Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or
 C'Ă©tait une de ces pĂ©riodes oĂč les esprits, amenĂ©s par les philosophes vers le vrai, c'est Ă dire vers le dĂ©senchantement, se lassent de cette limpiditĂ© du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde rĂ©el pour entrer dans le monde des rĂȘves et des fictions.Â
S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?
Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.
AprĂšs une sĂ©ance consacrĂ©e Ă l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France StratĂ©gies, organisme dĂ©pendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique Ă imaginer ou rĂȘver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon cĂŽtĂ© j'y avais surtout entendu les Ă©ternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.
Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposé de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face
. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui Ćuvrons Ă concevoir des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s sommes des idĂ©ologues poursuivant rĂȘves ou chimĂšres, tandis que ceux qui gĂšrent les Ă©changes centralisĂ©s et les contrĂŽles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des confĂ©rences, Ă©tudes ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscĂ©rale d'une dĂ©marche hors institution, immĂ©diatement cataloguĂ©e comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux rĂ©voltes. La figure inavouĂ©e de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos Ă©changes, fondĂ©s sur rien et ne bĂ©nĂ©ficiant d'aucune garantie, ils seraient Ă classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.
Je me surprends parfois à reconnaßtre, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrÚtes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.
Bien sĂ»r Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoquĂ© la rĂ©volution. Mais le personnage, ses rĂȘves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prĂ©voir l'avenir, se rendre immortel - tĂ©moignent d'une fermentation des esprits.
Nous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans aprĂšs les aventures de son hĂ©ros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient Ă©tĂ© Ă©branlĂ©s, mĂȘme si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la piĂšce que Cagliostro y avait d'abord cachĂ©e. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rĂȘver ?
Chacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.
Davantage que dans la bimbloterie des use cases "trÚs au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.
Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A cÎté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.
Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symĂ©trique Ă la dĂ©sinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand Ćuvre" qui historiquement cĂŽtoie fort souvent la recherche d'immortalitĂ©. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'Ă©lixir de longue vie participent d'une mĂȘme recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rĂȘve sĂ©culaire.
En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappĂ© par la rĂ©currence de thĂšmes liĂ©s Ă la jeunesse (voire Ă la vie) Ă©ternelle. C'est souvent savant (la tĂ©lomĂ©rase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntĂ©thisera la tĂ©lomĂ©rase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet Ă l'inflation monĂ©taire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalitĂ©. L'irrĂ©versibilitĂ© des Ă©critures dans la blockchain est bien plus chevillĂ©e Ă ce rĂȘve qu'Ă la rĂ©alitĂ©.
Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tÎt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princiÚre), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".
L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admirĂ© par Rameau) et peintre (louĂ© par Latour). Il prĂ©dit l'avenir Ă plusieurs occasions, et peut-ĂȘtre Ă Marie-Antoinette.
Mais annoncer que la monarchie allait Ă sa perte n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la rĂ©volution, refit les mĂȘmes prophĂ©ties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. PrĂ©voir l'avenir peut tenir de la divination ou de la luciditĂ©, de l'escroquerie ou de la spĂ©culation, c'est selon...
On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais Ă la diffĂ©rence de Cagliostro qui fut ou se prĂ©senta comme son Ă©lĂšve, il ne semble pas avoir usĂ© de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancĂ©es. La rencontre en 1763 Ă Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changĂ© une piĂšce de cuivre en or, est elle-mĂȘme trĂšs douteuse.
On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
Il est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.
De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !
Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...
Pour ailler plus loin :
- Un article un peu "premier degré", mais avec d'intéressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le témoignage de Casanova est sans doute apocryphe.
- Un autre article recensant de nombreux tĂ©moignages postĂ©rieurs Ă 1784, sans vraiment trier les ragots des faits avĂ©rĂ©s, ni les faux tĂ©moignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mĂ©moires" du 19Ăšme siĂšcle, comme le cĂ©lĂšbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut ĂȘtre rĂ©putĂ© sinon vrai du moins de bonne foi.
- Pour les musiciens, la sonate en do mineur pour violon et basse continue composée par l'Immortel Saint-Germain
Quelques jugements amusants sur les personnages cités :
- NapolĂ©on (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystĂšre de lâincarnation, mais le mystĂšre de lâordre social (...) La religion est encore une sorte dâinoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prĂȘtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rĂȘveurs de lâAllemagne". DĂ©tail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu aprĂšs le Concordat, tout en renvoyant aux mĂ©moires de Pelet de la LozĂšre, qui lui place ces mots Ă la sĂ©ance du Conseil d'Ătat du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sĂ©pultures... NapolĂ©on est rĂ©guliĂšrement invoquĂ© quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
- MĂ©rimĂ©e, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siĂšcle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la mĂȘme diffĂ©rence qu'entre le XVIIIe siĂšcle et le nĂŽtre. Cagliostro faisait de l'or, Ă ce qu'il disait, prĂȘchait la philosophie et la rĂ©volution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. HĂ©las ! Les esprits de notre temps sont bien mĂ©diocres."