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Before yesterdayComprendre la cryptomonnaie

Les cryptomonnaies contre l’autoritĂ©

November 29th 2019 at 21:00

Cet article a été initialement publié le 12/07/2017 sur Révolte Créatrice et sur Steem.

L’argent ! Y a-t-il quelque chose qui intĂ©resse plus le monde moderne que l’argent ? Pour la plupart, nous apprĂ©cions l’argent car il intervient dans la satisfaction de nos dĂ©sirs les plus communs. Eau, nourriture, vĂȘtements, logement, chauffage, Ă©lectricitĂ©, outil de travail, culture, et mĂȘme position sociale : tout semble s’obtenir par son intermĂ©diaire. L’argent est le symbole de la richesse. Certains l’adulent, d’autres en font la cause de tous les maux : toujours est-il que le sujet a un enjeu rĂ©el, tangible pour la quasi-totalitĂ© des ĂȘtres humains.

Si je veux parler aujourd’hui de la monnaie (terme plus correct pour dĂ©crire ce que nous appelons « argent »), c’est pour parler de l’avancĂ©e sans prĂ©cĂ©dent que reprĂ©sentent les cryptomonnaies, et du potentiel qu’elles ont d’Ɠuvrer pour la libertĂ©. L’engouement rĂ©cent qui est en train de se former dans le monde financier et mĂ©diatique autour de la « technologie blockchain » ne fait que confirmer le bouleversement Ă©conomique qu’elles pourraient provoquer.

 

Monnaie et cryptomonnaie

La monnaie est usuellement définie comme un bien remplissant trois fonctions :

  1. Elle a un rĂŽle d’intermĂ©diaire dans les Ă©changes : en Ă©tant universellement reconnue, elle rĂ©sout les problĂšmes d’un hypothĂ©tique troc.
  2. Elle constitue une rĂ©serve de valeur dans le temps : elle permet d’accumuler du travail fourni pour n’en rĂ©cupĂ©rer les produits que bien plus tard.
  3. Elle sert d’unitĂ© de compte pour le calcul Ă©conomique ou la comptabilitĂ© : c’est un moyen standard d’exprimer la valeur des autres biens.

Dans l’histoire de l’humanitĂ©, les marchandises servant de monnaie ont Ă©tĂ© nombreuses (bĂ©tail, sel, coquillages, graines de cacao, etc.), mais ce sont les mĂ©taux prĂ©cieux comme l’or et l’argent qui ont Ă©tĂ© adoptĂ©s le plus largement pour cet usage, en raison de leur raretĂ©, de leur inaltĂ©rabilitĂ©, de leur divisibilitĂ© et vraisemblablement de leur beautĂ©. Aujourd’hui, nous utilisons des billets et des piĂšces n’ayant plus aucune valeur intrinsĂšque (appelĂ©s liquide ou espĂšces) et des Ă©critures dans les registres des banques (appelĂ©s comptes bancaires). En fait, ce qui caractĂ©rise la monnaie, c’est une construction psychologique : chacun apporte de la valeur Ă  sa monnaie parce qu’il est convaincu qu’elle va lui permettre d’acheter d’autres biens Ă  ses semblables (qui lui apportent de la valeur pour la mĂȘme raison).

 

PiĂšce de bitcoin small

 

Maintenant qu’est-ce que la cryptomonnaie ? Pour expliquer briĂšvement en quoi consistent les cryptomonnaies, il convient de parler de la premiĂšre d’entre elles, le bitcoin. Bitcoin est un protocole d’échange d’informations pair-Ă -pair fonctionnant sans autoritĂ© centrale, crĂ©Ă© en 2008 par Satoshi Nakamoto et mis en pratique Ă  partir du 3 janvier 2009. Ce protocole open-source gouverne l’émission et les transactions d’un jeton (token) du mĂȘme nom qui a vocation Ă  ĂȘtre une monnaie : le bitcoin (qu’on Ă©crit en minuscules pour diffĂ©rencier la monnaie du protocole). Bitcoin utilise diffĂ©rentes technologies cryptographiques : c’est pour cela qu’on parle de crypto-monnaie.

L’ensemble de tous les Ă©changes effectuĂ©s entre ses utilisateurs depuis sa crĂ©ation est enregistrĂ© dans un immense registre public appelĂ© chaĂźne de blocs ou blockchain. Pour initier une transaction, il suffit Ă  un utilisateur de l’écrire dans la blockchain Ă  l’aide du protocole. Contrairement au cas d’un virement bancaire qui aurait besoin d’ĂȘtre validĂ© par les banques concernĂ©es, Bitcoin s’affranchit d’un tiers de confiance : la fiabilitĂ© du systĂšme repose sur le fait que la validation d’un bloc (un ensemble de transactions) demande la rĂ©solution d’un problĂšme cryptographique nĂ©cessitant une grande puissance de calcul. Cette validation, appelĂ©e preuve de travail, offre Ă  celui qui la rĂ©alise une rĂ©compense se composant de bitcoins crĂ©Ă©s par le protocole (ainsi que d’éventuels frais de transaction). C’est ce qu’on appelle le minage (en rĂ©fĂ©rence aux mineurs d’or) et c’est la seule façon d’augmenter la masse monĂ©taire du bitcoin.

Le bitcoin est une monnaie dĂ©flationniste dans le sens oĂč la quantitĂ© de bitcoins pouvant ĂȘtre crĂ©Ă©s est limitĂ©e Ă  21 000 000. La rĂ©munĂ©ration par bloc (actuellement de 12,5 BTC) est rĂ©duite de moitiĂ© tous les 210 000 blocs (soit environ tous les 4 ans), et s’arrĂȘtera aux alentours de 2140. C’est pour cette raison que, si l’intĂ©rĂȘt pour le bitcoin ne cesse pas de s’accroĂźtre, sa valeur augmentera au fil des annĂ©es.

Autre dĂ©tail important, la « gouvernance » de Bitcoin repose sur un consensus de la communautĂ©, c’est-Ă -dire sur l’équilibre entre les intĂ©rĂȘts de chacun : le conservatisme des dĂ©veloppeurs, la cupiditĂ© des mineurs, la demande d’amĂ©lioration des utilisateurs. Il ne s’agit pas d’un systĂšme dĂ©mocratique (personne ne vote Ă  proprement parler) mais plutĂŽt Ă©conomique. La gouvernance Ă©merge en effet du choix du logiciel (la version du protocole) que les utilisateurs lancent sur leur ordinateur. Les mineurs ont une grande influence sur ce choix car c’est eux qui valident la chaĂźne : si n’importe qui peut crĂ©er sa propre version de Bitcoin, n’importe qui n’est pas assurĂ© que les mineurs le suivront. Cependant, leur pouvoir est limitĂ© car ce sont les utilisateurs qui donnent de la valeur au bitcoin, et qui donc vont agir sur les revenus du minage. La soliditĂ© du protocole est basĂ©e sur un ordre spontanĂ© produit par l’ensemble des actions volontaires des individus. La gouvernance de Bitcoin peut ĂȘtre comparĂ©e Ă  celle du langage humain que personne ne gouverne rĂ©ellement (n’en dĂ©plaise Ă  l’AcadĂ©mie Française) et dont l’évolution rĂ©sulte du choix des rĂšgles que vont appliquer les membres d’une communautĂ© linguistique pour communiquer. Il s’ensuit que le protocole peut effectivement Ă©voluer pour rĂ©soudre les problĂšmes qu’il rencontre (comme la rĂ©cente congestion du rĂ©seau), mais que cette Ă©volution est fastidieuse en raison de tous les intĂ©rĂȘts en jeu.

Plus gĂ©nĂ©ralement, une cryptomonnaie est une monnaie numĂ©rique dĂ©centralisĂ©e qui repose sur un protocole cryptographique pair-Ă -pair. Elle peut avoir des diffĂ©rences techniques avec le bitcoin : Litecoin utilise une autre fonction de hachage (Scrypt), Ethereum met en avant l’implĂ©mentation de contrats auto-exĂ©cutables, Monero propose une anonymisation des transactions, Dash permet des transactions instantanĂ©es. Cependant, elles en conservent les principales caractĂ©ristiques et en particulier l’absence de recours Ă  un tiers de confiance pour procĂ©der Ă  une transaction. En ce sens, les cryptomonnaies sont des concurrentes sĂ©rieuses aux monnaies « traditionnelles » qui demandent l’intervention des banques et des États pour fonctionner.

Le bitcoin s’est fait connaĂźtre auprĂšs du grand public en 2013 lorsque son cours est montĂ© Ă  plus de 1000 $ avant de chuter dramatiquement dĂ©but 2014 suite Ă  la faillite de Mt. Gox. C’était le dĂ©but d’un nouvelle Ăšre. Depuis, la confiance globale dans les cryptomonnaies s’est consolidĂ©e. De plus en plus de monde s’y intĂ©resse. En dĂ©pit de la volatilitĂ© du marchĂ©, les investissements se sont intensifiĂ©s et les projets dans le domaine se sont multipliĂ©s (notamment sur le rĂ©seau Ethereum). En mars 2017, la capitalisation boursiĂšre totales des cryptomonnaies s’approchait des 25 milliards de dollars ; dĂ©but juin 2017, soit 3 mois plus tard, elle avait quadruplĂ© en atteignant les 100 milliards de dollars. Bien que nous pouvons nous attendre Ă  de fortes corrections du marchĂ© dans les mois Ă  venir, et mĂȘme Ă  un krach en cas de dĂ©faillance technique (il ne faut pas oublier le caractĂšre expĂ©rimental de ces technologies), nous sommes peut-ĂȘtre Ă  la veille d’un Ăąge d’or des cryptomonnaies. Pour ma part, je m’étonne chaque jour de cet Ă©cosystĂšme qui ne cesse d’évoluer.

 

Le rĂšgne des monnaies fiat

Depuis la fin de l’étalon-or en 1971, toutes les monnaies gouvernementales du monde (le dollar, l’euro, le yen, le yuan, etc.) sont des monnaies fiat. Une monnaie fiat (du latin « qu’il soit fait ») est une monnaie dont la valeur repose essentiellement sur la confiance accordĂ©e Ă  l’État au sein duquel elle est utilisĂ©e et qui impose son cours forcĂ©. Ce type de monnaie s’oppose aux monnaies liĂ©es Ă  une marchandise (mĂ©taux prĂ©cieux entre autres) : les piĂšces utilisĂ©es pendant des siĂšcles avaient une valeur intrinsĂšque, mĂȘme si le gouvernement intervenait dans leur fabrication pour en garantir la composition (par exemple, le napolĂ©on Ă©tait une piĂšce de vingt francs se composant de 6,45 g d’or Ă  900 ‰). Elle s’oppose Ă©galement Ă  la monnaie reprĂ©sentative comme les billets de banque qui permettaient d’obtenir une certaine quantitĂ© d’or et d’argent sur simple prĂ©sentation, le cours forcĂ© Ă©tant un rĂ©gime monĂ©taire dans lequel les banques sont dispensĂ©es d’échanger le papier-monnaie contre du mĂ©tal prĂ©cieux. Cette non-convertibilitĂ©, qui Ă©tait autrefois exceptionnelle, est devenue la norme.

La monnaie fiat est imposĂ©e aux citoyens par la contrainte de la loi. En France, la monnaie liquide (appelĂ©e monnaie fiduciaire) a cours lĂ©gal : il est interdit pour un commerçant de « refuser des piĂšces de monnaie ou des billets de banque [
] selon la valeur pour laquelle ils ont cours » (Code pĂ©nal, article R642-3). Le citoyen doit payer ses impĂŽts et ses amendes en euros. L’État impose un monopole sur la monnaie en espĂšces en interdisant Ă  quiconque de vouloir concurrencer l’euro :

La mise en circulation de tout signe monĂ©taire non autorisĂ© ayant pour objet de remplacer les piĂšces de monnaie ou les billets ayant cours lĂ©gal en France est punie de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. (Code pĂ©nal, article 442-4)

Notons que les monnaies locales complĂ©mentaires n’ont pas vocation Ă  concurrencer l’euro, et sont bien souvent indexĂ©es sur lui.

 

Euros small

 

Mais la monnaie fiat ne se rĂ©sume pas Ă  sa forme liquide ; elle est aussi scripturale c’est-Ă -dire qu’elle peut se rapporter simplement Ă  l’écriture d’une dette dans un registre bancaire. Aujourd’hui, avec le dĂ©veloppement informatique, environ 90 % de la masse monĂ©taire en circulation est dĂ©matĂ©rialisĂ©e. On reproche souvent aux cryptomonnaies leur caractĂšre numĂ©rique et « virtuel », mais en rĂ©alitĂ© nous utilisons dĂ©jĂ  de la monnaie numĂ©rique, et cela au moyen de chĂšques, de cartes de paiement, de virements bancaires et de prĂ©lĂšvements mensuels.

Dans les pays dĂ©veloppĂ©s, la crĂ©ation de la monnaie scripturale est dĂ©lĂ©guĂ©e aux banques commerciales (comme le CrĂ©dit Agricole ou la Caisse d’Épargne en France) et rĂ©glementĂ©e par les banques centrales (BCE, Fed, Banque d’Angleterre, BoJ). La monnaie est simplement crĂ©Ă©e par les banques en Ă©change d’une promesse de remboursement d’un particulier ou d’une entreprise. Il y a ainsi crĂ©ation monĂ©taire lors de l’octroi d’un crĂ©dit, et destruction monĂ©taire lors du remboursement de ce crĂ©dit : certains parlent d’« argent dette ». La monnaie est bien crĂ©Ă©e : la banque n’a pas besoin de dĂ©tenir la somme demandĂ©e en espĂšces pour pouvoir la prĂȘter. Pour plus d’informations, vous pouvez aller visionner cette trĂšs bonne vidĂ©o de vulgarisation d’Heu?reka sur le sujet.

La monnaie fiat n’a donc pas de fondement tangible comme pouvait l’ĂȘtre les piĂšces de mĂ©tal prĂ©cieux ou les billets de banque convertible en or. Elle peut ĂȘtre thĂ©oriquement crĂ©Ă©e Ă  partir de rien (ex nihilo), ce qu’on rĂ©sume un peu grossiĂšrement dans l’expression « faire fonctionner la planche Ă  billets ». Cette crĂ©ation monĂ©taire provoque mĂ©caniquement ce qu’on appelle de l’inflation (ou « hausse des prix ») : si vous augmentez la masse monĂ©taire, vous augmentez la demande sans changer l’offre des produits et services, ce qui aura pour consĂ©quence finale d’augmenter les prix.

Par exemple, imaginez que vous doubliez la quantitĂ© de monnaie dans les mains de chaque citoyen d’un État fermĂ© : chacun sera deux fois plus riche qu’il ne l’était auparavant et se mettra Ă  consommer plus. Au fur et Ă  mesure du temps, un homme qui vend ses services, voyant la demande pour ainsi dire doubler, se mettra Ă  augmenter ses tarifs par intĂ©rĂȘt. Celui qui achĂšte ses services, voyant le prix augmenter, se mettra lui aussi Ă  vendre ses services plus cher. Peu Ă  peu, toute la sociĂ©tĂ© se calibrera sur cet Ă©quilibre entre l’offre et la demande, les plus pĂ©nalisĂ©s dans l’histoire Ă©tant ceux qui ont le moins de facilitĂ© Ă  changer leurs tarifs, Ă  savoir les salariĂ©s. Finalement, les prix auront doublĂ©.

En rĂšgle gĂ©nĂ©rale, les gouvernements et les banques ne sont pas gĂ©nĂ©reux au point d’augmenter la quantitĂ© de monnaie de chaque citoyen et utilisent l’argent crĂ©Ă© pour financer leurs propres projets (guerres, subventions, projets personnels des dirigeants
), ce qui a pour effet d’appauvrir les Ă©pargnants. L’inflation est une sorte d’impĂŽt indirect et invisible qui touche tout le monde. De plus, elle engendre des dĂ©sastres monstrueux dans les pays qui abusent de la crĂ©ation monĂ©taire.

Les cas d’inflation sont nombreux, dans l’histoire comme dans l’actualitĂ©. En France, les premiĂšres expĂ©riences de monnaie fiat ont conduit Ă  une importante augmentation des prix : on peut citer notamment la mise en place du systĂšme de Law (prononcĂ© « Lass ») entre 1716 et 1720, ainsi que l’émission des assignats pendant la RĂ©volution française qui a engendrĂ© une inflation de 304 % entre 1796 et 1797.

En 1914, l’effort de guerre a poussĂ© la France, le Royaume-Uni et l’Allemagne Ă  suspendre la convertibilitĂ© en or de leurs monnaies respectives (le franc, la livre et le mark). AprĂšs la premiĂšre guerre mondiale, lorsque la France est revenue (momentanĂ©ment) Ă  l’étalon-or en 1928, la valeur du franc en or Ă©quivalait Ă  20 % de sa valeur de 1914. Le Royaume-Uni a menĂ© une politique fortement dĂ©flationniste afin de restaurer la valeur de la livre sterling (ce qu’il a fait en 1925), mais cette politique a eu pour effet de freiner gravement l’économie. Quant Ă  l’Allemagne (la grande perdante), elle a connu entre 1922 et 1923 une pĂ©riode d’hyperinflation (appelĂ©e hyperinflation de la rĂ©publique de Weimar) au cours de laquelle la valeur du mark s’est totalement effondrĂ©e.

De nos jours, dans les pays occidentaux, les banques centrales s’efforcent de conserver un taux d’inflation de 2 %, l’économie moderne Ă©tant dĂ©pendante de cette inflation pour fonctionner.

Un autre exemple d’hyperinflation beaucoup plus rĂ©cent est celui du Zimbabwe entre 2000 et 2009, gouvernĂ© par Robert Mugabe. Le symbole de cette inflation est la mise en circulation, en janvier 2009, d’un billet de 100 000 milliards de dollars zimbabwĂ©ens valant 30 dollars amĂ©ricains. Encore plus rĂ©cemment, au Venezuela, suite aux prĂ©sidences successives de Hugo ChĂĄvez et de NicolĂĄs Maduro (ce dernier Ă©tant encore en fonction), l’état de l’économie du pays s’est dĂ©gradĂ© : les prix auraient Ă©tĂ© multipliĂ©s par 8 en 2016 alors que le PIB se serait effondrĂ© de 18,6 %.

 

Billet de 100 billions de dollars zimbabwéens

 

Cependant, l’inflation n’est pas la seule consĂ©quence pernicieuse de la nature des monnaies fiat. En vous forçant Ă  utiliser des piĂšces et des billets sans autre valeur intrinsĂšque que leur coĂ»t de fabrication, le gouvernement peut tout simplement les dĂ©clarer comme invalides du jour au lendemain. C’est ce qui s’est passĂ© en Inde le 8 novembre 2016. Ce jour-lĂ , Narendra Modi a annoncĂ© la dĂ©monĂ©tisation des billets de 500 et de 1000 roupies (valant respectivement 7 et 14 euros) sous prĂ©texte de s’attaquer Ă  la corruption et Ă  l’évasion fiscale. L’ensemble de ces billets reprĂ©sentait 86 % de la masse monĂ©taire fiduciaire en circulation, dans un pays oĂč les Ă©changes se font gĂ©nĂ©ralement en liquide, ce qui a provoquĂ© la panique.

Cette mesure drastique rentre dans le cadre d’un guerre contre l’argent liquide menĂ©e par les États du monde entier. Le liquide est en effet bien moins visible et contrĂŽlable que l’argent prĂ©sent sur nos comptes bancaires : il sert au marchĂ© noir, Ă  Ă©viter l’impĂŽt et la surveillance. Le rĂȘve d’une sociĂ©tĂ© sans espĂšces (cashless society) reprĂ©sente aux yeux des fanatiques la fin de ces petits actes de rĂ©volte financiĂšre contre l’État auxquels sont continuellement poussĂ©s les individus. L’utilisation d’un compte bancaire (et donc le fait de devoir passer par une banque) permet en effet au gouvernement (sous certaines rĂ©serves Ă©videmment) de savoir la somme d’argent que vous possĂ©dez, combien vous gagnez et avec qui vous Ă©changez. Mieux : on peut purement et simplement vous voler. Lors de la crise chypriote de 2013, dans le cadre du plan de sauvetage des banques, les dĂ©pĂŽts de plus de 100 000 euros de la Bank of Cyprus ont Ă©tĂ© ponctionnĂ©s Ă  37,5 %, sans cadre lĂ©gal. Depuis le 1er janvier 2016, la « Directive sur le redressement et la rĂ©solution des banques » de l’Union EuropĂ©enne autorise les banques Ă  ponctionner les comptes de leurs clients de plus de 100 000 euros en cas de difficultĂ© ou de faillite.

 

La liberté cryptomonétaire

Pour lutter contre tous les inconvĂ©nients liĂ©s aux monnaies fiat (inflation, dĂ©monĂ©tisation du liquide, ponction des comptes bancaires), la solution optimale a longtemps Ă©tĂ© de dĂ©tenir des mĂ©taux prĂ©cieux en tant que valeur refuge. Bitcoin a changĂ© la donne. Les cryptomonnaies sont devenues des alternatives sĂ©rieuses en cas de crise monĂ©taire. Elles permettent de conserver de la valeur Ă  l’abri des actions du gouvernement. Elles donnent aux individus dĂ©pourvus de comptes bancaires la possibilitĂ© d’ĂȘtre leur propre banque Ă  condition de possĂ©der un smartphone et un accĂšs Ă  Internet. Elles anĂ©antissent les frontiĂšres : chacun peut envoyer des fonds de façon quasi-instantanĂ©e Ă  l’autre bout du monde sans autre coĂ»t que les frais de transaction (qui sont ridicules par rapport aux diverses taxes prĂ©levĂ©es dans les Ă©changes internationaux).

Bitcoin a redonnĂ© espoir Ă  tous ceux qui chĂ©rissent la libertĂ©, et pour cause : il a un biais idĂ©ologique trĂšs marquĂ©, ayant Ă©tĂ© conçu pour Ă©chapper Ă  l’autoritĂ© de l’État et des banques centrales. VĂ©ritable prouesse technologique, Bitcoin constitue une dĂ©fiance envers un systĂšme monĂ©taire qui marche sur la tĂȘte. La date de sa mise en pratique est de fait trĂšs symbolique : elle fait suite Ă  la crise des subprimes aux États-Unis, celle-lĂ  mĂȘme qui a engendrĂ© la crise Ă©conomique globale de 2008.

 

Goéland small

 

Le protocole Bitcoin a Ă©tĂ© imaginĂ© par des crypto-anarchistes (aussi appelĂ©s cypherpunks), c’est-Ă -dire des personnes qui s’opposent au contrĂŽle gouvernemental de l’information sur le web et qui prĂ©conisent des moyens cryptographiques pour y remĂ©dier. Comme Jacques Favier et Adli Takkal Bataille l’indiquent dans leur ouvrage Bitcoin, la monnaie acĂ©phale :

Bitcoin [a Ă©tĂ©] conçu par et pour gens opposĂ©s Ă  l’autoritarisme des gouvernements, refusant la censure et la possibilitĂ© de censure, refusant la surveillance de masse, souhaitant conserver la propriĂ©tĂ© de leurs donnĂ©es personnelles, pensant que pour cela l’anonymisation de leurs correspondances, de leurs donnĂ©es et de leurs transactions est un droit, que les logiciels libres sont plus sĂ»rs que les logiciels propriĂ©taires, aux sources fermĂ©es, et qu’une monnaie libre par rapport aux États et aux banques est une chose dĂ©sirable et utile.

L’idĂ©e d’un « internet de la monnaie » n’est pas nouvelle dans le milieu. Comme partout dans le monde de la recherche, Satoshi Nakamoto s’est inspirĂ© grandement des projets antĂ©rieurs. Nous pouvons citer le eCash de David Chaum (1994), la b-money de Wei Dai (1998) et le bit gold de Nick Szabo (2005), reconnus comme Ă©tant des prĂ©curseurs du bitcoin. Satoshi Nakamoto cite d’ailleurs le papier de Wei Dai dans le livre blanc de Bitcoin.

Chose fascinante Ă  propos de Bitcoin : tout le monde ignore l’identitĂ© rĂ©elle de son inventeur, Satoshi Nakamoto n’étant qu’un pseudonyme pouvant dĂ©signer une personne ou un groupe de personnes. Encore plus fou : il a trĂšs vite cessĂ© d’intervenir dans l’évolution de son invention. Ainsi, contrairement Ă  d’autres protocoles cryptomonĂ©taires comme Litecoin, Ethereum ou Dash, Bitcoin n’a pas meneur qui serve de figure principale, mĂȘme si certaines personnalitĂ©s s’imposent plus que les autres. Le bitcoin est une monnaie acĂ©phale (littĂ©ralement « sans tĂȘte »), ce qui ne fait que renforcer son biais anarchisant.

Les cryptomonnaies sont aussi conformes aux idĂ©aux libĂ©raux de libertĂ©, de propriĂ©tĂ© et de responsabilitĂ©. Tout d’abord elles offrent une libĂ©ration du monde de la monnaie qui est, comme nous l’avons aperçu, dominĂ© par des entitĂ©s telles que les banques et les gouvernements. En 1976, dans Pour une vraie concurrence des monnaies, Friedrich Hayek proposait d’ailleurs l’établissement d’une libertĂ© monĂ©taire et bancaire totale, qui se traduirait notamment par l’émission concurrentielle de monnaies distinctes. Les cryptomonnaies reprĂ©sentent un facteur de libre Ă©change Ă  l’échelle de la planĂšte : il devient trĂšs difficile d’empĂȘcher une personne d’envoyer une transaction, mĂȘme si cette transaction est « prohibĂ©e ». Elles garantissent informatiquement la propriĂ©tĂ© des fonds d’un utilisateur, le vol Ă©tant pour ainsi dire impossible. De cette propriĂ©tĂ© absolue, dĂ©coule une responsabilitĂ© : tout utilisateur peut ĂȘtre privĂ© de ses fonds en cas de mauvaise manipulation ou de perte des clĂ©s de son portefeuille. Cette responsabilitĂ© contraste avec le systĂšme actuel oĂč votre banque vous rembourse lorsque vous vous faites voler votre carte de crĂ©dit, et oĂč chaque site web vous propose de restaurer votre session avec votre adresse mail en cas de perte de votre mot de passe.

Bitcoin est une invention radicalement hostile Ă  l’autoritĂ©, rejetant non seulement la censure, la surveillance et plus gĂ©nĂ©ralement le contrĂŽle de l’information, mais aussi et surtout l’intervention gouvernementale dans l’économie. Cette radicalitĂ©, les mĂ©dias de masse l’évoquent dĂšs qu’ils parlent de Bitcoin : la cryptomonnaie facilite les Ă©changes illĂ©gaux, le trafic de drogues et le financement du terrorisme islamiste. La cryptomonnaie est fonciĂšrement une mise en pratique anarcho-capitaliste et il est dans l’ordre des choses qu’elle soit utilisĂ©e dans le cadre du marchĂ© noir ou du marchĂ© gris. Car, aprĂšs tout, qu’est-ce que le marchĂ© « noir » si ce n’est le marchĂ© libre, exempt de toute taxe et de toute rĂ©glementation administrative ? De fait, le bitcoin a longtemps Ă©tĂ© la monnaie du dark web, cĂ©lĂšbre pour avoir Ă©tĂ© utilisĂ© sur la plateforme Silk Road, avant d’ĂȘtre concurrencĂ© par des monnaies plus confidentielles comme le monero ou le zcash.

En donnant aux utilisateurs la capacitĂ© d’éviter l’impĂŽt, les cryptomonnaies constituent un instrument de lutte directe contre l’État. En France, la place occupĂ©e par l’État (au sens gĂ©nĂ©ral) est imposante et ne cesse de croĂźtre : l’ensemble des prĂ©lĂšvements obligatoires est passĂ© de 33,6 % du produit intĂ©rieur brut en 1965 Ă  45,5 % en 2014. Les cryptomonnaies entraĂźneraient la rĂ©duction la pression fiscale par le bas, en permettant aux citoyens qui les utilisent (je pense notamment aux commerçants) de ne pas dĂ©clarer tous leurs revenus (comme cela se fait habituellement avec le liquide). En cas d’adoption de masse d’une cryptomonnaie, la souverainetĂ© monĂ©taire rendue aux individus pourrait possiblement faire reculer le pouvoir Ă©tatique, en l’obligeant Ă  s’adapter Ă  cette Ă©volution. C’est dans cet esprit que le prix nobel Milton Friedman affirmait dans une interview en 1999 :

Je pense qu’Internet va devenir une des forces majeures qui va diminuer le rĂŽle des gouvernements. La seule chose qui manque, mais qui sera dĂ©veloppĂ©e bientĂŽt, est une solution fiable de cash Ă©lectronique.

Outre l’aspect monĂ©taire, Bitcoin pourrait ĂȘtre Ă  l’origine d’une libertĂ© bien plus vaste. La technologie derriĂšre le protocole, appelĂ©e par une mĂ©tonymie un peu Ă©trange « technologie blockchain », pourrait en effet rĂ©volutionner certains secteurs de l’économie nĂ©cessitant l’existence de tiers de confiance comme le notariat. Nous pouvons dĂ©jĂ  le constater dans le monde cryptomonĂ©taire : en servant de modĂšle, Bitcoin a provoquĂ© une vague crĂ©ative et certains protocoles se sont spĂ©cialisĂ©s pour remplir d’autres tĂąches que le paiement. Dans ce cas, le jeton n’est qu’une incitation Ă  authentifier la chaĂźne de blocs et n’a pas vocation Ă  devenir une monnaie rĂ©elle : il faudrait plutĂŽt parler d’actif numĂ©rique. Ethereum est le parfait exemple de ce type d’usage : le protocole se prĂ©sente comme une plateforme dĂ©centralisĂ©e qui exĂ©cute des contrats intelligents et qui permet le dĂ©ploiement d’applications dĂ©centralisĂ©es. Citons Ă©galement Steem qui est un rĂ©seau social rĂ©compensant ses utilisateurs ; Sia qui est un projet de stockage dĂ©centralisĂ© des donnĂ©es ; et BitBay qui souhaite devenir une plateforme de marchĂ© permettant d’échanger des choses de maniĂšre sĂ©curisĂ©e (souvent prĂ©sentĂ© comme un eBay dĂ©centralisĂ©). L’innovation technique de la chaĂźne de blocs, amplifiĂ©e par la libertĂ© des initiatives et la facilitĂ© d’investissement, pourrait bien changer la face du monde.

NĂ©anmoins, je pense qu’il est judicieux de s’attendre Ă  une contre-attaque de l’empire. Certains pays pourraient fortement restreindre voire interdire l’usage des cryptomonnaies, ce qui influencerait les bons citoyens qui respectent scrupuleusement la loi, mĂȘme s’il serait facile de contourner la loi, comme on le fait aujourd’hui avec le tĂ©lĂ©chargement illĂ©gal. D’autres États choisiront peut-ĂȘtre d’utiliser la technologie de Bitcoin pour crĂ©er leur propre cryptomonnaie semi-centralisĂ©e : un euro numĂ©rique rĂ©gi par l’Union EuropĂ©enne pourrait ainsi voir le jour. AprĂšs tout, l’imagination des lĂ©gislateurs quand il s’agit de taxer et de rĂ©glementer une innovation technique est sans limites.

 

Conclusion

Les cryptomonnaies reprĂ©sentent un tour de force technique sans prĂ©cĂ©dent. De par leur existence, elles nous poussent Ă  nous intĂ©resser Ă  ce qui fonde la valeur de la monnaie que nous utilisons, et Ă  rĂ©aliser Ă  quel point nous faisons confiance au systĂšme bancaire actuel. Le XXĂšme siĂšcle a largement Ă©tĂ© dominĂ© par les monnaies fiat et par l’inflation qui en rĂ©sulte. Il est possible qu’il n’en soit pas de mĂȘme pour le XXIĂšme siĂšcle. Si les cryptomonnaies fascinent tant, c’est en raison de leur caractĂšre subversif et de leur potentiel de libĂ©ration. Elles exacerbent le sentiment de dĂ©fiance que tout individu normalement constituĂ© ressent pour l’autoritĂ©, et sa propension Ă  vouloir s’émanciper de la tutelle qui lui est imposĂ©e. C’est l’une des raisons pour lesquelles je pense que cet engouement pour les cryptomonnaies ne cessera de croĂźtre au cours des annĂ©es, jusqu’à qu’elles deviennent des monnaies Ă  part entiĂšre pour le commun des mortels.

 


Pour écrire cet article je me suis grandement inspiré du trÚs bon ouvrage Bitcoin, la monnaie acéphale de Jacques Favier et Adli Takkal Bataille.

Le maximalisme du bitcoin contre la cryptomonnaie

October 31st 2019 at 09:10

Le maximalisme du bitcoin est une doctrine morale considĂ©rant que Bitcoin est le seul systĂšme de cryptomonnaie viable, qu’il doit occuper une position de monopole dans la sphĂšre crypto-Ă©conomique, et qui vise donc Ă  dĂ©courager la formation et le dĂ©veloppement de cryptomonnaies alternatives, notamment par l’attaque rĂ©pĂ©tĂ©e des autres projets sur les rĂ©seaux sociaux.

Dans l’article prĂ©cĂ©dent, nous avons vu que cette doctrine se fondait sur le fait que Bitcoin formait un systĂšme Ă©conomique complexe, dont la sĂ©curitĂ© et les qualitĂ©s monĂ©taires dĂ©pendaient de sa santĂ© financiĂšre, et qu’il Ă©tait par consĂ©quent hautement dĂ©sirable que la dominance du bitcoin soit la plus grande possible. Nous avons ainsi observĂ© que les maximalistes se prĂ©sentaient comme les cellules du systĂšme immunitaire de Bitcoin, dont le devoir Ă©tait de rĂ©guler culturellement la communautĂ© et de repousser les attaques sociales provenant des autres acteurs.

Aujourd’hui, nous allons examiner les raisons pour lesquelles cette doctrine est erronĂ©e, tant du point de vue monĂ©taire que technique, et pourquoi elle a un impact nĂ©gatif sur l’écosystĂšme.

Notez que dans cet article nous parlerons du bitcoin comme une monnaie destinĂ©e Ă  ĂȘtre utilisĂ©e par tous, un argent numĂ©rique pair-Ă -pair mondial, ce qui est la position gĂ©nĂ©ralement adoptĂ©e par les maximalistes, notamment quand ils dĂ©crivent l’avĂšnement prochain du bitcoin comme une certitude. Il serait possible d’adopter une position plus prudente en considĂ©rant que Bitcoin est techniquement limitĂ© et qu’il n’atteindra jamais un usage gĂ©nĂ©ralisĂ© (« Bitcoin est ce qu’il est »), mais ce n’est pas le sujet ici.

 

Bitcoin est-il indétrÎnable ?

Il est commun pour les maximalistes de prĂ©senter le bitcoin comme le roi des cryptomonnaies qui restera dominant en raison de son effet de rĂ©seau. Cependant, cet effet de rĂ©seau n’est aujourd’hui pas aussi puissant qu’il paraĂźt l’ĂȘtre et Bitcoin n’est Ă  mon avis pas indĂ©trĂŽnable, bien qu’il risque de conserver sa position pendant encore quelques temps.

Tout d’abord, le symptĂŽme clair de la fragilitĂ© de l’effet de rĂ©seau de Bitcoin est l’existence du maximalisme lui-mĂȘme : si Bitcoin n’était pas mis en danger par sa concurrence, les maximalistes n’existeraient tout simplement pas. Nous avons d’ailleurs dĂ©jĂ  remarquĂ© que le maximalisme s’était initialement dĂ©veloppĂ© entre 2014 et 2015 lorsque le prix du bitcoin Ă©tait au plus bas et que son effet de rĂ©seau commençait Ă  s’affaiblir.

Ensuite, il faut remarquer que l’écosystĂšme des cryptomonnaies est encore minuscule d’un point de vue financier si on le compare aux monnaies fiat ou Ă  l’or : sa capitalisation boursiĂšre actuelle est de 250 milliards de dollars, loin des 15 000 milliards de la masse monĂ©taire M3 du dollar et des 7500 milliards de la valeur du stock d’or mondial. De plus, cette valeur financiĂšre doit ĂȘtre considĂ©rĂ©e avec prudence puisqu’elle est surtout issue de la spĂ©culation autour d’une technologie naissante, et pas de l’usage effectif de cette technologie. Ceci fait que rien n’est encore Ă©tabli et qu’il peut encore y avoir des retournements assez rapides.

Les maximalistes aiment comparer Bitcoin Ă  Internet parce que la suite de protocoles TCP/IP Ă©tait la premiĂšre de la sorte Ă  voir le jour et a pu devenir un standard grĂące Ă  cet avantage, en dĂ©pit de la rude concurrence du modĂšle OSI lancĂ© plus tard. Mais il ne faut pas gĂ©nĂ©raliser et il existe de nombreux contre-exemples Ă  l’avantage du prĂ©curseur : le français a longtemps occupĂ© le statut de langue diplomatique internationale avant de tomber en dĂ©suĂ©tude au profit de l’anglais ; Google n’était pas le premier moteur de recherche ; Facebook a supplantĂ© MySpace en tant que rĂ©seau social, etc.

Enfin, et c’est sans doute la raison la plus importante, le fait est que Bitcoin a des dĂ©fauts majeurs et qu’on ne peut y remĂ©dier. En effet, le Bitcoin des maximalistes ne pourra pas changer sensiblement en raison de leur absence de compromis1 : si Bitcoin changeait sans leur approbation, alors il deviendrait, selon leur terminologie, une cryptomonnaie alternative. Ainsi, cette rĂ©sistance au changement rend obsolĂšte le principal argument qu’on pourrait faire en faveur de l’existence d’une seule cryptomonnaie, Ă  savoir le fait qu’elle peut intĂ©grer toutes les amĂ©liorations de ses concurrentes puisque tout est en source ouverte.

 

Le bitcoin est une mauvaise monnaie

Selon les maximalistes, le bitcoin est une monnaie saine, une monnaie librement choisie par le marchĂ© qui est Ă  l’abri des ingĂ©rences Ă©tatiques. Mais pour qu’il soit choisi par les gens, il faudrait que le bitcoin dispose des qualitĂ©s d’une bonne monnaie. Or ce n’est pas le cas.

La monnaie est l’intermĂ©diaire d’échange par excellence. Ce qui fait qu’un bien est utilisĂ© comme monnaie, c’est ce qu’on appelle sa cessibilitĂ© (de l’allemand AbsatzfĂ€higkeit, traduit en anglais par saleability ou salability), c’est-Ă -dire la facilitĂ© avec laquelle ce bien peut ĂȘtre Ă©changĂ© sur le marchĂ© dĂšs que son dĂ©tenteur le dĂ©sire et en encourant le moins de perte de valeur possible. Ce concept, dĂ©crit en 1892 par Carl Menger dans son essai On the Origin of Money, se rapproche donc du concept de liquiditĂ©, ce qui fait que de nombreuses personnes dĂ©finissent la monnaie comme le bien le plus liquide : c’est d’ailleurs pour cela qu’on parle « d’argent liquide » en français.

Une bonne monnaie doit avoir une cessibilitĂ© Ă©levĂ©e qui s’adapte aux circonstances des Ă©changes Ă©conomiques. D’abord, la monnaie doit ĂȘtre cessible Ă  travers l’espace : il faut qu’elle soit portable, c’est-Ă -dire que l’énergie ou le coĂ»t pour la dĂ©placer doit ĂȘtre moindre. Ensuite, sa cessibilitĂ© a aussi besoin de se faire dans le temps : la valeur de la monnaie doit ĂȘtre stable et pour cela il faut qu’elle soit durable et rare. Enfin, la monnaie doit possĂ©der une cessibilitĂ© qui s’ajuste Ă  l’échelle : le bien utilisĂ© doit ĂȘtre divisible et fongible, c’est-Ă -dire qu’il doit ĂȘtre possible de le diviser en petites unitĂ©s et qu’on ne doit pas discerner une unitĂ© d’une autre. Cette triple adaptation Ă  l’espace, au temps et Ă  l’échelle se retrouve dans les trois fonctions de la monnaie : intermĂ©diaire dans les Ă©changes, rĂ©serve de valeur et unitĂ© de compte.

Le problĂšme, c’est que les maximalistes, et malheureusement beaucoup de bitcoineurs, ont tendance Ă  se focaliser sur la fonction de rĂ©serve de valeur du bitcoin, qui provient notamment de sa durabilitĂ© et de sa raretĂ©, tout en nĂ©gligeant ses autres fonctions. Assez Ă©trangement, ils s’imaginent que la monnaie acquiert d’abord son statut de rĂ©serve de valeur pour ensuite devenir un intermĂ©diaire dans les Ă©changes et enfin une unitĂ© de compte.

 

L’évolution monĂ©taire du bitcoin selon Murad Mahmudov (cliquer sur l’image pour agrandir)
L'évolution monétaire du bitcoin selon Murad Mahmudov

 

En cela, ils oublient que la monnaie, dont le rĂŽle unique est de servir de moyen d’échange indirect sur le marchĂ©, obtient son statut de monnaie2, non pas en acquĂ©rant chacune de ces fonctions individuellement, mais plutĂŽt de maniĂšre simultanĂ©e et progressive, les trois fonctions se complĂ©tant mutuellement. Ainsi que l’écrit Ludwig von Mises dans sa ThĂ©orie de la monnaie et du crĂ©dit publiĂ©e en 1912 :

La monnaie est un bien dont la fonction Ă©conomique est de faciliter les Ă©changes rĂ©ciproques de biens et de services. [
] [Ses fonctions secondaires] peuvent toutes ĂȘtre dĂ©duites du rĂŽle de la monnaie comme moyen d’échange commun.

La fonction de moyen d’échange est donc indissociable de la fonction de rĂ©serve de valeur, et c’est la raison pour laquelle la plupart des gens Ă©pargnent leur richesse en monnaie fiat en dĂ©pit de l’inflation : car ils peuvent avoir un accĂšs direct, immĂ©diat et sans friction Ă  d’autres biens et services. Cela est d’autant plus vrai pour le bitcoin qui, contrairement Ă  l’or, n’a (quasiment) aucune valeur non monĂ©taire, et dĂ©pend par consĂ©quent de sa fonction d’intermĂ©diaire d’échange pour garder son prix.

Ainsi, pour devenir la monnaie saine tant louĂ©e, le bitcoin ne doit pas seulement ĂȘtre un bien rare et inconfiscable, mais il doit aussi avoir une cessibilitĂ© qui s’adapte bien Ă  l’espace et Ă  l’échelle, choses qui lui font cruellement dĂ©faut.

 

Les deux problĂšmes de Bitcoin

Bitcoin souffre de problÚmes intrinsÚques qui ont des conséquences néfastes sur sa nature de systÚme monétaire. En particulier, deux problÚmes majeurs impactent le bitcoin : son manque de portabilité, qui est caractérisé par des frais de transactions et des temps de confirmations élevés, et son manque de fongibilité, issu de la faible confidentialité de sa chaßne.

Le premier problĂšme majeur du bitcoin est son manque de portabilitĂ© qui est directement liĂ© aux problĂšmes de passage Ă  l’échelle de son protocole. Comme on l’a vu dans le prĂ©cĂ©dent article, la capacitĂ© transactionnelle du rĂ©seau est artificiellement limitĂ©e par une taille limite des blocs afin de prĂ©server une dĂ©centralisation maximale du rĂ©seau. Cette limitation provoque depuis 2017 des congestions pĂ©riodiques du rĂ©seau Bitcoin : les transactions en attente de confirmation s’accumulent dans la zone mĂ©moire des nƓuds (« mempool »), ce qui fait grimper les frais de transaction par un phĂ©nomĂšne d’enchĂšres successives. Les utilisateurs sont alors contraints d’attendre que la congestion passe (ce qui peut prendre plusieurs jours), ou bien de payer des frais plus grands pour que leur transaction soit confirmĂ©e.

 

Taille moyenne des blocs de BTC entre 2013 et 2019
La taille des blocs entre 2013 et 2019. Avant SegWit la taille des blocs était limitée à 1 Mo ; depuis SegWit, la restriction est définie de maniÚre plus complexe3 mais est toujours trÚs contraignante.

 

Ce phĂ©nomĂšne de quota est vu comme nĂ©cessaire par les maximalistes : pour eux, il contribue Ă  crĂ©er un marchĂ© des frais pour payer pour la sĂ©curitĂ© de Bitcoin. Mais il a pour consĂ©quence d’amoindrir considĂ©rablement la portabilitĂ© du bitcoin, notamment lors des pĂ©riodes d’engouement spĂ©culatif comme en dĂ©cembre 2017 oĂč les frais de transaction mĂ©dians atteignaient les 30 $, ou lors de l’étĂ© dernier oĂč ils dĂ©passaient les 3 $.

Les maximalistes ont tendance Ă  croire que le problĂšme de scalabilitĂ© sera rĂ©solu par des solutions (miracles) de surcouche comme le rĂ©seau Lightning et les chaĂźnes latĂ©rales, mais Ă  mon avis ce ne sera pas suffisant. D’abord, ces solutions ont leurs dĂ©fauts et leurs limitations propres : le rĂ©seau Ligthning par exemple, a des problĂšmes inhĂ©rents de sĂ©curitĂ©, de scalabilitĂ© et de liquiditĂ©. Ensuite, puisque la croissance des frais rendra la chaĂźne de blocs inutilisable pour beaucoup de personnes, la dĂ©centralisation de ces couches supĂ©rieures sera considĂ©rablement impactĂ©e par l’impossibilitĂ© Ă©conomique de revenir sur la couche de base. Ainsi, sans une augmentation de la capacitĂ© transactionnelle du protocole Bitcoin comme le prĂ©conise Thaddeus Dryja (l’un des co-concepteurs du rĂ©seau Lightning), le manque de portabilitĂ© du bitcoin pourrait perdurer.

Continuons avec le second problĂšme majeur de Bitcoin, qui est son manque de confidentialitĂ©. Dans Bitcoin, le registre des transactions n’est pas anonyme, mais pseudonyme : les bitcoins sont transfĂ©rĂ©s entre des adresses publiques dĂ©tenues par les utilisateurs, de telle sorte qu’en principe on ne peut pas savoir Ă  qui appartient quoi. Cependant, Ă  cause de la multiplication des procĂ©dures d’identification (KYC/AML) par les plateformes d’échange et de l’analyse de chaĂźne (notamment rĂ©alisĂ©e par Chainalysis), cette relative confidentialitĂ© est clairement remise en cause, et ce d’autant plus que la mauvaise portabilitĂ© du bitcoin pousse les gens Ă  passer par l’intermĂ©diaire de services tiers.

Il existe une mĂ©thode d’anonymisation directement applicable sur Bitcoin : il s’agit du mĂ©lange de piĂšces (appelĂ© CoinJoin) qui permet aux utilisateurs de brouiller les pistes en envoyant leurs fonds dans une transaction commune. Mais les problĂšmes de scalabilitĂ© de Bitcoin pourraient rendre cette mĂ©thode assez peu fiable et trĂšs onĂ©reuse pour les petits montants, ce qui contraste directement avec l’utilisation massive qui en est faite par Dash (PrivateSend) ou par Bitcoin Cash (CashShuffle), cryptomonnaies offrant des frais faibles de maniĂšre quasi permanente. De plus, d’autres protocoles disposent d’une meilleure confidentialitĂ© en exploitant des techniques cryptographiques : Zcash utilise des preuves Ă  divulgation nulle de connaissance pour augmenter l’opacitĂ© de certaines transactions, et Monero se base entre autres sur les signatures de cercle pour obtenir un haut niveau d’anonymat gĂ©nĂ©ral.

Pour en revenir aux caractĂ©ristiques monĂ©taires, ce manque de confidentialitĂ© impacte directement la fongibilitĂ© du bitcoin. En effet, l’absence d’anonymat permet de diffĂ©rencier les piĂšces de bitcoin et de leur attribuer des valeurs distinctes. En tĂ©moigne notamment le dĂ©veloppement du commerce des « bitcoins vierges », c’est-Ă -dire des bitcoins fraĂźchement minĂ©s, n’étant pas « salis » par des transactions illĂ©gales et qui se vendraient 20 % au-dessus du prix du marchĂ©. Ce manque de fongibilitĂ© pose un problĂšme important pour un bien qui veut ĂȘtre une monnaie : pour accepter le bitcoin, le commerçant devrait prĂ©alablement s’assurer que les bitcoins payĂ©s ne soient pas volĂ©s ou n’aient pas Ă©tĂ© impliquĂ©s dans des affaires criminelles, ce qui alourdirait profondĂ©ment les Ă©changes. Pire : si un État bannissait la dĂ©tention de bitcoins ou menaçait de le faire, l’insuffisance de confidentialitĂ© impacterait d’autant plus la cessibilitĂ© du bitcoin dans le pays concernĂ©.

Enfin, quant Ă  savoir si le bitcoin est le seul Ă  pouvoir ĂȘtre durable et rare, et si les autres cryptomonnaies ne peuvent pas atteindre le mĂȘme degrĂ© d’immuabilitĂ©, c’est Ă  mon avis une question ouverte. Comme on l’a dit dans l’article prĂ©cĂ©dent, la possibilitĂ© de faire tourner un nƓud du rĂ©seau et la politique monĂ©taire dĂ©flationniste du bitcoin sont garanties par l’inaltĂ©rabilitĂ© des rĂšgles de consensus, et cette inaltĂ©rabilitĂ© est garantie par une norme culturelle forte, un point de Schelling dont les maximalistes sont les premiers dĂ©fenseurs (« Toute tentative de changer Bitcoin est une arnaque ! »). À ceci, je rĂ©pondrai que la norme culturelle dĂ©fendue par la communautĂ© pourrait ne pas concerner toutes les rĂšgles de la mĂȘme façon : certains aspects du protocole, dont la politique monĂ©taire, seraient maintenus par l’absence de compromis, tandis que d’autres, comme la taille limite des blocs, pourraient ĂȘtre moins bien dĂ©finis et dĂ©pendre des avancements technologiques. Ainsi, on ne peut selon moi exclure la possibilitĂ© que, au fur et mesure du temps, d’autres cryptomonnaies puissent devenir de bonnes rĂ©serves de valeur.

Quoi qu’il en soit des autres cryptomonnaies, le bitcoin des maximalistes est loin de constituer la monnaie idĂ©ale qu’ils vantent en permanence, et sa rigiditĂ© quasi absolue face au changement, qui lui donne sa force actuelle, pourrait devenir, Ă  long terme, la plus grande de ses faiblesses.

 

D’autres usages des registres distribuĂ©s

La cryptomonnaie ce n’est pas que la monnaie, et l’usage qu’on peut faire d’un protocole crypto-Ă©conomique n’est pas limitĂ© au simple transfert de valeur. En effet, deux autres catĂ©gories d’utilisations existent : l’usage notarial, c’est-Ă -dire la garantie de l’authenticitĂ© de donnĂ©es, et l’usage « contractuel » passant par le biais de contrats autonomes (smart contracts), c’est-Ă -dire de programmes informatiques dont l’exĂ©cution se fait par l’intermĂ©diaire d’une chaĂźne de blocs et ne nĂ©cessite donc pas l’intervention d’un tiers de confiance. C’est la crĂ©ation de Bitcoin qui, en apportant un registre rĂ©putĂ© immuable et une possibilitĂ© de programmer la monnaie, a permis Ă  ces usages annexes de voir le jour.

Cependant, Bitcoin est nĂ©cessairement limitĂ©, notamment par son modĂšle de sĂ©curitĂ© qui requiert que la taille des donnĂ©es et le nombre d’opĂ©rations restent suffisamment bas. C’est pour cela qu’on a vu d’autres protocoles, faisant d’autres compromis et ayant des modĂšles de sĂ©curitĂ© diffĂ©rents, se spĂ©cialiser dans ces usages. Ethereum en est sans doute le meilleur exemple : l’éther a en effet Ă©tĂ© crĂ©Ă© dans le but de servir principalement de carburant Ă  la plateforme (Vitalik Buterin parle de « cryptofuel »), et pas de rĂ©elle monnaie comme le bitcoin. Les usages notariaux et contractuels Ă©tant moins sensibles que la monnaie, Ethereum peut se permettre d’ĂȘtre moins dĂ©centralisĂ© et plus flexible que Bitcoin.

Satoshi Nakamoto lui-mĂȘme n’était pas hostile Ă  cette idĂ©e, et, dans l’un de ses derniers messages en dĂ©cembre 2010, il avait donnĂ© son avis sur le projet BitDNS, qui allait devenir Namecoin en 2011 :

Empiler tous les systĂšmes de quorum par preuve de travail dans une seule base de donnĂ©es ne passe pas Ă  l’échelle. Bitcoin et BitDNS peuvent ĂȘtre utilisĂ©s sĂ©parĂ©ment. [
] Les rĂ©seaux ont besoin d’avoir des destins diffĂ©rents. Les utilisateurs de BitDNS pourraient ĂȘtre complĂštement tolĂ©rants vis-Ă -vis de l’ajout de fonctionnalitĂ©s permettant de traiter des donnĂ©es volumineuses puisque peu de registraires de noms de domaine seraient nĂ©cessaires, tandis que les utilisateurs de Bitcoin pourraient devenir de plus en plus sectaires Ă  propos de la limitation de la taille de la chaĂźne de sorte que son accĂšs reste facile pour beaucoup d’utilisateurs et pour de petits appareils.

Mais ce n’est pas l’avis des maximalistes qui rejettent en bloc tous les modĂšles crypto-Ă©conomiques autres que Bitcoin, et font par consĂ©quent une critique intransigeante de la « technologie blockchain », le terme utilisĂ© par les mĂ©dias pour dĂ©signer l’ensemble des technologies de consensus sur des systĂšmes distribuĂ©s. En fait, ils sont si inflexibles qu’ils en sont arrivĂ©s Ă  transformer le motto fallacieux « blockchain not Bitcoin », popularisĂ© par Blythe Masters en 2015, en la proposition inverse qui est encore plus surrĂ©aliste : « Bitcoin not blockchain ». En effet, selon leur doctrine, le seul usage qu’on puisse faire d’une chaĂźne de blocs est l’usage monĂ©taire, et la seule chaĂźne Ă  mĂȘme d’y parvenir est celle de Bitcoin. C’est pourquoi beaucoup de maximalistes en vont jusqu’à insulter Andreas Antonopoulos, bitcoineur convaincu, cĂ©lĂšbre confĂ©rencier et auteur de Mastering Bitcoin, qui partage la vision d’un Ă©cosystĂšme variĂ© et qui soutient Ethereum.

 

Tableau décisionnel de la blockchain selon Saifedean Ammous
Tableau décisionnel de la blockchain selon Saifedean Ammous

 

Il est dur de juger de la pertinence d’Ethereum, mais tout indique que son utilisation est vouĂ©e Ă  grandir et que l’éther conservera sa valeur Ă  long terme. À l’instar de Bitcoin, Ethereum jouit d’un effet de rĂ©seau en tant que prĂ©curseur dans sa catĂ©gorie, ce qui lui donne un avantage non nĂ©gligeable par rapport aux autres plateformes du mĂȘme type, et ce malgrĂ© sa nature changeante et hasardeuse.

Ainsi, Ă  l’avenir, il est probable qu’on voie une diversitĂ© de protocoles de registres distribuĂ©s Ă©merger, et que chacun d’entre eux aura ses propres compromis pour s’adapter au mieux Ă  l’usage visĂ©.

 

Le maximalisme est un tribalisme toxique

Le maximalisme est un tribalisme toxique qui cherche Ă  Ă©craser les cryptomonnaies alternatives au bitcoin. Les maximalistes semblent ĂȘtre devenus les meneurs idĂ©ologiques de la communautĂ© de Bitcoin et, tels des missionnaires en charge de rĂ©pandre la bonne nouvelle, ils diffusent leur propagande partout oĂč ils le peuvent : sur les rĂ©seaux sociaux, dans les mĂ©dias les plus gĂ©nĂ©ralistes et mĂȘme dans les livres pour enfants4 !

Parmi leurs pratiques, on retrouve l’injonction Ă  accumuler des bitcoins, qui se matĂ©rialise le plus souvent par la rĂ©pĂ©tition de courtes phrases en anglais comme « buy bitcoin » (achetez du bitcoin) ou « stack sats » (entassez les satoshis) et par la mise en valeur de la fonction de rĂ©serve de valeur du bitcoin. Et quand le prix de cette « rĂ©serve de valeur » s’effondre avec la volatilitĂ© qu’on lui connaĂźt, ce sont les expressions « buy the dip » (achetez la baisse) et « HODL5 » qui ressortent. La rĂ©alitĂ© est que cette injonction contribue directement Ă  la valorisation du bitcoin, donc Ă  la santĂ© du systĂšme entier, et que c’est pour cela que les maximalistes appellent autant Ă  l’accumulation. D’ailleurs, l’une des quatre vĂ©ritĂ©s de Giacomo Zucco que j’avais Ă©voquĂ©es dans le premier article, Ă©tait que « toute tentative de pousser quelqu’un Ă  dĂ©penser du bitcoin [Ă©tait] une arnaque », qui sous-entend que celui qui dĂ©penserait ses bitcoins les donnerait Ă  quelqu’un d’autre qui pourrait les vendre Ă  vil prix et faire baisser le cours.

Mais la pratique la plus dĂ©testable des maximalistes est sans doute l’attaque gratuite contre les diffĂ©rentes cryptomonnaies et contre les services qui acceptent ces autres cryptomonnaies comme Coinbase et Bitpay. PremiĂšrement, cette attitude est directement nuisible Ă  l’intĂ©rieur de l’écosystĂšme (les gens investis dans des projets « sans intĂ©rĂȘt » ne reviendront pas vers Bitcoin parce qu’un maximaliste leur a dit qu’ils Ă©taient des shitcoiners, bien au contraire), et mĂȘme au sein de la communautĂ© de Bitcoin. Secondement, elle donne une image exĂ©crable de Bitcoin et des cryptomonnaies Ă  l’extĂ©rieur de notre microcosme : les maximalistes font paraĂźtre les bitcoineurs comme des gens sectaires et fermĂ©s, des spĂ©culateurs intĂ©ressĂ©s uniquement par le prix (« number go up »), qui rĂ©pĂštent sans cesse que le bitcoin est un or numĂ©rique qui ne doit pas bouger, ce qui dissuade clairement l’arrivĂ©e de nouveaux utilisateurs souhaitant l’utiliser comme un moyen de paiement.

Ainsi, ce tribalisme des maximalistes nuit directement au concept d’argent liquide Ă©lectronique pair-Ă -pair qu’est censĂ© reprĂ©senter Bitcoin. En d’autres termes, le maximalisme est toxique pour la cryptomonnaie. Pour citer les mots de Ferdous Bhai, un bitcoineur profondĂ©ment agacĂ© par le maximalisme :

Si nous continuons d’éloigner les utilisateurs en prenant des positions extrĂȘmes et absurdes, alors l’effet de rĂ©seau de Bitcoin arrĂȘtera de grandir, et les monnaies alternatives possĂ©dant un Ă©cosystĂšme plus sain finiront par gagner. [
] Je veux voir Bitcoin gagner, et je continuerai de construire et de soutenir les entreprises qui rendent Bitcoin meilleur, plus fort et plus accessible. Dans ce processus, nous ne devons jamais perdre de vue notre objectif. Bitcoin n’est pas l’objectif final ; c’est un moyen d’atteindre l’objectif d’une monnaie dĂ©nationalisĂ©e, sans permission et rĂ©sistante Ă  la censure, que nous pouvons choisir d’utiliser ou de ne pas utiliser volontairement, sans coercition, ingĂ©nierie sociale ou menace de violence.

 

La coexistence des cryptomonnaies

Le maximalisme est donc une idĂ©ologie dĂ©fendant un monopole du bitcoin dans l’écosystĂšme des cryptomonnaies, par le biais d’une propagande continuelle ayant pour but de raffermir l’effet de rĂ©seau de Bitcoin. Pour les maximalistes, la coexistence des systĂšmes crypto-Ă©conomiques semble non seulement inutile mais profondĂ©ment nĂ©faste pour Bitcoin. Cependant, comme on l’a vu ici, le bitcoin n’est pas la monnaie saine tant louĂ©e et Bitcoin n’est pas une bonne plateforme adaptĂ©e Ă  tous les usages, et il est donc inĂ©vitable que des concurrents apparaissent.

Bitcoin-BTC reprĂ©sente le protocole le plus conservateur de l’écosystĂšme : Ă  cause du phĂ©nomĂšne d’ossification, il est trĂšs dur d’y intĂ©grer de nouvelles fonctionnalitĂ©s, et quand cela se fait tout de mĂȘme, le processus est lent et douloureux, ce qui n’est pas forcĂ©ment une mauvaise chose. Le problĂšme c’est que les maximalistes rabĂąchent continuellement que Bitcoin est le seul systĂšme de cryptomonnaie viable et que tous les autres sont vouĂ©s Ă  disparaĂźtre. En cela, ils semblent nĂ©gliger la notion hayĂ©kienne de la concurrence comme un processus de dĂ©couverte. L’écosystĂšme est en effet encore naissant et tous les protocoles crypto-Ă©conomiques, dont Bitcoin, peuvent encore ĂȘtre qualifiĂ©s d’expĂ©riences incertaines. Il est donc trĂšs raisonnable de penser que la coexistence pacifique des diffĂ©rents systĂšmes est bĂ©nĂ©fique pour la cryptomonnaie en gĂ©nĂ©ral, dans le sens oĂč de meilleurs modĂšles pourraient ĂȘtre dĂ©couverts et oĂč les erreurs de certains protocoles donneraient des indications sur ce qu’il ne faut pas faire.

De plus, il est possible qu’à terme la possibilitĂ© d’accĂ©der aux taux de change en direct et de pouvoir Ă©changer une cryptomonnaie contre une autre de maniĂšre quasi instantanĂ©e et dĂ©centralisĂ©e (Ă©changes atomiques, interopĂ©rabilitĂ©), pourrait maintenir une coexistence de cryptomonnaies ayant des caractĂ©ristiques diffĂ©rentes. Tout comme l’argent Ă©tait utilisĂ© aux cĂŽtĂ©s de l’or pendant des siĂšcles Ă  cause du problĂšme de divisibilitĂ© de ce dernier, divers systĂšmes pourraient se dĂ©velopper en parallĂšle Ă  Bitcoin pour compenser ses dĂ©fauts potentiels.

Quoi qu’il en soit, nous poursuivons tous le mĂȘme idĂ©al de libertĂ© monĂ©taire et de dĂ©sintermĂ©diarisation du systĂšme financier. PlutĂŽt qu’attaquer en permanence les alternatives Ă  Bitcoin, les bitcoineurs passionnĂ©s feraient mieux de se concentrer calmement sur leur cryptomonnaie, voire mĂȘme d’encourager l’usage des cryptomonnaies en gĂ©nĂ©ral. L’idĂ©e n’est pas de tomber dans l’excĂšs inverse : il existe assurĂ©ment des jetons numĂ©riques sans intĂ©rĂȘt qui sont soutenus et vendus par des personnes malhonnĂȘtes et frauduleuses. Mais il serait profitable de communiquer de façon bienveillante et argumentĂ©e plutĂŽt qu’adopter une attitude toxique et stĂ©rile.

Finalement, Ă  l’image de Satoshi Nakamoto lorsqu’il Ă©tait encore actif, nous devrions nous comporter de maniĂšre exemplaire pour que les contributeurs et utilisateurs futurs voient en nous des modĂšles Ă  imiter et qu’ils Ɠuvrent, eux aussi, Ă  l’essor de la monnaie libre.

 

Lever de soleil essor des cryptomonnaies small jpg

 


Notes

1. ↑ Les seuls changements du protocole tolĂ©rĂ©s par les maximalistes sont les modifications rĂ©trocompatibles qui restreignent les rĂšgles de consensus, qu’on appelle improprement soft forks. Ces modifications sont des mises Ă  niveau du protocole qui n’obligent pas les nƓuds non miniers et les autres infrastructures Ă  se mettre Ă  jour, ce qui permet ainsi de conserver l’effet de rĂ©seau de Bitcoin. Cependant, tous les soft forks ne sont pas acceptables car il est techniquement possible de changer la politique monĂ©taire du bitcoin ou d’augmenter la capacitĂ© transactionnelle par cette mĂ©thode de mise Ă  jour. Pour en savoir plus, vous pouvez lire mon article Ă  ce sujet.

2. ↑ La monnaie n’a pas vraiment de statut, et il n’y a aucune distinction nette entre une monnaie et une non-monnaie. D’aprùs Hayek dans Pour une vraie concurrence des monnaies :

Ce que nous observons est bien davantage un continuum dans lequel des biens dotĂ©s de diffĂ©rents degrĂ©s de liquiditĂ©, ou dont les valeurs fluctuent indĂ©pendamment les unes des autres, se confondent partiellement par le degrĂ© auquel ils peuvent ĂȘtre utilisĂ©s en tant que monnaie.

C’est ainsi qu’on peut considĂ©rer qu’il existe un multitude de monnaies (appelĂ©es « devises » par certains), et que les cryptomonnaies peuvent ĂȘtre dĂ©signĂ©es sous ce nom dans le sens oĂč elles servent effectivement d’intermĂ©diaire d’échange au sein de leurs communautĂ©s respectives, bien que leur liquiditĂ© soit trĂšs en deçà de celle des monnaies traditionnelles.

3. ↑ Depuis l’activation de SegWit, la grandeur restreinte par le protocole est le poids des blocs, qui ne peut pas dĂ©passer les 4 millions d’unitĂ©s. Cette limite autorise thĂ©oriquement la taille rĂ©elle des blocs Ă  approcher les 4 Mo, mais en pratique celle-ci avoisinerait plutĂŽt les 2 Mo dans le meilleur des cas. Le graphique ci-dessous montre l’évolution du poids moyen des blocs entre 2013 et 2019, calculĂ© rĂ©trospectivement. Les congestions du rĂ©seau ont gĂ©nĂ©ralement lieu lors des pĂ©riodes oĂč le poids des blocs atteint la limite des 4 millions d’unitĂ©s de façon rĂ©pĂ©tĂ©e.

Poids moyen des blocs de BTC entre 2013 et 2019

4. ↑ Bitcoin Money: A Tale of Bitville Discovering Good Money est un petit livre Ă©crit par Michael Caras qui raconte l’apparition de la monnaie au sein d’une sociĂ©tĂ© d’enfants et qui fait l’apologie de Bitcoin. Vers la fin du livre, des enfants crĂ©ent leurs propres copies de Bitcoin, prĂ©sentĂ©es trĂšs caricaturalement comme des monnaies qui demandent de faire confiance aux personnes qui les ont crĂ©Ă©es, Ă  l’instar des monnaies fiat.

5. ↑ « HODL » est une dĂ©formation orthographique du mot « hold » qui signifie ici « conservez [vos bitcoins], ne vendez pas ». Ce mĂšme provient Ă  l’origine d’un utilisateur du forum Bitcointalk qui avait, probablement Ă©mĂ©chĂ©, crĂ©Ă© un sujet intitulĂ© « I AM HODLING » Ă  la suite d’une baisse du cours pour expliquer qu’il Ă©tait un mauvais tradeur et qu’il fallait qu’il change de stratĂ©gie. Cinq annĂ©es plus tard, interrogĂ© par Coindesk, cet homme dĂ©clarait qu’il Ă©tait déçu de ce que son expression Ă©tait devenue. Pour le citer :

J’aime Bitcoin lui-mĂȘme mais je ne suis pas particuliĂšrement un maximaliste du bitcoin. [
] La raison pour laquelle le bitcoin avait de la valeur, Ă  mon avis, Ă©tait parce qu’il Ă©tait une monnaie Ă©chappant aux frontiĂšres, une monnaie qui puisse ĂȘtre transfĂ©rĂ©e entre deux personnes quelconques, Ă  n’importe quel moment et pour quasiment aucun frais.


Sources

Friedrich Hayek, Pour une vraie concurrence des monnaies (The Denationalization of Money), octobre 1976.
Vitalik Buterin, On Bitcoin Maximalism, and Currency and Platform Network Effects, 19 novembre 2014.
Saifedean Ammous, The Bitcoin Standard: The Decentralized Alternative to Central Banking, mars 2018.
Sal The Agorist, The Economics of BTC Maximalism, 25 août 2019.
Arthur Breitman, On Supply Caps, 2 septembre 2019.

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