LâEurope commence Ă sâactiver sur son projet dâeuro numĂ©rique, or celle-ci pourrait se faire supplanter par les Ătats-Unis ou Chine Ă cause des freins Ă lâinnovation dont souffre lâĂ©cosystĂšme des crypto-actifs.
†Dans Capital (10/2020)
Cette tribune a été initialement publiée dans 21 Millions, la newsletter crypto de Capital spécialisée dans les cryptomonnaies.
Par Claire Balva, CEO de Blockchain Partner.
Les stablecoins sont depuis longtemps un outil connu des traders français de crypto-actifs, leur permettant de se protĂ©ger de la volatilitĂ© des cours rapidement et sans crĂ©er dâĂ©vĂ©nements fiscaux. Mais la nĂ©cessitĂ© de ces actifs mimant le cours dâune monnaie traditionnelle dĂ©passe aujourdâhui largement le simple cadre de la fiscalitĂ©.Â
En effet, si le cours des stablecoins est thĂ©oriquement stable, lâoffre de stablecoins, elle, connaĂźt depuis maintenant 3 mois une croissance fulgurante. Le 3 septembre, le fondateur de Coin Metrics, Nic Carter, indiquait ainsi que lâoffre des stablecoins avait augmentĂ© de prĂšs de 100 millions de dollars par jour en juillet et aoĂ»t 2020. Lâessor de la finance dĂ©centralisĂ©e (DeFi), qui explique en partie cette hausse, en a fait des instruments financiers essentiels au fonctionnement de nouveaux produits financiers crypto. Sans stablecoin, des projets comme Curve, Aave ou Yearn nâauraient pas le mĂȘme succĂšs.
En pratique, il est devenu facile de lancer un stablecoin : il âsuffitâ par exemple de bloquer sur un compte bancaire le montant que lâon souhaite Ă©mettre, et de crĂ©er des jetons sur Ethereum, en programmant les fonctionnalitĂ©s souhaitĂ©es (Ă©tablissement dâune liste blanche des comptes autorisĂ©s, rĂ©duction ou augmentation de lâoffre monĂ©taire, etc.). Les banques commerciales ou les grandes entreprises privĂ©es ont donc tout Ă fait la capacitĂ© technique et financiĂšre dâĂ©mettre des stablecoins. Mais derriĂšre cette apparente facilitĂ© se cache en rĂ©alitĂ© un problĂšme politique.
La quasi-totalitĂ© des stablecoins est aujourdâhui indexĂ©e sur la valeur du dollar amĂ©ricain : ainsi la capitalisation du stablecoin le plus utilisĂ©, lâUSDT (Tether) dĂ©passe les 15 milliards de dollars. Il nâest pas surprenant que ceux-ci connaissent donc un essor particuliĂšrement important aux Etats-Unis, qui ont compris que ces instruments pouvaient devenir une extension du domaine de la lutte monĂ©taire. On assiste Ă un vĂ©ritable tournant outre-atlantique : les banques commerciales amĂ©ricaines sont dĂ©sormais en capacitĂ© juridique dâĂ©mettre des stablecoins.Â
Ainsi, ces instruments sont devenus une porte dâentrĂ©e pour les acteurs financiers traditionnels, les conduisant naturellement vers le monde des crypto-actifs. Certaines banques amĂ©ricaines ont depuis quelques mois complĂštement changĂ© de discours sur le secteur crypto, comme JP Morgan qui, trois ans aprĂšs le discours accusateur de son PDG sur Bitcoin, Ă©tend dĂ©sormais ses services Ă cette mĂȘme cryptomonnaie. Dâautres banques comme Goldman Sachs semblent Ă©galement sâengager dans cette voie.
LâEurope, de son cĂŽtĂ©, paraĂźt significativement moins avancĂ©e sur le sujet. Il nâexiste pas de stablecoin euro actuellement Ă mĂȘme de concurrencer ceux indexĂ©s sur le dollar. Les Ă©bauches actuelles de rĂ©glementation concernant les stablecoins sont peu enclines Ă stimuler lâĂ©cosystĂšme autour de la crĂ©ation dâun stablecoin euro, que celui-ci soit centralisĂ© et Ă©mis par un acteur privĂ©, ou dĂ©centralisĂ© (lâon pourrait imaginer un Ă©quivalent du DAI indexĂ© sur lâEuro comme avec Stablecredit dâAndrĂ© Cronje). En outre, malgrĂ© de nombreux points intĂ©ressants, le projet de rĂ©glementation publiĂ© il y a quelques jours par la commission europĂ©enne propose Ă©galement un encadrement trĂšs strict â trop strict ? â des Ă©missions de stablecoins, imposant lâobtention dâagrĂ©ments nationaux, encore Ă dĂ©finir, pour obtenir le droit dâen Ă©mettre.Â
Cet encadrement frileux, dont les objectifs sont certes louables, risque de freiner lâĂ©mergence de projets de stablecoins innovants dans la zone euro.Â
Les options sont pourtant multiples pour faire Ă©merger un ou plusieurs stablecoins euro. La piste qui semble privilĂ©giĂ©e par les instances europĂ©ennes Ă lâheure actuelle consiste Ă faire collaborer les banques centrales de la zone euro, dans le but de crĂ©er un euro numĂ©rique et programmable sur blockchain privĂ©e et DLT (voir quelques signaux allant dans ce sens). Cette option prĂ©sente nĂ©anmoins de nombreux risques :Â
- celui de tout miser sur une seule initiative qui peut Ă©chouerÂ
- celui de faire le choix de réinventer la roue en créant un réseau fermé face à des réseaux publics déjà existants
- celui de ne pas ĂȘtre assez rapide (une collaboration entre banques centrales prend naturellement plus de temps quâune Ă©mission par un acteur privĂ©) face aux stablecoins amĂ©ricains qui agrĂšgent dĂ©jĂ des utilisateurs.
Dâautres solutions existent. PremiĂšrement, de maniĂšre Ă©vidente, Ă lâinstar de ce qui est fait aux Etats-Unis, il serait possible de permettre aux banques commerciales europĂ©ennes dâĂ©mettre simplement un stablecoin dans la zone euro, en utilisant une blockchain publique existante. DeuxiĂšmement, il  pourrait ĂȘtre intĂ©ressant dâopter pour la crĂ©ation dâun bac Ă sable limitĂ© dans le temps (2 ans ?), possibilitĂ© que lâEurope a dâailleurs rĂ©cemment ouverte pour les STO (introductions en bourse via des crypto-actifs). Ce bac Ă sable permettrait de faire Ă©merger des stablecoins indexĂ©s sur lâeuro et ainsi de multiplier les chances dâavoir un outil largement utilisĂ© et adoptĂ© dâici quelques annĂ©es mais aussi dâavoir une approche rĂ©glementaire Ă©quilibrĂ©e forte de ce test grandeur nature
Lâurgence est bel et bien Ă lâinnovation. Si lâUE ne se positionne pas sur ce sujet rapidement, elle en paiera le prix dans quelques annĂ©es, probablement en perdant du terrain face aux Etats-Unis en termes de souverainetĂ© monĂ©taire. Nous risquons en effet dâĂȘtre â encore une fois â soumis aux politiques dâextraterritorialitĂ© juridique amĂ©ricaines. Si les plus grands stablecoins sont ceux indexĂ©s sur le dollar, cela augmente lâutilisation de cette monnaie hors du territoire amĂ©ricain, soumettant ainsi des acteurs europĂ©en Ă la rĂ©glementation amĂ©ricaine, Ă leur politique monĂ©taire, et au risque de change entre dollar et euro.