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55 - Enjeux

January 15th 2017 at 09:59

Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !

finance casino

Inversement, en suggérant, dans un récent billet, que certaines expériences de bases de données distribuées, présentées comme des blockchains-maison, consistaient sans doute à faire joujou avec l’argent, j’ai pu me montrer un peu dur tant vis à vis des banquiers, qui ne peuvent évidemment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (même quand à titre individuel ils partagent la conviction que c’est ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis à vis des consultants qui sont bien obligés de passer par le pédiluve pour entrer dans la piscine.

le grand bain

Qu’y a-t-il de mal à faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.

En fait cela dépend du jeu. Le train électrique jamais ne remplacera le TGV, ni n’apprendra à le conduire ou à le vendre : il n’en est qu’un modèle réduit, comme on dit, une figurine.

Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer à la guerre, cela peut être la guerre, déjà. Et, comme je le suggérais, il n’ y a guère de différence entre une roulette vendue comme jouet et celle d’un casino (en cas de besoin, la première peut remplacer la seconde, surtout dans un clandé) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.

Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient énormément, à sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-même pour jouer, de celle qui ne sert qu'à un cercle de complices ou d'initiés, puis de celle qui sert à jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a à voir avec la fin de l'enfance.

premiers billets

Durant des mois le bitcoin n’a guère eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis à l'encre et à l'alcool pour jouer à la marchande.

Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours très étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.

MehlJe songeais à cela quand je me suis plongé vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien déjà : Les jeux au royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle de Jean–Michel Mehl.

Son 13ème chapitre, consacré aux « Enjeux » est tout à fait éclairant : il est exceptionnel, écrit-il d’emblée, que le jeu soit gratuit. Et pour évacuer l’hypothèse niaise de l’innocence enfantine : même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante.

Ce qui ne contredit point mon hypothèse d’une période infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin était déjà une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.

Le jeu révèle l'existence de frontière de part et d’autre desquelles on se comprend mal : Si l’adulte ne comprend pas le jeu de l’enfant, c’est parce que ce dernier n’est pas à même d’expliquer quel est l’enjeu , ou alors que cet enjeu n’exerce pas la même séduction pour l’un et pour l’autre. Cela me fait songer à quelques face-à-face presqu’impossibles, comme celui dont j'avais été témoin le 16 novembre dernier à l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.

Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsédés par la drogue ou le terrorisme, conscients même de ce que ceux-ci sont très à l’aise avec le système officiel) ne voient réellement pas ce que l’anonymat, la décentralisation, l’absence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu compréhensibles jeunes gens …

L'enjeu pour l'écosystème Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les développeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un système qui apparait purement spéculatif à des économistes (certainement désintéressés, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallèle avec l'or mais en ajoutant immédiatement que l'or peut servir à la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait à rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls à faire vœu de pauvreté, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques même du bitcoin récusent évidemment l'idée qu'il soit une monnaie qui inévitablement va devenir une monnaie de pure spéculation comme me l'a asséné Madame Benssy-Quéré sur France Culture le 7 janvier.

Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.

Autant dire que l’enjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pénétrer au cœur du jeu. La question n’est pas de savoir s’il en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.

Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la précédente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu n’est pas totalment réductible à l’enjeu, l’enjeu est tout le jeu en même temps qu’il le dépasse. Tout enjeu étant valeur, il faut que, misé, cette valeur demeure telle, le jeu terminé.

La notion d’enjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontières de l’univers ludique sont mal tracées. Avec elle, « l’univers du jeu acquiert même objectif et même moyen que celui du sérieux ». Plus l’enjeu est important, plus l’univers du jeu se confond ave celui du sérieux. L'historien a même ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient joué des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.

haricot

Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. C’est l’enjeu qui justifie la trace écrite et par là permet l’histoire.

monnaie d'argent du duc de Bourgogne  Philipe le HardiSi c’est pour jouer, faut-il jouer gros ? L’examen de la comptabilité domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de générosité, de noblesse.

Comme le note l'auteur, le véritable joueur n’est pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui n’hésite pas à en engager quelquefois de très grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...

En dépit du rituel « Bitcoin est une expérience, n’y investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que l’on retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevises…

Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.

Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.

Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.

A bon entendeur...

d'après Youl (et pardon à Youl pour la petite retouche)

53- Joujou ?

December 24th 2016 at 08:02

Il est assez amusant que ce soit pratiquement à la veille de Noël que l'une des plus grandes banques françaises annonce avoir réalisé une paiement grâce à une blockchain pour le compte de... Panini !

panini notes

Au delà d'une association d'idées assez triviale entre le monde du foot (auquel l'éditeur a largement lié son destin) et celui du fric sous sa forme elle-même la plus triviale, ce petit exploit m'inspire plusieurs remarques.

BNPParibas se montre lucidement prudente sur les limites de cette expérience que les médias ont transformé en un "paiement international quasi instantané". Il apparait que l'on est beaucoup plus proche d'une opération de compensation, qui plus est entre deux filiales de la même banque, et pour le compte d'un seul et même client.

A ce titre, il n'y a pas beaucoup de sens à comparer la performance de cette opération en "pair à pair" (les pairs n'étant ici que des filiales de la banque) avec la lourdeur du processus suivi pour les virements internationaux, où les banques communiquent via des messages Swift et où, en fonction de la complexité de l'opération et du nombre des devises concernées, une même transaction internationale peut nécessiter l'intervention d'une chambre de compensation et de plusieurs banques correspondantes quand bien même la banque de départ et celle d'arrivée appartiennent au même groupe, puisque ce sont deux établissements étrangers l'un à l'autre du point de vue des transactions monétaires.

Le communiqué de la banque évite aussi, soigneusement, de donner le moindre détail sur l'opération de change, qui n'apparaît qu'en filigrane puis qu'il est bien précisé que l'opération s'est faite sur deux zones monétaires.

Réaliser ce genre d'exploit à grande échelle sur plusieurs banques différentes et avec plusieurs monnaies parait donc encore fort lointain, sauf à créer un Settlement Coin du type de celui mis en place par Clearmatics Technologies et dont Matt Levine écrivait il y a quelques mois sur Bloomberg : You don’t get your dollars any faster; you just get your pseudo-dollars faster. To get the dollars faster, you’d need to speed up the Fed’s central-ledger technology. Disons poliment qu'un settlement coin, c’est un IOU de FIAT. Comme une monnaie de jeu, elle ne vaut qu’entre les joueurs, par convention.

joujouxOn ne sait si l'opération Panini, réalisée sur des développements internes se basant sur les librairies classiques liées au protocole choisi, NXT a fait intervenir un token, coloré ou non, et avec quel rôle. Difficile, par conséquent de classer l'objet du côté des instruments de communication (le train, la radio) ou de leur déclinaison en joujou (le petit train électrique qui tourne dans la chambre des enfants, le talky-walky pour se parler d'une pièce à l'autre).

Il est vrai qu'en matière de monnaie, la distinction de ce qui est réel et de ce qui est ludique est parfois conventionnelle : qu'est-ce qui distingue l'argent du Monopoly de celui du poker? Une roulette pour gosses et une roulette de casino? roulette

L'argent en enfance

l'argent de la marchandeLe monde de l'enfance baigne dans la monnaie, avec ou sans argent de poche. Pour les plus petits, il y a l'argent-douceur que j'évoquais l'an passé à Noël, en me demandant si Bitcoin n'était pas une monnaie en chocolat et il y a l'argent pour jouer à payer, l'argent du jeu de la marchande, auquel ressemblent tellement les monnaies locales complémentaires, tant célébrées par le système parce qu'elles ne le remettent en question que pour la forme...

Pour les plus grands, il y a l'argent des jeux de société, déjà évoqué. Et enfin il y a ce dont les enfants en tant que société font eux-mêmes leur propre monnaie.

Revenons donc à Panini

Le produit phare de Panini s'inscrit dans une longue tradition de ce que j'appellerais volontiers les monnaies de cour de récrée. Pour les gens de mon âge, la bille en fut le prototype presque monétairement parfait. Je reconnande vivement la lecture d'un article de Georges Kaplan publié en 2011 sur Causeur, où en bon libéral il reconstruit un système monétaire non autoritaire à partir de ses souvenirs d'enfance. La carte Panini était d'ailleurs intégrée à ce système, comme grosse coupure pourrait-on dire.

Est-il anormal que les billes se soient (universellement semble-t-il) transformées en monnaies-joujou?

jouer aux billes

Dans sa Politique, Aristote distingue deux usages spécifiques à chaque chose : son usage propre, conforme à sa nature (le soulier sert à chausser, dit-il, la bille servirait donc à jouer) et un usage non naturel, qui est de permettre d’acquérir un autre objet, par la voie de la vente ou de l'échange. C'est la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange qui sera reprise par les économistes classiques puis par Marx.

Qu’est-ce qui détermine le rapport d'échange entre deux biens ? Arisote (dans l'Ethique à Nicomaque cette fois) donne deux grandes réponses entre lesquelles se partageront à sa suite tous les économistes : derrière l'échange (chaussures contre maison) se déroule un échange entre le travail du cordonnier et celui de l'architecte. C'est à l'origine de la théorie de la « valeur-travail » qu’on trouve chez Smith, Ricardo et Marx. On voit mal les enfants échanger la valeur-travail d'une bille d'agathe contre celle d'une carte représentant un footballeur. Mais Aristote dit aussi que le fondement de la valeur d'un objet réside dans le besoin qu’on ressent pour lui. C’est l’origine de la théorie de la valeur fondée sur l'utilité qui s'imposera avec la révolution marginaliste.

Or le désir des enfants pour les cartes Panini est très fort. La société Panini fit, vers la fin des années 90 et le début du siècle, l'objet de plusieurs opérations de cession ou d'aquisition qui m'amenèrent à regarder brièvement des dossiers la concernant, en un temps où j'œuvrais dans l'investissement en capital. À la même époque, mes enfants pratiquaient l'école communale et je dus payer mon lot de sachets Panini dans la vague Pokemon. C'était aussi le temps où les pères-de-famille-cadres-sup s'équipaient de leurs premiers scanners. Je ne fus pas long à fabriquer des "faux", bien moins onéreux que les vrais. Apparemment je ne fus pas le seul. La directrice de l'école proscrivit d'abord les "faux Pikachu", puis finit par tenter d'interdire tous les Panini, champions de fott ou Pokemon, vrais ou faux, volés, douteux ou concurrents, tous déclarés également intempestifs et ennemis de l'institution. Ce qui est interdit est souvent plus désirable encore, et plus cher.

pokemon

S'agissant d'un bien qui se rend désirable parce qu'il est désiré, on encensera son marketing comme partie de l'art. Personne n'ira dire qu'un autocollant ou un sac à main vendus avec une marge monstrueuse sont "purement spéculatifs". On préfèrera emprunter à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy l'expression d'esthétisation du monde, c'est tellement plus chic. Jean-Joseph Goux, lui, parle de frivolité de la valeur.

lectures

Mais s'il s'agit d'une monnaie ? La carte Panini, diraient alors banquiers et économistes à l'unisson, ne repose sur rien, n'est garantie par aucun État souverain, n'est géré par aucune banque. Et en plus elle est anonyme! Suivez mon regard...

Ce qui arrivait avec les cartes des années 90 se reproduisit très vite, évidemment, pour les e-cards des jeux "virtuels". Les entrepreneurs venus de l'industrie du jeux en ligne ne sont pas rares dans l'écosystème du bitcoin : ils ont saisi parmi les premiers l'intérêt d'un procédé rendant un objet digital non reproductible. Or leur univers (leur métavers) connaissait déjà des devises virtuelles : centralisées, certes, mais sans rapport avec l'univers des monnaies légales fiat et sans garantie de l'Etat.

Linden dollar

Faire figurer le LInden dollar parmi les ancêtres de Bitcoin n'a aucun sens d'un point de vue technique, mais en éclaire néanmoins la genèse et le fonctionnement. Les banquiers qui assurent que "Bitcoin ne repose sur rien" se sont-ils demandés ce que vaudraient les billets de Monopoly si Elizabeth Magie avait eu l'idée de ... donner le jeu tout en vendant ses billets ? surtout si, n'aimant pas l'argent, elle n'avait créé ces billets qu'en nombre limité. Disons 21 millions pour tous les joueurs du monde...

Elizabeth Magie

52 - Penelope PoW

October 15th 2016 at 11:31

pour Andreas, pour Benoît

La preuve de travail est au centre de la technologie Bitcoin, elle est aussi au centre des critiques, que ce soit pour son coût énergétique (moindre en vérité que celui des seuls ATM bancaires en charge du cash manuel) ou pour son utilité, généralement mal comprise. Bien des faux prophètes promettent de la remplacer à peu de frais mais avec peu de sérieux. Le mieux est encore de l'évacuer carrément des présentations : les bases de données distribuées privées sont désormais présentées par la plupart des conférenciers détaillant "les" blockchains comme la variété permissioned de l'espèce, jamais avec l'étiquetage... lazy.

Régulièrement mis au défi de trouver enfin un bout de Bitcoin dans le passé, j'avais eu un jour, devant l'ami Benoit Huguet, cofondateur de BitConseil, comme un éclair mental apparemment perceptible dans le regard : j'avais enfin trouvé ! L'autre jour, alors que nous attendions Andreas Antonopoulos, il me reprocha de n'avoir pas encore écrit l'article promis ni révélé ma trouvaille. Il me fallut un instant pour retrouver la chose. La figure de l'orateur me rendit la mémoire en me ramenant à ce vieil oracle : à quoi que vous pensiez, un ancien grec en a parlé avant vous. Εὕρηκα, songeai-je en souriant, puisque Eureka est le nom de la société d'Edwige Morency et d'Alexandre David qui organisait ce magnifique événement...

skyphos de Chiusi, ref 1831

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage et de retour au foyer a retrouvé sa femme toujours vertueuse. On le sait, Pénélope qui est ornée de charmes autant que de vertus ne manque pas de prétendants. Pour les lasser, elle s'astreint à tisser une toile pour envelopper un parent décédé, mais elle défait chaque nuit le travail de la journée.

SisypheFaire et défaire, depuis elle, c'est toujours travailler. Il y a du Sisyphe, le trompeur condamné à rouler éternellement son rocher, en cette irréprochable épouse.

Bien sûr son stratagème est démasqué. Son geste énigmatique est pourtant transparent. Elle travaille rudement mais inutilement, sauf en réalité pour montrer sa vertu. Son travail suscite la confiance. Elle ne fait pas autre chose que travailler, parce que comme on le sait bien, l'oisiveté est mère de tous les vices.

Quand Ulysse rentre, une bonne "preuve d'enjeu" comme on dit en français pour traduire PoS, aurait été de se dire l'un à l'autre :
- Je suis Ulysse, ton mari, tu me reconnais.
- No problem, κανένα πρόβλημα, moi je suis ta femme et tu me fais confiance puisque nous sommes mariés.

C'est en réalité ce que les blockchains convenables des consortiums bancaires proposeraient comme mécanisme de validation ou de réconciliation. Le génie du Primatice exprime vers 1550 le problème des Retrouvailles avec une toute autre intensité dramatique.

Les retrouvailles d'Ulysse et Penelope (Huile sur toile, Toledo Museum of Art, Ohio)

Homère parle de la prudente Penelope (περίφρων Πηνελόπεια). Mais l'ingénieux Ulysse (πολύμητις Ὀδυσσεύς) est aussi malin qu'elle. Il se présente comme un mendiant. Pénélope en a vu d'autres, des revenants. L'histoire ne se passe donc pas du tout comme pour le colonel Chabert déjà évoqué ici au sujet de l'impossible retour de Nakamoto.

Le chant XIX de l'Odyssée est un modèle de travail de la vérité, de construction d'une confiance entre ni-connus-ni-inconnus.

sphinxUlysse se fait reconnaitre progressivement. Il ne choisit pas lui-même les preuves (suivez mon regard) et il tente même de contourner le jeu facile des "questions personnelles" : au vers 115 il demande explicitement Faites-moi d'autres questions ; mais ne m'interrogez pas ni sur ma famille, ni sur ma patrie (...μηδ᾽ ἐμὸν ἐξερέεινε γένος καὶ πατρίδα γαῖαν). Et ne veut pas se reposer sur un tiers de confiance, sa vieille nourrice Euryclée en l'occurrence, qui l'a reconnu en premier. Ainsi, et pour évoquer un autre coeur de la tradition grecque, chacun est ici à l'autre son propre sphinx...

On touche donc dans cette page centrale de la culture occidentale, mine de rien, à l'essence de ce que le "travail de la preuve" établit : une confiance fondée sur autre chose que l'implicite confiance sociale. Une confiance entre une femme entourée de 114 amants possibles et un gueux qui est le mari légitime. Celui que la confiance par preuve d'enjeu (l'entre-soi confortable de la norme sociale, pour le dire autrement) aurait de suite éliminé.

Autant que sur ce dialogue, je pense qu'il est avisé de réfléchir sur l'instrument, si particulier et si souvent représenté, de la prudente Pénélope. Cet instrument qui en grec ancien se dit αργαλειός, s'appelle en langue anglaise loom, un mot dont un homonyme signifie aussi une forme de danger, tandis qu'il se nomme en français métier qui vient du latin ministerium et désigne une forme de service. Il est assez fascinant de voir comment la "preuve de travail" de Satoshi Nakamoto se situe, en quelque sorte, entre la conscience d'un danger et la prestation d'un service !

Les mots vivent et changent. En ancien français on donnait le nom de mestier à toute profession qui exige l'emploi des bras, et qui se borne à un certain nombre d'opérations mécaniques, qui ont pour but un même ouvrage, que l'ouvrier repète sans cesse. On aurait dit que le hashage est un métier. On donna enfin ce nom de "métier" à la machine dont l'artisan se sert pour la fabrication de son ouvrage : métier à bas, le métier à drap, le métier de tisserand.

le métier

A voir cette représentation d'un instrument antique, on est frappé par une sorte de modernité. Ces femmes s'affairent. Elles ont mestier aurait-on dit au moyen-âge, they have serious business dirait-on en anglais. Mais surtout on dirait qu'elles sont devant une sorte de machine complexe, une machine semblable à celle de Bletchley Park.

Ce n'est pas un simple effet d'image ou de langage : le métier à tisser est bien l'ancêtre de notre modernité où les machines assument une part toujours croissante du labeur global. On pense bien sûr aux métiers automatiques qui provoquèrent tant de révoltes. On pense au métier de Jacquard, machine programmable (dès 1806) grâce aux cartes perforées mises au point (en 1728) par Jean-Baptiste Fulton.

Mais bien avant le tissage mécanique, l'étonnante technique a accompagné la réflexion scientifique. Comme le fil de trame et celui de chaine sont de nature différente et occupent dans le tissage une fonction non réductible l'un à l'autre, ils annoncent métaphoriquement ces nombres qui seront découverts entre 1545 et 1572, aux lisières de l'algèbre et de la géométrie, ces nombres que l'on a appelés complexes, ces nombres qui possèdent une dimension réelle quantifiable et une autre dimension également quantifiable mais imaginaire, non cernée et imprévisible.

Le complexe métier du tissage a, en vérité, apporté l'essentiel à notre modernité. L'art de séparer (le cardage), l'art de réunir (le filage) et surtout cet art de recréer des noeuds que l'on voit au coeur même de la blockchain. Platon lui-même trouvait dans le métier du tissage un symbole capable de représenter la cité, la politique, voire le monde. Il y revient dans plusieurs de ses dialogues : le Politique en particulier, mais aussi la République ou le Cratyle.

Voilà ! On se retrouve une fois de plus du côté de Platon. Mais pour citer - pour une fois dans le texte - le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, the safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato.

whitehead

Pour aller plus loin :

49 - Strange contract

June 22nd 2016 at 07:50

L'attaque du vendredi 17 juin contre la DAO a constitué un instant passionnant dans l'aventure intellectuelle déjà passablement stimulante de l'économie décentralisée. Les présentations consacrées à Bitcoin s'achèvent presque rituellement en rappelant que "Bitcoin est une expérience". Ce qui vient de se passer, au delà d'une faille technique, doit être pris comme une leçon et inciter chacun à une prudence et à une modestie qui avaient été quelque peu perdues de vue depuis des mois.

En quelques heures, le rêve anarcho-capitaliste s'est fissuré et le slogan à tant d'égards simplet "Code is Law" s'est avéré impuissant face aux forces de l'ordre... des développeurs. Acta est fabula ?

code is law

Sans doute ceux qui vont maintenant annoncer la mort de l'ether, comparer la DAO à Mt Gox et brûler sans réflexion ce qui les enthousiasmait hier sans plus de réflexion se tromperont-ils. Sans doute aussi allons-nous voir de grands coups d'épée dans l'eau de ceux qui demanderont de la régulation, des normes, des lois. Mais ensuite il y a fort à parier que l'aventure ramènera vers des fonctions et des concepts plus clairs et renforcera le rôle central du bitcoin.

Pendant des mois en effet nous avons dû souffrir des discours opposant schématiquement le bitcoin et son grossier désir de jouer le rôle de monnaie sur la base d'un protocole tout juste bon à rouler quelques métadonnées en sus de transferts bien longs et bien peu nombreux, au chatoiement mirifique des blockchains les plus diverses. Telle blockchain qui devait ne véhiculer que des bons de caisses (un produit datant du Front Populaire) était décrite comme juridiquement révolutionnaire, telle autre qui se révélerait n'être qu'une database distribuée suscitait les investissements de dizaines de banques.

Mais tout le beau monde à l'unisson imaginait le meilleur des mondes qu'allait permettre la blockchain sur laquelle circuleraient des contrats intelligents. Que des éléments de programmation puissent être ajoutés sur la solide chaîne de bitcoin (cf. le discours très explicite de Rootstock sur le fait de proposer une solution Turing Complete mais de ne pas être une AltCoin concurrente), que la notion de smart contract soit même antérieure à bitcoin, que le bitcoin lui-même soit à bien des égards la première "DAO", rien n'y faisait : c'était cela et rien d'autre la révolution-à-la-mode !

D'un côté donc le bitcoin, une fausse monnaie, de l'autre l'ether, non spéculatif et porteur d'intelligence. Quand on commença à dire (un peu vite, sans doute) que les développeurs d'Ethereum envisageaient un abandon de la preuve de travail, autrement dit du minage (chose dont les banques ne veulent pas trop pour leurs blockchain "Poc" ) et une adoption du système censitaire dit de la preuve de participation, ce fut un ravissement général. En février on put lire que l'ether était destiné à enterrer bitcoin handicapé, je cite, par son intense spéculation. Bien des gens sortaient déjà leur beau costume sombre pour la mise en bière.

Soixante jours plus tard, le cours de l'éther non-spéculatif était multiplié par 15. Comme je le fis remarquer dès mars lors d'une conférence (PayForum, 17 mars) où l'on me demandait de faire le prophète plus que l'historien, il semblait que tout le monde soit shooté à l'éther. J'ai un certain plaisir à ressortir ma slide aujourd'hui...

tous shootés à l'éther

Or ce qui servait de champignon à ces rêveries c'était le "smart contract" et ses promesses portées aux nues sans examen critique. Longue est déjà la liste de ceux qui avouent n'avoir peut-être pas très bien compris tout ce qu'écrivait Vitalik Buterin.

Dès mars aussi, lors d'une rencontre organisée par Think liberal Assas (on peut en revoir l'enregistrement video) des doutes se faisaient jour chez les juristes. Je me contentai alors de rappeler que, contrat intelligent ou pas, organisation décentralisée ou pas, il serait fort étonnant que le pouvoir régalien ne vous rattrape pas par sa justice. En historien, je soulignais que l'état capétien s'était construit par ses juges bien avant la mise en place de vrais administrateurs, puisque la partie lésée ne manquait jamais de faire appel à lui de toute décision des petites justices locales. Les juristes étaient nombreux dès le début du printemps à mettre en doute l'existence de quelque vide juridique que ce soit.

On attend donc avec curiosité les (inévitables) suites juridiques de l'affaire du smartfail sur le plancher des vaches. Cela remplit déjà des pages de commentaires sur Reddit et ailleurs...

le vol de la JocondeC'est l'affaire à suivre ne serait-ce que pour son côté romanesque, avec un attaquant qui comme un Arsène Lupin moderne semble avoir mis avec forfanterie son petit mot sur le piano. On se souvient d'ailleurs que le gentleman cambrioleur de 1908 brouillait les pistes et avait déjà inventé ce que l'ai appelé la "technologie Joconde".

Blague à part, il n'est pas évident que ce gentleman soit juridiquement un monte-en-l'air.

Les fonds de la DAO n'ont pas été illégalement dérobés. Ils ont été envoyés à l'adresse du hacker en suivant très précisément les règles-mêmes du contrat. Qu'un contrat soit mal écrit, mal ficelé dirait-on (le codage offrirait donc des trous, différents de ceux qu'offre parfois la rédaction d'une loi, mais avec des effets similaires?) ne rend pas en soi illégale la mise en oeuvre d'un cas-limite.

Ceux qui reprochaient au bitcoin de ne pas être assez programmable devraient réviser leur discours. Sans doute le bitcoin est-il juste assez programmable pour rester une monnaie. Et sans doute son langage de programmation a-t-il été choisi avec une réflexion plus mûre qu'il n'y paraissait à ses détracteurs.

Maintenant le remède est-il pire que le mal ? Ou révélateur d'une équivoque ?

Fin du bonheurCe qui est tragicomique c'est que la solution proposée (détruire les fonds saisis par le hacker et émettre de nouvelles unités monétaires pour rembourser tous les investisseurs de la DAO) se situe peut-être pour le coup dans l'illégalité ! Et si le hacker s'amusait alors à poursuivre la fondation Ethereum ? Comme de nombreux développeurs d'Ethereum sont personnellement investis dans la DAO, cela rend leur manoeuvre encore plus douteuse moralement. De sorte que la mode consistant à décrier la gouvernance opaque de Bitcoin va peut-être passer, elle aussi, celle d'Etereum devenant pour le coup trop claire.

Ce n'est pas sans rapport, soit dit en passant, avec le monde réel, celui où l'on voit par exemple Hank Paulson (ex Goldman Sachs) décider que le Trésor américain va renflouer AIG pour lui permettre de rembourser Goldman Sachs.

je suis la DAOAutre rapprochement avec la "vraie vie", la façon dont on passe très vite de l'émotion après l'attaque à la suspension, sans trop de façon, de l'état de droit antérieur. A quand la cyber-chypriation? On annonce maintenant le black-listage des adresses suspectes. Monsieur Cazeneuve pourrait gérer ce genre d'organisation décentralisée !

Que ce type de réaction n'ait point émergé de la communauté Bitcoin quand problème il y eut souligne que les communautés Bitcoin et Ethereum n'ont pas les mêmes caractéristiques, ni les mêmes valeurs. L'enthousiasme manifesté par la grande finance envers Ethereum se comprend mieux a posteriori.

Que dire maintenant du smart contract, à la lumière des événements récents ?

Tandis que les estrades étaient occupées depuis 2015 par les prophètes du smart contract, les développeurs exprimaient déjà des doutes, ou disons un sentiment d'inconfort devant ces "contrats intelligents auto-exécutables" dont rien ni personne ne pourraient entraver la mise en oeuvre et la poursuite. Pour une raison dont ils sont les meilleurs juges : on ne développe pas sans prendre des risques quant à la sécurité.

Mais pour moi il y a plus fondamental encore : l'idée d'un contrat échappant tant au droit (id est à la loi, à la jurisprudence, à l'arbitrage etc) qu'au passage du temps devrait heurter tous ceux qui ont le sens de l'historicité des actions humaines, ceux qui savent que l'histoire est aussi l'histoire des changements de lois.

Et puis cela ressemble par trop à la mèche d'une bombe. Je songeais depuis quelque temps - et je l'évoquai dans plusieurs conversations avec des amis - à un film qui me paraissait montrer l'absurdité d'un contrat auto-exécutable. Ce film date de 1964 ; c'est le Docteur Folamour (Dr. Strangelove) de Kubrick.

A vrai dire, ce chef-d'œuvre classique offre déjà une réplique culte (voir note en bas de page pour la transcription!) quant à l'interfaçage homme-machine : le célèbre You're gonna have to answer to the Coca-Cola company quand un colonel américain un peu borné se voit contraint de détruire une machine non (comme vous et moi dans le métro) pour décoincer une canette de Coke, mais pour procurer à son homologue anglais le quarter indispensable pour appeler le président des USA. Il est clair que l'Internet of Things ne permettra pas ce genre de procédé.

Mais la scène du contrat auto-executable est celle dite de la Doomsday Machine.

Un contrat auto-exécutable... avec la Mort.

Pour aller plus loin :

  • J'en profite pour exposer mes doutes, également, sur ce que l'on appelle pompeusement un peu partout l'Oracle. Par exemple, jai cherché la citation exacte du malheureux colonel devant la machine. Celle qui correspond à l'audition du film recueille 639.000 citations sur Google. Les transcriptions erronnées suivantes recueillent 598.000 pour "you’re going to have to answer to the coca-cola company" ; 659.000 pour "you'll have to answer to the coca-cola company" et ... 2.390.000 pour "you will have to answer to the coca-cola company". Je me suis fié à ma propre audition...
  • la scène de la Doomsday Machine en version originale
  • La réaction typique d'un juriste... et quelques réactions divergentes, qui témoignent aussi de différences de cultures.
  • La réaction de Vitalik Buterin, dès le 19 juin, sur la sécurité des smart contracts.
  • de très gros doutes exprimés ici sur la solidité, non de la DAO, mais bien de l'ether et de son langage de programmation.

48 - La blockchain : l'Illusion et son Architecte

June 12th 2016 at 09:31

En écrivant sur la blockchain, il y a quelques jours, mon billet précédent, j'ai eu une sorte d'illumination dont j'ai décidé de faire un récit particulier, parce qu'il s'agit d'un thème spécifique, religieux.

Mon illumination me renvoyait en effet à une scène très frappante, celle qui suit immédiatement l'illumination du Bouddha. Pour illustrer ce billet, j'emprunterai beaucoup au film de Bernardo Bertolucci Little Buddha (1993).

la nuit où tout devient claire

Ce n'est pas la première fois que les sujets religieux viennent me fournir des clés de compréhension. J'ai déjà noté que le discours sur la blockchain tel qu'on le tient dans les grandes institutions représente ce que les historiens du christianisme appellent l'instant constantinien. Penser que, trouvée dans une crèche libertarienne la blockchain pourrait être l'instrument providentiel destiné à sauver les institutions financières fait songer à ce qu'on a vu en 313 quand Constantin se proclama chrétien, c'est à dire fidèle de celui que ses prédécesseurs avaient considéré comme l'icône d'une bande d'anarchistes. L'Empire se fit chrétien, le christianisme se fit impérial. Et comme le disait un millénaire et demi plus tard l'empereur Napoléon, il ne représenta plus le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre social.

Le thème de la tentation est récurrent dans la pensée religieuse. On peut penser à celle de saint Antoine à qui le diable fait miroiter bien des plaisirs, ou à celle du Christ lui-même à qui Satan (le Prince de ce Monde) propose tous les royaumes de la terre contre une petite génuflexion.

Il est particulièrement riche dans le canon bouddhiste ancien. Assis sous l'arbre de Bodhgaya (un pipal dit-on, qui tient de l'épisode son nom savant de ficus religiosa), celui qui n'est encore que Siddharta Gautama va, dans les derniers moments de combat spirituel, repousser plusieurs assauts de Mara.

Mara, c'est la Mort et c'est le Malin, c'est l'orgueil et l'illusion (lire ici). Sentant sa proie lui échapper, Mara va séduire d'abord, menacer ensuite : il envoie ses filles lascives et désirables, et puisque cela ne suffit pas, il déchaîne sa violence guerrière et symbolique.

Voici les deux scènes magnifiquement illustrées par des petites sculptures du Gandhara, un art qui me touche énormément.

Mara, ses charmes et ses menaces

En quoi cela nous concerne-t-il ?

ll me semble que ce sont deux choses que peuvent parfaitement comprendre tous ceux qui tentent d'échapper à un ''Système", qu'il s'agisse d'un système de gouvernement, de contrôle social, de représentation mentale, de production ou de répartition. Ceux qui entendent s'en libérer doivent subir d'abord les séductions de la publicité, du spectacle et du plaisir, voir leur révolte et leur transgression transmuées en objets de consommation. Puis, si cela ne suffit pas, viennent l'intimidation, le contrôle par la peur intériorisée, le spectacle de la violence. Est-ce que je me fais bien comprendre?

Mais le récit du canon bouddhiste ne s'arrête pas là. Siddharta reste impassible. Il sait que tout cela est une illusion. Alors, il voit se dresser devant lui non pas l'Ennemi, mais sa propre image autrement dit son propre εἴδωλον - simulacre, fantôme, idole...

illusion

Voici les paroles que le lama Khyentse Rinpoche, consultant de Bertolucci, a mis sur les lèvres du Vainqueur, et sur celle de son image (qui parle ici en premier) :

- “You who go where no one else will dare, will you be my god?”
- “Architect, finally I have met you. You will not rebuild your house again.”
- “But I am your house and you live in me.”
- “Oh lord of my own ego, you are pure illusion. You do not exist. The Earth is my witness.”

Ces paroles, ce sont d'authentiques paroles du Bouddha, rapportées à la stance 154 du Dhammapada :

" Ô architecte de l'édifice, je t'ai découvert !
Tu ne rebâtiras plus l'édifice.
Tes poutres sont toutes brisées."

Voici les mots auxquels je songeais en écrivant l'autre jour au sujet de la "technologie blockchain" et de ses promesses.

La blockchain est un discours, elle ressemble comme un miroir au programme du Bitcoin, elle se dresse face à lui au moment même où il vient de renverser l'illusion selon laquelle deux êtres ne peuvent échanger sans qu'un tiers se place entre eux.

Mais ce discours (tenu par des orateurs aux visages multiples) n'a jamais qu'un but. Il s'agit de reconstruire la maison que Satoshi vient de renverser : je suis ta maison, je suis la technologie derrière le bitcoin.

Si l'illusion que nous rencontrons a toujours, d'abord, notre propre visage, c'est parce qu'elle passe par chacun de nous. Que d'entreprises visant, d'une façon ou d'une autre, à re-centraliser ! Que de recherches uniquement tournées vers la création de nouveaux intermédiaires ou la défense des anciens !

Comme il est dur de changer ...

L'arbre (selon la tradition) de la Bodhi à Bodhgaya

Pour aller plus loin (ou se distraire) :

47 - Le "puzzle Blockchain"

June 6th 2016 at 18:55

(article complet sur le Coin-Coin)

Après l’Ordonnance Macron du 28 avril, l’amendement présenté le 13 mai par Madame Laure de La Raudière, députée de la 3ᵉ circonscription d’Eure-et-Loir, est un second épisode de l’intervention des politiques français dans l’institutionnalisation de la « technologie blockchain ».

Mais si la Blockchain (de bitcoin) est une chose clairement identifiable, sans équivoque, la "technologie blockchain" est une catégorie fourre-tout. C'est un peu comme la Joconde (elle est peinte par Léonard et elle est au Louvre). La "technologie Joconde" c'est quoi?

la technologie Joconde

Comment les politiques (français) l'appréhendent-ils, cette "technologie blockchain"? Où l'étudient-ils? Pourquoi s'en mêlent-ils?

Lire sur le site Le Coin-Coin mon article publié le 7 juin avant que je n'ai eu connaissance de la réponse du Garde des Sceaux M. Jea-Jacques Urvoas, dans un discours du 6 juin. La critique de M. Urvoas vient de l'autre côté de la table, mais elle aboutit à peu près au même point. Il reste du travail !

38 - Le vrai dieu de la Terre

January 3rd 2016 at 08:33

la magie du bitcoin

Ceux qui lisent mon blog ont manifestement du temps à perdre. Pour leur présenter mes voeux, je vais donc leur infliger une lecture probablement sans valeur, puisqu'ils vont lire ici exactement le contraire de ce que tant de gens instruits et bienveillants leur ont dit depuis des semaines et continuent de leur suggérer.

L'année qui vient de s'achever fut, dit-on partout, l'année de la Blockchain.

En quelques semaines la blockchain, faisant irruption sur la scène du bitcoin, a même cessé d'être la révolution technologique qui se cache derrière le sulfureux bitcoin, mais dont tant d'auteurs malins avaient su dénicher le vrai potentiel. En fin d'année et dans la revue Banque la Blockchain est devenue elle-même la pierre philosophale, celle qui fait de l'or, et c'est le bitcoin qui est passé derrière puisqu'il utilise simplement la Blockchain.

On peut aborder la chose avec humour. Le site BitConseil s'était déjà amusé à lister ces entreprises de la fintech qui fuient le mot bitcoin. Le site "Bitcoin.fr", cédant à l'air du temps, a évoqué "Celui dont on ne doit pas prononcer le nom" pour désigner la devise dont la simple mention effraie les directions bancaires, les régulateurs et les services de renseignement.

Celui dont on ne doit pas prononcer le nom

Quant à Patrice Bernard, il explique que le hold-up sur la Blockchain tourne à la farce. C'est assez mon sentiment.

Je voudrais donc demander si, sous le buzz futile de la Blockchain, l'année 2015 n'a pas, en réalité, été une (nouvelle) année du bitcoin ?

Certes on a beaucoup parlé Blockchain à partir de 2015. Cela se reflète dans les graphiques fournis par Google Trends, qui ne sont d'ailleurs pas des mesures de clic mais des chiffres de part relative dans les recherches...

Blockchain on Google

Mais si on a parlé "beaucoup" de la Blockchain, ce fut seulement dans un tout petit monde (celui des banques et des consultants), si on compare le buzz Blockchain (en bleu) au buzz Bitcoin (en rouge) :

Blockchain and bitcoin

Et il y a plus troublant encore. Mis à bonne échelle, celle de l'année 2015 seule, le bruit croissant de la Blockchain accompagne assez bien, semble-t-il, la hausse... du bitcoin.

le buzz le cours du bitcoin en 2015

Le bitcoin s'inscrit parmi les meilleurs placements de l'année 2015, et, comme l'a remarqué CNBC, il a été la seule devise globale à sur-performer par rapport au dollar. Sur les 5 dernières années, il a été la devise qui a connu plus forte appréciation 4 fois sur 5.



Non seulement le bitcoin est, comme je l'ai rappelé en parlant d'Alice de l'autre côté du miroir la seule devise réelle dans le cyber-espace, mais il est la vérité de la Blockchain, la Blockchain s'échappant de sa forme grossière de base de donnée dupliquée et rejoignant son concept.

Rassurez-vous, on peut dire la chose en vocabulaire moins hégélien.

36 titres de valeurC'est ce que faisait une artiste ambulante qui avait chois comme nom de scène "La Palma" et qui chantait lors de la crise des années 30, ces années 30 auxquelles nos années actuelles s'évertuent à ressembler furieusement.

En 1931 elle entonnait la Fortune une chanson (paroles de Pierre Alberty, musique d'Alcib Mario) qui reprenait le titre d'un film de Tristan Bernard. La voici, repiquée dans une magnifique compilation dont tous les titres font ma joie.

Depuis que l'monde est monde
Sur la machine ronde
De quoi parle-ton toujours et partout ? des sous !
Le vrai dieu de la terre,
Ce n'est pas un mystère
Celui que tous adorent encore
C'est toujours le Veau d'or

A cet égard, la fameuse "une" de The Economist, en quoi l'on a vu l'accession de la Blockchain au monde des grandes personnes, n'était pas si mal conçue. A vrai dire le dessin semble fait pour illustrer la chanson d'Alberty et Mario !

the economist

Le Veau d'or, le vrai dieu de la terre, se moque bien de savoir s'il faut appeler la chose bitcoin ou blockchain. Bitcoin n'a pas de nom, pas de forme. Croire que la blockchain est devant lui, derrière lui ou dans les choux c'est s'enliser dans un univers de représentation, dans un théâtre de carton-pâte. Bitcoin est mouvement et liberté.

Que 2016 soit une nouvelle année bitcoin !



Pour aller plus loin :


33 - Plus d'un tour dans la Manche

December 2nd 2015 at 07:29

On me reparle souvent du billet où je comparais le bitcoin à un timbre poste. Cette métaphore m'est revenue à l'esprit lors d'une récente conversation au sujet des blockchains privées, me ramenant mentalement en un lieu où j'ai déjà dit avoir rencontré une prophétie sur le bitcoin : à Guernesey.

L'histoire postale de Guernesey est amusante, mais elle rappelle une évidence oubliée par les potomètres de certains projets de Blockchain privées.

blue mail box ... this is Guernsey

Qu'ont donc de particulières les affaires postales du Bailliwick of Guernsey, ce petit pays où les boîtes aux lettres portent bien les initiales du souverain anglais mais sont d'un bleu qui étonne le britannique en goguette, lequel ignore généralement que ces boîtes bleues sont plus anciennes que ses boites rouges à lui ?

Pendant longtemps, rien. Du temps des pêcheurs, avant les banquiers, on se servait ici des timbres anglais.

Contemn of the CrownEn 1940, vinrent les Allemands. Il y eut quelques tentatives de leurs parts de surmarquer les timbres mais ce mélange symbolique ne satisfaisait sans doute personne et de tels exemplaires sont rarissimes. Puisque de toutes façons les liens étaient coupés avec le reste du monde, il fallut organiser un service postal local. Il y eut des timbres de guerre, comme il y a parfois des monnaies de guerre. Curieusement, les occupants tolérèrent l'emblème local, les lions normands devenus anglais.

Guernsey occupation

L'ennemi reparti, on revint aux timbres anglais valides pour toutes les îles britanniques. Toutes ? Non ! On pouvait écrire de Guernsey à Jersey, à Londres, à l'île de Man ou à la plus boréales des Shetlands, voire aux deux "dépendances" du bailliage que sont les îles de Sark et Alderney (Aurigny) mais pas aux îlots voisins dont la Poste de Sa Majesté se désintéressait. Ceci suscita quelques initiatives locales et folkloriques.

A vrai dire une poste privée avait déjà fonctionné depuis 1925 sur Herm. Ce petit îlot-jardin de 2,5 km2 ( la plus petite île anglo-normande ouverte au public) était un peu désolé après l'occupation. Un homme le reprit à bail emphytéotique et s'employa à en exploiter le potentiel touristique. En 1949 il ouvrit un petit bureau de poste privé et émit des timbres qui payaient le port des lettres de la soixantaine d'habitants jusque'à Guernesey.

les timbres de l'île d'herk en 1949

Depuis Guernesey, on pouvait ensuite acheminer ce courrier de Herm vers le vaste monde, mais moyennant un timbre anglais. On trouve encore ainsi des correspondances à double timbrage, figure prophétique, à mes yeux, de la sidechain.

un double timbrage

Sur des îlots plus petits, où ne vivaient guère que de riches fantaisistes, on imagina d'en faire autant. Le propriétaire de l'îlot de Jethou (18 hectares, à 1 km au sud d'Herm) se lança dans l'émission philatélique vers 1960. Pour faire bonne mesure il imprima aussi des timbres pour ses "dépendances", deux rochers (Fauconnier et Crevichon) qui n'apparaissent guère que sur des cartes maritimes très précises !

Jethou et ses timbres de 1967

En 1967, le propriétaire de Lihou, un îlot encore plus petit (15 hectares) et pratiquement désert, de l'autre côté de Guernesey, émit des timbres dont le seul débouché devait être philatélique, même si on trouve des traces de double postage au départ de Lihou.

Double postage Lihou

En 1969 Guernesey acquit son indépendance postale, comme sa voisine Jersey. De manière significative, si le premier timbre de Jersey représentait un paysage local, à Guernesey on choisit une reproduction de carte montrant les "dépendances" du bailliage, puisque "dépendances" il y avait.

1969

Les émissions de Guernesey sonnèrent la fin de ces petits trafics et les émissions privées des îlots cessèrent.

En revanche il fallut satisfaire la Dame de Sark (car Sark est le seul endroit sur terre à conserver son régime féodal depuis le 16ème siècle) mais aussi l'orgueil d'Aurigny, dont les "Etats" (le nom du parlement local) prétendent à une ancienneté au moins aussi grande. On émit donc des timbres "Guernsey Sark" et "Guernsey Alderney".

Là, je penserais plutôt à des exemples primitifs de ''colored'' stamps...

Guernsey Sark 1962

Guernsey Alderney

On notera tout de suite que Sark avait choisi de faire figurer ses charmants paysages, tandis qu'Aurigny (dont les paysages sont plus tristes) rappelait fièrement qu'elle possédait un aéroport.

Des années plus tard, Sark n'a toujours qu'un petit bateau pour gagner Guernesey, mais la mention "Gernsey Sark" a disparu et le nom de l'île ne figure que sur la légende des images de certains timbres émis à son intention par la poste de Guernsey, comme celui-ci où figure le petit bateau :

Interislands

Tandis qu'au nord, un vent d'indépendance souffle sur Alderney. On en a parlé pour le bitcoin un temps, avant de devoir y renoncer, sous la pression de Guernesey d'ailleurs. Mais cela est vrai aussi en matière postale, avec des timbres, certes émis par les autorités postales de Guernesey, mais valables pour le monde entier au départ de la petite île. Regardez bien, sur la carte, on y voit très clairement l'aéroport, infrastructure permettant au besoin de de gagner Londres sans passer par Guernesey.

un timbre moderne d'Aurigny

Cette promenade dans la Manche suggère quelques comparaisons : une blockchain privée, conçue pour un objet spécifique, c'est le petit bateau, au mieux le petit avion.

Pour créer une monnaie, il faut avoir une communauté, d'où le bruit que font certaines alt-coins. Mais pour créer une poste, il faut avoir une infrastructure, la plus large et la plus ouverte possible sur le monde, car ce que vous vendez, finalement, c'est un droit d'accès à un réseau. Evidemment rien n'empêche d'imaginer de puissants consortiums privés : on en revient à mon billet sur la poste des Thurn und Taxis !

le trilander

Pour aller plus loin :

  • une étude bien intéressante sur Alderney : Gambling, Bitcoin, and the art of unorthodoxy par un universitaire australien, avec un long développement sur les émissions monétaires et postales des micro-Etats et des petites îles. A noter que d'autres"archipels postaux" existent dans le monde. J'ai parlé de celui de Guernsey parce que j'aime la Manche, mais aussi parce qu'Alderney a semblé un temps être un possible "territoire du bitcoin".

31- Tout ce qui brille...

November 10th 2015 at 20:48

Evoquant dans mon dernier billet sur le Cercle des Échos (de la Blockchain et de l'ancienne société) l’engouement bruyant des banquiers pour des blockchains fonctionnant sur invitation, j’ai osé dans ma conclusion une comparaison avec ce que j’appelais une frivolité d’ancien régime : la Cour de France s’amusant à jouer Beaumarchais.

la cour

Il m'a semblé, en y songeant ensuite, que la comparaison était peut-être assez pertinente pour être développée. Le lecteur verra qu’elle m’emmène vers l'une de mes passions : ce que les choses (un peu) fausses nous révèlent de vrai ! Quel rapport avec les blockchains privées? Le lecteur sera bien assez subtil pour y songer par lui-même.

Je précise tout de suite que je ne visais pas les spectacles donnés dans le grand Opéra situé dans le Château. Cette salle royale, due à l’architecte Gabriel, servait à jouer les opéras de Quinault, Lully ou Rameau, bref le grand répertoire du siècle du grand roi, lequel n’avait jamais dédaigné lui-même de se mettre en scène. Seulement quand Louis XIV dansait, c’était à la place du Soleil.

Les temps avaient changé (c’est leur manie, d’ailleurs). La jeune Marie-Antoinette n’aimait guère le protocole ancien. Dans son enfance viennoise, elle avait pris plaisir aux petites représentations familières dont la mode s’était installée en France aussi, dans les gentilhommières, pour s’amuser un peu entre amis à la campagne.

Dès qu’elle fut reine, elle instaura ce loisir à Versailles, dans les entresols du Château, puis dans son domaine à elle. En avril 1775, elle fit construire dans la galerie du Grand Trianon un théâtre provisoire, puis déménagea les tréteaux vers l’Orangerie du Petit Trianon.

Seulement en changeant d’époque, et de théâtre, on changea aussi de répertoire.

Le 18 juin 1777, la Cour joua le Barbier de Séville de Beaumarchais, une comédie lointainement inspirée de l’argument de l’Ecole des Femmes de Molière. Quelques répliques sentaient tout de même l’esprit nouveau, dont la fameuse Aux vertus qu'on exige dans un domestique, Votre Excellence connaît-elle beaucoup de maîtres qui fussent dignes d'être valets ? Une question que se sont posée bien des jeunes cadres par la suite, et qui sent toujours le soufre et la poudre.

l'entréeC’est en 1780, que la reine fit enfin construire par l'architecte Richard Mique le « Petit Théâtre » , bâtiment presque dissimulé entre les charmilles du Jardin français et les hauts arbres de la « Montagne » du Jardin alpin dans le domaine du petit Trianon.

L'extérieur du bâtiment, qui ne peut accueillir que quelques dizaines de personnes a presque l'apparence d'une dépendance.

Un lieu secret, en somme, où l’on était admis sur invitation.

le sein de la reineOn y jouait les auteurs à la mode, Sedaine, Rousseau, on y chantait des opéras entiers, où de l’avis de tous la reine de France, qui avait déjà les plus beaux seins du royaume, révélait une voix qui n’était pas moins louée.

A Vienne, maman Marie-Thérèse s’inquiétait de ce genre de relâchement où de grands seigneurs pouvaient jouer devant des domestiques. Quand elle mourut on interrompit les petites soirées, un temps, puis on les reprit.

En 1784 et 1785, on rejoua le Barbier, tantôt en comédie, tantôt en opéra comique. Or son auteur, entre temps, faisait jouer son Mariage de Figaro. Cette seconde pièce est beaucoup plus contestataire que la première. Le roi l’avait d’abord fait interdire mais on l’applaudit à partir de 1784 à Paris. Ainsi, tandis qu'à Trianon la reine jouait Rosine et son beau frère Artois Figaro, à Paris on remarquait que presque tous les ministres venaient applaudir les tirades rebelles du même auteur.

Tout ceci faisait jaser si l’on en croit un témoin du temps. Autrefois un simple gentilhomme eût été déshonoré, si l'on eût su qu'il s'étoit métamorphosé en comédien, même à l’intérieur d’une maison. La reine ayant détruit par son exemple, ce préjugé salutaire, le chef même de la magistrature, oubliant la gravité de sa place, apprit par cœur et joua des rôles de bouffons.

Les révolutions sont-elles précédées par une perte des repères dans la classe dominante elle-même ? Ou par l'apparition de fantasmes à son sujet ?

Le Petit Théâtre sous son extérieur discret, est d’une grande délicatesse à l’intérieur avec des harmonies de bleu, de blanc et d’or, rappellant l’opéra de Versailles. Certes la salle est de bois peint en faux marbre blanc veiné et les sculptures dorées au cuivre sont en carton-pâte. Pourtant, peut-être à cause du caractère secret du lieu, le bruit se répandit qu’il était d’un incroyable luxe, qu’il avait un décor de diamants. Dès avant la révolution, la reine dut le faire ouvrir certains dimanches, mais rien n’y fit et les bruits persistèrent.

l'intérieur

Madame Campan, première femme de chambre de la reine, raconte dans ses Mémoires que Marie-Antoinette, en 1789, fit visiter le petit Trianon aux nouveaux députés qui ne purent croire à la simplicité de cette maison et demandèrent à visiter les plus petits cabinets, persuadés que la souveraine leur dissimulait les pièces les plus somptueuses, dont celle aux colonnes torsadées couvertes de diamants. On ne leur montra qu'une toile ornée de verroterie. D'après Madame Campan, Marie-Antoinette n'en revint pas que l'on ait pu croire à de telles folies, et les députés s'en allèrent, mécontents, persuadés que la Reine les avait trompés.

Fantasme populaire ? On trouve dans les Mémoires de la Baronne d’Oberkirch publiés bien plus tard cette phrase : Le petit théâtre de Trianon est un bijou; il y a une décoration de diamants dont l'éclat éblouit les yeux. Vrai souvenir ? Petit mensonge pour satisfaire la sottise des lecteurs ? On ne trouve point de factures à la hauteur de la légende. Il semble bien que la toile vaguement scintillante que l’on montra en 1789 datait du temps de Louis XIV et qu'elle avait été rangée dans le magasin du petit théâtre de la Reine, mais n’aurait même jamais servi à ses spectacles !

Les vrais diamants étaient sans doute ailleurs : bien authentiques… mais offerts, si l'on peut dire, à une fausse reine. Alors même que Marie-Antoinette jouait pour la dernière fois Rosine en septembre 1785, éclatait l’affaire la plus incroyable de la fin de l'ancien régime, celle dite « du collier de la reine ». Une aventurière, pour soutirer de l’argent au naïf prince et cardinal de Rohan, lui avait fait acquérir un collier de diamants pour le remettre en son nom à la reine, ce qui était déjà compromettant. Pire encore, afin de le mieux berner, elle lui avait fait rencontrer, de nuit et dans un bosquet, une fille sosie de la souveraine qui avait offert une rose au crédule prélat. le collier d ela reine Ainsi, aux faux diamants du décor dans lequel une vraie reine s’amusait à jouer les soubrettes, répondent les vrais diamants payés par une escroquerie et négociés par des receleurs.

Le "décor de diamant" n'a jamais existé. Mais son mythe est bien réel, et il s'insère dans tant d'intrigues dans lesquelles les masques tournaient comme au petit théâtre de Trianon où la reine jouait la servante devant ses servantes, et où les lignes s'emmêlaient comme au grand théâtre de Paris où les ministres applaudissaient les persifleurs…

On sent, à de telles brouillages des lignes de conduite, combien ce que j’ai appelé des « frivolités de fin d’ancien régime » peuvent à la fois révéler et susciter de troubles dans l’opinion.

Pour aller plus loin

  • Une petite visite, d'abord...
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