Lâune des principales plateformes de bitcoin, la premiĂšre en euros, sâappelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes amĂ©ricaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brĂšve qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo Ă©purĂ© de Kraken, mais une reprĂ©sentation Ă l'ancienne figurant sur l'Ă©tiquette d' une marque de rhum.
Câest que le Kraken Ă©voque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes lĂ©gendaires ou romanesques, de gravures Ă©tranges et de scĂšnes cinĂ©matographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les crĂ©ateurs de la plateforme qui Ă©tait une allusion Ă une rĂ©plique culte dâun film dĂ©jĂ ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.
L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.
Dans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.
J'ai cherchĂ© un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite Ă©tude passionnante publiĂ©e en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord dâoĂč vient-il ?
De loin! Les Grecs se mĂ©fiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusĂ©e. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une piĂšce de la citĂ© d'ĂrĂ©trie, dans l'Ăźle d'EubĂ©e. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indĂ©pendance insulaire dans un contexte de rĂ©volte contre les Perses.
En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules Ă l'assaut des vaisseaux. Mais HomĂšre ne parlait-il pas dĂ©jĂ du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux⊠six cous gĂ©ants, six tĂȘtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrĂ©es ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de MĂ©duse, cette fille des mers qui, pour avoir profanĂ© un temple dâAthĂ©na se vit gratifiĂ©e de serpents se tordant autour de sa tĂȘte ?
Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on dĂ©jĂ la forme dâun poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce quâil y a des poulpes monstrueux : au premier siĂšcle, Pline lâAncien Ă©voque un polypus qui logeait prĂšs de Gibraltar. Sa tĂȘte aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient prĂšs de 9 mĂštres.
Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put ĂȘtre mis Ă mort que par plusieurs hommes armĂ©s de harpons.
Mais il y a autre chose, que Pline savait dĂ©jĂ : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourdâhui quâils peuvent faire usage dâoutil, et sans doute mĂ©moriser voire apprendre.
Le célÚbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.
Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?
Une mosaĂŻque de PompeĂŻ rĂ©sume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y rĂšgnent : le crustacĂ© dont la carapace ne peut quâĂ©voquer la cuirasse des lĂ©gionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-ĂȘtre voyaient-ils les dĂ©sordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.
DĂ©jĂ , câest le cĂ©phalopode monstrueux qui lâemporte, et il nâa pas encore atteint la taille dâun monstre ou dâun dĂ©mon.
Si lâexistence du Kraken nâest pas un article de science, ce nâest pas non plus un dogme. Pourtant les premiĂšres mentions sâen trouvent sous des plumes dâhommes de Dieu. OlaĂŒs Magnus, un archevĂȘque suĂ©dois du dĂ©but du 14Ăšme siĂšcle, semble avoir rencontrĂ© des tĂ©moins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en Ă©prouvent une trĂšs grande crainte et, sâils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeurâŠun seul de ces monstres marins peut aisĂ©ment faire sombrer plusieurs grands naviresâŠ
Puis un Ă©vĂȘque norvĂ©gien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la NorvĂšge rapporta surtout des histoires de pĂȘcheurs : le Kraken se tient dans lâeau Ă 150 mĂštres du rivage vers lequel il remonte en cas de pĂȘche surabondante. Il cite aussi un mĂ©decin, OlaĂŒs Wormius qui serait le premier Ă avoir parlĂ© d'une ressemblance avec une petite Ăźle. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites Ăźles ici et lĂ puis le dos entier apparaĂźt, dâune circonfĂ©rence de lâordre de 2.400 mĂštres. Le seul que l'on ait trouvĂ©, en 1680, sur un rivage norvĂ©gien, n'avait en vĂ©ritĂ© frappĂ© les esprits que par la puanteur de sa dĂ©composition. Mais Pontoppidan est le premier Ă manier une comparaison fĂ©conde: celles des tentacules qui se dĂ©ploient et se dressent levĂ©es du monstre semblables Ă des mĂąts armĂ©s de leurs vergues.
En 1802 le français Pierre DĂ©nys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant nâen parla plus durant un demi-siĂšcle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour prĂšs de deux siĂšcles auprĂšs des poĂštes et des rĂȘveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animĂ©e. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.
Alfred, baron Tennyson (1809-1892) écrit en 1830 ''The Kraken'', dont voici le début de la magnifique traduction de Lionel-Edouard Martin :
Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rĂȘve ni veilleur,
Le Kraken ...
Hugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, Ă©crits en exil Ă Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... Ă©tant entendu que la sienne est comme toute idĂ©e sortant de sa tĂȘte: gĂ©ante.
Dans la longue description de Hugo, qui mĂȘle fascination et dĂ©goĂ»t, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose Ă©pouvantable, c'est mou.
Hugo introduit donc le thĂšme du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau ĂȘtre prince indien, il agit bel et bien en occidental du siĂšcle scientifique.
A la fin du siĂšcle, la pieuvre gĂ©ante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui mĂȘme. Voyez cela rue Saint-Jacques.
Mais pratiquement au mĂȘme moment, un tout jeune homme qui signe LautrĂ©amont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poĂ©tique oĂč ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.
Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumiÚre de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.
Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entiÚrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?
Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mùts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financiÚres... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...
Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.
Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.
Presque toujours intitulĂ©e, Ă tort, le rĂȘve de la femme du pĂȘcheur, cette estampe a excitĂ© les fantasmes les plus divers, que l'on sĂ»t ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanitĂ© oĂč celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dĂ©voration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallĂšle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.
Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto ShindÎ en 1981.
Nous y voilĂ : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre lâexpression de Huysmans. Elle correspondrait Ă©troitement Ă lâidĂ©e que les hommes du 19Ăšme siĂšcle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et Ă©bĂ©niste comme François-Rupert Carabin se fit une spĂ©cialitĂ© des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, fĂ©minin, redoutable, qui suscite lâhorreur, la peur ou le dĂ©goĂ»t.
Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.
Un autre fil court Ă travers la rĂ©apparition pĂ©riodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second Ă©pisode de Pirates des CaraĂŻbes (2006) le kraken qui va dĂ©truire le navire obĂ©it Ă un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dĂ©virilisĂ© lui-mĂȘme, tient fortement de la pieuvre. La scĂšne culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose Ă la lĂ©gende.
Pour finir par lĂ oĂč j'ai commencĂ©, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est dotĂ© d'une Ă©tiquette un peu intemporelle, inspirĂ©e de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-mĂȘme : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une sĂ©rie de films tout Ă fait Ă©tonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc trĂšs esthĂ©tisante.
Tel est finalement le Kraken de la prĂ©sente dĂ©cennie: pirate, esthĂ©tique, puissance encore sous-jacente, potentialitĂ©, Ă©ventualitĂ©... il est comme une petite Ăźle et l'on sait que des libertariens rĂȘvent d'iles off-shore, nouvelles ĂrĂ©trie ; il ressemble, avec ses tentacules en Ă©rection aux vaisseaux qu'il va dĂ©truire, mais il reste insaisissable parce que chose Ă©pouvantable, c'est mou.
Pour aller plus loin :
* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux Ă©ditions Puf)
* sur la pieuvre comme fantasme masculin de la lesbienne, un article dans Miroir Miroir