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100- Le sang

September 15th 2020 at 21:38

Voici un billet dont le sujet m'avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© d'abord par une simple homophonie, ensuite par une rĂ©elle intuition. Il m'a conduit Ă  quelques recherches fĂ©condes. Le sang, liquide infiniment prĂ©cieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siĂšcles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tĂȘte ?

Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quĂȘte peut-ĂȘtre sacrĂ©e mais oĂč le sol allait se dĂ©rober sous mes pas ?

bitcoin graal.jpg, sept. 2020S'il me fallut plus de six mois pour Ă©crire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement Ă  me faire un sang d'encre, j'entends Ă  soigner mes angoisses par l'Ă©criture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'Ă©tĂ©, il me fallut rechercher dans tous les endroits oĂč je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilletĂ© Ă  sa sortie en 1988 et depuis lors peut-ĂȘtre sottement prĂȘtĂ© Ă  quelque ami indĂ©licat (devenu de ce fait frĂšre de sang) et enfin Ă  le racheter et Ă  le relire. VoilĂ , pour le making of.

« Tu ne tueras pas »

Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, oĂč s'Ă©labore presque toujours une thĂ©orie distinguant ce qui est lĂ©gitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particuliĂšres pour Ă©chapper Ă  la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrĂ©e rituellement, l'est aussi politiquement.

Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.

symboles régaliens.jpg, aoĂ»t 2020

Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de rĂ©pandre le sang (que ce soit Ă  cheval Ă  la guerre ou sur le trĂŽne du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les piĂšces mĂ©diĂ©vales) trouve son symĂ©trique dans la presque coĂŻncidence du moment oĂč nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui oĂč nous tranchons la tĂȘte du Roi des Français.

la tete du roi.jpg, août 2020

Le temps oĂč l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien rĂ©gime n'en avait suscitĂ©.

révolutions.jpg, aoĂ»t 2020La gĂȘnante ressemblance de la planche Ă  billet et de la « Veuve » illustre cette idĂ©e de façon troublante.

DĂ©sormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra ĂȘtre plus ou moins clairement Ă©lu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.

Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilÚge, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.

Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dĂ©pendant plus, dĂšs lors, que de la loi, fĂ»t-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la mĂȘme loi rĂ©gir la monnaie ? NapolĂ©on, qui entendait bien crĂ©er une dynastie nouvelle et « succĂ©der Ă  Charlemagne » plutĂŽt qu'Ă  Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent Ă  neuf dixiĂšme). MalgrĂ© la force de sa volontĂ© et la clairvoyance de ses intuitions, la rĂ©fĂ©rence au mĂ©tal prĂ©cieux ne devait pas rĂ©sister Ă  la modernitĂ© davantage que celle au « sang de France ». DĂ©sormais es papel.

La premiĂšre monnaie?

J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la premiÚre monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlÚvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frÚres ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?

Enlèvement des Sabines par Poussin.jpg, sept. 2020

Le sang des femmes a, je crois, offert Ă  toutes les cultures connues de quoi forger mythes et reprĂ©sentations. Je n'Ă©voquerai ici que celui de la dĂ©floration, telle que se la reprĂ©sentaient nos ancĂȘtres. « Cette blessure que l'on inflige Ă  celle qui va devenir la mĂšre de ses enfants n'est pas sans Ă©veiller un trouble » Ă©crit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpĂ©tuation de la lignĂ©e et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprĂ©tĂ© comme offrande, consĂ©cration et prĂ©mices.

Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrĂŽle social et patriarcal, ce qui est tellement Ă©vident que peut-ĂȘtre faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.

don du sang.jpg, sept. 2020Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutÎt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impÎt.

Signer avec son sang ?

Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dÚs qu'apparurent au moyen-ùge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dÚs la premiÚre version littéraire.

VoilĂ , dira le moderne, une intĂ©ressante signature biomĂ©trique. Le cĂ©lĂšbre clown qui prĂ©tend ĂȘtre Satoshi et ne peut signer un satoshi suggĂšre que l'identitĂ© que confĂšre une clĂ© bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. VoilĂ , pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie rĂ©elle : le sang c'est l'Ăąme. Une goutte suffit. La signature est irrĂ©versible, la transaction opĂ©rĂ©e ex opere operato.


Payer avec son sang?

Infiniment prĂ©cieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dĂ©penses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versĂ©, mais aussi pour laver l'honneur bafouĂ©. « Presque tout, d'aprĂšs la Loi, est purifiĂ© avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (ÉpĂźtre aux HĂ©breux). Plus prosaĂŻquement, NapolĂ©on dira un peu la mĂȘme chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour rĂ©clamer une croix de la LĂ©gion d'Honneur qu'on lui refusait malgrĂ© moult exploits. Son Colonel, interrogĂ©, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'Ă©tait « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaĂźtre davantage, l'Empereur accorda la faveur en rĂ©pondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le crĂ©ateur de la Banque de France et de la LĂ©gion d'Honneur Ă©tait attachĂ©e Ă  la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.

le cid.jpg, sept. 2020En Europe, cette vieille idĂ©e a servi Ă  justifier une pratique nĂ©e du tournoi mĂ©diĂ©val, et transformĂ©e au 16Ăšme siĂšcle pour servir tant Ă  la vengeance du sang qu'Ă  la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don DiĂšgue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-ĂȘtre dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mĂȘmes.

duel henry picquart.jpg, sept. 2020

Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procÚs intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procÚs apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.

suicide denfert rochereau.jpg, sept. 2020« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dĂ©pressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsĂšque ?) alors que naguĂšre un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se rĂ©volvĂ©risait proprement sur le sofa ou tapis dĂ©jĂ  rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenĂȘtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, aprĂšs avoir rĂ©pĂ©tĂ© mĂ©taphoriquement la chute dramatique des valeurs spĂ©culatives qui l'a conduit Ă  cette issue fatale.

Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?

Le Graal

Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.

La disproportion de la chose, et pour ĂȘtre franc son caractĂšre par trop abstrait, ont pour ainsi dire dĂ©portĂ© l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-mĂȘme fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les hĂ©ros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchĂąssĂ© dans le rĂ©cit chrĂ©tien Ă  partir d'un auteur nommĂ©... ChrĂ©tien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la CĂšne ou le sang de la Passion, il est dĂ©sormais vide, et ce qui narrĂ©, de poĂšme en poĂšme, outre l'Ă©numĂ©ration des prodiges qui l'entourent, c'est la quĂȘte des chevaliers partis Ă  sa recherche.

le calice de Dona Urraca.jpg, sept. 2020Bitcoin a parfois Ă©tĂ© comparĂ© Ă  un Graal, un peu parce que l'expression a percolĂ© dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rĂȘves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices rĂ©putĂ©s ĂȘtre le saint Graal par environ 200 cathĂ©drales, abbayes ou musĂ©es. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrĂȘtĂ©es: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins Ă©gyptiens Ă©tudiĂ©s durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase dĂ©tenu depuis 1050 et connu jusqu'Ă  prĂ©sent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins Ă©chappe-t-on au faux pour musĂ©e amĂ©ricain) Ă©tait le prĂ©cieux et vĂ©ritable Graal.

Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutĂŽt, selon moi par la multiplicitĂ© des prodiges. Loin de n'ĂȘtre qu'une relique, le Graal possĂšde, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'Ă©clairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est dĂ©crit par ses Ă©vangĂ©listes comme not just a money, comme une mĂ©ta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clĂ©s vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.

Bitcoin serait-il le sang du numérique ?

110 - Manger la grenouille ?

April 24th 2021 at 11:10

Pour Anthony

Un ami qui, sans ĂȘtre une « baleine » crypto ni un « pigeon » Ă©bloui par les nouvelles technologies, me lit tout de mĂȘme Ă  l'occasion, a rĂ©agi Ă  l'image du passe-boule turc qui ornait mon prĂ©cĂ©dent article en me demandant comment on pourrait bien jouer avec un bitcoin au jeu trĂšs populaire dans sa Picardie et que l'on nomme « le jeu de la grenouille ».

Voyant dans cette question pratique un signe tangible de basculement de l'opinion (enfin des questions concrÚtes, appelant des réponses ELI5 comme dirait un autre ami, militaire celui-là) je me suis mis immédiatement à penser à la grenouille.

Il semble que le jeu de la grenouille soit né dans les guinguettes parisiennes avant la révolution. Il se serait ensuite répandu notamment dans le Nord (mon ami est chti donc il dit que c'est un jeu picard) et un peu partout dans le monde, dans sa forme originale, ou sous la forme de « jeu du tonneau » qui est un bricolage pour ceux qui ne disposent pas du matériel canonique.

Au fond c'est une variante sophistiquĂ©e du jeu de « passe boule » (dont le nom doit dater d'une pĂ©riode oĂč le mot boule n'avait point dĂ©viĂ© vers d'autres jeux) car l'idĂ©e de base reste de viser avec adresse pour faire passer la chose, boule, palet ou parfois piĂšce de monnaie. Une tĂȘte de turc ou de clown fait l'affaire, mais n'importe quelle gueule ouverte aussi.

La question importante c'est « pourquoi une grenouille ? »

La réponse est évidemment à chercher du cÎté de l'expression « manger la grenouille » dont ma grand mÚre usait encore pour dire que quelqu'un mangeait ses économies ou qu'un commerçant travaillait à perte. Le lecteur note que j'oblique lentement mais surement vers les questions d'argent : c'est ma vraie nature ...

Il faut donc lĂ  aussi revenir un peu avant la RĂ©volution. Avant d'opter pour la forme cochon (cf. mon sous-entendu graveleux prĂ©cĂ©dent) les tire-lires avaient la forme de ces petits batraciens, qui, telles vos Ă©conomies, prĂ©fĂšrent se cacher, mais auxquels vous ne pouvez vous empĂȘchez de songer la nuit en les entendant coasser dans vos rĂȘves...

On introduisait la piÚce destinée à la thésaurisation par la bouche, ici à peine entrouverte, car l'épargne n'est pas un jeu d'adresse. On trouve des modÚles en fonte, en barbotine ou en porcelaine. La piÚce se glisse parfois dans le dos de l'animal, qui n'apparait à l'occasion qu'à titre de décor sur des tire-lires aux formes les plus diverses.

Que peut bien Ă©voquer la grenouille de ces tire-lires ?

La grenouille est prĂ©sente dans de nombreuses traditions, gĂ©nĂ©ralement associĂ©e Ă  l’élĂ©ment liquide. Son cycle naturel offre aussi une dimension symbolique liĂ©e aux changements d'Ă©tats, aux transformations, mais aussi au caractĂšre transitoire des choses et de la vie. Toutes choses que (nos ancĂȘtres y pensaient-ils ?) l'on retrouve autour de la notion d'Ă©quivalent gĂ©nĂ©ral du cash.

Mais la capacité du petit amphibien à passer de l'élément terrestre à l'élément liquide me parait également riche d'enseignements et je laisse chacun y songer en pensant à son petit pécule.

Si le mot tire-lire semble attestĂ© dĂšs le moyen-Ăąge, la chose, sous une forme ou sous une autre, existait du temps des romains mais aussi en Chine, oĂč du temps des Song on l'appelait « pĆ«mǎn », mot chinois s'Ă©crivant æ‰‘æ»Ą et signifiant littĂ©ralement « frapper-plein » ce qui suggĂšre un fonctionnement universel : on remplit la chose progressivement, et quand elle est pleine, on la casse. Ce qui permet de comprendre l'arrivĂ©e du cochon, qui bouffe un peu de tout (l'argent n'ayant point d'odeur) et que l'on engraisse ainsi jusqu'au moment oĂč on le bouffe lui-mĂȘme.

Et Bitcoin : to the moon ou to the pond ?

La logique rituellement invoquĂ©e dans la communautĂ© Ă  l'aide du hashtag #StackSats (voir ici un intĂ©ressant fil de discussion sur sa difficile traduction en langue française) est un peu diffĂ©rente de la tire-lire Ă  bouche de grenouille dans sa version ancestrale. Jadis, quand on incitait les petits enfants Ă  Ă©pargner, la valeur de la piĂšce de monnaie n'Ă©tait pas censĂ©e fondre. Les enfants nĂ©s Ă  partir de la grande guerre ont trouvĂ© leurs grenouilles dĂ©cevantes ! En revanche ceux qui auraient reçu leur argent de poche en bitcoin au commencement de la premiĂšre dĂ©cennie de notre siĂšcle pourraient trouver la grenouille devenue enfin aussi grosse que le bƓuf.

La vraie question reste donc, encore plus que du temps jadis, de savoir quand il convient de manger la grenouille ou de casser la tire-lire.

Bien sĂ»r le solutionniste qui sommeille en chaque geek bondit ici en assurant que Bitcoin offre le moyen miraculeux de s'offrir les fameuses « jouissances de Sardanapale » dont parle le Philosophe, sans pour autant avoir Ă  passer le batracien Ă  la poĂȘle avec la dose d'ail prĂ©vue. La « collatĂ©ralisation » apparait dans bien des conversations comme la recette miracle : je mets en dĂ©pĂŽt ma grenouille pleine de bitcoins, on me prĂȘte 80% de sa valeur en euros, et quand je rembourse, on me rend intacte ma grenouille qui, suivant gentiment la courbe de rĂ©gression logarithmique vaut bien plus qu'au dĂ©but de l'opĂ©ration. J'ai joui, je n'ai rien perdu, miracle.

Sauf bien Ă©videmment que si Bitcoin a baissĂ©, fĂ»t-ce quelques heures, le prĂȘteur (qu'il s'agisse d'un prĂȘt sur gage ou d'un crĂ©dit lombard...) aura fait un appel de marge, ou liquidĂ© une part de votre cagnotte : la grenouille pourrait donc ĂȘtre rendue sans cuisses, voire en bouillie. Parce que l'Ă©quilibre final de l'opĂ©ration magique tient sur la hausse du collatĂ©ral, bref de Bitcoin. Et c'est quand mĂȘme un peu ce qui s'est passĂ© jadis avec les petites maisons dans la prairies amĂ©ricaines, dont la valeur devait monter, monter, monter...

On voit bien que les Pythies bancaires n'osent plus trop entonner l'air des N'y touchez pas. Ceux qui auraient « un peu de lettres et d'esprit » devraient-ils ici citer le roi des rabats-joie ? Bitcoin est-il la « chĂ©tive pĂ©core » et ses adeptes de sales petits batraciens coassants ? Je ne le crois pas et Ă  tout prendre c'est plutĂŽt le systĂšme lĂ©gal qui ressemble au bƓuf anabolisĂ©. Mais il y a les risques Ă  prendre et ceux Ă  Ă©viter. Transformer ses Ă©conomies quand elles sont situĂ©es dans une autre dimension de l'espace impose sans doute un sacrifice. Manger la grenouille reste effectivement la grande question.

J'arrĂȘte ici avec ma morale d'Ă©pargnant old school, parce que je sens bien que je vais me faire traiter de vieux crapaud, voire pire. Il n'est pas facile Ă  tenir, le rĂŽle de Tonton Crypto !

D'ailleurs un de mes amis a dit un jour plaisamment que je savais « tout ; sauf les sciences naturelles ».

Je n'ai donc pas les moyens d'apporter ici des réponses, mais seulement de suggérer quelques questions. Celles que soulÚve ma fable animaliÚre rejoignent d'ailleurs celles qui avaient été tracées dans un billet platonisant, intitulé « céleste monnaie? » et inspiré par la lecture d'un livre de Mark Alizart, philosophe bitcoin-hétérodoxe.

Si l'on poursuit l'hypothÚse que, vivant à la charniÚre de deux milieux, Bitcoin serait une sorte d'amphibien, née sous forme de larve informatique, et progressivement mais partiellement seulement acclimatée dans le monde organique, alors :

  • serait-il un animal Ă  sang froid ? de ceux qui doivent passer la saison d'hiver (et les pĂ©riodes trop chaudes !) en vie ralentie, dans un terrier, dans la boue ou sous un caillou ? ou dans une caverne ?
  • aurait-il non pas deux mais trois respirations ?
  • connaitrait-il des pĂ©riodes de mue? La cryptomonnaie serait alors moins une sorte de grenouille qu'une sorte de salamandre. Flippening or not flippening that is the creepy question...
  • possĂšderait-t-il des glandes Ă  venin ?

Cette derniĂšre question m'amuse beaucoup.

112 - Salvador, « to the moon »?

July 25th 2021 at 10:00

(pour Emmanuel)

Bitcoin est-il un objet religieux ?

Telle Ă©tait la question qui m'Ă©tait posĂ©e dans le rĂ©cent podcast que j'ai enregistrĂ© avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux Ă©pisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intĂ©gralement ici, mais seulement citer une ou deux idĂ©es, aprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ© ce qui m'est venu Ă  l'esprit depuis. Car oui  l'esprit souffle oĂč il veut (Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est Ă  dire souvent... aprĂšs-coup.

Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.

Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?

Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas mĂȘme la couleur, mais seulement l'Ă©clat dans la nuit, m'a fait instantanĂ©ment songer Ă  la prophĂ©tie poĂ©tique du 9Ăšme chapitre du livre d'IsaĂŻe :

Le peuple qui marchait dans les tĂ©nĂšbres a vu se lever une grande lumiĂšre ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumiĂšre a resplendi.

L'ensemble de ce poÚme biblique célÚbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfÚre d'ailleurs une petite lumiÚre, comme celle de la crÚche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.

Et c'est Ă  ce point prĂ©cis que l'arc s'est formĂ© dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophĂ©tique que ce petit pays, gĂ©nĂ©ralement peu exposĂ© Ă  l'attention de la foule, soit le premier Ă  tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. DĂ©cidĂ©ment, oui, on a affaire Ă  quelque chose de religieux, peut-ĂȘtre de mystique.

J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !

Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).

Mais il y a au-delĂ , lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intĂšgre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.

Bitcoin emmĂšne to the moon, il rend heureux.

Quand bien mĂȘme ce serait une monnaie inutile dans le temps prĂ©sent, comme les officiels tentent pĂ©niblement de nous en convaincre, elle est peut-ĂȘtre utile aprĂšs les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?

Or l'expression latine Salvator Mundi dĂ©signe une reprĂ©sentation iconographique prĂ©cise du Christ, celle oĂč il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmontĂ© d'une croix qui figure non pas la terre mais la voĂ»te cĂ©leste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par  à la Ville et au Monde  devrait plutĂŽt me semble-t-il ĂȘtre traduite par  à la CitĂ© terrestre et Ă  l'Univers .

L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révÚle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphÚre céleste et l'au-delà.

To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prĂȘter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai dĂ©jĂ  notĂ© dans un billet consacrĂ© Ă  l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses Ă©changes dĂ©centralisĂ©s s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu promĂ©thĂ©en que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.

Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entiÚrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux LumiÚres, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célÚbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son systÚme, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothÚse . Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.

To the moon Ă©voque pour moi la phrase de Michel-Ange, prĂ©venant que Il piĂč grande pericolo per noi non Ăš che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamo . Le plus grand danger pour nous n’est pas que notre but soit trop Ă©levĂ© et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignons. Je ne cite Ă©videmment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la dĂ©couverte d'un livre dans les dĂ©barras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la rĂ©vĂ©lation de ce qu'il devait y peindre.

Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvÚle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.

Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donnĂ© au  charlatan  un visage qui Ă©voque furieusement un chef d'État considĂ©rĂ© comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport Ă  la vĂ©ritĂ© reste toujours problĂ©matique. Monnaie que sa prĂ©cĂ©dente fresque, consacrĂ©e au dĂ©sastre de la MĂ©duse, Ă©voquait dĂ©jĂ  crument.


Il y a un monde nouveau.

Le Christ dĂ©voilĂ© le 1er novembre 1541 Ă©tait beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'Ɠuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une Ă©glise ?) et apparut Ă  d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle  une machine de guerre contre la tiĂ©deur de la foi .

Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique  aristotélicienne sur la monnaie et ses fonctions que lui infligent les banquiers et leurs économistes.

La prophĂ©tie d'IsaĂŻe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise Ă  l'esprit, dĂ©crit par ailleurs ce qu'est une force de libĂ©ration. C'est ce qu'Ă©nonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bĂąton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises . Bitcoin est lui-aussi annoncĂ© comme un facteur de libĂ©ration et mĂȘme de salut par ses adeptes.

C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotériologique et non pas sa prétendue complexité qui rend Bitcoin incompréhensible à ceux qui pensent que  c'est une folie complÚte, ce truc .

Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prĂȘtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie lĂ©gale (voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulĂšvent-ils ?

Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutÎt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...

Il faut toutefois se montrer trĂšs prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intĂ©grait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien ĂȘtre son dieu. DĂ©miurgique et promĂ©thĂ©en dans son ambition initiale, Bitcoin est guettĂ© par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sĂ»r, mais aussi le pacte constantinien. Comme au dĂ©but du quatriĂšme siĂšcle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.

L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.

Podcasts et vidéos

(*) Mon podcast avec Emmanuel a été diffusé en deux épisodes, le premier pour passer en revue ce qui donne à Bitcoin une allure religieuse, le second pour chercher ce qui dans Bitcoin a une réelle dimension religieuse.
(**) L'interview de Yorick sur la dimension religieuse de Bitcoin.
(***) Le discours du président du Salvador.
(****) Je cite in fine pour ne pas interrompre la lecture, mais ce film mérite vraiment l'attention :

131 - Un surprenant Maximaliste

October 20th 2022 at 17:00

Le 1er avril dernier (l'avait-il fait exprÚs ? c'est un point discuté en commentaires) Vitalik Buterin, qui est comme chacun sait le concepteur d'Ethereum, avait publié sur son blog un texte étonnant, En défense du Bitcoin Maximalisme que je n'avais pas vu passer avant qu'un ami ne me le signale, un peu trop tard pour pouvoir le commenter à chaud. AprÚs le printemps, l'été s'est passé dans l'espoir, la crainte ou la curiosité du Merge. On s'est enivré des antiques prophéties de flippening, remises au goût du jour et désormais dotées d'un instrument de mesure en temps réel.

Mais au cours du dernier Repas du Coin plusieurs échanges (cordiaux) ont eu pour thÚme le  maximalisme  bien que ce soit évidemment un sujet qui risque à tout moment de conduire à violer la troisiÚme rÚgle de ces repas ( on ne s'engueule pas ) parce que si certains supporteurs d'altcoins sont au mieux des fantaisistes et au pire des escrocs, certains défenseurs de Bitcoin only sont au mieux bornés et au pire toxiques. Verre en main, nous en étions donc arrivés à nous dire que le maximalisme était fait d'un mix d'ignorance et de méchanceté. Dans le second degré qu'autorise l'amitié, et pour analyser le soupçon de maximalisme qu'on m'impute parfois, je notai que je choisissais en ce qui me concernait l'hypothÚse de la méchanceté.

C'est alors que j'ai repensé à Vitalik et me suis dit qu'il fallait publier sur mon blog ce texte magnifique dont la VO se trouve ici et que je n'ai fait que traduire ci-dessous, renvoyant mes propres ajouts en commentaires.

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En défense du Bitcoin Maximalisme
(Vitalik Buterin, 1er avril 2022)

Cela fait des années que nous entendons dire que l'avenir est à la blockchain, et non au bitcoin.

L'avenir du monde ne sera pas constituĂ© d'une seule grande cryptomonnaie, ni mĂȘme de quelques-unes, mais de nombreuses cryptomonnaies - et les gagnantes auront un leadership fort sous un toit central pour s'adapter rapidement aux besoins d'Ă©chelle des utilisateurs. Le bitcoin est truc de boomer et l'Ethereum lui succĂšdera bientĂŽt ; ce seront des actifs plus rĂ©cents et plus Ă©nergiques qui attireront les nouvelles vagues d'utilisateurs de masse. Ceux-ci ne se soucient pas de l'idĂ©ologie libertaire bizarre ou de la  vĂ©rification auto-souveraine , sont rebutĂ©s par la toxicitĂ© et la mentalitĂ© anti-gouvernementale des bitcoineurs et veulent simplement des dĂ©fis et des jeux de blockchain qui soient rapides et qui fonctionnent.

Mais que dire si ce récit est faux et que les idées, les habitudes et les pratiques du maximalisme Bitcoin sont en fait assez proches de la réalité ?

Que dire si Bitcoin Ă©tait bien plus qu'une Pet Rock dĂ©passĂ©e et seulement liĂ©e Ă  un effet de rĂ©seau ? Que dire si les maximalistes de Bitcoin comprenaient en fait profondĂ©ment qu'ils opĂšrent dans un monde trĂšs hostile et incertain, oĂč il faut se battre pour certaines choses et que leurs actions, leurs personnalitĂ©s et leurs opinions sur la conception des protocoles reflĂ©taient profondĂ©ment ce fait ? Que dire si nous vivions dans un monde de cryptomonnaies honnĂȘtes (il y en a trĂšs peu) et de cryptomonnaies malhonnĂȘtes (il y en a beaucoup) et qu'une bonne dose d'intolĂ©rance Ă©tait en fait nĂ©cessaire pour empĂȘcher les premiĂšres de glisser vers les secondes ? C'est l'argument qui sera dĂ©veloppĂ© dans ce billet.

Nous vivons dans un monde dangereux et la protection de la liberté est une affaire sérieuse.

J'espÚre que cela est beaucoup plus évident aujourd'hui qu'en février 2022, lorsque beaucoup de gens pensaient encore sérieusement que Vladimir Poutine était un gentil incompris qui essayait simplement de protéger la Russie et de sauver la civilisation occidentale de la gaypocalypse. Mais cela vaut la peine de le répéter :

Nous vivons dans un monde dangereux, oĂč il y a beaucoup d'acteurs de mauvaise foi qui n'Ă©coutent pas la compassion et la raison.

Une blockchain est au fond une technologie de sĂ©curitĂ© - une technologie qui vise fondamentalement Ă  protĂ©ger les gens et Ă  les aider Ă  survivre dans un monde aussi hostile. Elle est, comme la Fiole de Galadriel, une lumiĂšre pour vous dans les endroits sombres, quand toutes les autres lumiĂšres s'Ă©teignent . Il ne s'agit pas d'une lumiĂšre Ă  bas prix, ni d'une lumiĂšre fluorescente hippie Ă©conome en Ă©nergie, ni d'une lumiĂšre Ă  haute performance. Il s'agit d'une lampe dont la conception a fait des sacrifices sur tous ces plans afin d'ĂȘtre optimisĂ©e pour une seule et unique chose : ĂȘtre une lampe qui fait ce qu'elle doit faire lorsque vous ĂȘtes confrontĂ© au dĂ©fi le plus difficile de votre vie et qu'une araignĂ©e de vingt pieds vous regarde en face.

Source: Black Gate

Les blockchains sont utilisées chaque jour par des personnes non bancarisées ou sous-bancarisées, par des activistes, par des travailleurs du sexe, par des réfugiés et par de nombreux autres groupes qui ne sont pas intéressants pour les institutions financiÚres centralisées à la recherche de profits, ou qui ont des ennemis qui ne veulent pas qu'ils aient accÚs au service bancaire. Elles sont utilisées comme une ligne de survie essentielle par de nombreuses personnes pour effectuer leurs paiements et stocker leurs économies.

À cette fin, les blockchains publiques sacrifient beaucoup Ă  la sĂ©curitĂ© :

  • Les blockchains exigent que chaque transaction soit vĂ©rifiĂ©e indĂ©pendamment des milliers de fois pour ĂȘtre acceptĂ©e.
  • Contrairement aux systĂšmes centralisĂ©s qui confirment les transactions en quelques centaines de millisecondes, les blockchains exigent que les utilisateurs attendent entre 10 secondes et 10 minutes pour obtenir une confirmation.
  • Les chaĂźnes de blocs exigent que les utilisateurs soient entiĂšrement responsables de leur authentification : si vous perdez votre clĂ©, vous perdez vos piĂšces.
  • Les blockchains sacrifient la privacy et nĂ©cessitent des technologies encore plus folles et plus coĂ»teuses pour rĂ©cupĂ©rer cette privacy.

À quoi servent tous ces sacrifices ? À crĂ©er un systĂšme capable de survivre dans un monde hostile et d'ĂȘtre une lumiĂšre dans les tĂ©nĂšbres, quand toutes les autres lumiĂšres s'Ă©teignent.

Pour exceller dans cette tĂąche, il faut deux ingrĂ©dients clĂ©s : (i) un empilement technologique robuste et susceptible d'ĂȘtre dĂ©fendu et (ii) une culture robuste et Ă©galement susceptible d'ĂȘtre dĂ©fendue. La propriĂ©tĂ© qui est la clĂ© d'un empilement technologique robuste et dĂ©fendable est l'accent mis sur la simplicitĂ© et sur la profonde puretĂ© mathĂ©matique : une taille de bloc de 1 Mo, une limite de 21 millions de piĂšces et un mĂ©canisme simple de preuve de travail, celui du consensus de Nakamoto que mĂȘme un Ă©lĂšve du secondaire peut comprendre. La conception du protocole doit ĂȘtre facile Ă  justifier dans les dĂ©cennies et les siĂšcles Ă  venir ; la technologie et les choix de paramĂštres doivent ĂȘtre une Ɠuvre d'art.

Le deuxiÚme ingrédient est la culture d'un minimalisme intransigeant et inébranlable. Il doit s'agir d'une culture capable de se défendre fermement contre les entreprises et les gouvernements qui tentent de coopter l'écosystÚme de l'extérieur, ainsi que contre les mauvais acteurs de l'espace cryptographique qui tentent de l'exploiter à des fins personnelles, et ils sont nombreux.

Maintenant, Ă  quoi ressemble la culture de Bitcoin et Ethereum ? Eh bien, demandons Ă  Kevin Pham :

Vous ne croyez pas que c'est représentatif ? Eh bien, demandons encore à Kevin Pham :

Vous pourriez dire qu'il s'agit simplement de gens d'Ethereum qui s'amusent, et qu'en fin de compte ils comprennent ce qu'ils doivent faire et ce à quoi ils ont affaire. Mais le comprennent-ils ? Regardons le genre de personnes que Vitalik Buterin, le fondateur d'Ethereum, fréquente :

Et ce n'est qu'une petite sĂ©lection. La question immĂ©diate que toute personne regardant cela devrait se poser est : bon Dieu, quel est l'intĂ©rĂȘt de rencontrer publiquement toutes ces personnes ? Certaines de ces personnes sont des entrepreneurs et des politiciens trĂšs dĂ©cents, mais d'autres sont activement impliquĂ©es dans de graves violations des droits humains, violations que Vitalik ne soutient certainement pas. Vitalik ne rĂ©alise-t-il pas Ă  quel point certaines de ces personnes sont gĂ©opolitiquement engagĂ©es dans des combats mortels ?

Maintenant, peut-ĂȘtre qu'il est juste un idĂ©aliste qui croit qu'il faut parler aux gens pour aider Ă  apporter la paix dans le monde, et un adepte du dicton de Frederick Douglass enjoignant de  s'unir avec quiconque pour faire le bien et avec personne pour faire le mal . Mais il y a aussi une hypothĂšse plus simple : Vitalik est un globe-trotter hippie en quĂȘte de plaisir et de statut, et il aime profondĂ©ment rencontrer les gens qui sont importants et se sentir respectĂ© par eux. Et il n'y a pas que Vitalik ; des entreprises comme Consensys sont tout Ă  fait heureuses de s'associer Ă  l'Arabie saoudite. L'Ă©cosystĂšme dans son ensemble essaie toujours de se tourner vers des figures dominantes pour obtenir une forme de validation.

Maintenant, posez-vous la question suivante : quand, le moment venu, des choses rĂ©ellement importantes se produiront sur la blockchain – des choses rĂ©ellement importantes qui offenseraient les gens puissants – quel Ă©cosystĂšme sera le plus disposĂ© Ă  se tenir fermement debout et Ă  refuser de les censurer, quelle que soit la pression exercĂ©e sur lui pour le faire ? L'Ă©cosystĂšme des nomades globe-trotters qui veulent vraiment ĂȘtre les amis de tout le monde, ou l'Ă©cosystĂšme des gens qui se prennent en photo avec un AR15 et une hache comme violon d'Ingres ?

La monnaie n'est pas  juste la premiÚre application . C'est de loin la plus réussie.

De nombreuses personnes qui brandissent l'argument  La Blockchain oui, Bitcoin non  soutiennent que la cryptomonnaie est la premiÚre application des blockchains, mais que c'est une application trÚs ennuyeuse et que le véritable potentiel des blockchains réside dans des choses plus grandes et plus excitantes. Passons en revue la liste des applications figurant dans le livre blanc d'Ethereum :

  • Émission de jetons
  • DĂ©rivĂ©s financiers
  • Stablecoins
  • SystĂšmes d'identitĂ© et de rĂ©putation
  • Stockage dĂ©centralisĂ© de fichiers
  • Organisations autonomes dĂ©centralisĂ©es (DAO)
  • Jeux d'argent de pair Ă  pair
  • MarchĂ©s prĂ©dictifs

Beaucoup des catégories de cette liste ont des applications qui ont été lancées et qui ont au moins quelques utilisateurs. En regard, les adeptes des cryptomonnaies accordent une importance particuliÚre à l'autonomisation des personnes sous-bancarisées dans le  Sud . Lesquelles des applications précédentes ont réellement beaucoup d'utilisateurs dans le Sud ?

Il s'avÚre que le stockage de richesses et les paiements sont de loin les applications les plus populaires. 3 % des Argentins possÚdent des cryptomonnaies, tout comme 6 % des Nigérians et 12 % des Ukrainiens. Les dons en cryptomonnaies au gouvernement ukrainien qui ont récolté plus de 100 millions de dollars ( en six semaines) si l'on inclut les dons à des initiatives non gouvernementales liées à l'Ukraine, constituent de loin l'exemple le plus important d'utilisation des blockchains par un gouvernement pour accomplir quelque chose d'utile aujourd'hui.

Quelle autre application est proche de ce niveau d'adoption rĂ©elle et concrĂšte aujourd'hui ? La plus proche est peut-ĂȘtre ENS. Les DAO existent et se dĂ©veloppent, mais aujourd'hui, un nombre beaucoup trop grand d'entre elles attirent les gens des pays riches dont l'intĂ©rĂȘt principal est de s'amuser et d'utiliser des profils de personnages de dessins animĂ©s pour satisfaire leur besoin d'expression personnelle du premier monde, et non de construire des Ă©coles et des hĂŽpitaux ou encore de rĂ©soudre d'autres problĂšmes du monde rĂ©el.

Ainsi, nous pouvons voir les deux camps assez clairement : d'un cĂŽtĂ© l'Ă©quipe  Blockchain , avec des personnes privilĂ©giĂ©es des pays riches qui aiment exhiber des preuves de vertu comme le fait de  dĂ©passer l'argent et le capitalisme  et qui ne peuvent s'empĂȘcher d'ĂȘtre excitĂ©s par  l'expĂ©rimentation de la gouvernance dĂ©centralisĂ©e  comme un passe-temps ; de l'autre cĂŽtĂ© l'Ă©quipe  Bitcoin , c'est Ă  dire un groupe trĂšs diversifiĂ© de personnes riches ou pauvres, dans de nombreux pays du monde y compris du Sud, qui utilisent rĂ©ellement l'outil capitaliste de l'argent libre et auto-souverain pour fournir une rĂ©elle valeur aux ĂȘtres humains aujourd'hui.

Se concentrer exclusivement sur le fait d'ĂȘtre de l'argent permet d'obtenir de l'argent de meilleure qualitĂ©.

Une idĂ©e reçue trĂšs rĂ©pandue sur la raison pour laquelle Bitcoin ne permet pas d’avoir des contrats autonomes  avec des ensembles d’états complexes  est la suivante : Bitcoin accorderait une grande importance Ă  la simplicitĂ© et en particulier Ă  une faible complexitĂ© technique, afin de rĂ©duire les risques de dysfonctionnement. Par consĂ©quent, le protocole ne peut pas ajouter les fonctions et opcodes plus compliquĂ©s qui sont nĂ©cessaires pour pouvoir prendre en charge les contrats autonomes plus compliquĂ©s d'Ethereum.

Cette idée reçue est bien sûr erronée. En fait il existe de nombreuses façons d'ajouter des ensembles d'états complexes à Bitcoin ; recherchez le mot  covenants  dans les archives du chat Bitcoin et vous verrez de nombreuses propositions discutées. Et nombre de ces propositions sont étonnamment simples. La raison pour laquelle les clauses restrictives n'ont pas été ajoutées n'est pas que les développeurs de Bitcoin ont vu la valeur des ensembles d'états complexes mais ont trouvé intolérable un protocole un peu plus complexe. C'est plutÎt parce que les développeurs de Bitcoin s'inquiÚtent des risques de complexité systémique que la possibilité d'ensembles d'états complexes introduirait dans l'écosystÚme  !

Un article récent des chercheurs de Bitcoin décrit certaines façons d'introduire des clauses restrictives pour ajouter un certain degré de richesse d'état à Bitcoin.

La bataille d'Ethereum contre la valeur extractible par les mineurs (MEV) est un excellent exemple de ce problĂšme dans la pratique. Il est trĂšs facile dans Ethereum de construire des applications oĂč la prochaine personne Ă  interagir avec un certain contrat obtient une rĂ©compense substantielle, ce qui amĂšne les parties prenantes et les mineurs Ă  se battre pour l'obtenir et contribue grandement au risque de centralisation du rĂ©seau et nĂ©cessite Ă  la fin des solutions de contournement compliquĂ©es. Dans Bitcoin, il est difficile de crĂ©er de telles applications Ă  risque systĂ©mique, en grande partie parce que Bitcoin n'a pas d'Ă©tat riche et se concentre sur le cas d'utilisation simple (et sans MEV) consistant Ă  ĂȘtre simplement de l'argent.

La contagion systémique peut également se produire de maniÚre non technique. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent signifie que Bitcoin nécessite relativement peu de développeurs, ce qui contribue à réduire le risque que les développeurs commencent à demander à s'imprimer de l'argent gratuit pour construire de nouvelles fonctionnalités du protocole. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent réduit la pression exercée sur les développeurs de base pour qu'ils ajoutent sans cesse des fonctionnalités afin de  rester dans la course  et de  répondre aux besoins des développeurs .

À bien des Ă©gards, les effets systĂ©miques sont rĂ©els et il n'est tout simplement pas possible pour une monnaie de  permettre  un Ă©cosystĂšme d'applications dĂ©centralisĂ©es hautement complexes et risquĂ©es sans que cette complexitĂ© ne se retourne contre elle d'une maniĂšre ou d'une autre. Bitcoin est un choix sĂ»r. Si Ethereum poursuit son approche centrĂ©e sur la couche 2, ETH-la-monnaie peut prendre une certaine distance par rapport Ă  l'Ă©cosystĂšme d'applications qu'elle permet et ainsi obtenir une certaine protection. En revanche, les plateformes dites de couche 1 Ă  haute performance n'ont aucune chance.

En général, les projets les plus anciens dans une industrie sont les plus  authentiques .

Nombre d'industries et de domaines suivent un schĂ©ma similaire. Tout d'abord, une nouvelle technologie passionnante est inventĂ©e, ou bien elle est amĂ©liorĂ©e au point d'ĂȘtre rĂ©ellement utilisable pour quelque chose. Au dĂ©but, la technologie est encore maladroite, elle est trop risquĂ©e pour que presque tout le monde s'y intĂ©resse en tant qu'investissement et il n'y a pas de  preuve sociale  que les gens peuvent l'utiliser pour rĂ©ussir. Par consĂ©quent, les premiĂšres personnes impliquĂ©es sont les idĂ©alistes, les geeks et les personnes qui sont vĂ©ritablement enthousiasmĂ©es par la technologie et par son potentiel d'amĂ©lioration de la sociĂ©tĂ©.

Cependant, une fois que la technologie a fait ses preuves, les gens qui suivent la norme entrent en scĂšne - un Ă©vĂ©nement qui, dans la culture Internet, est souvent appelĂ© le  le septembre sans fin . Et il ne s'agit pas simplement de gentils normaux qui veulent faire partie de quelque chose d'excitant, mais de businessman normaux portant des costumes et qui commencent Ă  scruter l'Ă©cosystĂšme avec des yeux de loup pour trouver des moyens de gagner de l'argent - avec des armĂ©es de capital-risqueurs tout aussi dĂ©sireux de se tailler leur part du gĂąteau et qui les encouragent depuis le banc de touche. Dans les cas extrĂȘmes des bonimenteurs hors-la-loi entrent en scĂšne, crĂ©ant des blockchains sans valeur sociale ou technique monayable et qui constituent pratiquement des escroqueries. Mais la rĂ©alitĂ© est que l'espace entre  idĂ©aliste altruiste  et  escroc  est vraiment large comme spectre. Et plus un Ă©cosystĂšme se maintient, plus il est difficile pour tout nouveau projet situĂ© du cĂŽtĂ© altruiste du spectre de se lancer.

Un indice significatif du lent remplacement, dans l'industrie de la blockchain, des valeurs philosophiques et idĂ©alistes par celles de la recherche de profit Ă  court terme est la taille de plus en plus grande des prĂ©minages : les allocations que les dĂ©veloppeurs d'une cryptomonnaie se donnent Ă  eux-mĂȘmes.

Source for insider allocations: Messari.

Quelles communautés blockchain valorisent-elles profondément l'auto-souveraineté, la vie privée et la décentralisation, et font de gros sacrifices pour l'obtenir ? Et quelles autres communautés essaient simplement de gonfler leur capitalisation boursiÚre et de faire de l'argent pour les fondateurs et les investisseurs ? Le graphique ci-dessus devrait rendre la chose assez claire.

L'intolérance a du bon

Ce qui prĂ©cĂšde montre clairement pourquoi le statut de Bitcoin en tant que premiĂšre cryptomonnaie lui confĂšre des avantages uniques qui sont extrĂȘmement difficiles Ă  reproduire pour toute cryptomonnaie crĂ©Ă©e au cours des cinq derniĂšres annĂ©es. Mais nous en arrivons maintenant Ă  la plus grande objection contre la culture maximaliste du bitcoin : pourquoi est-elle si toxique ?

L'argument de la toxicité du bitcoin découle de la deuxiÚme loi de Conquest. Dans la formulation originale de Robert Conquest, la loi dit que  toute organisation qui n'est pas explicitement et constitutionnellement de droite deviendra tÎt ou tard de gauche . Mais en réalité, il ne s'agit que d'un cas particulier d'un modÚle beaucoup plus général, qui, à l'Úre moderne des médias sociaux implacablement homogénéisants et conformistes, est plus pertinent que jamais :

Si vous voulez conserver une identité différente du courant dominant (mainstream), alors vous avez besoin d'une culture vraiment forte qui résiste activement et combat l'assimilation au courant dominant chaque fois qu'il tente d'affirmer son hégémonie.

Les blockchains sont, comme je l'ai mentionnĂ© plus haut, trĂšs fondamentalement et explicitement un mouvement de contre-culture qui tente de crĂ©er et de prĂ©server quelque chose de diffĂ©rent du courant dominant. À une Ă©poque oĂč le monde se divise en blocs de grandes puissances qui suppriment activement les interactions sociales et Ă©conomiques entre elles, les blockchains sont l'une des rares choses qui peuvent rester mondiales. À une Ă©poque oĂč de plus en plus de personnes recourent Ă  la censure pour vaincre leurs ennemis Ă  court terme, les blockchains continuent rĂ©solument Ă  ne rien censurer.

La seule façon correcte de rĂ©pondre aux  adultes raisonnables  qui essaient de vous dire que pour  devenir mainstream , vous devez faire des compromis sur vos valeurs  extrĂȘmes . Parce qu'une fois que vous avez fait un compromis, vous ne pouvez plus vous arrĂȘter.

Les communautés blockchain doivent également lutter contre les mauvais acteurs de l'intérieur. Les mauvais acteurs comprennent :

  • Les arnaqueurs, qui crĂ©ent et vendent des projets qui sont finalement sans valeur (ou pire, positivement nuisibles) mais qui s'accrochent aux marques  crypto  et  dĂ©centralisation  (ainsi qu'Ă  des idĂ©es trĂšs abstraites sur l'humanisme et l'amitiĂ©) pour se lĂ©gitimer.
  • Les collaborationnistes, qui brandissent publiquement et bruyamment comme preuve de leur vertu le fait de travailler avec les gouvernements puis tentent activement de convaincre les gouvernements d'utiliser la force coercitive contre leurs concurrents.
  • Les corporatistes, qui essaient d'utiliser leurs ressources pour s'emparer du dĂ©veloppement des blockchains et poussent souvent Ă  des changements de protocole qui permettent la centralisation.

On pourrait s'opposer à tous ces acteurs avec un visage souriant, en disant poliment au monde pourquoi on est  en désaccord avec leurs priorités . Mais c'est irréaliste : les mauvais acteurs s'efforceront de s'intégrer dans votre communauté et à ce stade il deviendra psychologiquement difficile de les critiquer avec le niveau de mépris suffisant qu'ils méritent en vérité : les personnes que vous critiquerez seront les amis de vos amis. Ainsi, toute culture qui valorise l'amabilité pliera simplement devant ce défi et laissera les escrocs se promener librement au milieu des portefeuilles des innocents newbies.

Quel type de culture ne pliera pas ? Une culture qui est disposée et désireuse de dire aux escrocs à l'intérieur et aux adversaires puissants à l'extérieur d'aller se faire voir à la maniÚre d'un bateau de guerre russe.

Les croisades bizarres contre les huiles de graines sont bonnes

Un puissant outil pour aider une communautĂ© Ă  maintenir sa cohĂ©sion interne autour de ses valeurs distinctives et Ă©viter de tomber dans le marais du courant dominant, est offert par les croyances et les croisades Ă©tranges qui sont dans un esprit similaire, mĂȘme si elles ne sont pas directement reliĂ©es Ă  la mission de base. IdĂ©alement, ces croisades devraient ĂȘtre au moins partiellement correctes, en s'attaquant Ă  un vrai angle mort ou Ă  une vĂ©ritable incohĂ©rence des valeurs dominantes.

La communauté Bitcoin est douée pour cela. Leur croisade la plus récente est une guerre contre les huiles de graines, des huiles dérivées de graines végétales riches en acides gras oméga-6 qui sont nocifs pour la santé humaine.

Source : POS Pilot Plant Corporation

Cette croisade des bitcoiners est traitĂ©e avec scepticisme lorsqu'elle est examinĂ©e par les mĂ©dias, mais ces derniers traitent le sujet beaucoup plus favorablement lorsque des entreprises technologiques  respectables  s'y attaquent. La croisade permet de rappeler aux bitcoiners que les mĂ©dias grand public sont fondamentalement tribaux et hypocrites, et que les tentatives les plus criantes des mĂ©dias pour calomnier les cryptomonnaies en les prĂ©sentant comme principalement destinĂ©es au blanchiment d'argent et au terrorisme devraient ĂȘtre traitĂ©es avec le mĂȘme niveau de mĂ©pris.

Sois maximaliste !

Le maximalisme est souvent tournĂ© en dĂ©rision dans les mĂ©dias comme Ă©tant Ă  la fois une dangereusement toxique secte de droite et un tigre de papier qui disparaĂźtra dĂšs qu'une autre cryptomonnaie arrivera et prendra le relais de l'effet de rĂ©seau suprĂȘme de Bitcoin. Mais la rĂ©alitĂ© est qu'aucun des arguments en faveur du maximalisme que je dĂ©cris ci-dessus ne dĂ©pend en rien des effets de rĂ©seau. Les effets de rĂ©seau sont rĂ©ellement logarithmiques et non pas quadratiques : une fois qu'une cryptomonnaie est  assez grosse , elle a suffisamment de liquiditĂ©s pour fonctionner et les processeurs de paiement multi-cryptomonnaies l'ajouteront facilement Ă  leur collection. Mais l'affirmation selon laquelle Bitcoin est une Pet Rock dĂ©passĂ©e et que sa valeur provient entiĂšrement d'un effet de rĂ©seau de zombies ambulants et que tout ceci n'a besoin que d'un petit coup de pouce pour s'effondrer est de mĂȘme complĂštement fausse.

Les crypto-actifs comme le bitcoin prĂ©sentent de rĂ©els avantages culturels et structurels qui en font des actifs puissants et qui mĂ©ritent d'ĂȘtre dĂ©tenus et utilisĂ©s. Le bitcoin est un excellent exemple de cette catĂ©gorie, bien qu'il ne soit certainement pas le seul ; d'autres cryptomonnaies honorables existent et les maximalistes sont prĂȘts Ă  les soutenir et Ă  les utiliser. Le maximalisme ce n'est pas seulement Bitcoin pour le plaisir de Bitcoin ; il s'agit plutĂŽt d'une prise de conscience trĂšs sincĂšre que la plupart des autres cryptomonnaies sont des escroqueries et qu'une culture d'intolĂ©rance est inĂ©vitable et nĂ©cessaire pour protĂ©ger les nouveaux venus et s'assurer qu'au moins un petit coin de cet espace continue d'ĂȘtre un coin oĂč il fait bon vivre.

Il vaut mieux Ă©garer dix dĂ©butants de telle maniĂšre qu'ils Ă©vitent un investissement qui s'avĂšrerait ĂȘtre bon que de permettre Ă  un seul dĂ©butant d'ĂȘtre ruinĂ© par un escroc.

Il est préférable de rendre ton protocole trop simple quitte à échouer à servir dix applications de jeu de faible valeur qui n'attireront l'attention que peu de temps plutÎt que de le rendre trop complexe et d'échouer à servir le cas d'usage central de l'argent sain qui sous-tend tout le reste.

Et il vaut mieux offenser des millions de personnes en défendant agressivement ce en quoi tu crois que d'essayer de satisfaire tout le monde et de ne rien défendre du tout.

Sois courageux. Bats-toi pour tes valeurs. Sois un Maximaliste.

132 - La soupe (bis repetita)

October 31st 2022 at 10:01

Immense Ă©motion au MOMA de New York oĂč des activistes crypto ont aspergĂ© la cĂ©lĂšbre toile d'Andy Campbell's Soup Cans (1962) avec une importante quantitĂ© de soupe Ă  la citrouille. Les Ă©ditorialistes de BFMCrypto semblent les premiers Ă  avoir tentĂ© une rĂ©ponse Ă  la question qui a immĂ©diatement agitĂ© les autres plateaux tĂ©lĂ© : le choix de cette cucurbitacĂ©e doit-il, en ce jour de fĂȘte d'Halloween, ĂȘtre considĂ©rĂ© comme intentionnel ou accidentel ?

La dimension identitaire de cette soupe orange une fois Ă©claircie et la date du 31 octobre savamment replacĂ©e dans l'histoire du mouvement crypto, sans doute convient-il d'Ă©couter les activistes eux-mĂȘmes ?

Nous respectons la mémoire d'Andy Wahrol  ont d'abord tenu à déclarer les deux forcenés :  il a en effet inventé le caractÚre essentiel de notre époque, avec son quart d'heure de célébrité pour tous les couillons .

Alors ? Pourquoi tant de soupe ?

Il est clair que c'est la multiplication sans limite des boites de soupe à la tomate qui était dans le viseur de ces intégristes de la monnaie rare.  Rien n'interdit au systÚme, aujourd'hui, d'émettre de nouveaux tableaux, de faire tourner la planche à posters ou à cartes postales de façon inflationniste, et ceci sans le moindre rapport avec la production réelle de tomates  ont-ils protesté.

Certes la technologie des NFT permettrait en théorie de mieux suivre cette dangereuse inflation de tomates. C'est d'ailleurs ce qu'a proposé Bruno Le Maire, nouvel apologÚte de ces tokens qui lui rappellent les cadeaux Bonux de son enfance.

Alors ? Les deux activistes ont semblé soudain beaucoup moins déterminés, car le choix de la blockchain sous-jacente divise manifestement cette communauté.

Christine Lagarde quant à elle a résumé la sidération de l'élite mondiale devant cet attentat :  The tomato soup has (euh euh) just pretty much come about from nowhere  a-t-elle expliqué avec sa concision coutumiÚre.

Les bitcoineurs, faut-il le rappeler, entretiennent une relation ancienne avec le potage. Ils avaient d'ailleurs embrigadé l'iconique soupe à la tomate jadis.

Le mot de soupe avait d'ailleurs servi Ă  dĂ©crire Bitcoin lui-mĂȘme ! C'Ă©tait il y a dĂ©jĂ  cinq ans, du temps que l'Ă©minent Pascal Ordonneau poursuivait une vaillante croisade contre une monnaie qui pour lui  ne doit son existence qu'Ă  une soupe informatique de 0 et de 1 . Depuis lors, cet esprit distinguĂ© semble avoir arrĂȘtĂ© d'Ă©crire sur ce qu'il ne comprend pas pour en revenir Ă  sa vraie passion : l'art. Il est Ă  craindre cependant que le jet de soupe orange du MOMA ne rĂ©veille son obsession...

En attendant les prochaines polémiques, on célÚbrera le 31 octobre en relisant mon billet sur la soupe et celui que j'avais intitulé Trick or Treat, deux textes tout en finesse et d'une infinie richesse culturelle.

138 - Le « Petit Livre orange » ?

May 10th 2023 at 10:30

Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célÚbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.

En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est portĂ© sur L'Ă©talon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai dĂ©jĂ  rendu compte ici et qui offre, Ă  leurs yeux, le double avantage d'avoir Ă©tĂ© traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'ĂȘtre  considĂ©rĂ© comme la rĂ©fĂ©rence .

L'argumentation m'a provoquĂ© et je me suis risquĂ© Ă  avouer mes rĂ©serves par un message sur Twitter :  Je vais ĂȘtre honnĂȘte. Si je n'avais pas Ă©voluĂ© moi-mĂȘme antĂ©rieurement (lectures, rencontres, expĂ©riences diverses et rĂ©flexion personnelle) et que j'avais dĂ©couvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait Ă©loignĂ©. Vraiment .

Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.

Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.

Ceci m'oblige Ă  rĂ©pondre : je pense qu'offrir l'AcĂ©phale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-ĂȘtre Ă©tĂ© moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la dĂ©marche, indĂ©pendamment du choix du livre offert. L'ouvrage L'Ă©talon Bitcoin tend Ă  acquĂ©rir un statut spĂ©cifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en dĂ©couvrant que j'Ă©tais loin d'ĂȘtre le seul sur la rĂ©serve, je n'ai pas Ă©tĂ© dĂ©trompĂ©.

Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le systÚme de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.

J'ai écrit que ce livre (qui a ses ardents défenseurs!) a évidemment de réelles qualités, que je suis assez séduit par son modÚle  stock sur flux  (en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thÚses.

Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :

  • l'usage dĂ©sinvolte que cet Ă©conomiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
  • bien des traits forcĂ©s et un esprit de systĂšme poussĂ© jusqu'au ridicule,
  • une psychologie sous-jacente dĂ©crite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas ĂȘtre le seul,
  • un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
  • et enfin, malheureusement, des procĂ©dĂ©s d'attaque ad hominem indignes.

Les rĂ©actions que j'ai suscitĂ©es sur Twitter laisseraient croire que ceux qui n’aiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.

Comme le notait S. Gouspillou  on dirait des proustiens face à un non fan de La Recherche .

Quelqu'un qui refusait de comprendre  comment on peut trouver ça chiant  , ce qui je le rĂ©pĂšte n'Ă©tait pas mon mot, soulignait que cette apprĂ©ciation nĂ©gative  semble surtout ĂȘtre le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienne . Et un autre s'interrogeait sur la position de SĂ©bastien ou de moi-mĂȘme vis-Ă -vis de ladite Ă©cole :  j’imagine bien les deux bien Ă  gauche Ă©tant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens qu’il ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru d’Ammous peut dĂ©ranger les Ăąmes sensibles .

Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, Ă©videmment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette Ă©cole (dont la premiĂšre chose Ă  dire c'est qu'elle n'est guĂšre unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...

Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les ƒuvres complĂštes ?) de leurs Ă©vangiles, je ne m'estime pas tenu de rĂ©pondre parce que :

  • reprochant aux Ă©conomistes de jouer aux historiens, mon intention n'est Ă©videmment pas de jouer Ă  l'Ă©conomiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas Ă  mes yeux un cursus cohĂ©rent) ;
  • je reconnais un faible niveau de considĂ©ration (toutes Ă©coles confondues) pour l'Ă©conomie, qui me paraĂźt souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
  • je serais deux fois plus intĂ©ressĂ© par les autrichiens s'ils Ă©taient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute rĂ©serve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut ĂȘtre un choix politique ou sociĂ©tal qui (faut-il le rappeler Ă  des libĂ©raux ?) relĂšve de ma libertĂ© de penser ;
  • ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme  le temps est rare ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines prĂ©occupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marchĂ© ;
  • j'assume mon allergie aux ronchonneries rĂ©actionnaires contre la musique des jeunes (mĂȘme si moi-aussi je prĂ©fĂšre Bach, mais cela n'a rien Ă  voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi Ă  voir que tout ceci est censĂ© faire partie de la dĂ©monstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
  • enfin je ne peux admettre Ă  titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont dĂ©jĂ  conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).

Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu lĂ  pour Ă©tudier l'Ă©cole autrichienne ; je suis venu lĂ  parce que Bitcoin m'a paru intĂ©ressant par lui-mĂȘme.

S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la premiĂšre voie aurait Ă©tĂ© moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les Ă©vangĂ©listes autrichiens n'a pas suscitĂ© en moi la mĂȘme Ă©motion ou la mĂȘme excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)

Ceci mis de cĂŽtĂ©, ce que je reproche en l'occurrence Ă  ces auteurs et plus encore Ă  leurs thurifĂ©raires, ce n'est certainement pas leurs convictions, mĂȘme celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'Ă©tudes et d'informations dĂ©volu Ă  Bitcoin par leurs idĂ©es, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraĂźt inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.

Aucun Ă©conomiste, autrichien ou non d'ailleurs et mĂȘme en remontant Ă  Oresme, n'a pour moi inventĂ© Bitcoin. Au mieux ils ont dĂ©crit des problĂšmes que Bitcoin peut (plus ou moins) rĂ©soudre et ils ont espĂ©rĂ© que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient Ă  certains Ă©gards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontanĂ© ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maĂźtre de Chicago. Quant Ă  la cĂ©lĂšbre prophĂ©tie du monĂ©tariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est rĂ©ellement Bitcoin. C'est peut-ĂȘtre un dĂ©tail pour vous, mais...

Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est trÚs difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du systÚme officiel.

AprĂšs tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bĂ©nĂ©fice. Mais chacun doit-il pour autant considĂ©rer que son livre de chevet est le livre de rĂ©fĂ©rence, qui par une sorte de vertu intrinsĂšque ferait le mĂȘme effet Ă  tout lecteur ?

On a ici le type mĂȘme de l'illusion des religieux fanatiques :

Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à-porte, un sourire désarmant aux lÚvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.

Je conclus quant au livre de S. Ammous

Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhĂ©sion universelle mĂȘme au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhĂ©sion universelle, mĂȘme parmi ceux qui le considĂšrent comme le meilleur livre !

Il est peu probable que ces réserves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confié David St-Onge :  mon pÚre, ouvert sur le sujet avec un diplÎme universitaire en administration, en a abandonné la lecture. Jamais ma mÚre, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai écrit mon livre .

En revanche il est presque certain que le propos  ultra direct voire cru  de S. Ammous permettra à nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires européennes dans le rÎle) les pires pages de la  Bible de la secte  que lui aura envoyée  le lobby . Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.

Venons-en alors Ă  l'idĂ©e mĂȘme d'offrir un livre

Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des Ă©conomistes, pour en arriver Ă  l'idĂ©e que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un Ă©crit Ă©sotĂ©rique, derriĂšre son apparente simplicitĂ©. Comme nous l'Ă©crivions dans l'AcĂ©phale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacitĂ© rĂ©elle d’abstraction mais aussi et surtout de remise en cause.

Pourquoi, ayant moi-mĂȘme commis seul ou Ă  plusieurs quelques petits pavĂ©s qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont Ă©galement pu susciter des critiques (voir ici pour la plus rĂ©cente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcĂ©ment la bonne idĂ©e ?

Parce que, indĂ©pendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espĂ©rer que l'opĂ©ration projetĂ©e soit efficace en termes de com’, avec peut-ĂȘtre un minibuzz.

La fameuse pilule orange, dit Sébastien Gouspillou,  doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigeste .

Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.

Quand il Ă©crit que  les dĂ©putĂ©s ne liront pas ce pavé  chaque mot compte. Les dĂ©putĂ©s ne liraient sans doute rien qui dĂ©passe le rĂ©sumĂ© des Ă©tudes produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-ĂȘtre aussi mal choisie que le vecteur !

Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.

Si j'ai Ă©crit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothĂšque semble un peu dĂ©corative. Lui et son chien prennent plutĂŽt les livres sur la tĂȘte !

Mais cet infatigable enquĂȘteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai Ă©crit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.

Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on découvre un détail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusé. Et c'est à partir de là (dans ce que mon ami Adli assimile au  creux de l'humilité  décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impÎt.

Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !

Nous avons bien raison de nous moquer des rĂ©gulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux rĂšgles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous Ă  refaire l'histoire, Ă  critiquer le systĂšme antĂ©rieur, voire Ă  disserter sur les mƓurs et la sexualitĂ© des maĂźtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amĂ©liorĂ© moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'Ă  ce que l'expĂ©rience de l'utilisateur cesse d'ĂȘtre un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?

Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amĂ©lioration mĂȘme infime de l'expĂ©rience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilitĂ© on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bĂ©nĂ©fice tangible d'implantations d'alternatives Ă©nergĂ©tiques, que la mise en place d'enseignements dĂ©diĂ©s, et Ă  mon humble avis que la mise en place d'actions concrĂštes de solidaritĂ©.

142 - Préfaces (quelques échanges avec des philosophes)

January 1st 2024 at 19:00

Lors d'un rĂ©cent live consacrĂ© Ă  mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, ont ressurgi, sur la chaĂźne du Faune, quelques questions classiques (comment nous nous sommes rencontrĂ©s, pourquoi nous obstinons-nous Ă  nous voussoyer, comment avons-nous trouvĂ©, si tĂŽt, un Ă©diteur prĂȘt Ă  mettre un gros ₿ sur une couverture ?) et une plus rare : pourquoi avons-nous fait prĂ©cĂ©der le texte de l'AcĂ©phale d'une prĂ©face ?

Dans le cours mĂȘme de l'Ă©mission, j'ai pu retrouver et lire en direct une correspondance Ă©changĂ©e avec FrĂ©dĂ©ric Lordon, oĂč celui-ci s'excusait fort courtoisement de n'avoir pas le temps d'Ă©crire la chose, mais en soulignait aussi l'inutilitĂ© Ă  ses yeux.

C'est là une pratique sociale tout à fait hétérogÚne à la logique de la chose intellectuelle, laquelle, totalement autosuffisante, n'a besoin d'aucun rehaussement préfacier 

Il se trouve que je partageais pour une bonne part son argumentation. Mais je dois avouer que (non binaire Ă  ma façon) je comprenais aussi la requĂȘte de notre Ă©diteur.

Il m'a semblĂ© que, quelques annĂ©es plus tard, et comme en avant-propos Ă  la nouvelle annĂ©e, je pourrais tenter de retracer l'historique de mes Ă©changes avec les uns et les autres jusqu'Ă  notre rencontre avec Jean-Joseph Goux, qui accepta avec simplicitĂ© et gentillesse de nous prĂ©facer. Je reviendrai dans un prochain billet sur le sens que, finalement, j'accorde Ă  cette  pratique sociale  Ă  laquelle j'ai moi-mĂȘme sacrifiĂ© dans les deux sens.

La prestigieuse maison CNRS Éditions Ă  qui nous avions proposĂ© le projet en dĂ©cembre 2015 avait Ă©tĂ© formelle : oui Ă  Bitcoin sur la couverture (alors mĂȘme que les Ă©diteurs cette annĂ©e-lĂ  n'entendaient publier que sur la blockchain) et mĂȘme oui Ă  la monnaie acĂ©phale (excellent suggestion d'Adli). Mais Ă  la condition que nous nous trouvions un prĂ©facier.

DĂšs lors, il s'agissait moins pour moi de discuter ou d'analyser la pertinence de la requĂȘte que de m'exĂ©cuter. L'accord s'Ă©tait vite fait avec Adli sur le fait qu'il revenait au grey hair de mener les dĂ©marches ; de mĂȘme nous Ă©tions convenus qu'il Ă©tait impossible de solliciter un banquier ou un Ă©conomiste et qu'il aurait Ă©tĂ© peu pertinent de demander cela Ă  un ami historien. Restaient les philosophes, qui semblent conçus pour prĂ©facer Ă©lĂ©gamment les ouvrages en quĂȘte de respectabilitĂ©.

Deux Ă©vĂ©nements avaient nourri mon carnet d'adresses de gens que je pouvais dĂ©marcher : la Nuit Sciences et Lettres Ă  l'École normale supĂ©rieure (le 3 juin 2016: voir ici pour le rĂ©cit et l'enregistrement hĂ©roĂŻque de cette confĂ©rence fort bien accueillie pour le reste) et la confĂ©rence Bitcoin Pluribus Impar tenue dans le mĂȘme lieu presque un an plus tard.

Autant le premier Ă©vĂ©nement, organisĂ© par l'École, avait Ă©tĂ© assez simple Ă  concevoir pour moi, dans le dĂ©lai imparti de deux mois environ, autant le second, dont le Cercle du Coin devait ĂȘtre maĂźtre d'Ɠuvre, s'avĂ©ra complexe et me tint sur le pont plus d'un an.

Mais compte-tenu de l'ambition qui était la nÎtre, celle de proposer des regards croisés, j'avais pu contacter et échanger avec des nombreuses pointures, philosophes compris.

DĂšs avril 2016 je tentais ma chance auprĂšs de Michel Serres, Ă  qui j'adressais une belle lettre dactylographiĂ©e. Il y rĂ©pondit quelques jours plus tard par ces mots touchants  Cher camarade, merci beaucoup de votre lettre et bravo pour votre projet. Merci aussi de votre demande. Malheureusement, mon grand Ăąge et mon Ă©tat de santĂ© m’interdisent d’ajouter une obligation Ă  un emploi du temps dĂ©jĂ  impossible Ă  tenir. Je suis au bout du rouleau !! AmitiĂ©s Michel Serres .

Les semaines puis les mois suivants, nous donnĂšrent, Ă  Adli et moi, plusieurs occasions d'entendre Ă  la radio ou de voir sur les Ă©crans notre grand malade, qui se portait assez bien. C'Ă©tait devenu un running gag entre nous que de nous signaler ses Ă©piphanies. Et Ă  ce jeu Adli dĂ©crocha au bout d'un an le pompon en dĂ©couvrant en premier l'Express 3431 du 5 avril 2017. Entre temps une Ăąme charitable m'avait indiquĂ© le type de fortifiant dont le maĂźtre aurait eu besoin pour satisfaire Ă  ma supplique (et mĂȘme la posologie). Nous ne pouvions pas suivre. Je le croisai finalement Ă  Blois, six mois plus tard. Il semblait un peu fatiguĂ© Ă  l'arrivĂ©e, mais capable de tenir une heure de confĂ©rence que je sĂ©chai pour faire le tour des libraires prĂ©sents avant de participer Ă  la table ronde rĂ©unie sur un sujet bien mal libellĂ© : du bitcoin Ă  la blockchain : peut-on avoir confiance dans une monnaie virtuelle ?.

Avant mĂȘme l'Ă©mouvant dĂ©faussement du pĂšre de Petite Poucette, j'avais contactĂ© FrĂ©dĂ©ric Lordon, avec un argumentaire ajustĂ©. J'avais en effet assistĂ© en septembre 2015 Ă  la prĂ©sentation de son Imperium Ă  la Librairie de Paris oĂč sa prĂ©sence avait rassemblĂ© une vĂ©ritable foule et cela m'avait donnĂ© quelques accroches.

Il me répondit négativement mais avec beaucoup de gentillesse et d'élégance. C'est cette réponse que j'ai rapidement lue durant le live déjà mentionné. Je l'attache ici in extenso :

Comme je l'ai dit, je partageais sa rĂ©serve. Sur le fonds, ce qui est bien plus intĂ©ressant, sa franchise me plut. Nous Ă©changeĂąmes un peu, sans invectives et je conclus cela en m'abritant derriĂšre Karl Marx, qui s’enthousiasmait pour le dĂ©veloppement des chemins de fer sans que cela vaille approbation de l’enrichissement des Rothschild.

L'échange avec Paul Jorion, en août 2016, fut bien moins plaisant. Ce n'était pas un philosophe, mais cet anthropologue, expert financier, essayiste, avait annoncé dÚs 2005 la crise financiÚre mondiale à venir, ce qui lui avait assuré une certaine notoriété en 2008. Et puis nous avions des connaissances communes, je suivais son blog, je savais ses doutes sur Bitcoin mais je pensais qu'une préface intelligemment critique était une option sensée et je me voyais conduit à élargir le cercle des proies possibles. Mal m'en prit !

Il me répondit du tac au tac : Merci de m'avoir contacté. Comme vous le savez sans doute, je suis violemment opposé au Bitcoin et à la blockchain dont je considÚre qu'ils font partie d'un projet libertarien d'enracinement irréversible de l'ordre inégalitaire présent. En participant à un colloque patronné par un organisme favorable à ces deux choses, je contribuerais à leur donner une certaine légitimité, ce que je refuse absolument.

Les procédés récemment employés par D. Cayla ou N. Hadjadji n'ont rien présenté de follement nouveau à mes yeux !

Je tentai d'argumenter :  L’affirmation selon laquelle le bitcoin participe d’un projet d’enracinement de l’ordre inĂ©galitaire mĂ©riterait selon moi d’ĂȘtre nuancĂ©e. Sauf Ă  verser dans les utopies sans monnaie, ou les expĂ©riences de papier (c’est le cas de le dire) de monnaies locales, fondantes etc. lesquelles n’ont jamais eu de succĂšs que dans les journaux (et encore, en aoĂ»t) toute monnaie est inĂ©galitaire. L’amusant, avec le bitcoin, est qu’il s’agit d’une autre inĂ©galitĂ©. L’aventure a fait apparaĂźtre une richesse nouvelle. Si le bitcoin vaut un jour 10 ou 100.000 euros, des jeunes que je connais pourront enfin se payer l’appartement que j’avais acquis Ă  leur Ăąge, moyennant une dette de 7 ans de mon salaire, et qui vaudrait aujourd’hui 30 ans du salaire qu’on ne leur offrira sans doute pas. 

Ceci ne me valut qu'un nouveau dĂ©boire :  Merci pour vos explications. J'ajouterai celle oĂč vous prĂ©sentez le Bitcoin comme une dĂ©merde individuelle permettant Ă  quelques chanceux de s'acheter un appartement Ă  ma liste Ă  charge.  Je ne cherchais pas Ă  aller plus loin. Je suis toujours le blog de ce sympathique boomer (de 11 ans mon aĂźnĂ©, la photo a bien plus de 10 ans).

Aux derniÚres nouvelles il ne réside pas dans un habitat participatif éco-construit ou dans une banlieue prolétaire mais dans une maison individuelle à la lisiÚre de l'une des villes les plus agréables de France, vue campagne, 3 kilomÚtres to the beach. Pas de quoi figurer dans le classement Forbes, mais selon l'appli DVF, grosso modo la valeur des appartements parisiens dont je parlais.

AprĂšs cela, l'Ă©change avec Bernard Stiegler me parut badin. Il me rĂ©pondit lui aussi nĂ©gativement en avril 2017 :  La premiĂšre raison est que je suis surchargĂ© de travail et n’ai pas une minute Ă  moi avant bien longtemps, l’autre est que mon point de vue sur le bitcoin n’est pas suffisamment Ă©tayĂ©, et j’essaie de ne jamais prendre une position Ă  la lĂ©gĂšre - ce qui est plus facile Ă  dire qu’à faire. Or Ă©crire une prĂ©face est prendre une position. La question de la monnaie est par elle-mĂȘme d’une extrĂȘme complexitĂ©, et l’avĂšnement du bitcoin s’inscrit dans cette complexitĂ© et y ajoute de nouveaux Ă©lĂ©ments, mais il faut avoir une idĂ©e claire de ce qu’est la monnaie pour parler sĂ©rieusement du bitcoin. En outre la question de la block chain qui se tient en amont de cela doit ĂȘtre traitĂ©e d’abord pour elle–mĂȘme. Avec toutes mes excuses, et bien cordialement. 

Bref, son point de vue était déjà assez étayé pour mettre la blockchain en amont, métaphore hydraulique dont je n'aurai jamais le fin mot.

Le philosophe dépressif nous quitta en août 2000, un an aprÚs Michel Serres, mais avec 20 ans de moins que l'immortel, lequel fut le seul de mes réfractaires dont j'aie forcé la main. Il me devait une préface et pour Objective Thune nous partßmes de ses écrits tintinesques pour nous parer de quelques phrases qui, dans le cadre du droit de citation et avec un hommage appuyé, ne nous auront rien coûté. Philippe Ratte inventa avec esprit le mot posthune.

Il est temps de parler de Jean-Joseph Goux

Je commençais à désespérer des philosophes quand sa piste me fut suggérée sans le savoir par un ami professeur de lettres classiques qui se trouvait occupé à écrire un manuel de classes Terminales pour l'année suivante. Le programme portait sur Les Faux Monnayeurs de Gide et mon camarade eut la bonne idée de me signaler Les monnayeurs du langage (Galilée, 1984) dans lequel, m'écrivait-il,  l'auteur analyse la place centrale de cette sombre histoire de monnaie, en bref l'abandon de la monnaie or comme paradigme de la remise en cause des valeurs par abandon du référent réel...

Le temps de me procurer le livre (fort mal distribuĂ©) chez l'Ă©diteur, derriĂšre la MosquĂ©e de Paris, d'en achever trĂšs vite la lecture, de commander aussi ceux que je lirais plus tard et je sus que ce philosophe, moins connu en France qu'aux États-Unis notamment pour son apport au post-structuralisme, promoteur du courant economic criticism qui y a eu un grand dĂ©veloppement, Ă©tait celui qui nous convenait. Ne pensais-je pas, comme lui, que la monnaie est parole, mais que cette parole doit valoir de l'or ?

Je lui Ă©crivis Ă  la Rice University de Houston, oĂč il enseignait encore rĂ©cemment, en ne lui parlant d'abord que du colloque rue d'Ulm, a priori un meilleur appĂąt que l'obligation d'Ă©crire une prĂ©face. Il rĂ©pondit au bout de quelques jours :

Je vous remercie de votre message et de votre intĂ©rĂȘt pour mes monnayeurs du langage. En ce qui concerne le bitcoin, c'est un sujet qui, bien entendu, m'intĂ©resse, qui est dans le fil des prĂ©occupations qui sont les miennes. Cependant, je ne peux pas dire que je maitrise encore toutes les arcanes de cette pratique monĂ©taire qui est Ă  la fois passionnante et souvent Ă©nigmatique et pleine de problĂšmes. Je suis sĂ»r cependant que les arriĂšres plans Ă  la fois financiers, politiques, symboliques, sĂ©miotiques, philosophiques, de la pratique du bitcoin sont considĂ©rables et mĂ©ritent d'ĂȘtre pris en compte et explicitĂ©s. Un colloque sur le sujet me semblerait une belle et prometteuse initiative .

Encore un Ă©change, aussi engageant, et je m'enhardis Ă  lui parler de notre ouvrage.

En juillet il nous apprit qu'il s'Ă©tait installĂ© Ă  Dijon et rĂ©pondit de nouveau fort obligeamment Ă  la prĂ©sentation de la maquette du livre :  Merci pour la maquette du livre dont vous prĂ©parez la publication. J'aurais voulu vous donner plus vite mon impression, mais j'ai Ă©tĂ© un peu bousculĂ© ces derniĂšres semaines. Tout ce dĂ©but est interessant, bien menĂ©, vivant, et donne envie d'aller plus loin. Votre parti pris de rejeter un peu plus loin ce qui pourrait ĂȘtre le plus ardu et le plus indigeste me semble bon. La curiositĂ© est piquĂ©e et le lecteur est prĂȘt a un effort plus grand. Bonne chance pour votre projet .

Le 29 septembre, Adli et moi faisions d'une pierre deux coups et prenions le train pour Dijon, pour le rencontrer avant de participer Ă  la session des  Villes Internet  qui s'y tenait et oĂč le Conseil GĂ©nĂ©ral de la CĂŽte d'Or nous servit de l'eau (locale, mais sans le charme des grands crus voisins qui nous auraient mieux disposĂ©s) interrompant notre participation Ă  ces Ă©vĂ©nements.

La rencontre matinale avec Jean-Joseph Goux dans le bistrot devant la gare, avait au contraire été trÚs enrichissante, et le long échange entre nous trois s'était déroulé de façon sympathique, respectueuse, érudite.

Le 9 décembre nous lui envoyions le manuscrit puis... il nous fallut attendre.

Durant ce temps je poursuivis mes contacts pour trouver de quoi garnir l'événement Bitcoin Pluribus Impar d'un peu de philosophie. Cela me donna le plaisir de faire la connaissance de Pierre Cassou-NogÚs, matheux devenu philosophe, qui accepta aprÚs une intéressante entrevue dans un bistrot prÚs de l'Odéon et délivra une intervention sur le Bitcoin vampire doté d'aura qui me plut énormément ne serait-ce que par l'humour dont il fit preuve pour répondre à la grande question :  qui exploite-t-on, au sens marxien, quand on s'enrichit avec le bitcoin ?  Mais je n'osai pas lui demander de préface, pour ne pas avoir à froisser l'un de mes deux seuls philosophes!

Fin janvier nouveau message de Dijon :  Veuillez m'excuser pour mon long silence. Je ne vous oublie pas, mais j'ai Ă©tĂ© extrĂȘmement bousculĂ© par des engagements prĂ©alables, des obligations familiales et amicales , des dĂ©placements divers. Je lis votre ouvrage avec Ă©normĂ©ment d'intĂ©rĂȘt. C'est une belle contribution Ă  la comprĂ©hension du bitcoin. Ne soyez pas trop impatients. Je n'ose pas fixer une date prĂ©cise pour l'envoi de la prĂ©face, mais je pense qu'il est raisonnable de compter encore quelques semaines. Merci pour votre lettre de voeux. A mon tour je vous adresse mes meilleurs voeux pour l'annĂ©e nouvelle .

La préface nous arriva finalement le 24 février 2017. Nous avons suggéré un ou deux petits changements de vocabulaire technique ; pour le reste nous étions enchantés.

Jean-Joseph Goux participa ensuite Ă  l'Ă©vĂ©nement rue d'Ulm en mai (revoyez sa passionnante intervention ici) et au Repas du Coin qui se tint Ă  Dijon en septembre de la mĂȘme annĂ©e.

Je lui redis ici toute notre sincĂšre reconnaissance.

143 - Préfaces (réflexions masquées et à peine philosophiques)

January 3rd 2024 at 19:15

Je poursuis ce que j'ai écrit sur l'aventure de la Préface à l'Acéphale par quelques réflexions sur le sens que les bitcoineurs pourraient attribuer à cette pratique parfois mondaine, au-delà de ce que Frédéric Lordon dénonçait non sans raison comme  une pratique sociale tout à fait hétérogÚne à la logique de la chose intellectuelle.

Et d'abord, pour ceux qui n'ont point fait de latin, dissipons un possible malentendu. La pré-face n'est point ce que l'on mettrait devant sa face, du bas latin facia (« portrait »).

Trouver un prĂ©facier n'est donc pas une pratique qui consisterait Ă  cacher son vrai visage derriĂšre un masque (celui dessinĂ© par David Lloyd et dont tout le monde se sert sans licence) – ce qui serait dĂ©licieusement bitcoinesque – ni mĂȘme Ă  cacher l'anonymat relatif de qui n'est pas encore auteur derriĂšre un visage plus cĂ©lĂšbre – ce qui pourrait bien relever de cette vanitĂ© sociale qu'un intellectuel exigeant comme Lordon dĂ©nonce Ă  bon droit.

Le mot prĂ©face vient du latin praefatio et dĂ©signe l'action de parler d'abord ou en premier, et ce qui se dit ainsi. Le mot dĂ©rive du verbe praefor dans lequel on retrouve la racine qui donne aussi bien la fonction phatique du langage que le forum oĂč s'Ă©nonce la parole.

Plus de masque donc ? Pas si sûr.

Parce, que, dans le thĂ©Ăątre antique, le masque Ă©tait tout sauf un accessoire neutre ou stĂ©rĂ©otypĂ©. Il en existait une trĂšs grande variĂ©tĂ©, selon le rĂŽle, les circonstances, ce que l'on voulait faire du personnage ou en laisser paraĂźtre. Pourrait-on dire que l'acteur choisissait son masque comme l'auteur choisit aujourd'hui son prĂ©facier ? Peut-ĂȘtre. D'ailleurs certains masques (souvent pour rire, il est vrai) reproduisaient les traits de personnalitĂ©s bien connues.

Un autre fait est plus douteux : ces masques – dont Aristote qu'il faut Ă  tout prix citer pour paraĂźtre sĂ©rieux avouait ignorer l'origine – auraient selon certains auteurs anciens modifiĂ© la voix, la rendant plus grave, voire auraient servi de porte-voix. Aucune expĂ©rience moderne n'a pu confirmer cette idĂ©e, qui repose peut-ĂȘtre sur une (autre) fausse Ă©tymologie, qui ferait dĂ©river le nom latin du masque (personna) de personare qui signifiait  retentir . La voix du prĂ©facier, donc, et pas seulement son nom (inscrit sur la couverture) porterait le message du livre, le rendant plus grave, plus puissant.

Pour un bitcoineur, va-t-on dire, tout ceci est absurde. Satoshi n'a pas eu besoin de préfacier et il m'est arrivé de songer que, quitte à sacrifier à des usages de lettrés (celui de la préface a ses historiens et ses anthologies : écoutez cette savoureuse chronique) sans doute conviendrait-il plutÎt que nous fassions débuter nos livres par une Dédicace à l'égard du grand anonyme.

Il n'y aurait aucune flagornerie à cela et pour ma part, modeste historien du Bitcoin, je me verrais bien comme l'illustre Froissart faisant hommage de ses Chroniques au roi d'Angleterre (oui, parce que né à Valenciennes, l'homme était du Hainaut, comme Philippine, la bonne reine qui fit gracier les bourgeois de Calais ; mais ceci est une autre histoire, juste un clin d'oeil à mon ami belge André) et donc genou à terre devant Satoshi (qui pour le coup pourrait rester masqué). Mais mon ami suisse Lionel va encore dire que je suis monarchiste au moins de coeur.

Revenons Ă  Bitcoin : il y a tout de mĂȘme un mot Ă  considĂ©rer, celui de validation. Si CNRS Éditions nous avait demandĂ© une prĂ©face, c'est Ă  dire un prĂ©facier, ce ne pouvait ĂȘtre que pour cela. Non pas l'obligation d'obtenir le Nihil obstat de quelque censeur (car les Ă©conomistes sont de modernes ecclĂ©siastiques) chargĂ© de vĂ©rifier la conformitĂ© de notre ouvrage au dogme, mais de trouver un penseur quelqu'il soit mais qui accepte de risquer sa propre rĂ©putation en nous donnant une sorte d'Imprimatur. Cette validation-lĂ  pouvait ĂȘtre donnĂ©e par l'Ă©vĂȘque mais aussi par un universitaire ; elle n'indiquait pas que le signataire fĂ»t en accord avec le contenu, ni que celui-ci fĂ»t exact ou mĂȘme impartial.

Alors, dira-t-on, et pour rester conséquent : chez nous la validation est distribuée. En regard, ce que je décris est plutÎt du genre PoA. Certes !

Il y a une grande question, qui a fait l'objet le 18 octobre dernier, d'un live sur Radio Chad. Le titre de l'émission était  la décentralisation nous rend-elle plus intelligents ?  Je cite les mots de l'animateur, Anthony :  Nous les crypto bros, évoluons dans un environnement qui nous demande d'agir de maniÚre responsable. Et pourtant, nous n'avons pas l'air beaucoup plus aguerris que les normies lorsqu'il s'agit de produire ou traiter de l'information. Quels avantages nous procurent notre sensibilisation aux réseaux décentralisés ? Quels inconvénients ? Sommes-nous suffisamment équipés face à la désinformation ?. J'y renvoie (c'est ici, notamment à partir de la 11Úme minute).

Ma rĂ©ponse Ă©tait qu'en matiĂšre de circulation de la chose intellectuelle, l'optimum Ă©tait sans doute ni la dĂ©centralisation (le dĂ©sordre de X) ni la centralisation (la langue de bois de toutes les Pravda) mais la distribution. La circulation de l'information, de la rĂ©flexion, de l'opinion, comme l'Ă©change de la parole doivent se faire avec un mix d'accĂšs de tous, de visas par un certain nombre de validateurs (pas forcĂ©ment des institutions : cela peut ĂȘtre sur une base rĂ©putationnelle) mais aussi de normes : de nous-mĂȘmes nous devons accepter que toute parole n'est pas, du seul fait qu'elle a Ă©tĂ© Ă©noncĂ©e, forcĂ©ment vraie, respectable, exacte, informĂ©e, performative. Chacun de nous doit rĂ©flĂ©chir Ă  ce qui norme un discours.

MalgrĂ© ou Ă  cause d'Internet, le forum de l'information dĂ©centralisĂ©e en temps rĂ©el et 7/7 (oĂč les acteurs centralisĂ©s ou officiels sont massivement prĂ©sents, on ne le dira jamais assez) ce sont concrĂštement : de fausses nouvelles (produites pour une trĂšs bonne part par les gouvernements) et de fausses images, de fausses agences et de faux think tank, de fausses Ă©coles et de fausses acadĂ©mies, de faux experts et de vrais voleurs (clin d'oeil Ă  mon ami Émilien).

Dans ces conditions, qu'une entreprise qui publie un auteur (surtout inconnu) demande la caution d'un universitaire ne me parait pas aussi  hĂ©tĂ©rogĂšne Ă  la logique de la chose intellectuelle  que le pensait Lordon. Qu'un docteur en philosophie, professeur d'UniversitĂ©, comme Jean-Joseph Goux mette son nom sur la couverture de l'AcĂ©phale, qu'un savant reconnu par Satoshi lui-mĂȘme comme Jean-Jacques Quisquater mette le sien sur un livre suivant m'a semblĂ© honorable pour moi et intĂ©ressant pour mon lecteur.

Inversement, mettre mon propre nom comme préfacier sur un livre, qu'il ait été écrit par un ami comme Alexis Roussel ou par quelqu'un que je n'avais pas encore rencontré in the real life comme son co-auteur Grégoire Barbey ou plus récemment par Ludovic Lars, représente à mes yeux un redoutable honneur.

Inutile de dire que, quoique conscient du grand respect que ces personnes suscitaient dans la communauté, j'ai lu leurs manuscrits ligne par ligne et le sourcil froncé : exactement ce que ne semblent pas faire tous les people signataires de tribunes et de contre-tribunes, ou des intellectuels diva comme Nassim Taleb retirant sa préface à Saifedean Ammous aprÚs avoir changé d'avis comme le vent change de sens. La signature du préfacier n'est pas le poinçon légal attestant que vous avez entre les mains du métal fin : c'est plutÎt à mes yeux un poinçon de maßtre. Il en est de meilleurs que d'autres, comme pour les auteurs.

Un dernier mot, tout personnel, sur ma façon de concevoir une préface quand j'ai achevé la lecture du manuscrit.

Je dirais qu'elle est harmonique. Si le livre ne m'évoquait rien, mieux vaudrait le dire gentiment à l'auteur. S'il fait résonner quelque chose en moi, n'est-ce pas dans cette résonance qu'il faut que j'aille chercher de quoi apporter les quelques lignes qu'il attend de moi ? En me les demandant à moi, Alexis ou Ludovic savaient qui j'étais : un homme qui vit un pied dans le passé et un autre dans le présent, les yeux dans tous les sens. J'ai donc évoqué Rousseau et Spinoza, Neufchùtel et Amsterdam aprÚs avoir lu Notre si précieuse intégrité numérique, d'Alembert et l'esprit élégant du Paris des LumiÚres aprÚs avoir lu L'élégance de Bitcoin.

C'est aussi une maniÚre de garder à l'esprit l'antique métaphore attribuée à Bernard de Chartres, utilisée par Guillaume de Conche puis par des savants précurseurs comme Isaac Newton et Blaise Pascal, puis par la NASA pour donner son nom à la mission Apollo 17, la derniÚre à emmener des hommes sur la lune au 20Úme siÚcle et enfin par Google Scholar au nÎtre.

6 - En marge des mystÚres sacrés

August 3rd 2014 at 20:37




le voleur Il y a quelque temps que je tournais dans mon esprit autour de concepts d'origine thĂ©ologique. Comme souvent, une image fortuite a catalysĂ© mon intention et je prends le risque, en formant le vƓu de ne pas choquer les uns ni rebuter les autres.


Il y a quelque intĂ©rĂȘt Ă  Ă©couter les personnes les plus simples car elles posent les vraies questions : c'est quoi en fait le bitcoin ? il est conservĂ© oĂč ? demande la maman Ă  son fils geek. Celui-ci peut rĂ©pondre qu'il est Ă©crit dans un livre, et ajouter que l'argent du Livret A aussi est une Ă©criture dans un livre. OĂč il est ce livre? Celui du Livret A, il est tenu par la Caisse d'Epargne, dont tout l'argent est Ă©crit dans un livre Ă  la Banque Centrale, qui ne conserve plus d'or depuis longtemps.

Le livre des bitcoins, qui est un peu partout dans la nature, devrait apparaĂźtre plus sĂ»r. Seulement le livre de la Caisse d'Épargne comptabilise des unitĂ©s qui peuvent exister rĂ©ellement, et qu'on appelle des espĂšces. Les Ă©conomistes nĂ©gligent presque les espĂšces, les banquiers les considĂšrent comme un fardeau, imposĂ© par les rĂ©sistances des simples, leur matĂ©rialisme. Mais la reprĂ©sentation des espĂšces, l'argot du fric et le bruit des picaillons sont bien utiles ; voyez les romans, les films, les publicitĂ©s...


reprĂ©sentation matĂ©rielle Le bitcoin, lui, n'existe pas sous la forme matĂ©rielle d'un bout de quelque chose. On persiste Ă  le reprĂ©senter comme une piĂšce d'or, un peu parce que mĂȘme les geeks restent matĂ©rialistes, et aussi peut-ĂȘtre parce qu'ils donnent Ă  leur nouveau dieu le visage de l'ancienne idole, ce qui s'est dĂ©jĂ  vu. Et enfin parce que l'on n'a rien trouvĂ© d'autre. Hors de lĂ , comment reprĂ©senter un bitcoin?

Bitcoin n'ex-iste pas, au sens du latin ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer ». MĂȘme les innombrables wallets, cartes ou clĂ©s commercialisĂ©s pour lui donner support matĂ©riel ne contiennent en rien Bitcoin, ni le moindre bitcoin.

Cela faisait donc quelque temps que je me disais qu'au fond, il y avait dĂ©jĂ  eu une circonstance oĂč les esprits des hommes (non mathĂ©maticiens), limitĂ©s par leurs sens, s'Ă©taient affrontĂ©s Ă  ce type de difficultĂ© : c'Ă©tait face au mystĂšre de la PrĂ©sence sacramentelle dans les espĂšces consacrĂ©es. Pour les chrĂ©tiens, l'hostie consacrĂ©e possĂšde une caractĂ©ristique non tangible qui la distingue radicalement de l'hostie non consacrĂ©e : il y a en elle, pour ceux qui communient, la prĂ©sence d'un insaisissable. Sa nature en est changĂ©e entiĂšrement, mais cela est impossible Ă  montrer, et difficile Ă  exprimer par ceux-lĂ  mĂȘme qui adhĂšrent Ă  cet article de foi.

Quand les premiers PÚres de l'Eglise se partagÚrent sur la vaste question de la réalité de la présence physique, dans le pain et le vin consacrés à la messe, du corps et du sang du Christ, ils furent bien forcés de convoquer à ce débat quelques grosses pointures philosophiques.

Le prestige immense d'un saint Augustin (influencĂ© lui-mĂȘme par les nĂ©o-platoniciens) fit reprendre par les uns son idĂ©e selon laquelle une prĂ©sence intellectuelle s'ajoute Ă  la rĂ©alitĂ© du pain et du vin, mais sans s'y substituer. Mais ce pain, en mĂȘme temps, Augustin reprend l'idĂ©e de saint Paul (1Co 12,27), c'est l'Ă©glise (du grec ጐÎșÎșÎ»Î·ÏƒÎŻÎ± , assemblĂ©e) elle-mĂȘme. Donc, explique Augustin, si c'est vous qui ĂȘtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous ĂȘtes qui se trouve sur la table du Seigneur (Sermon 272).

Mais le dogme rĂ©aliste fut forgĂ© par des thĂ©ologiens bien davantage inspirĂ©s d'Aristote et dont le 13Ăšme siĂšcle vit le triomphe. La pratique d’élever l’hostie et le calice pour les montrer aux fidĂšles durant l'Offertoire se gĂ©nĂ©ralisa. Les simples ne voyaient certes que du pain, mais le prĂȘtre leur assurait qu'il s'agissait en vĂ©ritĂ© et uniquement du Corps du Christ.

Platon et Aristote C'est aussi que l'aristotĂ©lisme mĂ©diĂ©val permettait de concilier perception (les accidents en vocabulaire aristotĂ©licien) et la rĂ©alitĂ© de la substance. Avec l'humanisme de la Renaissance, revint l'idĂ©alisme platonisant. Quelques annĂ©es Ă  peine avant le premier coup de tonnerre de la RĂ©forme protestante, RaphaĂ«l peignit de 1508 Ă  1512 l'École d'AthĂšnes pour la chambre du pape Jules II. On y reconnait Platon, le doigt pointĂ© vers le Ciel des IdĂ©es, et Aristote qui Ă©tend la main vers la terre. Je vais revenir sur le sens des jeux de mains.

Raphaël a donné à Platon le visage de Léonard de Vinci. Or une décennie plus tÎt, celui-ci avait peint, pour un couvent de dominicains de Milan, l'Ultima Cena, le dernier repas du Christ. Pour les historiens de l'art c'est l'un des plus grands chefs d'oeuvre de tous les temps. Il n'est pas interdit d'y voir aussi le premier signe des débats dogmatiques qui vont couper durablement l'Europe et la Chrétienté en morceaux. Et l'on y retrouve aussi maint jeux de mains...


La CĂšne de Vinci


C'est en découvrant la toile d'un artiste français, Youl, qui s'est inspiré de cette fresque pour illustrer le protocole Bitcoin que j'ai entrepris de rédiger ce billet.

L’historien d’art LĂ©o Steinberg prĂ©sente l'Ultima Cena comme l’image narrative la plus copiĂ©e, adaptĂ©e, dĂ©tournĂ©e et satirisĂ©e qui ait jamais existĂ©. Elle a inspirĂ© les plus grands artistes, de Philippe de Champaigne Ă  Salvador Dali. Elle a aussi Ă©tĂ© prostituĂ©e par quelques publicitaires vulgaires. Enfin sa profondeur mystĂ©rieuse, peut-ĂȘte Ă©sotĂ©rique, a suscitĂ© des centaines de thĂšses (universitaires ou romanesques) et presqu'autant de dĂ©tournements, parfois fĂ©conds.
Tel m'a semblĂ© ĂȘtre le cas de la toile de Youl, rĂ©cemment vendue sur Internet.


La CĂšne de Youl


Comme celle de Vinci, cette oeuvre avait été commandée, en l'occurrence par l'anonyme fondateur du Project Bitcoin à Santa Monica, qui l'a revendue à un trader de Ripple en Andorre. Ceci a suscité un peu de buzz sur l'exploit d'avoir pu contourner les rÚgles de ebay en y faisant un deal en bitcoin, et aussi sur le fait que cette toile serait la plus chÚre des oeuvres d'art inspirées par Bitcoin.

L'Ɠuvre de Youl mĂ©rite mieux que cela. Avant de savoir si l'artiste (avec qui je suis entrĂ© en contact ensuite) avait suivi, de Bitcoin au Saint-Sacrement, le mĂȘme chemin mental que moi, j'ai voulu poser quelques jalons Ă  partir de la fresque de Vinci, Ă  laquelle je n'avais pas songĂ©, en m'attachant d'abord aux jeux des mains.

le JĂ©sus de VinciDans la fresque de Vinci, on doit bien saisir la posture de JĂ©sus. Du plat de sa main droite JĂ©sus s'adresse au traitre Judas. La parole en vĂ©ritĂ©, je vous le dis, l’un de vous me livrera permet ainsi au peintre de mettre en Ɠuvre, sur 12 visages, sa thĂ©orie des mouvements de l'Ăąme. Mais de sa main gauche tournĂ©e vers le Ciel, JĂ©sus institue dans le mĂȘme instant (et c'est une des clĂ©s de l'oeuvre) le sacrement de ce qui sera la communion, alors mĂȘme que le pain et le vin ne sont pas placĂ©s devant lui.

Quand Judas touche de la main droite la bourse qui contient la modeste cagnotte de la communautĂ© qu'il va trahir toute entiĂšre, les mains de JĂ©sus ne touchent point, elles dĂ©signent. À droite de la toile, pratiquement toutes les mains sont tendues vers lui (sauf celle de l'incrĂ©dule Thomas, dans la posture exacte de l'idiot qui regarde le doigt). Ainsi, parmi bien d'autres schĂ©mas, l'oeuvre de Vinci distingue ce que l'on touche, ce que l'on montre, et ce que l'on Ă©voque.

Mais avant mĂȘme d'aborder son dĂ©tournement notons ceci : tandis que le MaĂźtre institue par sa seule parole un processus d'actualisation perpĂ©tuelle et communautaire d'une opĂ©ration prĂ©sentĂ©e comme un rachat, il annonce Ă©galement Ă  la communautĂ© concernĂ©e par ce rachat qu'elle sera menacĂ©e par l'incomprĂ©hension des uns, la passivitĂ© des autres, la trahison enfin de qui reste attachĂ© aux prestiges du passĂ©, la monnaie du vieux monde en l'occurrence. Pas de pain devant JĂ©sus, mais des pains un peu partout sur la table de l'AssemblĂ©e : malgrĂ© ses faiblesses humaines, cette assemblĂ©e est, selon le mot de saint Paul repris par Augustin, le vrai Corps.

Sa premiĂšre esquisse montre que Youl a progressivement extrait du sens tant de l'oeuvre de Vinci que de sa propre comprĂ©hension de Bitcoin. À ce stade, il y a deux intuitions chez Youl : JĂ©sus et le QR Code. Le personnage central conserve le visage de JĂ©sus. C'est probablement inadĂ©quat car sa reprĂ©sentation est trop puissante pour signifier quoi que ce soit d'autre. En mĂȘme temps, il tient en main un bitcoin de mĂ©tal, symbole maladroit et redondant puisque le Code QR placĂ© devant lui suffit. Il faut aussi noter que Judas n'est pas formellement identifiable, sauf peut-ĂȘtre par le caricatural haut-de-forme du grand capital.

premiĂšre esquisse de Youl


La réflexion s'affine sur une mise en couleur digitale, dont la palette est restreinte. L'étrange personnage central est Bitcoin anthropomorphisé, le symbole doré devient un simple bijou. Judas n'a toujours pas la main sur la bourse. Un Mac apparaßt, placé de l'autre cÎté de Jésus.


esquisse couleur

Puis une seconde esquisse est rĂ©alisĂ©e, oĂč Juddas est en position non plus de capitaliste mais de tricheur aux mains baladeuses. Le Code QR est mieux visible au mur mais il a disparu du centre de la toile, remplacĂ© par une assiette, vide, comme toutes les autres depuis la premiĂšre esquisse.

seconde esquisse


Enfin sur l'oeuvre finale, le Code QR est prĂ©sent deux fois (clĂ© privĂ©e, clĂ© publique?), sur le mur et au centre de la table. Relisons maintenant l'extrait du sermon d'Augustin: si c'est vous qui ĂȘtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous ĂȘtes qui se trouve sur la table du Seigneur

La CĂšne de Youl

le voleurJudas touche la cagnotte et tend la main vers le Mac, placé de son cÎté. Sa figure s'éloigne de la caricature. Sa trahison est comprise par la grand-mÚre placée à sa gauche : elle vient de découvrir que le portefeuille est vide.Ici, c'est évidemment Mark Karpeles (Mt.Gox) qui figure Judas, celui par qui le scandale arrive.

Chaque personnage Ă©voque un aspect rĂ©el ou mythologique de la communautĂ©. Ainsi Ă  cotĂ© de Judas, avec des cheveux gris, Dorian Nakamoto le retraitĂ© harcelĂ© par la presse comme Ă©tant l'inventeur du bitcoin. Il a jurĂ© ne pas l'ĂȘtre; il figure ici Ă  la place de Pierre... L'apiculteur fait rĂ©fĂ©rence aux Bee Brothers, qui ont fait fortune en vendant leurs pots de miel en bitcoin au tout dĂ©but. Le personnage masquĂ© est un Anonymous, un pirate informatique dĂ©fendant la libre circulation des donnĂ©es, il porte un T-shirt au logo des The Pirate Bay, ces autres pirates informatiques qui font aussi partie Ă  leur façon de la communautĂ© bitcoin. Quelques autres figures aussi, que le lecteur essaiera d'identifier...

Il est difficile de trancher la question: comment est figuré ici Bitcoin? Est-ce le personnage central, inhumain et sans visage ? Est-ce le symbole métallique devenu simple médaille ? Est-ce le Code QR ? Est-ce la communauté, traßtre compris ?

Sans doute est-il temps ici de se demander ce que Youl a voulu faire. C'est un ami qui a fait dĂ©couvrir Ă  l'artiste le bitcoin, puis "Bitcoincito", le fondateur du Bitcoin Project. Voici comment Youl m'a racontĂ© leur rencontre : Nous avons longuement bavardĂ© et trouvĂ© de nombreuses idĂ©es avant de se dĂ©cider sur le "Last Supper" de LĂ©onard. Étonnamment la plupart de nos idĂ©es tournaient autour du Christ et de peintures anciennes, alors qu'aucun de nous deux n'est croyant. Le "Last supper" nous permettait de faire figurer une reprĂ©sentation du bitcoin mais surtour de sa communautĂ© Ă  travers les 12 apĂŽtres et leurs personnalitĂ©s et rĂŽles variĂ©s. C'est ce qui nous a paru intĂ©ressant.

De son cĂŽtĂ©, Bitcoincito prĂ©sente ainsi leur dĂ©marche commune : Avec Youl ce fut magique. Ce type a tellement de cƓur, et comme moi, il voulait vraiment aller au coeur de l'histoire du bitcoin. Quand nous avons commencĂ© Ă  jeter des idĂ©es sur la table, j'ai Ă©tĂ© frappĂ© de ce que tous deux nous Ă©tions tombĂ©s sur la mĂȘme idĂ©e de base: reprĂ©senter le bitcoin comme JĂ©sus. Nous considĂ©rions ici JĂ©sus comme une figure messianique qui a fondamentalement changĂ© le monde, et qui pour cela fut Ă  la fois louĂ© et mĂ©prisĂ©. Il nous semblait que le bitcoin assumait un rĂŽle similaire, changer le monde avec peine, en Ă©tant louĂ© par les uns et mĂ©prisĂ© par les autres.

Youl et Bitcoincito ne sont pas croyants, certes, mais ils sont de culture chrĂ©tienne, dans une version contemporaine marquĂ©e Ă  la fois par un accent mis plus fortement sur l'intensitĂ© de la dimension communautaire (la galerie de portraits) que sur la solennitĂ© de la liturgie et la perfection du rite de la communion (les assiettes vides). Dans la CĂšne de Vinci, c'est la dimension horizontale (traversĂ©e par la trahison, le reniement etc) qui a attirĂ© leur attention davantage que les dĂ©bats sur la prĂ©sence rĂ©elle qui n'appartient pas Ă  leur culture. Est-ce Ă  dire qu'elle est absente de la toile de Youl ? Ou qu'elle est sans intĂ©rĂȘt pour conceptualiser Bitcoin?

Que mon lecteur (courageux) me permette encore un retour en arriĂšre. CommencĂ©e sur le problĂšme trivial du trafic des indulgences par le pape, la RĂ©forme va changer la face de l'Europe, instituer de nouvelles Ă©glises, et provoquer avec le Concile de Trente (1545-1563) l'indispensable redĂ©finition de ses propres dogmes par l'Eglise de Rome. En ce qui concerne l'eucharistie, les positions sont tranchĂ©es, inconciliables, et pourtant toutes deux bien ancrĂ©es dans l'Ecriture qui fait autoritĂ©. On va voir que ce n'est pas sans intĂ©rĂȘt pour qui cherche Ă  reprĂ©senter ou Ă  se reprĂ©senter Bitcoin.

Paroles de la ConsĂ©cration des espĂšces À Rome on s'en tient Ă  la rĂ©alitĂ© de la prĂ©sence. JĂ©sus a dit ce que l'on rĂ©pĂšte en latin Ă  chaque messe, Hoc est enim corpus meus, ceci est mon corps. Et l'hostie devient rĂ©ellement le corps du Christ ex opere operato c'est Ă  dire du fait que le travail est fait. Si un prĂȘtre dĂ»ment ordonnĂ© par un Ă©vĂȘque hĂ©ritier d'une succession ininterrompue depuis les ApĂŽtres, prononce les paroles exactes en suivant le rite canonique, alors, et Ă  compter de ce moment, la transsubstantiation est rĂ©alisĂ©e et elle est irrĂ©versible. L'hostie peut ĂȘtre conservĂ©e, adorĂ©e comme telle, distribuĂ©e comme sacrement plus tard.

Pour Calvin, Ă  GenĂšve, la prĂ©sence est bien rĂ©elle. Mais c'est celle de JĂ©sus dans son Église (assemblĂ©e) Ă  qui il a fait cette promesse : Quand deux ou trois sont rĂ©unis en mon nom, je suis lĂ , au milieu d'eux (Mt 18,20) et Ă  qui il a ordonnĂ© "vous ferez ceci en mĂ©moire de moi". Le Corps du Christ n'est prĂ©sent dans le pain que d'une maniĂšre pneumatique (du grec Ï€ÎœÎ”áżŠÎŒÎ± le souffle, l'esprit) et seulement au cours de l'assemblĂ©e.

Voici, de part et d'autre, des concepts que l'on retrouve avec Bitcoin : la tradition de chaque opération se rattachant à toutes les opérations antérieures depuis l'origine, l'irréversibilité de la chose faite ex opere operato et donc indépendamment des circonstances, mais aussi la validation par la présence d'une communauté de gens qui acceptent cette opération comme l'instrument d'un rachat.

Dans la toile de Youl, Bitcoin est réellement présent par la magie du Code QR, qui n'emmÚnera pas le promeneur vers un quelconque site marchand comme sur une publicité affichée dans le métro, mais vers le site d'un don en bitcoin à la fondation. Ce qui lui permet d'entrer immédiatement dans la toile, c'est à dire... dans la communauté.
la poireNous terminerons sur deux questions concernant ce qui figure ou ne figure pas sur la table de la CĂšne.

La premiĂšre question a trait Ă  la disparition de la pomme. Sur le Mac, la pomme croquĂ©e par Blanche Neige et Allan Turing est remplacĂ©e par une poire. Youl m'a avouĂ© avoir fait la substitution en s'inspirant d'un gag (la pomme c'est Apple, la poire c'est vous) fameux chez les partisans de l'open source. Mais, puisque l'influence augustinienne a dĂ©jĂ  Ă©tĂ© mentionnĂ©e ici, on ne m'empĂȘchera pas de songer au pĂ©chĂ© commis par le jeune chenapan, quand il n'Ă©tait pas encore un vieux saint : le vol des poires (rapportĂ© dans ses Confessions, livre II, ch. 4).

Écoutons-le: ce n’est pas de l’objet convoitĂ© par mon larcin, mais du larcin mĂȘme et du pĂ©chĂ© que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes Ă©tait un poirier chargĂ© de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beautĂ©. Notre troupe de jeunes vauriens s'en alla secouer et dĂ©pouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongĂ© nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre dĂ©testable habitude, et nous en rapportĂąmes de grandes charges, non pour nous en rĂ©galer, si mĂȘme nous y goĂ»tĂąmes, mais pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui Ă©tait dĂ©fendu. On ne peut s'empĂȘcher de songer que le jeune lettrĂ© d'Afrique du Nord, l'un des plus brillants esprits de son siĂšcle, aurait fait dans le nĂŽtre un excellent hacker.

NLa seconde question a trait à... la disparition chez Youl de tous les fruits comestibles, qui font l'objet pour la CÚne de Vinci d'identifications diverses et d'exégÚses infinies: pommes-grenades, figues, poires et enfin oranges, sur lesquelles je souhaite m'attarder.

L'oranger porte ses fruits en automne, reste vert toute l'annĂ©e et fleurit Ă  PĂąques. Il a donc toute sa place sur la table de la CĂšne. Mais il donne aussi son nom Ă  la couleur qui procĂšde de l’union entre l’or cĂ©leste et le rouge sang de la vie. Pour cela, il symbolise parfois la rĂ©vĂ©lation de l’amour divin Ă  l’ñme humaine. Il est aussi dans plusieurs civilisations le symbole de l’indissolubilitĂ© du mariage. Autant dire que la notion d'irrĂ©versibilitĂ© de la transaction pourrait se glisser dans ce symbole, qui offrirait aussi une mĂ©taphore de fonction asymĂ©trique, Ă  l'image de ce qui se passe au plus secret des algorithmes de la cryptologie, oĂč le message codĂ© par l'un peut ĂȘtre lu par l'autre mais sans livrer son secret.

logo orangeAlors? Maladresse de Youl, qui Ă©vacue de la table un symbole aussi appropriĂ© Ă  Bitcoin ? Peut-ĂȘtre... sauf Ă  dĂ©couvrir que tout l'orange qui a dĂ©sertĂ© la table a fui chez Youl vers le plafond et l'embrasure des fenĂȘtres, c'est Ă  dire vers le ciel, mais aussi vers le personnage de Bitcoincito, le commanditaire de la toile,situĂ© Ă  la place de Jean... le disciple que JĂ©sus aimait. Ce qui donne une vision derechef platonisante de Bitcoin, venant expliciter son logo orange oĂč le symbole est (presque...) orientĂ© vers le ciel... Revoyez le Platon de RaphaĂ«l : il est vĂȘtu d'orange...

La CĂšne de Youl
Finalement il ne sera probablement jamais possible de reprĂ©senter Bitcoin. Mais les Ă©lĂ©ments glanĂ©s ici offrent du moins certaines pistes pour se le reprĂ©senter. Gardons le mĂ©tal si l'on veut puisqu'il est mĂ©taphoriquement minĂ©. Cependant il ne sort pas de la terre ocre, mais de la puissance de calcul d'une communautĂ© consciente d'elle-mĂȘme, et de sa volontĂ© de s'affirmer. C'est un mĂ©tal dont la couleur orange mĂȘle l'Ă©clat de l'or au rouge de la vie.

Il y a, aprĂšs tout, des mĂ©taux de toutes sortes : le sodium est mou, le mercure est liquide, l'uranium est radioactif et d'autres mĂ©taux plus lourds que lui n'existent mĂȘme pas Ă  l'Ă©tat naturel ce qui explique entre autre leur prix incroyablement Ă©levĂ©. ReprĂ©sentons-nous le prĂ©cieux mĂ©tal orange, notre bitcoin, comme un mĂ©tal mental, dont le pĂŽle magnĂ©tique est dans le ciel de Platon, que l'on ne touche pas de la main, mais qui est rĂ©ellement prĂ©sent dans la pensĂ©e, non d'une personne isolĂ©e mais d'une communautĂ© dont il mesure et exprime la richesse.



Pour aller plus loin:

7 - Bitcoin secret Ă  Guernesey

August 27th 2014 at 18:00



Guernesey
On parle un peu de bitcoin, cette monnaie sans État, dans diverses Ăźles qui ne forment pas tout Ă  fait des États et n'ont point de monnaie, mĂȘme si l'on y brasse beaucoup d'argent.

Ce n'est pourtant pas cela qui m'amenait, durant mes vacances, sur les Ăźles de la Manche, ces petits morceaux de France jetĂ©s Ă  la mer et ramassĂ©s par l’Angleterre comme l'Ă©crivit Victor Hugo, mais la visite d'un petit morceau redevenu français : sa maison, propre Ă  exalter le romantisme de ma fille. C'est Ă  vrai dire un lieu magique mais un peu oppressant, dans lequel le gĂ©nie a tournĂ© en rond prĂšs de quinze ans, Ă©crivant, peignant, dĂ©corant, sculptant, imaginant des mondes occultes, parlant aux Esprits, au Futur et Ă  Dieu.
Au rez-de-chaussĂ©e, dans le salon dit « des tapisseries», Hugo a composĂ© Ă  partir de divers Ă©lĂ©ments une monumentale cheminĂ©e de chĂȘne qui occupe presque tout le mur et monte jusqu'au plafond. SurchargĂ©e de sculptures, vraie « cathĂ©drale de chĂȘne », elle constitue l’oeuvre maĂźtresse du poĂšte architecte.


la cheminée
saint jeanC'est en regardant de prÚs que j'ai eu la révélation.


De part et d'autre, deux petites statues : saint Jean, les mains tournées vers le ciel et saint Paul, le regard tourné non vers la terre mais vers un livre.


J'ai immĂ©diatement repensĂ© Ă  mon prĂ©cĂ©dent billet sur Platon et Aristote, oĂč une semblable rhĂ©torique gestuelle m'avait conduit de RaphaĂ«l Ă  Vinci, revisitĂ© par les concepts de Bitcoin !


Hugo a surchargé sa demeure d'inscriptions, pour la plupart latines, et parfois énigmatiques. Ici pourtant rien de mystérieux en apparence, et je n'ai guÚre besoin de traduire ce que le poÚte a gravé sous les deux sculptures.
Le sens en paraĂźt presque trop simple. Pourtant la traduction m'est venue Ă  l'esprit en anglais.



dans le livre


vers le ciel

On the blockchain and to the Cloud ? Sur la blockchain et jusqu'aux extrémités du cyber-espace? Il y a de toutes façons l'idée d'une chose écrite qui est plus grande, plus immatérielle, plus libre qu'un simple écrit...


Fantasme personnel ? Sans nul doute... Et pourtant voici ce que je découvre quelques instants plus tard, et qui fait comme un écho à mon interprétation précédente :


alias? une Ă©trange devise


Ici rien ; ailleurs quelque chose pour transcrire au plus prÚs la langue latine toujours plus concise que la française.


le Fauteuil des AncĂȘtresNous sommes dans une autre piĂšce du rez-de-chaussĂ©e, dans la salle Ă  manger. La devise est gravĂ©e sur le baldaquin d'un monumental trĂŽne que Victor Hugo avait fait fabriquer Ă  Guernesey dans le style gothique des chaires du XVĂšme siĂšcle. Le guide comme toute la littĂ©rature trouvĂ©e ensuite sur Internet, assure que cette devise proclame la foi en l'immortalitĂ© de l'Ăąme des chers disparus. C'est bien possible, et l'autre devise gravĂ©e sur le mĂȘme trĂŽne, absentes adsunt (les absents sont prĂ©sents) va bien dans ce sens. On songe naturellement Ă  LĂ©opoldine, sa fille noyĂ©e. Sauf que ...c'est un peu court.


Hugo savait son latin. Nihil et aliquid sont des mots du genre neutre. Il est bien question de choses, non de personnes...


Quant au fauteuil, il est placĂ© sous l'inscription Cella Patrum Defunctorum (le sanctuaire des ancĂȘtres morts) ce qui fait donc rĂ©fĂ©rence aux pĂšres absents/prĂ©sents, non aux enfants morts. Nul hĂŽte ne devait s'y asseoir. C'est pourquoi, dit le guide, Hugo a placĂ© entre les accoudoirs... une chaine.


chaine


Cette chaĂźne est-elle lĂ  seulement pour signifier cela? Hugo a Ă©crit dans Booz endormi un vers qui fait signe vers un autre sens du mot, peut-ĂȘtre pertinent ici : Une race y montait comme une longue chaĂźne. Il y a donc une chaĂźne horizontale (qui entrave le fauteuil, comme les jambes de Valjean au bagne) et une chaĂźne verticale qui relie Ă  autre part, ailleurs, alias.


un pÚre de l'euro?On ne manque jamais de clamer qu'Hugo a inventé les Etats-Unis d'Europe et la monnaie unique. Cela fait un soutien de taille quand le projet européen en manque chaque jour davantage..


Vais-je créditer l'exilé de Guernesey de l'invention de Bitcoin ? Cela aurait peu de sens. Mais on peut se demander ce qu'il en aurait pensé, puisqu'il est déjà invoqué en matiÚre monétaire.


Cet homme qui faisait parler les morts parlait aussi aux vivants, et aimait la liberté. Aux chaßnes qui entravent il voulait substituer celles qui unissent. Voyons donc ce qu'il écrivit sur la monnaie :


Une monnaie continentale, Ă  double base mĂ©tallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activitĂ© libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et rĂ©sorberait toutes les absurdes variĂ©tĂ©s monĂ©taires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misĂšres, variĂ©tĂ©s qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car dans le va-et-vient monĂ©taire, multiplier la variĂ©tĂ©, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unitĂ©.
DerriĂšre cette prophĂ©tie, qui date de 1855, le souffle politique d'un homme qui ne s'arrĂȘtait certainement pas au cadre de l'Europe et pensait en terme d'HumanitĂ© toute entiĂšre, mais aussi les tracas d'un exilĂ© qui constate que livres et shillings ne valaient pas le mĂȘme prix sur les deux minuscules Ăźles de son exil.
Qu'aurait-il pensé du bitcoin? N'aurait-il pas apprécié sa double base, fiduciaire certainement, mais aussi réelle, métaphoriquement métallique du fait de son extraction par le mining ?


sur base métalliquesur base fiduciaire






N'aurait-il pas apprécié l'absence de frottements dans les paiements en bitcoin ? On peut faire le pari que le métal orange et idéal du bitcoin l'aurait séduit...

En tout cas la belle devise Hic Nihil Alias Aliquid pourra toujours ĂȘtre gravĂ©e sur les wallets quand on leur donnera une forme Ă©lĂ©gante !

8 - Une monnaie de Fantasy ?

September 7th 2014 at 10:23


Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financiÚre.

Monnayé Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.

Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.

Au moment d'ĂȘtre pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dĂ» accepter l'offre du seigneur VĂ©tĂ©rini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau mĂ©tier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’HĂŽtel des monnaies et la Banque voisine ?

Et mĂȘme dans un monde enchantĂ©, l'invention du papier monnaie gagĂ© sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute Ă  certains, comme on le voit dans l'Ă©pisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sĂ©rieuse vers Bitcoin.


         *   *   *   *


On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.

- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bĂȘte, en fait.

- D’accord, seulement
 et si on a besoin de l’argent ?

- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?

- D’accord, alors qui te le doit ?

- Euh
Jean, là, parce 
 Non, minute,
 c’est ça l’argent, d’accord ?


Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financiÚres poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.


Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixĂ©s d’un air fĂ©roce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait Ă  leur faire admettre l’idĂ©e du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvĂ© des eaux, peut-ĂȘtre pas complĂštement sec, mais au moins seulement Moite.


- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le dĂ©clara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».


Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.

- Et si ça tourne en eau de youplĂ , dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermĂ© en bas dans la cave ?

- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.


Un chƓur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.

- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En rĂ©alitĂ©, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.

- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, rĂ©pliqua monsieur Binard. - Comme ça la banque reste honnĂȘte » assĂ©na monsieur Pigouille du ton assurĂ© qui est la marque de fabrique de l’ĂȘtre le mieux informĂ© qui soit, le client du CafĂ© du Commerce.


Ă©dition française - Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !

- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.

- Euh
 est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?

- Comme ça la banque reste honnĂȘte, rĂ©pliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive Ă  la vĂ©ritĂ© par la rĂ©pĂ©tition.


Et c’était le sentiment de la rue du DixiĂšme-ƒuf, que confirmĂšrent les hochements de tĂȘte des commerçants assemblĂ©s. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnĂȘte et tout allait bien.


Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hĂ©rons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en rĂ©alitĂ© aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnĂȘtetĂ© d’une banque qui ne tient pas Ă  rester honnĂȘte.


        *   *   *   *

Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?


Cela paraßt trivial, mais ce roman, écrit trente ans aprÚs les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problÚme intellectuel, mùtiné de scandale moral.


Ă©dition estonienne


À la gĂ©nĂ©ration des digital natives, le systĂšme des changes flottants pourrait bien n'apparaĂźtre que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins cotĂ© en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?


Mais il ya autre chose : Ă  ceux qui frĂ©quentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-mĂȘme qui nous donne Ă  rĂ©flĂ©chir, dans la liaison parfaitement lĂ©gitime pour lui qu'il Ă©tablit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :


« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenĂ©e Ă  sa situation actuelle. dit VĂ©tĂ©rini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile Ă  comprendre, c’en est dĂ©primant. Je suis restĂ© dirigeant en amenant la ville Ă  me comprendre, moi. »


Bitcoin est mentalement Ă©tranger Ă  la gĂ©nĂ©ration des dirigeants bons Ă©lĂšves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autoritĂ© d'un maĂźtre qualifiĂ©) mais adĂ©quat Ă  celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette gĂ©nĂ©ration qui n'est plus Y mais àžż pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.


C'est bien la caractĂ©ristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermĂ©diaires financiers, autoritĂ© de rĂ©gulation) Ă  repenser la valeur, l'Ă©change, le paiement, la richesse peut-ĂȘtre.

24 - Les Anges, de Byzance Ă  Bitcoin

July 9th 2015 at 13:52

C'est Byzance !

piĂšce d'or de Jean II ComnĂšneJadis les voyageurs dĂ©couvraient avec Ă©merveillement Byzance, l'opulence de ses marchĂ©s, le luxe de ses Ă©glises oĂč les saints rĂšgnaient sur l'or des mosaĂŻques, et ses belles piĂšces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-mĂȘme apportait sa caution Ă  l'empereur.

Ils rapportĂšrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, oĂč l'on trouve le vieux mot bezant, tĂ©moigne de cette antique fascination...

Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutÎt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.

attaque byzantine en sicile, 1038

La solution du problĂšme mathĂ©matique n'Ă©tant guĂšre inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique Ă  laquelle pour ma part je n'ai hĂ©las pas trouvĂ© la rĂ©ponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur Ă©tude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait rĂ©fĂ©rence Ă  un fait historique. Ce pourrait bien ĂȘtre le siĂšge d'Alexandrie en 641, au cours duquel en rĂ©alitĂ© les gĂ©nĂ©raux byzantins se montrĂšrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en Ă©popĂ©e... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque rĂ©miniscence cinĂ©matographique, et qu'il a songĂ© par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au pĂ©plum de Riccardo Freda (1954) Theodora impĂ©ratrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!

Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.

Un ange de TiepoloElle prĂȘte aujourd'hui Ă  rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posĂ©e (et en fait bien des siĂšcles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporĂ©itĂ©, de leur forme matĂ©rielle, de la nature de leur dĂ©placement dans l'espace.

Ce n'est pas sans intĂ©rĂȘt pour ceux qui rĂ©flĂ©chissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.

Comme je l'ai expliquĂ© sans trop de dĂ©tail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensĂ©e des Anciens, des messagers de l'au-delĂ . Ils ont donc une nature non matĂ©rielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancĂȘtres ont-ils surmontĂ© les difficultĂ©s diverses que cette double altĂ©ritĂ© suscitait pour eux?

ange byzantinLes artistes les reprĂ©sentĂšrent comme de gracieux jeunes ĂȘtres, parfois un peu androgynes, souvent dotĂ©s d'ailes dĂ©signant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages Ă  tir d'aile) et la diffĂ©rence avec les humains. Une aurĂ©ole complĂštait la reprĂ©sentation en suggĂ©rant une nature meilleure que celle de notre chair.

Au total les artistes de jadis se donnÚrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guÚre de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de piÚce d'or sans ornement.

Signalons donc au passage que l'une des plus belles piÚces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.

un ange d'or

Et ajoutons que la République française émit aussi une piÚce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...

ange moderne

Venons-en Ă  ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.

On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallÚle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.

Entre Platon et Aristote, le triomphe de Thomas d'Aquin, dĂ©tail du tableau par Gozzoli au MusĂ©e du LouvreMais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposĂ© le plus complet, avec un incroyable souci du dĂ©tail, sur toutes les questions que peut poser Ă  l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composĂ© de matiĂšre ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en mĂȘme temps? Ă  plusieurs dans le mĂȘme lieu ? passe-t-il d’un lieu Ă  un autre en traversant l’espace intermĂ©diaire ?

Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux rĂ©gulateurs et aux juristes, quand ils rĂ©flĂ©chissent sur les monnaies dĂ©centralisĂ©es. Du fait de ces similaritĂ©s, je pense que la mĂ©thode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-ĂȘtre quelque chose Ă  nous apporter.

CrivelliIl y a autre chose, dans sa dĂ©marche qui me paraĂźt devoir ĂȘtre suggĂ©rĂ© Ă  ceux qui rĂ©flĂ©chissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de rĂ©concilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui Ă©tait tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'Ă©poque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).

Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.

Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naßtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.

Pour aller plus loin :

39 - Du Kraken et de l'imaginaire Bitcoin

January 22nd 2016 at 11:53

le kraken mangeL’une des principales plateformes de bitcoin, la premiĂšre en euros, s’appelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes amĂ©ricaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brĂšve qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo Ă©purĂ© de Kraken, mais une reprĂ©sentation Ă  l'ancienne figurant sur l'Ă©tiquette d' une marque de rhum.

C’est que le Kraken Ă©voque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes lĂ©gendaires ou romanesques, de gravures Ă©tranges et de scĂšnes cinĂ©matographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les crĂ©ateurs de la plateforme qui Ă©tait une allusion Ă  une rĂ©plique culte d’un film dĂ©jĂ  ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.

L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.

un Kraken à 4 tentaculesDans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.

J'ai cherchĂ© un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite Ă©tude passionnante publiĂ©e en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord d’oĂč vient-il ?

De loin! Les Grecs se mĂ©fiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusĂ©e. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une piĂšce de la citĂ© d'ÉrĂ©trie, dans l'Ăźle d'EubĂ©e. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indĂ©pendance insulaire dans un contexte de rĂ©volte contre les Perses.

Eretrie

En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules Ă  l'assaut des vaisseaux. Mais HomĂšre ne parlait-il pas dĂ©jĂ  du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux
 six cous gĂ©ants, six tĂȘtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrĂ©es ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de MĂ©duse, cette fille des mers qui, pour avoir profanĂ© un temple d’AthĂ©na se vit gratifiĂ©e de serpents se tordant autour de sa tĂȘte ?

Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on dĂ©jĂ  la forme d’un poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce qu’il y a des poulpes monstrueux : au premier siĂšcle, Pline l’Ancien Ă©voque un polypus qui logeait prĂšs de Gibraltar. Sa tĂȘte aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient prĂšs de 9 mĂštres. Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put ĂȘtre mis Ă  mort que par plusieurs hommes armĂ©s de harpons.

Docteur PopaulMais il y a autre chose, que Pline savait dĂ©jĂ  : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent faire usage d’outil, et sans doute mĂ©moriser voire apprendre.

Le célÚbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.

Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?

Une mosaĂŻque de PompeĂŻ rĂ©sume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y rĂšgnent : le crustacĂ© dont la carapace ne peut qu’évoquer la cuirasse des lĂ©gionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-ĂȘtre voyaient-ils les dĂ©sordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.

au musée de Naples

DĂ©jĂ , c’est le cĂ©phalopode monstrueux qui l’emporte, et il n’a pas encore atteint la taille d’un monstre ou d’un dĂ©mon.

le Kraken de 1558Si l’existence du Kraken n’est pas un article de science, ce n’est pas non plus un dogme. Pourtant les premiĂšres mentions s’en trouvent sous des plumes d’hommes de Dieu. OlaĂŒs Magnus, un archevĂȘque suĂ©dois du dĂ©but du 14Ăšme siĂšcle, semble avoir rencontrĂ© des tĂ©moins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en Ă©prouvent une trĂšs grande crainte et, s’ils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeur
un seul de ces monstres marins peut aisĂ©ment faire sombrer plusieurs grands navires


Puis un Ă©vĂȘque norvĂ©gien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la NorvĂšge rapporta surtout des histoires de pĂȘcheurs : le Kraken se tient dans l’eau Ă  150 mĂštres du rivage vers lequel il remonte en cas de pĂȘche surabondante. Il cite aussi un mĂ©decin, OlaĂŒs Wormius qui serait le premier Ă  avoir parlĂ© d'une ressemblance avec une petite Ăźle. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites Ăźles ici et lĂ  puis le dos entier apparaĂźt, d’une circonfĂ©rence de l’ordre de 2.400 mĂštres. Le seul que l'on ait trouvĂ©, en 1680, sur un rivage norvĂ©gien, n'avait en vĂ©ritĂ© frappĂ© les esprits que par la puanteur de sa dĂ©composition. Mais Pontoppidan est le premier Ă  manier une comparaison fĂ©conde: celles des tentacules qui se dĂ©ploient et se dressent levĂ©es du monstre semblables Ă  des mĂąts armĂ©s de leurs vergues.

En 1802 le français Pierre DĂ©nys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant n’en parla plus durant un demi-siĂšcle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour prĂšs de deux siĂšcles auprĂšs des poĂštes et des rĂȘveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animĂ©e. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.

Montfort

Alfred, baron Tennyson (1809-1892) écrit en 1830 ''The Kraken'', dont voici le début de la magnifique traduction de Lionel-Edouard Martin :



Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rĂȘve ni veilleur,
Le Kraken ...

La pieuvre de HugoHugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, Ă©crits en exil Ă  Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... Ă©tant entendu que la sienne est comme toute idĂ©e sortant de sa tĂȘte: gĂ©ante.

Dans la longue description de Hugo, qui mĂȘle fascination et dĂ©goĂ»t, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose Ă©pouvantable, c'est mou.

Hugo introduit donc le thĂšme du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau ĂȘtre prince indien, il agit bel et bien en occidental du siĂšcle scientifique.

A la fin du siĂšcle, la pieuvre gĂ©ante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui mĂȘme. Voyez cela rue Saint-Jacques. la pieuvre de la rue saint Jacques

Mais pratiquement au mĂȘme moment, un tout jeune homme qui signe LautrĂ©amont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poĂ©tique oĂč ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.

Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumiÚre de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.

Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entiÚrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?

Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mùts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financiÚres... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...

Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.

Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.

Hokusai

Presque toujours intitulĂ©e, Ă  tort, le rĂȘve de la femme du pĂȘcheur, cette estampe a excitĂ© les fantasmes les plus divers, que l'on sĂ»t ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanitĂ© oĂč celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dĂ©voration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallĂšle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.

une interprétation d'hokusai

Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto ShindÎ en 1981.

HokusaĂŻ Manga

Nous y voilĂ  : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre l’expression de Huysmans. Elle correspondrait Ă©troitement Ă  l’idĂ©e que les hommes du 19Ăšme siĂšcle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et Ă©bĂ©niste comme François-Rupert Carabin se fit une spĂ©cialitĂ© des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, fĂ©minin, redoutable, qui suscite l’horreur, la peur ou le dĂ©goĂ»t.

Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.

Davy JonesUn autre fil court Ă  travers la rĂ©apparition pĂ©riodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second Ă©pisode de Pirates des CaraĂŻbes (2006) le kraken qui va dĂ©truire le navire obĂ©it Ă  un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dĂ©virilisĂ© lui-mĂȘme, tient fortement de la pieuvre. La scĂšne culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose Ă  la lĂ©gende.

Pour finir par lĂ  oĂč j'ai commencĂ©, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est dotĂ© d'une Ă©tiquette un peu intemporelle, inspirĂ©e de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-mĂȘme : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une sĂ©rie de films tout Ă  fait Ă©tonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc trĂšs esthĂ©tisante.

Tel est finalement le Kraken de la prĂ©sente dĂ©cennie: pirate, esthĂ©tique, puissance encore sous-jacente, potentialitĂ©, Ă©ventualitĂ©... il est comme une petite Ăźle et l'on sait que des libertariens rĂȘvent d'iles off-shore, nouvelles ÉrĂ©trie ; il ressemble, avec ses tentacules en Ă©rection aux vaisseaux qu'il va dĂ©truire, mais il reste insaisissable parce que chose Ă©pouvantable, c'est mou.





Pour aller plus loin :

Pigot* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux Ă©ditions Puf)


sculpture de F-R Carabin* sur la pieuvre comme fantasme masculin de la lesbienne, un article dans Miroir Miroir

41 - Questions philosophiques rue du Caire

January 31st 2016 at 18:36

La Maison du bitcoin organise rĂ©guliĂšrement des petites sĂ©ances d’initiation au bitcoin, aimablement ouvertes Ă  tous. Je m’y suis rendu mercredi 27 janvier avec ma petite idĂ©e, qui consistait Ă  Ă©couter moins l’orateur ( Manuel Valente, trĂšs clair) que les questions de la salle.

En rĂ©alitĂ©, les gens qui viennent rue du Caire ont dĂ©jĂ  de l’intĂ©rĂȘt, voire de la sympathie, pour cette expĂ©rience fascinante, tant d’un point de vue monĂ©taire que d’un point de vue que je dirais
 philosophique.

Et justement, trĂšs vite je me suis aperçu ce mercredi, que sous le masque des visiteurs, s’étaient fort probablement glissĂ© de grands philosophes. Qu’on en juge Ă  l’examen (dans l’ordre) des questions posĂ©es par la salle. On y retrouve les Anciens...

les Anciens

... et les Modernes !

les Modernes

Qui les fabrique, les bitcoins ? Il faut comprendre quel type d’hommes, en accomplissant quel travail, en dĂ©ployant quels efforts. Karl (Marx, pas ChappĂ© !) on t’a reconnu.

Et moi est-ce que je peux en fabriquer ? Adli Takkal Bataille, avec qui j’ai partagĂ© mes idĂ©es et mes doutes, suggĂšre que Friedrich Hayek avait pu se glisser sous la peau de celui qui a posĂ© cette question. Mais j’incline Ă  y voir un retour de SĂžren Kierkegaard, prĂ©curseur des existentialistes pour qui une philosophie que le penseur lui-mĂȘme n’habite pas n’est qu’un palais vide.

Comment ça se fait que ça ait marchĂ© ? Question leibnizienne, rudement tĂ©lĂ©ologique : le bitcoin marche parce qu’il est la meilleur monnaie possible, dans le meilleur des cyber-espaces possibles. Variante Bossuet : le bitcoin participe au plan providentiel.

Combien y a t-il de mineurs? La question pourrait paraĂźtre sans grand enjeu philosophique, sauf Ă  un positiviste, genre Auguste Comte qui pensait que nous ne connaissons ni l'essence, ni le mode rĂ©el de production, d'aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ce genre de pensĂ©e ne m’a jamais passionné 

Donc ce n’est pas Ă©cologique A cet ergo, on reconnaĂźt tout de suite le cartĂ©sien. Qui d’ailleurs se soucie peu de la nature puisque Dieu et Satoshi en ont rendu le bitcoineur maĂźtre et possesseur


Le systĂšme a-t-il dĂ©jĂ  Ă©tĂ© bloquĂ© ? Un disciple du mathĂ©maticien Kurt Gödel, si ce n’est le maĂźtre lui-mĂȘme, venu vĂ©rifier que, selon son cĂ©lĂšbre thĂ©orĂšme, il y a toujours un truc incomplet ou foireux Ă  dĂ©nicher partout (je rĂ©sume).

Comment est organisĂ©e la gouvernance ? On peut penser ici Ă  Rousseau, qui expliquait doctement que quelque part au nĂ©olithique les gars avaient posĂ© la massue dans un coin de la caverne et passĂ© un pacte entre eux au nom duquel on peut aujourd’hui supprimer l’état de droit. Il aurait aussi bien pu imaginer une gouvernance pour le bitcoin. Mais trĂȘve de cynisme potache : c’est plutĂŽt du cĂŽtĂ© de Machiavel qu’une gouvernance du bitcoin trouvera un jour sa description.

Comment on fait concrĂštement pour acheter ? FatiguĂ© du ciel des idĂ©es, c’est ici Aristote qui parle.

les livres jadis se rangeaient

On n’a pas de recours? Non. C’est bien embĂȘtant pour un humain, sujet Ă  l’erreur et au pĂ©chĂ©. On remercie quand mĂȘme saint Thomas d’Aquin, pour qui l'acte humain n’est volontaire que s'il est rationnel et libre, d’avoir soulevĂ© la question.

Qu’est-ce qu’on peut acheter avec ça? Rien, bien sĂ»r, diront les cyniques qui ne le sont jamais autant que leur maĂźtre, DiogĂšne, qui lui voulait abolir la monnaie


autres temps, autres moeurs

Pourquoi la valeur est hyper fluctuante? Parce que tout change, qu’on ne se baigne jamais dans le mĂȘme fleuve. HĂ©raclite d’EphĂšse Ă©tait lĂ , lui aussi.

Pourquoi les banques disent de s’en mĂ©fier? Avec une question aussi naĂŻve, le choix est simple. Soit l’interlocuteur se fiche de vous, soit c’est Socrate redivivus qui va vous prendre par la main et vous faire accoucher de la vĂ©ritĂ© qu’en rĂ©alitĂ© vous connaissez dĂ©jĂ .

Quand est-ce qu’elles font leur propre monnaie? Nicolas Oresme, impatient d’en finir.

Comment est-ce que vous gagniez votre vie? Saint Paul l’écrit (2Th3,10) : celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. L’ancien sĂ©minariste Joseph Staline (un philosophe gĂ©orgien) aimait bien cette citation qui rappelle opportunĂ©ment qu’il faut quand mĂȘme faire bouillir la marmite.

Comment la clé sait-elle quelle valeur il y a sur une adresse? Selon mon ami Adli, la question indiquerait sinon la présence directe de Heidegger, du moins son influence sensible.

A noter que personne dans la salle n’a demandĂ© si le bitcoin servait Ă  acheter de la drogue :Herbert Marcuse ne court plus les rues. Personne non plus n'a demandĂ© si le bitcoin finançait l’état islamique : les gens ne lisent donc plus le journal et font davantage confiance au rapport d’Interpol, qui dit que non.

Hathor place du Caire

Comprenne qui pourra.

45 - Une perle, chez Escher

April 27th 2016 at 09:48

Bien souvent, le bitcoin est implicitement ou explicitement comparé à une forme d'or numérique. J'avais déjà évoqué ce que nous apporte une comparaison avec le diamant, qu'il faut tailler à l'aide des mathématiques pour en extraire la valeur.

Il m'est venu soudain Ă  l'esprit (je vais dire comment) une autre comparaison avec ce trĂ©sor trĂšs particulier qu'est la perle, une autre merveille d'agencement puisque sa nature chimique est, comme celle du diamant, extrĂȘmement commune. Et l'agencement n'est-il pas le vrai miracle de Satoshi ? perle

Or donc, j'étais durant quelques jours sur la cÎte normande, séjour propice aux plateaux de fruits de mer. Cette circonstance toute contingente est sans aucun rapport avec ce qui suit, quelque soit l'apport constant que ma vie quotidienne offre à ma réflexion sur le bitcoin ! Et ce qui suit n'a du reste que partiellement rapport aux perles !

GEBEn vérité, j'étais en train de lire un ouvrage déjà ancien : le jadis célÚbre Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter. Moins pour y trouver matiÚre à réflexion sur sa guirlande éternelle, que parce que je voulais approfondir le rapport du sujet et du fond.

Depuis un petit moment je tente en effet de lister les erreurs de ceux qui veulent oublier bitcoin et ne se servir que de la technologie blockchain.

  • L'une consiste Ă  penser que le fonctionnement et la sĂ©curitĂ© de la blockchain puisse ĂȘtre assurĂ©s sans coĂ»t, sans dĂ©pense, sans dommage. C'est au fond une position un peu idĂ©aliste consistant Ă  aimer la voiture qui vous emmĂšne vers la mer mais Ă  dĂ©tester l'essence qui pollue l'air que l'on y respire.
  • Une autre consiste Ă  oublier la primautĂ© de la fonction de transfert, pour s'imaginer la blockchain comme une main courante infalsifiable et Ă©ternelle (prĂȘte Ă  accueillir toutes les informations de notre civilisation) et non comme un livre enregistrant des mouvements.
  • Une autre encore, moins grossiĂšre cependant, consiste Ă  penser que l'on pourrait faire circuler sur une blockchain autre chose que son unitĂ© de compte intrinsĂšque. Certes on peut colorer des fractions de celle-ci (c'est une piste de rĂ©flexion fĂ©conde) mais Ă  partir d'un certain moment il faut bien admettre que ne circulent en rĂ©alitĂ© que des reprĂ©sentations d'une chose (euro, obligation, action) greffĂ©es sur... quoi ? un token ! Comme l'a dit en public mon ami Adrian Sauzade, l'euro n'est pas une smart money...
  • Et soudain j'ai commencĂ© Ă  me demander si une quatriĂšme erreur ne consistait pas ici dans une mauvais aprĂ©ciation de ce qui est le sujet et de ce qui est le fond.

On pourrait dire qu'il faut oublier la Joconde ou la Vierge aux rochers parce que ce que Vinci a inventé, ce sont des technologies de composition chimique des coloris, la technologie du sfumato, une technologie de perspectives (etc!) qui ont, aprÚs lui, été mises en oeuvre par d'autres. Ce serait là simple faute de goût. On peut aussi n'étudier chez Vinci que les paysages dans le fond des tableaux, c'est un axe de recherche érudite. La conclusion en est le plus souvent que par divers procédés, en contextualisant le portrait avec le paysage, Vinci crée un véritable récit pictural.

Regular Division of the Plane IIIJe m'interrogeais cependant sur ces tableaux oĂč la dichotomie du sujet et du fond est difficile Ă  mettre en oeuvre, ce qui est le cas notoirement dans plusieurs oeuvres de Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Dans quelle mesure pourrait-on dire que la distinction d'un bitcoin qui serait le sujet et d'une blockchain qui serait le fond serait opérante ou non? Je n'en sais rien.

Mais j'ai l'intuition que plusieurs tableaux d'Escher donnent des réponses métaphoriques à ma question. A commencer évidement par l'un des plus célÚbres, qui a déjà été détourné pour illustrer l'apparition d'une transhumanité ou... au profit du bitcoin.

les deux mains

Il y a aussi, chez Escher, une tension entre certains tableaux (je songe Ă  Figure 1975) oĂč aucune distinction n'est possible, et d'autres oĂč le sujet qui se coule d'un cĂŽtĂ© dans le fond en ressort ailleurs, de nouveau en tant que sujet. Il me semble mĂȘme qu'il y a un dessin d'Escher ("Reptiles", 1943) qui peut illustrer assez finement comment la blockchain n'est que la vie du bitcoin, qui l'anime, et qui toutefois en sort (semant l'effroi que n'ont jamais suscitĂ© les monnaies "pour rire" ou les monnaies de jeu) et y retourne constamment.

le bitcoin chez Escher

Que le maĂźtre me pardonne...

Le livre de Douglas Hofstadter traite en fait d'une Boucle Étrange, un procĂ©dĂ© qu'il retrouve dans le canon Ă©ternellement ascendant de Bach, dans certaines gravures d'Escher, et dans la dĂ©monstration du thĂ©orĂšme (proposition VI) de Gödel. Les comparaisons ne sont pas toujours Ă©videntes. Au dĂ©tour d'une phrase, il Ă©crit au sujet de la proposition VI il est difficile de voir une Boucle Étrange dans cette perle, parce que en fait la Boucle Etrange est dans l'huitre, la dĂ©monstration.

A cet endroit j'ai refermé le livre (je n'étais pas bien loin, à la page 19 sur 884 ; je l'ai repris depuis, mais n'en suis guÚre que vers la page 120 au moment de rentrer).

Ε᜕ρηÎșα ! EurĂȘka ! La perle est dans la coquille. L'huĂźtre a certes dĂ©veloppĂ© une technologie coquille pour une raison qui est par ailleurs liĂ©e Ă  la confiance, la confiance qu'en l'occurence elle ne peut faire Ă  personne en ca bas-monde, mais ce n'est pas la coquille qui a de la valeur. Certes on peut aussi y cacher une piĂšce de monnaie. Ou comme ZĂ©zette (Ă©pouse X) s'en servir de cendrier. Mais ce n'est pas pour cela que les pĂȘcheurs de la cĂŽte d'Oman risquĂšrent leur vie durant des siĂšcles pour aller cueillir les coquilles au fond du golfe persique !

Que nous apprend la perle ? On l'a dĂ©jĂ  dit : comme le diamant, sa composition chimique n'en fait en rien un trĂ©sor. Et mĂȘme, elle a une composition fondamentalement similiare Ă  celle de la coquille car elles sont toutes deux formĂ©es d'une concrĂ©tion calcaire, l'aragonite (CaCO3). Ce qu'elle a, que la coquille n'a pas, c'est un Ă©clat, une beautĂ©.

La beauté n'est pas perceptible par tous. On ne peut parler de la perle sans se souvenir de l'injonction évangélique (Mat VII,6) : ne jetez pas la perle aux pourceaux que la sagesse populaire, un peu courte, a progressivement transformé en pas de confiture aux cochons.

perles au cochon

Mais le texte de l'Évangile est bien plus riche : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous dĂ©chirent. Ici, chacun comprendra ce qui lui plaira.

Revenons Ă  mes vacances.

le rat et l'huitreJ'en Ă©tais lĂ  de mes rĂȘveries quand, un beau matin, je me rends Ă  la petite brocante organisĂ©e sur la place du village. Et la premiĂšre chose que je vois, c'est Ă  croire que... c'est cela : Le rat et l'huĂźtre, fable illustrĂ©e par Firmin Bouisset (le crĂ©ateur de la cĂ©lĂšbre fille du chocolat Menier et du jeune Ă©colier des petits LU). L'image tire mon oeil : je relis le texte ( ce n'est pas la fable la plus cĂ©lĂšbre, sauf pour sa chute) :

Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et si je ne me trompe Ă  la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chĂšre, ou jamais.

N'est-ce pas ainsi qu'ont réagi les grandes institutions, suivant Blythe Masters, en "découvrant la Blockchain" avec... des années de retard ?

Mais l'hußtre se referme d'un coup sur le prédateur. La Blockchain pourrait bien en faire autant un de ces quatre matins sur certains qui entreprennent de l'examiner d'un peu trop prÚs.

Cette fable contient plus d'un enseignement:
Nous y voyons premiĂšrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement.
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

58 - Sacré labyrinthe

March 7th 2017 at 09:23

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais Ă©tĂ© amusĂ©, en octobre 2016, en lisant un papier oĂč Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indiffĂ©rentes) et les cathĂ©drales Ă  des preuves de travail monumentales destinĂ©es, pour le citer, Ă  tĂ©moigner d'une capacitĂ© phĂ©nomĂ©nale Ă  mobiliser les Ă©nergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publiĂ© la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais Ă©videmment rien de cela en tĂȘte quand il fut dĂ©cidĂ© en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu Ă  Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech AmiĂ©noise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passĂ© nous lĂšgue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, prĂ©sente dĂšs le palĂ©olithique, date de bien avant que les Grecs ou les CrĂ©tois ne lui aient donnĂ© son nom de laburinthos (λαÎČύρÎčÎœÎžÎżÏ‚), terme dont l'Ă©tymologie est d'ailleurs un peu mystĂ©rieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims stylisĂ©Notons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (Î»ÎŹÏÏÏ…Ï‚), sorte de double-hache utilisĂ©e dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dĂšs l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaßt entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thÚme du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12Úme et surtout au 13Úme qui est le grand siÚcle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particuliÚrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ùme siùcle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pÚlerinage. PÚlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnùt du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier dĂ©tail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thĂ©matique religieuse sur laquelle je ne m'Ă©tendrai pas ici) et jamais des "dĂ©dales", mĂȘme si le motif central de celui de Chartres, dĂ©truit en 1792, semble avoir reprĂ©sentĂ© l'architecte DĂ©dale, le hĂ©ros ThĂ©sĂ©e et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait Ă  combattre un monstre, ceux des cathĂ©drales sont faits pour se prouver quelque chose Ă  soi-mĂȘme. Du premier il Ă©tait difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pĂ©nĂ©trer. Bref, voici peut-ĂȘtre une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second dĂ©tail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite prĂšs du but. Comme si l'oeuvre Ă  accomplir Ă©tait en soi assez simple. À Amiens, le pĂšlerin qui se tient Ă  l'entrĂ©e de la figure n'est qu'Ă  6 mĂštres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

TroisiÚme détail : avec 234 mÚtres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mÚtres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mÚtres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici rĂ©unies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet Ă  genoux sur le labyrinthe est censĂ© prendre le mĂȘme temps qu'un trajet d'une lieue Ă  pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'Ă©tymologie est peut-ĂȘte gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province Ă  l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomĂštres) reprĂ©sentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt Ă  pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le mĂȘme pour tous, d'un labyrinthe Ă  l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier dĂ©tail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrĂ©e vers l'Ouest, cĂŽtĂ© du soleil couchant et de la mort, cĂŽtĂ© par lequel risquent de pĂ©nĂ©trer fantĂŽmes et dĂ©mons. Leur imposer l'Ă©preuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sĂ©curitĂ© du saint monument ! Le diable reste piĂ©gĂ© dans un tel parcours soit parce que sa nature (ÎŽÎčÎŹÎČÎżÎ»ÎżÏ‚, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se dĂ©place qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacitĂ© d'effort du pĂšlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pÚlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13Úme siÚcle les abus les plus criants du 16Úme siÚcle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pÚlerinage un peu dérisoire n'avaient guÚre d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsÚque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pÚlerins du labyrinthe, que cela diminuùt la dette de leurs péchés ou que cela augmentùt à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord tolĂ©rĂ© cet instrument de foi naĂŻve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de rĂ©gulation. Au 17Ăšme siĂšcle un chanoine de Chartres rĂąlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guĂšre Ă  faire perdent leur temps Ă  courir et tourner. Au 18Ăšme siĂšcle, on les effaça ou on les dĂ©truisit un peu partout, Ă  Sens, Poitiers, Arras. MĂȘme celui d'Amiens fut sacrifiĂ© : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, dĂ©posĂ© en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques annĂ©es plus tard.

À Reims il avait Ă©tĂ© enlevĂ© dĂšs 1775, parce que les rires des chenapans sautant Ă  pieds joints sur le dallage oĂč l'on sacrait nos rois gĂȘnaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage Ă  notre Ă©poque. Le labyrinthe de Reims fut recrĂ©Ă©, depuis 2009, par un jeu d'Ă©clairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblĂšme ... un monument virtuel !

65 - L' Immortel

August 10th 2017 at 19:07

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'Ă©tait une de ces pĂ©riodes oĂč les esprits, amenĂ©s par les philosophes vers le vrai, c'est Ă  dire vers le dĂ©senchantement, se lassent de cette limpiditĂ© du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde rĂ©el pour entrer dans le monde des rĂȘves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

AprĂšs une sĂ©ance consacrĂ©e Ă  l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France StratĂ©gies, organisme dĂ©pendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique Ă  imaginer ou rĂȘver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon cĂŽtĂ© j'y avais surtout entendu les Ă©ternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposĂ© de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui Ɠuvrons Ă  concevoir des Ă©changes dĂ©centralisĂ©s sommes des idĂ©ologues poursuivant rĂȘves ou chimĂšres, tandis que ceux qui gĂšrent les Ă©changes centralisĂ©s et les contrĂŽles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des confĂ©rences, Ă©tudes ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscĂ©rale d'une dĂ©marche hors institution, immĂ©diatement cataloguĂ©e comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux rĂ©voltes. La figure inavouĂ©e de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos Ă©changes, fondĂ©s sur rien et ne bĂ©nĂ©ficiant d'aucune garantie, ils seraient Ă  classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaßtre, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrÚtes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sĂ»r Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoquĂ© la rĂ©volution. Mais le personnage, ses rĂȘves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prĂ©voir l'avenir, se rendre immortel - tĂ©moignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans aprĂšs les aventures de son hĂ©ros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient Ă©tĂ© Ă©branlĂ©s, mĂȘme si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la piĂšce que Cagliostro y avait d'abord cachĂ©e. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rĂȘver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "trÚs au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A cÎté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symĂ©trique Ă  la dĂ©sinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand Ɠuvre" qui historiquement cĂŽtoie fort souvent la recherche d'immortalitĂ©. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'Ă©lixir de longue vie participent d'une mĂȘme recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rĂȘve sĂ©culaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappĂ© par la rĂ©currence de thĂšmes liĂ©s Ă  la jeunesse (voire Ă  la vie) Ă©ternelle. C'est souvent savant (la tĂ©lomĂ©rase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntĂ©thisera la tĂ©lomĂ©rase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet Ă  l'inflation monĂ©taire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalitĂ©. L'irrĂ©versibilitĂ© des Ă©critures dans la blockchain est bien plus chevillĂ©e Ă  ce rĂȘve qu'Ă  la rĂ©alitĂ©.

d'aprÚs le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tÎt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princiÚre), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admirĂ© par Rameau) et peintre (louĂ© par Latour). Il prĂ©dit l'avenir Ă  plusieurs occasions, et peut-ĂȘtre Ă  Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait Ă  sa perte n'Ă©tait peut-ĂȘtre pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la rĂ©volution, refit les mĂȘmes prophĂ©ties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. PrĂ©voir l'avenir peut tenir de la divination ou de la luciditĂ©, de l'escroquerie ou de la spĂ©culation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais Ă  la diffĂ©rence de Cagliostro qui fut ou se prĂ©senta comme son Ă©lĂšve, il ne semble pas avoir usĂ© de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancĂ©es. La rencontre en 1763 Ă  Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changĂ© une piĂšce de cuivre en or, est elle-mĂȘme trĂšs douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degrĂ©", mais avec d'intĂ©ressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le tĂ©moignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux tĂ©moignages postĂ©rieurs Ă  1784, sans vraiment trier les ragots des faits avĂ©rĂ©s, ni les faux tĂ©moignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mĂ©moires" du 19Ăšme siĂšcle, comme le cĂ©lĂšbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut ĂȘtre rĂ©putĂ© sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • NapolĂ©on (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystĂšre de l’incarnation, mais le mystĂšre de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prĂȘtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rĂȘveurs de l’Allemagne". DĂ©tail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu aprĂšs le Concordat, tout en renvoyant aux mĂ©moires de Pelet de la LozĂšre, qui lui place ces mots Ă  la sĂ©ance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sĂ©pultures... NapolĂ©on est rĂ©guliĂšrement invoquĂ© quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • MĂ©rimĂ©e, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siĂšcle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la mĂȘme diffĂ©rence qu'entre le XVIIIe siĂšcle et le nĂŽtre. Cagliostro faisait de l'or, Ă  ce qu'il disait, prĂȘchait la philosophie et la rĂ©volution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. HĂ©las ! Les esprits de notre temps sont bien mĂ©diocres."

70 - In excelsis (les lauriers et les tulipes)

November 19th 2017 at 17:03

Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir prĂšs de 8 bitcoins chacun ?

La derniĂšre feuille de laurier de 1804

Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.

A Cluny, la dĂ©couverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majoritĂ© Ă©mises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunĂ©ment quelques faits qui viennent rogner les Ă©ternelles prĂ©tentions rĂ©galiennes : l'abbĂ© de Cluny bat monnaie dans une premiĂšre moitiĂ© du XIIĂšme qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thĂ©sauriseurs ne dĂ©daignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siĂšcles. MĂȘme si ces dinars proclament que Muhammad est le ProphĂšte de Dieu, ce qui n'Ă©tait pas spĂ©cifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".

le dinar et l'Ă©cu

En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvĂ©riser toutes les estimations et toutes les enchĂšres antĂ©rieures. Un thĂšme assez commun en ce dĂ©but du XVIĂšme siĂšcle, et que Van Eyck et DĂŒrer ont dĂ©jĂ  exploitĂ©. Mais c'est le seul tableau du maĂźtre de Florence encore en mains privĂ©es. Qui peut jurer que ce petit tiers de mĂštre-carrĂ© peint il y a un peu plus d'un demi millĂ©naire ne vaut pas le double?

JĂ©sus devant ses juges ?

Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...

On connait l'Ă©pisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfĂšvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre MajestĂ©" lui rĂ©pond l'habile homme, qui enlĂšvera tout de mĂȘme quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autoritĂ©s officielles, quelques annĂ©es plus tard.

Que nous disent ces anecdotes, sur la raretĂ©, la beautĂ©, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assistĂ© Ă  de nouvelles imprĂ©cations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signĂ© tous les billets de banque en euros, j’ai tendance Ă  considĂ©rer que cela veut dire quelque chose de garantir la crĂ©dibilitĂ© d’une monnaie") Ă  tous ceux qui ont mĂ©ritĂ© un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financiĂšre sans la moindre compĂ©tence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-RĂ©gime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire oĂč il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spĂ©culative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein dĂ©lire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fĂ©cond Pascal Ordonneau qui rĂ©pĂšte tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.

"Ça ne repose sur rien": tout est dit. MĂȘme si cela se rĂ©sume vite Ă  : "ce n'est pas mon systĂšme, je ne l'ai pas signĂ©, il n'y a pas de gens comme nous derriĂšre tout cela, vous n'avez mĂȘme pas la LĂ©gion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mĂȘmes, des hommes d'Ancien RĂ©gime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.

Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possÚderait un millioniÚme d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.

C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...

la racine de 2Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...

Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.

Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?

Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siÚcle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?

Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulĂ© des bitcoins, peut-ĂȘtre la valeur de ceux encore "en mains privĂ©es (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsĂ©e Ă  des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multipliĂ© par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?

Quel "expert" veut Ă©crire encore une bĂȘtise ? Il reste certainement des prix Ă  attribuer Ă  ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...

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