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65 - L' Immortel

August 10th 2017 at 19:07

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'Ă©tait une de ces pĂ©riodes oĂč les esprits, amenĂ©s par les philosophes vers le vrai, c'est Ă  dire vers le dĂ©senchantement, se lassent de cette limpiditĂ© du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde rĂ©el pour entrer dans le monde des rĂȘves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

AprĂšs une sĂ©ance consacrĂ©e Ă  l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France StratĂ©gies, organisme dĂ©pendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique Ă  imaginer ou rĂȘver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon cĂŽtĂ© j'y avais surtout entendu les Ă©ternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposĂ© de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui Ɠuvrons Ă  concevoir des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s sommes des idĂ©ologues poursuivant rĂȘves ou chimĂšres, tandis que ceux qui gĂšrent les Ă©changes centralisĂ©s et les contrĂŽles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des confĂ©rences, Ă©tudes ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscĂ©rale d'une dĂ©marche hors institution, immĂ©diatement cataloguĂ©e comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux rĂ©voltes. La figure inavouĂ©e de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos Ă©changes, fondĂ©s sur rien et ne bĂ©nĂ©ficiant d'aucune garantie, ils seraient Ă  classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaßtre, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrÚtes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sĂ»r Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoquĂ© la rĂ©volution. Mais le personnage, ses rĂȘves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prĂ©voir l'avenir, se rendre immortel - tĂ©moignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans aprĂšs les aventures de son hĂ©ros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient Ă©tĂ© Ă©branlĂ©s, mĂȘme si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la piĂšce que Cagliostro y avait d'abord cachĂ©e. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rĂȘver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "trÚs au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A cÎté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symĂ©trique Ă  la dĂ©sinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand Ɠuvre" qui historiquement cĂŽtoie fort souvent la recherche d'immortalitĂ©. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'Ă©lixir de longue vie participent d'une mĂȘme recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rĂȘve sĂ©culaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappĂ© par la rĂ©currence de thĂšmes liĂ©s Ă  la jeunesse (voire Ă  la vie) Ă©ternelle. C'est souvent savant (la tĂ©lomĂ©rase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntĂ©thisera la tĂ©lomĂ©rase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet Ă  l'inflation monĂ©taire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalitĂ©. L'irrĂ©versibilitĂ© des Ă©critures dans la blockchain est bien plus chevillĂ©e Ă  ce rĂȘve qu'Ă  la rĂ©alitĂ©.

d'aprÚs le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tÎt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princiÚre), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admirĂ© par Rameau) et peintre (louĂ© par Latour). Il prĂ©dit l'avenir Ă  plusieurs occasions, et peut-ĂȘtre Ă  Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait Ă  sa perte n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la rĂ©volution, refit les mĂȘmes prophĂ©ties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. PrĂ©voir l'avenir peut tenir de la divination ou de la luciditĂ©, de l'escroquerie ou de la spĂ©culation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais Ă  la diffĂ©rence de Cagliostro qui fut ou se prĂ©senta comme son Ă©lĂšve, il ne semble pas avoir usĂ© de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancĂ©es. La rencontre en 1763 Ă  Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changĂ© une piĂšce de cuivre en or, est elle-mĂȘme trĂšs douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degrĂ©", mais avec d'intĂ©ressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le tĂ©moignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux tĂ©moignages postĂ©rieurs Ă  1784, sans vraiment trier les ragots des faits avĂ©rĂ©s, ni les faux tĂ©moignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mĂ©moires" du 19Ăšme siĂšcle, comme le cĂ©lĂšbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut ĂȘtre rĂ©putĂ© sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • NapolĂ©on (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystĂšre de l’incarnation, mais le mystĂšre de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prĂȘtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rĂȘveurs de l’Allemagne". DĂ©tail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu aprĂšs le Concordat, tout en renvoyant aux mĂ©moires de Pelet de la LozĂšre, qui lui place ces mots Ă  la sĂ©ance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sĂ©pultures... NapolĂ©on est rĂ©guliĂšrement invoquĂ© quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • MĂ©rimĂ©e, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siĂšcle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la mĂȘme diffĂ©rence qu'entre le XVIIIe siĂšcle et le nĂŽtre. Cagliostro faisait de l'or, Ă  ce qu'il disait, prĂȘchait la philosophie et la rĂ©volution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. HĂ©las ! Les esprits de notre temps sont bien mĂ©diocres."

58 - Sacré labyrinthe

March 7th 2017 at 09:23

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais Ă©tĂ© amusĂ©, en octobre 2016, en lisant un papier oĂč Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indiffĂ©rentes) et les cathĂ©drales Ă  des preuves de travail monumentales destinĂ©es, pour le citer, Ă  tĂ©moigner d'une capacitĂ© phĂ©nomĂ©nale Ă  mobiliser les Ă©nergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publiĂ© la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais Ă©videmment rien de cela en tĂȘte quand il fut dĂ©cidĂ© en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu Ă  Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech AmiĂ©noise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passĂ© nous lĂšgue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, prĂ©sente dĂšs le palĂ©olithique, date de bien avant que les Grecs ou les CrĂ©tois ne lui aient donnĂ© son nom de laburinthos (λαÎČύρÎčÎœÎžÎżÏ‚), terme dont l'Ă©tymologie est d'ailleurs un peu mystĂ©rieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims stylisĂ©Notons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (Î»ÎŹÏÏÏ…Ï‚), sorte de double-hache utilisĂ©e dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dĂšs l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaßt entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thÚme du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12Úme et surtout au 13Úme qui est le grand siÚcle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particuliÚrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ùme siùcle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pÚlerinage. PÚlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnùt du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier dĂ©tail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thĂ©matique religieuse sur laquelle je ne m'Ă©tendrai pas ici) et jamais des "dĂ©dales", mĂȘme si le motif central de celui de Chartres, dĂ©truit en 1792, semble avoir reprĂ©sentĂ© l'architecte DĂ©dale, le hĂ©ros ThĂ©sĂ©e et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait Ă  combattre un monstre, ceux des cathĂ©drales sont faits pour se prouver quelque chose Ă  soi-mĂȘme. Du premier il Ă©tait difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pĂ©nĂ©trer. Bref, voici peut-ĂȘtre une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second dĂ©tail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite prĂšs du but. Comme si l'oeuvre Ă  accomplir Ă©tait en soi assez simple. À Amiens, le pĂšlerin qui se tient Ă  l'entrĂ©e de la figure n'est qu'Ă  6 mĂštres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

TroisiÚme détail : avec 234 mÚtres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mÚtres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mÚtres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici rĂ©unies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet Ă  genoux sur le labyrinthe est censĂ© prendre le mĂȘme temps qu'un trajet d'une lieue Ă  pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'Ă©tymologie est peut-ĂȘte gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province Ă  l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomĂštres) reprĂ©sentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt Ă  pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le mĂȘme pour tous, d'un labyrinthe Ă  l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier dĂ©tail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrĂ©e vers l'Ouest, cĂŽtĂ© du soleil couchant et de la mort, cĂŽtĂ© par lequel risquent de pĂ©nĂ©trer fantĂŽmes et dĂ©mons. Leur imposer l'Ă©preuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sĂ©curitĂ© du saint monument ! Le diable reste piĂ©gĂ© dans un tel parcours soit parce que sa nature (ÎŽÎčÎŹÎČÎżÎ»ÎżÏ‚, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se dĂ©place qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacitĂ© d'effort du pĂšlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pÚlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13Úme siÚcle les abus les plus criants du 16Úme siÚcle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pÚlerinage un peu dérisoire n'avaient guÚre d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsÚque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pÚlerins du labyrinthe, que cela diminuùt la dette de leurs péchés ou que cela augmentùt à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord tolĂ©rĂ© cet instrument de foi naĂŻve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de rĂ©gulation. Au 17Ăšme siĂšcle un chanoine de Chartres rĂąlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guĂšre Ă  faire perdent leur temps Ă  courir et tourner. Au 18Ăšme siĂšcle, on les effaça ou on les dĂ©truisit un peu partout, Ă  Sens, Poitiers, Arras. MĂȘme celui d'Amiens fut sacrifiĂ© : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, dĂ©posĂ© en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques annĂ©es plus tard.

À Reims il avait Ă©tĂ© enlevĂ© dĂšs 1775, parce que les rires des chenapans sautant Ă  pieds joints sur le dallage oĂč l'on sacrait nos rois gĂȘnaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage Ă  notre Ă©poque. Le labyrinthe de Reims fut recrĂ©Ă©, depuis 2009, par un jeu d'Ă©clairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblĂšme ... un monument virtuel !

51 - Des météores ?

July 18th 2016 at 07:40

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici pour Ă©voquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-mĂȘme signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que NapolĂ©on est Ă  Sainte- HĂ©lĂšne, tout ici-bas m’est indiffĂ©rent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe aprÚs 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour aprĂšs une Ă©vasion rocambolesque de Sainte-HĂ©lĂšne Ă  laquelle NapolĂ©on semble s'ĂȘtre toujours refusĂ© (*), certains romanciers l'ont imaginĂ©. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de mĂȘme le sien "La mort de NapolĂ©on" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut ĂȘtre la situation d'un gĂ©nie inconnu comme Satoshi : l'impossibilitĂ© non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'ĂȘtre soi-mĂȘme.

Comme il ressemblait vaguement Ă  l’Empereur, les matelots l’avaient surnommĂ© NapolĂ©on. Aussi, pour la commoditĂ© du rĂ©cit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était NapolĂ©on. (...) Seul le maĂźtre d'Ă©quipage dĂ©sapprouvait cette appellation. Que l'on associĂąt le nom de son dieu Ă  ce petit homme laid avec son ventre enflĂ© et ses jambes grĂȘles, lui paraissait sacrilĂšge.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu ĂȘtre l'enfant prodigue de la gloire aprĂšs quelques annĂ©es de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, prĂ©sentant NapolĂ©on Ă©tranger Ă  lui-mĂȘme sur le bateau de son Ă©vasion : Entre le personnage qu'il avait dĂ©pouillĂ© et celui qu'il n'avait pas encore crĂ©Ă©, il n'Ă©tait temporairement personne. DĂ©barquĂ© Ă  Anvers il ne reconnut pas mĂȘme le bassin NapolĂ©on qu'il avait inaugurĂ© en personne dix ans plus tĂŽt. À Waterloo il a le sentiment d'ĂȘtre lĂ  pour la premiĂšre fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite Ăźle lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyĂ©, sa destinĂ©e devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher dĂ©sert Ă  l'autre bout du monde, avait rĂ©ussi Ă  dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-mĂȘme !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas Ă  se battre contre Satoshi lui-mĂȘme?

Le NapolĂ©on de Leys est vrai, extrĂȘmement crĂ©dible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann dĂ©teste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est dĂ©sormais largement occupĂ© par les fous. Une visite Ă  l'asile l'en convainc : une malheureuse Ă©pave prĂ©sentait une image mille fois plus fidĂšle, plus digne et plus convaincante de son modĂšle que l'improbable fruitier chauve qui, assis Ă  ses cĂŽtĂ©s, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La derniÚre phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-HélÚne au Musée de l'Armée.

Jusqu'oĂč peut-on comparer Satoshi Nakamoto Ă  NapolĂ©on Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant Ă  l'amour des mathĂ©matiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particuliĂšre de gĂ©nie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une suretĂ© du regard, une capacitĂ© d'agencer de maniĂšre proprement lumineuse des facteurs de nouveautĂ© rĂ©volutionnaires avec des Ă©lĂ©ments prĂ©-existants (d'ancien rĂ©gime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraĂźt que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), NapolĂ©on est l'instrument de l'Absolu sur le thĂ©Ăątre du monde, NapolĂ©on, en entrant Ă  IĂ©na l'Ă©pĂ©e en main le jour oĂč le philosophe achĂšve sa PhĂ©nomĂ©nologie de l'Esprit, devient le hĂ©ros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multisĂ©culaire de libĂ©ration de l'homme des corps intermĂ©diaires, des liens et des autoritĂ©s. Le P2P, c'est l'Absolu du 21Ăšme siĂšcle.

Renversant l'idĂ©alisme hĂ©gĂ©lien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en NapolĂ©on ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le gĂ©nie qui va permettre l'Ă©closion de la sociĂ©tĂ© bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra Ă  d'autres de dire, de mĂȘme, ce qu'aura Ă©tĂ© rĂ©ellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siÚcle. PlutÎt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

50 - Il prit la résolution de rester mort ?

July 14th 2016 at 16:45

( Questions impériales sur Satoshi - I)

Satoshi Nakamoto est une Ă©nigme et le demeurera peut-ĂȘtre. Je n'ai pas l'intention d'ajouter ici mes hypothĂšses personnelles Ă  la longue suite de celles qui ont dĂ©jĂ  Ă©tĂ© formulĂ©es (voir sur le site bitcoin.fr). Pour moi, son mystĂšre qui anime bien des conversations dans la communautĂ© (qui est-il, ou qui sont-ils ? que pense-t-il de tel ou tel problĂšme ? que va devenir son magot ? ) est consubstantiel au bitcoin, si du moins comme l'Ă©crit quelque part Hegel, la vĂ©ritĂ© n'est pas comme une monnaie qui, telle qu'elle est frappĂ©e, est prĂȘte Ă  ĂȘtre dĂ©pensĂ©e et encaissĂ©e. La vĂ©ritĂ© contient de la vie, da la souffrance et de la mort.

le mort d'Eylau

Je ne peux donc partager entiĂšrement le point de vue purement technicien de Peter Todd selon lequel l’identitĂ© de Satoshi est simplement une curiositĂ© historique.

L'apparition épisodique d'un prétendant est une chose qui ne peut qu'amuser l'historien comme elle stimule le romancier et intéresse le psychologue.

Des quatre faux tsars Dimitri successifs à la bonne dizaine de faux Dauphins du Temple, on ne manque pas de références en la matiÚre. Chacune de ces histoires témoigne de la conjonction de trois facteurs : un événement historique mystérieux, inouï ou scandaleux, l'existence d'un désordre mental individuel et une situation d'incertitude politique collective. Il n'est pas question de les rappeler ici, mais seulement de souligner la ressemblance frappante avec ce que nous voyons autour des "prétendants" Satoshi et de leur interférence dans les problÚmes de gouvernance du bitcoin.

Une chose, nĂ©anmoins m'Ă©tonne toujours. Pour soutenir (rarement) comme pour rĂ©futer (le plus souvent) tel ou tel prĂ©tendant, la plupart de mes amis se forgent implicitement l'image parachronique d'un Satoshi qui serait aujourd'hui le mĂȘme qu'en 2008. On compare la langue, le style, la dĂ©marche du prĂ©tendant aux traces, bien rares de surcroĂźt, laissĂ©es par le disparu. Comme si le temps n'avait pas passĂ© sur lui autant que sur nous.

chabertIl y a un héros de roman qui est l'archétype de cette situation, c'est le Colonel Chabert de Balzac. Cet enfant trouvé dont une révolution a fait un soldat, un héros, Grand Officier de la Légion d'Honneur, disparaßt de l'histoire dans le tumulte d'une bataille terrible (Eylau, 8 février 1807) et réapparaßt à Paris deux ans aprÚs Waterloo, alors qu'il est officiellement mort.

C'est un hĂ©ros dĂ©possĂ©dĂ©, Ă©mouvant, mais assez lucide. Un roi goutteux a remplacĂ© son empereur, un aristocrate l'a remplacĂ© dans le lit de sa femme, la sociĂ©tĂ© a changĂ©, il ne la reconnait pas davantage qu'elle ne le reconnait lui-mĂȘme.

Au terme de ses efforts, il prend, dit Balzac, la résolution de rester mort. Le roman de Balzac nous donne finalement des clés pour tenter de comprendre la situation, que Satoshi soit l'un des prétendants connus, ou bien qu'il soit tout autre et reste caché.

Tant qu'il prĂ©tend Ă  ĂȘtre reconnu, Chabert est traitĂ© de fou. On voit bien qu'une partie des critiques contre les prĂ©tendants Satoshi vise la qualitĂ© de leur Ă©tat mental. Comme si un hĂ©ros (de guerre ou de science) Ă©tait un homme ordinaire et comme si pareille situation ne devait pas le rendre plus Ă©trange encore qu'il ne l'Ă©tait de nature!

craigh– J’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place VendĂŽme, je crierai lĂ  : « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncĂ© le grand carrĂ© des Russes Ă  Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaĂźtra.
– Et l’on vous mettra sans doute Ă  Charenton lui rĂ©pond l'un des rares personnages honnĂȘte et qui croit en ses dires.

Chabert finalement renonce. A vrai dire, il a renoncĂ© depuis longtemps, il n'a cessĂ© de renoncer depuis dix ans : je fus convaincu de l’impossibilitĂ© de ma propre aventure, je devins triste, rĂ©signĂ©, tranquille, et renonçai. On me dira que certains prĂ©tendants ne sont ni rĂ©signĂ©s ni tranquilles ? Mais Ă©coutons Craig Wright, et convenons, au moins, qu'il parle comme un hĂ©ros balzacien (bien sĂ»r il y a aussi des escrocs chez Balzac) : Je suis dĂ©solĂ©. Je croyais que je pouvais le faire. Je croyais que je pouvais mettre les annĂ©es d’anonymat et de dissimulation derriĂšre moi. Mais, Ă  mesure que les Ă©vĂ©nements de la semaine se sont dĂ©roulĂ©s et alors que je me prĂ©parais Ă  publier la preuve que j’avais accĂšs aux premiĂšres clĂ©s, j’ai flanchĂ©. Je n’ai pas le courage. Je ne peux pas. C'est Ă  peu prĂšs le trajet de Chabert !

Le temps change tout ; ce qui est intime, ce qui est social, ce qui est politique. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration dit Balzac pour Ă©voquer l'Ă©pouse de Chabert.

Que doit penser Satoshi ? Huit ans aprÚs la grande crise, les banques n'ont jamais été aussi puissantes. Goldman Sachs, qui peut aussi facilement mettre à genoux un peuple que recruter un commissaire européen, développe sa blockchain sans bitcoin, dépose des brevets. Le monde ne bruisse que d'une forme précise de "technologie blockchain", celle qu'il sera possible de transformer en jeu de société.

Un point central du roman est que Chabert semble pourtant tenir davantage Ă  sa femme et Ă  son honneur qu'Ă  son trĂ©sor. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Ce qui ramĂšne au million de bitcoins de Satoshi Nakamoto, trĂ©sor interdit ou abandonnĂ©, peut-ĂȘtre perdu, et qui alimente tant de spĂ©culations.

Il y a un homme qui se passionne pour Chabert, c'est Jean-Paul Kauffmann. Glissons, puisqu'il dĂ©teste que l'on en parle, sur son statut d'otage (durant 3 ans, au Liban) et disons que, selon JĂ©rĂŽme Garcin, sa singuliĂšre bibliographie ressemble dĂ©sormais Ă  un long traitĂ© de la fuite, Ă  un prĂ©cis de disparition dans des lieux sinistres et carcĂ©raux oĂč le temps s’est arrĂȘtĂ© et les portables ne passent plus. Lui-mĂȘme, dans son dernier livre, Ă©crit : je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant et plus loin je ne me suis pas reconstruit Ă  l'identique.

kauffmann

Dans ce livre, Outre-terre, il se promĂšne sur le champ de bataille d'Eylau en songeant Ă  Chabert. Il est plus facile de s'identifier Ă  lui qu'au PĂšre Goriot ou Ă  EugĂ©nie Grandet. Chacun peut y chercher, Ă  travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l'absent, du disparu, du gĂȘneur.

De mĂȘme Satoshi disparu, fantomatique, ne devient-il pas, peu Ă  peu, lui aussi une forme de menace ?

Pour aller plus loin :

45 - Une perle, chez Escher

April 27th 2016 at 09:48

Bien souvent, le bitcoin est implicitement ou explicitement comparé à une forme d'or numérique. J'avais déjà évoqué ce que nous apporte une comparaison avec le diamant, qu'il faut tailler à l'aide des mathématiques pour en extraire la valeur.

Il m'est venu soudain Ă  l'esprit (je vais dire comment) une autre comparaison avec ce trĂ©sor trĂšs particulier qu'est la perle, une autre merveille d'agencement puisque sa nature chimique est, comme celle du diamant, extrĂȘmement commune. Et l'agencement n'est-il pas le vrai miracle de Satoshi ? perle

Or donc, j'étais durant quelques jours sur la cÎte normande, séjour propice aux plateaux de fruits de mer. Cette circonstance toute contingente est sans aucun rapport avec ce qui suit, quelque soit l'apport constant que ma vie quotidienne offre à ma réflexion sur le bitcoin ! Et ce qui suit n'a du reste que partiellement rapport aux perles !

GEBEn vérité, j'étais en train de lire un ouvrage déjà ancien : le jadis célÚbre Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter. Moins pour y trouver matiÚre à réflexion sur sa guirlande éternelle, que parce que je voulais approfondir le rapport du sujet et du fond.

Depuis un petit moment je tente en effet de lister les erreurs de ceux qui veulent oublier bitcoin et ne se servir que de la technologie blockchain.

  • L'une consiste Ă  penser que le fonctionnement et la sĂ©curitĂ© de la blockchain puisse ĂȘtre assurĂ©s sans coĂ»t, sans dĂ©pense, sans dommage. C'est au fond une position un peu idĂ©aliste consistant Ă  aimer la voiture qui vous emmĂšne vers la mer mais Ă  dĂ©tester l'essence qui pollue l'air que l'on y respire.
  • Une autre consiste Ă  oublier la primautĂ© de la fonction de transfert, pour s'imaginer la blockchain comme une main courante infalsifiable et Ă©ternelle (prĂȘte Ă  accueillir toutes les informations de notre civilisation) et non comme un livre enregistrant des mouvements.
  • Une autre encore, moins grossiĂšre cependant, consiste Ă  penser que l'on pourrait faire circuler sur une blockchain autre chose que son unitĂ© de compte intrinsĂšque. Certes on peut colorer des fractions de celle-ci (c'est une piste de rĂ©flexion fĂ©conde) mais Ă  partir d'un certain moment il faut bien admettre que ne circulent en rĂ©alitĂ© que des reprĂ©sentations d'une chose (euro, obligation, action) greffĂ©es sur... quoi ? un token ! Comme l'a dit en public mon ami Adrian Sauzade, l'euro n'est pas une smart money...
  • Et soudain j'ai commencĂ© Ă  me demander si une quatriĂšme erreur ne consistait pas ici dans une mauvais aprĂ©ciation de ce qui est le sujet et de ce qui est le fond.

On pourrait dire qu'il faut oublier la Joconde ou la Vierge aux rochers parce que ce que Vinci a inventé, ce sont des technologies de composition chimique des coloris, la technologie du sfumato, une technologie de perspectives (etc!) qui ont, aprÚs lui, été mises en oeuvre par d'autres. Ce serait là simple faute de goût. On peut aussi n'étudier chez Vinci que les paysages dans le fond des tableaux, c'est un axe de recherche érudite. La conclusion en est le plus souvent que par divers procédés, en contextualisant le portrait avec le paysage, Vinci crée un véritable récit pictural.

Regular Division of the Plane IIIJe m'interrogeais cependant sur ces tableaux oĂč la dichotomie du sujet et du fond est difficile Ă  mettre en oeuvre, ce qui est le cas notoirement dans plusieurs oeuvres de Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Dans quelle mesure pourrait-on dire que la distinction d'un bitcoin qui serait le sujet et d'une blockchain qui serait le fond serait opérante ou non? Je n'en sais rien.

Mais j'ai l'intuition que plusieurs tableaux d'Escher donnent des réponses métaphoriques à ma question. A commencer évidement par l'un des plus célÚbres, qui a déjà été détourné pour illustrer l'apparition d'une transhumanité ou... au profit du bitcoin.

les deux mains

Il y a aussi, chez Escher, une tension entre certains tableaux (je songe Ă  Figure 1975) oĂč aucune distinction n'est possible, et d'autres oĂč le sujet qui se coule d'un cĂŽtĂ© dans le fond en ressort ailleurs, de nouveau en tant que sujet. Il me semble mĂȘme qu'il y a un dessin d'Escher ("Reptiles", 1943) qui peut illustrer assez finement comment la blockchain n'est que la vie du bitcoin, qui l'anime, et qui toutefois en sort (semant l'effroi que n'ont jamais suscitĂ© les monnaies "pour rire" ou les monnaies de jeu) et y retourne constamment.

le bitcoin chez Escher

Que le maĂźtre me pardonne...

Le livre de Douglas Hofstadter traite en fait d'une Boucle Étrange, un procĂ©dĂ© qu'il retrouve dans le canon Ă©ternellement ascendant de Bach, dans certaines gravures d'Escher, et dans la dĂ©monstration du thĂ©orĂšme (proposition VI) de Gödel. Les comparaisons ne sont pas toujours Ă©videntes. Au dĂ©tour d'une phrase, il Ă©crit au sujet de la proposition VI il est difficile de voir une Boucle Étrange dans cette perle, parce que en fait la Boucle Etrange est dans l'huitre, la dĂ©monstration.

A cet endroit j'ai refermé le livre (je n'étais pas bien loin, à la page 19 sur 884 ; je l'ai repris depuis, mais n'en suis guÚre que vers la page 120 au moment de rentrer).

Ε᜕ρηÎșα ! EurĂȘka ! La perle est dans la coquille. L'huĂźtre a certes dĂ©veloppĂ© une technologie coquille pour une raison qui est par ailleurs liĂ©e Ă  la confiance, la confiance qu'en l'occurence elle ne peut faire Ă  personne en ca bas-monde, mais ce n'est pas la coquille qui a de la valeur. Certes on peut aussi y cacher une piĂšce de monnaie. Ou comme ZĂ©zette (Ă©pouse X) s'en servir de cendrier. Mais ce n'est pas pour cela que les pĂȘcheurs de la cĂŽte d'Oman risquĂšrent leur vie durant des siĂšcles pour aller cueillir les coquilles au fond du golfe persique !

Que nous apprend la perle ? On l'a dĂ©jĂ  dit : comme le diamant, sa composition chimique n'en fait en rien un trĂ©sor. Et mĂȘme, elle a une composition fondamentalement similiare Ă  celle de la coquille car elles sont toutes deux formĂ©es d'une concrĂ©tion calcaire, l'aragonite (CaCO3). Ce qu'elle a, que la coquille n'a pas, c'est un Ă©clat, une beautĂ©.

La beauté n'est pas perceptible par tous. On ne peut parler de la perle sans se souvenir de l'injonction évangélique (Mat VII,6) : ne jetez pas la perle aux pourceaux que la sagesse populaire, un peu courte, a progressivement transformé en pas de confiture aux cochons.

perles au cochon

Mais le texte de l'Évangile est bien plus riche : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous dĂ©chirent. Ici, chacun comprendra ce qui lui plaira.

Revenons Ă  mes vacances.

le rat et l'huitreJ'en Ă©tais lĂ  de mes rĂȘveries quand, un beau matin, je me rends Ă  la petite brocante organisĂ©e sur la place du village. Et la premiĂšre chose que je vois, c'est Ă  croire que... c'est cela : Le rat et l'huĂźtre, fable illustrĂ©e par Firmin Bouisset (le crĂ©ateur de la cĂ©lĂšbre fille du chocolat Menier et du jeune Ă©colier des petits LU). L'image tire mon oeil : je relis le texte ( ce n'est pas la fable la plus cĂ©lĂšbre, sauf pour sa chute) :

Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et si je ne me trompe Ă  la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chĂšre, ou jamais.

N'est-ce pas ainsi qu'ont réagi les grandes institutions, suivant Blythe Masters, en "découvrant la Blockchain" avec... des années de retard ?

Mais l'hußtre se referme d'un coup sur le prédateur. La Blockchain pourrait bien en faire autant un de ces quatre matins sur certains qui entreprennent de l'examiner d'un peu trop prÚs.

Cette fable contient plus d'un enseignement:
Nous y voyons premiĂšrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement.
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

44 - La Liberté

April 14th 2016 at 09:02

Lors d’un colloque Ă  l’AssemblĂ©e Nationale, on m’avait demandĂ© de rĂ©pondre Ă  la question : Pourquoi, achĂšte-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptĂ©s ?

J’avais rĂ©pondu qu’il y avait bien des raisons, au delĂ  de l’intĂ©rĂȘt, pour dĂ©sirer dĂ©tenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intĂ©ressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'Ă©merveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il Ă©tait difficile Ă  prĂ©senter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cƓur du projet d’une monnaie dĂ©centralisĂ©e c’était la libertĂ© du cyberespace, mais en prĂ©cisant «au double sens d’absence de contrĂŽle et de rĂ©pression, mais aussi de fluiditĂ©, d’instantanĂ©itĂ©, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'Ă©tait pas forcĂ©ment ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par LibertĂ©.

de SevÚre Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai dĂ©jĂ  Ă©voquĂ© ici abordait lui aussi la chose Ă  sa façon. Youl a dĂ©jĂ  revisitĂ©, Ă  la demande de clients bitcoineurs, la CĂšne de Vinci et les Joueurs de Carte de CĂ©zanne. A chaque fois je suis Ă©tonnĂ© de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirĂ©e de la cultissime LibertĂ© guidant le Peuple d’EugĂšne Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en mĂȘme temps, adoptĂ©e comme illustration de son communiquĂ© de presse « pas de rĂ©volution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant Ă  cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'Ă©tait pas un choix trivial, voire fĂącheux. La libertĂ© figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce mĂȘme tableau, passablement sagouinĂ©, avait jadis servi Ă  illustrer un billet de 100 francs crĂ©Ă© en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siĂšcle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa CÚne, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premiĂšres Ă©bauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-acadĂ©mique mais non-rĂ©volutionnaire, plutĂŽt admirateur de NapolĂ©on. Il n’a pas participĂ© Ă  l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette rĂ©volte et des suivantes, voire pour illustrer « les MisĂ©rables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspirĂ© du peintre, bien des annĂ©es plus tard, pour Ă©crire le rĂ©cit d’une insurrection rĂ©publicaine de 1832, qui fut durement rĂ©primĂ©e par le rĂ©gime Ă©tabli deux ans plus tĂŽt.

La toile de Delacroix cĂ©lĂšbre en effet les « trois glorieuses » journĂ©es du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers rĂ©unis) renversĂšrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frĂšres de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la RĂ©publique parce qu’elle Ă©tait perçue comme un facteur de dĂ©sordre social, ni du fils de NapolĂ©on, parce que l’empire aurait hĂ©rissĂ© les puissances Ă©trangĂšres. On dĂ©cida donc de placer sur le trĂŽne le cousin du roi renversĂ©, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dĂ©nuĂ©e de toute lĂ©gitimitĂ© : Louis-Philippe n'Ă©tait pas le successeur lĂ©gitime, son pĂšre avait votĂ© l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce rĂ©gime bĂątard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icĂŽne de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile cĂ©lĂšbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouchĂ© d’un rĂ©gime d'oligarchie financiĂšre et de haute-bourgeois. Sa LibertĂ© tient un peu de la dĂ©esse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple Ă  peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvĂšrent grossier, ils protestĂšrent que Delacroix dĂ©shonorait la glorieuse rĂ©volution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse rĂ©volution, il ne restait dĂ©jĂ  que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il Ă©tait encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adoptĂ© par le nouveau rĂ©gime.

La "rĂ©volution" consista en effet Ă  changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses prĂ©fets et ses gendarmes maintenaient partout le mĂȘme ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le rĂ©gime dĂ©jĂ  embourgeoisĂ© qui Ă©tait nĂ© de l’évĂ©nement de 1830 n’avait sa lĂ©gitimitĂ© (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirĂšrent sur les insurgĂ©s de 1830 firent la mĂȘme besogne au service du nouveau rĂ©gime.

Il y a un goût trÚs amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La MĂ©duse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, mĂȘme si la couleur n'apparaĂźt pas sur les premiĂšres Ă©bauches. Et autour de la LibertĂ© on s'attend Ă  voir une reprĂ©sentation mĂ©taphorique des forces et des mĂ©tiers Ă  l’oeuvre dans la rĂ©volution de la dĂ©centralisation : dĂ©veloppeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sĂ»r Youl met aux mains des Ă©meutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficultĂ©, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'aprĂšs le peintre lui-mĂȘme) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commĂ©more cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : KarplelĂšs and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas Ă©ludĂ© cette dimension. Le sol reste jonchĂ© de corps sacrifiĂ©s.

Youl nouvelle Ă©bauche

Le « vieux monde » n'a guÚre sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrÚtement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractÚre trÚs catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un systÚme lointain.

Youl, Ă©bauche avec monuments

C'est le moment de regarder la mĂȘme LibertĂ© quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraßner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la piÚce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




Pour aller plus loin :

43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

March 25th 2016 at 09:27

(cet article a été traduit en chinois)

À la ConfĂ©rence « Blockchain : disruption et opportunitĂ©s » tenue le 24 mars Ă  l'AssemblĂ©e nationale, on m'avait demandĂ© une brĂšve mise en perspective de la notion de confiance, notamment Ă  travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir Ă  nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois dĂ©crit comme l'Einstein du 14 Ăšme siĂšcle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet Ă©rudit, Ă©conomiste, mathĂ©maticien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siĂšcles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se rĂ©clament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (mĂȘme si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensĂ© que l'idĂ©e de partir d'Oresme pour introduire une rĂ©flexion autour du bitcoin Ă©tait bonne, mais pour aller oĂč ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose Ă  nous dire. Il a vĂ©cu plus de 70 mutations monĂ©taires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur Ă  la monnaie mĂ©tallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotĂ©licien, rĂ©prouve l’intĂ©rĂȘt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriĂ©tĂ© du prince. Elle appartient Ă  ceux qui la gagnent, Ă  la collectivitĂ© de ses utilisateurs, qui seule peut en dĂ©finir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-ĂȘtre approuvĂ© l’indĂ©pendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la prĂ©sentation qui est gĂ©nĂ©ralement faite de la confiance comme naturellement suscitĂ©e et entretenue par une institution tierce et centralisĂ©e. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un Ă  l’autre, entre frĂšres, amis, voisins. La premiĂšre forme de monnaie-dette chacun la connait : au cafĂ© on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine prĂ©cise et qu’elle est, comme le langage lui-mĂȘme, (confĂšre l’expression sur parole) un Ă©lĂ©ment constitutif de notre humanitĂ©.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mĂȘmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delĂ  du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rĂŽle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautĂ©s de marchands (lombards, juifs, ismaĂ©liens, gujaratis) et sur certains marchĂ©s comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idĂ©e qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinĂ©e Ă  faire de nĂ©cessitĂ© vertu.

Les pĂšres du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manquĂ© au systĂšme de Law) n’a aucun fondement rĂ©publicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un Ă©conomiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matiĂšre dont la piĂšce est faite importe peu et que la volontĂ© de l’empereur serait d’attribuer la mĂȘme valeur Ă  un morceau de cuir ou Ă  une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquĂ©e. Mais du fait de son cours forcĂ© elle est parfaitement invĂ©rifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit Ă©pargnant finit toujours grugĂ©. Nos concitoyens ont lu que les banques Ă©taient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dĂ©pĂŽts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutĂŽt pondĂ©rĂ© leur dire que la France est en faillite. Les plus informĂ©s ont compris ce que chypriation et rĂ©solution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacitĂ©, sa valeur, Ă  la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothĂšque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’ĂȘtre et le vrai fondement de la monnaie rĂ©galienne. Contre le moine Oresme, c’est donc JĂ©sus qui a raison quand il parle du « denier de CĂ©sar ».

un percepteur romain

Quand l’évangile Ă©crit áŒˆÏ€ÏŒÎŽÎżÏ„Î” Îżáœ–Îœ τᜰ ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎżÏ‚ ÎšÎ±ÎŻÏƒÎ±ÏÎč, comprenons qu’il faut payer ses impĂŽts Ă  l’Etat mais placer sa confiance dans la sociĂ©tĂ©.

Cependant, en matiĂšre d’agencement de la sociĂ©tĂ© face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des Ă©changes par rapport au prince) que dans un « moment mathĂ©matique », oĂč l'on dĂ©couvre comme le fit GalilĂ©e en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment GalilĂ©e apporte sa part de dĂ©senchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delĂ  du hype ludique et communautaire, au delĂ  de l'Ă©merveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile Ă  prĂ©senter simplement surtout Ă  des non-amĂ©ricains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cƓur du projet, c’est je crois la libertĂ© du cyberespace. LibertĂ© au double sens d’absence de contrĂŽle et de rĂ©pression, mais aussi de fluiditĂ©, d’instantanĂ©itĂ©, de partage et de confiance.

DĂ©sormais, et c’est une dĂ©flagration, la confiance est Ă©crite en langage mathĂ©matique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une prĂ©sentation du TraitĂ© des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premiĂšres monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggĂšre me semble-t-il David Graeber) je trouve particuliĂšrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaultĂ© ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctoritĂ© d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa vouluntĂ©, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire Ă  sa vouluntĂ© des monnoies.
  • TĂ©lĂ©charger une traduction du TraitĂ© des monnaies en pages 47 Ă  92 de l'ouvrage rĂ©alisĂ© par une Ă©quipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complĂšte de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une piĂšce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matiĂšre plus ou moins prĂ©cieuse qui a Ă©tĂ© employĂ©e pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette piĂšce de monnaie soit reçue en Ă©change d'un boisseau de blĂ© ou d'une piĂšce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappĂ©e sur le mĂ©tal, c'est la volontĂ© de l'emperuer exprimĂ©e par cette image, d'attribuer Ă  ce morceau de mĂ©tal une efficacitĂ© telle qu'on l'accepte sans hĂ©siter en retour des choses ayant une valeur rĂ©elle, servant aux usages rĂ©els de la vie. Et dĂšs lors, la matiĂšre dont cette piĂšce est faite importe peu. La volontĂ© de l'empereur serait d'attribuer la mĂȘme valeur Ă  un morceau de cuir , Ă  une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.

42 - L'Art est-il dans la nature du Bitcoin?

March 1st 2016 at 09:05

TĂ©tradrachme de ClazonĂšmeS'il y a un art de la monnaie ce n'est pas celui des banquiers mais celui des artisans, des graveurs de monnaies.

Au commencement, les monetae figuraient le visage des dieux, des hĂ©ros et des rois. Une monnaie n'Ă©tait pas moins sacrĂ©e qu'une statue dans un temple ; le caractĂšre prĂ©cieux du mĂ©tal et la beautĂ© plastique de l'Ɠuvre se combinaient en l'une comme en l'autre.

Qu'elles soient perses, grecques ou ... gauloises, les monnaies antiques nous frappent toujours par leur hiératique beauté.

monnaies antiques

Et des siÚcles plus tard, les guerres entre rois étaient aussi des concours de beauté : sur leurs trÎnes, sur leurs nefs, sur leurs chevaux, rois de France et d'Angleterre faisaient assaut de majesté par de vraies oeuvres d'art.

guerre de cent ans

Il reste quelque chose de ce lien antique. Oscar Wilde l'avait dĂ©jĂ  remarquĂ© : «Quand les banquiers se rĂ©unissent pour dĂźner, ils parlent d’art. Quand les artistes se rĂ©unissent pour dĂźner, ils parlent d’argent».

Des étranges relations entre les gens d'argent et les gens d'art, quels enseignements pouvons-nous tirer pour Bitcoin, la plus immatérielle des monnaies ?

Les Ɠuvres d'art constituent depuis longtemps une classe d'actifs. Le goĂ»t des hommes d'affaires n'est pas forcĂ©ment mauvais. Les choix des MĂ©dicis, jadis, ceux d'un industriel de l'acier d'origine populaire comme Frick il y a un siĂšcle, ou plus rĂ©cemment ceux d'un industriel du textile troyen comme Pierre LĂ©vy rappellent que le goĂ»t, le flair, l'audace mĂȘme et l'absence de conformisme ou d'acadĂ©misme peuvent aussi faire de redoutables d'hommes d'affaires des collectionneurs avisĂ©s.

Collections Frick (supra) et LĂ©vy

L'oeuvre d'art est un "or artistique". Elle a une valeur intrinsĂšque, qui rĂ©siste Ă  l'inflation. Mais elle doit ĂȘtre "vraie". L'art comme classe d'actifs ne s'Ă©tend qu'aux seuls objets tangibles : peinture, gravure, sculpture. PassĂ© la pĂ©riode couverte par le droit de l'auteur et de ses ayants-droit, personne n'a entendu parler de possĂ©der (surtout de maniĂšre exclusive) Une petite musique de nuit ou Les Fleurs du Mal. Ce n'est pas dĂ©sintĂ©rĂȘt. Pour qu'une crĂ©ation ait valeur marchande, il faut qu'elle soit exclusive sinon unique, exactement comme une piĂšce de monnaie. Il faut qu'elle soit "vraie".

Un vrai Picasso se possĂšde, mais comment possĂšderait-on un vrai Mozart ?

Il y eut une exception : le fameux Miserere d'Allegri, composĂ© en 1683 pour le pape Urbain VIII. Sa copie et mĂȘme sa transcription durant une audition Ă©taient punies d'excommunication car cette propriĂ©tĂ© du pontife, uniquement interprĂ©tĂ©e dans sa chapelle, se devait d'ĂȘtre exclusive. Elle le resta (plus ou moins, car des transcriptions aussi fautives que furtives circulaient) jusqu'au prodige du jeune Mozart qui, Ă  l'Ăąge de 14 ans, aurait retranscrit chez lui sans une seule erreur l'intĂ©gralitĂ© du morceau (un peu moins d'un quart d'heure) aprĂšs l'avoir entendu une seule fois, en 1770.

Dirait-on aujourd'hui que le petit prodige a hackĂ© le fichier d'Allegri? Il n'a pas recopiĂ© la partition, il a pratiquement rĂ©Ă©crit le morceau, non avec ses yeux, pas mĂȘme avec ses oreilles, mais avec sa mĂ©moire !

un cave artisteOn vole trÚs au-dessus des douteux exploits des faux-monnayeurs que seule la prudence conduit à s'appliquer, ce qui fait que la fausse monnaie, pas moins que la vraie, requiert une main d'artiste, une paluche qui vaut de l'or, une main raphaëlienne comme disait le Dabe.

Or justement, de telles mains existent, et c'est bien pourquoi la fausse monnaie n'a pas attendu le scanner pour courir la rue.

Pour Ă©liminer la "fausse" monnaie, une idĂ©e monĂ©taire originale et artistique serait que tout billet soit forcĂ©ment lui-mĂȘme un original, radicalement diffĂ©rent des autres et non pas diffĂ©renciĂ© par un numĂ©ro de sĂ©rie dont nul ne se soucie et qui n'assure qu'une traçabilitĂ© fort mĂ©diocre.

Je voudrais ici parler d'une expĂ©rience peu connue en France, et qui Ă  vrai dire n'a guĂšre marchĂ© et ne pouvait pas marcher : l'Artmoney danois. Un beau jour de 1997, un peintre fauchĂ© a proposĂ© dans un cafĂ© de Copenhague de peindre lui-mĂȘme le billet. Artmoney Ă©tait nĂ©, et des milliers de billets diffĂ©rents ont Ă©tĂ© dessinĂ©s ou peints, tous de format 12x18, assortis au dos de l'Ɠuvre de mentions obligatoires et tous d'une valeur nominale de 200 couronnes. Oui, l'histoire se passe bien dans LE pays qui a dit non au merveilleux euro. Est-ce un hasard ?

Dans les premiĂšres annĂ©es de ce siĂšcle, des "billets" ont Ă©tĂ© acceptĂ©s en paiement, essentiellement pour quelques 20% des consommations dans les bars branchĂ©s de Christianshavn. L'expĂ©rience semble s'essouffler mĂȘme si les billets seraient toujours acceptĂ©s dans 150 commerces dans le monde, dont 121 au Danemark et 2 en France.

J'ai bien sûr acquis quelques "billets". Comme la trÚs grande majorité des clients, ce fut toutefois seulement pour leur valeur de collection. On peut sourire, mais j'ai toujours pensé que les fameuses "monnaies locales complémentaires" n'avaient guÚre d'autre destin dans la pratique. La valeur de collection se combine cependant, dans le cas d'Artmoney, à une valeur intrinsÚque, liée au travail du peintre: de l'or artistique, en somme...

J'ai encadré celui-ci, parce qu'il résume assez bien la philosophie du systÚme...

artmoney

Pourquoi cela n'a-t-il pas mieux marché ? Ne haussons pas les épaules : créer de la monnaie ex nihilo, les artistes de Copenhague ne furent pas les seuls à y songer, la BCE ou les banques commerciales le font aussi, et sans avoir le talent ou la courtoisie de s'imposer une création artistique pour cela...

En tout cas il y a ici un concept que nous retrouvons dans le systÚme bitcoin : l'unicité, l'originalité de chaque unité, et... beaucoup de travail !

Une autre idée, bien plus féconde, qu'eurent en premier les artistes et les collectionneurs c'est de rendre chaque oeuvre traçable.

la vente ContiLe meilleur moyen de savoir si vous avez un vrai Titien, un vrai Rembrandt... c'est de connaĂźtre son histoire depuis l'atelier.

Les catalogues de MusĂ©es (au moins 200 pour le seul MusĂ©e du Louvre depuis 1793) s'avĂšrent ici moins utiles que les catalogues des collections privĂ©es puisque leurs piĂšces sont encore susceptibles d'ĂȘtre mise en vente. Ces catalogues existent depuis le 17Ăšme siĂšcle.

Mais il faut surtout citer les catalogues des grandes ventes, des successions de collectionneurs (comme la vente à la mort du prince de Conti en 1777), les catalogues des ventes aux enchÚres conservés depuis le 18Úme siÚcle...

Tous ces catalogues forment autant de blocks validĂ©s, certifiĂ©s (les commissaires priseurs sont officiers ministĂ©riels), mĂȘme si leur chaĂźnage laisse Ă©videmment Ă  dĂ©sirer.

Souvent la "cote" d'un artiste se soutient d'autant mieux que sont disponibles ses archives et que la recension exhaustive de ses oeuvres et l'informatisation des donnĂ©es le concernant et de tout ce qui permet d'entretenir un catalogue raisonnĂ© sont avancĂ©es. Ainsi l'incapacitĂ© oĂč se trouvent les experts de savoir ce qui est vraiment de Salvador Dali (la rumeur voulant qu'il ait mĂȘme laissĂ© quantitĂ© de papier blanc dĂ©jĂ  signĂ© de sa main) affecte quand mĂȘme durement sa cote. L'auteur des montres molles a dĂ» songer aux monnaies fondantes !

De mĂȘme, pour en rester aux surrĂ©alistes, la cote de Roberto Matta souffre de l'absence d'un catalogue raisonnĂ©. Au contraire, celle de Wifredo Lam bĂ©nĂ©ficie clairement de l'important effort entrepris par son Ă©pouse et ses hĂ©ritiers qui ont Ă©tabli un catalogue raisonnĂ© de son oeuvre.

Lam, pour les réfugiés espagnols

Lam, mort en 1982, a son site; mort 20 ans plus tard, Matta n'en a pas.

A partir de 1959, un artiste dĂ©couvreur comme Hans Hartung, crĂ©ateur du mouvement de l'abstraction lyrique, tint lui-mĂȘme de son vivant un vaste catalogue de ses propres oeuvres et entreprit de les rendre traçables. Aujourd'hui, une fondation gĂšre archives, catalogues, rĂ©seaux d'experts. Elle est en mesure de dĂ©livrer des certificats d'authenticitĂ© mais aussi de faire saisir de (rares) faux. De telles entreprises, grandement facilitĂ©es par l'essor de l'informatique, font aujourd'hui rĂ©fĂ©rence.

L'apparition des registres de type blockchain donne tout naturellement une nouvelle jeunesse à de telles entreprises. Si des artistes ont été parmi les premiers à accepter le bitcoin tant comme source d'inspiration (lire dans Coindesk ) qu'en paiement (voir des sites comme art4bitcoin, cointemporary)], on voit aujourd'hui une entreprise comme la start-up berlinoise ascribe offrir des solutions nouvelles pour les artistes, qu'il s'agisse de signer des oeuvres d'art numériques, d'en éditer des certificats d'authentification, d'en maintenir un catalogue, de les tracer, de les partager ou encore de gérer des éditions en séries limitées.

Ceci me paraßt, à l'orée d'une Úre fondamentalement différente - parce que les aventures ont et auront lieu dans un espace numérique - infiniment plus prometteur que les bricolages consistant à implémenter sur la blockchain (donc dans le cyber-espace) des objets conceptuellement issus du titre-papier (en France : cadastre napoléonien ou loi sur les sociétés de la fin du 19Úme).

J'avais noté que, dans l'art des choses idéales, l'adoption par les artistes, vers la fin du 15Úme siÚcle, des mathématiques de la perspective avait été concomitante de la taille du diamant, créatrice de richesses nouvelles et fabuleuses. Il faut toujours suivre les artistes...



Pour aller plus loin :

  • le site pour investir avec Ă©motion de Michel Santi, ancien trader et amateur d'art, que je remercie par ailleurs vivement de son accueil et de ses utiles indications.
  • un article de l'Usine digitale sur l'apport de la blockchain Ă  l'authentification
  • Une vidĂ©o sur l'histoire d'Artmoney qui insiste sur la dimension communautaire de la monnaie

41 - Questions philosophiques rue du Caire

January 31st 2016 at 18:36

La Maison du bitcoin organise rĂ©guliĂšrement des petites sĂ©ances d’initiation au bitcoin, aimablement ouvertes Ă  tous. Je m’y suis rendu mercredi 27 janvier avec ma petite idĂ©e, qui consistait Ă  Ă©couter moins l’orateur ( Manuel Valente, trĂšs clair) que les questions de la salle.

En rĂ©alitĂ©, les gens qui viennent rue du Caire ont dĂ©jĂ  de l’intĂ©rĂȘt, voire de la sympathie, pour cette expĂ©rience fascinante, tant d’un point de vue monĂ©taire que d’un point de vue que je dirais
 philosophique.

Et justement, trĂšs vite je me suis aperçu ce mercredi, que sous le masque des visiteurs, s’étaient fort probablement glissĂ© de grands philosophes. Qu’on en juge Ă  l’examen (dans l’ordre) des questions posĂ©es par la salle. On y retrouve les Anciens...

les Anciens

... et les Modernes !

les Modernes

Qui les fabrique, les bitcoins ? Il faut comprendre quel type d’hommes, en accomplissant quel travail, en dĂ©ployant quels efforts. Karl (Marx, pas ChappĂ© !) on t’a reconnu.

Et moi est-ce que je peux en fabriquer ? Adli Takkal Bataille, avec qui j’ai partagĂ© mes idĂ©es et mes doutes, suggĂšre que Friedrich Hayek avait pu se glisser sous la peau de celui qui a posĂ© cette question. Mais j’incline Ă  y voir un retour de SĂžren Kierkegaard, prĂ©curseur des existentialistes pour qui une philosophie que le penseur lui-mĂȘme n’habite pas n’est qu’un palais vide.

Comment ça se fait que ça ait marchĂ© ? Question leibnizienne, rudement tĂ©lĂ©ologique : le bitcoin marche parce qu’il est la meilleur monnaie possible, dans le meilleur des cyber-espaces possibles. Variante Bossuet : le bitcoin participe au plan providentiel.

Combien y a t-il de mineurs? La question pourrait paraĂźtre sans grand enjeu philosophique, sauf Ă  un positiviste, genre Auguste Comte qui pensait que nous ne connaissons ni l'essence, ni le mode rĂ©el de production, d'aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ce genre de pensĂ©e ne m’a jamais passionné 

Donc ce n’est pas Ă©cologique A cet ergo, on reconnaĂźt tout de suite le cartĂ©sien. Qui d’ailleurs se soucie peu de la nature puisque Dieu et Satoshi en ont rendu le bitcoineur maĂźtre et possesseur


Le systĂšme a-t-il dĂ©jĂ  Ă©tĂ© bloquĂ© ? Un disciple du mathĂ©maticien Kurt Gödel, si ce n’est le maĂźtre lui-mĂȘme, venu vĂ©rifier que, selon son cĂ©lĂšbre thĂ©orĂšme, il y a toujours un truc incomplet ou foireux Ă  dĂ©nicher partout (je rĂ©sume).

Comment est organisĂ©e la gouvernance ? On peut penser ici Ă  Rousseau, qui expliquait doctement que quelque part au nĂ©olithique les gars avaient posĂ© la massue dans un coin de la caverne et passĂ© un pacte entre eux au nom duquel on peut aujourd’hui supprimer l’état de droit. Il aurait aussi bien pu imaginer une gouvernance pour le bitcoin. Mais trĂȘve de cynisme potache : c’est plutĂŽt du cĂŽtĂ© de Machiavel qu’une gouvernance du bitcoin trouvera un jour sa description.

Comment on fait concrĂštement pour acheter ? FatiguĂ© du ciel des idĂ©es, c’est ici Aristote qui parle.

les livres jadis se rangeaient

On n’a pas de recours? Non. C’est bien embĂȘtant pour un humain, sujet Ă  l’erreur et au pĂ©chĂ©. On remercie quand mĂȘme saint Thomas d’Aquin, pour qui l'acte humain n’est volontaire que s'il est rationnel et libre, d’avoir soulevĂ© la question.

Qu’est-ce qu’on peut acheter avec ça? Rien, bien sĂ»r, diront les cyniques qui ne le sont jamais autant que leur maĂźtre, DiogĂšne, qui lui voulait abolir la monnaie


autres temps, autres moeurs

Pourquoi la valeur est hyper fluctuante? Parce que tout change, qu’on ne se baigne jamais dans le mĂȘme fleuve. HĂ©raclite d’EphĂšse Ă©tait lĂ , lui aussi.

Pourquoi les banques disent de s’en mĂ©fier? Avec une question aussi naĂŻve, le choix est simple. Soit l’interlocuteur se fiche de vous, soit c’est Socrate redivivus qui va vous prendre par la main et vous faire accoucher de la vĂ©ritĂ© qu’en rĂ©alitĂ© vous connaissez dĂ©jĂ .

Quand est-ce qu’elles font leur propre monnaie? Nicolas Oresme, impatient d’en finir.

Comment est-ce que vous gagniez votre vie? Saint Paul l’écrit (2Th3,10) : celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. L’ancien sĂ©minariste Joseph Staline (un philosophe gĂ©orgien) aimait bien cette citation qui rappelle opportunĂ©ment qu’il faut quand mĂȘme faire bouillir la marmite.

Comment la clé sait-elle quelle valeur il y a sur une adresse? Selon mon ami Adli, la question indiquerait sinon la présence directe de Heidegger, du moins son influence sensible.

A noter que personne dans la salle n’a demandĂ© si le bitcoin servait Ă  acheter de la drogue :Herbert Marcuse ne court plus les rues. Personne non plus n'a demandĂ© si le bitcoin finançait l’état islamique : les gens ne lisent donc plus le journal et font davantage confiance au rapport d’Interpol, qui dit que non.

Hathor place du Caire

Comprenne qui pourra.

39 - Du Kraken et de l'imaginaire Bitcoin

January 22nd 2016 at 11:53

le kraken mangeL’une des principales plateformes de bitcoin, la premiĂšre en euros, s’appelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes amĂ©ricaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brĂšve qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo Ă©purĂ© de Kraken, mais une reprĂ©sentation Ă  l'ancienne figurant sur l'Ă©tiquette d' une marque de rhum.

C’est que le Kraken Ă©voque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes lĂ©gendaires ou romanesques, de gravures Ă©tranges et de scĂšnes cinĂ©matographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les crĂ©ateurs de la plateforme qui Ă©tait une allusion Ă  une rĂ©plique culte d’un film dĂ©jĂ  ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.

L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.

un Kraken à 4 tentaculesDans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.

J'ai cherchĂ© un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite Ă©tude passionnante publiĂ©e en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord d’oĂč vient-il ?

De loin! Les Grecs se mĂ©fiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusĂ©e. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une piĂšce de la citĂ© d'ÉrĂ©trie, dans l'Ăźle d'EubĂ©e. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indĂ©pendance insulaire dans un contexte de rĂ©volte contre les Perses.

Eretrie

En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules Ă  l'assaut des vaisseaux. Mais HomĂšre ne parlait-il pas dĂ©jĂ  du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux
 six cous gĂ©ants, six tĂȘtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrĂ©es ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de MĂ©duse, cette fille des mers qui, pour avoir profanĂ© un temple d’AthĂ©na se vit gratifiĂ©e de serpents se tordant autour de sa tĂȘte ?

Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on dĂ©jĂ  la forme d’un poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce qu’il y a des poulpes monstrueux : au premier siĂšcle, Pline l’Ancien Ă©voque un polypus qui logeait prĂšs de Gibraltar. Sa tĂȘte aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient prĂšs de 9 mĂštres. Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put ĂȘtre mis Ă  mort que par plusieurs hommes armĂ©s de harpons.

Docteur PopaulMais il y a autre chose, que Pline savait dĂ©jĂ  : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent faire usage d’outil, et sans doute mĂ©moriser voire apprendre.

Le célÚbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.

Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?

Une mosaĂŻque de PompeĂŻ rĂ©sume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y rĂšgnent : le crustacĂ© dont la carapace ne peut qu’évoquer la cuirasse des lĂ©gionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-ĂȘtre voyaient-ils les dĂ©sordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.

au musée de Naples

DĂ©jĂ , c’est le cĂ©phalopode monstrueux qui l’emporte, et il n’a pas encore atteint la taille d’un monstre ou d’un dĂ©mon.

le Kraken de 1558Si l’existence du Kraken n’est pas un article de science, ce n’est pas non plus un dogme. Pourtant les premiĂšres mentions s’en trouvent sous des plumes d’hommes de Dieu. OlaĂŒs Magnus, un archevĂȘque suĂ©dois du dĂ©but du 14Ăšme siĂšcle, semble avoir rencontrĂ© des tĂ©moins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en Ă©prouvent une trĂšs grande crainte et, s’ils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeur
un seul de ces monstres marins peut aisĂ©ment faire sombrer plusieurs grands navires


Puis un Ă©vĂȘque norvĂ©gien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la NorvĂšge rapporta surtout des histoires de pĂȘcheurs : le Kraken se tient dans l’eau Ă  150 mĂštres du rivage vers lequel il remonte en cas de pĂȘche surabondante. Il cite aussi un mĂ©decin, OlaĂŒs Wormius qui serait le premier Ă  avoir parlĂ© d'une ressemblance avec une petite Ăźle. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites Ăźles ici et lĂ  puis le dos entier apparaĂźt, d’une circonfĂ©rence de l’ordre de 2.400 mĂštres. Le seul que l'on ait trouvĂ©, en 1680, sur un rivage norvĂ©gien, n'avait en vĂ©ritĂ© frappĂ© les esprits que par la puanteur de sa dĂ©composition. Mais Pontoppidan est le premier Ă  manier une comparaison fĂ©conde: celles des tentacules qui se dĂ©ploient et se dressent levĂ©es du monstre semblables Ă  des mĂąts armĂ©s de leurs vergues.

En 1802 le français Pierre DĂ©nys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant n’en parla plus durant un demi-siĂšcle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour prĂšs de deux siĂšcles auprĂšs des poĂštes et des rĂȘveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animĂ©e. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.

Montfort

Alfred, baron Tennyson (1809-1892) écrit en 1830 ''The Kraken'', dont voici le début de la magnifique traduction de Lionel-Edouard Martin :



Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rĂȘve ni veilleur,
Le Kraken ...

La pieuvre de HugoHugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, Ă©crits en exil Ă  Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... Ă©tant entendu que la sienne est comme toute idĂ©e sortant de sa tĂȘte: gĂ©ante.

Dans la longue description de Hugo, qui mĂȘle fascination et dĂ©goĂ»t, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose Ă©pouvantable, c'est mou.

Hugo introduit donc le thĂšme du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau ĂȘtre prince indien, il agit bel et bien en occidental du siĂšcle scientifique.

A la fin du siĂšcle, la pieuvre gĂ©ante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui mĂȘme. Voyez cela rue Saint-Jacques. la pieuvre de la rue saint Jacques

Mais pratiquement au mĂȘme moment, un tout jeune homme qui signe LautrĂ©amont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poĂ©tique oĂč ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.

Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumiÚre de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.

Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entiÚrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?

Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mùts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financiÚres... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...

Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.

Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.

Hokusai

Presque toujours intitulĂ©e, Ă  tort, le rĂȘve de la femme du pĂȘcheur, cette estampe a excitĂ© les fantasmes les plus divers, que l'on sĂ»t ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanitĂ© oĂč celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dĂ©voration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallĂšle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.

une interprétation d'hokusai

Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto ShindÎ en 1981.

HokusaĂŻ Manga

Nous y voilĂ  : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre l’expression de Huysmans. Elle correspondrait Ă©troitement Ă  l’idĂ©e que les hommes du 19Ăšme siĂšcle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et Ă©bĂ©niste comme François-Rupert Carabin se fit une spĂ©cialitĂ© des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, fĂ©minin, redoutable, qui suscite l’horreur, la peur ou le dĂ©goĂ»t.

Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.

Davy JonesUn autre fil court Ă  travers la rĂ©apparition pĂ©riodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second Ă©pisode de Pirates des CaraĂŻbes (2006) le kraken qui va dĂ©truire le navire obĂ©it Ă  un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dĂ©virilisĂ© lui-mĂȘme, tient fortement de la pieuvre. La scĂšne culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose Ă  la lĂ©gende.

Pour finir par lĂ  oĂč j'ai commencĂ©, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est dotĂ© d'une Ă©tiquette un peu intemporelle, inspirĂ©e de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-mĂȘme : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une sĂ©rie de films tout Ă  fait Ă©tonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc trĂšs esthĂ©tisante.

Tel est finalement le Kraken de la prĂ©sente dĂ©cennie: pirate, esthĂ©tique, puissance encore sous-jacente, potentialitĂ©, Ă©ventualitĂ©... il est comme une petite Ăźle et l'on sait que des libertariens rĂȘvent d'iles off-shore, nouvelles ÉrĂ©trie ; il ressemble, avec ses tentacules en Ă©rection aux vaisseaux qu'il va dĂ©truire, mais il reste insaisissable parce que chose Ă©pouvantable, c'est mou.





Pour aller plus loin :

Pigot* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux Ă©ditions Puf)


sculpture de F-R Carabin* sur la pieuvre comme fantasme masculin de la lesbienne, un article dans Miroir Miroir

37 - Bitcoin, une monnaie en chocolat ?

December 24th 2015 at 07:35

Je voudrais en ce temps de fĂȘte parler de chocolat et de monnaie. Non pour de longues et savantes considĂ©rations sur l'usage monĂ©taire de cacao par les Mayas et les AztĂšques, ou pour ironiser sur la piĂšce en chocolat vĂ©nĂ©zuĂ©lienne qui vaut plus cher que la "vraie", mais en me demandant simplement d'oĂč vient l'usage de faire des (fausses) piĂšces de monnaie en chocolat, et pourquoi en chocolat plutĂŽt qu'en sucre candi, en rĂ©glisse ou en chewing-gum.

une monnaie de chocolat

On verra que le choix d'une "piÚce bitcoin" par les artisans chocolatiers serait particuliÚrement approprié !

D'oĂč vient cet usage ? La chose n'est pas claire.

saint nicolasUne tradition le rapporte Ă  la lĂ©gende du bon saint Nicolas. Celui-ci, de son vivant, Ă©tait Ă©vĂȘque de Myre en Anatolie. Sa vie et sa lĂ©gende sont extrĂȘmement riches l'une et l'autre. Cet homme charitable faisait l'aumĂŽne en toute discrĂ©tion, et pour cela, donnait volontiers aux enfants.

Bien avant le PĂšre NoĂ«l, il aurait grimpĂ© sur un toit pour lancer des piĂ©cettes par la cheminĂ©e, lesquelles seraient tombĂ©es dans une chaussure mise Ă  sĂ©cher. Ayant, comme on sait, sauvĂ© trois petits enfants destinĂ©s au saloir, ou les ayant ressuscitĂ©s selon les rĂ©cits, il devint le protecteur des enfants qui, dans certaines contrĂ©es, reçoivent des cadeaux au matin de sa fĂȘte, le 6 dĂ©cembre. La Belgique et son chocolat comptant parmi les pays qui entretiennent cette tradition, je me suis dit que tout se tenait.

Sauf ...que les piĂšces apparaissent aussi dans la tradition juive, pour la fĂȘte de Hanukkah ! La tradition remonterait ici au judaĂŻsme polonais du 17 Ăšme siĂšcle. On donnait en effet des petites piĂšces aux enfants, Ă  charge pour eux d'en redonner (tout? partie?) Ă  leurs professeurs. On a lĂ  une forme de charitĂ© discrĂšte, de nouveau : les jeunes juifs pauvres demandaient ces piĂ©cettes Ă  leurs bienfaiteurs, et les apportaient au maĂźtre qu'ils auraient difficilement pu payer sans cela.

monnaies de Hanoukkah

La monnaie (gelt en yiddish) de Hanukkah, comme celle de saint Nicolas, fut un jour transformĂ©e en chocolat. Mais les hommes pieux aiment Ă  trouver des raisons sublimes Ă  leur charitĂ© comme Ă  leur gourmandise. On se souvint donc que les MaccabĂ©es ou leurs descendants avaient fĂȘtĂ© leur victoire sur les Grecs par une Ă©mission monĂ©taire. Cela attestait nettement du caractĂšre juif de la piĂšce en chocolat...

loftsMais pourquoi en chocolat ? C'est en Amérique que les piÚces d'Hanukkah se seraient, dans les années 1920 réinventées en gourmandise à l'initiative de la maison Loft's. Mais là... on retourne chez les chrétiens. Car Rabbi Debbie Prinz (qui semble avoir fait des recherches plus pointues que les miennes) pense que le chocolatier aurait puisé son inspiration chez... les chocolatiers belges. Nous y revoilà !

Quant à Loft's, la marque devait fusionner quelques années plus tard avec... Pepsi, le grand rival de Coca-Cola qui avait quant à lui, comme on sait, réinventé le PÚre Noël !

Il doit quand mĂȘme y avoir un mystĂ©rieux rapport entre l'or et le chocolat : les piĂšces en chocolat pourraient ĂȘtre argentĂ©es, or elles sont presque toujours dorĂ©es. On pense tout de suite Ă  la Suisse. A NeuchĂątel, oĂč Philippe Suchard, le premier chocolatier industriel, dĂ©veloppa Ă  partir de 1826 son impressionnante usine, se trouve aussi la principale fonderie d'or du pays, Metalor, implantĂ©e lĂ  une vingtaine d'annĂ©e plus tard.

Qu'est-ce que ces histoires nous apprennent ?

L'expression de monnaie en chocolat dĂ©signe parfois, bien Ă  tort, la monnaie de singe. Bref, quelque chose qui n'aurait pas de valeur et permettrait plus ou moins de contourner l'obligation de payer. En rĂ©alitĂ© cette douceur en forme de monnaie rappelle que la monnaie peut ĂȘtre donnĂ©e avec douceur. Avec tact, avec dĂ©licatesse.

Alors que nos gouvernants n'envisagent plus notre sĂ©curitĂ© qu'Ă  travers une surveillance pathĂ©tiquement inefficace de nos petites dĂ©penses, que le marketing de la terre entiĂšre veut analyser notre panier Ă  provisions, que les ONG elles-mĂȘmes fichent leurs donateurs pour les importuner par tĂ©lĂ©phone ensuite... la pĂ©riode des fĂȘtes nous invite Ă  rĂ©flĂ©chir sur une forme d'anonymat qui est celle non de la fraude ou du crime mais de la pudeur et de la dĂ©licatesse.

Dire à un petit enfant que c'est Saint Nicolas ou le PÚre Noël qui lui apporte ses cadeaux, c'est le dispenser d'avoir à en remercier quiconque. C'est donner sans se glorifier et c'est donner sans rien attendre en retour. A cÎté de l'échange marchand classique, et différent du cycle du don décrit par Marcel Mauss (donner, recevoir, rendre) il y a le don par la cheminée, le don en liquide dans la main d'un enfant.

bititMonnaie pseudonyme, le bitcoin est le moyen idéal de donner avec délicatesse. De donner à une ONG, à un ami proche ou lointain, à quelqu'un qui afficherait sa détresse, à un adolescent un peu rebelle. Je sais bien, tout cela est marginal. Mais cela permet d'ouvrir les yeux sur certains aspects de ce qu'est le secret, l'anonymat...

En ce sens le bitcoin mĂ©rite d'ĂȘtre cĂ©lĂ©brĂ© en pĂ©riode de NoĂ«l. Nombre d'entrepreneurs, comme ceux de Bitit, proposent d'ailleurs des solutions pour offrir des bitcoins Ă  ses proches.

Le bitcoin, comme l'or, entretiendra-t-il un rapport mystĂ©rieux avec le chocolat ? Il est Ă©videmment bien trop tĂŽt pour le dire. Mais il y a un indice, pour ceux qui ne croient pas aux coĂŻncidences fortuites. À NeuchĂątel, la principale plateforme suisse de nĂ©goce de bitcoin s'est implantĂ©e, juste sur l'aqueduc de SerriĂšres, dans une ancienne annexe de Suchard rĂ©cemment rĂ©habilitĂ©e... C'est troublant, non ?

du chocolat au bitcoin

Plusieurs chocolatiers ont déjà, en tout cas, flairé la nature profondément enfantine du bitcoin et sauté avec finesse sur cette nouvelle opportunité de contrefaçon monétaire !

un bitcoin en chocolat

JOYEUX NOÊL À TOUS !

Pour aller plus loin :

26 - Bitcoin : des espĂšces qui ne montent pas au nez

July 25th 2015 at 18:24

La piste des sardines

J'ai Ă©crit dans un papier sur le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systĂšmes qu' en dernier ressort bien des objets standards et fongibles peuvent servir d’étalon voire d’instrument de paiement . Je faisais profiter mon lecteur du conseil que m'avait jadis donnĂ© un vieil homme avisĂ© :  en cas de guerre, mon petit, les boites de sardines se bonifient . Il ajoutait, superbe mais pratique:  et ça s’empile facilement . Il faut en parler aux Grecs.

sardines grecques

L'argot est comme une mémoire vivante de ces situations de précarité collective. Que l'on travaille pour des clous, pour des clopes, ou pour des peaux de lapins, c'est toujours pour des objets ayant une utilité intrinsÚque, relativement standards et fongibles que l'on travaille. La langue anglaise a d'autres références dont to earn peanuts.

On peut certes payer avec des cacahuÚtes comme monnaie de singe. Reste un problÚme que la nature de l'objet ne résout jamais. C'est celui de la confiance non en la cacahuÚte échangée mais dans le singe partenaire de l'échange...

Les cacahuĂštes et autres produits d'Ă©picerie

L'autre jour la présidente de l'association des banques grecques, par ailleurs ancienne professeur d'économie aux universités de Yale et de Londres, a lancé un appel aux clients pour qu'ils rapportent leur argent en banque - Banks are absolutely trustworthy - appel qui a fait rire tout le pays.

cacahuetes grecquesParmi les réactions rapportées par la presse, l'une évoque ainsi la chose : les banques ne reverront jamais mon argent, je préfÚre acheter des tonnes de cacahuÚtes avec ! La solution (illégale selon Monsieur Sapin) est un peu rudimentaire si on la prend au pied de la lettre. Car la cacahuÚte, si elle peut servir de moyen de "petit paiement" (bien que non divisible, elle est utile et fongible), ne se conserve pas forcément plus de quelques semaines. Il faudrait prévenir les Grecs.

L'Ă©tude de la "grande famine monĂ©taire" qui rĂ©gna au XVĂšme siĂšcle, et que j'ai dĂ©jĂ  abordĂ©e ici, est une mine d'idĂ©es sur ce qui peut servir de monnaie quand on n'a plus de monnaie. Pratiquement aucune des idĂ©es exhumĂ©es pour la GrĂšce n'a pas dĂ©jĂ  servi Ă  cette Ă©poque. Les tax scrips existent dĂ©jĂ  sous le nom de scuxe Ă  GĂȘnes ou de note debiti communis Ă  Milan. La cacahuĂšte n'est pas encore arrivĂ©e de son AmĂ©rique tropicale... mais le poivre sert couramment, et mĂȘme dans les contrats qui prĂ©cisent ou l'Ă©quivalent en poivre. Le poivre, lui, se conserve en grains plusieurs annĂ©es. Il faut le suggĂ©rer aux Grecs.

le poivre

En gros sacs ou en sachets, les épices ont la fluidité (la liquidité pourrait-on dire) et l'anonymat des métaux précieux. Certaines, comme le safran, valent leur poids d'or.

Il reste quelque chose du paiement en poivre et en Ă©pices dans notre vocabulaire : payer en espĂšces, c'est en effet proprement payer en Ă©pices.

Est-ce à dire que l'on pourrait ainsi se passer de banque? J'échangeais récemment avec un de mes nouveaux lecteurs, qui m'écrivait : Que l'on ait accepté "durant quelques heures" de la pyrite comme moyen de paiement en lieu et place de l'or nous rappelle bien que, en des temps d'impecuniosité comme d'hyperinflation, la monnaie, au-delà de sa valeur intrinsÚque, reste une convention. Et de ce fait, comme il me le signale, il y avait déjà eu, depuis des années, des citoyens grecs développant des monnaies "alternatives", souvent appuyés sur des SEL (SystÚmes d'échanges locaux). Notamment une expérience à Volos. Mon lecteur ajoutait que ce systÚme, plus proche il est vrai du troc que d'une monnaie, partage cependant avec le bitcoin la faculté de "désintermédier" les échanges économiques.

Le SEL (une pincée, pas davantage)

C'est là que le bùt blesse. Un troc, un SEL, une monnaie locale, tout cela est difficilement scalable comme on dit de nos jours. De telles expériences de désintermédiation sont éphémÚres, car elles se heurtent à une dure réalité. Cette réalité, c'est la difficulté d'étendre la confiance au delà d'un cercle étroit et de faire respecter les obligations sans contrainte légale.

L'open source permet certes d'imaginer des solutions. Ainsi le systĂšme TEM crĂ©Ă© en 2012 Ă  Volos devait permettre aux utilisateurs de la monnaie locale d’accĂ©der Ă  la liste complĂšte des acheteurs et des vendeurs ainsi que de noter les autres membres aprĂšs chaque transaction. Les transactions avaient lieu sous forme de virements d’un compte utilisateur Ă  un autre, comme par chĂšques, mais pour Ă©viter la fraude et assurer la transparence, les soldes de chaque utilisateur Ă©taient archivĂ©s dans une base de donnĂ©es accessible Ă  tous.

TEM de Volos

La technique a encore progressĂ© depuis 2012. Elle peut considĂ©rablement aider le commerce en monnaies locales : il suffit d'implĂ©menter ces monnaies sur des plateformes de paiement avec des applications mobiles. La technique peut aider le commerce en poivre en dĂ©finissant toute chose durable et fongible comme une quasi-monnaie. Elle peut mĂȘme aider le troc du poivre contre les sardines par des mĂ©canismes issus des sites de rencontres, couplĂ©s Ă  des systĂšmes de virement et de compensation. Les participants peuvent acquĂ©rir une rĂ©putation et une crĂ©dibilitĂ© comme sur les sites de vente en ligne. Mais il faut se rappeler que mĂȘme les plus puissants de ces sites ont du mal Ă  gĂ©rer les conflits, dans lesquels la bonne foi n'est pas toujours Ă©vidente. Or ces sites gĂšrent des montants individuels limitĂ©s, et ne font pas de crĂ©dit.

Aujourd'hui des Grecs rĂȘvent de changer non de monnaie (s'ils le pouvaient ils conserveraient le plus d'euros possible !) mais de banque ou plutĂŽt de systĂšme bancaire.

Payervices on Greek TV

Une plateforme comme Payservices fait parler d'elle sur la télévision grecque car elle prétend permettre non seulement de faire des échanges à la fois en devise officielle et complémentaire, mais de payer de mobile à mobile, ou avec une carte indépendante des réseaux Visa ou Mastercard, tout en permettant un systÚme global et cohérent (et donc le paiement de la TVA). Au passage elle prétend se substituer avec ses tokens dénommés "eurodrachmes" à la BCE comme à la Banque Nationale. Pourquoi pas, dans une logique de collapsus total?

Les paramĂštres politiques restent cependant bien difficiles Ă  dĂ©finir : l'État grec aurait-il un rĂŽle, voire un compte administrateur ? accepterait-il en paiement des impĂŽts une monnaie complĂ©mentaire "nationale" dont la crĂ©ation lui Ă©chapperait ou dont les tokens seraient des tax anticipation scrips ? Cette monnaie serait-elle distribuĂ©e per capita ou bien Ă  concurrence des soldes en euros dans les banques qui seraient dĂ©faillantes ?

Le chemin est semé d'embûches. L'expérience de Volos date de 2012, et le site internet du TEM paraßt abandonné malgré les circonstances récentes. La coopération a été de courte durée. Les tensions internes, les conflits humains l'ont emporté. Les tentatives actuelles auront-elles plus de pérennité ? Il est assez intuitif de comprendre que la force coercitive d'un systÚme doit croßtre en proportion du niveau des risques. Or il est également intuitif de saisir que la GrÚce n'a pas atteint son niveau de déréliction sans une certaine impéritie des pouvoirs publics. Compter sur eux maintenant pour créer une forme d'ordre, c'est blesser les sentiments d'un peuple abandonné, mais aussi nier la simple réalité.

La discorde

En regard, le bitcoin n'a qu'un dĂ©faut, me semble-t-il. Il ne peut ĂȘtre donnĂ©, distribuĂ© comme des jetons en dĂ©but de partie. Pour la plupart des utilisateurs, les bitcoins utilisĂ©s sont des bitcoins acquis. Pour une adoption plus large qu'aujourd'hui, les nouveaux venus devront l'acquĂ©rir, et sans doute pour plus cher qu'il ne vaut aujourd'hui. Ce n'est pas un token pour rire (ou pour pleurer).



Mais il a un avantage non négligeable: c'est un systÚme qui fait régner un ordre intrinsÚque indépendant de l'ordre politique. Il y a au Musée d'Anvers un magnifique Rubens, qui représente Minerve détruisant la discorde.

Rubens

Or Minerve (Athéna !) c'est cette forme grecque de Sagesse, ce miracle grec, qui fit dire à Pythagore que tout est nombre. Bitcoin, dont la devise latine est vires in numeris ne rend pas les hommes meilleurs ou plus zélés à tenir leurs engagements.

Bitcoin fait régner l'ordre sans police. Il établit une confiance en lui ( il est pérenne et utile comme le poivre) mais surtout en l'autre. La confiance qu'on lui fait ne vient pas à ce jour de sa valeur (comme pour l'or l'or) mais de la confiance qu'il inspire comme moyen de transaction. Point de discorde en bitcoinie...

Ce qui permet de se passer de César, de sa monnaie (et de ses impÎts). Car ce que César pense de la population, tout le monde le sait. Elle est bien gentille la populace, mais les épices lui montent vite au nez. Qu'elle a moins joli que Cléopùtre, laquelle était une princesse grecque...

CĂ©sar

Pour aller plus loin :

  • Mon billet sur l'impossible adoption du bitcoin par l'Etat grec (Monnaie de siĂšge) et ses liens en bas de page.
  • Mon billet sur le Cercle des Echos le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systĂšmes n'a malheureusement pas Ă©tĂ© maintenu sur leur site. COnclusion: il ne faut pondre que dans son propre nid !

24 - Les Anges, de Byzance Ă  Bitcoin

July 9th 2015 at 13:52

C'est Byzance !

piĂšce d'or de Jean II ComnĂšneJadis les voyageurs dĂ©couvraient avec Ă©merveillement Byzance, l'opulence de ses marchĂ©s, le luxe de ses Ă©glises oĂč les saints rĂšgnaient sur l'or des mosaĂŻques, et ses belles piĂšces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-mĂȘme apportait sa caution Ă  l'empereur.

Ils rapportĂšrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, oĂč l'on trouve le vieux mot bezant, tĂ©moigne de cette antique fascination...

Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutÎt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.

attaque byzantine en sicile, 1038

La solution du problĂšme mathĂ©matique n'Ă©tant guĂšre inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique Ă  laquelle pour ma part je n'ai hĂ©las pas trouvĂ© la rĂ©ponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur Ă©tude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait rĂ©fĂ©rence Ă  un fait historique. Ce pourrait bien ĂȘtre le siĂšge d'Alexandrie en 641, au cours duquel en rĂ©alitĂ© les gĂ©nĂ©raux byzantins se montrĂšrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en Ă©popĂ©e... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque rĂ©miniscence cinĂ©matographique, et qu'il a songĂ© par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au pĂ©plum de Riccardo Freda (1954) Theodora impĂ©ratrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!

Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.

Un ange de TiepoloElle prĂȘte aujourd'hui Ă  rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posĂ©e (et en fait bien des siĂšcles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporĂ©itĂ©, de leur forme matĂ©rielle, de la nature de leur dĂ©placement dans l'espace.

Ce n'est pas sans intĂ©rĂȘt pour ceux qui rĂ©flĂ©chissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.

Comme je l'ai expliquĂ© sans trop de dĂ©tail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensĂ©e des Anciens, des messagers de l'au-delĂ . Ils ont donc une nature non matĂ©rielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancĂȘtres ont-ils surmontĂ© les difficultĂ©s diverses que cette double altĂ©ritĂ© suscitait pour eux?

ange byzantinLes artistes les reprĂ©sentĂšrent comme de gracieux jeunes ĂȘtres, parfois un peu androgynes, souvent dotĂ©s d'ailes dĂ©signant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages Ă  tir d'aile) et la diffĂ©rence avec les humains. Une aurĂ©ole complĂštait la reprĂ©sentation en suggĂ©rant une nature meilleure que celle de notre chair.

Au total les artistes de jadis se donnÚrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guÚre de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de piÚce d'or sans ornement.

Signalons donc au passage que l'une des plus belles piÚces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.

un ange d'or

Et ajoutons que la République française émit aussi une piÚce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...

ange moderne

Venons-en Ă  ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.

On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallÚle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.

Entre Platon et Aristote, le triomphe de Thomas d'Aquin, dĂ©tail du tableau par Gozzoli au MusĂ©e du LouvreMais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposĂ© le plus complet, avec un incroyable souci du dĂ©tail, sur toutes les questions que peut poser Ă  l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composĂ© de matiĂšre ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en mĂȘme temps? Ă  plusieurs dans le mĂȘme lieu ? passe-t-il d’un lieu Ă  un autre en traversant l’espace intermĂ©diaire ?

Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux rĂ©gulateurs et aux juristes, quand ils rĂ©flĂ©chissent sur les monnaies dĂ©centralisĂ©es. Du fait de ces similaritĂ©s, je pense que la mĂ©thode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-ĂȘtre quelque chose Ă  nous apporter.

CrivelliIl y a autre chose, dans sa dĂ©marche qui me paraĂźt devoir ĂȘtre suggĂ©rĂ© Ă  ceux qui rĂ©flĂ©chissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de rĂ©concilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui Ă©tait tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'Ă©poque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).

Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.

Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naßtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.

Pour aller plus loin :

13 - ComplÚtement timbré

February 15th 2015 at 07:55

La grande critique des milieux mal informés contre le bitcoin est qu'il viole un monopole régalien. Depuis le coup d'éclat de la BNS on hésite à vanter la régulation d'une banque centrale, comme depuis l'affaire de Chypre on hésite à louer la protection européenne.

Il est pourtant un autre monopole régalien que l'on a fait passer à la trappe sans larmes de crocodiles, c'est celui des Postes. Et il n'est pas inutile de réfléchir au sujet de la Poste. En fait, ce monopole n'avait évidemment rien d'immuable. Sous l'empereur Auguste, il y avait certes eu un cursus publicus. Parce que l'empire de Rome ce sont des routes bien droites, que l'on reconnaßt encore dans le paysage, et protégées par des légions bien équipées. Qui tient le réseau (de routes) tient la poste et a priori la puissance politique est bien placée pour cela. Mais pas forcément.

1477Au Moyen ùge, on voit ainsi l'Université de Paris créer sa propre poste (1150) et en France c'est seulement en 1477 qu'un monopole royal est affirmé. Mais ailleurs on trouve une puissante Poste qui doit tout à une famille dont elle va fonder la puissance : les Thurn und Taxis. Une histoire édifiante.

timbre de 1852 À partir du 13e siĂšcle la famille lombarde des Tassi, dĂ©veloppe une poste qui s'Ă©tend jusqu'Ă  recouvrir au 15e siĂšcle presque tous les territoires des Habsbourgs. Au 16e siĂšcle, anoblis, ils germanisent leur nom en Von Taxis, au 17e ils revendiquent une filiation prestigieuse avec la famille della Torre, au 18e siĂšcle le chef de famille est Prince Von Thurn und Taxis. Ils Ă©mettent des timbres jusqu'Ă  la nationalisation des postes par la Prusse, en 1867. Le 12e prince, champion d'Allemagne automobile (2010) pĂšserait 1,5 milliard et serait le premier propriĂ©taire immobilier du pays

Avec ou sans État, la Poste est toujours une puissance. Comme la Banque avec les MĂ©dicis, elle a conduit les descendants des lombards Tassi au premier rang de la noblesse europĂ©enne, Ă  deux doigts de la souverainetĂ©.

Dans nombre de pays existe une banque postale. La banque et la poste ont un rapport au transport d'une information et la lettre de change est un hybride. On reverra, avec le systÚme de Samuel Morse (1832) l'apparition en quelques décennies seulement, d'une énorme puissance financiÚre : la Western Union, celle qui a tout à perdre à l'essor du bitcoin... Il semble que chaque mutation dans le transfert d'information privée crée une puissance financiÚre.

Au fond... Poste et Banque, n'est-ce pas un peu la mĂȘme chose ? En cas de pĂ©nurie monĂ©taire, on a vu servir des timbres comme monnaie d'appoint. Et sur les sites de vente en ligne entre particuliers ils ont beaucoup servi avant Paypal, pour les micro-transactions.

Est-ce que la Poste n'imprime pas tout simplement de l'argent? C'est ce que suggÚre l'amusant dialogue, tiré du roman Timbré dans les Annales du Disque Monde (déjà cité sur ce blog) entre Moite von Lipwig, escroc pendable chargé par le tyran de revitaliser le rudimentaire service de la poste et l'un de ses complices. Moite vient de découvrir que, plutÎt que de faire payer la lettre à l'arrivée, on peut tamponner des timbres standards :

timbré -Ils sont drÎlement jolis, monsieur Lipwig, dit Yves. Tous ces détails. Comme de petits tableaux. Comment on appelle ces petites lignes ?
-Des hachures croisĂ©es. Ça les rend difficile Ă  contrefaire. Et quand la lettre portant le timbre arrive Ă  la poste, tu vois, on prend un des vieux tampons en caoutchouc et on oblitĂšre le timbre pour qu'on ne puisse pas le rĂ©utiliser, et le ...
-Oui, parce que c'est comme de l'argent, en fait, le coupa joyeusement Yves.
-Pardon? fit Moite, son thé à mi-chemin des lÚvres.
-Comme de l'argent. Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit. Vous allez bien, monsieur Lipwig? C'est que vous avez l'air tout drÎle, Monsieur Lipwig?
-Euh... quoi? fit Moite qui fixait le mur en souriant curieusement d'un air absent.

Petit billet de banque, mais billet quand mĂȘme : exactement ce que pensait Carlo Ponzi quand il mit au point son premier petit traffic... avant de tenter sans grande sagesse de sortir de sa condition de gagne-petit.

les coupons de Ponzi

Mais celui qui aurait accumulé des timbres postes avant le 1er janvier (et l'incroyable hausse de 15% du tarif) et celui qui aurait acheté des billets de banque suisses avant le coup d'éclat de la BNS auraient-ils fait des plus values d'essences différentes ? Dans le second cas, l'euro s'est dévalorisé par rapport au franc (ironie!). Et dans le premier? C'est tout simple: l'euro s'est dévalorisé par rapport au gramme.



les timbres Ă  20 grammes

Sur la vignette ne figurent qu'un poids, et l'indication (non contractuelle, Î combien !) d'une vitesse. Le prix est fixé à ce jour par la Poste, demain par la concurrence, aprÚs-demain il le sera par des marchés en continu sur internet, bref il sera coté.

Depuis le temps que les meilleurs connaisseurs du bitcoin nous assurent que son usage monétaire, balbutiant et incertain, devrait moins occuper les pensées que les fantastiques promesses d'un protocole de transmission d'information sécurisé et authentifié (une lettre recommandée, si j'osais...) je m'étonne que si peu de réflexions aient été développées sur la comparaison avec le petit timbre poste. Je propose donc d'oublier un peu le billet de banque qui focalise l'attention sur la valeur du bitcoin et de songer un instant au timbre poste qui permet de réfléchir sur son utilité...

Il est évident que la capacité de transporter 20 grammes jusque dans un village de Haute Corse ou une banlieue de Seine-Saint-Denis, cela a une réelle valeur.

Surtout avec date certaine (le cachet de la poste faisant foi) et avec une sécurité qui nous valut jadis une tirade d'anthologie de Michel Audiard (dans un film traitant d'une sombre affaire d'atteinte au monopole régalien sur la monnaie...)


JEAN GABIN CONTRE LA PRIVATISATION DE LA POSTE par edouardo26

Soit direz-vous, on vous voit venir : le bitcoin ne vaudrait guÚre plus qu'un timbre poste? C'est cela. Sauf que... des timbres américains

Si j'ai bien compris les mirobolantes idĂ©es de colored coin, de side chains et d'internet des objets, notre monde va avoir grandement besoin de ce genre de timbre. Beaucoup plus que de timbres-poste, infiniment plus. Si nous les humains nous envoyons 200 milliards d'e-mails par jour (dont 90% de spams, ce qui ferait tout de mĂȘme 20 milliards de messages rĂ©els), songez Ă  ce que cela va ĂȘtre quand les rĂ©frigĂ©rateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les camĂ©ras de surveillance et les distributeurs de prĂ©servatifs vont se mettre Ă  Ă©changer des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectĂ©s Ă  ce jour, il y en aura 100 en 2050.

Il y a tout de mĂȘme un dĂ©tail Ă  prendre en compte : point n'est besoin d'user d'un bitcoin tout entier pour envoyer un titre, une garantie, un certificat d'authenticitĂ©, une hypothĂšque, un manuscrit ou la formule d'une molĂ©cule tout en disposant d'une date certaine, d'une confidentialitĂ© apprĂ©ciable, d'un temps de transport de l'ordre de 10 secondes. Une nano-particule du "mĂ©tal orange" suffit. Il est assez idiot de parler du prix du bitcoin, si un petit bout suffit.

C'est dĂ©jĂ  la vĂ©ritĂ© du bitcoin: 96,6 % des adresses (au niveau du block 330.000) correspondaient Ă  des sommes infĂ©rieures Ă  1 màžż. En regard, il n'y a guĂšre plus de 220.000 adresses correspondant Ă  un pied de compte en banque ( 1 Ă  10 àžż) et 120.000 adresses qui correspondent au niveau d'une petite Ă©pargne (10 Ă  100 àžż). Ceci confirme l'hypothĂšse selon laquelle le bitcoin sert plus Ă  Ă©changer (de l'information) qu'Ă  conserver (de la valeur).

Le bitcoin est divisible en 100.000.000 petits bouts (des satoshis). Comme il faut tout de mĂȘme ajouter un TIP Ă  chaque transaction, je pose l'hypothĂšse que du moins en l'Ă©tat prĂ©visible du protocole on ne se servira jamais de moins que d'un millioniĂšme de bitcoin, soit 21x10 puissance 12 d'unitĂ©s en question.Si je divise par les 100 milliards d'utilisateurs (humains, transhumains et mĂ©caniques) de 2050, cela fait l'usage de 210 transactions quotidiennes par utilisateurs, pas plus de huit ou neuf par heure, sachant qu'une transaction immobilise la particule de bitcoin durant dix minutes. En bref... rien de trop!

un timbre polonaisChacun de ces millioniĂšmes de àžż aura-t-il la valeur d'un timbre poste ? et quel timbre-poste devrait servir de rĂ©fĂ©rence? Le prix du timbre international (impliquant un service dans au moins deux pays, parfois fort Ă©loignĂ©s Ă©conomiquement) devrait ĂȘtre assez unifiĂ© : il n'en est curieusement rien comme le rĂ©vĂšlent certaines statistiques. Comme toujours le prix amĂ©ricain devrait servir de rĂ©fĂ©rence : 1,10$ pour une once (28 grammes) vers le monde entier. Cela paraĂźt cher ? Pourtant il faudrait plutĂŽt prendre en compte le prix d'un courrier recommandĂ©, soit environ 4 fois plus... sans compter que la particule peut resservir (on peut toujours faire diverger un colored coin de sa chaĂźne) ce qui n'est pas le cas des affranchissements.

MĂȘme Ă  un centime le millioniĂšme, le bitcoin vaudrait 10.000 euros, Techniquement le centime d'euro ou de dollar n'est certes pas un prix plancher. Mais Ă  ce prix, la capitalisation totale du bitcoin serait de 210 milliards. Soit environ 2 fois celle d'UPS, 4 fois celle de concurrents comme Fedex ou DHL ( donc 1 fois la capitalisation de ces 3 seules entreprises) ou en terme de chiffre d'affaires 5 fois celui d'UPS ou 10 fois celui de Fedex. Bref un prix de 10.000 euros pour ce carnet de timbres qu'est un bitcoin apparaĂźt soudain extrĂȘmement plausible Ă  terme sinon immĂ©diatement raisonnable...

A 4 euros du millioniÚme (soit le prix moyen d'un recommandé) le bitcoin vaudrait 4 millions. Les entreprises payent cependant bien plus cher encore la sécurité de leurs colis: environ 10 dollars en moyenne si on divise le chiffre d'affaires d'UPS par le nombre de simples plis (25% en nombre) et de colis transportés.

Le jeune bitcoin s'attaque, on le voit, à de vieilles puissances. Bien plus que d'anarchie, il est coupable de lÚse-majesté ! La Poste (publique et privée) reste une puissance quasi-souveraine. Jadis la voiture jaune et bleue des Thurns et Taxis (notez les couleurs...) sillonnaient l'Europe, aujourd'hui les flottes aériennes des postes privées sillonnent les cieux.

des flottes privées

Au total le prix du bitcoin dépendra du nombre de messages (valeurs, smart contracts etc) échangés en 2050 par les humains et les objets et du prix que chaque nouvel entrant acceptera de payer son stock de timbre. J'attends avec impatience les avis d'experts en la matiÚre !

Mais sur le fond, la réflexion s'appuyant sur le timbre poste conduit bel et bien à envisager une valeur (élevée) et surtout à revisiter la distinction déjà éculée entre le bitcoin devise et le bitcoin technologie. Distinction qui suscite (voir lien ci dessous) l'ironie d'Andreas Antonopoulos parce qu'elle relÚve d'une bien courte vue des choses.

Il a raison, le personnage de Terry Pratchett : Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit.

bitcoin jaune et bleu

Pour aller plus loin :

et

12 - Le diamant, l'art des choses idéales

January 2nd 2015 at 09:57

Le premier trĂ©sor que j’ai vu miner n'Ă©tait ni d’or ni de monnaies crypto : c’était celui des sept nains, qui trouvaient miraculeusement des gemmes dĂ©jĂ  taillĂ©es.

Trouvaille gĂ©niale de Walt Disney ! Car les nains des Grimm ne minaient que fer et or, et il est bien possible que les « « vrais nains », qu’ils aient vĂ©cu Ă  Osterwald dans le massif des sept-monts (Basse Saxe) ou dans le petit village de Langenbach im Taunus, dans le centre de la Hesse, n’aient jamais minĂ© que du charbon pour le porter Ă  des vitreries.

Mais les nains de Disney sont tous simplets. Ils ne savent mĂȘme pas la valeur de la chose : We dig up diamonds by the score / A thousand rubies, sometimes more / But we don't know what we dig 'em for.

S’ils sont dans l’ignorance, c'est selon Bruno Bettelheim parce qu'ils sont incapables d'atteindre une virilitĂ© adulte, (ils) sont dĂ©finitivement fixĂ©s Ă  un niveau prĂ©-Ɠdipien. J'y reviendrai... Mais pour moi, c’est de la faute de Prof. Car celui-ci ne leur a pas enseignĂ© la vĂ©ritĂ© : le diamant brut c’est du charbon dans un miracle gĂ©ologique. Mais l'Ă©tincelant diamant taillĂ© c'est le miraculeux rĂ©sultat d'un travail mathĂ©matique !

profsimplet

Je voudrais explorer ici ce que cette gemme mathĂ©matique peut nous apprendre aujourd’hui.

Dans l'antiquitĂ©, ce qui lui donnait l’essentiel de son prix et la premiĂšre vertu du diamant venait de son indestructibilitĂ©.

Boyle Or on se trompait. On a mĂȘme compris sa vraie nature justement en faisant des expĂ©riences sur sa destruction. C’est un chimiste anglais, Robert Boyle (1627-1691) qui dĂ©couvrit ce scandale : le prĂ©cieux caillou, Ă  trĂšs haute tempĂ©rature disparaissait sans laisser de trace. Vers 1760, l’empereur François de Lorraine donna une fortune en diamants et rubis pour mener Ă  bien des expĂ©riences. Le rubis rĂ©sistait, la diamant point. Ce n’est en 1797 qu’un autre chimiste anglais, Smithson Tennant, trouva le fin mot de l’affaire. A vrai dire, le grand Newton s'en Ă©tait doutĂ©, comme le rappelaient Mentelle et Malte-Brun dans les §231 et 232 de leur GĂ©ographie MathĂ©matique publiĂ©e au dĂ©but du 19 Ăšme siĂšcle. Le diamant n’est pas (tout Ă  fait) Ă©ternel, et sa nature est vile !

Du moins le croyait-on encore rare Et il l'était, et les gros plus encore que les petits. Les souverains de jadis, notamment en Inde, ne les taillaient donc guÚre, se contentant de les polir. Or la vraie nature du diamant ne se révÚle, dans tous son éclat, que par la taille.

De quand date la taille ? Du tournant du 15Ăšme siĂšcle seulement. Il n’y a pas de diamants taillĂ©s dans l’inventaire des bijoux du roi Charles V, en 1380, mais en 1413, dans celui de son frĂšre, le fastueux duc de Berry s'il y a encore de nombreux diamants pointus non faits (ligne 1, en français) on trouve aussi des diamants rĂ©putĂ©s faits c'est Ă  dire taillĂ©s


le manuscrit de 1413 Ă  la BibliothĂšque Sainte GeneviĂšve

C’est sans doute en Italie que la taille s'est dĂ©veloppĂ©e. Pourquoi ? Parce que c’est dans ce pays que les tailleurs sont allĂ©s chercher des idĂ©es de formes optimales chez Pythagore ou chez Euclide, qui fournit la solution de problĂšmes mathĂ©matiquement complexes comme certaines dĂ©terminations d’angles.

Luca Pacioli A la fin du mĂȘme 15 Ăšme siĂšcle, c’est aussi en Italie que le franciscain Luca Pacioli (1445-1517) le "moine ivre de beautĂ©" s’illustre en rĂ©digeant Ă  la fois les principes de la comptabilitĂ© en partie double et... des ouvrages remarquables de gĂ©omĂ©trie comme l'Ă©dition des principes d'Euclide, la Summa de Arithmetica ou le De divina proportione (qu’illustre son ami LĂ©onard de Vinci). Luca Pacioli dĂ©taille des dizaines de type de polyĂšdres qui sont Ă  la base du travail de la joaillerie moderne.

  Les ÉlĂ©ments d'Euclide Ă©ditĂ©s par Parioli Summa (dĂ©tails)) Summa de Pacioli

On retrouve une fois encore l'idéalisme pythagoricien et platonisant, via l'Italie de Léonard, dans nos investigations...

Leonardo da Vinci

Ainsi, 500 ans avant le bitcoin, le diamant tirait-t-il dĂ©jĂ  le fondement principal de sa valeur d’un travail mathĂ©matique et non seulement de ses caractĂšres rare, indestructible ou infalsifiable qui rĂ©pondent si bien en apparence (comme dans le cas de l’or) aux vertus nĂ©cessaires pour conserver la valeur dans le temps.

Il est un peu dommage que les premiers bitcoiners, tels des petits nains, n'aient perçu leur travail que comme minage et non comme taille, polissage. Sans doute la mĂ©taphore triviale de l'or (omniprĂ©sente dans l'univers Bitcoin, mais aussi plus gĂ©nĂ©ralement dans l'inconscient californien de la Silicon Valley) a-t-elle conduit Ă  cette simplification. Ou bien alors, il faut en revenir Ă  Bettelheim : un petit blocage prĂ©-Ɠdipien quelque part ? Avec ce satanĂ© Satoshi, un pĂšre absent, comment s'en Ă©tonner?

Revenons au diamant : est-il si rare ?

EurekaCertes, il faut concasser plus de 100 tonnes de kimberlite pour en tirer quelques carats et depuis la plus haute antiquitĂ© on a produit quelques 500 tonnes de diamants
 Mais un millĂ©naire de l’antique production indienne Ă©voquĂ©e dans son Livre des Merveilles par Marco Polo reprĂ©sente une annĂ©e de production actuelle, grĂące aux mines de l’Afrique, dont – faut-il le rappeler ? – la premiĂšre dĂ©couverte se fit un bel aprĂšs-midi d’étĂ© par les enfants d’un fermier Boer trop pauvre pour leur acheter des billes : ils avaient jouĂ© avec le premier diamant africain, qui pesait plus de 20 carats : taillĂ© il n’en pĂšsera plus que 10 et sera baptisĂ© EurĂȘka. Ce n'Ă©tait ni la premiĂšre ni la derniĂšre fois qu'un jeu se trouvait Ă  l'origine d'un business ! Du fait de l’abondance, les prix s’effondrĂšrent. Pas pour toujours...

Le diamant est-il infalsifiable ? inimitable ?

Evidemment le diamant eut ses faussaires : que tant de valeur ne soit en fait que du carbone mit le feu aux cervelles de quelques savants fous, non sans risque car l’expĂ©rience implique trĂšs hautes tempĂ©ratures et trĂšs hautes pressions. Il y eut aussi des escrocs... et des prestidigitateurs : un ingĂ©nieur Ă©lectricien, Lemoine, voulait faire effondrer les cours de la De Beers pour racheter ses titres Ă  vil prix. Il fit donc apparaĂźtre des diamants comme jadis Cagliostro faisait de l'or, avec du vrai. Et ceci dans une "usine" plus proche de la chaumiĂšre des nains que de l'univers de Jules Verne.

une usine Ă  diamants?

L'opinion trouva l'affaire amusante ; Marcel Proust, qui avait eu peur pour ses actions De Beers, fut finalement séduit par le cÎté balzacien de la chose et y consacra quelques amusants pastiches. On ne jurerait pas que semblable mystification ne puisse pas arriver un jour autour du bitcoin : combien de fois a-t-on déjà annoncé telle ou telle faille? tel ou tel "coup"? Lemoine, lui, ne fut condamné à six ans de prison que pour extorsion de fonds, et non pour escroquerie, car il avait simplement affirmé qu'il était théoriquement possible de fabriquer du diamant.

la machine GED'ailleurs, plus tard, avec des moyens industriels colossaux la General Electric y parviendra. Mais, comme le rubis industriel, comme aussi les isotopes artificiels de l’or, ces ersatz trop onĂ©reux et jamais parfaits ne sont guĂšre vendables ou Ă©conomiquement viables.

La bijouterie supporte mieux la fantaisie que la tromperie : topazes, zircons, mĂȘme le quartz et le cristal de roche furent longtemps en grande faveur. Puis l’industrie, aprĂšs le strass, dĂ©veloppa aussi son lot de solutions de remplacement, corindon, spinelle, puis le rutile synthĂ©tique aprĂšs la derniĂšre guerre et enfin la moissanite.

moissanite

On retrouvera sans doute ce genre de relation entre le bitcoin et les innombrables fantaisies mises chaque jour sur le marchĂ©. Seul le diamant est une valeur. Sans ĂȘtre dotĂ© d'un statut quasi-monĂ©taire (il est astreint partout Ă  la TVA), sans avoir toutes les qualitĂ©s de la monnaie (sa division lui fait perdre sa valeur de façon exponentielle) il a tout de mĂȘme une courbe de valeur dans le temps (on retrouvera cela dans l'utile Global Diamond Report Ă©tabli par Bain & Company) trĂšs apprĂ©ciable et solide.

Il reste aussi que le marchĂ©, et le prix du diamant, tiennent largement par l’explosion de la demande mondiale et 
 l’universalisation du rite de la bague de fiançailles dans les classes moyennes. Voici un enseignement que je ne me lasse pas de rĂ©pĂ©ter : le bitcoin doit sortir de chez les geeks, et – d’une façon ou d’une autre – devenir glamour !

La mĂ©taphore du laborieux minage est Ă  cet Ă©gard peut-ĂȘtre moins suggestive que celle du travail mathĂ©matique qui rĂ©vĂšle la puretĂ© et l'Ă©clat du diamant... Bitcoin are for ever Du bitcoin, dont Grincheux rappelle toujours d'un air mauvais le "poids carbone", je dirais volontiers que c'est un diamant puisque, comme le chantait Vigny "le diamant, c'est l'art des choses idĂ©ales".

8 - Une monnaie de Fantasy ?

September 7th 2014 at 10:23


Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financiÚre.

Monnayé Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.

Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.

Au moment d'ĂȘtre pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dĂ» accepter l'offre du seigneur VĂ©tĂ©rini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau mĂ©tier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’HĂŽtel des monnaies et la Banque voisine ?

Et mĂȘme dans un monde enchantĂ©, l'invention du papier monnaie gagĂ© sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute Ă  certains, comme on le voit dans l'Ă©pisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sĂ©rieuse vers Bitcoin.


         *   *   *   *


On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.

- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bĂȘte, en fait.

- D’accord, seulement
 et si on a besoin de l’argent ?

- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?

- D’accord, alors qui te le doit ?

- Euh
Jean, là, parce 
 Non, minute,
 c’est ça l’argent, d’accord ?


Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financiÚres poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.


Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixĂ©s d’un air fĂ©roce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait Ă  leur faire admettre l’idĂ©e du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvĂ© des eaux, peut-ĂȘtre pas complĂštement sec, mais au moins seulement Moite.


- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le dĂ©clara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».


Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.

- Et si ça tourne en eau de youplĂ , dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermĂ© en bas dans la cave ?

- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.


Un chƓur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.

- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En rĂ©alitĂ©, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.

- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, rĂ©pliqua monsieur Binard. - Comme ça la banque reste honnĂȘte » assĂ©na monsieur Pigouille du ton assurĂ© qui est la marque de fabrique de l’ĂȘtre le mieux informĂ© qui soit, le client du CafĂ© du Commerce.


Ă©dition française - Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !

- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.

- Euh
 est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?

- Comme ça la banque reste honnĂȘte, rĂ©pliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive Ă  la vĂ©ritĂ© par la rĂ©pĂ©tition.


Et c’était le sentiment de la rue du DixiĂšme-ƒuf, que confirmĂšrent les hochements de tĂȘte des commerçants assemblĂ©s. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnĂȘte et tout allait bien.


Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hĂ©rons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en rĂ©alitĂ© aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnĂȘtetĂ© d’une banque qui ne tient pas Ă  rester honnĂȘte.


        *   *   *   *

Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?


Cela paraßt trivial, mais ce roman, écrit trente ans aprÚs les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problÚme intellectuel, mùtiné de scandale moral.


Ă©dition estonienne


À la gĂ©nĂ©ration des digital natives, le systĂšme des changes flottants pourrait bien n'apparaĂźtre que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins cotĂ© en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?


Mais il ya autre chose : Ă  ceux qui frĂ©quentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-mĂȘme qui nous donne Ă  rĂ©flĂ©chir, dans la liaison parfaitement lĂ©gitime pour lui qu'il Ă©tablit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :


« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenĂ©e Ă  sa situation actuelle. dit VĂ©tĂ©rini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile Ă  comprendre, c’en est dĂ©primant. Je suis restĂ© dirigeant en amenant la ville Ă  me comprendre, moi. »


Bitcoin est mentalement Ă©tranger Ă  la gĂ©nĂ©ration des dirigeants bons Ă©lĂšves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autoritĂ© d'un maĂźtre qualifiĂ©) mais adĂ©quat Ă  celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette gĂ©nĂ©ration qui n'est plus Y mais àžż pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.


C'est bien la caractĂ©ristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermĂ©diaires financiers, autoritĂ© de rĂ©gulation) Ă  repenser la valeur, l'Ă©change, le paiement, la richesse peut-ĂȘtre.

7 - Bitcoin secret Ă  Guernesey

August 27th 2014 at 18:00



Guernesey
On parle un peu de bitcoin, cette monnaie sans État, dans diverses Ăźles qui ne forment pas tout Ă  fait des États et n'ont point de monnaie, mĂȘme si l'on y brasse beaucoup d'argent.

Ce n'est pourtant pas cela qui m'amenait, durant mes vacances, sur les Ăźles de la Manche, ces petits morceaux de France jetĂ©s Ă  la mer et ramassĂ©s par l’Angleterre comme l'Ă©crivit Victor Hugo, mais la visite d'un petit morceau redevenu français : sa maison, propre Ă  exalter le romantisme de ma fille. C'est Ă  vrai dire un lieu magique mais un peu oppressant, dans lequel le gĂ©nie a tournĂ© en rond prĂšs de quinze ans, Ă©crivant, peignant, dĂ©corant, sculptant, imaginant des mondes occultes, parlant aux Esprits, au Futur et Ă  Dieu.
Au rez-de-chaussĂ©e, dans le salon dit « des tapisseries», Hugo a composĂ© Ă  partir de divers Ă©lĂ©ments une monumentale cheminĂ©e de chĂȘne qui occupe presque tout le mur et monte jusqu'au plafond. SurchargĂ©e de sculptures, vraie « cathĂ©drale de chĂȘne », elle constitue l’oeuvre maĂźtresse du poĂšte architecte.


la cheminée
saint jeanC'est en regardant de prÚs que j'ai eu la révélation.


De part et d'autre, deux petites statues : saint Jean, les mains tournées vers le ciel et saint Paul, le regard tourné non vers la terre mais vers un livre.


J'ai immĂ©diatement repensĂ© Ă  mon prĂ©cĂ©dent billet sur Platon et Aristote, oĂč une semblable rhĂ©torique gestuelle m'avait conduit de RaphaĂ«l Ă  Vinci, revisitĂ© par les concepts de Bitcoin !


Hugo a surchargé sa demeure d'inscriptions, pour la plupart latines, et parfois énigmatiques. Ici pourtant rien de mystérieux en apparence, et je n'ai guÚre besoin de traduire ce que le poÚte a gravé sous les deux sculptures.
Le sens en paraĂźt presque trop simple. Pourtant la traduction m'est venue Ă  l'esprit en anglais.



dans le livre


vers le ciel

On the blockchain and to the Cloud ? Sur la blockchain et jusqu'aux extrémités du cyber-espace? Il y a de toutes façons l'idée d'une chose écrite qui est plus grande, plus immatérielle, plus libre qu'un simple écrit...


Fantasme personnel ? Sans nul doute... Et pourtant voici ce que je découvre quelques instants plus tard, et qui fait comme un écho à mon interprétation précédente :


alias? une Ă©trange devise


Ici rien ; ailleurs quelque chose pour transcrire au plus prÚs la langue latine toujours plus concise que la française.


le Fauteuil des AncĂȘtresNous sommes dans une autre piĂšce du rez-de-chaussĂ©e, dans la salle Ă  manger. La devise est gravĂ©e sur le baldaquin d'un monumental trĂŽne que Victor Hugo avait fait fabriquer Ă  Guernesey dans le style gothique des chaires du XVĂšme siĂšcle. Le guide comme toute la littĂ©rature trouvĂ©e ensuite sur Internet, assure que cette devise proclame la foi en l'immortalitĂ© de l'Ăąme des chers disparus. C'est bien possible, et l'autre devise gravĂ©e sur le mĂȘme trĂŽne, absentes adsunt (les absents sont prĂ©sents) va bien dans ce sens. On songe naturellement Ă  LĂ©opoldine, sa fille noyĂ©e. Sauf que ...c'est un peu court.


Hugo savait son latin. Nihil et aliquid sont des mots du genre neutre. Il est bien question de choses, non de personnes...


Quant au fauteuil, il est placĂ© sous l'inscription Cella Patrum Defunctorum (le sanctuaire des ancĂȘtres morts) ce qui fait donc rĂ©fĂ©rence aux pĂšres absents/prĂ©sents, non aux enfants morts. Nul hĂŽte ne devait s'y asseoir. C'est pourquoi, dit le guide, Hugo a placĂ© entre les accoudoirs... une chaine.


chaine


Cette chaĂźne est-elle lĂ  seulement pour signifier cela? Hugo a Ă©crit dans Booz endormi un vers qui fait signe vers un autre sens du mot, peut-ĂȘtre pertinent ici : Une race y montait comme une longue chaĂźne. Il y a donc une chaĂźne horizontale (qui entrave le fauteuil, comme les jambes de Valjean au bagne) et une chaĂźne verticale qui relie Ă  autre part, ailleurs, alias.


un pÚre de l'euro?On ne manque jamais de clamer qu'Hugo a inventé les Etats-Unis d'Europe et la monnaie unique. Cela fait un soutien de taille quand le projet européen en manque chaque jour davantage..


Vais-je créditer l'exilé de Guernesey de l'invention de Bitcoin ? Cela aurait peu de sens. Mais on peut se demander ce qu'il en aurait pensé, puisqu'il est déjà invoqué en matiÚre monétaire.


Cet homme qui faisait parler les morts parlait aussi aux vivants, et aimait la liberté. Aux chaßnes qui entravent il voulait substituer celles qui unissent. Voyons donc ce qu'il écrivit sur la monnaie :


Une monnaie continentale, Ă  double base mĂ©tallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activitĂ© libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et rĂ©sorberait toutes les absurdes variĂ©tĂ©s monĂ©taires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misĂšres, variĂ©tĂ©s qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car dans le va-et-vient monĂ©taire, multiplier la variĂ©tĂ©, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unitĂ©.
DerriĂšre cette prophĂ©tie, qui date de 1855, le souffle politique d'un homme qui ne s'arrĂȘtait certainement pas au cadre de l'Europe et pensait en terme d'HumanitĂ© toute entiĂšre, mais aussi les tracas d'un exilĂ© qui constate que livres et shillings ne valaient pas le mĂȘme prix sur les deux minuscules Ăźles de son exil.
Qu'aurait-il pensé du bitcoin? N'aurait-il pas apprécié sa double base, fiduciaire certainement, mais aussi réelle, métaphoriquement métallique du fait de son extraction par le mining ?


sur base métalliquesur base fiduciaire






N'aurait-il pas apprécié l'absence de frottements dans les paiements en bitcoin ? On peut faire le pari que le métal orange et idéal du bitcoin l'aurait séduit...

En tout cas la belle devise Hic Nihil Alias Aliquid pourra toujours ĂȘtre gravĂ©e sur les wallets quand on leur donnera une forme Ă©lĂ©gante !

6 - En marge des mystÚres sacrés

August 3rd 2014 at 20:37




le voleur Il y a quelque temps que je tournais dans mon esprit autour de concepts d'origine thĂ©ologique. Comme souvent, une image fortuite a catalysĂ© mon intention et je prends le risque, en formant le vƓu de ne pas choquer les uns ni rebuter les autres.


Il y a quelque intĂ©rĂȘt Ă  Ă©couter les personnes les plus simples car elles posent les vraies questions : c'est quoi en fait le bitcoin ? il est conservĂ© oĂč ? demande la maman Ă  son fils geek. Celui-ci peut rĂ©pondre qu'il est Ă©crit dans un livre, et ajouter que l'argent du Livret A aussi est une Ă©criture dans un livre. OĂč il est ce livre? Celui du Livret A, il est tenu par la Caisse d'Epargne, dont tout l'argent est Ă©crit dans un livre Ă  la Banque Centrale, qui ne conserve plus d'or depuis longtemps.

Le livre des bitcoins, qui est un peu partout dans la nature, devrait apparaĂźtre plus sĂ»r. Seulement le livre de la Caisse d'Épargne comptabilise des unitĂ©s qui peuvent exister rĂ©ellement, et qu'on appelle des espĂšces. Les Ă©conomistes nĂ©gligent presque les espĂšces, les banquiers les considĂšrent comme un fardeau, imposĂ© par les rĂ©sistances des simples, leur matĂ©rialisme. Mais la reprĂ©sentation des espĂšces, l'argot du fric et le bruit des picaillons sont bien utiles ; voyez les romans, les films, les publicitĂ©s...


reprĂ©sentation matĂ©rielle Le bitcoin, lui, n'existe pas sous la forme matĂ©rielle d'un bout de quelque chose. On persiste Ă  le reprĂ©senter comme une piĂšce d'or, un peu parce que mĂȘme les geeks restent matĂ©rialistes, et aussi peut-ĂȘtre parce qu'ils donnent Ă  leur nouveau dieu le visage de l'ancienne idole, ce qui s'est dĂ©jĂ  vu. Et enfin parce que l'on n'a rien trouvĂ© d'autre. Hors de lĂ , comment reprĂ©senter un bitcoin?

Bitcoin n'ex-iste pas, au sens du latin ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer ». MĂȘme les innombrables wallets, cartes ou clĂ©s commercialisĂ©s pour lui donner support matĂ©riel ne contiennent en rien Bitcoin, ni le moindre bitcoin.

Cela faisait donc quelque temps que je me disais qu'au fond, il y avait dĂ©jĂ  eu une circonstance oĂč les esprits des hommes (non mathĂ©maticiens), limitĂ©s par leurs sens, s'Ă©taient affrontĂ©s Ă  ce type de difficultĂ© : c'Ă©tait face au mystĂšre de la PrĂ©sence sacramentelle dans les espĂšces consacrĂ©es. Pour les chrĂ©tiens, l'hostie consacrĂ©e possĂšde une caractĂ©ristique non tangible qui la distingue radicalement de l'hostie non consacrĂ©e : il y a en elle, pour ceux qui communient, la prĂ©sence d'un insaisissable. Sa nature en est changĂ©e entiĂšrement, mais cela est impossible Ă  montrer, et difficile Ă  exprimer par ceux-lĂ  mĂȘme qui adhĂšrent Ă  cet article de foi.

Quand les premiers PÚres de l'Eglise se partagÚrent sur la vaste question de la réalité de la présence physique, dans le pain et le vin consacrés à la messe, du corps et du sang du Christ, ils furent bien forcés de convoquer à ce débat quelques grosses pointures philosophiques.

Le prestige immense d'un saint Augustin (influencĂ© lui-mĂȘme par les nĂ©o-platoniciens) fit reprendre par les uns son idĂ©e selon laquelle une prĂ©sence intellectuelle s'ajoute Ă  la rĂ©alitĂ© du pain et du vin, mais sans s'y substituer. Mais ce pain, en mĂȘme temps, Augustin reprend l'idĂ©e de saint Paul (1Co 12,27), c'est l'Ă©glise (du grec ጐÎșÎșÎ»Î·ÏƒÎŻÎ± , assemblĂ©e) elle-mĂȘme. Donc, explique Augustin, si c'est vous qui ĂȘtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous ĂȘtes qui se trouve sur la table du Seigneur (Sermon 272).

Mais le dogme rĂ©aliste fut forgĂ© par des thĂ©ologiens bien davantage inspirĂ©s d'Aristote et dont le 13Ăšme siĂšcle vit le triomphe. La pratique d’élever l’hostie et le calice pour les montrer aux fidĂšles durant l'Offertoire se gĂ©nĂ©ralisa. Les simples ne voyaient certes que du pain, mais le prĂȘtre leur assurait qu'il s'agissait en vĂ©ritĂ© et uniquement du Corps du Christ.

Platon et Aristote C'est aussi que l'aristotĂ©lisme mĂ©diĂ©val permettait de concilier perception (les accidents en vocabulaire aristotĂ©licien) et la rĂ©alitĂ© de la substance. Avec l'humanisme de la Renaissance, revint l'idĂ©alisme platonisant. Quelques annĂ©es Ă  peine avant le premier coup de tonnerre de la RĂ©forme protestante, RaphaĂ«l peignit de 1508 Ă  1512 l'École d'AthĂšnes pour la chambre du pape Jules II. On y reconnait Platon, le doigt pointĂ© vers le Ciel des IdĂ©es, et Aristote qui Ă©tend la main vers la terre. Je vais revenir sur le sens des jeux de mains.

Raphaël a donné à Platon le visage de Léonard de Vinci. Or une décennie plus tÎt, celui-ci avait peint, pour un couvent de dominicains de Milan, l'Ultima Cena, le dernier repas du Christ. Pour les historiens de l'art c'est l'un des plus grands chefs d'oeuvre de tous les temps. Il n'est pas interdit d'y voir aussi le premier signe des débats dogmatiques qui vont couper durablement l'Europe et la Chrétienté en morceaux. Et l'on y retrouve aussi maint jeux de mains...


La CĂšne de Vinci


C'est en découvrant la toile d'un artiste français, Youl, qui s'est inspiré de cette fresque pour illustrer le protocole Bitcoin que j'ai entrepris de rédiger ce billet.

L’historien d’art LĂ©o Steinberg prĂ©sente l'Ultima Cena comme l’image narrative la plus copiĂ©e, adaptĂ©e, dĂ©tournĂ©e et satirisĂ©e qui ait jamais existĂ©. Elle a inspirĂ© les plus grands artistes, de Philippe de Champaigne Ă  Salvador Dali. Elle a aussi Ă©tĂ© prostituĂ©e par quelques publicitaires vulgaires. Enfin sa profondeur mystĂ©rieuse, peut-ĂȘte Ă©sotĂ©rique, a suscitĂ© des centaines de thĂšses (universitaires ou romanesques) et presqu'autant de dĂ©tournements, parfois fĂ©conds.
Tel m'a semblĂ© ĂȘtre le cas de la toile de Youl, rĂ©cemment vendue sur Internet.


La CĂšne de Youl


Comme celle de Vinci, cette oeuvre avait été commandée, en l'occurrence par l'anonyme fondateur du Project Bitcoin à Santa Monica, qui l'a revendue à un trader de Ripple en Andorre. Ceci a suscité un peu de buzz sur l'exploit d'avoir pu contourner les rÚgles de ebay en y faisant un deal en bitcoin, et aussi sur le fait que cette toile serait la plus chÚre des oeuvres d'art inspirées par Bitcoin.

L'Ɠuvre de Youl mĂ©rite mieux que cela. Avant de savoir si l'artiste (avec qui je suis entrĂ© en contact ensuite) avait suivi, de Bitcoin au Saint-Sacrement, le mĂȘme chemin mental que moi, j'ai voulu poser quelques jalons Ă  partir de la fresque de Vinci, Ă  laquelle je n'avais pas songĂ©, en m'attachant d'abord aux jeux des mains.

le JĂ©sus de VinciDans la fresque de Vinci, on doit bien saisir la posture de JĂ©sus. Du plat de sa main droite JĂ©sus s'adresse au traitre Judas. La parole en vĂ©ritĂ©, je vous le dis, l’un de vous me livrera permet ainsi au peintre de mettre en Ɠuvre, sur 12 visages, sa thĂ©orie des mouvements de l'Ăąme. Mais de sa main gauche tournĂ©e vers le Ciel, JĂ©sus institue dans le mĂȘme instant (et c'est une des clĂ©s de l'oeuvre) le sacrement de ce qui sera la communion, alors mĂȘme que le pain et le vin ne sont pas placĂ©s devant lui.

Quand Judas touche de la main droite la bourse qui contient la modeste cagnotte de la communautĂ© qu'il va trahir toute entiĂšre, les mains de JĂ©sus ne touchent point, elles dĂ©signent. À droite de la toile, pratiquement toutes les mains sont tendues vers lui (sauf celle de l'incrĂ©dule Thomas, dans la posture exacte de l'idiot qui regarde le doigt). Ainsi, parmi bien d'autres schĂ©mas, l'oeuvre de Vinci distingue ce que l'on touche, ce que l'on montre, et ce que l'on Ă©voque.

Mais avant mĂȘme d'aborder son dĂ©tournement notons ceci : tandis que le MaĂźtre institue par sa seule parole un processus d'actualisation perpĂ©tuelle et communautaire d'une opĂ©ration prĂ©sentĂ©e comme un rachat, il annonce Ă©galement Ă  la communautĂ© concernĂ©e par ce rachat qu'elle sera menacĂ©e par l'incomprĂ©hension des uns, la passivitĂ© des autres, la trahison enfin de qui reste attachĂ© aux prestiges du passĂ©, la monnaie du vieux monde en l'occurrence. Pas de pain devant JĂ©sus, mais des pains un peu partout sur la table de l'AssemblĂ©e : malgrĂ© ses faiblesses humaines, cette assemblĂ©e est, selon le mot de saint Paul repris par Augustin, le vrai Corps.

Sa premiĂšre esquisse montre que Youl a progressivement extrait du sens tant de l'oeuvre de Vinci que de sa propre comprĂ©hension de Bitcoin. À ce stade, il y a deux intuitions chez Youl : JĂ©sus et le QR Code. Le personnage central conserve le visage de JĂ©sus. C'est probablement inadĂ©quat car sa reprĂ©sentation est trop puissante pour signifier quoi que ce soit d'autre. En mĂȘme temps, il tient en main un bitcoin de mĂ©tal, symbole maladroit et redondant puisque le Code QR placĂ© devant lui suffit. Il faut aussi noter que Judas n'est pas formellement identifiable, sauf peut-ĂȘtre par le caricatural haut-de-forme du grand capital.

premiĂšre esquisse de Youl


La réflexion s'affine sur une mise en couleur digitale, dont la palette est restreinte. L'étrange personnage central est Bitcoin anthropomorphisé, le symbole doré devient un simple bijou. Judas n'a toujours pas la main sur la bourse. Un Mac apparaßt, placé de l'autre cÎté de Jésus.


esquisse couleur

Puis une seconde esquisse est rĂ©alisĂ©e, oĂč Juddas est en position non plus de capitaliste mais de tricheur aux mains baladeuses. Le Code QR est mieux visible au mur mais il a disparu du centre de la toile, remplacĂ© par une assiette, vide, comme toutes les autres depuis la premiĂšre esquisse.

seconde esquisse


Enfin sur l'oeuvre finale, le Code QR est prĂ©sent deux fois (clĂ© privĂ©e, clĂ© publique?), sur le mur et au centre de la table. Relisons maintenant l'extrait du sermon d'Augustin: si c'est vous qui ĂȘtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous ĂȘtes qui se trouve sur la table du Seigneur

La CĂšne de Youl

le voleurJudas touche la cagnotte et tend la main vers le Mac, placé de son cÎté. Sa figure s'éloigne de la caricature. Sa trahison est comprise par la grand-mÚre placée à sa gauche : elle vient de découvrir que le portefeuille est vide.Ici, c'est évidemment Mark Karpeles (Mt.Gox) qui figure Judas, celui par qui le scandale arrive.

Chaque personnage Ă©voque un aspect rĂ©el ou mythologique de la communautĂ©. Ainsi Ă  cotĂ© de Judas, avec des cheveux gris, Dorian Nakamoto le retraitĂ© harcelĂ© par la presse comme Ă©tant l'inventeur du bitcoin. Il a jurĂ© ne pas l'ĂȘtre; il figure ici Ă  la place de Pierre... L'apiculteur fait rĂ©fĂ©rence aux Bee Brothers, qui ont fait fortune en vendant leurs pots de miel en bitcoin au tout dĂ©but. Le personnage masquĂ© est un Anonymous, un pirate informatique dĂ©fendant la libre circulation des donnĂ©es, il porte un T-shirt au logo des The Pirate Bay, ces autres pirates informatiques qui font aussi partie Ă  leur façon de la communautĂ© bitcoin. Quelques autres figures aussi, que le lecteur essaiera d'identifier...

Il est difficile de trancher la question: comment est figuré ici Bitcoin? Est-ce le personnage central, inhumain et sans visage ? Est-ce le symbole métallique devenu simple médaille ? Est-ce le Code QR ? Est-ce la communauté, traßtre compris ?

Sans doute est-il temps ici de se demander ce que Youl a voulu faire. C'est un ami qui a fait dĂ©couvrir Ă  l'artiste le bitcoin, puis "Bitcoincito", le fondateur du Bitcoin Project. Voici comment Youl m'a racontĂ© leur rencontre : Nous avons longuement bavardĂ© et trouvĂ© de nombreuses idĂ©es avant de se dĂ©cider sur le "Last Supper" de LĂ©onard. Étonnamment la plupart de nos idĂ©es tournaient autour du Christ et de peintures anciennes, alors qu'aucun de nous deux n'est croyant. Le "Last supper" nous permettait de faire figurer une reprĂ©sentation du bitcoin mais surtour de sa communautĂ© Ă  travers les 12 apĂŽtres et leurs personnalitĂ©s et rĂŽles variĂ©s. C'est ce qui nous a paru intĂ©ressant.

De son cĂŽtĂ©, Bitcoincito prĂ©sente ainsi leur dĂ©marche commune : Avec Youl ce fut magique. Ce type a tellement de cƓur, et comme moi, il voulait vraiment aller au coeur de l'histoire du bitcoin. Quand nous avons commencĂ© Ă  jeter des idĂ©es sur la table, j'ai Ă©tĂ© frappĂ© de ce que tous deux nous Ă©tions tombĂ©s sur la mĂȘme idĂ©e de base: reprĂ©senter le bitcoin comme JĂ©sus. Nous considĂ©rions ici JĂ©sus comme une figure messianique qui a fondamentalement changĂ© le monde, et qui pour cela fut Ă  la fois louĂ© et mĂ©prisĂ©. Il nous semblait que le bitcoin assumait un rĂŽle similaire, changer le monde avec peine, en Ă©tant louĂ© par les uns et mĂ©prisĂ© par les autres.

Youl et Bitcoincito ne sont pas croyants, certes, mais ils sont de culture chrĂ©tienne, dans une version contemporaine marquĂ©e Ă  la fois par un accent mis plus fortement sur l'intensitĂ© de la dimension communautaire (la galerie de portraits) que sur la solennitĂ© de la liturgie et la perfection du rite de la communion (les assiettes vides). Dans la CĂšne de Vinci, c'est la dimension horizontale (traversĂ©e par la trahison, le reniement etc) qui a attirĂ© leur attention davantage que les dĂ©bats sur la prĂ©sence rĂ©elle qui n'appartient pas Ă  leur culture. Est-ce Ă  dire qu'elle est absente de la toile de Youl ? Ou qu'elle est sans intĂ©rĂȘt pour conceptualiser Bitcoin?

Que mon lecteur (courageux) me permette encore un retour en arriĂšre. CommencĂ©e sur le problĂšme trivial du trafic des indulgences par le pape, la RĂ©forme va changer la face de l'Europe, instituer de nouvelles Ă©glises, et provoquer avec le Concile de Trente (1545-1563) l'indispensable redĂ©finition de ses propres dogmes par l'Eglise de Rome. En ce qui concerne l'eucharistie, les positions sont tranchĂ©es, inconciliables, et pourtant toutes deux bien ancrĂ©es dans l'Ecriture qui fait autoritĂ©. On va voir que ce n'est pas sans intĂ©rĂȘt pour qui cherche Ă  reprĂ©senter ou Ă  se reprĂ©senter Bitcoin.

Paroles de la ConsĂ©cration des espĂšces À Rome on s'en tient Ă  la rĂ©alitĂ© de la prĂ©sence. JĂ©sus a dit ce que l'on rĂ©pĂšte en latin Ă  chaque messe, Hoc est enim corpus meus, ceci est mon corps. Et l'hostie devient rĂ©ellement le corps du Christ ex opere operato c'est Ă  dire du fait que le travail est fait. Si un prĂȘtre dĂ»ment ordonnĂ© par un Ă©vĂȘque hĂ©ritier d'une succession ininterrompue depuis les ApĂŽtres, prononce les paroles exactes en suivant le rite canonique, alors, et Ă  compter de ce moment, la transsubstantiation est rĂ©alisĂ©e et elle est irrĂ©versible. L'hostie peut ĂȘtre conservĂ©e, adorĂ©e comme telle, distribuĂ©e comme sacrement plus tard.

Pour Calvin, Ă  GenĂšve, la prĂ©sence est bien rĂ©elle. Mais c'est celle de JĂ©sus dans son Église (assemblĂ©e) Ă  qui il a fait cette promesse : Quand deux ou trois sont rĂ©unis en mon nom, je suis lĂ , au milieu d'eux (Mt 18,20) et Ă  qui il a ordonnĂ© "vous ferez ceci en mĂ©moire de moi". Le Corps du Christ n'est prĂ©sent dans le pain que d'une maniĂšre pneumatique (du grec Ï€ÎœÎ”áżŠÎŒÎ± le souffle, l'esprit) et seulement au cours de l'assemblĂ©e.

Voici, de part et d'autre, des concepts que l'on retrouve avec Bitcoin : la tradition de chaque opération se rattachant à toutes les opérations antérieures depuis l'origine, l'irréversibilité de la chose faite ex opere operato et donc indépendamment des circonstances, mais aussi la validation par la présence d'une communauté de gens qui acceptent cette opération comme l'instrument d'un rachat.

Dans la toile de Youl, Bitcoin est réellement présent par la magie du Code QR, qui n'emmÚnera pas le promeneur vers un quelconque site marchand comme sur une publicité affichée dans le métro, mais vers le site d'un don en bitcoin à la fondation. Ce qui lui permet d'entrer immédiatement dans la toile, c'est à dire... dans la communauté.
la poireNous terminerons sur deux questions concernant ce qui figure ou ne figure pas sur la table de la CĂšne.

La premiĂšre question a trait Ă  la disparition de la pomme. Sur le Mac, la pomme croquĂ©e par Blanche Neige et Allan Turing est remplacĂ©e par une poire. Youl m'a avouĂ© avoir fait la substitution en s'inspirant d'un gag (la pomme c'est Apple, la poire c'est vous) fameux chez les partisans de l'open source. Mais, puisque l'influence augustinienne a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mentionnĂ©e ici, on ne m'empĂȘchera pas de songer au pĂ©chĂ© commis par le jeune chenapan, quand il n'Ă©tait pas encore un vieux saint : le vol des poires (rapportĂ© dans ses Confessions, livre II, ch. 4).

Écoutons-le: ce n’est pas de l’objet convoitĂ© par mon larcin, mais du larcin mĂȘme et du pĂ©chĂ© que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes Ă©tait un poirier chargĂ© de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beautĂ©. Notre troupe de jeunes vauriens s'en alla secouer et dĂ©pouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongĂ© nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre dĂ©testable habitude, et nous en rapportĂąmes de grandes charges, non pour nous en rĂ©galer, si mĂȘme nous y goĂ»tĂąmes, mais pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui Ă©tait dĂ©fendu. On ne peut s'empĂȘcher de songer que le jeune lettrĂ© d'Afrique du Nord, l'un des plus brillants esprits de son siĂšcle, aurait fait dans le nĂŽtre un excellent hacker.

NLa seconde question a trait à... la disparition chez Youl de tous les fruits comestibles, qui font l'objet pour la CÚne de Vinci d'identifications diverses et d'exégÚses infinies: pommes-grenades, figues, poires et enfin oranges, sur lesquelles je souhaite m'attarder.

L'oranger porte ses fruits en automne, reste vert toute l'annĂ©e et fleurit Ă  PĂąques. Il a donc toute sa place sur la table de la CĂšne. Mais il donne aussi son nom Ă  la couleur qui procĂšde de l’union entre l’or cĂ©leste et le rouge sang de la vie. Pour cela, il symbolise parfois la rĂ©vĂ©lation de l’amour divin Ă  l’ñme humaine. Il est aussi dans plusieurs civilisations le symbole de l’indissolubilitĂ© du mariage. Autant dire que la notion d'irrĂ©versibilitĂ© de la transaction pourrait se glisser dans ce symbole, qui offrirait aussi une mĂ©taphore de fonction asymĂ©trique, Ă  l'image de ce qui se passe au plus secret des algorithmes de la cryptologie, oĂč le message codĂ© par l'un peut ĂȘtre lu par l'autre mais sans livrer son secret.

logo orangeAlors? Maladresse de Youl, qui Ă©vacue de la table un symbole aussi appropriĂ© Ă  Bitcoin ? Peut-ĂȘtre... sauf Ă  dĂ©couvrir que tout l'orange qui a dĂ©sertĂ© la table a fui chez Youl vers le plafond et l'embrasure des fenĂȘtres, c'est Ă  dire vers le ciel, mais aussi vers le personnage de Bitcoincito, le commanditaire de la toile,situĂ© Ă  la place de Jean... le disciple que JĂ©sus aimait. Ce qui donne une vision derechef platonisante de Bitcoin, venant expliciter son logo orange oĂč le symbole est (presque...) orientĂ© vers le ciel... Revoyez le Platon de RaphaĂ«l : il est vĂȘtu d'orange...

La CĂšne de Youl
Finalement il ne sera probablement jamais possible de reprĂ©senter Bitcoin. Mais les Ă©lĂ©ments glanĂ©s ici offrent du moins certaines pistes pour se le reprĂ©senter. Gardons le mĂ©tal si l'on veut puisqu'il est mĂ©taphoriquement minĂ©. Cependant il ne sort pas de la terre ocre, mais de la puissance de calcul d'une communautĂ© consciente d'elle-mĂȘme, et de sa volontĂ© de s'affirmer. C'est un mĂ©tal dont la couleur orange mĂȘle l'Ă©clat de l'or au rouge de la vie.

Il y a, aprĂšs tout, des mĂ©taux de toutes sortes : le sodium est mou, le mercure est liquide, l'uranium est radioactif et d'autres mĂ©taux plus lourds que lui n'existent mĂȘme pas Ă  l'Ă©tat naturel ce qui explique entre autre leur prix incroyablement Ă©levĂ©. ReprĂ©sentons-nous le prĂ©cieux mĂ©tal orange, notre bitcoin, comme un mĂ©tal mental, dont le pĂŽle magnĂ©tique est dans le ciel de Platon, que l'on ne touche pas de la main, mais qui est rĂ©ellement prĂ©sent dans la pensĂ©e, non d'une personne isolĂ©e mais d'une communautĂ© dont il mesure et exprime la richesse.



Pour aller plus loin:

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