Tout l'avenir est dans Tintin. C'est affaire de temps, comme chez Nostradamus, mais tout finit par se révéler.
J'ai relu Le secret de la Licorne et Le trésor de Rackham le Rouge. Et puisqu'il s'agissait de parchemins et de manuscrits anciens, je les ai relus dans l'édition originale de 1942 et 1943, avant de vérifier certains points et de mesurer quelques écarts dans l'édition en couleur.
Il ne m'a pas paru anecdotique que l'aventure dans laquelle je retrouvais tant d'évocation du bitcoin fût justement celle que deux psychanalystes considÚrent comme centrale dans l'exploration du drame secret de leur auteur. J'ai donc aussi relu ce qu'en disaient d'un part Serge Tisseron, dans son Tintin chez le psychanalyste paru en 1985 et Michel David, dans son livre ultérieur, Une psychanalyse amusante, Tintin à la lumiÚre de Lacan, paru en 1994. J'y reviendrai à la fin de ce billet.
S'il m'a quand mĂȘme fallu quelques minutes pour songer au jeu de mot qui forme le titre de ce billet, je dois dire que le cĂŽtĂ© Tintin et le bitcoin m'a vĂ©ritablement sautĂ© aux yeux dĂšs la premiĂšre page, qui commence par une tragique disparition de wallet. Tisseron (dont le livre vise Ă reconstituer le drame gĂ©nĂ©alogique d'HergĂ©) note avec une grande pertinence que ce vol se situe au marchĂ© aux Puces, cimetiĂšre des souvenirs oubliĂ©s. Dans ma propre optique, le mĂȘme lieu me paraĂźt une mĂ©taphore transparente de la plus ancienne Ă©conomie : produire des objets et les Ă©changer en cash.
Ce petit incident servira plus tard à l'intrigue qui se noue lorsque Tintin fait l'acquisition aux Puces d'une maquette de bateau qui déclenche immediatement une forme de spéculation inexplicable.
Pourtant l'objet prend trĂšs vite de la consistance romanesque : le vaisseau en question se trouve ĂȘtre exactement celui qui sert de toile de fond au portrait d'un ancĂȘtre du capitaine Haddock. Tandis que Tintin regarde le tableau, on cambriole son appartement pour dĂ©rober la maquette. Ce second vol, qui va s'avĂ©rer symĂ©trique d'un vol de portefeuille , est une seconde preuve de sa valeur.
à moins qu'il ne faille voir ici le caractÚre trÚs accessoire de la matérialité du support par rapport à l'information codée contenue. Car en vérité ce n'est pas le bateau qui est intéressant mais ce que sa maquette contenait : un petit message !
Or le mĂȘme jour, le Capitaine tout aussi embarquĂ© dans cette nouvelle aventure, a lui aussi fouillĂ© dans son grenier (dans sa mĂ©moire remarque Tisseron) et retrouvĂ© les souvenirs de son illustre aĂŻeul. Et qu'a-t-il trouvĂ© en vĂ©ritĂ© ?
En rĂ©alitĂ©, comme le secret n'est pas celui du bateau mais de son capitaine, le fabuleux trĂ©sor qui constitue le secret de l'affaire n'est pas non plus celui de Rackham le Rouge. Certes le pirate a transportĂ© sur le vaisseau royal son trĂ©sor, mais il l'avait volĂ© trois jours plus tĂŽt Ă un vaisseau du roi d'Espagne. Comme quoi le problĂšme de traçabilitĂ© ne date pas d'hier. S'ensuit le rĂ©cit des tribulations de l'ancĂȘtre : il rĂ©ussit Ă se dĂ©barrasser des pirates en faisant sauter le vaisseau, il saute Ă la mer, survit comme un Robinson sur une Ăźle puis revient plus tard en France, oĂč avant de mourir il a le temps de confectionner trois petites maquettes de la Licorne, qu'il lĂšgue Ă ses trois fils.
MĂȘme un autre que Tintin aurait compris que les deux autres maquettes doivent contenir des messages similaires, et que l'on est sur la piste du trĂ©sor que le pirate a volĂ© au roi d'Espagne, et que le marin de Louis XIV ne semble n'avoir songĂ© Ă rendre ni Ă celui-ci ni Ă celui-lĂ . D'ailleurs mĂȘme l'honnĂȘte Tintin n'envisage pas que le trĂ©sor puisse avoir de lĂ©gitime propriĂ©taire. Que peut-on en dĂ©duire?
On comprend ici qu'il existe une valeur, voire une monnaie (Racakham dit bien payer) qui n'est pas au roi qui n'est ni frappĂ©e de son effigie ni destinĂ©e Ă financer (et moins encore Ă rembourser) ses dettes. Au 1er avril dernier le site Bitcoin.fr avait imaginĂ© que la Commission EuropĂ©enne lançait un eurocoin dont la quantitĂ© totale Ă©tait fixĂ©e Ă 21 milliards et dont la moitiĂ© devait ĂȘtre prĂ©-minĂ©e pour effacer progressivement les dettes souveraines des Ătats membres... Personne, curieusement, n'a souhaitĂ© explorer l'idĂ©e au delĂ de la blague.
Le trésor du pirate est à qui en possÚde l'adresse. Reste donc à trouver les autres petits messages, ce qui occupe quelques pages, curieusement scandées par des vols à répétition de portefeuilles contenant les précieuses adresses.
Enfin les trois messages Ă clĂ© sont rĂ©unis, et, superposĂ©s, livrent la clĂ© du mystĂšre : et cette clĂ© semble ĂȘtre l'emplacement (l'adresse?) physique du trĂ©sor Ă©pave ou Ăźle dĂ©serte.
Reste donc Ă trouver l'Ă©pave au bout du monde, ce qui fait l'objet du second album oĂč apparaĂźt pour la premiĂšre fois Tournesol, venu proposer un petit sous-marin en forme de requin pour Ă©voluer parmi les requins. Je laisse chacun filer cette mĂ©taphore-lĂ .
L'épave finalement découverte, on finit par repecher un coffre, mais il ne contient que des documents :
Quant Ă l'Ăźle dĂ©serte au large du lieu du drame, si on y trouve bien une croix de bois et divers messages codĂ©s (les insultes du capitaine se rĂ©vĂšlent ĂȘtre hĂ©ritĂ©es de son lointain ancĂȘtre, et la communautĂ© des perroquets locaux fournit Ă cet Ă©gard la validation de cette transmission), de trĂ©sor, point.
L'amertume est grande, le découragement gagne les chasseurs de trésor, qui doivent se résigner à rentrer en Europe. L'intrigue rebondit cependant, car on découvre tout à la fois que le chùteau des antiquaires véreux qui avaient tout fait, dans l'épisode précédent, pour s'emparer des trois maquettes de la Licorne est désormais en vente et ... que ledit chùteau, Moulinsart, avait été donné jadis par Louis XIV à l'illustre aïeul de Haddock.
Pour cela, les fonds sont tout trouvés : Tournesol vient de vendre le brevet de son sous-marin anti requins. Moulinsart sera donc acheté avec de l'IP.
Et c'est à Moulinsart que se dénoue l'énigme. Dans la ... crypte au pied d'une statue, se trouve une représentation du globe globe terrestre qui va fonctionner comme une adresse comprimée en quelque sorte.
Le gĂ©nie d'HergĂ© s'exprime tout entier dans ce fait : le trĂ©sor, qui s'est dĂ©robĂ© d'adresse en code et de manuscrit en reprĂ©sentation, n'est pas mĂȘme nommable quand il est vu en lui-mĂȘme. RĂ©pondant Ă la rĂ©plique de Tournsesol qui disait de l'argent? aucune importance, Haddock s'extasie ici: des machins, quelles merveilles...
Au fond, voici ce qu'il conviendrait, au stade oĂč en est le bitcoin, de rĂ©pondre aux questions sur sa vraie nature (monnaie, actif, instrument de ceci ou de cela). Le bitcoin est-il une monnaie dans la pleine acception du terme? de l'argent? aucune importance !
Si certains investisseurs le dĂ©sirent, comme les trĂ©sors qui ornent le rĂȘve du chevalier, c'est qu'ils y voient, parĂ©s de prestiges et de ruses, un machin qui est une merveille.
* * *
C'est tout ? Peut-ĂȘtre pas, mĂȘme s'il faut aller plus profond dans l'analyse de l'oeuvre d'HergĂ©.
L'Ăźle du trĂ©sor n'existe sur aucune carte. Elle a peut-ĂȘtre cela de commun avec le pays dont le bitcoin serait la devise. Pourtant, songeons-y, si le trĂ©sor que l'on y croit enfoui a Ă©tĂ© volĂ©, l'Ăźle a Ă©tĂ© dĂ©couverte par le Chevalier. En droit - c'est une remarque personnelle - le Chevalier aurait pu en revendiquer la souverainetĂ©, pour son roi ou pour lui-mĂȘme. Quelle faille l'amĂšne Ă prĂ©fĂ©rer une secrĂšte appropriation Ă une glorieuse revendication ?
Il n'est pas question ici de reprendre tous les travaux initiĂ©s par Serge Tisseorn et repris par d'autres : la naissance de pĂšre inconnu (mais vraisemblablement noble, voire de sang royal) du pĂšre du dessinateur est un lourd fardeau psychique, partiellement encryptĂ© dans le rĂ©cit familial, et dont le personnage de Haddock, mal reliĂ© au Chevalier de Hadoque, lui-mĂȘme probable bĂątard du Roi-Soleil, est un clair produit.
Je cite ici Michel David (page 162) : le Chevalier fait croire que le trésor est enterré dans "l'ßle" et confie le fait à ses fils de maniÚre si indirecte qu'ils ne seront pas en état de l'entendre ou de le comprendre, tout comme ils ignoreront sans doute tout de leur hypothétique et royale ascendance
et plus loin : l'inconsistance de la figure paternelle qu'il représente laissera des traces jusqu'à Haddok.
La psychanalyse, ajoute l'auteur lacanien (page 166) témoigne que l'origine conserve toujours quelque chose de mythique, de fictif.
Il n'est donc pas anecdotique de souligner, maintenant, que la figure de Satoshi Nakamoto, objet de tant de supputations, pĂšse lourdement sur l'inconscient collectif du bitcoin. Qu'il s'agisse, ou non, du retraitĂ© de Temple City ( un personnage au passĂ© semĂ© dâembĂ»ches et dont la grande passion serait la collection de modĂšles rĂ©duits ) reste accessoire par rapport Ă sa volontĂ© initiale de rester un pĂšre anonyme de la communautĂ©.
Un jour sans doute, quelqu'un pourra disserter sur les failles, les doutes, le roman personnel de Satoshi Nakamoto. Ses drames seront-ils les ressorts de l'aventure du bitcoin? Ou bien sa volonté d'anonymat sera-t-elle perçue comme destinée à s'effacer (avec une belle part du trésor...) pour que les utilisateurs se comportent vraiment en hommes libres? Il y a une vignette, ajoutée par Hergé dans l'édition en couleur, comme si il avait cru utile de souligner à la relecture ce point essentiel :