venus devront l'acquérir, et sans doute pour plus cher qu'il ne vaut aujourd'hui. Ce n'est pas un token pour rire (ou pour pleurer).



Mais il a un avantage non négligeable: c'est un système qui fait régner un ordre intrinsèque indépendant de l'ordre politique. Il y a au Musée d'Anvers un magnifique Rubens, qui représente Minerve détruisant la discorde.

Rubens

Or Minerve (Athéna !) c'est cette forme grecque de Sagesse, ce miracle grec, qui fit dire à Pythagore que tout est nombre. Bitcoin, dont la devise latine est vires in numeris ne rend pas les hommes meilleurs ou plus zélés à tenir leurs engagements.

Bitcoin fait régner l'ordre sans police. Il établit une confiance en lui ( il est pérenne et utile comme le poivre) mais surtout en l'autre. La confiance qu'on lui fait ne vient pas à ce jour de sa valeur (comme pour l'or l'or) mais de la confiance qu'il inspire comme moyen de transaction. Point de discorde en bitcoinie...

Ce qui permet de se passer de César, de sa monnaie (et de ses impôts). Car ce que César pense de la population, tout le monde le sait. Elle est bien gentille la populace, mais les épices lui montent vite au nez. Qu'elle a moins joli que Cléopâtre, laquelle était une princesse grecque...

César

Pour aller plus loin :

  • Mon billet sur l'impossible adoption du bitcoin par l'Etat grec (Monnaie de siège) et ses liens en bas de page.
  • Mon billet sur le Cercle des Echos le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes n'a malheureusement pas été maintenu sur leur site. COnclusion: il ne faut pondre que dans son propre nid !
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