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Before yesterdayLa voie du ฿ITCOIN

77 - Ce qui est sérieux et ce qui l'est moins

April 27th 2018 at 17:20

J'ai déjà traité à plusieurs reprises du jeu, univers natif des premières monnaies qui furent décrites comme virtuelles. J'avais abordé l'an passé dans Enjeux la réflexion du médiéviste Jean-Michel Mehl (« il est exceptionnel que le jeu soit gratuit (...) même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante ») et bien plus tôt dans Monnaie pour rire l'idée d'un rapport que tous les enfants connaissent bien entre la monnaie et l'univers où l'on fait semblant, voire la fête des fous.

Podcast

Je reviens sur ce thème en diffusant ici le podcast réalisée en mars par Jeanne Dussueil (Globaliz) et au cours duquel Madame Laure de Laraudière, députée représentant « le présent » et moi-même parlant pour « le passé » commentions une dystopie future présentée par le conteur Thomas Guyon.

Dans un futur pas si lointain, nous suivions dans ses tribulations et ses angoisses un individu qui avait tout d'un travailleur acharné sauf que.. pour lui travail n'existait plus si ce n'est dans l'univers d'un jeu video. Gamification la chose est déjà partout présente. Jeanne Dussueil demandait donc à Madame de la Raudière ce qu'en diraient les politiques (le jour où... plus tard ? trop tard?) et à moi ce qui pourrait bien, alors, d'après les enseignements du passé, servir de monnaie.

On pourra écouter le podcast ici (après avoir lu ce billet ... et avec nos interventions à partir de la sixième minute pour ceux que le genre dystopique ennuie...)

Les points d'accord ou de convergence entre la « députée geek » et « l'historien provocateur » ont été assez nombreux. Quant à la gamification de l'économie j'en ai d'abord cité quelques exemples dans le passé :

  • la construction des pyramides, sans doute mue par des considérations sacrées ou politiques, peut quand même être perçue comme un emploi donné à la population pour lui éviter l'oisiveté, mère de tous les vices ; quelque chose de parfaitement inutile par rapport à nos besoins naturels, mais que chacun accomplit avec un grand sérieux (pour rappel les coups de fouets c'est seulement dans Asterix !)
  • l'économie des « messes pour le salut des âmes » qui, elle, est à la jonction de ce monde (les prêtres sont bien payés en espèces sonnantes et trébuchantes, en monnaie réelle comme diraient nos autorités) et d'un autre monde, l'au-delà si bien nommé dans lequel ils accomplissent, avec un honnête niveau de sérieux, des tâches précises visant à procurer à des tiers défunts mais parfaitement identifiés des avantages virtuels pour continuer de parler comme nos régulateurs.

un jeu antique et inutile

Là où j'ai pu me montrer réellement provocateur, c'est en ajoutant que l'économie du KYC et de la compliance (qui représente désormais une part substantielle des recrutements dans le secteur financier et une cause non négligeable de la hausse des coûts refacturés) est en tout point comparable. Arrêterait-on demain toutes les diligences (les demandes de facture EDF, les appels pour demander à mes 4 enfants le nom de jeune fille de leur mère etc) il ne se passerait rien de tangible, si ce n'est - comme l'arrêt de la construction des pyramides - un chômage technique pénible pour les travailleurs concernés.

J'ai d'ailleurs repris cela sur un billet publié sur LinkedIn et que l'on pourra lire ici :

La vérité, c'est que l'on assiste autant à une gamification de certaines choses sérieuses qu'à une workification de choses futiles, inutiles et tristes.

61 - Sans l'ombre d'un clocher (le temps c'est de l'argent 2)

March 26th 2017 at 10:47

La Grosse Cloche de BordeauxOn connaît la chanson : la monnaie, jadis frappée dans du métal précieux et ornée de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrès en se débarrassant du métal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacé par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnée dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en réalité très archaïque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numérique pour qu'il soit moderne.

Il y a pourtant un élément aussi mystérieux que la monnaie et qui suggère que la modernité consiste bien à s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.

J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggère au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.

Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, très accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problème que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : à quelle heure précise de quel jour précis de quelle année... tel ou tel événement s’est-il précisément produit ?

le 30 févrierLe 30 février d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples à élucider, comme celle de sainte Thérèse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus étonnants, comme la découverte dans la cathédrale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’année du Seigneur 1683 et mourut le 19 février de la même année.

L’heure elle-même est sujet à de peu compréhensibles variations : avant la révolution, lorsqu’il était 0 heure à Prague (c’est dire, à l’heure bohémienne, que le soleil venait de s’y lever) il était déjà 3 heures du matin à Paris (où l’on se réglait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin à Bâle (où l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et même 8 heures à Venise où l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la prière de l’Angélus) après le coucher du soleil.

En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".

deux pontifes romains qui ont fixé le calendrier

Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque élément naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.

Le passage au calendrier réformé par le pape Grégoire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20ème siècle. Du coup, le nombre de jours à rattraper variera aussi. Si prompte à s’afficher moderne, la volonté politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants décrits par Kepler comme aimant mieux être en désaccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.

La plus vieille horloge de Paris fut installée en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la Cité. Notons que dans le même bâtiment, on battit longtemps monnaie...

au 14 ème siècle

Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.

La mécanique de l'horloge impose l’heure à durée constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison à l’autre vont progressivement disparaître.

Les mathématiques remplacent lentement l’observation des astres, libèrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (même si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19ème) puis l’heure moyenne (la même à Brest et à Strasbourg mais surtout la même quelle que soit l’heure précise du zénith) plutôt que l’heure réglée sur le midi « vrai ».

Vient ensuite l’influence des réseaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent à se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit à sa façon que c’est le train qui apprit à l’homme la valeur de la minute.

La priorité politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une métropole mais de lui permettre d’être un nœud sur une toile globale et de vivre à l'heure de cette toile. Même à l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures légales. L'harmonisation des horaires ferroviaires américains (1883) est une décision qui émane, notons-le au passage, du secteur privé.

Au siècle du train, l’horloge de la gare (privée) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathédrales de jadis. Tout un symbole !

au 19 ème siècle

Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut résister, comme en France où l’heure de la gare c’est à dire celle de Paris ne remplace pas forcément l’heure usuelle des diverses provinces. En Amérique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20ème siècle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'été.

Leurs défenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallèle à faire.

Quand ce n’est pas la population qui fait de la résistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souveraineté » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays à refuser le temps de Greenwich adopté un quart de siècle plus tôt et à faire des 9’21’’ qui nous séparaient du reste du monde un précieux élément de notre identité. Ce souverainisme intempestif semble décidément une constante !

Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.

30 avril 1916L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabâche assez régulièrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. Après les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.

Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.

La vérité serait (depuis Eschyle?) la première victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure. La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...

On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas être sans conséquence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se réglait à la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui à la nanoseconde.

1955

Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.

L'internet est un continent plat et non sphérique, sans rotation quotidienne ni révolution annuelle. Comme son absence de frontière et de distance le mettait en quête d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fût un cash, les caractéristiques que je viens d'indiquer excluent un repérage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !

Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?

le char du soleil, à Rome et à Versailles

Nous vivons déjà sans le savoir un œil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a été définie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un électron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut réintroduire de temps à autre une 86.401ème seconde à certaines années, la dernière en date ayant été 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'année atomique et l'année "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcément besoin ! Voire qui le gène, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige à fermer par précaution les places boursières.

Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.

Bitcoin (dont j'ai déjà évoqué la temporalité propre, puisqu'il a créé la première chronologie intrinsèque à l'Internet) vit dans cette virtualité là. Peut-être difficile à appréhender intimement, mais résolument du côté du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris

57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

February 18th 2017 at 10:06

Time is money. Le mot célèbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le même chose avant de mourir exécuté en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problème c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien différents. Le libertaire hédoniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps compté à travailler dans une vaine quête de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapporté par un historien dissertant cinq siècles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale à l'action. Enfin l'américain modeste, tôt mis au travail, trouvait impie de perdre à ne rien faire une heure qui pouvait être consacrée au négoce. Aucun des trois ne parlait évidemment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, à attendre l'échéance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn évoque classiquement ce que l'on doit à nos ancêtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et même depuis les Lumières, le temps et l'argent ont tous deux changé de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun métaphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsèque et concrète qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guère croître en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célèbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs échoppes, de vils usuriers le prêtaient contre d'impies intérêts. Au bout de quelques générations ils furent nobles, fournissant aux rois crédits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatérales, survécurent aux révolutions et s'installèrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit à eux.

Le voleur de tempsUn économiste espagnol, spécialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publié en 2006 une satire amusante à ce sujet. Le héros ne travaille essentiellement que pour payer les intérêts de ses emprunts. Il a un jour l'idée de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achètent du temps c'est pour ne rien faire... et l'économie ne tourne plus. Il faut légiférer...

Sans me vanter, j'y avais songé moi-même 20 ans plus tôt (*) dans un scenario où c'était l'État lui-même qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie à mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant régulièrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul débiteur ne l'a invoqué pour contester le bien-fondé des intérêts dus. Au demeurant le temps des banques est spécifique, purement conventionnel. Ses unités sont contractuelles, les années n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalité elle-même spécifique.

C'était par une réflexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en étaient arrivés en 1993 à construire un horodatage numérique intrinsèque : « pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de rapporter des événements qui n’auraient pu être prédits avant qu’ils ne soient arrivés. Pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de provoquer un événement suscité par ce document et qui puisse être constaté par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linéaire des blocs a suscité le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa première chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irréversible, mais surtout il est autonome. Même si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validé toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajusté sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrégulier ne suit pas ce que les mathématiciens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui régit les passages du bus. C’est une loi qui modélise la durée de vie d'un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, d’un phénomène pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une étude (*) réservée aux lecteurs férus de science, le mathématicien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mécanique quantique, et la part de mystère ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spécifique (toute référence à un temps exogène violerait en effet le principe de décentralisation) mais qu'il est fonction d'une donnée exogène : l'énergie consacrée au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une équation ∆E = k.H (où H est le hashrate). Par là, c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un système de type ∆E.∆t∼ħ0 où la constante de Planck réduite, ħ0, est fonction de la difficulté du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrètes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-même voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrète de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvèrent des forets ou des immeubles s'en trouvèrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction très malin et considéré comme un modèle, Looper livre une réponse très simple (et bien peu techno !) à la question de savoir en quel argent un être du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui désigne une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scénaristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallèles permettent de trouver des solutions cosmétiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-même. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand désespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et même si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un métal précieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une écriture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsèque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passé et que la solution de Looper est bien plus crédible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites américains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) à Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait déjà être un lieu commun dans l'antiquité, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le héros à la tête de linotte se soit laissé entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : οἴχεσθαι φερόμενον ὑπ' αὐτῆς εἰς Ἀλεξάνδρειαν ἐκεῖ δὲ μειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώμενον, ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν ἀνάλωμα,τὸν χρόνον. Le mot ἀνάλωμα signifie "dépense, perte" et il est explicité par πολυτελέστατον, qui signifie "très coûteuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polémique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article cité de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute après publication la présentation filmée d'un cours d'Etienne Klein suggérée par un de mes lecteurs : le temps entre le piège du philosophe pour qui le problème aurait été résolu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.

36 - Alice (suite)

December 17th 2015 at 12:06

Comme on me le fait remarquer en commentaire sous mon précédent billet, il y a bien un petit côté subversif dans "Alice au pays des Merveilles" qui a tout pour faire fondre de plaisir le petit coeur endurci de tout Bitcoineur, entre deux achats spéculatifs, celà va sans dire.

J'aimais Alice bien avant de rencontrer le bitcoin, et il me semble bien que son voyage au Pays des Merveilles ait été le premier livre que j'ai lu en intégralité dans la langue qui était encore, à l'époque, de l'anglais.

Si son escapade de l'autre côté du miroir m'a permis de comprendre pourquoi le bitcoin que l'on dit virtuel in the old room était bien réel là où les devises fiat devenaient virtuelles, son odyssée dans le pays des merveilles suscite en moi une autre remarque.

Alice paye de sa personne. Elle boit la potion.

Alice boit

Comme on sait, cela n'est pas sans conséquence. Alice rétrécit. Il y a évidemment une lecture évangélique de la métaphore du Révérend Dodgson : Alice accepte de se faire toute petite car si vous ne devenez comme les petits enfants, vous n'entrerez pas dans le royaume des cieux (Mathieu, 18,3). C'est une des lignes fortes des évangiles, et Jésus lui-même en rend grâce à Dieu : Tu as caché ces choses aux sages et aux intelligents, et les as révélées aux tout-petits. ( Mathieu, 11, 25)

Mais pour Alice, au-delà de cette forme d'humilité curieuse ( de curieuse humilité?) il y a deux choses remarquables : elle accepte de boire, et elle en est transformée.

AnaxagorasAujourd'hui, il ne se passe pas de semaine sans que l'on nous apprenne que telle ou telle institution réfléchit au bitcoin, ou réfléchit sur la blockchain pour éviter les mots qui fâchent. Seulement, comme le disait un sage zen, ce n'est pas en lisant la notice de la boite mais en avalant le médicament que l'on peut espérer guérir. L'homme pense parce qu'il a une main comme le disait Anaxagore de Clazomènes cinq siècles avant le Christ. Assister à une conférence, lire un livre, c'est une chose. Acheter un paper wallet, télécharger une appli wallet, se servir d'un hardware vault, c'est utile aussi.

Alice en sort transformée : plus petite, plus souple. Est-ce exactement cela que les institutions qui réfléchissent désirent, ou justement ce qu'elles craignent ? Des organisations plus petites ? Des hiérarchies plus courtes ? Des contrats de travail plus brefs ? Des temps de réaction (beaucoup) plus courts ?

En tout cas la potion n'est pas destinée à entretenir celui qui la boit dans son état, mais bien à en changer.

Alice suit le lapin. Lui sait qu'il est en retard. Il ne réfléchit pas, il court

le lapin en retard

Pour aller plus loin : (ajouté début janvier 2016)

35 - Alice

December 13th 2015 at 18:15

Il y a des phrases que l'on entend dix fois sans trop les écouter et puis qui vous saisisse soudain. Ainsi, lors d'une présentation des potentialités de la technologie blockchain, de l'assertion selon laquelle on pouvait y faire circuler une devise virtuelle comme le bitcoin, mais aussi des devises bien réelles comme l'euro. Je levai la main, et remarquai que sur la blockchain, c'était le bitcoin qui était la chose en soi, alors que ne circuleraient jamais que des promesses, des représentations, des contrats relatifs aux devises fiat.

une devise virtuelle

S'ensuivit une courte controverse sur le sens des mots. Soudain je réalisai que nous avions raisons tous les deux, mais chacun dans son univers.

Et alors l'image me vint à l'esprit.
Le bitcoineur, comme Alice, passe de l'autre côté du miroir.

Through the looking glass

Dans le monde des sens physiques, celui qu'Alice appelle the old room, dans ce qui est pour nous le monde des États territoriaux, l'euro est bien réel.

A défaut de tinter sur le comptoir, il peut encore se glisser dans la poche. même dématerialisé, réduit à une simple écriture comptable que l'on manipule par carte ou par téléphone, il se raccroche à cette réalité tangible primitive. Le bitcoin, lui, n'y ressort physiquement de ses wallets que via une plateforme d'échange. Entre temps, il a peut-être une valeur, mais son destin est virtuel.

Mais dans le monde d'Internet, au contraire, l'euro ne circule que sous la forme d'une représentation électronique parfaitement duplicable. Il ne retrouve sa vis operandi, sa capacité de payer ou de solder, qu'avec l'attestation d'une banque qui empêche le double usage qui le viderait de toute substance. Entre temps, il est en puissance, il est virtuel.

En revanche le bitcoin, tel qu'il est sur sa blockchain, est tout entier, l'être et le signe, bien réel dans ce monde de signes et de lois mathématiques.

De l'autre côté du miroir, Alice découvre que les livres sont écrits à l'envers, ben sûr, en dépit du bon sens pourrait-on dire et que tout est un peu crypté : it seems very pretty, but it's 'Rather' hard to understand se dit-elle pour ne pas avouer qu'elle n'en comprend pas tout.

De l'autre côté du miroir (comme le bitcoin sur la blockchain) des objets sont vivants.

Mais surtout on suit, de l'autre côté du miroir, de bien étranges règles physique. Le livre a pourtant été écrit des décennies avant les révolutions de la relativité ou de la physique quantique ! Ainsi Alice doit-elle courir vite... pour rester sur place. Ce qui paraît une métaphore très appropriée au bitcoin qui ne se déplace sur le Ledger plus vite que l'euro dans les réseaux de ses banques, que parce qu'il ne se déplace en réalité pas du tout.

Le paysage, de l'autre côté du miroir, est ordonné selon des postulats mathématiques, ceux des échecs. Au début de la partie, les pièces ne se font elles pas face comme de part et d'autre d'un miroir ? Leurs mouvements même sont régis par des règles formelles.

un paysage mathématique

un livre révolutionnaireS'il quitte l'univers de Lewis Caroll pour explorer celui du Révérend Charles Dodgson, une surprise attend l'adepte des échanges décentralisés. Les tenants de la démocratie liquide (un modèle où chacun pourrait activement contribuer à l’élaboration de la loi plutôt que de simplement voter sur des propositions, comme dans le modèle classique de la démocratie directe) savent bien que le père d'Alice avait écrit quelques années plus tard The principles of parliamentary representation, un pamphlet proposant la modélisation mathématique d'une allocation des sièges en scrutin de liste et d'une forme de démocratie où chacun puisse réellement exprimer ses préférences, car pour l'instant (et j'écris un jour de scrutin!) la politique n'est toujours jouée que more as a game of skill than a real test of the wishes of the electors.

Il est sans doute inutile de nier que l'expérience du bitcoin est liée à une sensibilité politique.

Ce qu'Alice va chercher de l'autre côté du miroir, ce sont donc des choses bien réelles. De quoi nous donner, au minimum, des clés pour questionner l'ordre du monde de ce côté-ci...

Pour en savoir plus :

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