Avec le sous-titre Comment les techno-fascistes ont pris le pouvoir Nastasia Hadjadji revient sur ses propres pas, chez le mĂȘme Ă©diteur, mĂȘme format, mais en duo. Ayant Ă©crit 4 livres de cette maniĂšre (voire en trio) j'y vois plutĂŽt â a priori â un gage de qualitĂ© : il est, en confidence, trĂšs difficile de se relire, et trop facile de se convaincre soi-mĂȘme de ce que l'on Ă©crit.
No Crypto crispa les cryptos, ''No Facho" fĂąchera les fascistes. La cible a bougĂ©, mĂȘme s'il faut bien admettre que certains se trouveront Ă chaque fois dans la zone de tir.
J'ajoute que, comme dans le dernier opus, les exemples, les situations, les discours sont essentiellement amĂ©ricains. Cela me fait une raison de plus de lire le livre l'Ăąme en paix et de façon assez dĂ©tachĂ©e. J'ai certainement bien des travers, mais je ne suis ni amĂ©ricanisĂ© ni amĂ©ricanoĂŻde et je n'ai jamais Ă©tĂ©  déçuÂ
ni mĂȘme franchement surpris par ce qui se passe lĂ -bas. Pour le dire crument : j'Ă©tais dĂ©jĂ Ă©pouvantĂ© sous Bush PĂšre, mĂȘme si ce temps-lĂ ferait presque figure d'Eden maintenant.
L'ouvrage a déjà fait l'objet de courtes recensions :
- par Le Monde (qui fonde sa conclusion sur une citation de 2009)Â et
- par le blog En attendant Nadeau, qui dĂ©crit plus sĂ©rieusement comment l'une des forces dâApocalypse Nerds est sa capacitĂ© Ă dĂ©crire la façon dont la production thĂ©orique des tech bros est toujours accomplie dans lâobjectif de conquĂ©rir le pouvoir, mais qui dĂ©plore que lâessai pĂšche un peu dans les voies de sortie quâil propose.
Il a aussi suscité une interview de O. Tesquet par PhiloMag.
Ce qui suit est donc une lecture plus personnelle, oĂč je dĂ©veloppe plus particuliĂšrement les points (religion, Bitcoin...) qui m'intĂ©ressent. Vous ĂȘtes prĂ©venus !
Commençons par prendre au sérieux ce mot d'Apocalypse. Il n'est pas là simplement dans le sens que lui donne le langage courant, avec beaucoup de napalm et un peu de Coppola, et qui fournit le thÚme central d'une introduction qui fera tourner les pages aux plus pressés, donnera le tournis aux autres, et en incitera quelques-uns à de longues ballades en ligne.
L'un des traits du nouvel american nightmare, derriÚre ses premiers rÎles de super-héros vieillis, de Jokers botoxisés ou de grands patrons pré-cryogénisés, derriÚre son armée de nerds, de geeks et sa plÚbe de devs, c'est bien, en effet, que ce projet oligarchique de prise de pouvoir par la technique (et la finance) s'énonce dans un délire religieux trÚs particulier.
Hadjadji et Tesquet ne peuvent ĂȘtre critiquĂ©s d'avoir choisi cet angle d'analyse et de combat. Encore faut-il rester Ă bonne distance, se rappeler qu'une forme de religiositĂ© polĂ©mique ne rongeait pas moins l'AmĂ©rique maccarthyste et qu'en revanche le fascisme dans sa version europĂ©enne vintage ne s'embarrassait guĂšre de JĂ©sus et de son gĂȘnant message de fraternitĂ©, de misĂ©ricorde et de douceur. Je ne veux pas suggĂ©rer que notre Occident oriental n'ait pas connu jadis de sĂ©vĂšres dĂ©lires apocalyptiques ou millĂ©naristes, mais les ferments en ont Ă©tĂ© exportĂ©s de longue date par divers pilgrims vers l'Occident occidental. C'est de lĂ -bas, oĂč le dĂ©lire a sĂ©vĂšrement mutĂ©, qu'il continue de magnĂ©tiser (et d'amĂ©ricaniser) les cervelles les plus rĂ©ceptives du vieux continent.
Le catholicisme lui-mĂȘme, aujourd'hui lourdement revendiquĂ© par des gens comme Vance ou Thiel et bien surlignĂ© par les auteurs, n'a pas moins (quoi que plus rĂ©cemment) mutĂ© et ne ressemble Ă rien de connu en Occident oriental : ni aux divers catholicismes politiques post-rĂ©volutionnaires (ordre moral, PĂ©tain, Franco) ni aux bricolages vaticans (democristiana etc), ni a ce que vivent dans leur foi les catholiques pratiquants dĂ©sormais minoritaires, ni Ă ce que bricolent avec leurs souvenirs les catholiques culturels.
La plupart des catho-braillards amĂ©ricains sont en outre des convertis qui ont encore sous les rangers la boue de leurs terrains de chasse prĂ©cĂ©dents. Ce point n'est pas un dĂ©tail : il y a des gens (et les fachos en font Ă©videmment partie) qui ont tout intĂ©rĂȘt Ă avancer masquĂ©s. De mĂȘme que certains ont dĂ©couvert Bitcoin comme une  divine surpriseÂ
, certains et parfois les mĂȘmes ont trouvĂ© dans des Ă©crits religieux de quoi entretenir le feu de leur enfer mental.
Le lecteur europĂ©en pourra ĂȘtre Ă©tonnĂ© de voir la dimension apocalyptique attribuĂ©e dans ce livre non Ă une lecture de saint Jean mais Ă une (re)lecture de saint Paul (*). Car il s'agit d'un Paul juif, messianique et eschatologique, tel que rĂ©interprĂ©tĂ© notamment par Jacob Taubes (**) un esprit fort compliquĂ©, lecteur de Carl Schmitt et dont l'objectif ultime Ă©tait le dĂ©passement (impossible) de la scission entre le judaĂŻsme et le christianisme, en vue de lâexplosion de la sociĂ©tĂ© existante : un dĂ©lire (et une impasse) que l'on retrouve aisĂ©ment aujourd'hui chez les millĂ©naristes amĂ©ricains.
Entrons dans le sujet. Les auteurs dĂ©crivent bien comment dans la Silicon Valley la  croyance en une hiĂ©rarchie naturelle des intelligences, doublĂ©e d'une morale entrepreneuriale virilisteÂ
a progressivement structurĂ© les esprits, les discours, puis les entreprises elles-mĂȘmes. Tout le monde y adhĂšre plus ou moins Ă la phrase de Peter Thiel en 2009 :  je ne crois plus que la libertĂ© et la dĂ©mocratie soient compatibles
. Comme on sait, cette idée (débarrassée du fatras religieux) s'exporte désormais fort bien chez nous, d'autant qu'elle jouit de la bénédiction de F. Hayek.
Plus original, le chapitre placĂ© sous la rĂ©fĂ©rence au BĂ©hĂ©moth (qui est dans la Bible une force animale mutante, que l'homme ne peut domestiquer) prĂ©sente le projet de gouvernance par le dĂ©sordre, le prĂ©tendu art du deal qui n'est qu'un trial and error. L'Ă©vaporation des mots, le gel brouillon des budgets ne seraient pas l'effet de l'incohĂ©rence du techno-fascisme mais seraient Ă la fois sa nourriture et son fonctionnement organique. Dans le  grand buffet dinatoireÂ
oĂč les techno-fascistes picorent sans ordre ni mesure, les auteurs distinguent Ă la suite de Timnit Gebru et Ămile Torres, la convergence des 7 familles : transhumanisme, extropianisme, singularitisme, cosmisme, rationalisme, altruisme efficace et. longtermisme. L'avant-derniĂšre permet de faire surgir la figure de Sam Bankman-Fried tandis que le rationalisme permet d'Ă©voquer Peter Thiel ou David Sacks. Pour autant le lecteur ne verra pas citer directement Bitcoin parmi les amulettes, les mĂ©faits ou les trĂ©sors du BĂ©hĂ©moth. Il ne perd rien pour attendre.
 Coup d'Ă©tat graduelÂ
, prĂ©viennent les auteurs : ceci ne concerne toujours pas particuliĂšrement la crypto. Est-ce spĂ©cifique Ă l'AmĂ©rique du Joker, quand on voit notre PrĂ©sident (que nul ne regarde en coin lorsqu'il traite les autres d'illibĂ©raux) dĂ©manteler les corps de l'Ătat et nommer Ă peu prĂšs son cheval consul, premier ministre, prĂ©fet, recteur ou ce qui lui plait. Pareillement pour le travail de sape des fondations. Je suis de ceux qui pensent (comme GalilĂ©e) que  lĂ -bas c'est comme iciÂ
non pas hélas par un relativisme moqueur mais parce qu'aucune comparaison ne me rassure sur ce qui se passe dans mon pays.
Donnons cependant ce crĂ©dit Ă la perspicacitĂ© des auteurs que lĂ -bas le travail de destruction est confiĂ© Ă des  jeunes hommes, pour certains Ă peine majeurÂ
mais souvent gros QI, quand chez nous des ministĂšres sont confiĂ©s Ă des jeunes femmes demi-instruites dont le GĂ©nĂ©ral De Gaulle n'aurait peut-ĂȘtre pas voulu comme secrĂ©taires : cela ira donc moins vite chez nous. Et que la figure d'un Vance prĂ©tendument  hillbillyÂ
et adepte de Girard tout Ă la fois, mais dont le catholicisme est rĂ©futĂ© par le Vatican tandis que son autoritarisme fait trembler, incarne peut-ĂȘtre l'aprĂšs Trump. Et que les Ă©lites Ă venir seront lĂ -bas bien peu universitaires et instruites au sens acadĂ©mique du terme.
Le  rĂȘve de la monarchie distribuĂ©eÂ
n'a malgrĂ© les mots employĂ©s (et divers fantasmes fĂ©odaux dĂ©jĂ abordĂ©s ici) rien de traditionnelle : c'est un cĂ©sarisme de CEO, un remake d'idĂ©es anciennes que Curtis Yarvin est allĂ© piocher chez Taine, avec la conviction que Trump Ă©tait  de la trempeÂ
de Bonaparte, capable de canaliser les colĂšres et les fiertĂ©s pour exercer sa tĂąche : subvertir le systĂšme sans le renverser et installer une  infrastructure invisible, logicielle capable de se propager comme un virusÂ
. La technologie est la gouvernance elle-mĂȘme.
A ce dĂ©tour, retrouve-t-on Bitcoin ? Rien n'est moins sĂ»r, pour moi. La presse malveillante peut associer autant qu'elle le veut Bitcoin aux Trump pĂšre et fils, rien n'empĂȘchera Bitcoin de servir aussi leurs ennemis comme ceux de l'AmĂ©rique et du monde libre. Il y a dans le protocole Bitcoin quelque chose qui rĂ©sistera largement Ă tout agenda idĂ©ologique.
Mais il y a aussi, dans les si nombreux agendas idĂ©ologiques Ă©voquĂ©s par les auteurs, de façon un peu Ă©tourdissante pour le lecteur, un cĂŽtĂ© foutaise. Je ne parle pas des hommes (Musk dĂ©jĂ en retrait et bougon, Milei un peu tronçonnĂ©, Bukele dictateur cool et maton as a service) mais des systĂšmes de pensĂ©e eux-mĂȘmes (miniarchie autoritaire, haut modernisme d'un monde entiĂšrement modĂ©lisable) dont il est peu probable que les hypostases durent mille ans.
Il ne me semble pas davantage probable qu'elles s'exportent sur un vieux continent dont les vieux rĂ©acs ont eux-mĂȘmes des vieilles traditions trop diffĂ©rentes et dont les jeunes fachos sont loin d'ĂȘtre tous des nerds. Bien sĂ»r, la lecture de X montre combien les  jeunes entrepreneursÂ
peuvent adorer Musk et Trump, et Netanyahu en prime. Mais mĂȘme dans son sommeil M. BollorĂ© ne voit pas JĂ©sus accueillir Charlie dans son ciel sucré ; mĂȘme munie d'une hache en place de tronçonneuse Mme. PĂ©cresse ne participe guĂšre que de la ladrerie bourgeoise ; et mĂȘme le patron de l'AfD doit bien comparer le nazisme Ă Â une fiente d'oiseau en comparaison avec mille ans d'histoire allemande glorieuseÂ
. M. StĂ©rin peut bien admirer Musk, il le fait comme celui-ci admire NapolĂ©on, Ă sa façon. La sienne tient surtout du Puy du Fou et je doute qu'il le fasse, comme le craignent les auteurs  from scratchÂ
.
En Europe, nous savons que Mabuse était fou et que la bande de Gaza, si elle ne reste pas pour toujours un enfer, ne sera jamais un Paradise, ni une sovcorp, ni une enclave façon Prospera, ni une plateforme de Thiel, quelles que soient les combinaisons de Rubik's cube de ce que les auteurs décrivent fort justement comme des idéologues nihilistes.
Cela ne nous met pas forcĂ©ment du  bon cĂŽtĂ©Â
car il entre autant de mollesse que de résilience dans notre résistance aux délires. A toutes les références trÚs savantes des auteurs, j'ajouterais (ou j'opposerais) volontiers le Domaine des Dieux, publié par Uderzo et Goscinny un an avant le rapport du Club de Rome.
Tel ne sera pas le sort de Praxis, qui risque fort de ne jamais exister qu'Ă l'Ă©tat de modĂšle ou de fantasme, parce que dĂ©cidĂ©ment la cabane au Liberland apparait tout juste passable pour les boys scouts, mais qui ne viendra jamais concurrencer DubaĂŻ IRL. Et il est bien inutile (de la part des fondateurs comme de celle des auteurs) d'imaginer Praxis fonctionnant grĂące Ă une cryptomonnaie : ce serait au mieux une monnaie locale numĂ©rique dont la valeur serait problĂ©matique, soit Bitcoin dont je rappelle (au risque de chagriner mes amis) que la souverainetĂ© est celle de l'algorithme, pas du dĂ©tenteur de la clĂ©. Tout cela est bĂąti avec du vent, les auteurs le montrent eux-mĂȘmes quelques pages plus loin.
Dans la rĂ©alitĂ© des choses, la sĂ©cession des geeks se fait (mĂȘme en AmĂ©rique) comme celle des riches : dans les beaux quartiers, dans les bonnes Ă©coles, avec pour les 1% le yacht battant pavillon souvent de complaisance mais qui rappelle qu'il faut toujours un Ătat, mĂȘme pour bronzer sur le pont arriĂšre et avec pour les 1% des 1% une Ăźle, volcanique, atoll ou artificielle, oĂč ils se feront vite suer quand ils auront fini d'y Ă©quiper leur bunker.
Que M. Srinivasan ou M. Zuckerberg croient qu'une entreprise-rĂ©seau captant l'attention de milliards d'ĂȘtres serait plus proche d'un Ătat que d'une firme et plus puissant qu'une nation ne nous obligent pas Ă Ă©pouser sans examen cette croyance comme peuvent le faire les 30 ou 40 millions (pas plus) de digital nomads. Certes l'ordre westphalien est Ă©branlé âje l'ai Ă©crit moi-mĂȘme, pensant surtoutaux Ătats de culture continentale ; certes l'Ă©vitement fiscal s'affiche ; et certes (les auteurs en parlent Ă©tonnamment peu !) les convictions dĂ©mocratiques s'effondrent chez les dirigeants comme chez les gouvernĂ©s des pays mĂȘmes qui se dĂ©finissent encore comme dĂ©mocratiques, et cela pour cent raisons dans lesquelles la tech n'intervient pas forcĂ©ment. C'est de cela, me semble-t-il, qu'il faudrait se soucier sans se laisser abuser par des discours libertaires qui parfois ne sont guĂšre plus qu'un jeu de rĂŽles pour enfants malins ou riches.
Et Bitcoin ? Il est prĂ©sentĂ© comme le  fĂ©tiche ultime des individus souverains, une technologie de pouvoir Ă mĂȘme de faire advenir (la) constellation de juridictions autonomesÂ
ce qui suppose un peu que les citĂ©s sovcorp et autres Ăźles de Titus Gebel mĂšneront leurs transactions surtout entre elles, ce dont on peut douter. Surtout si, comme cela a Ă©tĂ© supposĂ©, chacune a financĂ© son dĂ©veloppement par sa crypto. Mais cela permet de placer Bitcoin dans le paysage de l'Apocalypse nerd. Je trouve comique, au passage, d'accuser Bitcoin de  priver les Ătats de leurs recettes fiscalesÂ
: aprĂšs plus de 10 ans Ă entendre lesdits Ătats marteler  n'y touchez pasÂ
en affirmant qu'il s'agissait ni plus ni moins que d'un bout de crotte, les voir en croquer 30% avec gourmandise a de quoi faire rire. Il reste bien d'autres gĂąteaux qui leur Ă©chappent : est-ce propre â ou particuliĂšrement significatif â avec la crypto ? Le cum-cum qui a privĂ© l'Ătat de 33 milliards d'euros sur 20 ans est un scandale bien bourgeois, pratiquement soutenu par les occupants successifs de Bercy oĂč cela reprĂ©sente un manque Ă gagner largement supĂ©rieur aux petites tromperies des cryptobros.
Dans ce livre, qui fait mine de s'effrayer de tout un tas de foutaises que les auteurs mettent entre guillemets, Bitcoin se voit assigner une place Ă©trange, bien ambigĂŒe : la preuve (unique) de ce que malgrĂ© tout  une fiction financiĂšreÂ
pourrait marcher. On a envie de leur dire :  d'accord avec vousÂ
. Bitcoin marche et il est pratiquement unique. Vous ĂȘtes des maxis. Mais le succĂšs de l'objectivation du White paper de Satoshi ne permet pas d'extrapoler un succĂšs comparable du ''Network State" de Srninivasan (rĂ©sumĂ©) qui n'est en rien comparable, ni comme projet, ni comme architecture, ni comme logique, ni comme rigueur, ni comme utilisation de la thĂ©orie des jeux. Si j'Ă©tais pervers, je noterais qu'il est tout de mĂȘme plus facile de fonder une monnaie qu'une nation dotĂ©e de puissance. Un exemple ? L'Europe.
LĂ oĂč les auteurs ont en revanche raison, c'est sur le capitalisme de perforation, celui des plus de 5000 ZES qui parsĂšment la carte des Ătats westphaliens, mĂȘme si cela tient plus du capitalisme anglais Ă Hong-Kong, ou de Tanger Ă l'Ă©poque coloniale que du rĂȘve des nerds(***). Mais bien des gĂąteries consenties aux groupes Ă©trangers investissant chez nous relĂšvent aussi de cela. Sans compter les arrangements juridiques inclus dans les traitĂ©s de commerce. Tout cela n'est pas forcĂ©ment trĂšs geek et ne permet pas d'aller chercher des poux dans la tignasse de Satoshi. Si presque tous les exiteurs sont bitcoineurs, l'immense majoritĂ© des bitcoineurs ne sont pas des exiteurs. Et les auteurs le savent fort bien.
Que dire des dĂ©veloppements sur la SF ? Que ceux qui imaginent un autre avenir, quelqu'il soit, consomment voire produisent de la SF me paraĂźt dans l'ordre des choses. Est-ce que  le fantasme d'une humanitĂ© Ă deux vitesses irrigue la science fiction d'obĂ©dience cyberlibertarienneÂ
? Est-ce que ça lui est propre ? On trouve cela chez Aldous Huxley, ou dans les BD de Bilal. Et la Bible elle-mĂȘme ne commence-t-elle pas avec cette promesse diabolique :  Vous serez comme des dieuxÂ
 ?
L'avenir aussi Ă une histoire : chacun connait les diverses prĂ©dictions, illustrĂ©es de façon fort amusante, sur le Paris de l'an 2000. Aucune, malgrĂ© quelques anticipations saisissantes ne s'approche de ce que nous avons connu il y a dĂ©jĂ un quart de siĂšcle. Pour des raisons Ă©videntes : erreurs  toutes choses Ă©gales par ailleursÂ
 ; erreurs d'extrapolation ; erreurs surtout sur les usages sociaux. La SF est d'ailleurs un univers auto-rĂ©fĂ©rentiel et Asimov par exemple s'intĂ©ressait aux prĂ©dictions passĂ©es. Les dĂ©lires SF des nerds, tout politiques qu'ils soient, doivent ĂȘtre rĂ©inscrits dans cette optique.
Les auteurs sont particuliĂšrement intĂ©ressants dans leur exposĂ© sur le  futur post humainÂ
dont ils font une gĂ©nĂ©alogie assez exhaustive. S'ils suivaient ce blog, ils l'auraient mĂȘme fait remonter au bouillonnement prĂ©cĂ©dant la RĂ©volution, quand, dans un dĂ©sordre comparable Ă l'actuel, certains hommes rĂȘvaient parfois en mĂȘme temps d'abattre la vieille sociĂ©tĂ©, de faire de l'or et de se rendre immortels.
Mon opinion personnelle est que, voyant aujourd'hui Bryan Johnson comme jadis Cagliostro, la plupart des gens considĂšrent cela comme un folklore initiatique douteux. Et que les auteurs sont bien hardis de dire que le courant extropien a  rendu crĂ©dible la quĂȘte utopique d'immortalitĂ©Â
et un peu confus quand ils concluent que  la longĂ©vitĂ© comme parabole du franchissement des limites corporelles et cognitives ne racontent au fond qu'une histoire millĂ©naire, celle de la recherche de la transcendanceÂ
. Pour moi on est ici beaucoup plus proche de fantasmes à la Dracula ; j'avais d'ailleurs déjà réfléchi ici sur le sang.
J'en arrive aux obsessions natalistes des magnats de la Silicon Valley. Faut-il prĂ©ciser que le pĂšre de famille que je suis a lu ce chapitre comme mon grand-pĂšre devait lire la littĂ©rature des explorateurs sur les sorciers ? Je note que les fantasmes dĂ©crits frappent aussi (tiens donc)  une Ă©lite qui n'a rien Ă voir avec le rigorisme mormon et la ferveur catholiqueÂ
. Je n'en suis pas étonné pour ma part. L'altruisme efficace est tout sauf chrétien, quoi qu'en pensent ceux qui ont reçu leur culture chrétienne comme de l'eau bénite jetée sur la foule au goupillon. Il est aussi tout sauf moderne : l'eugénisme radin n'est pas une nouveauté.
Bitcoin or not Bitcoin? à ce niveau, le lecteur aimerait sans doute en savoir davantage sur l'historien Q. Slobodian qui a tracé
 un trait d'union entre le retour des thĂ©ories explicitement racistes et eugĂ©nistes et le rĂ©investissement de la hard money, c'est Ă dire de l'or (...) dont le pendant numĂ©rique serait, selon ses promoteurs, BitcoinÂ
. Ă dĂ©faut d'une traduction française de cet ouvrage paru en 2025 on lira cet interview et surtout l'extrait ci-dessous, oĂč il est bien dit qu'il ne traite pas de Bitcoin et qu'il considĂšre le sujet comme accessoire. Les auteurs français auraient-ils, alors, rĂ©introduit en loucedĂ© leur fixette personnelle ?
Que puis-je dire pour conclure ?
Comme dans No Crypto je ne suis pas en opposition frontale (tant pis pour les amis que je perdrai Ă©ventuellement en Ă©crivant ceci) ni en dĂ©saccord point par point avec tout. Mais j'Ă©prouve le mĂȘme sentiment de brouillon mĂȘlant un peu tout, avec des condamnations implicites en tous sens. Par exemple  catholique ferventÂ
ne signifie ici que  trop catho Ă mon goĂ»tÂ
et bien sûr le mot Bitcoin fonctionne comme Satan, il porte en lui sa condamnation et celle de tout ce qui y conduit, selon l'expression liturgique consacrée.
Comme la plupart des autres lecteurs qui se sont exprimĂ©s, je termine en pensant (comme les cĂ©lĂšbres vautours de Disney) :  What are we gonna do ?Â
.
S'en prendre à tout ce qui est numérique, que ce soit avec des rhétoriques anciennes ou renouvelées, consiste à faire non le vautour mais l'autruche en oubliant ce que l'on sait depuis que Galilée l'a écrit en 1623, que la nature est écrite en langage mathématique et ce qu'avait dessiné Léonard de Vinci environ 130 ans plus tÎt, que l'homme n'en est pas si différent.
DĂ©noncer des propos odieux, nihilistes, parfois antechristiques, souvent clownesques ne les rĂ©fute pas forcĂ©ment, ne leur oppose pas de vision alternative convaincante et peut laisser penser que l'on prĂ©fĂšre ne pas approfondir les failles et faiblesses du systĂšme que l'on souhaite sauver de leurs assauts. Les prendre au pied de la lettre est une autre faiblesse. L'accĂ©lĂ©rationnisme peut ĂȘtre vu comme un procĂ©dĂ©  sadiqueÂ
 ; il peut aussi ĂȘtre dĂ©crit comme une pensĂ©e de bulle.
A cet Ă©gard, je vois une sorte d'aveu dans les mots suivants :  Ce sont eux, ces grands oligarques, ces codeurs renĂ©gats transformĂ©s en Raspoutine, ces thĂ©oriciens de la nĂ©o-rĂ©action et des LumiĂšres sombres, qui capturent aujourd'hui la fabrique des utopies, en subtilisant Ă une certaine gauche des idĂ©es â rĂ©volutionnaire, communaliste, anarchiste, socialiste libertaire, Ă©cosocialiste, fĂ©ministre â son magistĂšre en matiĂšre de poĂ©sie rĂ©volutionnaire, et surtout sa capacitĂ© Ă construire des utipies concrĂštesÂ
.
Pas mieux. La faute Ă qui ? On fait quoi ?
Pourtant (et sans doute est-ce la forme de relativisme propre aux historiens) il me semble qu'une bonne part de ce que dĂ©crivent les auteurs, n'est, sous des oripeaux technofascites, qu'une forme trĂšs ancienne de la pensĂ©e de l'inĂ©galitĂ©, avec sa force (faut pas se gĂȘner) et sa faiblesse (des gens de la premiĂšre classe du Titanic sont morts aussi).
MĂȘme la  nĂ©cropolitiqueÂ
citĂ©e Ă l'antĂ©pĂ©nultiĂšme page (j'ai fait mon boulot sĂ©rieusement) et dĂ©finie comme  la capacitĂ© de dire qui pourra vivre et qui doit mourirÂ
m'a fait immédiatement penser à ce passage glaçant du Dr Folamour, datant de 1964, soit sans doute de trop d'années avant la naissance des auteurs pour qu'ils y aient songé.
On doit pouvoir divulgacher un film vieux de 60 ans : d'une part il y a un personnage qui  envoie son coeurÂ
et d'autre part... ça finit mal !
Quant au livre de Hadjadji et Tesquet, s'il a le mérite de dénoncer le chaos et ce qui conduit au chaos, il s'achÚve pratiquement sur un pont de bambou tendu au-dessus du chaos promis, avec un mix usé de luttes féministes et de refus de l'IA, mélange dont le plus complaisant des lecteurs pourra douter.
Pour ma part (j'ai prévenu que je jouerais perso) j'aurais imaginé la lutte finale de cette Apocalypse conduite sous l'égide de quelqu'un(e) inspiré(e) de John le Sauvage, le romantique et shakespearien personnage de Brave New World (1932), ou bien du Juwna de Noir ProphÚte (2004).
Ou pourquoi pas d'un dynamiteur comme Satoshi (2008) ?
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(*) La pensĂ©e de lâApĂŽtre est largement fondĂ©e sur l'idĂ©e de rĂ©conciliation avec Dieu par la Croix et sur lâinauguration dâune humanitĂ© nouvelle dans la rĂ©surrection du Christ. Ă ceux qui attendent les ascensions cĂ©lestes promises par la littĂ©rature apocalyptique, Paul rĂ©pond quâils possĂšdent dĂ©jĂ leur ĂȘtre ressuscitĂ© avec le Christ, qui trĂŽne bien au-dessus de tous les ĂȘtre cĂ©lestes
(**) lire ici Les nombreuses vies de Jacob Taubes. On peut lire aussi cette note critique dans la Revue des Etudes juives en 1999
(***) Ă noter, puisque les auteurs (qui citent L'Ăle Ă hĂ©lices) ne l'ont pas fait, que le capitaine Nemo (1870) offre le modĂšle parfait de l'exiteur techno !