Evoquant dans mon dernier billet sur le Cercle des Ăchos (de la Blockchain et de l'ancienne sociĂ©tĂ©) lâengouement bruyant des banquiers pour des blockchains fonctionnant sur invitation, jâai osĂ© dans ma conclusion une comparaison avec ce que jâappelais une frivolitĂ© dâancien rĂ©gime : la Cour de France sâamusant Ă jouer Beaumarchais.
Il m'a semblĂ©, en y songeant ensuite, que la comparaison Ă©tait peut-ĂȘtre assez pertinente pour ĂȘtre dĂ©veloppĂ©e. Le lecteur verra quâelle mâemmĂšne vers l'une de mes passions : ce que les choses (un peu) fausses nous rĂ©vĂšlent de vrai !
Quel rapport avec les blockchains privĂ©es? Le lecteur sera bien assez subtil pour y songer par lui-mĂȘme.
Je prĂ©cise tout de suite que je ne visais pas les spectacles donnĂ©s dans le grand OpĂ©ra situĂ© dans le ChĂąteau. Cette salle royale, due Ă lâarchitecte Gabriel, servait Ă jouer les opĂ©ras de Quinault, Lully ou Rameau, bref le grand rĂ©pertoire du siĂšcle du grand roi, lequel nâavait jamais dĂ©daignĂ© lui-mĂȘme de se mettre en scĂšne. Seulement quand Louis XIV dansait, câĂ©tait Ă la place du Soleil.
Les temps avaient changĂ© (câest leur manie, dâailleurs). La jeune Marie-Antoinette nâaimait guĂšre le protocole ancien. Dans son enfance viennoise, elle avait pris plaisir aux petites reprĂ©sentations familiĂšres dont la mode sâĂ©tait installĂ©e en France aussi, dans les gentilhommiĂšres, pour sâamuser un peu entre amis Ă la campagne.
DĂšs quâelle fut reine, elle instaura ce loisir Ă Versailles, dans les entresols du ChĂąteau, puis dans son domaine Ă elle. En avril 1775, elle fit construire dans la galerie du Grand Trianon un thĂ©Ăątre provisoire, puis dĂ©mĂ©nagea les trĂ©teaux vers lâOrangerie du Petit Trianon.
Seulement en changeant dâĂ©poque, et de thĂ©Ăątre, on changea aussi de rĂ©pertoire.
Le 18 juin 1777, la Cour joua le Barbier de SĂ©ville de Beaumarchais, une comĂ©die lointainement inspirĂ©e de lâargument de lâEcole des Femmes de MoliĂšre. Quelques rĂ©pliques sentaient tout de mĂȘme lâesprit nouveau, dont la fameuse Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaĂźt-elle beaucoup de maĂźtres qui fussent dignes d'ĂȘtre valets ? Une question que se sont posĂ©e bien des jeunes cadres par la suite, et qui sent toujours le soufre et la poudre.
Câest en 1780, que la reine fit enfin construire par l'architecte Richard Mique le « Petit ThĂ©Ăątre » , bĂątiment presque dissimulĂ© entre les charmilles du Jardin français et les hauts arbres de la « Montagne » du Jardin alpin dans le domaine du petit Trianon.
L'extérieur du bùtiment, qui ne peut accueillir que quelques dizaines de personnes a presque l'apparence d'une dépendance.
Un lieu secret, en somme, oĂč lâon Ă©tait admis sur invitation.
On y jouait les auteurs Ă la mode, Sedaine, Rousseau, on y chantait des opĂ©ras entiers, oĂč de lâavis de tous la reine de France, qui avait dĂ©jĂ les plus beaux seins du royaume, rĂ©vĂ©lait une voix qui nâĂ©tait pas moins louĂ©e.
A Vienne, maman Marie-ThĂ©rĂšse sâinquiĂ©tait de ce genre de relĂąchement oĂč de grands seigneurs pouvaient jouer devant des domestiques. Quand elle mourut on interrompit les petites soirĂ©es, un temps, puis on les reprit.
En 1784 et 1785, on rejoua le Barbier, tantĂŽt en comĂ©die, tantĂŽt en opĂ©ra comique. Or son auteur, entre temps, faisait jouer son Mariage de Figaro. Cette seconde piĂšce est beaucoup plus contestataire que la premiĂšre. Le roi lâavait dâabord fait interdire mais on lâapplaudit Ă partir de 1784 Ă Paris. Ainsi, tandis qu'Ă Trianon la reine jouait Rosine et son beau frĂšre Artois Figaro, Ă Paris on remarquait que presque tous les ministres venaient applaudir les tirades rebelles du mĂȘme auteur.
Tout ceci faisait jaser si lâon en croit un tĂ©moin du temps. Autrefois un simple gentilhomme eĂ»t Ă©tĂ© dĂ©shonorĂ©, si l'on eĂ»t su qu'il s'Ă©toit mĂ©tamorphosĂ© en comĂ©dien, mĂȘme Ă lâintĂ©rieur dâune maison. La reine ayant dĂ©truit par son exemple, ce prĂ©jugĂ© salutaire, le chef mĂȘme de la magistrature, oubliant la gravitĂ© de sa place, apprit par cĆur et joua des rĂŽles de bouffons.
Les rĂ©volutions sont-elles prĂ©cĂ©dĂ©es par une perte des repĂšres dans la classe dominante elle-mĂȘme ?
Ou par l'apparition de fantasmes Ă son sujet ?
Le Petit ThĂ©Ăątre sous son extĂ©rieur discret, est dâune grande dĂ©licatesse Ă lâintĂ©rieur avec des harmonies de bleu, de blanc et dâor, rappellant lâopĂ©ra de Versailles. Certes la salle est de bois peint en faux marbre blanc veinĂ© et les sculptures dorĂ©es au cuivre sont en carton-pĂąte. Pourtant, peut-ĂȘtre Ă cause du caractĂšre secret du lieu, le bruit se rĂ©pandit quâil Ă©tait dâun incroyable luxe, quâil avait un dĂ©cor de diamants. DĂšs avant la rĂ©volution, la reine dut le faire ouvrir certains dimanches, mais rien nây fit et les bruits persistĂšrent.
Madame Campan, premiÚre femme de chambre de la reine, raconte dans ses Mémoires que Marie-Antoinette, en 1789, fit visiter le petit Trianon aux nouveaux députés qui ne purent croire à la simplicité de cette maison et demandÚrent à visiter les plus petits cabinets, persuadés que la souveraine leur dissimulait les piÚces les plus somptueuses, dont celle aux colonnes torsadées couvertes de diamants. On ne leur montra qu'une toile ornée de verroterie. D'aprÚs Madame Campan, Marie-Antoinette n'en revint pas que l'on ait pu croire à de telles folies, et les députés s'en allÚrent, mécontents, persuadés que la Reine les avait trompés.
Fantasme populaire ? On trouve dans les MĂ©moires de la Baronne dâOberkirch publiĂ©s bien plus tard cette phrase : Le petit thĂ©Ăątre de Trianon est un bijou; il y a une dĂ©coration de diamants dont l'Ă©clat Ă©blouit les yeux. Vrai souvenir ? Petit mensonge pour satisfaire la sottise des lecteurs ? On ne trouve point de factures Ă la hauteur de la lĂ©gende. Il semble bien que la toile vaguement scintillante que lâon montra en 1789 datait du temps de Louis XIV et qu'elle avait Ă©tĂ© rangĂ©e dans le magasin du petit thĂ©Ăątre de la Reine, mais nâaurait mĂȘme jamais servi Ă ses spectacles !
Les vrais diamants Ă©taient sans doute ailleurs : bien authentiques⊠mais offerts, si l'on peut dire, Ă une fausse reine. Alors mĂȘme que Marie-Antoinette jouait pour la derniĂšre fois Rosine en septembre 1785, Ă©clatait lâaffaire la plus incroyable de la fin de l'ancien rĂ©gime, celle dite « du collier de la reine ». Une aventuriĂšre, pour soutirer de lâargent au naĂŻf prince et cardinal de Rohan, lui avait fait acquĂ©rir un collier de diamants pour le remettre en son nom Ă la reine, ce qui Ă©tait dĂ©jĂ compromettant. Pire encore, afin de le mieux berner, elle lui avait fait rencontrer, de nuit et dans un bosquet, une fille sosie de la souveraine qui avait offert une rose au crĂ©dule prĂ©lat.
Ainsi, aux faux diamants du dĂ©cor dans lequel une vraie reine sâamusait Ă jouer les soubrettes, rĂ©pondent les vrais diamants payĂ©s par une escroquerie et nĂ©gociĂ©s par des receleurs.
Le "dĂ©cor de diamant" n'a jamais existĂ©. Mais son mythe est bien rĂ©el, et il s'insĂšre dans tant d'intrigues dans lesquelles les masques tournaient comme au petit thĂ©Ăątre de Trianon oĂč la reine jouait la servante devant ses servantes, et oĂč les lignes s'emmĂȘlaient comme au grand thĂ©Ăątre de Paris oĂč les ministres applaudissaient les persifleursâŠ
On sent, Ă de telles brouillages des lignes de conduite, combien ce que jâai appelĂ© des « frivolitĂ©s de fin dâancien rĂ©gime » peuvent Ă la fois rĂ©vĂ©ler et susciter de troubles dans lâopinion.
Pour aller plus loin
- Une petite visite, d'abord...