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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

74 - Blockchain, un passé monumental

January 21st 2018 at 19:27

Pour Laurent

Il en a été le premier émerveillé, le chercheur qui un soir de ce début d'année a posté sur la messagerie privée de notre Cercle du Coin les mots suivants « Je ne m'attendais pas vraiment à ça, mais là je ne vois pas d'autre moyen que de dédier à Jacques Favier la dataviz que je suis en train de faire sur le PoW de Bitcoin ».

Guizeh, ce paysage qui m'est évidemment si cher, surgissant ainsi dans une nuit d'études sur la preuve de travail et la cryptographie. Une merveille du monde numérique !

gizeh

le mining shield original en échelle linéaireIl y a évidemment un effet artistique dans cette présentation égyptienne. Le graphique original est carré. On lui a fait faire une rotation de 45°. L'axe des abscisses commençant en janvier 2009 et s'achevant en décembre 2017 est donc sur la pente gauche, l'axe des ordonnées remontant le temps entre ces mêmes bornes se retrouve sur la pente droite.

temps en secondes pour miner un bloc passé

La couleur indique le temps en secondes correspondant pour miner l'ancien bloc. Plus la couleur est chaude plus cela prend de temps: ainsi le jaune correspond aux 10 minutes traditionnelles de bitcoin.

Je cite les explications de Laurent Salat : « Cette visualisation essaie de répondre à la question : combien de temps cela prendrait-il à un mineur possédant 100% du hashrate à une date donnée (identifiée sur le côté gauche) pour reminer un block créé dans le passé (identifié sur le côté droit) ? » Question toute orwellienne, en somme...

Le chercheur nous fait visiter son graphe comme un vrai guide touristique : les petites pyramides vertes, qui évoquent si bien les pyramides des reines, correspondent dit-il « à des périodes où la croissance du hasrate a stagné avant de brutalement augmenter. Le point rouge n'est pas la chambre mortuaire cachée de Pharaon mais une rare période où le hashrate a diminué (les blocks passés avaient reçus plus de PoW que les blocks plus récents). On voit aussi sur la gauche un point où le bleu nuit atteint quasiment la base. Cela correspond à un autre évènement de l'histoire de Bitcoin, à savoir la publication le 11 juillet 2010 d'un article qui a entrainé un influx massif de nouveaux utilisateurs, multipliant le hashrate par 4 et augmentant le nombre de blocks minés durant quelques jours, et c'est cette augmentation brutale du hashrate qui explique la baisse soudaine du niveau de sécurité des blocks précédents ».

Evidemment, l'effet pyramide provient aussi d'une seconde option graphique : la forme triangulaire elle-même tient à ce que la question de départ portait sur la sécurité de la blockchain, sur l'impossibilité de réécrire les blocks passés. Cela étant, note le chercheur, il pourrait être amusant de faire le calcul inverse et de chercher à connaître le temps nécessaire pour réécrire des blocs dans le futur.

« En gros, ce que dit ce graphe, c'est que dans un mode de croissance continue du hashrate, la sécurité de bitcoin repose principalement sur la Preuve de Travail des blocks les plus récents. Une fois cette couche percée, les blocks plus anciens offrent peu de résistance».

Tout en remerciant le chercheur de la dédicace qu'il me faisait de son étrange paysage, je l'interrogeai pour savoir si ma compréhension était exacte : la plupart du temps, en effet, on présente la connaissance du passé comme utile pour comprendre le présent et préparer le futur. Avec citation de Churchill à l'appui. Or il présentait ici, me semblait-il, un modèle où c'est le présent qui défend l'intégrité du passé.

Et c'était exactement cela. Dans un mode de croissance ininterrompu du hashrate, la preuve de travail du présent sert de bouclier aux blocks du passé. Un bloc miné en 2009 présenterait individuellement peu de résistance à un ASIC de 2017. Rien de vraiment nouveau dans cette constatation, si ce n'est que l'image en donne une illustration concrète.

Tandis que je commençais de rêver après ce test de Rorschach imprévu, d'autres membres du Cercle présents à ce moment sur la messagerie notaient que si la conclusion suggérait des fondations « fragiles », la représentation en pyramide donnait l’impression d’une base solide ; que l'image montrait aussi clairement que la présence de nombreux full nodes était effectivement la seule protection contre une réecriture profonde de l’histoire ; et aussi que, malgré tout, à terme, le passé finirait bien par devenir plus fort que le présent, parce que sans doute il y aurait un jour le moment historique où pâlirait la loi de Moore avec les 20% de hashrate supplémentaires par mois... ce qui faisait évidemment polémique.

Ce que Laurent Salat avait fait surgir par accident, Pierre Noizat l'avait déjà évoqué explicitement : l'idée que les grands monuments du passé avaient pu constituer en leur temps des formes de preuve de travail : « Le réseau Bitcoin héberge une preuve de travail monumentale dont la fonction de salle des coffres numérique justifie le coût de construction. Avant elle, beaucoup d’institutions politiques ou religieuses ont utilisé des preuves de travail physiques, parfois inutiles, souvent majestueuses, comme les pyramides des Pharaons ou les cathédrales, pour témoigner de leur capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants ». La comparaison a d'ailleurs été reprise par Andreas Antonopouos : « Les pyramides se dressent aujourd’hui comme un témoignage de la preuve de travail de la civilisation égyptienne. Bitcoin est le premier monument digital de preuve de travail de dimension planétaire ».

La Blockchain est trop souvent présentée comme une sorte de grand livre de comptes ou d'enregistrement. Cette présentation un peu plate est particulièrement en usage chez ceux qui ne veulent ni de bitcoin ni d'aucun jeton précieux, et doivent donc s'épargner la coûteuse dépense du hash. Mais en vérité rapporter la dépense énergétique aux transactions, comme cela est fait de façon polémique, est un non-sens. En vérité la Blockchain n'est ni une technologie, ni un registre. C'est un monument.

La Blockchain est un monument numérique, non matériel. J'avais montré, à partir d'une promenade dans la cathédrale d'Amiens, comment un labyrinthe tracé au sol pouvait aussi avoir fonctionné, jadis, comme preuve de travail spirituel autant que physique et comment, ironie du sort, c'était aujourd'hui un monument virtuel (le labyrinthe de Reims) qui fournissait le logo de tous les monuments historiques de France.

La Blockchain est un monument que l'on visite, en dataviz, en imagerie 3D, et même en imagerie musicale. Un monument, c'est quoi ?

virtuel

En latin monumentum vient de monere. On trouve cela dans les dictionnaires étymologiques qui précisent aussitôt que le verbe monere signifie d'abord remémorer. Le monument par excellent c'est le tombeau, la pyramide de Guizeh, le mausolée d'Halicarnasse... mais aussi le monument aux morts d'un village, aussi humble soit-il. Le monument est tourné vers le passé.

MonetaCe qu'il y a d'amusant c'est que le même verbe monere signifie aussi (c'est son second sens dans l'ordre donné par Felix Gaffiot) avertir. Sens qui donne le nom de Moneta, la déesse qui a pour symbole l'oie et dont le temple abritait les volailles qui sauvèrent Rome en caquetant pour prévenir de l'approche du danger. C'est dans ce temple que furent frappées les premières pièces qui en prirent le nom de monnaie. La Monnaie, par ce passé enfoui, est tournée vers le présent immédiat, celui du danger qui rode. Lien étrange : le trésor du présent est toujours conservé enfoui sous un monument : temple de Moneta à Rome, Hôtel de Toulouse (Banque de France) à Paris. Et quand on veut représenter la force de la Blockchain, surgit soudain une pyramide !

Ce monument est à la fois historique (du passé) et dynamique (du présent).

Deux chercheurs du Laboratoire d'Humanités numériques de l'EPFL, Frédéric Kaplan et Isabella di Lenardo, viennent de publier un article sur le négoce des ancêtres. La passion généalogique est aussi vieille que l'histoire. Mais la mise en réseau des rameaux que chaque généalogiste peut reconstituer a fait surgir une forêt. Dans les Archives, généralement publiques et pratiquement gratuites, certains minent bénévolement, par passion de l'histoire familiale, ou par passion religieuse comme le font les Mormons. Mais des entreprises ont vite saisi l'émergence d'une nouvelle forme de capital, que les deux chercheurs désignent comme capital généalogique et dont ils expliquent que sa spécificité vient de ce que « la valeur de chaque arbre est d'autant plus grande qu'il peut être mis en relation avec d'autres arbres ». Ainsi le groupe MyHeritage, en rachetant des entreprises qui possédaient chacune des petites bases de données en a construit une dont la valeur excède de beaucoup le total des bases achetées. Jolie illustration de la loi de Metcalfe ! Le « grand arbre de l'humanité » se retrouve approprié par quelques entreprises, qui peuvent tout aussi bien l'exploiter auprès des généalogistes... que de le revendre (cela s'est vu) à des laboratoires pharmaceutiques.

Gideon Kiefer. – « Reconstructing a Memory » (Reconstruire un souvenir), 2014

Voici qui recoupe bien des réalités que nous connaissons, mais aussi bien des interrogations que nous avons. Notez que cette œuvre illustrant l'article de Kaplan et Lenardo aurait pu servir à illustrer un article sur « la technologie Blockchain » ! Bien sûr il s'agit ici de centraliser une information disséminée, mais on y voit aussi le travail présent augmenter la valeur du patrimoine passé. À partir de bouts d'informations éparses dans des centaines de milliers de registres (rien que pour la France) on a construit un monument, « l'arbre de l'humanité ». Comment aurait-on su en un instant, sans cet énorme travail du temps présent protégeant le passé, que Jean d'Ormesson et Jean-Philippe Smet descendaient tous deux de Jean de La Malaize et de son épouse Marie Smaele de Broesberghe, qui vivaient quelque part vers Namur au 15ème siècle ? Voici nos ancêtres infiniment traçables désormais dans ce grand livre de l'humanité. Naturellement, ils sont faux, et quelques tests ADN amèneraient à relativiser la chose, mais juridiquement ils sont parfaits. De toute façon, quelle valeur auraient ces pauvres morts sans notre vivant désir ? Là aussi le présent défend le passé.

C'est peut-être la raison qui a provoqué un récent et quelque peu dérisoire scandale en Allemagne. La radio a répété en boucle durant 2 jours qu'une église romane venait d'être détruite à pour permettre à RWE, propriétaire du plus gros parc de centrales à charbon d'Europe, d'extraire plus de lignite et à Madame Merkle de continuer à crever ses quotas en maintenant l'emploi d'un bassin minier où sont ses électeurs. Un drame du minage, en somme ! On pense bien que la chose m'a inquiété...

Erkelenz-Immerath

Or l'église d' Erkelenz-Immerath était un monument sans grande valeur, datant du 19ème siècle et déconsacré selon les formes requises par l'église catholique. Que, dans un temps aussi laïque que le nôtre, la destruction d'une banale église de village suscite des commentaires horrifiés jusque hors des frontières, que des jounraux français, anglais, italiens aient rivalisé d'erreurs de style, passant du néo-roman au roman, évocant une église historic pour un journal anglais, voire antica dans Il Messagero, et confondent finalement le 19ème siècle avec le 12ème (soit la reine Victoria et Richard Coeur de Lion, pour faire simple...) me suggère que c'est moins la destruction d'un lieu saint que celle d'un monument chargé de sens, quelqu'il soit, qui suscite la réprobation.

Il y a en réalité une relation milénaire entre les monuments, le sacré et l'argent.
Les premiers trésors sont logés dans les temples des dieux (dont celui de Moneta) et les temples sont une garantie monumentale. Est-ce pour cela que le subtil mais pessimiste Bilal a fait évoluer ses propres Immortels dans une pyramide où, se laissant corrompre par le goût tout humain du jeu, ils se livrent à de sordides transactions ?

la Pyramide des Immortels de Bilal

73 - Genre Venus

January 15th 2018 at 08:21

L'épisode suscité par la célèbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumière finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chéris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle… Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont à fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se développer, ils ont créé un site (..) ça vous permet d'apprendre à utiliser le bitcoin. Voilà, je crois que c'est le bon moment, ça commence à peine à se développer, et je pense que c'est le moment de s'y intéresser un petit peu. En fait, même si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dû mettre à peu près 1000 euros j'ai déjà gagné 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphère, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutôt moins de sottises que bien des journalistes spécialisés, et que son incitation à un investissement pédagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement noté le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phénomène commence à toucher le grand public et qu'on doit se réjouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? à mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phénomène tout sauf anecdotique ».

Alors d'où vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un réseau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriée pour des placements risqués ou non, même si les enfants peuvent voir les publicités automobiles diffusées par la télévision sans précaution particulière à l'égard de ceux qui n'ont pas l'âge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intéressées par la cryptomonnaie, formation qui nécessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prétendant mener vers des téléchargements gratuits et qui en trois clics amènent l'internaute à la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, même jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractère publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraître vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allègrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siège aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sûr (...) honnêtement ils ont plus de 85% de taux de réussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, même benêt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? Même les pré-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de Lacharrière, qui ne possède pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas étranger à des considérations de monétisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opération de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscité de vifs débats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La Vénus à la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scène où le metteur en scène (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de manière compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe à chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il égrène des « pour ainsi dire » légèrement désuets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui à la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gêné pour signifier à Nabilla qu'elle n'était pas à sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh là là on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complète ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils détachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est légitime, tout à droit à l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcément du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, à tout prendre, guère différent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgarité et la bêtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens là ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est révolutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En général ils n'en sont pas informés, parce que les propos positifs ne sont pas relayés. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilité les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si différente des critères de leur monde à eux dit à peu près la même chose dans sa langue à elle, ils peuvent se lâcher.

Et l'illégitimité de cette jeune personne rebondit immédiatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller à la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivée des idiots (alors même que tout annonce l'arrivée des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est définitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet à tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont été distribuées au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de répéter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent à ces derniers l'occasion de rire un bon coup à la santé des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligés de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquée, recadrée, taclée, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'étant pas destinée @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la différence) doit être destiné aux ados accros à Snapschat. Ils sont certainement très nombreux à suivre l'AMF.

Venus au miroir à Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaître » de Nabilla, l'AMF en répondant par un « restez à l’écart » aussi puissamment argumenté, se met à peu près au même niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autorité que confère notoriété ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos élites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La Vénus à la fourrure

On sent quand même vite une sourde saloperie de mâles rancuniers derrière tout cela. Bien sûr, on a compris que Nabilla, cette femme sans éducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17ème chapitre de l'Apocalypse. Ce que révèlent les références plus ou moins discrètes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delà d'une frustration charnelle un peu pathétique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas acheté un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient acheté mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant à ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la société française au bord du gouffre. C'est la moitié de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur à l'esprit humain, même s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social lié au jeu d'argent, ni publicité pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquête parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu à la conclusion que jamais l'Etat ne pousse à développer le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relève de l'éthique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondéré et se placer en promoteur sincère d'un développement compétitif, certes, mais responsable ». Rien à voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employé innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guère plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratèges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociétés en quête de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dérapages antérieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mêmes. On n'avait pas encore songé à parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder à inventer le « placement de père de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les découverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «Spécialistes en Valeur du Trésor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se réveillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport à un débat d'idées mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-être parfois de répondre comme tel. Genre Vénus...

70 - In excelsis (les lauriers et les tulipes)

November 19th 2017 at 17:03

Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir près de 8 bitcoins chacun ?

La dernière feuille de laurier de 1804

Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.

A Cluny, la découverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majorité émises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunément quelques faits qui viennent rogner les éternelles prétentions régaliennes : l'abbé de Cluny bat monnaie dans une première moitié du XIIème qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thésauriseurs ne dédaignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siècles. Même si ces dinars proclament que Muhammad est le Prophète de Dieu, ce qui n'était pas spécifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".

le dinar et l'écu

En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvériser toutes les estimations et toutes les enchères antérieures. Un thème assez commun en ce début du XVIème siècle, et que Van Eyck et Dürer ont déjà exploité. Mais c'est le seul tableau du maître de Florence encore en mains privées. Qui peut jurer que ce petit tiers de mètre-carré peint il y a un peu plus d'un demi millénaire ne vaut pas le double?

Jésus devant ses juges ?

Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...

On connait l'épisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfèvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre Majesté" lui répond l'habile homme, qui enlèvera tout de même quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autorités officielles, quelques années plus tard.

Que nous disent ces anecdotes, sur la rareté, la beauté, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assisté à de nouvelles imprécations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signé tous les billets de banque en euros, j’ai tendance à considérer que cela veut dire quelque chose de garantir la crédibilité d’une monnaie") à tous ceux qui ont mérité un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financière sans la moindre compétence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-Régime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire où il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spéculative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein délire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fécond Pascal Ordonneau qui répète tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.

"Ça ne repose sur rien": tout est dit. Même si cela se résume vite à : "ce n'est pas mon système, je ne l'ai pas signé, il n'y a pas de gens comme nous derrière tout cela, vous n'avez même pas la Légion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mêmes, des hommes d'Ancien Régime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.

Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possèderait un millionième d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.

C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...

la racine de 2Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...

Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.

Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?

Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siècle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?

Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulé des bitcoins, peut-être la valeur de ceux encore "en mains privées (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsée à des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multiplié par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?

Quel "expert" veut écrire encore une bêtise ? Il reste certainement des prix à attribuer à ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...

69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

November 14th 2017 at 08:28

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au début, il y a eu un grand éclat de rire. L'un des plus obstinés contempteurs du bitcoin venait de se livrer à l'une des saillies dont il a le secret en écrivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu répète en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le même article, nous savions fort bien qu'il nous avait déjà infligé trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songé cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-côté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carrière bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. Là aussi, les plus âgés s'en souviennent, il est arrivé dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiérarchies. Et encore, en rusant, sous prétexte d'intranet, cerné de firewalls. Même aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accès à telle ou telle information parce qu'elle circule sur un réseau social. Et là aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel à New-York, leur aura de trois ou quatre secrets échangés à la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dîners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouïes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restée enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessé de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muée en une chose dont ni l'aspect ni le goût ne sont bien réjouissants pour le tout-petit. Avant l'école ou le service militaire, la soupe est la première épreuve de l'entrée dans l'âge adulte. La plupart l'ont dignement surmontée. Mais pour le Contempteur, la Banque était une mère : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-même, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de régime le dégoûte. Bref notre homme est comme le vieux de la publicité qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas à mon âge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financière dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver à Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nées ne trempent pas leur soupe (qui est à l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommé ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idéalement autant de viande que financièrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait à tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisés, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique à elle-même par les éternels défenseurs de la banque de détail à la grand-papa, ces grosses légumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanité à la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautés d'Aristote et n'ont peut-être lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrètement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin était effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractère philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'élévation, on ne peut que songer à la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expérience réalisée en 1953 par Stanley Miller qui, en mélangeant gaz, réactions chimiques et décharges électriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaître des acides aminés primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la même façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une généreuse rasade de proof-of-work et vit apparaître un nouveau système de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derrière la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vérité en restant à la surface. Le Contempteur qui se répand de billet en billet en répétant invariablement les mêmes imprécations n'est pas forcément démuni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilité. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les débats des développeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet à tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de Molière :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots. »

65 - L' Immortel

August 10th 2017 at 19:07

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'était une de ces périodes où les esprits, amenés par les philosophes vers le vrai, c'est à dire vers le désenchantement, se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

Après une séance consacrée à l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France Stratégies, organisme dépendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique à imaginer ou rêver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon côté j'y avais surtout entendu les éternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposé de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui œuvrons à concevoir des échanges décentralisés sommes des idéologues poursuivant rêves ou chimères, tandis que ceux qui gèrent les échanges centralisés et les contrôles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des conférences, études ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscérale d'une démarche hors institution, immédiatement cataloguée comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux révoltes. La figure inavouée de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos échanges, fondés sur rien et ne bénéficiant d'aucune garantie, ils seraient à classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaître, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrètes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sûr Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoqué la révolution. Mais le personnage, ses rêves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prévoir l'avenir, se rendre immortel - témoignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans après les aventures de son héros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient été ébranlés, même si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la pièce que Cagliostro y avait d'abord cachée. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rêver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "très au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A côté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symétrique à la désinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand œuvre" qui historiquement côtoie fort souvent la recherche d'immortalité. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'élixir de longue vie participent d'une même recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rêve séculaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappé par la récurrence de thèmes liés à la jeunesse (voire à la vie) éternelle. C'est souvent savant (la télomérase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntéthisera la télomérase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet à l'inflation monétaire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalité. L'irréversibilité des écritures dans la blockchain est bien plus chevillée à ce rêve qu'à la réalité.

d'après le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tôt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princière), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admiré par Rameau) et peintre (loué par Latour). Il prédit l'avenir à plusieurs occasions, et peut-être à Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait à sa perte n'était peut-être pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la révolution, refit les mêmes prophéties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. Prévoir l'avenir peut tenir de la divination ou de la lucidité, de l'escroquerie ou de la spéculation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais à la différence de Cagliostro qui fut ou se présenta comme son élève, il ne semble pas avoir usé de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancées. La rencontre en 1763 à Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changé une pièce de cuivre en or, est elle-même très douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degré", mais avec d'intéressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le témoignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux témoignages postérieurs à 1784, sans vraiment trier les ragots des faits avérés, ni les faux témoignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mémoires" du 19ème siècle, comme le célèbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut être réputé sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • Napoléon (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs de l’Allemagne". Détail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu après le Concordat, tout en renvoyant aux mémoires de Pelet de la Lozère, qui lui place ces mots à la séance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sépultures... Napoléon est régulièrement invoqué quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • Mérimée, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siècle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la même différence qu'entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Cagliostro faisait de l'or, à ce qu'il disait, prêchait la philosophie et la révolution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. Hélas ! Les esprits de notre temps sont bien médiocres."

58 - Sacré labyrinthe

March 7th 2017 at 09:23

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais été amusé, en octobre 2016, en lisant un papier où Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indifférentes) et les cathédrales à des preuves de travail monumentales destinées, pour le citer, à témoigner d'une capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publié la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais évidemment rien de cela en tête quand il fut décidé en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu à Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech Amiénoise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passé nous lègue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, présente dès le paléolithique, date de bien avant que les Grecs ou les Crétois ne lui aient donné son nom de laburinthos (λαβύρινθος), terme dont l'étymologie est d'ailleurs un peu mystérieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims styliséNotons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (λάϐρυς), sorte de double-hache utilisée dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dès l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaît entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thème du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12ème et surtout au 13ème qui est le grand siècle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particulièrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ème siècle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pèlerinage. Pèlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnât du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier détail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thématique religieuse sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) et jamais des "dédales", même si le motif central de celui de Chartres, détruit en 1792, semble avoir représenté l'architecte Dédale, le héros Thésée et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait à combattre un monstre, ceux des cathédrales sont faits pour se prouver quelque chose à soi-même. Du premier il était difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pénétrer. Bref, voici peut-être une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second détail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite près du but. Comme si l'oeuvre à accomplir était en soi assez simple. À Amiens, le pèlerin qui se tient à l'entrée de la figure n'est qu'à 6 mètres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

Troisième détail : avec 234 mètres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mètres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mètres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici réunies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet à genoux sur le labyrinthe est censé prendre le même temps qu'un trajet d'une lieue à pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'étymologie est peut-ête gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province à l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomètres) représentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt à pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le même pour tous, d'un labyrinthe à l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier détail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrée vers l'Ouest, côté du soleil couchant et de la mort, côté par lequel risquent de pénétrer fantômes et démons. Leur imposer l'épreuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sécurité du saint monument ! Le diable reste piégé dans un tel parcours soit parce que sa nature (διάβολος, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se déplace qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacité d'effort du pèlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pèlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13ème siècle les abus les plus criants du 16ème siècle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pèlerinage un peu dérisoire n'avaient guère d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsèque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pèlerins du labyrinthe, que cela diminuât la dette de leurs péchés ou que cela augmentât à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord toléré cet instrument de foi naïve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de régulation. Au 17ème siècle un chanoine de Chartres râlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guère à faire perdent leur temps à courir et tourner. Au 18ème siècle, on les effaça ou on les détruisit un peu partout, à Sens, Poitiers, Arras. Même celui d'Amiens fut sacrifié : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, déposé en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques années plus tard.

À Reims il avait été enlevé dès 1775, parce que les rires des chenapans sautant à pieds joints sur le dallage où l'on sacrait nos rois gênaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage à notre époque. Le labyrinthe de Reims fut recréé, depuis 2009, par un jeu d'éclairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblème ... un monument virtuel !

51 - Des météores ?

July 18th 2016 at 07:40

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert déjà évoqué ici pour évoquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-même signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que Napoléon est à Sainte- Hélène, tout ici-bas m’est indifférent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe après 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour après une évasion rocambolesque de Sainte-Hélène à laquelle Napoléon semble s'être toujours refusé (*), certains romanciers l'ont imaginé. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de même le sien "La mort de Napoléon" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut être la situation d'un génie inconnu comme Satoshi : l'impossibilité non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'être soi-même.

Comme il ressemblait vaguement à l’Empereur, les matelots l’avaient surnommé Napoléon. Aussi, pour la commodité du récit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était Napoléon. (...) Seul le maître d'équipage désapprouvait cette appellation. Que l'on associât le nom de son dieu à ce petit homme laid avec son ventre enflé et ses jambes grêles, lui paraissait sacrilège.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu être l'enfant prodigue de la gloire après quelques années de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, présentant Napoléon étranger à lui-même sur le bateau de son évasion : Entre le personnage qu'il avait dépouillé et celui qu'il n'avait pas encore créé, il n'était temporairement personne. Débarqué à Anvers il ne reconnut pas même le bassin Napoléon qu'il avait inauguré en personne dix ans plus tôt. À Waterloo il a le sentiment d'être là pour la première fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite île lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyé, sa destinée devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher désert à l'autre bout du monde, avait réussi à dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-même !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas à se battre contre Satoshi lui-même?

Le Napoléon de Leys est vrai, extrêmement crédible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann déteste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est désormais largement occupé par les fous. Une visite à l'asile l'en convainc : une malheureuse épave présentait une image mille fois plus fidèle, plus digne et plus convaincante de son modèle que l'improbable fruitier chauve qui, assis à ses côtés, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La dernière phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-Hélène au Musée de l'Armée.

Jusqu'où peut-on comparer Satoshi Nakamoto à Napoléon Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant à l'amour des mathématiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particulière de génie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une sureté du regard, une capacité d'agencer de manière proprement lumineuse des facteurs de nouveauté révolutionnaires avec des éléments pré-existants (d'ancien régime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraît que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), Napoléon est l'instrument de l'Absolu sur le théâtre du monde, Napoléon, en entrant à Iéna l'épée en main le jour où le philosophe achève sa Phénoménologie de l'Esprit, devient le héros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multiséculaire de libération de l'homme des corps intermédiaires, des liens et des autorités. Le P2P, c'est l'Absolu du 21ème siècle.

Renversant l'idéalisme hégélien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en Napoléon ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le génie qui va permettre l'éclosion de la société bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra à d'autres de dire, de même, ce qu'aura été réellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Plutôt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

50 - Il prit la résolution de rester mort ?

July 14th 2016 at 16:45

( Questions impériales sur Satoshi - I)

Satoshi Nakamoto est une énigme et le demeurera peut-être. Je n'ai pas l'intention d'ajouter ici mes hypothèses personnelles à la longue suite de celles qui ont déjà été formulées (voir sur le site bitcoin.fr). Pour moi, son mystère qui anime bien des conversations dans la communauté (qui est-il, ou qui sont-ils ? que pense-t-il de tel ou tel problème ? que va devenir son magot ? ) est consubstantiel au bitcoin, si du moins comme l'écrit quelque part Hegel, la vérité n'est pas comme une monnaie qui, telle qu'elle est frappée, est prête à être dépensée et encaissée. La vérité contient de la vie, da la souffrance et de la mort.

le mort d'Eylau

Je ne peux donc partager entièrement le point de vue purement technicien de Peter Todd selon lequel l’identité de Satoshi est simplement une curiosité historique.

L'apparition épisodique d'un prétendant est une chose qui ne peut qu'amuser l'historien comme elle stimule le romancier et intéresse le psychologue.

Des quatre faux tsars Dimitri successifs à la bonne dizaine de faux Dauphins du Temple, on ne manque pas de références en la matière. Chacune de ces histoires témoigne de la conjonction de trois facteurs : un événement historique mystérieux, inouï ou scandaleux, l'existence d'un désordre mental individuel et une situation d'incertitude politique collective. Il n'est pas question de les rappeler ici, mais seulement de souligner la ressemblance frappante avec ce que nous voyons autour des "prétendants" Satoshi et de leur interférence dans les problèmes de gouvernance du bitcoin.

Une chose, néanmoins m'étonne toujours. Pour soutenir (rarement) comme pour réfuter (le plus souvent) tel ou tel prétendant, la plupart de mes amis se forgent implicitement l'image parachronique d'un Satoshi qui serait aujourd'hui le même qu'en 2008. On compare la langue, le style, la démarche du prétendant aux traces, bien rares de surcroît, laissées par le disparu. Comme si le temps n'avait pas passé sur lui autant que sur nous.

chabertIl y a un héros de roman qui est l'archétype de cette situation, c'est le Colonel Chabert de Balzac. Cet enfant trouvé dont une révolution a fait un soldat, un héros, Grand Officier de la Légion d'Honneur, disparaît de l'histoire dans le tumulte d'une bataille terrible (Eylau, 8 février 1807) et réapparaît à Paris deux ans après Waterloo, alors qu'il est officiellement mort.

C'est un héros dépossédé, émouvant, mais assez lucide. Un roi goutteux a remplacé son empereur, un aristocrate l'a remplacé dans le lit de sa femme, la société a changé, il ne la reconnait pas davantage qu'elle ne le reconnait lui-même.

Au terme de ses efforts, il prend, dit Balzac, la résolution de rester mort. Le roman de Balzac nous donne finalement des clés pour tenter de comprendre la situation, que Satoshi soit l'un des prétendants connus, ou bien qu'il soit tout autre et reste caché.

Tant qu'il prétend à être reconnu, Chabert est traité de fou. On voit bien qu'une partie des critiques contre les prétendants Satoshi vise la qualité de leur état mental. Comme si un héros (de guerre ou de science) était un homme ordinaire et comme si pareille situation ne devait pas le rendre plus étrange encore qu'il ne l'était de nature!

craighJ’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là : « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaîtra.
Et l’on vous mettra sans doute à Charenton lui répond l'un des rares personnages honnête et qui croit en ses dires.

Chabert finalement renonce. A vrai dire, il a renoncé depuis longtemps, il n'a cessé de renoncer depuis dix ans : je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai. On me dira que certains prétendants ne sont ni résignés ni tranquilles ? Mais écoutons Craig Wright, et convenons, au moins, qu'il parle comme un héros balzacien (bien sûr il y a aussi des escrocs chez Balzac) : Je suis désolé. Je croyais que je pouvais le faire. Je croyais que je pouvais mettre les années d’anonymat et de dissimulation derrière moi. Mais, à mesure que les événements de la semaine se sont déroulés et alors que je me préparais à publier la preuve que j’avais accès aux premières clés, j’ai flanché. Je n’ai pas le courage. Je ne peux pas. C'est à peu près le trajet de Chabert !

Le temps change tout ; ce qui est intime, ce qui est social, ce qui est politique. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration dit Balzac pour évoquer l'épouse de Chabert.

Que doit penser Satoshi ? Huit ans après la grande crise, les banques n'ont jamais été aussi puissantes. Goldman Sachs, qui peut aussi facilement mettre à genoux un peuple que recruter un commissaire européen, développe sa blockchain sans bitcoin, dépose des brevets. Le monde ne bruisse que d'une forme précise de "technologie blockchain", celle qu'il sera possible de transformer en jeu de société.

Un point central du roman est que Chabert semble pourtant tenir davantage à sa femme et à son honneur qu'à son trésor. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Ce qui ramène au million de bitcoins de Satoshi Nakamoto, trésor interdit ou abandonné, peut-être perdu, et qui alimente tant de spéculations.

Il y a un homme qui se passionne pour Chabert, c'est Jean-Paul Kauffmann. Glissons, puisqu'il déteste que l'on en parle, sur son statut d'otage (durant 3 ans, au Liban) et disons que, selon Jérôme Garcin, sa singulière bibliographie ressemble désormais à un long traité de la fuite, à un précis de disparition dans des lieux sinistres et carcéraux où le temps s’est arrêté et les portables ne passent plus. Lui-même, dans son dernier livre, écrit : je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant et plus loin je ne me suis pas reconstruit à l'identique.

kauffmann

Dans ce livre, Outre-terre, il se promène sur le champ de bataille d'Eylau en songeant à Chabert. Il est plus facile de s'identifier à lui qu'au Père Goriot ou à Eugénie Grandet. Chacun peut y chercher, à travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l'absent, du disparu, du gêneur.

De même Satoshi disparu, fantomatique, ne devient-il pas, peu à peu, lui aussi une forme de menace ?

Pour aller plus loin :

45 - Une perle, chez Escher

April 27th 2016 at 09:48

Bien souvent, le bitcoin est implicitement ou explicitement comparé à une forme d'or numérique. J'avais déjà évoqué ce que nous apporte une comparaison avec le diamant, qu'il faut tailler à l'aide des mathématiques pour en extraire la valeur.

Il m'est venu soudain à l'esprit (je vais dire comment) une autre comparaison avec ce trésor très particulier qu'est la perle, une autre merveille d'agencement puisque sa nature chimique est, comme celle du diamant, extrêmement commune. Et l'agencement n'est-il pas le vrai miracle de Satoshi ? perle

Or donc, j'étais durant quelques jours sur la côte normande, séjour propice aux plateaux de fruits de mer. Cette circonstance toute contingente est sans aucun rapport avec ce qui suit, quelque soit l'apport constant que ma vie quotidienne offre à ma réflexion sur le bitcoin ! Et ce qui suit n'a du reste que partiellement rapport aux perles !

GEBEn vérité, j'étais en train de lire un ouvrage déjà ancien : le jadis célèbre Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter. Moins pour y trouver matière à réflexion sur sa guirlande éternelle, que parce que je voulais approfondir le rapport du sujet et du fond.

Depuis un petit moment je tente en effet de lister les erreurs de ceux qui veulent oublier bitcoin et ne se servir que de la technologie blockchain.

  • L'une consiste à penser que le fonctionnement et la sécurité de la blockchain puisse être assurés sans coût, sans dépense, sans dommage. C'est au fond une position un peu idéaliste consistant à aimer la voiture qui vous emmène vers la mer mais à détester l'essence qui pollue l'air que l'on y respire.
  • Une autre consiste à oublier la primauté de la fonction de transfert, pour s'imaginer la blockchain comme une main courante infalsifiable et éternelle (prête à accueillir toutes les informations de notre civilisation) et non comme un livre enregistrant des mouvements.
  • Une autre encore, moins grossière cependant, consiste à penser que l'on pourrait faire circuler sur une blockchain autre chose que son unité de compte intrinsèque. Certes on peut colorer des fractions de celle-ci (c'est une piste de réflexion féconde) mais à partir d'un certain moment il faut bien admettre que ne circulent en réalité que des représentations d'une chose (euro, obligation, action) greffées sur... quoi ? un token ! Comme l'a dit en public mon ami Adrian Sauzade, l'euro n'est pas une smart money...
  • Et soudain j'ai commencé à me demander si une quatrième erreur ne consistait pas ici dans une mauvais apréciation de ce qui est le sujet et de ce qui est le fond.

On pourrait dire qu'il faut oublier la Joconde ou la Vierge aux rochers parce que ce que Vinci a inventé, ce sont des technologies de composition chimique des coloris, la technologie du sfumato, une technologie de perspectives (etc!) qui ont, après lui, été mises en oeuvre par d'autres. Ce serait là simple faute de goût. On peut aussi n'étudier chez Vinci que les paysages dans le fond des tableaux, c'est un axe de recherche érudite. La conclusion en est le plus souvent que par divers procédés, en contextualisant le portrait avec le paysage, Vinci crée un véritable récit pictural.

Regular Division of the Plane IIIJe m'interrogeais cependant sur ces tableaux où la dichotomie du sujet et du fond est difficile à mettre en oeuvre, ce qui est le cas notoirement dans plusieurs oeuvres de Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Dans quelle mesure pourrait-on dire que la distinction d'un bitcoin qui serait le sujet et d'une blockchain qui serait le fond serait opérante ou non? Je n'en sais rien.

Mais j'ai l'intuition que plusieurs tableaux d'Escher donnent des réponses métaphoriques à ma question. A commencer évidement par l'un des plus célèbres, qui a déjà été détourné pour illustrer l'apparition d'une transhumanité ou... au profit du bitcoin.

les deux mains

Il y a aussi, chez Escher, une tension entre certains tableaux (je songe à Figure 1975) où aucune distinction n'est possible, et d'autres où le sujet qui se coule d'un côté dans le fond en ressort ailleurs, de nouveau en tant que sujet. Il me semble même qu'il y a un dessin d'Escher ("Reptiles", 1943) qui peut illustrer assez finement comment la blockchain n'est que la vie du bitcoin, qui l'anime, et qui toutefois en sort (semant l'effroi que n'ont jamais suscité les monnaies "pour rire" ou les monnaies de jeu) et y retourne constamment.

le bitcoin chez Escher

Que le maître me pardonne...

Le livre de Douglas Hofstadter traite en fait d'une Boucle Étrange, un procédé qu'il retrouve dans le canon éternellement ascendant de Bach, dans certaines gravures d'Escher, et dans la démonstration du théorème (proposition VI) de Gödel. Les comparaisons ne sont pas toujours évidentes. Au détour d'une phrase, il écrit au sujet de la proposition VI il est difficile de voir une Boucle Étrange dans cette perle, parce que en fait la Boucle Etrange est dans l'huitre, la démonstration.

A cet endroit j'ai refermé le livre (je n'étais pas bien loin, à la page 19 sur 884 ; je l'ai repris depuis, mais n'en suis guère que vers la page 120 au moment de rentrer).

Εὕρηκα ! Eurêka ! La perle est dans la coquille. L'huître a certes développé une technologie coquille pour une raison qui est par ailleurs liée à la confiance, la confiance qu'en l'occurence elle ne peut faire à personne en ca bas-monde, mais ce n'est pas la coquille qui a de la valeur. Certes on peut aussi y cacher une pièce de monnaie. Ou comme Zézette (épouse X) s'en servir de cendrier. Mais ce n'est pas pour cela que les pêcheurs de la côte d'Oman risquèrent leur vie durant des siècles pour aller cueillir les coquilles au fond du golfe persique !

Que nous apprend la perle ? On l'a déjà dit : comme le diamant, sa composition chimique n'en fait en rien un trésor. Et même, elle a une composition fondamentalement similiare à celle de la coquille car elles sont toutes deux formées d'une concrétion calcaire, l'aragonite (CaCO3). Ce qu'elle a, que la coquille n'a pas, c'est un éclat, une beauté.

La beauté n'est pas perceptible par tous. On ne peut parler de la perle sans se souvenir de l'injonction évangélique (Mat VII,6) : ne jetez pas la perle aux pourceaux que la sagesse populaire, un peu courte, a progressivement transformé en pas de confiture aux cochons.

perles au cochon

Mais le texte de l'Évangile est bien plus riche : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent. Ici, chacun comprendra ce qui lui plaira.

Revenons à mes vacances.

le rat et l'huitreJ'en étais là de mes rêveries quand, un beau matin, je me rends à la petite brocante organisée sur la place du village. Et la première chose que je vois, c'est à croire que... c'est cela : Le rat et l'huître, fable illustrée par Firmin Bouisset (le créateur de la célèbre fille du chocolat Menier et du jeune écolier des petits LU). L'image tire mon oeil : je relis le texte ( ce n'est pas la fable la plus célèbre, sauf pour sa chute) :

Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.

N'est-ce pas ainsi qu'ont réagi les grandes institutions, suivant Blythe Masters, en "découvrant la Blockchain" avec... des années de retard ?

Mais l'huître se referme d'un coup sur le prédateur. La Blockchain pourrait bien en faire autant un de ces quatre matins sur certains qui entreprennent de l'examiner d'un peu trop près.

Cette fable contient plus d'un enseignement:
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement.
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

44 - La Liberté

April 14th 2016 at 09:02

Lors d’un colloque à l’Assemblée Nationale, on m’avait demandé de répondre à la question : Pourquoi, achète-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptés ?

J’avais répondu qu’il y avait bien des raisons, au delà de l’intérêt, pour désirer détenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intéressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'émerveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il était difficile à présenter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cœur du projet d’une monnaie décentralisée c’était la liberté du cyberespace, mais en précisant «au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'était pas forcément ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par Liberté.

de Sevère Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai déjà évoqué ici abordait lui aussi la chose à sa façon. Youl a déjà revisité, à la demande de clients bitcoineurs, la Cène de Vinci et les Joueurs de Carte de Cézanne. A chaque fois je suis étonné de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirée de la cultissime Liberté guidant le Peuple d’Eugène Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en même temps, adoptée comme illustration de son communiqué de presse « pas de révolution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant à cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'était pas un choix trivial, voire fâcheux. La liberté figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce même tableau, passablement sagouiné, avait jadis servi à illustrer un billet de 100 francs créé en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siècle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa Cène, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premières ébauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-académique mais non-révolutionnaire, plutôt admirateur de Napoléon. Il n’a pas participé à l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette révolte et des suivantes, voire pour illustrer « les Misérables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspiré du peintre, bien des années plus tard, pour écrire le récit d’une insurrection républicaine de 1832, qui fut durement réprimée par le régime établi deux ans plus tôt.

La toile de Delacroix célèbre en effet les « trois glorieuses » journées du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers réunis) renversèrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frères de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la République parce qu’elle était perçue comme un facteur de désordre social, ni du fils de Napoléon, parce que l’empire aurait hérissé les puissances étrangères. On décida donc de placer sur le trône le cousin du roi renversé, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dénuée de toute légitimité : Louis-Philippe n'était pas le successeur légitime, son père avait voté l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce régime bâtard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icône de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile célèbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouché d’un régime d'oligarchie financière et de haute-bourgeois. Sa Liberté tient un peu de la déesse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple à peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvèrent grossier, ils protestèrent que Delacroix déshonorait la glorieuse révolution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse révolution, il ne restait déjà que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il était encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adopté par le nouveau régime.

La "révolution" consista en effet à changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses préfets et ses gendarmes maintenaient partout le même ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le régime déjà embourgeoisé qui était né de l’événement de 1830 n’avait sa légitimité (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirèrent sur les insurgés de 1830 firent la même besogne au service du nouveau régime.

Il y a un goût très amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La Méduse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, même si la couleur n'apparaît pas sur les premières ébauches. Et autour de la Liberté on s'attend à voir une représentation métaphorique des forces et des métiers à l’oeuvre dans la révolution de la décentralisation : développeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sûr Youl met aux mains des émeutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficulté, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'après le peintre lui-même) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commémore cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : Karplelès and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas éludé cette dimension. Le sol reste jonché de corps sacrifiés.

Youl nouvelle ébauche

Le « vieux monde » n'a guère sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrètement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractère très catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un système lointain.

Youl, ébauche avec monuments

C'est le moment de regarder la même Liberté quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraîner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la pièce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




Pour aller plus loin :

43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

March 25th 2016 at 09:27

(cet article a été traduit en chinois)

À la Conférence « Blockchain : disruption et opportunités » tenue le 24 mars à l'Assemblée nationale, on m'avait demandé une brève mise en perspective de la notion de confiance, notamment à travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir à nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois décrit comme l'Einstein du 14 ème siècle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet érudit, économiste, mathématicien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siècles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se réclament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (même si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensé que l'idée de partir d'Oresme pour introduire une réflexion autour du bitcoin était bonne, mais pour aller où ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose à nous dire. Il a vécu plus de 70 mutations monétaires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur à la monnaie métallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotélicien, réprouve l’intérêt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriété du prince. Elle appartient à ceux qui la gagnent, à la collectivité de ses utilisateurs, qui seule peut en définir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-être approuvé l’indépendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la présentation qui est généralement faite de la confiance comme naturellement suscitée et entretenue par une institution tierce et centralisée. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un à l’autre, entre frères, amis, voisins. La première forme de monnaie-dette chacun la connait : au café on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine précise et qu’elle est, comme le langage lui-même, (confère l’expression sur parole) un élément constitutif de notre humanité.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mêmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delà du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rôle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautés de marchands (lombards, juifs, ismaéliens, gujaratis) et sur certains marchés comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idée qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinée à faire de nécessité vertu.

Les pères du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manqué au système de Law) n’a aucun fondement républicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un économiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matière dont la pièce est faite importe peu et que la volonté de l’empereur serait d’attribuer la même valeur à un morceau de cuir ou à une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquée. Mais du fait de son cours forcé elle est parfaitement invérifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit épargnant finit toujours grugé. Nos concitoyens ont lu que les banques étaient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dépôts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutôt pondéré leur dire que la France est en faillite. Les plus informés ont compris ce que chypriation et résolution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacité, sa valeur, à la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothèque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’être et le vrai fondement de la monnaie régalienne. Contre le moine Oresme, c’est donc Jésus qui a raison quand il parle du « denier de César ».

un percepteur romain

Quand l’évangile écrit Ἀπόδοτε οὖν τὰ Καίσαρος Καίσαρι, comprenons qu’il faut payer ses impôts à l’Etat mais placer sa confiance dans la société.

Cependant, en matière d’agencement de la société face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des échanges par rapport au prince) que dans un « moment mathématique », où l'on découvre comme le fit Galilée en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment Galilée apporte sa part de désenchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delà du hype ludique et communautaire, au delà de l'émerveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile à présenter simplement surtout à des non-américains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cœur du projet, c’est je crois la liberté du cyberespace. Liberté au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance.

Désormais, et c’est une déflagration, la confiance est écrite en langage mathématique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une présentation du Traité des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premières monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggère me semble-t-il David Graeber) je trouve particulièrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaulté ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctorité d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa voulunté, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire à sa voulunté des monnoies.
  • Télécharger une traduction du Traité des monnaies en pages 47 à 92 de l'ouvrage réalisé par une équipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complète de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une pièce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matière plus ou moins précieuse qui a été employée pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette pièce de monnaie soit reçue en échange d'un boisseau de blé ou d'une pièce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappée sur le métal, c'est la volonté de l'emperuer exprimée par cette image, d'attribuer à ce morceau de métal une efficacité telle qu'on l'accepte sans hésiter en retour des choses ayant une valeur réelle, servant aux usages réels de la vie. Et dès lors, la matière dont cette pièce est faite importe peu. La volonté de l'empereur serait d'attribuer la même valeur à un morceau de cuir , à une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.

42 - L'Art est-il dans la nature du Bitcoin?

March 1st 2016 at 09:05

Tétradrachme de ClazonèmeS'il y a un art de la monnaie ce n'est pas celui des banquiers mais celui des artisans, des graveurs de monnaies.

Au commencement, les monetae figuraient le visage des dieux, des héros et des rois. Une monnaie n'était pas moins sacrée qu'une statue dans un temple ; le caractère précieux du métal et la beauté plastique de l'œuvre se combinaient en l'une comme en l'autre.

Qu'elles soient perses, grecques ou ... gauloises, les monnaies antiques nous frappent toujours par leur hiératique beauté.

monnaies antiques

Et des siècles plus tard, les guerres entre rois étaient aussi des concours de beauté : sur leurs trônes, sur leurs nefs, sur leurs chevaux, rois de France et d'Angleterre faisaient assaut de majesté par de vraies oeuvres d'art.

guerre de cent ans

Il reste quelque chose de ce lien antique. Oscar Wilde l'avait déjà remarqué : «Quand les banquiers se réunissent pour dîner, ils parlent d’art. Quand les artistes se réunissent pour dîner, ils parlent d’argent».

Des étranges relations entre les gens d'argent et les gens d'art, quels enseignements pouvons-nous tirer pour Bitcoin, la plus immatérielle des monnaies ?

Les œuvres d'art constituent depuis longtemps une classe d'actifs. Le goût des hommes d'affaires n'est pas forcément mauvais. Les choix des Médicis, jadis, ceux d'un industriel de l'acier d'origine populaire comme Frick il y a un siècle, ou plus récemment ceux d'un industriel du textile troyen comme Pierre Lévy rappellent que le goût, le flair, l'audace même et l'absence de conformisme ou d'académisme peuvent aussi faire de redoutables d'hommes d'affaires des collectionneurs avisés.

Collections Frick (supra) et Lévy

L'oeuvre d'art est un "or artistique". Elle a une valeur intrinsèque, qui résiste à l'inflation. Mais elle doit être "vraie". L'art comme classe d'actifs ne s'étend qu'aux seuls objets tangibles : peinture, gravure, sculpture. Passé la période couverte par le droit de l'auteur et de ses ayants-droit, personne n'a entendu parler de posséder (surtout de manière exclusive) Une petite musique de nuit ou Les Fleurs du Mal. Ce n'est pas désintérêt. Pour qu'une création ait valeur marchande, il faut qu'elle soit exclusive sinon unique, exactement comme une pièce de monnaie. Il faut qu'elle soit "vraie".

Un vrai Picasso se possède, mais comment possèderait-on un vrai Mozart ?

Il y eut une exception : le fameux Miserere d'Allegri, composé en 1683 pour le pape Urbain VIII. Sa copie et même sa transcription durant une audition étaient punies d'excommunication car cette propriété du pontife, uniquement interprétée dans sa chapelle, se devait d'être exclusive. Elle le resta (plus ou moins, car des transcriptions aussi fautives que furtives circulaient) jusqu'au prodige du jeune Mozart qui, à l'âge de 14 ans, aurait retranscrit chez lui sans une seule erreur l'intégralité du morceau (un peu moins d'un quart d'heure) après l'avoir entendu une seule fois, en 1770.

Dirait-on aujourd'hui que le petit prodige a hacké le fichier d'Allegri? Il n'a pas recopié la partition, il a pratiquement réécrit le morceau, non avec ses yeux, pas même avec ses oreilles, mais avec sa mémoire !

un cave artisteOn vole très au-dessus des douteux exploits des faux-monnayeurs que seule la prudence conduit à s'appliquer, ce qui fait que la fausse monnaie, pas moins que la vraie, requiert une main d'artiste, une paluche qui vaut de l'or, une main raphaëlienne comme disait le Dabe.

Or justement, de telles mains existent, et c'est bien pourquoi la fausse monnaie n'a pas attendu le scanner pour courir la rue.

Pour éliminer la "fausse" monnaie, une idée monétaire originale et artistique serait que tout billet soit forcément lui-même un original, radicalement différent des autres et non pas différencié par un numéro de série dont nul ne se soucie et qui n'assure qu'une traçabilité fort médiocre.

Je voudrais ici parler d'une expérience peu connue en France, et qui à vrai dire n'a guère marché et ne pouvait pas marcher : l'Artmoney danois. Un beau jour de 1997, un peintre fauché a proposé dans un café de Copenhague de peindre lui-même le billet. Artmoney était né, et des milliers de billets différents ont été dessinés ou peints, tous de format 12x18, assortis au dos de l'œuvre de mentions obligatoires et tous d'une valeur nominale de 200 couronnes. Oui, l'histoire se passe bien dans LE pays qui a dit non au merveilleux euro. Est-ce un hasard ?

Dans les premières années de ce siècle, des "billets" ont été acceptés en paiement, essentiellement pour quelques 20% des consommations dans les bars branchés de Christianshavn. L'expérience semble s'essouffler même si les billets seraient toujours acceptés dans 150 commerces dans le monde, dont 121 au Danemark et 2 en France.

J'ai bien sûr acquis quelques "billets". Comme la très grande majorité des clients, ce fut toutefois seulement pour leur valeur de collection. On peut sourire, mais j'ai toujours pensé que les fameuses "monnaies locales complémentaires" n'avaient guère d'autre destin dans la pratique. La valeur de collection se combine cependant, dans le cas d'Artmoney, à une valeur intrinsèque, liée au travail du peintre: de l'or artistique, en somme...

J'ai encadré celui-ci, parce qu'il résume assez bien la philosophie du système...

artmoney

Pourquoi cela n'a-t-il pas mieux marché ? Ne haussons pas les épaules : créer de la monnaie ex nihilo, les artistes de Copenhague ne furent pas les seuls à y songer, la BCE ou les banques commerciales le font aussi, et sans avoir le talent ou la courtoisie de s'imposer une création artistique pour cela...

En tout cas il y a ici un concept que nous retrouvons dans le système bitcoin : l'unicité, l'originalité de chaque unité, et... beaucoup de travail !

Une autre idée, bien plus féconde, qu'eurent en premier les artistes et les collectionneurs c'est de rendre chaque oeuvre traçable.

la vente ContiLe meilleur moyen de savoir si vous avez un vrai Titien, un vrai Rembrandt... c'est de connaître son histoire depuis l'atelier.

Les catalogues de Musées (au moins 200 pour le seul Musée du Louvre depuis 1793) s'avèrent ici moins utiles que les catalogues des collections privées puisque leurs pièces sont encore susceptibles d'être mise en vente. Ces catalogues existent depuis le 17ème siècle.

Mais il faut surtout citer les catalogues des grandes ventes, des successions de collectionneurs (comme la vente à la mort du prince de Conti en 1777), les catalogues des ventes aux enchères conservés depuis le 18ème siècle...

Tous ces catalogues forment autant de blocks validés, certifiés (les commissaires priseurs sont officiers ministériels), même si leur chaînage laisse évidemment à désirer.

Souvent la "cote" d'un artiste se soutient d'autant mieux que sont disponibles ses archives et que la recension exhaustive de ses oeuvres et l'informatisation des données le concernant et de tout ce qui permet d'entretenir un catalogue raisonné sont avancées. Ainsi l'incapacité où se trouvent les experts de savoir ce qui est vraiment de Salvador Dali (la rumeur voulant qu'il ait même laissé quantité de papier blanc déjà signé de sa main) affecte quand même durement sa cote. L'auteur des montres molles a dû songer aux monnaies fondantes !

De même, pour en rester aux surréalistes, la cote de Roberto Matta souffre de l'absence d'un catalogue raisonné. Au contraire, celle de Wifredo Lam bénéficie clairement de l'important effort entrepris par son épouse et ses héritiers qui ont établi un catalogue raisonné de son oeuvre.

Lam, pour les réfugiés espagnols

Lam, mort en 1982, a son site; mort 20 ans plus tard, Matta n'en a pas.

A partir de 1959, un artiste découvreur comme Hans Hartung, créateur du mouvement de l'abstraction lyrique, tint lui-même de son vivant un vaste catalogue de ses propres oeuvres et entreprit de les rendre traçables. Aujourd'hui, une fondation gère archives, catalogues, réseaux d'experts. Elle est en mesure de délivrer des certificats d'authenticité mais aussi de faire saisir de (rares) faux. De telles entreprises, grandement facilitées par l'essor de l'informatique, font aujourd'hui référence.

L'apparition des registres de type blockchain donne tout naturellement une nouvelle jeunesse à de telles entreprises. Si des artistes ont été parmi les premiers à accepter le bitcoin tant comme source d'inspiration (lire dans Coindesk ) qu'en paiement (voir des sites comme art4bitcoin, cointemporary)], on voit aujourd'hui une entreprise comme la start-up berlinoise ascribe offrir des solutions nouvelles pour les artistes, qu'il s'agisse de signer des oeuvres d'art numériques, d'en éditer des certificats d'authentification, d'en maintenir un catalogue, de les tracer, de les partager ou encore de gérer des éditions en séries limitées.

Ceci me paraît, à l'orée d'une ère fondamentalement différente - parce que les aventures ont et auront lieu dans un espace numérique - infiniment plus prometteur que les bricolages consistant à implémenter sur la blockchain (donc dans le cyber-espace) des objets conceptuellement issus du titre-papier (en France : cadastre napoléonien ou loi sur les sociétés de la fin du 19ème).

J'avais noté que, dans l'art des choses idéales, l'adoption par les artistes, vers la fin du 15ème siècle, des mathématiques de la perspective avait été concomitante de la taille du diamant, créatrice de richesses nouvelles et fabuleuses. Il faut toujours suivre les artistes...



Pour aller plus loin :

  • le site pour investir avec émotion de Michel Santi, ancien trader et amateur d'art, que je remercie par ailleurs vivement de son accueil et de ses utiles indications.
  • un article de l'Usine digitale sur l'apport de la blockchain à l'authentification
  • Une vidéo sur l'histoire d'Artmoney qui insiste sur la dimension communautaire de la monnaie

41 - Questions philosophiques rue du Caire

January 31st 2016 at 18:36

La Maison du bitcoin organise régulièrement des petites séances d’initiation au bitcoin, aimablement ouvertes à tous. Je m’y suis rendu mercredi 27 janvier avec ma petite idée, qui consistait à écouter moins l’orateur ( Manuel Valente, très clair) que les questions de la salle.

En réalité, les gens qui viennent rue du Caire ont déjà de l’intérêt, voire de la sympathie, pour cette expérience fascinante, tant d’un point de vue monétaire que d’un point de vue que je dirais… philosophique.

Et justement, très vite je me suis aperçu ce mercredi, que sous le masque des visiteurs, s’étaient fort probablement glissé de grands philosophes. Qu’on en juge à l’examen (dans l’ordre) des questions posées par la salle. On y retrouve les Anciens...

les Anciens

... et les Modernes !

les Modernes

Qui les fabrique, les bitcoins ? Il faut comprendre quel type d’hommes, en accomplissant quel travail, en déployant quels efforts. Karl (Marx, pas Chappé !) on t’a reconnu.

Et moi est-ce que je peux en fabriquer ? Adli Takkal Bataille, avec qui j’ai partagé mes idées et mes doutes, suggère que Friedrich Hayek avait pu se glisser sous la peau de celui qui a posé cette question. Mais j’incline à y voir un retour de Søren Kierkegaard, précurseur des existentialistes pour qui une philosophie que le penseur lui-même n’habite pas n’est qu’un palais vide.

Comment ça se fait que ça ait marché ? Question leibnizienne, rudement téléologique : le bitcoin marche parce qu’il est la meilleur monnaie possible, dans le meilleur des cyber-espaces possibles. Variante Bossuet : le bitcoin participe au plan providentiel.

Combien y a t-il de mineurs? La question pourrait paraître sans grand enjeu philosophique, sauf à un positiviste, genre Auguste Comte qui pensait que nous ne connaissons ni l'essence, ni le mode réel de production, d'aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ce genre de pensée ne m’a jamais passionné…

Donc ce n’est pas écologique A cet ergo, on reconnaît tout de suite le cartésien. Qui d’ailleurs se soucie peu de la nature puisque Dieu et Satoshi en ont rendu le bitcoineur maître et possesseur

Le système a-t-il déjà été bloqué ? Un disciple du mathématicien Kurt Gödel, si ce n’est le maître lui-même, venu vérifier que, selon son célèbre théorème, il y a toujours un truc incomplet ou foireux à dénicher partout (je résume).

Comment est organisée la gouvernance ? On peut penser ici à Rousseau, qui expliquait doctement que quelque part au néolithique les gars avaient posé la massue dans un coin de la caverne et passé un pacte entre eux au nom duquel on peut aujourd’hui supprimer l’état de droit. Il aurait aussi bien pu imaginer une gouvernance pour le bitcoin. Mais trêve de cynisme potache : c’est plutôt du côté de Machiavel qu’une gouvernance du bitcoin trouvera un jour sa description.

Comment on fait concrètement pour acheter ? Fatigué du ciel des idées, c’est ici Aristote qui parle.

les livres jadis se rangeaient

On n’a pas de recours? Non. C’est bien embêtant pour un humain, sujet à l’erreur et au péché. On remercie quand même saint Thomas d’Aquin, pour qui l'acte humain n’est volontaire que s'il est rationnel et libre, d’avoir soulevé la question.

Qu’est-ce qu’on peut acheter avec ça? Rien, bien sûr, diront les cyniques qui ne le sont jamais autant que leur maître, Diogène, qui lui voulait abolir la monnaie…

autres temps, autres moeurs

Pourquoi la valeur est hyper fluctuante? Parce que tout change, qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Héraclite d’Ephèse était là, lui aussi.

Pourquoi les banques disent de s’en méfier? Avec une question aussi naïve, le choix est simple. Soit l’interlocuteur se fiche de vous, soit c’est Socrate redivivus qui va vous prendre par la main et vous faire accoucher de la vérité qu’en réalité vous connaissez déjà.

Quand est-ce qu’elles font leur propre monnaie? Nicolas Oresme, impatient d’en finir.

Comment est-ce que vous gagniez votre vie? Saint Paul l’écrit (2Th3,10) : celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. L’ancien séminariste Joseph Staline (un philosophe géorgien) aimait bien cette citation qui rappelle opportunément qu’il faut quand même faire bouillir la marmite.

Comment la clé sait-elle quelle valeur il y a sur une adresse? Selon mon ami Adli, la question indiquerait sinon la présence directe de Heidegger, du moins son influence sensible.

A noter que personne dans la salle n’a demandé si le bitcoin servait à acheter de la drogue :Herbert Marcuse ne court plus les rues. Personne non plus n'a demandé si le bitcoin finançait l’état islamique : les gens ne lisent donc plus le journal et font davantage confiance au rapport d’Interpol, qui dit que non.

Hathor place du Caire

Comprenne qui pourra.

39 - Du Kraken et de l'imaginaire Bitcoin

January 22nd 2016 at 11:53

le kraken mangeL’une des principales plateformes de bitcoin, la première en euros, s’appelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes américaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brève qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo épuré de Kraken, mais une représentation à l'ancienne figurant sur l'étiquette d' une marque de rhum.

C’est que le Kraken évoque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes légendaires ou romanesques, de gravures étranges et de scènes cinématographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les créateurs de la plateforme qui était une allusion à une réplique culte d’un film déjà ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.

L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.

un Kraken à 4 tentaculesDans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.

J'ai cherché un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite étude passionnante publiée en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord d’où vient-il ?

De loin! Les Grecs se méfiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusée. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une pièce de la cité d'Érétrie, dans l'île d'Eubée. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indépendance insulaire dans un contexte de révolte contre les Perses.

Eretrie

En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules à l'assaut des vaisseaux. Mais Homère ne parlait-il pas déjà du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux… six cous géants, six têtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrées ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de Méduse, cette fille des mers qui, pour avoir profané un temple d’Athéna se vit gratifiée de serpents se tordant autour de sa tête ?

Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on déjà la forme d’un poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce qu’il y a des poulpes monstrueux : au premier siècle, Pline l’Ancien évoque un polypus qui logeait près de Gibraltar. Sa tête aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient près de 9 mètres. Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put être mis à mort que par plusieurs hommes armés de harpons.

Docteur PopaulMais il y a autre chose, que Pline savait déjà : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent faire usage d’outil, et sans doute mémoriser voire apprendre.

Le célèbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.

Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?

Une mosaïque de Pompeï résume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y règnent : le crustacé dont la carapace ne peut qu’évoquer la cuirasse des légionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-être voyaient-ils les désordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.

au musée de Naples

Déjà, c’est le céphalopode monstrueux qui l’emporte, et il n’a pas encore atteint la taille d’un monstre ou d’un démon.

le Kraken de 1558Si l’existence du Kraken n’est pas un article de science, ce n’est pas non plus un dogme. Pourtant les premières mentions s’en trouvent sous des plumes d’hommes de Dieu. Olaüs Magnus, un archevêque suédois du début du 14ème siècle, semble avoir rencontré des témoins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en éprouvent une très grande crainte et, s’ils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeur…un seul de ces monstres marins peut aisément faire sombrer plusieurs grands navires…

Puis un évêque norvégien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la Norvège rapporta surtout des histoires de pêcheurs : le Kraken se tient dans l’eau à 150 mètres du rivage vers lequel il remonte en cas de pêche surabondante. Il cite aussi un médecin, Olaüs Wormius qui serait le premier à avoir parlé d'une ressemblance avec une petite île. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites îles ici et là puis le dos entier apparaît, d’une circonférence de l’ordre de 2.400 mètres. Le seul que l'on ait trouvé, en 1680, sur un rivage norvégien, n'avait en vérité frappé les esprits que par la puanteur de sa décomposition. Mais Pontoppidan est le premier à manier une comparaison féconde: celles des tentacules qui se déploient et se dressent levées du monstre semblables à des mâts armés de leurs vergues.

En 1802 le français Pierre Dénys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant n’en parla plus durant un demi-siècle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour près de deux siècles auprès des poètes et des rêveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animée. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.

Montfort

Alfred, baron Tennyson (1809-1892) écrit en 1830 ''The Kraken'', dont voici le début de la magnifique traduction de Lionel-Edouard Martin :



Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rêve ni veilleur,
Le Kraken ...

La pieuvre de HugoHugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, écrits en exil à Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... étant entendu que la sienne est comme toute idée sortant de sa tête: géante.

Dans la longue description de Hugo, qui mêle fascination et dégoût, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose épouvantable, c'est mou.

Hugo introduit donc le thème du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau être prince indien, il agit bel et bien en occidental du siècle scientifique.

A la fin du siècle, la pieuvre géante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui même. Voyez cela rue Saint-Jacques. la pieuvre de la rue saint Jacques

Mais pratiquement au même moment, un tout jeune homme qui signe Lautréamont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poétique où ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.

Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumière de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.

Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entièrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?

Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mâts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financières... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...

Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.

Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.

Hokusai

Presque toujours intitulée, à tort, le rêve de la femme du pêcheur, cette estampe a excité les fantasmes les plus divers, que l'on sût ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanité où celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dévoration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallèle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.

une interprétation d'hokusai

Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto Shindô en 1981.

Hokusaï Manga

Nous y voilà : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre l’expression de Huysmans. Elle correspondrait étroitement à l’idée que les hommes du 19ème siècle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et ébéniste comme François-Rupert Carabin se fit une spécialité des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, féminin, redoutable, qui suscite l’horreur, la peur ou le dégoût.

Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.

Davy JonesUn autre fil court à travers la réapparition périodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second épisode de Pirates des Caraïbes (2006) le kraken qui va détruire le navire obéit à un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dévirilisé lui-même, tient fortement de la pieuvre. La scène culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose à la légende.

Pour finir par là où j'ai commencé, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est doté d'une étiquette un peu intemporelle, inspirée de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-même : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une série de films tout à fait étonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc très esthétisante.

Tel est finalement le Kraken de la présente décennie: pirate, esthétique, puissance encore sous-jacente, potentialité, éventualité... il est comme une petite île et l'on sait que des libertariens rêvent d'iles off-shore, nouvelles Érétrie ; il ressemble, avec ses tentacules en érection aux vaisseaux qu'il va détruire, mais il reste insaisissable parce que chose épouvantable, c'est mou.





Pour aller plus loin :

Pigot* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux éditions Puf)


sculpture de F-R Carabin* sur la pieuvre comme fantasme masculin de la lesbienne, un article dans Miroir Miroir

37 - Bitcoin, une monnaie en chocolat ?

December 24th 2015 at 07:35

Je voudrais en ce temps de fête parler de chocolat et de monnaie. Non pour de longues et savantes considérations sur l'usage monétaire de cacao par les Mayas et les Aztèques, ou pour ironiser sur la pièce en chocolat vénézuélienne qui vaut plus cher que la "vraie", mais en me demandant simplement d'où vient l'usage de faire des (fausses) pièces de monnaie en chocolat, et pourquoi en chocolat plutôt qu'en sucre candi, en réglisse ou en chewing-gum.

une monnaie de chocolat

On verra que le choix d'une "pièce bitcoin" par les artisans chocolatiers serait particulièrement approprié !

D'où vient cet usage ? La chose n'est pas claire.

saint nicolasUne tradition le rapporte à la légende du bon saint Nicolas. Celui-ci, de son vivant, était évêque de Myre en Anatolie. Sa vie et sa légende sont extrêmement riches l'une et l'autre. Cet homme charitable faisait l'aumône en toute discrétion, et pour cela, donnait volontiers aux enfants.

Bien avant le Père Noël, il aurait grimpé sur un toit pour lancer des piécettes par la cheminée, lesquelles seraient tombées dans une chaussure mise à sécher. Ayant, comme on sait, sauvé trois petits enfants destinés au saloir, ou les ayant ressuscités selon les récits, il devint le protecteur des enfants qui, dans certaines contrées, reçoivent des cadeaux au matin de sa fête, le 6 décembre. La Belgique et son chocolat comptant parmi les pays qui entretiennent cette tradition, je me suis dit que tout se tenait.

Sauf ...que les pièces apparaissent aussi dans la tradition juive, pour la fête de Hanukkah ! La tradition remonterait ici au judaïsme polonais du 17 ème siècle. On donnait en effet des petites pièces aux enfants, à charge pour eux d'en redonner (tout? partie?) à leurs professeurs. On a là une forme de charité discrète, de nouveau : les jeunes juifs pauvres demandaient ces piécettes à leurs bienfaiteurs, et les apportaient au maître qu'ils auraient difficilement pu payer sans cela.

monnaies de Hanoukkah

La monnaie (gelt en yiddish) de Hanukkah, comme celle de saint Nicolas, fut un jour transformée en chocolat. Mais les hommes pieux aiment à trouver des raisons sublimes à leur charité comme à leur gourmandise. On se souvint donc que les Maccabées ou leurs descendants avaient fêté leur victoire sur les Grecs par une émission monétaire. Cela attestait nettement du caractère juif de la pièce en chocolat...

loftsMais pourquoi en chocolat ? C'est en Amérique que les pièces d'Hanukkah se seraient, dans les années 1920 réinventées en gourmandise à l'initiative de la maison Loft's. Mais là... on retourne chez les chrétiens. Car Rabbi Debbie Prinz (qui semble avoir fait des recherches plus pointues que les miennes) pense que le chocolatier aurait puisé son inspiration chez... les chocolatiers belges. Nous y revoilà !

Quant à Loft's, la marque devait fusionner quelques années plus tard avec... Pepsi, le grand rival de Coca-Cola qui avait quant à lui, comme on sait, réinventé le Père Noël !

Il doit quand même y avoir un mystérieux rapport entre l'or et le chocolat : les pièces en chocolat pourraient être argentées, or elles sont presque toujours dorées. On pense tout de suite à la Suisse. A Neuchâtel, où Philippe Suchard, le premier chocolatier industriel, développa à partir de 1826 son impressionnante usine, se trouve aussi la principale fonderie d'or du pays, Metalor, implantée là une vingtaine d'année plus tard.

Qu'est-ce que ces histoires nous apprennent ?

L'expression de monnaie en chocolat désigne parfois, bien à tort, la monnaie de singe. Bref, quelque chose qui n'aurait pas de valeur et permettrait plus ou moins de contourner l'obligation de payer. En réalité cette douceur en forme de monnaie rappelle que la monnaie peut être donnée avec douceur. Avec tact, avec délicatesse.

Alors que nos gouvernants n'envisagent plus notre sécurité qu'à travers une surveillance pathétiquement inefficace de nos petites dépenses, que le marketing de la terre entière veut analyser notre panier à provisions, que les ONG elles-mêmes fichent leurs donateurs pour les importuner par téléphone ensuite... la période des fêtes nous invite à réfléchir sur une forme d'anonymat qui est celle non de la fraude ou du crime mais de la pudeur et de la délicatesse.

Dire à un petit enfant que c'est Saint Nicolas ou le Père Noël qui lui apporte ses cadeaux, c'est le dispenser d'avoir à en remercier quiconque. C'est donner sans se glorifier et c'est donner sans rien attendre en retour. A côté de l'échange marchand classique, et différent du cycle du don décrit par Marcel Mauss (donner, recevoir, rendre) il y a le don par la cheminée, le don en liquide dans la main d'un enfant.

bititMonnaie pseudonyme, le bitcoin est le moyen idéal de donner avec délicatesse. De donner à une ONG, à un ami proche ou lointain, à quelqu'un qui afficherait sa détresse, à un adolescent un peu rebelle. Je sais bien, tout cela est marginal. Mais cela permet d'ouvrir les yeux sur certains aspects de ce qu'est le secret, l'anonymat...

En ce sens le bitcoin mérite d'être célébré en période de Noël. Nombre d'entrepreneurs, comme ceux de Bitit, proposent d'ailleurs des solutions pour offrir des bitcoins à ses proches.

Le bitcoin, comme l'or, entretiendra-t-il un rapport mystérieux avec le chocolat ? Il est évidemment bien trop tôt pour le dire. Mais il y a un indice, pour ceux qui ne croient pas aux coïncidences fortuites. À Neuchâtel, la principale plateforme suisse de négoce de bitcoin s'est implantée, juste sur l'aqueduc de Serrières, dans une ancienne annexe de Suchard récemment réhabilitée... C'est troublant, non ?

du chocolat au bitcoin

Plusieurs chocolatiers ont déjà, en tout cas, flairé la nature profondément enfantine du bitcoin et sauté avec finesse sur cette nouvelle opportunité de contrefaçon monétaire !

un bitcoin en chocolat

JOYEUX NOÊL À TOUS !

Pour aller plus loin :

26 - Bitcoin : des espèces qui ne montent pas au nez

July 25th 2015 at 18:24

La piste des sardines

J'ai écrit dans un papier sur le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes qu' en dernier ressort bien des objets standards et fongibles peuvent servir d’étalon voire d’instrument de paiement . Je faisais profiter mon lecteur du conseil que m'avait jadis donné un vieil homme avisé :  en cas de guerre, mon petit, les boites de sardines se bonifient . Il ajoutait, superbe mais pratique:  et ça s’empile facilement . Il faut en parler aux Grecs.

sardines grecques

L'argot est comme une mémoire vivante de ces situations de précarité collective. Que l'on travaille pour des clous, pour des clopes, ou pour des peaux de lapins, c'est toujours pour des objets ayant une utilité intrinsèque, relativement standards et fongibles que l'on travaille. La langue anglaise a d'autres références dont to earn peanuts.

On peut certes payer avec des cacahuètes comme monnaie de singe. Reste un problème que la nature de l'objet ne résout jamais. C'est celui de la confiance non en la cacahuète échangée mais dans le singe partenaire de l'échange...

Les cacahuètes et autres produits d'épicerie

L'autre jour la présidente de l'association des banques grecques, par ailleurs ancienne professeur d'économie aux universités de Yale et de Londres, a lancé un appel aux clients pour qu'ils rapportent leur argent en banque - Banks are absolutely trustworthy - appel qui a fait rire tout le pays.

cacahuetes grecquesParmi les réactions rapportées par la presse, l'une évoque ainsi la chose : les banques ne reverront jamais mon argent, je préfère acheter des tonnes de cacahuètes avec ! La solution (illégale selon Monsieur Sapin) est un peu rudimentaire si on la prend au pied de la lettre. Car la cacahuète, si elle peut servir de moyen de "petit paiement" (bien que non divisible, elle est utile et fongible), ne se conserve pas forcément plus de quelques semaines. Il faudrait prévenir les Grecs.

L'étude de la "grande famine monétaire" qui régna au XVème siècle, et que j'ai déjà abordée ici, est une mine d'idées sur ce qui peut servir de monnaie quand on n'a plus de monnaie. Pratiquement aucune des idées exhumées pour la Grèce n'a pas déjà servi à cette époque. Les tax scrips existent déjà sous le nom de scuxe à Gênes ou de note debiti communis à Milan. La cacahuète n'est pas encore arrivée de son Amérique tropicale... mais le poivre sert couramment, et même dans les contrats qui précisent ou l'équivalent en poivre. Le poivre, lui, se conserve en grains plusieurs années. Il faut le suggérer aux Grecs.

le poivre

En gros sacs ou en sachets, les épices ont la fluidité (la liquidité pourrait-on dire) et l'anonymat des métaux précieux. Certaines, comme le safran, valent leur poids d'or.

Il reste quelque chose du paiement en poivre et en épices dans notre vocabulaire : payer en espèces, c'est en effet proprement payer en épices.

Est-ce à dire que l'on pourrait ainsi se passer de banque? J'échangeais récemment avec un de mes nouveaux lecteurs, qui m'écrivait : Que l'on ait accepté "durant quelques heures" de la pyrite comme moyen de paiement en lieu et place de l'or nous rappelle bien que, en des temps d'impecuniosité comme d'hyperinflation, la monnaie, au-delà de sa valeur intrinsèque, reste une convention. Et de ce fait, comme il me le signale, il y avait déjà eu, depuis des années, des citoyens grecs développant des monnaies "alternatives", souvent appuyés sur des SEL (Systèmes d'échanges locaux). Notamment une expérience à Volos. Mon lecteur ajoutait que ce système, plus proche il est vrai du troc que d'une monnaie, partage cependant avec le bitcoin la faculté de "désintermédier" les échanges économiques.

Le SEL (une pincée, pas davantage)

C'est là que le bât blesse. Un troc, un SEL, une monnaie locale, tout cela est difficilement scalable comme on dit de nos jours. De telles expériences de désintermédiation sont éphémères, car elles se heurtent à une dure réalité. Cette réalité, c'est la difficulté d'étendre la confiance au delà d'un cercle étroit et de faire respecter les obligations sans contrainte légale.

L'open source permet certes d'imaginer des solutions. Ainsi le système TEM créé en 2012 à Volos devait permettre aux utilisateurs de la monnaie locale d’accéder à la liste complète des acheteurs et des vendeurs ainsi que de noter les autres membres après chaque transaction. Les transactions avaient lieu sous forme de virements d’un compte utilisateur à un autre, comme par chèques, mais pour éviter la fraude et assurer la transparence, les soldes de chaque utilisateur étaient archivés dans une base de données accessible à tous.

TEM de Volos

La technique a encore progressé depuis 2012. Elle peut considérablement aider le commerce en monnaies locales : il suffit d'implémenter ces monnaies sur des plateformes de paiement avec des applications mobiles. La technique peut aider le commerce en poivre en définissant toute chose durable et fongible comme une quasi-monnaie. Elle peut même aider le troc du poivre contre les sardines par des mécanismes issus des sites de rencontres, couplés à des systèmes de virement et de compensation. Les participants peuvent acquérir une réputation et une crédibilité comme sur les sites de vente en ligne. Mais il faut se rappeler que même les plus puissants de ces sites ont du mal à gérer les conflits, dans lesquels la bonne foi n'est pas toujours évidente. Or ces sites gèrent des montants individuels limités, et ne font pas de crédit.

Aujourd'hui des Grecs rêvent de changer non de monnaie (s'ils le pouvaient ils conserveraient le plus d'euros possible !) mais de banque ou plutôt de système bancaire.

Payervices on Greek TV

Une plateforme comme Payservices fait parler d'elle sur la télévision grecque car elle prétend permettre non seulement de faire des échanges à la fois en devise officielle et complémentaire, mais de payer de mobile à mobile, ou avec une carte indépendante des réseaux Visa ou Mastercard, tout en permettant un système global et cohérent (et donc le paiement de la TVA). Au passage elle prétend se substituer avec ses tokens dénommés "eurodrachmes" à la BCE comme à la Banque Nationale. Pourquoi pas, dans une logique de collapsus total?

Les paramètres politiques restent cependant bien difficiles à définir : l'État grec aurait-il un rôle, voire un compte administrateur ? accepterait-il en paiement des impôts une monnaie complémentaire "nationale" dont la création lui échapperait ou dont les tokens seraient des tax anticipation scrips ? Cette monnaie serait-elle distribuée per capita ou bien à concurrence des soldes en euros dans les banques qui seraient défaillantes ?

Le chemin est semé d'embûches. L'expérience de Volos date de 2012, et le site internet du TEM paraît abandonné malgré les circonstances récentes. La coopération a été de courte durée. Les tensions internes, les conflits humains l'ont emporté. Les tentatives actuelles auront-elles plus de pérennité ? Il est assez intuitif de comprendre que la force coercitive d'un système doit croître en proportion du niveau des risques. Or il est également intuitif de saisir que la Grèce n'a pas atteint son niveau de déréliction sans une certaine impéritie des pouvoirs publics. Compter sur eux maintenant pour créer une forme d'ordre, c'est blesser les sentiments d'un peuple abandonné, mais aussi nier la simple réalité.

La discorde

En regard, le bitcoin n'a qu'un défaut, me semble-t-il. Il ne peut être donné, distribué comme des jetons en début de partie. Pour la plupart des utilisateurs, les bitcoins utilisés sont des bitcoins acquis. Pour une adoption plus large qu'aujourd'hui, les nouveaux venus devront l'acquérir, et sans doute pour plus cher qu'il ne vaut aujourd'hui. Ce n'est pas un token pour rire (ou pour pleurer).



Mais il a un avantage non négligeable: c'est un système qui fait régner un ordre intrinsèque indépendant de l'ordre politique. Il y a au Musée d'Anvers un magnifique Rubens, qui représente Minerve détruisant la discorde.

Rubens

Or Minerve (Athéna !) c'est cette forme grecque de Sagesse, ce miracle grec, qui fit dire à Pythagore que tout est nombre. Bitcoin, dont la devise latine est vires in numeris ne rend pas les hommes meilleurs ou plus zélés à tenir leurs engagements.

Bitcoin fait régner l'ordre sans police. Il établit une confiance en lui ( il est pérenne et utile comme le poivre) mais surtout en l'autre. La confiance qu'on lui fait ne vient pas à ce jour de sa valeur (comme pour l'or l'or) mais de la confiance qu'il inspire comme moyen de transaction. Point de discorde en bitcoinie...

Ce qui permet de se passer de César, de sa monnaie (et de ses impôts). Car ce que César pense de la population, tout le monde le sait. Elle est bien gentille la populace, mais les épices lui montent vite au nez. Qu'elle a moins joli que Cléopâtre, laquelle était une princesse grecque...

César

Pour aller plus loin :

  • Mon billet sur l'impossible adoption du bitcoin par l'Etat grec (Monnaie de siège) et ses liens en bas de page.
  • Mon billet sur le Cercle des Echos le Bitcoin, le Grexit et les faiseurs de systèmes n'a malheureusement pas été maintenu sur leur site. COnclusion: il ne faut pondre que dans son propre nid !

24 - Les Anges, de Byzance à Bitcoin

July 9th 2015 at 13:52

C'est Byzance !

pièce d'or de Jean II ComnèneJadis les voyageurs découvraient avec émerveillement Byzance, l'opulence de ses marchés, le luxe de ses églises où les saints règnaient sur l'or des mosaïques, et ses belles pièces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-même apportait sa caution à l'empereur.

Ils rapportèrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, où l'on trouve le vieux mot bezant, témoigne de cette antique fascination...

Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutôt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.

attaque byzantine en sicile, 1038

La solution du problème mathématique n'étant guère inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique à laquelle pour ma part je n'ai hélas pas trouvé la réponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur étude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait référence à un fait historique. Ce pourrait bien être le siège d'Alexandrie en 641, au cours duquel en réalité les généraux byzantins se montrèrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en épopée... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque réminiscence cinématographique, et qu'il a songé par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au péplum de Riccardo Freda (1954) Theodora impératrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!

Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.

Un ange de TiepoloElle prête aujourd'hui à rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posée (et en fait bien des siècles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporéité, de leur forme matérielle, de la nature de leur déplacement dans l'espace.

Ce n'est pas sans intérêt pour ceux qui réfléchissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.

Comme je l'ai expliqué sans trop de détail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensée des Anciens, des messagers de l'au-delà. Ils ont donc une nature non matérielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancêtres ont-ils surmonté les difficultés diverses que cette double altérité suscitait pour eux?

ange byzantinLes artistes les représentèrent comme de gracieux jeunes êtres, parfois un peu androgynes, souvent dotés d'ailes désignant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages à tir d'aile) et la différence avec les humains. Une auréole complètait la représentation en suggérant une nature meilleure que celle de notre chair.

Au total les artistes de jadis se donnèrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guère de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de pièce d'or sans ornement.

Signalons donc au passage que l'une des plus belles pièces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.

un ange d'or

Et ajoutons que la République française émit aussi une pièce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...

ange moderne

Venons-en à ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.

On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallèle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.

Entre Platon et Aristote, le triomphe de Thomas d'Aquin, détail du tableau par Gozzoli au Musée du LouvreMais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposé le plus complet, avec un incroyable souci du détail, sur toutes les questions que peut poser à l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composé de matière ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en même temps? à plusieurs dans le même lieu ? passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ?

Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux régulateurs et aux juristes, quand ils réfléchissent sur les monnaies décentralisées. Du fait de ces similarités, je pense que la méthode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-être quelque chose à nous apporter.

CrivelliIl y a autre chose, dans sa démarche qui me paraît devoir être suggéré à ceux qui réfléchissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de réconcilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui était tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'époque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).

Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.

Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naîtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.

Pour aller plus loin :

13 - Complètement timbré

February 15th 2015 at 07:55

La grande critique des milieux mal informés contre le bitcoin est qu'il viole un monopole régalien. Depuis le coup d'éclat de la BNS on hésite à vanter la régulation d'une banque centrale, comme depuis l'affaire de Chypre on hésite à louer la protection européenne.

Il est pourtant un autre monopole régalien que l'on a fait passer à la trappe sans larmes de crocodiles, c'est celui des Postes. Et il n'est pas inutile de réfléchir au sujet de la Poste. En fait, ce monopole n'avait évidemment rien d'immuable. Sous l'empereur Auguste, il y avait certes eu un cursus publicus. Parce que l'empire de Rome ce sont des routes bien droites, que l'on reconnaît encore dans le paysage, et protégées par des légions bien équipées. Qui tient le réseau (de routes) tient la poste et a priori la puissance politique est bien placée pour cela. Mais pas forcément.

1477Au Moyen âge, on voit ainsi l'Université de Paris créer sa propre poste (1150) et en France c'est seulement en 1477 qu'un monopole royal est affirmé. Mais ailleurs on trouve une puissante Poste qui doit tout à une famille dont elle va fonder la puissance : les Thurn und Taxis. Une histoire édifiante.

timbre de 1852 À partir du 13e siècle la famille lombarde des Tassi, développe une poste qui s'étend jusqu'à recouvrir au 15e siècle presque tous les territoires des Habsbourgs. Au 16e siècle, anoblis, ils germanisent leur nom en Von Taxis, au 17e ils revendiquent une filiation prestigieuse avec la famille della Torre, au 18e siècle le chef de famille est Prince Von Thurn und Taxis. Ils émettent des timbres jusqu'à la nationalisation des postes par la Prusse, en 1867. Le 12e prince, champion d'Allemagne automobile (2010) pèserait 1,5 milliard et serait le premier propriétaire immobilier du pays

Avec ou sans État, la Poste est toujours une puissance. Comme la Banque avec les Médicis, elle a conduit les descendants des lombards Tassi au premier rang de la noblesse européenne, à deux doigts de la souveraineté.

Dans nombre de pays existe une banque postale. La banque et la poste ont un rapport au transport d'une information et la lettre de change est un hybride. On reverra, avec le système de Samuel Morse (1832) l'apparition en quelques décennies seulement, d'une énorme puissance financière : la Western Union, celle qui a tout à perdre à l'essor du bitcoin... Il semble que chaque mutation dans le transfert d'information privée crée une puissance financière.

Au fond... Poste et Banque, n'est-ce pas un peu la même chose ? En cas de pénurie monétaire, on a vu servir des timbres comme monnaie d'appoint. Et sur les sites de vente en ligne entre particuliers ils ont beaucoup servi avant Paypal, pour les micro-transactions.

Est-ce que la Poste n'imprime pas tout simplement de l'argent? C'est ce que suggère l'amusant dialogue, tiré du roman Timbré dans les Annales du Disque Monde (déjà cité sur ce blog) entre Moite von Lipwig, escroc pendable chargé par le tyran de revitaliser le rudimentaire service de la poste et l'un de ses complices. Moite vient de découvrir que, plutôt que de faire payer la lettre à l'arrivée, on peut tamponner des timbres standards :

timbré -Ils sont drôlement jolis, monsieur Lipwig, dit Yves. Tous ces détails. Comme de petits tableaux. Comment on appelle ces petites lignes ?
-Des hachures croisées. Ça les rend difficile à contrefaire. Et quand la lettre portant le timbre arrive à la poste, tu vois, on prend un des vieux tampons en caoutchouc et on oblitère le timbre pour qu'on ne puisse pas le réutiliser, et le ...
-Oui, parce que c'est comme de l'argent, en fait, le coupa joyeusement Yves.
-Pardon? fit Moite, son thé à mi-chemin des lèvres.
-Comme de l'argent. Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit. Vous allez bien, monsieur Lipwig? C'est que vous avez l'air tout drôle, Monsieur Lipwig?
-Euh... quoi? fit Moite qui fixait le mur en souriant curieusement d'un air absent.

Petit billet de banque, mais billet quand même : exactement ce que pensait Carlo Ponzi quand il mit au point son premier petit traffic... avant de tenter sans grande sagesse de sortir de sa condition de gagne-petit.

les coupons de Ponzi

Mais celui qui aurait accumulé des timbres postes avant le 1er janvier (et l'incroyable hausse de 15% du tarif) et celui qui aurait acheté des billets de banque suisses avant le coup d'éclat de la BNS auraient-ils fait des plus values d'essences différentes ? Dans le second cas, l'euro s'est dévalorisé par rapport au franc (ironie!). Et dans le premier? C'est tout simple: l'euro s'est dévalorisé par rapport au gramme.



les timbres à 20 grammes

Sur la vignette ne figurent qu'un poids, et l'indication (non contractuelle, ô combien !) d'une vitesse. Le prix est fixé à ce jour par la Poste, demain par la concurrence, après-demain il le sera par des marchés en continu sur internet, bref il sera coté.

Depuis le temps que les meilleurs connaisseurs du bitcoin nous assurent que son usage monétaire, balbutiant et incertain, devrait moins occuper les pensées que les fantastiques promesses d'un protocole de transmission d'information sécurisé et authentifié (une lettre recommandée, si j'osais...) je m'étonne que si peu de réflexions aient été développées sur la comparaison avec le petit timbre poste. Je propose donc d'oublier un peu le billet de banque qui focalise l'attention sur la valeur du bitcoin et de songer un instant au timbre poste qui permet de réfléchir sur son utilité...

Il est évident que la capacité de transporter 20 grammes jusque dans un village de Haute Corse ou une banlieue de Seine-Saint-Denis, cela a une réelle valeur.

Surtout avec date certaine (le cachet de la poste faisant foi) et avec une sécurité qui nous valut jadis une tirade d'anthologie de Michel Audiard (dans un film traitant d'une sombre affaire d'atteinte au monopole régalien sur la monnaie...)


JEAN GABIN CONTRE LA PRIVATISATION DE LA POSTE par edouardo26

Soit direz-vous, on vous voit venir : le bitcoin ne vaudrait guère plus qu'un timbre poste? C'est cela. Sauf que... des timbres américains

Si j'ai bien compris les mirobolantes idées de colored coin, de side chains et d'internet des objets, notre monde va avoir grandement besoin de ce genre de timbre. Beaucoup plus que de timbres-poste, infiniment plus. Si nous les humains nous envoyons 200 milliards d'e-mails par jour (dont 90% de spams, ce qui ferait tout de même 20 milliards de messages réels), songez à ce que cela va être quand les réfrigérateurs, les essuie-glaces, les ascenseurs, les caméras de surveillance et les distributeurs de préservatifs vont se mettre à échanger des informations ! Il y a 10 milliards d'objets connectés à ce jour, il y en aura 100 en 2050.

Il y a tout de même un détail à prendre en compte : point n'est besoin d'user d'un bitcoin tout entier pour envoyer un titre, une garantie, un certificat d'authenticité, une hypothèque, un manuscrit ou la formule d'une molécule tout en disposant d'une date certaine, d'une confidentialité appréciable, d'un temps de transport de l'ordre de 10 secondes. Une nano-particule du "métal orange" suffit. Il est assez idiot de parler du prix du bitcoin, si un petit bout suffit.

C'est déjà la vérité du bitcoin: 96,6 % des adresses (au niveau du block 330.000) correspondaient à des sommes inférieures à 1 m฿. En regard, il n'y a guère plus de 220.000 adresses correspondant à un pied de compte en banque ( 1 à 10 ฿) et 120.000 adresses qui correspondent au niveau d'une petite épargne (10 à 100 ฿). Ceci confirme l'hypothèse selon laquelle le bitcoin sert plus à échanger (de l'information) qu'à conserver (de la valeur).

Le bitcoin est divisible en 100.000.000 petits bouts (des satoshis). Comme il faut tout de même ajouter un TIP à chaque transaction, je pose l'hypothèse que du moins en l'état prévisible du protocole on ne se servira jamais de moins que d'un millionième de bitcoin, soit 21x10 puissance 12 d'unités en question.Si je divise par les 100 milliards d'utilisateurs (humains, transhumains et mécaniques) de 2050, cela fait l'usage de 210 transactions quotidiennes par utilisateurs, pas plus de huit ou neuf par heure, sachant qu'une transaction immobilise la particule de bitcoin durant dix minutes. En bref... rien de trop!

un timbre polonaisChacun de ces millionièmes de ฿ aura-t-il la valeur d'un timbre poste ? et quel timbre-poste devrait servir de référence? Le prix du timbre international (impliquant un service dans au moins deux pays, parfois fort éloignés économiquement) devrait être assez unifié : il n'en est curieusement rien comme le révèlent certaines statistiques. Comme toujours le prix américain devrait servir de référence : 1,10$ pour une once (28 grammes) vers le monde entier. Cela paraît cher ? Pourtant il faudrait plutôt prendre en compte le prix d'un courrier recommandé, soit environ 4 fois plus... sans compter que la particule peut resservir (on peut toujours faire diverger un colored coin de sa chaîne) ce qui n'est pas le cas des affranchissements.

Même à un centime le millionième, le bitcoin vaudrait 10.000 euros, Techniquement le centime d'euro ou de dollar n'est certes pas un prix plancher. Mais à ce prix, la capitalisation totale du bitcoin serait de 210 milliards. Soit environ 2 fois celle d'UPS, 4 fois celle de concurrents comme Fedex ou DHL ( donc 1 fois la capitalisation de ces 3 seules entreprises) ou en terme de chiffre d'affaires 5 fois celui d'UPS ou 10 fois celui de Fedex. Bref un prix de 10.000 euros pour ce carnet de timbres qu'est un bitcoin apparaît soudain extrêmement plausible à terme sinon immédiatement raisonnable...

A 4 euros du millionième (soit le prix moyen d'un recommandé) le bitcoin vaudrait 4 millions. Les entreprises payent cependant bien plus cher encore la sécurité de leurs colis: environ 10 dollars en moyenne si on divise le chiffre d'affaires d'UPS par le nombre de simples plis (25% en nombre) et de colis transportés.

Le jeune bitcoin s'attaque, on le voit, à de vieilles puissances. Bien plus que d'anarchie, il est coupable de lèse-majesté ! La Poste (publique et privée) reste une puissance quasi-souveraine. Jadis la voiture jaune et bleue des Thurns et Taxis (notez les couleurs...) sillonnaient l'Europe, aujourd'hui les flottes aériennes des postes privées sillonnent les cieux.

des flottes privées

Au total le prix du bitcoin dépendra du nombre de messages (valeurs, smart contracts etc) échangés en 2050 par les humains et les objets et du prix que chaque nouvel entrant acceptera de payer son stock de timbre. J'attends avec impatience les avis d'experts en la matière !

Mais sur le fond, la réflexion s'appuyant sur le timbre poste conduit bel et bien à envisager une valeur (élevée) et surtout à revisiter la distinction déjà éculée entre le bitcoin devise et le bitcoin technologie. Distinction qui suscite (voir lien ci dessous) l'ironie d'Andreas Antonopoulos parce qu'elle relève d'une bien courte vue des choses.

Il a raison, le personnage de Terry Pratchett : Ces timbres, ce sera comme de l'argent. Pasqu'un timbre d'un sou, c'est un sou, quand on y réfléchit.

bitcoin jaune et bleu

Pour aller plus loin :

et

12 - Le diamant, l'art des choses idéales

January 2nd 2015 at 09:57

Le premier trésor que j’ai vu miner n'était ni d’or ni de monnaies crypto : c’était celui des sept nains, qui trouvaient miraculeusement des gemmes déjà taillées.

Trouvaille géniale de Walt Disney ! Car les nains des Grimm ne minaient que fer et or, et il est bien possible que les « « vrais nains », qu’ils aient vécu à Osterwald dans le massif des sept-monts (Basse Saxe) ou dans le petit village de Langenbach im Taunus, dans le centre de la Hesse, n’aient jamais miné que du charbon pour le porter à des vitreries.

Mais les nains de Disney sont tous simplets. Ils ne savent même pas la valeur de la chose : We dig up diamonds by the score / A thousand rubies, sometimes more / But we don't know what we dig 'em for.

S’ils sont dans l’ignorance, c'est selon Bruno Bettelheim parce qu'ils sont incapables d'atteindre une virilité adulte, (ils) sont définitivement fixés à un niveau pré-œdipien. J'y reviendrai... Mais pour moi, c’est de la faute de Prof. Car celui-ci ne leur a pas enseigné la vérité : le diamant brut c’est du charbon dans un miracle géologique. Mais l'étincelant diamant taillé c'est le miraculeux résultat d'un travail mathématique !

profsimplet

Je voudrais explorer ici ce que cette gemme mathématique peut nous apprendre aujourd’hui.

Dans l'antiquité, ce qui lui donnait l’essentiel de son prix et la première vertu du diamant venait de son indestructibilité.

Boyle Or on se trompait. On a même compris sa vraie nature justement en faisant des expériences sur sa destruction. C’est un chimiste anglais, Robert Boyle (1627-1691) qui découvrit ce scandale : le précieux caillou, à très haute température disparaissait sans laisser de trace. Vers 1760, l’empereur François de Lorraine donna une fortune en diamants et rubis pour mener à bien des expériences. Le rubis résistait, la diamant point. Ce n’est en 1797 qu’un autre chimiste anglais, Smithson Tennant, trouva le fin mot de l’affaire. A vrai dire, le grand Newton s'en était douté, comme le rappelaient Mentelle et Malte-Brun dans les §231 et 232 de leur Géographie Mathématique publiée au début du 19 ème siècle. Le diamant n’est pas (tout à fait) éternel, et sa nature est vile !

Du moins le croyait-on encore rare Et il l'était, et les gros plus encore que les petits. Les souverains de jadis, notamment en Inde, ne les taillaient donc guère, se contentant de les polir. Or la vraie nature du diamant ne se révèle, dans tous son éclat, que par la taille.

De quand date la taille ? Du tournant du 15ème siècle seulement. Il n’y a pas de diamants taillés dans l’inventaire des bijoux du roi Charles V, en 1380, mais en 1413, dans celui de son frère, le fastueux duc de Berry s'il y a encore de nombreux diamants pointus non faits (ligne 1, en français) on trouve aussi des diamants réputés faits c'est à dire taillés…

le manuscrit de 1413 à la Bibliothèque Sainte Geneviève

C’est sans doute en Italie que la taille s'est développée. Pourquoi ? Parce que c’est dans ce pays que les tailleurs sont allés chercher des idées de formes optimales chez Pythagore ou chez Euclide, qui fournit la solution de problèmes mathématiquement complexes comme certaines déterminations d’angles.

Luca Pacioli A la fin du même 15 ème siècle, c’est aussi en Italie que le franciscain Luca Pacioli (1445-1517) le "moine ivre de beauté" s’illustre en rédigeant à la fois les principes de la comptabilité en partie double et... des ouvrages remarquables de géométrie comme l'édition des principes d'Euclide, la Summa de Arithmetica ou le De divina proportione (qu’illustre son ami Léonard de Vinci). Luca Pacioli détaille des dizaines de type de polyèdres qui sont à la base du travail de la joaillerie moderne.

  Les Éléments d'Euclide édités par Parioli Summa (détails)) Summa de Pacioli

On retrouve une fois encore l'idéalisme pythagoricien et platonisant, via l'Italie de Léonard, dans nos investigations...

Leonardo da Vinci

Ainsi, 500 ans avant le bitcoin, le diamant tirait-t-il déjà le fondement principal de sa valeur d’un travail mathématique et non seulement de ses caractères rare, indestructible ou infalsifiable qui répondent si bien en apparence (comme dans le cas de l’or) aux vertus nécessaires pour conserver la valeur dans le temps.

Il est un peu dommage que les premiers bitcoiners, tels des petits nains, n'aient perçu leur travail que comme minage et non comme taille, polissage. Sans doute la métaphore triviale de l'or (omniprésente dans l'univers Bitcoin, mais aussi plus généralement dans l'inconscient californien de la Silicon Valley) a-t-elle conduit à cette simplification. Ou bien alors, il faut en revenir à Bettelheim : un petit blocage pré-œdipien quelque part ? Avec ce satané Satoshi, un père absent, comment s'en étonner?

Revenons au diamant : est-il si rare ?

EurekaCertes, il faut concasser plus de 100 tonnes de kimberlite pour en tirer quelques carats et depuis la plus haute antiquité on a produit quelques 500 tonnes de diamants… Mais un millénaire de l’antique production indienne évoquée dans son Livre des Merveilles par Marco Polo représente une année de production actuelle, grâce aux mines de l’Afrique, dont – faut-il le rappeler ? – la première découverte se fit un bel après-midi d’été par les enfants d’un fermier Boer trop pauvre pour leur acheter des billes : ils avaient joué avec le premier diamant africain, qui pesait plus de 20 carats : taillé il n’en pèsera plus que 10 et sera baptisé Eurêka. Ce n'était ni la première ni la dernière fois qu'un jeu se trouvait à l'origine d'un business ! Du fait de l’abondance, les prix s’effondrèrent. Pas pour toujours...

Le diamant est-il infalsifiable ? inimitable ?

Evidemment le diamant eut ses faussaires : que tant de valeur ne soit en fait que du carbone mit le feu aux cervelles de quelques savants fous, non sans risque car l’expérience implique très hautes températures et très hautes pressions. Il y eut aussi des escrocs... et des prestidigitateurs : un ingénieur électricien, Lemoine, voulait faire effondrer les cours de la De Beers pour racheter ses titres à vil prix. Il fit donc apparaître des diamants comme jadis Cagliostro faisait de l'or, avec du vrai. Et ceci dans une "usine" plus proche de la chaumière des nains que de l'univers de Jules Verne.

une usine à diamants?

L'opinion trouva l'affaire amusante ; Marcel Proust, qui avait eu peur pour ses actions De Beers, fut finalement séduit par le côté balzacien de la chose et y consacra quelques amusants pastiches. On ne jurerait pas que semblable mystification ne puisse pas arriver un jour autour du bitcoin : combien de fois a-t-on déjà annoncé telle ou telle faille? tel ou tel "coup"? Lemoine, lui, ne fut condamné à six ans de prison que pour extorsion de fonds, et non pour escroquerie, car il avait simplement affirmé qu'il était théoriquement possible de fabriquer du diamant.

la machine GED'ailleurs, plus tard, avec des moyens industriels colossaux la General Electric y parviendra. Mais, comme le rubis industriel, comme aussi les isotopes artificiels de l’or, ces ersatz trop onéreux et jamais parfaits ne sont guère vendables ou économiquement viables.

La bijouterie supporte mieux la fantaisie que la tromperie : topazes, zircons, même le quartz et le cristal de roche furent longtemps en grande faveur. Puis l’industrie, après le strass, développa aussi son lot de solutions de remplacement, corindon, spinelle, puis le rutile synthétique après la dernière guerre et enfin la moissanite.

moissanite

On retrouvera sans doute ce genre de relation entre le bitcoin et les innombrables fantaisies mises chaque jour sur le marché. Seul le diamant est une valeur. Sans être doté d'un statut quasi-monétaire (il est astreint partout à la TVA), sans avoir toutes les qualités de la monnaie (sa division lui fait perdre sa valeur de façon exponentielle) il a tout de même une courbe de valeur dans le temps (on retrouvera cela dans l'utile Global Diamond Report établi par Bain & Company) très appréciable et solide.

Il reste aussi que le marché, et le prix du diamant, tiennent largement par l’explosion de la demande mondiale et … l’universalisation du rite de la bague de fiançailles dans les classes moyennes. Voici un enseignement que je ne me lasse pas de répéter : le bitcoin doit sortir de chez les geeks, et – d’une façon ou d’une autre – devenir glamour !

La métaphore du laborieux minage est à cet égard peut-être moins suggestive que celle du travail mathématique qui révèle la pureté et l'éclat du diamant... Bitcoin are for ever Du bitcoin, dont Grincheux rappelle toujours d'un air mauvais le "poids carbone", je dirais volontiers que c'est un diamant puisque, comme le chantait Vigny "le diamant, c'est l'art des choses idéales".

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