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69 - Une soupe de 0 et de 1 ?

November 14th 2017 at 08:28

Pour Laurent
Ce billet est inspiré par plusieurs échanges entre mon ami Laurent Benichou et moi. Je l'en remercie grandement.

Au début, il y a eu un grand éclat de rire. L'un des plus obstinés contempteurs du bitcoin venait de se livrer à l'une des saillies dont il a le secret en écrivant que le bitcoin « ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 ». A vrai dire, comme l'individu répète en moyenne tous les 15 jours depuis deux ans le même article, nous savions fort bien qu'il nous avait déjà infligé trois ou quatre fois cette image. Pourquoi avons-nous songé cette fois-ci qu'il convenait de l'encadrer ?

Ce Monsieur n'aime pas Bitcoin, soit ! On avait compris. Mais je réalisais que la vraie question, que je posai immédiatement à divers amis, c'était : « est-ce qu'il déteste davantage la soupe ou l'informatique? ». Un fin connaisseur du bitcoin m'a immédiatement répondu. Comme moi, la "soupe" inspirait Laurent Benichou. Nous avons donc réfléchi ensemble...

la e-Sopa de Goya

Nous pensons tous deux que c'est en explorant les images que l'on découvre ce que cachent les raisonnements.

Disons d'abord quelques mots de l'informatique, parce que c'est ici la partie émergée, triviale, de sa haine. Comme toutes les inventions avant elle, la révolution dans l'art de numériser l'information pour la traiter de façon automatisée a laissé sur le bas-côté des visionnaires qui ne l'avaient pas vu venir, des concurrents qui n'ont pu lutter, des rentiers ruinés, des experts dépossédés du prestige que leur valaient leurs savoir-faire antiques. On nous dira que c'est vieux ? Pas pour ceux qui ont commencé une carrière bancaire dans les années 70... En 1984, celui qui entrait à l'Inspection d'une grande banque n'avait pas d'ordinateur personnel ; on auditait les comptes à fin de mois sur des microfiches photographiques. Les PC ne sont pas apparus dans les bureaux pour les patrons, mais d'abord pour les petites mains, ou dans les services techniques, pour faire des moyennes, non pour aider à réfléchir.

Vint Internet. Là aussi, les plus âgés s'en souviennent, il est arrivé dans les bureaux des jeunes avant de parvenir au sommet des hiérarchies. Et encore, en rusant, sous prétexte d'intranet, cerné de firewalls. Même aujourd'hui, des amis banquiers avouent ne pas avoir accès à telle ou telle information parce qu'elle circule sur un réseau social. Et là aussi, il y a eu des cadavres. Des banquiers d'affaires qui tiraient leurs connaissances d'un voyage annuel à New-York, leur aura de trois ou quatre secrets échangés à la chasse ou au golf, leurs inspirations de quelques dîners... Sans compter la rancune devant les fortunes inouïes que se sont construites les vainqueurs.

La meilleure description de ces révolutions profondes, sans lesquelles il n'y aurait jamais eu de Bitcoin, date en fait de ... 1848.

Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée texto : « Tous les rapports sociaux, figés et couverts de rouille, avec leur cortège de conceptions et d'idées antiques et vénérables, se dissolvent; ceux qui les remplacent vieillissent avant d'avoir pu s'ossifier. Tout ce qui avait solidité et permanence s'en va en fumée, tout ce qui était sacré est profané, et les hommes sont forcés enfin d'envisager leurs conditions d'existence et leurs rapports réciproques avec des yeux désabusés. »

C'est dire si la haine des 0 et des 1 vient de loin !

Maintenant, qu'est ce que la soupe nous apprend ?
(de quoi est-elle le nom ? comme diraient les penseurs-poseurs).

l'enfance« Mange ta soupe ! » Cette injonction, le Contempteur du bitcoin l'a entendue, comme vous et nous, et elle est restée enfouie dans les terreurs de l'enfance. Le lait maternel a cessé de couler tout seul, et son premier substitut, la bouillie, s'est vite muée en une chose dont ni l'aspect ni le goût ne sont bien réjouissants pour le tout-petit. Avant l'école ou le service militaire, la soupe est la première épreuve de l'entrée dans l'âge adulte. La plupart l'ont dignement surmontée. Mais pour le Contempteur, la Banque était une mère : elle l'a nourrie de l'argent qu'elle fabriquait elle-même, et qui lui paraissait si naturel que tout changement de régime le dégoûte. Bref notre homme est comme le vieux de la publicité qui dit « je n aime pas la soupe et ce n est pas à mon âge que cela va changer ».

On aurait ici un cas navrant de blocage au stade oral, au sein d'une profession financière dont la majorité des membres ne restent pourtant bloqués qu'au stade suivant. Pardon de cette soupe-osition, c'est le billet 69 !

Soupe d'hiver à Paris, Robert GoeneutteExplorons toutefois une autre piste. La soupe est populaire, on le sait. Les personnes bien nées ne trempent pas leur soupe (qui est à l'origine le nom du bout de pain) dans le bouillon, le consommé ou le potage. Elles y vont avec l'argenterie de famille. En outre, le potage c'est ce qui a cuit dans un pot, dans lequel il entre idéalement autant de viande que financièrement possible, selon le principe de la la poule au pot que le bon roi Henri IV nous souhaitait à tous, gueux que nous sommes. La soupe c'est donc le veloute des pauvres, des non-bancarisés, de ceux que la Banque Hervet ou le groupe HSBC laissaient sur la touche... D'ailleurs que vendait-il jadis aux gens du tout-venant, le Contempteur du bitcoin, sinon la soupe bancaire habituelle, celle qui ne change jamais, servie identique à elle-même par les éternels défenseurs de la banque de détail à la grand-papa, ces grosses légumes ?

La « soupe de 0 et de 1 » pour ce bel esprit, c'est du rata pour codeurs, une sous-humanité à la Houellebecq, des gens qui ignorent les beautés d'Aristote et n'ont peut-être lu ni Minc ni Attali, deux penseurs qui pourtant savent bien servir la soupe.

Au vrai, le spectacle de tous les spéculateurs encore plus ignorants que lui de Bitcoin et qui se ruent maintenant à la soupe est trop commun pour cet homme élégant, qui fait mine de les mettre en garde mais doit leur souhaiter secrètement de boire le bouillon. Ce n'est pas un mauvais homme, mais Bitcoin l'énerve, et cette histoire le rend un peu soupe-au-lait.

Mais s'il avait raison, néanmoins ?
Si Bitcoin était effectivement une soupe de 0 et de 1 ?

Sur les 0 et les 1, cela va sans dire, c'est là notre univers. On a déjà commenté sur "La Voie du Bitcoin" ce que dit Mark Alizart sur le caractère philosophique de l'informatique.

Mais sur la soupe ? A ce niveau d'élévation, on ne peut que songer à la soupe primitive, la soupe primordiale de l'expérience réalisée en 1953 par Stanley Miller qui, en mélangeant gaz, réactions chimiques et décharges électriques, se rendit compte qu'il avait fait apparaître des acides aminés primitifs. Autrement dit, une forme de vie ! De la même façon, Satoshi Nakamoto assembla un peu de hashcash, un soupçon de SHA-256, un arbre de Merkle et une généreuse rasade de proof-of-work et vit apparaître un nouveau système de paiement, la pulsation d'un coeur battant toutes les dix minutes...

Prosaïquement, la soupe montre comment un mélange bien dosé peut transformer de nobles saveurs individuelles en délice culinaire. La soupe est un assemblage, en somme, plus qu'une technologie. De sorte que serait immédiatement jugé ballot le premier qui parlerait d'une technologie légume derrière la soupe, ou prétendrait que l'idée géniale c'est seulement l'assiette creuse.

De plus, la soupe est un plat dont seuls les créateurs et les initiés peuvent détecter tous les éléments. Celui qui songe à cela éprouve une illumination en se souvenant des métaphores sur les fonctions mathématiques irréversibles, illustrées par le mélange (réitéré) des couleurs.

Le mélange des saveurs nous indique clairement que le hashage est un potage ! Rappelez-vous : dans notre enfance, la seule soupe amusante, c'était celle à l'alphabet, avec ses messages si riches en entropie ! Et, à la suite d'Andy Warhol, les artistes du bitcoin ne s'y sont pas trompés...

Andy Crypto Soup

Au total, en explorant un mot stupide, nous trouvons bien des choses en somme. Il faut fouiller. On ne trouve pas la vérité en restant à la surface. Le Contempteur qui se répand de billet en billet en répétant invariablement les mêmes imprécations n'est pas forcément démuni d'esprit, mais il manque terriblement d'humilité. C'est ce qui le fait denigrer sans vraiment essayer de comprendre. On trouve dans les débats des développeurs et des usagers cent critiques plus pertinentes que ses moqueries. Et cela permet à tous d'avancer.

Quelques jugements hautains et pompeux, égayés de boutades éculées, ne remplacent pas un peu de savoir-faire. C'est ce que dit Chrysale aux Femmes Savantes de Molière :

« Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage,
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots. »

68 - La Banque de France et le Moulin du Louvre

November 8th 2017 at 19:00

La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.

Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».

La Galerie dorée revisitée

Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.

Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.

Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.

Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.

Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.

Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.


  • Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
  • Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
  • Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.

En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.

Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.

En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).

Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :

  • Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
  • Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
  • Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.

Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !

La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.

Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.

Monnaies au balancier de Pau frappées par Henri II de Navarre puis sa fille Jeanne d'AlbretCette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.

Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !

En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.

frappée au marteau

Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.

Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...

Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.

frappée au balancier

Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.

Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?

Jean Varin et Louis XIV Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV




Notes: (1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.

67 - Les histoires des économistes

October 28th 2017 at 08:24

Pour Jean-Luc

Les économistes, quand ils s'adressent à un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitée, aiment à invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien à redire. J'ai même tendance à souscrire à l'assertion du regretté Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'économie que la vérification par l'histoire qui soit sujette à certitude.

Le problème c'est qu'ils racontent bien plutôt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du Père Noël ou l'apparition de la première dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie étalon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrée comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques événements qui auraient dû avoir lieu, et dont l'évocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas être en reste, j'en ajoute un : l'avènement de Bitcoin comme standard monétaire en 2050, événement prévu dès 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie Acéphale" (double prix Nobel de Littérature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique où "ON" a remplacé le troc par la monnaie

images d'un mythe"Progrès de l'échange : La forme primitive de l'échange, c'est le troc" (Evangile selon Frédéric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes préhistoriques ayant déjà des soucis de traders, comme échanger toute la journée, et des conditions de vie rêvées par un économiste libéral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni générations passées (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple réel de situation de troc antérieur à la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait sur les bases postulées par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient être les pratiques des "sauvages" d'Amérique. Mais au travers l'exemple des sociétés amérindiennes, il a au contraire été possible de prouver que le troc et l'échange marchand n'y étaient pas présents avant l'arrivée des Européens.

Tout cela n'empêche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscité par un besoin spontané de la société elle-même, une pure commodité permettant de fluidifier les échanges.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intérêt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie

Le jour où l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assène ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problème c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour où l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, même en plein désert, dès que Moïse a le dos tourné (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans réalité tangible", sans sous-jacent) le peuple se dépêche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la légèreté des dogmes économiques, et l'aplomb effarant des grands-prêtres en charge desdits dogmes...

Le jour où Luther a emménagé à Genève

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi Genève pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs très approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mêmes racines catholiques médiévales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y étaient même majoritaires. Luther est resté vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pères de la réforme genevoise furent largement français : Jean Calvin, Théodore de Bèze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder à deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coïncidences d’événements intéressantes pour comprendre les mutations de l’humanité" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrétienté pour s’affranchir du pouvoir du clergé".

Le jour où une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai déjà abordé le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe échangée au prix d'une maison : il s'agissait d'un marché d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple même de ceux qui n'hésitent pas à pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumière, contre notre tendance de petites gens écervelées à spéculer sur du vent, les grands économistes rappellent aussi que nos ancêtres ont donné leurs économies à l'aventurier John Law, dandy débauché et joueur. Au passage, le gaillard fut quand même Surintendant général des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi président du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naître assez souvent au coeur du système pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour où l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour où l'on vous présente un produit astucieux (rapportant 5 à 10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement légal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaïques, résidences d'étudiants, économie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera déductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas là, je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisé le gouvernement à détruire les Tuileries en 1882, soit 11 ans après leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient été mis en réserve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dégâts ayant été fort limités) que parce que Jules Ferry avait présenté la mesure comme la ‘‘seule manière de hâter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire à neuf. Inversement, la tour Eiffel devait être une installation provisoire, on le jura à tous ses opposants. On discuta de sa démolition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la démolition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire à sa création en décembre 1990) sont là pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste à VersaillesLa désinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamné en 1919 à payer des réparations pour avoir détruit une partie de l'Europe, a obtenu une première renégociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassé. Le 37ème et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a évidemment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlé alors... L'Allemagne a tout de même payé le 3 octobre 2010 la dernière tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les années 20 pour payer quelques annuités. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour où l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivé au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignée dans nos écoles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens étaient écœurés, désespérés, alors du coup ils ont voté nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolé ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, où il ré-interprète le personnage, tout en l'assimilant visuellement au Führer. La période d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivée de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport évident avec l'épisode précédent. Notamment une crise d'origine boursière en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier répugnant. On comprend pourquoi tant de gens préfèrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour où le Général du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les économistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophètes des monnaies locales complémentaires sont gros producteurs de gentilles histoires à raconter pour émerveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des échecs. La première MLC de France fut créée en 1956 à Lignières-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'époque (largement thésaurisés par des collectionneurs). Quand on en parle à un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'était un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littérature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expérience s’est arrêtée, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le système fasse des émules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expérience, le plus complet étant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquêter...

Bref la Banque de France aurait tremblé, le Général de Gaulle se serait fâché. La vérité, c'est que les MLC ont droit à toutes les complaisances de la DGFP, à tous les aménagements du CMF et à la bienveillance de tous les députés-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la même chose : ça aurait dû marcher, c'était trop beau, "ils" l'ont tuée...

Le jour où un investisseur a acheté un bitcoin à un centime

Celui qui a acheté pour une poignée de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dénoncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du système. Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, même à la fin de 2010 (où l'on avait dépassé le cours à un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main à la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idée précise de ce dont il parle ...

66 - Tulipes

September 19th 2017 at 06:30

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

Dès que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La réfutation a déjà été faite d'une comparaison trop savante pour être honnête : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait à Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

Dès 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallèle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossièrement effectuées par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, être rendue significative sur long terme une fois tracée sur une échelle semi-logarithmique où la crise actuelle n'apparaît pas forcément comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance à Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dévisser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les précédents krachs ont été gommés en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochés mais qui ne ressemble pas à l'affaire des tulipes.

Venons-en à la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
Dès 2006 (avant Bitcoin!) un économiste de l'UCLA avait rappelé, dans un article publié par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le récit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir à la réalité historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et à son contexte juridique, qui tient de la manœuvre maladroite sur un marché immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en réalité pas même une fable d'économiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, écrivain et poète écossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publié en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thème typique du siècle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19ème siècle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait être qualifié de recherche historique critique. Il a recopié des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17ème siècle, voyaient d'un fort méchant oeil le développement de l'économie de marché. Au passage, cela va à l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spéculation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 représenta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une métaphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue à endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De même l'emballement de 1637 fut loin d'être le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idée et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisés. A partir de 1634, les Français s'étaient mis à aimer les tulipes et à en commander beaucoup. Plantées à l'automne, les fleurs n'étaient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marché d'options, lesquelles étaient à l'époque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter à terme à prix fixé. C'est ce marché qui s'est emballé, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'à son éclatement le 6 février 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financière » contrairement à ce qui se répète par copier-coller. Personne n'était tenu de lever les options. Je cite l'étude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drôle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scène culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

Malséant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systémique ». Voilà une différence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spéculations nées au cœur du système et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester là. Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent à Bitcoin alors même que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dépose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privé, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait déjà de ces gens-là.

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossièrement incultes. Là n'est pas le problème.

Ce qui est bien plus écoeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cœur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publié en 2013 Le trésor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait préalablement appelé « l'esthétisation de l'économie politique », ou la « frivolité de la valeur » au siècle des Lumières, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne où la subjectivité du consommateur est la source prédominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulé justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intérêt que celui forgé par Mackay sous des oripeaux d'histoire économique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut être que Paris, le visiteur achète tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » à un marchand parfaitement honnête, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oublié par mégarde. Écoutons donc plutôt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ».

aliénéDe sorte que la grande question, en matière de tulipes, pourrait bien s'énoncer de la façon suivante : l'iPhone X, même doté de 256 Go, vaut-il réellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac Hermès Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, même de ceux qui ont « raté leur vie » comme disait Monsieur Séguela et n'ont pas accès à ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde où les pâtes à tartiner sont en édition limitée, où les bouteilles de soda ont des séries collectors, de façon à ce que rien ne soit relié à une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchés de périphérie urbaine.

J'ai évité jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne résite pas au plaisir de suggérer cette réponse aux prophètes à tulipes: « mêlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nôtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggère dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

65 - L' Immortel

August 10th 2017 at 19:07

Pour Karl, qui voit l'avenir et fait de l'or



B comme... C'était une de ces périodes où les esprits, amenés par les philosophes vers le vrai, c'est à dire vers le désenchantement, se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions. 

S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?

Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.

Après une séance consacrée à l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France Stratégies, organisme dépendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique à imaginer ou rêver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon côté j'y avais surtout entendu les éternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.

Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposé de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui œuvrons à concevoir des échanges décentralisés sommes des idéologues poursuivant rêves ou chimères, tandis que ceux qui gèrent les échanges centralisés et les contrôles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des conférences, études ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscérale d'une démarche hors institution, immédiatement cataloguée comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux révoltes. La figure inavouée de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos échanges, fondés sur rien et ne bénéficiant d'aucune garantie, ils seraient à classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.

Je me surprends parfois à reconnaître, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrètes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.

les couvertures de Nelson ou de Calman-Levy ont marqué des générations

Bien sûr Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoqué la révolution. Mais le personnage, ses rêves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prévoir l'avenir, se rendre immortel - témoignent d'une fermentation des esprits.

1 rue Saint Claude, ParisNous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans après les aventures de son héros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient été ébranlés, même si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la pièce que Cagliostro y avait d'abord cachée. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rêver ?

le buste de Cagliostro par HoudonChacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.

Davantage que dans la bimbloterie des use cases "très au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.

Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A côté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.

Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symétrique à la désinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand œuvre" qui historiquement côtoie fort souvent la recherche d'immortalité. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'élixir de longue vie participent d'une même recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rêve séculaire.

En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappé par la récurrence de thèmes liés à la jeunesse (voire à la vie) éternelle. C'est souvent savant (la télomérase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntéthisera la télomérase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet à l'inflation monétaire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalité. L'irréversibilité des écritures dans la blockchain est bien plus chevillée à ce rêve qu'à la réalité.

d'après le portrait du comte de Saint Germain  peint par Jean Joseph Taillasson, en 1777Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tôt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princière), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".

L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admiré par Rameau) et peintre (loué par Latour). Il prédit l'avenir à plusieurs occasions, et peut-être à Marie-Antoinette.

Mais annoncer que la monarchie allait à sa perte n'était peut-être pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la révolution, refit les mêmes prophéties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. Prévoir l'avenir peut tenir de la divination ou de la lucidité, de l'escroquerie ou de la spéculation, c'est selon...

On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais à la différence de Cagliostro qui fut ou se présenta comme son élève, il ne semble pas avoir usé de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancées. La rencontre en 1763 à Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changé une pièce de cuivre en or, est elle-même très douteuse.

On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
le temps qui passe

le vrai (?) portraitIl est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre. Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.

De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !

Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...

Pour ailler plus loin :

  • Un article un peu "premier degré", mais avec d'intéressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le témoignage de Casanova est sans doute apocryphe.
  • Un autre article recensant de nombreux témoignages postérieurs à 1784, sans vraiment trier les ragots des faits avérés, ni les faux témoignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mémoires" du 19ème siècle, comme le célèbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut être réputé sinon vrai du moins de bonne foi.

Quelques jugements amusants sur les personnages cités :

  • Napoléon (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs de l’Allemagne". Détail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu après le Concordat, tout en renvoyant aux mémoires de Pelet de la Lozère, qui lui place ces mots à la séance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sépultures... Napoléon est régulièrement invoqué quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
  • Mérimée, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siècle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la même différence qu'entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Cagliostro faisait de l'or, à ce qu'il disait, prêchait la philosophie et la révolution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. Hélas ! Les esprits de notre temps sont bien médiocres."

64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

July 18th 2017 at 18:40

pour Adrian, sur son île

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'étant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empêcher de spéculer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin était adopté en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la Grèce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'île de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guère qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilège souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabâche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les époques héroïques permettaient aux audacieux, s'ils n'étaient pas alourdis de scrupules, de se bâtir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunités de se tailler un royaume à coup de machette, d'y faire régner son ordre, brutal ou idéaliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planète semble désormais entièrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dépendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolés, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rêveurs s'obstinent à revendiquer pour eux-mêmes. Dans certains cas il y a une revendication fondée sur des droits historiques à l'indépendance (Seborga ne serait pas moins légitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une déclaration d'indépendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privé, île, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fécond est le projet de terra nullius. Non pas une île inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragés (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rêve.

Il y a eu, par le passé, des territoires négligés, oubliés voire "abandonnés" par les Etats : le fort Sao-José devant Funchal (Madère) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner à l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'était pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créèrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brève sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, porté par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libérale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestés seraient terra nullius, chacune considérant ces territoires comme appartenant à l'autre ! Le Liberland a indiqué plusieurs fois son intérêt pour le bitcoin mais sa volonté trop manifeste de s'ériger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances à terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes pièces des kibboutz libertaires ou des îles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guère l'effet d'annonce.

l'île au trésor

Il y a des spécialistes de ces micro-nations, monarchies privées et autres républiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensé tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher où un illuminé pourrait un jour décréter, peut-être, que bitcoin (ou une autre devise décentralisée) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble être le concept de terra nulla que j'ai effleuré en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clé pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le même Bruno Fuligni a écrit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont récemment réimprimé et qui est consacré à l'île Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette île, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siècles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant Prévost 831Elle fut explorée alors par un français qui y planta nos couleurs, mais également revendiquée par les Anglais (qui affirmèrent sans preuve y avoir débarqué) et par les Italiens qui la réclamèrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la même selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque là, Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres îles sont l'objet de telles chicanes.

La particularité de Julia, disparue dès 1832 alors que sa récente apparition avait suscité une crise diplomatique, puis réapparue en 1863, visitée par Walter Scott, mentionnée par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant même inspiré Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-être pas la même île à chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les éruptions font apparaître. Juridiquement, cela n'est pas sans conséquence.

Ferdinandea à 8 mètres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nôtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant à Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fût-elle à découvrir ou à façonner. Mais peut-être de projets apparaissant à la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rêver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-être dans la permanence des territoires habités que réside la cause de tous les mots dont souffre l'humanité. L'injustice et l'arbitraire, la bêtise et la violence, pourraient-ils prospérer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la société à se remettre en question périodiquement ? La propriété, l'héritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'île Julia. Qu'elle sorte des eaux, la société qui viendrait à s'y établir aurait une claire conscience de sa précarité. Elle ne bâtirait rien de pondéreux ni de matériel, que de la fantaisie et de la légèreté, prête à prendre le large au premier séisme. Quand bien même la vanité humaine ferait éclore de ces obscurs groupements d'intérêts politiques et économiques qui dominent partout ailleurs, l'île en laverait son sol par une nouvelle plongée dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installés sur leurs terres, pas d'institutions surannées, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. Activité principale : indolence et farniente. Son sous-développement irrémédiable fait d'elle l'ultime réuit de l'idéal. C'est tout le charme de l'île Julia."

L'île à éclipses"Les grandes utopies ont échoué parce qu'elles demandaient trop à la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthénique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimée pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fédéraliste ni nationaliste, ni européenne ni africaine : elle est la thébaïde du monde où l'esprit seul a droit de résidence. Au moment où les prophètes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'île Julia, au milieu de la Méditerranée, à équidistance entre l'Islam et la Chrétienté. Les mécréants n'ont ni église ni mosquée; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armée pour les défendre. A tous ceux qui doutent, qui hésitent, qui s'interrogent, aux rêveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconséquents, il reste au moins l'île Julia. Son émergence n'est même pas nécessaire à leur contentement. L'île est pour eux une terre d'élection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade à Julia et ailleurs :

63- L'Alternative

June 27th 2017 at 09:43

L'ouvrage de Kariappa Bheemaiah qui n'est pas encore traduit en français n'est donc pas celui qui a fait le plus de bruit chez nous. Il est cependant le plus solide et sans être d'accord sur tout je suis admiratif de cette alternative différente de toutes les métaphores pétaradantes dont on a orné la Blockchain.

AlternativeDès les premières pages, l'auteur annonce un plan ambitieux :

  • un retour sur les notions fondamentales touchant à la monnaie et à la dette ;
  • le rôle que peuvent jouer les blockchains dans un monde financier fragmenté, et notamment via les fintech ;
  • les conséquences sociétales, et notamment l'apparition de nouveaux paradigmes dans le capitalisme, et les conséquences sur le système monétaire, en y comprenant d'abord les banque centrales ;
  • les perspectives offertes, notamment de nouveaux instruments de politique monétaire et de politique tout court.

Mon compte-rendu est assez long, mais l'ouvrage le mérite. Les illustrations, dues à des associations d'idées parfois intimes, n'engagent évidemment que moi.

Un mot d'abord sur l'auteur, et son parcours improbable et attachant. Il a quitté l'Inde à 20 ans pour gagner la France, et d'abord pour servir au sein de la Légion étrangère, dans le célèbre 2ème REP de 2006 à 2011. C'est en Afghanistan et sur d'autres fronts, alors que certains cherchent et trouvent Bitcoin à l'autre bout du monde, que celui que ses amis appellent "Kary'' se pose la question du financement de la guerre, puis de l'origine des incroyables sommes dépensées dans sa conduite.

Kary et la pluie de fiat

Dès son introduction, Kariapppa Bheemaiah déplore "l'exclusion croissante" de Bitcoin de tous les propos concernant la blockchain, une erreur (en voie de guérison ?) répétant tristement les errances des grands groupes promoteurs d'intranets aux débuts de l'aventure Internet, une diversion qui cause un fossé au milieu d'un monde qu'il s'agirait de transformer, en s'assignant une transformation majeure d'un système monétaire intoxiqué à la dette.

How "money makes the world go round"

De même déplore-t-il que, alors même que la pensée utilitariste conduit à une prise d'ascendant de la monnaie sur la société, les études universitaires (pour ne pas parler des études secondaires) ne donnent que bien peu de place au sujet de la création monétaire et de son lien au crédit.

Sans surprise, son court récit de l'évolution historique de la monnaie depuis le troupeau (pecunia) jusqu'à la fiat monnaie me laisse sur ma faim, en ce qu'il élude (comme presque tous les autres) la nature de dommage collatéral de guerre (avec les libertés individuelles...) qui est celle du billet de banque puis de la monnaie scripturaire, et qu'il s'obstine à parler de trust sans même évoquer (à ce point) le rôle structurant de la contrainte fiscale dans l'universelle acceptation du signe monétaire légal. Mais Kary disserte de façon opportune sur la différence entre monnaie de base (banque centrale) et monnaie commune (scripturaire), sur les réserves fractionnaires et leurs conséquences quant à l'offre de monnaie. On ne comprend pas la crise de 2008 si l'on ne voit que, de longue date, l'expansion sans fin du crédit (à tout faire, et même des sottises) a été une excellente affaire pour les banques avec des impacts sur les marchés, dans les affaires, dans les foyers...

Les problèmes posés par la dette sont innombrables et pour certains peu susceptibles de solution (surtout à long terme). De plus ils échappent aux politiques et à leur prétendue régulation, phagocytée par le système bancaire et impuissante face au shadow banking. Etrillant au passage les hypothèses d'efficience des marchés et de rationalité des anticipations, Kary se propose de repenser le capitalisme fondé sur la dette avec une analyse introspective de notre rapport à celle-ci.

La Finance entre flou et loup

Si la monnaie n'est qu'un instrument tellement neutre que l'on peut n'en parler si peu, comment a-t-on, demande Kary, laissé les banques et leur système prendre à ce point le contrôle de nos vies ? Il dénonce d'abord ce qu'on appelle le "consensus de Washington" qu'il décrit comme une kidnapping idéologique, et aussi le laxisme qui a conduit au too big to fail moralement crapuleux et pratiquement dangereux : les grandes banques font de trop grandes erreurs. Or, dit-il, remédier au TBTF autrement que par des vœux pieux réglementaires (et donc centralisateurs) est une affaire où les fintechs et l'utilisation de la blockchain (des échanges décentralisés) peuvent s'avérer décisives parce que cela augmenterait la diversité, et donc la résilience globale. Mais aussi parce que les échanges décentralisés réduiraient l'asymétrie d'information : la fragmentation est ainsi un antidote au malaise actuel.

Passionnantes sont à cet égard les citations d'un discours du 120ème gouverneur de la BoE, lors du prestigieux dîner offert par le Lord-Maire de Londres. Les Fintech ne vont pas, dit le gouverneur, améliorer l'expérience utilisateur (qui en a bien besoin, entre nous) : elles vont changer la nature de la monnaie.

De l'historique long de la blockchain, Kary donne une vue profonde, sur laquelle je ne m'étendrai pas car cela recoupe évidemment bien des aspects de notre propre Monnaie acéphale mais qui est remarquable, comme l'est sa présentation des smart contracts.

Cool it with the Blockchain nous dit Kary. des idéesC'est un instrument, entre autres, dans la boîte à outil qui doit servir à la transformation de la finance, c'est à dire à sa fragmentation et non à sa consolidation comme on l'entend clamer dans tant de conférences. Et à la transformation de l'audit, de la régulation, du contrôle. Le tout non sans frottement parce que la macro-économie s'intéressant peu aux impacts du système monétaire, il faut aller chercher vers d'autres sources, comme la biologie de l'évolution ou la science de la complexité, de quoi stimuler nos imaginations. Et ensuite (tout bêtement, pourrait-on dire) parce que la numérisation des activités financières est encore bien incomplète, ce dont les clients s'aperçoivent chaque jour.

un passeport du temps de la révolutionL'identité digitale est encore dans les limbes alors que foisonnent déjà les avatars.

En regard, on se demande parfois si les fonctionnaires obsédés du KYC se rendent compte de l'inadaptation (de l'archaïsme courtelisnesque) de leurs procédures.

Kary fait à ce sujet des commentaires dont la méditation pourrait être féconde, allant jusqu'à la reconstruction de la notion de "trust" (le lien qui unit l'état mouvant de nos identités à la face changeante de la monnaie) et à la tokenisation de l'identité.

Repenser le capitalisme

Le capitalisme, nous dit Kary, est passé d'un type de société qui utilisait des marchés pour atteindre certains objectifs partagés en matière de prospérité, à un état de la société dans lequel tout est à vendre, y compris le risque. Kary passe ici en revue les trois leviers dont on a fait un usage intensif : marchés, régulations et politiques. Il souligne au passage que la régulation dans sa forme courante a concouru à l'instauration d'oligopoles bancaires et entravé le développement de technologies comme celles des blockchains. L'avenir du capitalisme ne peut se construire sur des abstractions universitaires, sans compréhension de la complexité et des dynamiques de la société qui advient, fragmentée et numérisée. Beaucoup parlent de l'économie de l'innovation, sans innover dans le discours sur l'économie elle-même.

La régulation (croissante) des marchés reste rigide, peu capable d'une supervision holistique, ce qui en retour entrave l'innovation. Or la technologie pourrait être mise en oeuvre pour réguler l'innovation technologique elle-même, comme le suggèrent par exemple le cas d'une blockchain appliquée au lending ou celui du trade finance avec des projets comme Corda (R3CEV).

Réguler la régulation

la régulation et les méchantes petites banquesAu delà des cris de whipping boys des financiers et des lamentations sur le frein que la régulation oppose à l'innovation, Kary lie ces problématiques à la grande question, celle de la reine Elizabeth, citée dès la première page de notre propre livre, "why did no one see it coming ?" question qu'il citera d'ailleurs expressément, lui aussi, un peu plus loin, au début de son 4ème chapitre. Question à laquelle, selon lui, il faudrait répondre en se penchant essentiellement sur l'asymétrie de l'information, une thématique chère aux tenants de la crypto et que l'usage des blockchains renouvèle, quelque soit la seconde asymétrie, entre code légal extrinsèque et code technique intrinsèque.

Des politiques pour un futur sans cash

Partant du constat que le crédit n'est plus un moyen d'atteindre une prospérité future (avec la valeur sociale que le crédit avait alors) mais une matière première qui se vend à un prix fixé par le marché, alors même que la monnaie et le crédit, loin de susciter une augmentation de pouvoir d'achat à terme, représentent du pouvoir d'achat du seul fait de leur création, avec un impact macroéconomique, Kary réclame un réexamen de la façon dont sera créée la monnaie. Et au besoin un retour à un rôle exclusif de la puissance publique, ou - si cela paraît trop régalien- la concurrence de diverses monnaies en circulation et concurrence libre. Avec un marketing de la monnaie !

Assez peu dissert au chapitre du respect de la vie privée, Kary attribue le paradoxal maintien du cash, par des banques centrales qui en annoncent rituellement la fin, au droit de seigneurage.

C'est ici que la "Blockchain souveraine" se révèle cruciale dans "l'Alternative Blockchain". Un point sur lequel je rejoins évidemment Kariappa Bheemaiah, ayant moi-même écrit de longue date que la banque "avait les jetons" même si je ne souscrirais pas à tous les bénéfices qu'il suppose à l'instauration d'une e-currency émise par les Banques centrales, d'autant qu'il en expose avec beaucoup de détails (pages 123 sqq) les multiples hypothèses en s'appuyant surtout sur l'étude de Barrdear et Kumhof.

On entre ici dans ce qui est le coeur de l'Alternative

La dizaine de bénéfices potentiels de l'instauration d'une blockchain souveraine émettant des e-fiat à hauteur de 30% du PNB trace une véritable révolution, non pas très au delà du paiement, mais bien au coeur même de la monnaie et du paiement.

Ce qui est clair c'est qu'une introduction de e-fiat ne signalerait pas l'apparition d'un simple nouveau signe fiduciaire mais bel et bien la mise en concurrence directe de la monnaie banque centrale et de la monnaie de dette des banques, et probablement pas, c'est le moins qu'on puisse dire, à l'avantage de ces dernières. Que les particuliers puissent avoir accès à l'argent "de base" était encore une chose possible il y a seulement quelques années, mais les derniers clients privés de la Banque de France ont été, dans les premières années de ce siècle, priés de rendre leur chéquier rose et d'aller prêter leur argent aux banques commerciales qui avaient dénoncé l'odieuse distorsion de concurrence.

le chéquier rose qui a marqué des générations de banquiers

La place laissée à l'activité des banques commerciales (et à la monnaie de dette) dans un système où la Banque Centrale mettrait à la disposition de la population, directement ou indirectement, un token e-fiat, peut faire l'objet de variantes. La liberté de circulation des monnaies, dans un modèle fondé sur la confiance et non par la contrainte, poserait le problème de la compétition entre deux séries de e-tokens dont les émissions suivraient des lois différentes (maximisation du profit via la rareté pour les tokens privés ou communs, politique monétaire pour les tokens publics) et ceci est évoqué en se fondant sur le papier américain de Jesús Fernández-Villaverde et Daniel Sanches publié avril 2016 Can Currency Competition Work ? - un papier passionnant mais qui me semble pêcher sur un point, la coexistence étant supposée s'établir sur un seul et même territoire peuplé de païens, et non avec une cryptosphère dont la population est pour une part différente.

coexistence ou rivalité

Or, comme le note juste à la suite Kary, l'apparition de la blockchain a mis crument en lumière que tout l'appareil tant de création que de politique monétaires a été construit à l'âge préinternaute. Se servir de cet instrument sans une profonde redéfinition de la monnaie n'a que peu de valeur. De nouveau, nul n'est obligé de suivre ici Kary dans toutes les directions qu'il trace (peu de bitcoineurs éprouveront de l'enthousiasme pour les monnaies à taux négatifs, et cette possibilité devrait plutôt augmenter le charme de Bitcoin à leurs yeux) mais il a le mérite d'ouvrir la réflexion autrement que par des promesses de disruptions aussi creuses que vagues comme on nous en inflige tant. En parlant de fiscalité (le sujet n'est abordé en général que de façon superficielle et pour accuser Bitcoin d'être un trou noir à ce sujet) l'auteur fait une proposition intéressante : si l'argent est de nouveau émis en fiat par le gouvernement (et non issu de dettes bancaires) et que les contribuables doivent payer des impôts en e-fiat gouvernemental, alors le gouvernement doit bien les distribuer (en faisant des dépenses) dans la population avant de taxer celle-ci.

Se fondant sur les thèses de Randal Wray et Yeva Neisisyan, Understanding Money and Macroeconomic Policy (2016) Kary suggère combien la blockchain peut conduire à une re-nationalisation de la monnaie, ou à un QE profitant à d'autres qu'au système bancaire commercial, et n'exposant pas le système au risque perpétuel d'explosion d'une bulle de dettes. Et au delà, à une pratique d'helicopter money et de revenu universel ( une innovation... proposée par Thomas Paine en 1795 ! ) qu'il faudra bien se résoudre à envisager sérieusement quand on aura enfin fini de croire que l'innovation va résoudre les problèmes du chômage de masse.

une invention méconnue : l'helicopter money

la Blockchain, vers la monnaie hélicoptère

La Blockchain peut aider à renverser le paradigme dominant qui voit la richesse créée par l'activité privée et appréhendée par l'État pour sa politique sociale. Kary souligne que si elle est appréhendée de manière privée, elle est bel et bien créée par des machines et des programmes qui ont été construits de manière collective. L'exemple de la blockchain elle-même le souligne (que l'économie capitaliste ne cesse de vouloir s'approprier, voire en la brevetant, tout en en dénonçant l'origine obscure et anarchiste). Certes le revenu de base universel pourrait être distribué via le réseau de banques commerciales, mais avec un effet pervers : l'accroissement de leur capacité de distribution de crédit. Kary en conclut donc qu'une blockchain circulant des e-fiat est techniquement la meilleure solution, y compris d'un point de vue politique et fiscal.

Oublier l'équilibre

Revenant à la Queen's question, Kary remarque que la notion d'équilibre, au singulier ou au pluriel, qu'il s'agisse de l'atteindre ou de le restaurer, n'est pas adaptée à la croissante complexité de notre économie. S'appuyant sur W. Brian Arthur ( Complexity and the Economy, 2014) il rappelle que l'équilibre ne laisse nulle place à l'amélioration, l'exploration, la création, bref la vie. Comme pour Faust c'est, ai-je envie de dire, le moment de satisfaction mortifère auquel Méphisto peut enfin lui demander son âme. Mieux vaudrait, dit fort justement Kary, regarder les enseignements pragmatiques de l'histoire de la technologie que les dogmes des équilibres mathématiques voire comptables. Il se penche donc longuement sur les 5 traits saillants (spécialisation, diversification, ubiquité, socialisation et complexité) de l'évolution technologique, avec un focus particulier sur les fintechs et sur la Blockchain en leur sein. La notion d'équilibre, dont il explore les fondements ontologiques, est peu compatible (sauf pour des états temporaires et multiples) avec ce qu'enseigne les modernes théories de la complexité, que les big data et la capacité de calcul dont on dispose aujourd'hui viennent étayer.

mathinessOr, si le monde de la finance investit des millions dans diverses expériences de blockchain, les modèles mathématiques utilisés par les banques centrales (essentiellement le modèle DSGE, qui est une extension de la théorie de l'équilibre général, et ses variantes) sont historiquement datés, gonflés de mauvaise mathématique et finalement peu à même de modéliser et d'inclure l'effet des marchés (dont on postule l'efficacité) eux-mêmes. Aujourd'hui, cela commence à crever les yeux, même à la Banque Mondiale (lire page 177) comme on le voit dans l'article publié en 2015 par son Chef Économiste et où il dénonce une aberration à laquelle il a donné le nom de mathiness. Paul Romer n'est évidemment pas le seul (ni le premier) à avoir pensé cela. Paul Pfeiderer, un prof de Standord, avait ainsi signé la même année 2014 son savoureux article intitulé Chameleons, the Misuse of Theoretical Models in Finance and Economics dans lequel il offre une théorie adéquate pour soutenir quelque politique que l'on voudra.

Au contraire l'Agent based modelling (qui ne réduit pas des millions de gens à un consommateur efficient et des milliers d'entreprise à un modèle simplet) permet d'exploiter la transparence de cette mine de data que va offrir la blockchain.

le tombeau de LaplaceSi les modèles courants sont déterministes et axiomatiques, la réalité économique dérive de mécanismes qui ne le sont pas. Si les modèles sont réductionnistes, négligent les interconnexions et les influences, les nouvelles technologies les augmentent considérablement. L'économie de la complexité, c'est celle d'une information croissante, et l'on voit comment la Blockchain transparente s'insère ici. Car l'information dont chacun dispose dépend de la structure des réseaux, de sa propre place et hiérarchie dans ceux-ci, et l'on voit ce qu'une blockchain vraiment décentralisée peut changer à cela...

Si la Blockchain disparait un peu de la surface des dernières pages, on a compris qu'en forgeant nos outils, nous nous forgeons nous-mêmes et que ce nouvel outil peut jouer, selon Kary, un rôle essentiel dans une nouvelle politique fondée sur l'ABM et non plus sur les modèles de type DSGE.

Dans ce livre dense, riche en références, Kary n'entend pas "vendre" de la Blockchain, mais l'utiliser sérieusement pour réfléchir avant d'en proposer l'usage pour transformer la finance de manière radicale. Non pas chiffrer les économies que le vieux système en tirera(it) tout en amusant la galerie avec des jouets plus ou moins automatiques ou "intelligents".

Les Trophées, José Maria de Herredia, 1893Ce n'est donc qu'en apparence que Bitcoin, dont le livre commence en dénonçant l'expulsion du champ des propos convenables, semble disparaître ensuite du texte.

J'ai déjà noté qu'au lieu de décrire une blockchain allant très au delà du paiement, l'Alternative restait obstinément sur l'argent et sur le paiement, non en nous emmenant de plus en plus loin mais en creusant de plus en plus profondément la mine découverte par Satoshi Nakamoto, mine métaphorique qui se révèle elle-même profonde : la raison doit renoncer à battre la campagne et se mettre à creuser, même s'il faut pour cela se laisser embarquer sur un continent "alternatif".

Nous sommes bien aux bords mystérieux du monde d'hier.






(*) Pour aller plus loin : (et c'est tout en anglais !)

62 - Céleste Monnaie ?

May 13th 2017 at 14:15

Parler à la fois d'informatique et de philosophie est une chose. L'informatique, nous dit le philosophe Mark Alizart, n'est jamais en effet, que l'aboutissement de tout le travail de formalisation de la pensée que la philosophie a entrepris dès l'aube de son histoire, de L'Oragnon d'Aristote à la Logique de Hegel.

Mêler le Cloud et le Ciel (celui des Idées en l'occurrence, ou celui de l'Esprit) en est une autre, qui n'est pas pour me déplaire. J'avais jadis trouvé dans la maison de Victor Hugo des mots latins sur lesquels je reviendrai (in libro / ad cælum) et qui me paraissaient établir un lien.

L'informatique est la philosophie faite science, ou plutôt la preuve que la philosophie contient un élément décisif d'effectivité. La méfiance qu'entretiennent pourtant les acteurs de ces deux disciplines ne n'expliquerait que par des éléments de conjoncture historique aujourd'hui dépassés. Alizart explore le moment où refait surface la présentation de l'ordinateur (le mot désigne une qualité que les théologiens médiévaux attribuaient à Dieu) comme image, voire réalité de Dieu - une idée présente aux débuts de l'informatique. Il est temps, dit-il, qu'une philosophie qu'il appelle une ontologie digitale vienne soutenir cette vieille intuition.

la Pascaline

Partant de la Pascaline (ci-dessus) et passant par la double invention (anglaise) de l'ordinateur par Babbage et Turin, Alizart en extrait l'idée que l'informatique s'est justement développée contre la mécanisation de la pensée, que l'ordinateur n'est pas une machine à calculer, ou alors que c'est une machine à calculer réflexive non-linéaire, et, en ce sens, que ce n'est pas du tout une machine, c'est un organisme. C'est pourquoi l'ordinateur ne cesse d'aller vers la nature.

Le célèbre test de Turing s'inscrit ici, souvent mal compris. Le problème n'est pas de savoir si la machine pense. Il s'agit de comprendre que le Soi est une propriété générique de l'Être. C'est la vie qui imite l'informatique, laquelle n'est pas une invention de l'homme mais une propriété du vivant. Il y a des lignes de code dans la nature.

Aussi l'informatique confirme-t-elle ce dont on a toujours eu la prescience : il y a de la pensée dans l'Être, ce qui nous met bien plus près des présocratiques comme Parménide que des hyper-cartésiens.

Mais plus important encore - à mes yeux du moins - loin d'être un outil à notre disposition, une chose, une machine, l'informatique est un milieu, notre milieu, l'informatique céleste qui donne le titre à l'ouvrage d'Alizart. Comme dans les romans d'Isaac Asimov ou d'autres, l'informatique est une sorte de Verbe fait chair qui préside à une fusion de l'organique et de l'inorganique dans le numérique.

Si l'ontologie inachevée de Whitehead a exercé une influence notable sur Deleuze, un philosophe qui a lui-même influencé la cyberculture, Alizart nous propose un arrêt préliminaire chez Hegel : Il ne doit rien au hasard si c'est la même année 1830, alors que Babbage inventait ce qui deviendrait le premier ordinateur, que le philosophe allemand a tiré sa révérence, satisfait d'avoir élaboré une nouvelle «science de la raison» (...) Ce sont les limites de la pensée mécaniste qui les ont tous deux mis en mouvement.

le monde est constitué d'information

Hegel fut moqué pour avoir dit que la réalité était constituée d'idées. Alizart traduit : elle est constituée d'informations. Ainsi, dit-il, comprendre que Hegel parle d'informatique, c'est comprendre et l'informatique, et Hegel. Après Coperninc, avant Darwin et Freud, Hegl inflige une blessure narcissique à l'Homme : il est remplacé au centre du monde par un Système qui n'a pour seule activité que de se reproduire et se penser. Au commencement, pour le philosophe allemand, il y a une brique d'information mais cette brique est aussi bien la machine qui traite l'information.

C'est à cet endroit, page 80 (et je n'exclus pas que mon idée soit idiote ou démente) que je me suis dit qu'au commencement, c'était Genesis et que cela renvoyait exactement à ce que nous écrivons, Adli Takkal Bataille et moi dans notre Bitcoin, la monnaie acéphale (page 55) :

GenesisSans vouloir s’embourber dans un débat digne de celui de l’œuf et de la poule, il faut absolument intégrer que c’est l’action de générer des jetons qui a provoqué l’apparition du genesis block, le premier de la blockchain, mais que le protocole et le code exécuté existaient avant même la première écriture. Cela permet de comprendre que la blockchain est une production du protocole Bitcoin, et qu’après seulement ce dernier s’en est aussi servi de support à ses unités de compte, les bitcoins.

Bref, voilà une monnaie qui décidément ne se décrit que platoniquement (une monnaie in libro mais aussi ad cœlum) et dont on pourrait presque dire, en empruntant les mots de Mark Alizart que tout le Système va consister à voir cette machine, qui est à la fois forme et contenu, machine et programme, nombre et traitement de nombres, bref contradiction vivante, réflexivité pure, croître jusqu'à rendre raison de sa contradiction native.

Un peu plus loin Alizart abordant le Concept chez Hegel se demande soudain pourquoi user du mot Concept pour traiter de ce qui est le plus réel, le moins abstrait ? Là aussi, je songe à Bitcoin, saisi par la pensée comme unité de compte (virtuelle bien loin de l'usage que fait Deleuze de ce mot) quand le bon sens veut sentir la monnaie entre le pouce et l'index. Cette étrangeté tombe sitôt qu'on se rappelle que la plus haute réalité, c'est l'unité de la pensée et de l'Être, autrement dit, l'information.

Nombreux sont les moments où l'hypothétique lecteur-bitcoineur lèvera le nez en songeant à de possibles rapprochements. Ainsi du bruit qui préside au développement des formes, à la création d'information. Nombreuses aussi les figures mythiques (Ulysse) ou historiques (Vinci) qui m'ont servi dans ce blog ou dans mes conférences et que je retrouve chez Alizart.

une horloge bitcoinLa «fin de l'histoire» qui préoccupe un peu les philosophes et les historiens procure également l'occasion d'un rapprochement.

Je cite Alizart : le temps ne cesse pas de couler, simplement il n'est plus un temps subi, imposé de l'extérieur, il n'est plus la marque du désordre et de l'entropie, il est un temps voulu, créé, qui inverse l'entropie : le temps produit par le calcul; nécessaire à la synchronisation des opérations du Système... et je renvoie mon propre lecteur à ce que j'ai écrit dans mon billet précédent.

Pour qui réfléchit à ce qu'annonce l'IoT, certaines pages consacrées à la deuxième cybernétique et à l'écologie synthétique sont du plus vif intérêt, même si elles décevront (peut-être!) les tenants de la cyberculture, les adeptes du Ghost. Alizart nous le dit : parce que le Système tend à se rapprocher de l'essence de toute personne en général c'est à dire du «trou» qui la fonde, «le Système n'a pas vocation à remplacer l'homme, mais l'homme et le Système ont vocation à faire ensemble "Événement" à l'horizon de leur vérité».

Et soudain, en page 153, après que sur le terreau géologique du tas de ferraille et de silicium, Alizart a abordé la phase végétale de développement du réseau, surgit le mot que j'attendais (seule raison, peut-être, de ma tenacité) : « le contenu du réseau est identique au réseau. Aussi bien, cette information est réellement vie. Elle prend la forme de ces virus et de ces automates cellulaires qui prolifèrent sur Internet. Le protocole blockchain peut aussi être compris comme une sorte de colonie symbiotique».

Que voilà une chose dont les thuriféraires de la «technologie blockchain» n'ont pas eu le quart de l'intuition !

algues symbiotiques

Dans la phase animale, enfin, surgit le robot, avec qui notre hybridation a déjà commencé de telle sorte que l'homme est cette synthèse même sans qu'il y ait à imaginer un transhumanisme. Que deviennent l'homme et le monde ? L'informatisation permet d'amélirer la projection horizontale des esprits vers d'autres esprits. Pour décrire l'effet de l'informatisation, Alizart emploie deux mots dont les bitcoineurs usent eux-mêmes souvent : fluidifier, horizontaliser. Enfin elle fait muter le langage lui-même, le monde symbolique qu'il constitue et dans lequel l'Esprit a trouvé sa demeure, ces fictions où il vagabonde, enfin délivré de tout. Ce monde devient effectivement un monde : le virtuel. On peut regretter le dernier mot, il n'empêche que la description d'Alizart colle à notre perception et appelle furieusement la monnaie réglant les échanges de ce monde-là.

La réalité qu'Alizart appelle donc virtuelle est, selon lui, proprement le monde de l'Esprit.

Alors enfin, en page 166, apparait le mot Bitcoin. Mark Alizart m'a prétendu n'en avoir pas une connaissance approfondie. Je trouve pourtant qu'il le situe à la place qui lui revient : Au milieu de ces Esprits, mixtes de machines, de cerveaux et d'Êtres, apparaitraient les idées, mais comme des formes concrètes, comme des idées vivantes, des idées virus, des idées machines, à l'instar de ce qui se passe dans le végétal. Le bitcoin, cette monnaie à la fois réelle et virtuelle, enchâssée dans la colonie symbiotique du protocole Blockchain, est déjà une des formes vivantes du symbolique.

Un pas plus loin : la collection de ces idées serait l'Idée elle-même, faite effective, le Soi du Système. Est-ce délire de ma part, ou bien n'y at-til pas quelque chose qui évoque «l'Internet de la monnaie», pour parler comme Antonopoulos, par opposition à une simple monnaie de l'Internet ?

J'arrête sur cette question mon compte-rendu, à quelques pages seulement de la fin de cet ouvrage passionnant qui s'achève, je n'en dirai pas davantage, par un retour à Hegel mais aussi à Teilhard et à Paul. Il faut, pour avancer dans le monde qui nous attend, vivre selon l'Esprit.

Mark Alizart

Pour aller plus loin :

  • Un entretien publié sur le site Un Philosophe : l'informatique est notre nouvelle ontologie.
  • Un article traitant d'art, et sur lequel Alizart appelle l'attention : L'ordre des lucioles qui interroge «la manière dont les objets qui constituent notre monde se connectent, se synchronisent, s’influencent réciproquement».

61 - Sans l'ombre d'un clocher (le temps c'est de l'argent 2)

March 26th 2017 at 10:47

La Grosse Cloche de BordeauxOn connaît la chanson : la monnaie, jadis frappée dans du métal précieux et ornée de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrès en se débarrassant du métal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacé par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnée dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en réalité très archaïque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numérique pour qu'il soit moderne.

Il y a pourtant un élément aussi mystérieux que la monnaie et qui suggère que la modernité consiste bien à s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.

J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggère au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.

Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, très accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problème que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : à quelle heure précise de quel jour précis de quelle année... tel ou tel événement s’est-il précisément produit ?

le 30 févrierLe 30 février d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples à élucider, comme celle de sainte Thérèse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus étonnants, comme la découverte dans la cathédrale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’année du Seigneur 1683 et mourut le 19 février de la même année.

L’heure elle-même est sujet à de peu compréhensibles variations : avant la révolution, lorsqu’il était 0 heure à Prague (c’est dire, à l’heure bohémienne, que le soleil venait de s’y lever) il était déjà 3 heures du matin à Paris (où l’on se réglait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin à Bâle (où l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et même 8 heures à Venise où l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la prière de l’Angélus) après le coucher du soleil.

En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".

deux pontifes romains qui ont fixé le calendrier

Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque élément naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.

Le passage au calendrier réformé par le pape Grégoire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20ème siècle. Du coup, le nombre de jours à rattraper variera aussi. Si prompte à s’afficher moderne, la volonté politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants décrits par Kepler comme aimant mieux être en désaccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.

La plus vieille horloge de Paris fut installée en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la Cité. Notons que dans le même bâtiment, on battit longtemps monnaie...

au 14 ème siècle

Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.

La mécanique de l'horloge impose l’heure à durée constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison à l’autre vont progressivement disparaître.

Les mathématiques remplacent lentement l’observation des astres, libèrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (même si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19ème) puis l’heure moyenne (la même à Brest et à Strasbourg mais surtout la même quelle que soit l’heure précise du zénith) plutôt que l’heure réglée sur le midi « vrai ».

Vient ensuite l’influence des réseaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent à se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit à sa façon que c’est le train qui apprit à l’homme la valeur de la minute.

La priorité politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une métropole mais de lui permettre d’être un nœud sur une toile globale et de vivre à l'heure de cette toile. Même à l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures légales. L'harmonisation des horaires ferroviaires américains (1883) est une décision qui émane, notons-le au passage, du secteur privé.

Au siècle du train, l’horloge de la gare (privée) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathédrales de jadis. Tout un symbole !

au 19 ème siècle

Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut résister, comme en France où l’heure de la gare c’est à dire celle de Paris ne remplace pas forcément l’heure usuelle des diverses provinces. En Amérique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20ème siècle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'été.

Leurs défenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallèle à faire.

Quand ce n’est pas la population qui fait de la résistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souveraineté » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays à refuser le temps de Greenwich adopté un quart de siècle plus tôt et à faire des 9’21’’ qui nous séparaient du reste du monde un précieux élément de notre identité. Ce souverainisme intempestif semble décidément une constante !

Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.

30 avril 1916L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabâche assez régulièrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. Après les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.

Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.

La vérité serait (depuis Eschyle?) la première victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure. La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...

On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas être sans conséquence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se réglait à la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui à la nanoseconde.

1955

Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.

L'internet est un continent plat et non sphérique, sans rotation quotidienne ni révolution annuelle. Comme son absence de frontière et de distance le mettait en quête d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fût un cash, les caractéristiques que je viens d'indiquer excluent un repérage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !

Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?

le char du soleil, à Rome et à Versailles

Nous vivons déjà sans le savoir un œil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a été définie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un électron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut réintroduire de temps à autre une 86.401ème seconde à certaines années, la dernière en date ayant été 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'année atomique et l'année "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcément besoin ! Voire qui le gène, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige à fermer par précaution les places boursières.

Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.

Bitcoin (dont j'ai déjà évoqué la temporalité propre, puisqu'il a créé la première chronologie intrinsèque à l'Internet) vit dans cette virtualité là. Peut-être difficile à appréhender intimement, mais résolument du côté du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris

60 - Instantanés et métaphores d'un rêve décentralisé

March 22nd 2017 at 10:10

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements à celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numérotés de Snapshot, unsurpassable blockchain solution édité par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de témoignages et de récits est un peu à l’image de ce que montre sa couverture : décentralisé, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intéressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette évidence, que sans communauté aucune crypto n’a d’avenir ; à force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer à la trappe. Il faut une communauté, et constituée de gens passionnés s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours là sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en œuvre, la « genèse » de NXT, fut un peu chahutée : rumeurs complotistes, ratés, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part très fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de Noël, soit, avec le cadeau supplémentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immédiatement saillants (programmation en Java, système de brainwallet qui fait que les clés sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minés dans le genesis block) les divers récits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin à 1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirés et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se présente non comme un fork mais comme un héritier, non comme une alternative monétaire mais comme une plateforme financière.

le dénombrement 1566On voit la communauté migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sérieux des échanges. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore là, à l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spéculer. Un des développeurs qui est sans doute un financier expérimenté, visionnaire, crée alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idée de développer un écosystème de type Keiretsu (conglomérat à participations croisées), une démarche qui a pu avoir un côté « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunités de profit rapide se calment progressivement. Le temps des décisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui était alors la principale plateforme, donna à la communauté l’occasion d’envisager un roll-back. Très peu adoptèrent l’alternative et la communauté resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blâmer sa propre incompétence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, développée par jl777, était à trouver dans une solution d’échange décentralisée, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le même développeur proposa aussi un système qui permettrait aux différentes communautés crypto de collaborer.

L’année 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premières capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents étaient bien mieux dotés en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisé par 4) était largement due à la baisse du nombre de transactions sur le marché des actifs, mais aussi à la baisse sensible du day-trading des spéculateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais à en croire les auteurs, à l’issue de cette traversée, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au développeurs un ensemble complet de solutions de gestion décentralisées. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriété, minuscule comparée à celle de Bitcoin. A défaut d’attirer des spéculateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avérerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au début, et … moins onéreuse à tenter qu’à l’origine !

Le livre présente une vue kaléidoscopique de l’écosystème NXT. Ainsi du système NRS (NXT Référence Software), c’est à dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la présentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnégation de celui qui écrit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intérêts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rémunération des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la décentralisation : une chose est de la faire vivre dans une communauté de militants, une autre de développer sur cette base un système qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut créer une tête de pont, et cela se met en place dès la seconde partie de 2014, à l’abri du droit néerlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles règles, tout en laissant la communauté suivre son propre mode d’être. Elle n’est pas là pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la décentralisation se heurte à bien davantage qu’un simple trait de caractère ou une habitude commode de l’humanité : la délégation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services à l'humanité ! Là encore, décentraliser un network est une chose, le faire d’une communauté est toute autre chose. Les développeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communauté. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un écho concret. De l’extérieur, cela peut paraître un grand, long et souvent bruyant désordre. Mais en réalité, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prédéfini à l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communauté. Un leader mènerait de A à B, prédéfinis. Des négociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de nombreux projets permis par le protocole, développés puis portés par la communauté : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange décentralisé et non régulé (sinon par la réputation) et sur lequel sont échangés près de 700 assets forgés comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) où chacun peut créer sa devise, ou le NXT Market Place, encore très confidentiel. Tout en en détaillant les caractéristiques, les auteurs avouent que ces aventures se déroulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se présente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le récit de Roberto Capodieci figure sans doute là pour suggérer ce que des solutions d'échange décentralisées peuvent concrètement apporter dans les affaires. En même temps, les chapitres présentant les possibilités de vote ou de mélange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en priorité le business en priorité !

Portement de croix 1564Plus sincère que bien des ouvrages écrits par des utopistes ou autres "faiseurs de systèmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rêve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutôt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur présente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile à la validation, l’autre à la transaction. On gagne évidemment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaîne fille a son propre jeton représentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs règles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, présentée implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans écho dans l’actualité du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on être sûr de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis à la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communauté.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraît encore à ce jour davantage préoccupé par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre à toutes les crises que leurs défauts mêmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis à vis des institutions financières et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable côté Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte à le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’être unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans évoquer ceux qui se voyaient déjà en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'étais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien à envier, pour l’ardeur, à ceux de NXT, on se demande parfois, à la lecture de cet ouvrage, si les développeurs NXT font lire tout cela tel quel à leurs clients… et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expériences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espèce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scènes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un système décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

59- La Blockchain d'un monde qui change

March 11th 2017 at 09:54

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.

En UkraineEn commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.

Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.

Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.

Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

58 - Sacré labyrinthe

March 7th 2017 at 09:23

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais été amusé, en octobre 2016, en lisant un papier où Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indifférentes) et les cathédrales à des preuves de travail monumentales destinées, pour le citer, à témoigner d'une capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publié la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais évidemment rien de cela en tête quand il fut décidé en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu à Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech Amiénoise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passé nous lègue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, présente dès le paléolithique, date de bien avant que les Grecs ou les Crétois ne lui aient donné son nom de laburinthos (λαβύρινθος), terme dont l'étymologie est d'ailleurs un peu mystérieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims styliséNotons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (λάϐρυς), sorte de double-hache utilisée dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dès l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaît entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thème du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12ème et surtout au 13ème qui est le grand siècle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particulièrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ème siècle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pèlerinage. Pèlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnât du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier détail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thématique religieuse sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) et jamais des "dédales", même si le motif central de celui de Chartres, détruit en 1792, semble avoir représenté l'architecte Dédale, le héros Thésée et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait à combattre un monstre, ceux des cathédrales sont faits pour se prouver quelque chose à soi-même. Du premier il était difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pénétrer. Bref, voici peut-être une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second détail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite près du but. Comme si l'oeuvre à accomplir était en soi assez simple. À Amiens, le pèlerin qui se tient à l'entrée de la figure n'est qu'à 6 mètres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

Troisième détail : avec 234 mètres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mètres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mètres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici réunies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet à genoux sur le labyrinthe est censé prendre le même temps qu'un trajet d'une lieue à pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'étymologie est peut-ête gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province à l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomètres) représentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt à pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le même pour tous, d'un labyrinthe à l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier détail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrée vers l'Ouest, côté du soleil couchant et de la mort, côté par lequel risquent de pénétrer fantômes et démons. Leur imposer l'épreuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sécurité du saint monument ! Le diable reste piégé dans un tel parcours soit parce que sa nature (διάβολος, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se déplace qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacité d'effort du pèlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pèlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13ème siècle les abus les plus criants du 16ème siècle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pèlerinage un peu dérisoire n'avaient guère d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsèque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pèlerins du labyrinthe, que cela diminuât la dette de leurs péchés ou que cela augmentât à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord toléré cet instrument de foi naïve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de régulation. Au 17ème siècle un chanoine de Chartres râlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guère à faire perdent leur temps à courir et tourner. Au 18ème siècle, on les effaça ou on les détruisit un peu partout, à Sens, Poitiers, Arras. Même celui d'Amiens fut sacrifié : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, déposé en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques années plus tard.

À Reims il avait été enlevé dès 1775, parce que les rires des chenapans sautant à pieds joints sur le dallage où l'on sacrait nos rois gênaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage à notre époque. Le labyrinthe de Reims fut recréé, depuis 2009, par un jeu d'éclairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblème ... un monument virtuel !

57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

February 18th 2017 at 10:06

Time is money. Le mot célèbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le même chose avant de mourir exécuté en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problème c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien différents. Le libertaire hédoniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps compté à travailler dans une vaine quête de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapporté par un historien dissertant cinq siècles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale à l'action. Enfin l'américain modeste, tôt mis au travail, trouvait impie de perdre à ne rien faire une heure qui pouvait être consacrée au négoce. Aucun des trois ne parlait évidemment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, à attendre l'échéance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn évoque classiquement ce que l'on doit à nos ancêtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et même depuis les Lumières, le temps et l'argent ont tous deux changé de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun métaphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsèque et concrète qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guère croître en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célèbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs échoppes, de vils usuriers le prêtaient contre d'impies intérêts. Au bout de quelques générations ils furent nobles, fournissant aux rois crédits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatérales, survécurent aux révolutions et s'installèrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit à eux.

Le voleur de tempsUn économiste espagnol, spécialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publié en 2006 une satire amusante à ce sujet. Le héros ne travaille essentiellement que pour payer les intérêts de ses emprunts. Il a un jour l'idée de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achètent du temps c'est pour ne rien faire... et l'économie ne tourne plus. Il faut légiférer...

Sans me vanter, j'y avais songé moi-même 20 ans plus tôt (*) dans un scenario où c'était l'État lui-même qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie à mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant régulièrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul débiteur ne l'a invoqué pour contester le bien-fondé des intérêts dus. Au demeurant le temps des banques est spécifique, purement conventionnel. Ses unités sont contractuelles, les années n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalité elle-même spécifique.

C'était par une réflexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en étaient arrivés en 1993 à construire un horodatage numérique intrinsèque : « pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de rapporter des événements qui n’auraient pu être prédits avant qu’ils ne soient arrivés. Pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de provoquer un événement suscité par ce document et qui puisse être constaté par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linéaire des blocs a suscité le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa première chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irréversible, mais surtout il est autonome. Même si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validé toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajusté sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrégulier ne suit pas ce que les mathématiciens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui régit les passages du bus. C’est une loi qui modélise la durée de vie d'un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, d’un phénomène pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une étude (*) réservée aux lecteurs férus de science, le mathématicien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mécanique quantique, et la part de mystère ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spécifique (toute référence à un temps exogène violerait en effet le principe de décentralisation) mais qu'il est fonction d'une donnée exogène : l'énergie consacrée au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une équation ∆E = k.H (où H est le hashrate). Par là, c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un système de type ∆E.∆t∼ħ0 où la constante de Planck réduite, ħ0, est fonction de la difficulté du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrètes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-même voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrète de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvèrent des forets ou des immeubles s'en trouvèrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction très malin et considéré comme un modèle, Looper livre une réponse très simple (et bien peu techno !) à la question de savoir en quel argent un être du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui désigne une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scénaristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallèles permettent de trouver des solutions cosmétiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-même. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand désespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et même si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un métal précieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une écriture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsèque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passé et que la solution de Looper est bien plus crédible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites américains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) à Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait déjà être un lieu commun dans l'antiquité, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le héros à la tête de linotte se soit laissé entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : οἴχεσθαι φερόμενον ὑπ' αὐτῆς εἰς Ἀλεξάνδρειαν ἐκεῖ δὲ μειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώμενον, ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν ἀνάλωμα,τὸν χρόνον. Le mot ἀνάλωμα signifie "dépense, perte" et il est explicité par πολυτελέστατον, qui signifie "très coûteuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polémique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article cité de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute après publication la présentation filmée d'un cours d'Etienne Klein suggérée par un de mes lecteurs : le temps entre le piège du philosophe pour qui le problème aurait été résolu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.

56 - Bitcoin et Big Brother

February 12th 2017 at 15:30

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brèves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rôle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

Après celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systèmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. Bientôt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il réponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutôt de savoir si nous avons vraiment intérêt à pousser jusqu'aux dernières conséquences cette logique.

faites au mieuxUne équivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illégales sont rendues impossibles par la rigidité coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir à en détecter les bugs. Et nos sociétés, dès lors, de se scléroser dans une intemporalité glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et méritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de délibération morale uniquement réservés aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il écrit dans un pays qui n'est pas en état d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protéger les secrets des coupables?) et non l'évident processus totalitaire (à la fin tout le monde étant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-démocratique n'ait retrouvé le postulat médiéval (tout homme est marqué par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des péchés...

si vous n'avez rien à à craindre, vous n'êtes pas des nôtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un être non seulement savant mais cultivé. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouïa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacré, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une présentation fort classique, même si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliée. Mais c'est un peu partout, au détour de considérations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre réflexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le système financier du 20ème siècle.

infrastructures partagées

Les photos du début du 20ème siècle suggèrent en effet que la cohabitation a dû être rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela à sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le métro : la destruction créatrice de Schumpeter a beaucoup de mal à s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple évident que les modes plus récents furent bien plus simples à automatiser que leurs prédécesseurs, car pensés et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de métro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empêcher de songer aux possibilités qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une réflexion classique sur le problème de la responsabilité d’un logiciel et de la conclusion d’une société de plus en plus « assurantielle » où toute notion de responsabilité humaine s’évanouit au profit de la seule solidarité et du dédommagement.

Puis Bersini livre une intéressante piste de réflexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilité car pas de personnalité juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son méfait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingénieur est hors circuit, incapable même d’expliquer la défaillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles décisions ont intérêt à s'inscrire dans un univers propre, doté, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un système transactionnel de type cryptographique, indépendant de la détention par les parties d'une personnalité juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un système décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systèmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas écrit que le bitcoin existe par la désintermédiation des banques en établissant un strict parallélisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la désintermédiation des taxis d'antan. Car c'est peut-être ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'échange, sans prêter attention à ce que son token a de spécifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en débat sur les thèses principales du livre, il reste à l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies évoluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrète, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos épouseront-ils la dérive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde où chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

55 - Enjeux

January 15th 2017 at 09:59

Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !

finance casino

Inversement, en suggérant, dans un récent billet, que certaines expériences de bases de données distribuées, présentées comme des blockchains-maison, consistaient sans doute à faire joujou avec l’argent, j’ai pu me montrer un peu dur tant vis à vis des banquiers, qui ne peuvent évidemment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (même quand à titre individuel ils partagent la conviction que c’est ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis à vis des consultants qui sont bien obligés de passer par le pédiluve pour entrer dans la piscine.

le grand bain

Qu’y a-t-il de mal à faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.

En fait cela dépend du jeu. Le train électrique jamais ne remplacera le TGV, ni n’apprendra à le conduire ou à le vendre : il n’en est qu’un modèle réduit, comme on dit, une figurine.

Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer à la guerre, cela peut être la guerre, déjà. Et, comme je le suggérais, il n’ y a guère de différence entre une roulette vendue comme jouet et celle d’un casino (en cas de besoin, la première peut remplacer la seconde, surtout dans un clandé) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.

Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient énormément, à sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-même pour jouer, de celle qui ne sert qu'à un cercle de complices ou d'initiés, puis de celle qui sert à jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a à voir avec la fin de l'enfance.

premiers billets

Durant des mois le bitcoin n’a guère eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis à l'encre et à l'alcool pour jouer à la marchande.

Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours très étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.

MehlJe songeais à cela quand je me suis plongé vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien déjà : Les jeux au royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle de Jean–Michel Mehl.

Son 13ème chapitre, consacré aux « Enjeux » est tout à fait éclairant : il est exceptionnel, écrit-il d’emblée, que le jeu soit gratuit. Et pour évacuer l’hypothèse niaise de l’innocence enfantine : même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante.

Ce qui ne contredit point mon hypothèse d’une période infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin était déjà une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.

Le jeu révèle l'existence de frontière de part et d’autre desquelles on se comprend mal : Si l’adulte ne comprend pas le jeu de l’enfant, c’est parce que ce dernier n’est pas à même d’expliquer quel est l’enjeu , ou alors que cet enjeu n’exerce pas la même séduction pour l’un et pour l’autre. Cela me fait songer à quelques face-à-face presqu’impossibles, comme celui dont j'avais été témoin le 16 novembre dernier à l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.

Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsédés par la drogue ou le terrorisme, conscients même de ce que ceux-ci sont très à l’aise avec le système officiel) ne voient réellement pas ce que l’anonymat, la décentralisation, l’absence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu compréhensibles jeunes gens …

L'enjeu pour l'écosystème Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les développeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un système qui apparait purement spéculatif à des économistes (certainement désintéressés, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallèle avec l'or mais en ajoutant immédiatement que l'or peut servir à la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait à rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls à faire vœu de pauvreté, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques même du bitcoin récusent évidemment l'idée qu'il soit une monnaie qui inévitablement va devenir une monnaie de pure spéculation comme me l'a asséné Madame Benssy-Quéré sur France Culture le 7 janvier.

Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.

Autant dire que l’enjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pénétrer au cœur du jeu. La question n’est pas de savoir s’il en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.

Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la précédente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu n’est pas totalment réductible à l’enjeu, l’enjeu est tout le jeu en même temps qu’il le dépasse. Tout enjeu étant valeur, il faut que, misé, cette valeur demeure telle, le jeu terminé.

La notion d’enjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontières de l’univers ludique sont mal tracées. Avec elle, « l’univers du jeu acquiert même objectif et même moyen que celui du sérieux ». Plus l’enjeu est important, plus l’univers du jeu se confond ave celui du sérieux. L'historien a même ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient joué des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.

haricot

Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. C’est l’enjeu qui justifie la trace écrite et par là permet l’histoire.

monnaie d'argent du duc de Bourgogne  Philipe le HardiSi c’est pour jouer, faut-il jouer gros ? L’examen de la comptabilité domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de générosité, de noblesse.

Comme le note l'auteur, le véritable joueur n’est pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui n’hésite pas à en engager quelquefois de très grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...

En dépit du rituel « Bitcoin est une expérience, n’y investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que l’on retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevises…

Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.

Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.

Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.

A bon entendeur...

d'après Youl (et pardon à Youl pour la petite retouche)

54- La monnaie de Marie-Thérèse défie toutes les règles

January 1st 2017 at 16:40

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clôt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait être que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant même pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence régalienne et sans régulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succès, qu'un actif spéculatif couplé à un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majesté de la chose.

effigie r1780L'étrange destin international, et même méta-national, d'une grosse pièce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes régaliens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'être que l'une des centaines de pièces frappées en Europe à partir du moment où d'énormes quantités d'argent furent extraites des mines de Bohême. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-Thérèse.

Le thaler

JáchymovIl y a en République tchèque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui Jáchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent découvertes à partir du milieu du Moyen Âge. Dès 1518 on appela les pièces de 26 grammes d'argent produites sous l'égide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua à toutes les pièces peu ou prou de ce même format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’être copié, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trône pourtant électif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "héréditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unité de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allège de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-Thérèse

En 1740 meurt Charles VI, 22ème Habsbourg à avoir occupé le trône impérial depuis 1273, et 14 ème consécutivement depuis 1438. Problème : il n'a comme héritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États héréditaires, que cette fille lui succéderait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de Bohème et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. Fréderic de Prusse est le premier à l'attaquer, contestant les droits d'une femme à l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencé.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États héréditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-Thérèse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trône impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg à VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" où figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptées de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impératrice, et que cette émission ne fut pas renouvelée.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-Thérèse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trône impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-Thérèse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de Suède de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avènement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succès sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-Thérèse (28,82 grammes à 875‰) est frappé à Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succès est immédiat, la demande est étonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, Günzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'énorme succès de ces pièces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi séculaire) chez qui la frappe de numéraire a de tous temps été trop limitée et qui avait longtemps préféré la "piastre à colonne" des espagnols. Dès 1752, l'exportation des thalers, confiée à un financier viennois, est réglementée. C'est une ressource fiscale. Rançon du succès, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances européennes qui ont trouvé mieux à faire. Le thaler n'est même pas frappé sur de l'argent local, l'Autriche étant depuis longtemps importatrice : rien à voir, donc, avec la situation qui avait été jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchés .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Dès son règne, le thaler de Marie-Thérèse, à l'exclusion de tout autre thaler de même poids issus par d'autres princes, est diffusé le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impératrice, chose sans exemple, parallèlement aux thalers à usage interne désormais ornés de l'effigie de Joseph II, les émissions de Marie-Thérèse continuent de plus belle, à 28 grammes mais à 833‰. Ces refrappes vont désormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrêté la pendule dans la chambre mortuaire. Et désormais le type est fixé et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impératrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux détails qui laissent penser à plusieurs historiens que c'est le goût oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso orné des armoiries et des 3 couronnes impériale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-même que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au décorum régalien à souhait, saturée de noms de pays disparates (et même perdus : la Franche-Comté de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilées... Mais en même temps une monnaie dont le caractère "souverain" ne tient finalement qu'à des éléments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel éthiopien saurait reconnaître la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle à deux têtes après Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette pièce posthume va échapper à son époque et à son cadre politique.

bijoux Démonétisée en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans après la mort de Marie-Thérèse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie préférée de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que très loin vers la Corne ou vers l'intérieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, désirée comme une monnaie sure et belle et même comme un véritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformée en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dès 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers à l'Autriche qui fournit 5 millions de pièces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) était depuis longtemps un business model à Vienne, où l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite pièce est démonétisée dans le pays où elle est frappée !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intègre dans tous les échanges. À la fin du 19ème siècle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargés à dos d'âne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'à Harrar où, en 1887, leur taxation (5% à l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colère du poète devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris à ferme les douanes éthiopiennes) commencent à faire frapper en masse à Trieste de nouveaux thalers de Marie-Thérèse qui vont servir leur de leur avancée militaire en Érythrée.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intègre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-Thérèse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-Thérèse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomètres de Vienne, et plus d'un siècle après la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces pièces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini décide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprès du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transférer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idée que l'effigie de Marie-Thérèse ait été bien moins désagréable aux colonisés ou aux envahis que le mâle profil du Duce casqué?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-Thérèse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas à se procurer des thalers en quantité suffisante par la voie habituelle, décide, dès 1936, de fabriquer elle-même de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en détenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avéré.

Au même moment, Paris, Bruxelles et même Utrecht se lancèrent dans la même fabrication. A partir de 1937, une société angalise lance de nouvelles commandes à l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandées.… à la Monnaie de Paris. Là aussi, on peut quand même risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage à Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, à partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que près de 20 millions de ces pièces seront émises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date à laquelle ces émissions cesseront, 182 ans après la mort de l'impératrice.

Je souligne le fait : les autorités, si chatouilleuses parfois, créent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monétaires, qui certes ne peuvent être qualifiés de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie Thérèse est officiellement démonétisé dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des pièces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-Thérèse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les pièces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-Thérèse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des pièces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant à la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-Thérèse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces pièces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de pièces datées de 1780 ont été frappées, dont peut-être 100 millions après la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays à l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-Thérèse apportait un démenti implicite à ses thèses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à côté des exemples de double circulation en zone frontière ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est à la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-même (full bodied money opposée à token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thèse datant de plus d'un siècle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, après de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la légende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empêche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en étaient dépourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une pièce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumère des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfèrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadème et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particulière des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggère que Marie-Thérèse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase économique (comme celle des orfèvres du Moyen-Âge européen) où il n'y a pas de besoin impératif de circulation et d'échange monétaire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordée en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet échangeabilité n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualité du thaler de servir d'objet de parure. Le goût de la parure et de l'ornement étant un des goûts les plus universels du genre humain, nous touchons ici à une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monétaire en général. Autrement dit ce n'est ici pas forcément le fait d'être aisément échangeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluidité de Bitcoin au sommet de ses qualités, devant l'or numérique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours présentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-Thérèse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assènent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singulière de outes, la nôtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-Thérèse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout après la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-Thérèse, Direction des Monnaies et Médailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monétaires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, éd., Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000

53- Joujou ?

December 24th 2016 at 08:02

Il est assez amusant que ce soit pratiquement à la veille de Noël que l'une des plus grandes banques françaises annonce avoir réalisé une paiement grâce à une blockchain pour le compte de... Panini !

panini notes

Au delà d'une association d'idées assez triviale entre le monde du foot (auquel l'éditeur a largement lié son destin) et celui du fric sous sa forme elle-même la plus triviale, ce petit exploit m'inspire plusieurs remarques.

BNPParibas se montre lucidement prudente sur les limites de cette expérience que les médias ont transformé en un "paiement international quasi instantané". Il apparait que l'on est beaucoup plus proche d'une opération de compensation, qui plus est entre deux filiales de la même banque, et pour le compte d'un seul et même client.

A ce titre, il n'y a pas beaucoup de sens à comparer la performance de cette opération en "pair à pair" (les pairs n'étant ici que des filiales de la banque) avec la lourdeur du processus suivi pour les virements internationaux, où les banques communiquent via des messages Swift et où, en fonction de la complexité de l'opération et du nombre des devises concernées, une même transaction internationale peut nécessiter l'intervention d'une chambre de compensation et de plusieurs banques correspondantes quand bien même la banque de départ et celle d'arrivée appartiennent au même groupe, puisque ce sont deux établissements étrangers l'un à l'autre du point de vue des transactions monétaires.

Le communiqué de la banque évite aussi, soigneusement, de donner le moindre détail sur l'opération de change, qui n'apparaît qu'en filigrane puis qu'il est bien précisé que l'opération s'est faite sur deux zones monétaires.

Réaliser ce genre d'exploit à grande échelle sur plusieurs banques différentes et avec plusieurs monnaies parait donc encore fort lointain, sauf à créer un Settlement Coin du type de celui mis en place par Clearmatics Technologies et dont Matt Levine écrivait il y a quelques mois sur Bloomberg : You don’t get your dollars any faster; you just get your pseudo-dollars faster. To get the dollars faster, you’d need to speed up the Fed’s central-ledger technology. Disons poliment qu'un settlement coin, c’est un IOU de FIAT. Comme une monnaie de jeu, elle ne vaut qu’entre les joueurs, par convention.

joujouxOn ne sait si l'opération Panini, réalisée sur des développements internes se basant sur les librairies classiques liées au protocole choisi, NXT a fait intervenir un token, coloré ou non, et avec quel rôle. Difficile, par conséquent de classer l'objet du côté des instruments de communication (le train, la radio) ou de leur déclinaison en joujou (le petit train électrique qui tourne dans la chambre des enfants, le talky-walky pour se parler d'une pièce à l'autre).

Il est vrai qu'en matière de monnaie, la distinction de ce qui est réel et de ce qui est ludique est parfois conventionnelle : qu'est-ce qui distingue l'argent du Monopoly de celui du poker? Une roulette pour gosses et une roulette de casino? roulette

L'argent en enfance

l'argent de la marchandeLe monde de l'enfance baigne dans la monnaie, avec ou sans argent de poche. Pour les plus petits, il y a l'argent-douceur que j'évoquais l'an passé à Noël, en me demandant si Bitcoin n'était pas une monnaie en chocolat et il y a l'argent pour jouer à payer, l'argent du jeu de la marchande, auquel ressemblent tellement les monnaies locales complémentaires, tant célébrées par le système parce qu'elles ne le remettent en question que pour la forme...

Pour les plus grands, il y a l'argent des jeux de société, déjà évoqué. Et enfin il y a ce dont les enfants en tant que société font eux-mêmes leur propre monnaie.

Revenons donc à Panini

Le produit phare de Panini s'inscrit dans une longue tradition de ce que j'appellerais volontiers les monnaies de cour de récrée. Pour les gens de mon âge, la bille en fut le prototype presque monétairement parfait. Je reconnande vivement la lecture d'un article de Georges Kaplan publié en 2011 sur Causeur, où en bon libéral il reconstruit un système monétaire non autoritaire à partir de ses souvenirs d'enfance. La carte Panini était d'ailleurs intégrée à ce système, comme grosse coupure pourrait-on dire.

Est-il anormal que les billes se soient (universellement semble-t-il) transformées en monnaies-joujou?

jouer aux billes

Dans sa Politique, Aristote distingue deux usages spécifiques à chaque chose : son usage propre, conforme à sa nature (le soulier sert à chausser, dit-il, la bille servirait donc à jouer) et un usage non naturel, qui est de permettre d’acquérir un autre objet, par la voie de la vente ou de l'échange. C'est la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange qui sera reprise par les économistes classiques puis par Marx.

Qu’est-ce qui détermine le rapport d'échange entre deux biens ? Arisote (dans l'Ethique à Nicomaque cette fois) donne deux grandes réponses entre lesquelles se partageront à sa suite tous les économistes : derrière l'échange (chaussures contre maison) se déroule un échange entre le travail du cordonnier et celui de l'architecte. C'est à l'origine de la théorie de la « valeur-travail » qu’on trouve chez Smith, Ricardo et Marx. On voit mal les enfants échanger la valeur-travail d'une bille d'agathe contre celle d'une carte représentant un footballeur. Mais Aristote dit aussi que le fondement de la valeur d'un objet réside dans le besoin qu’on ressent pour lui. C’est l’origine de la théorie de la valeur fondée sur l'utilité qui s'imposera avec la révolution marginaliste.

Or le désir des enfants pour les cartes Panini est très fort. La société Panini fit, vers la fin des années 90 et le début du siècle, l'objet de plusieurs opérations de cession ou d'aquisition qui m'amenèrent à regarder brièvement des dossiers la concernant, en un temps où j'œuvrais dans l'investissement en capital. À la même époque, mes enfants pratiquaient l'école communale et je dus payer mon lot de sachets Panini dans la vague Pokemon. C'était aussi le temps où les pères-de-famille-cadres-sup s'équipaient de leurs premiers scanners. Je ne fus pas long à fabriquer des "faux", bien moins onéreux que les vrais. Apparemment je ne fus pas le seul. La directrice de l'école proscrivit d'abord les "faux Pikachu", puis finit par tenter d'interdire tous les Panini, champions de fott ou Pokemon, vrais ou faux, volés, douteux ou concurrents, tous déclarés également intempestifs et ennemis de l'institution. Ce qui est interdit est souvent plus désirable encore, et plus cher.

pokemon

S'agissant d'un bien qui se rend désirable parce qu'il est désiré, on encensera son marketing comme partie de l'art. Personne n'ira dire qu'un autocollant ou un sac à main vendus avec une marge monstrueuse sont "purement spéculatifs". On préfèrera emprunter à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy l'expression d'esthétisation du monde, c'est tellement plus chic. Jean-Joseph Goux, lui, parle de frivolité de la valeur.

lectures

Mais s'il s'agit d'une monnaie ? La carte Panini, diraient alors banquiers et économistes à l'unisson, ne repose sur rien, n'est garantie par aucun État souverain, n'est géré par aucune banque. Et en plus elle est anonyme! Suivez mon regard...

Ce qui arrivait avec les cartes des années 90 se reproduisit très vite, évidemment, pour les e-cards des jeux "virtuels". Les entrepreneurs venus de l'industrie du jeux en ligne ne sont pas rares dans l'écosystème du bitcoin : ils ont saisi parmi les premiers l'intérêt d'un procédé rendant un objet digital non reproductible. Or leur univers (leur métavers) connaissait déjà des devises virtuelles : centralisées, certes, mais sans rapport avec l'univers des monnaies légales fiat et sans garantie de l'Etat.

Linden dollar

Faire figurer le LInden dollar parmi les ancêtres de Bitcoin n'a aucun sens d'un point de vue technique, mais en éclaire néanmoins la genèse et le fonctionnement. Les banquiers qui assurent que "Bitcoin ne repose sur rien" se sont-ils demandés ce que vaudraient les billets de Monopoly si Elizabeth Magie avait eu l'idée de ... donner le jeu tout en vendant ses billets ? surtout si, n'aimant pas l'argent, elle n'avait créé ces billets qu'en nombre limité. Disons 21 millions pour tous les joueurs du monde...

Elizabeth Magie

52 - Penelope PoW

October 15th 2016 at 11:31

pour Andreas, pour Benoît

La preuve de travail est au centre de la technologie Bitcoin, elle est aussi au centre des critiques, que ce soit pour son coût énergétique (moindre en vérité que celui des seuls ATM bancaires en charge du cash manuel) ou pour son utilité, généralement mal comprise. Bien des faux prophètes promettent de la remplacer à peu de frais mais avec peu de sérieux. Le mieux est encore de l'évacuer carrément des présentations : les bases de données distribuées privées sont désormais présentées par la plupart des conférenciers détaillant "les" blockchains comme la variété permissioned de l'espèce, jamais avec l'étiquetage... lazy.

Régulièrement mis au défi de trouver enfin un bout de Bitcoin dans le passé, j'avais eu un jour, devant l'ami Benoit Huguet, cofondateur de BitConseil, comme un éclair mental apparemment perceptible dans le regard : j'avais enfin trouvé ! L'autre jour, alors que nous attendions Andreas Antonopoulos, il me reprocha de n'avoir pas encore écrit l'article promis ni révélé ma trouvaille. Il me fallut un instant pour retrouver la chose. La figure de l'orateur me rendit la mémoire en me ramenant à ce vieil oracle : à quoi que vous pensiez, un ancien grec en a parlé avant vous. Εὕρηκα, songeai-je en souriant, puisque Eureka est le nom de la société d'Edwige Morency et d'Alexandre David qui organisait ce magnifique événement...

skyphos de Chiusi, ref 1831

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage et de retour au foyer a retrouvé sa femme toujours vertueuse. On le sait, Pénélope qui est ornée de charmes autant que de vertus ne manque pas de prétendants. Pour les lasser, elle s'astreint à tisser une toile pour envelopper un parent décédé, mais elle défait chaque nuit le travail de la journée.

SisypheFaire et défaire, depuis elle, c'est toujours travailler. Il y a du Sisyphe, le trompeur condamné à rouler éternellement son rocher, en cette irréprochable épouse.

Bien sûr son stratagème est démasqué. Son geste énigmatique est pourtant transparent. Elle travaille rudement mais inutilement, sauf en réalité pour montrer sa vertu. Son travail suscite la confiance. Elle ne fait pas autre chose que travailler, parce que comme on le sait bien, l'oisiveté est mère de tous les vices.

Quand Ulysse rentre, une bonne "preuve d'enjeu" comme on dit en français pour traduire PoS, aurait été de se dire l'un à l'autre :
- Je suis Ulysse, ton mari, tu me reconnais.
- No problem, κανένα πρόβλημα, moi je suis ta femme et tu me fais confiance puisque nous sommes mariés.

C'est en réalité ce que les blockchains convenables des consortiums bancaires proposeraient comme mécanisme de validation ou de réconciliation. Le génie du Primatice exprime vers 1550 le problème des Retrouvailles avec une toute autre intensité dramatique.

Les retrouvailles d'Ulysse et Penelope (Huile sur toile, Toledo Museum of Art, Ohio)

Homère parle de la prudente Penelope (περίφρων Πηνελόπεια). Mais l'ingénieux Ulysse (πολύμητις Ὀδυσσεύς) est aussi malin qu'elle. Il se présente comme un mendiant. Pénélope en a vu d'autres, des revenants. L'histoire ne se passe donc pas du tout comme pour le colonel Chabert déjà évoqué ici au sujet de l'impossible retour de Nakamoto.

Le chant XIX de l'Odyssée est un modèle de travail de la vérité, de construction d'une confiance entre ni-connus-ni-inconnus.

sphinxUlysse se fait reconnaitre progressivement. Il ne choisit pas lui-même les preuves (suivez mon regard) et il tente même de contourner le jeu facile des "questions personnelles" : au vers 115 il demande explicitement Faites-moi d'autres questions ; mais ne m'interrogez pas ni sur ma famille, ni sur ma patrie (...μηδ᾽ ἐμὸν ἐξερέεινε γένος καὶ πατρίδα γαῖαν). Et ne veut pas se reposer sur un tiers de confiance, sa vieille nourrice Euryclée en l'occurrence, qui l'a reconnu en premier. Ainsi, et pour évoquer un autre coeur de la tradition grecque, chacun est ici à l'autre son propre sphinx...

On touche donc dans cette page centrale de la culture occidentale, mine de rien, à l'essence de ce que le "travail de la preuve" établit : une confiance fondée sur autre chose que l'implicite confiance sociale. Une confiance entre une femme entourée de 114 amants possibles et un gueux qui est le mari légitime. Celui que la confiance par preuve d'enjeu (l'entre-soi confortable de la norme sociale, pour le dire autrement) aurait de suite éliminé.

Autant que sur ce dialogue, je pense qu'il est avisé de réfléchir sur l'instrument, si particulier et si souvent représenté, de la prudente Pénélope. Cet instrument qui en grec ancien se dit αργαλειός, s'appelle en langue anglaise loom, un mot dont un homonyme signifie aussi une forme de danger, tandis qu'il se nomme en français métier qui vient du latin ministerium et désigne une forme de service. Il est assez fascinant de voir comment la "preuve de travail" de Satoshi Nakamoto se situe, en quelque sorte, entre la conscience d'un danger et la prestation d'un service !

Les mots vivent et changent. En ancien français on donnait le nom de mestier à toute profession qui exige l'emploi des bras, et qui se borne à un certain nombre d'opérations mécaniques, qui ont pour but un même ouvrage, que l'ouvrier repète sans cesse. On aurait dit que le hashage est un métier. On donna enfin ce nom de "métier" à la machine dont l'artisan se sert pour la fabrication de son ouvrage : métier à bas, le métier à drap, le métier de tisserand.

le métier

A voir cette représentation d'un instrument antique, on est frappé par une sorte de modernité. Ces femmes s'affairent. Elles ont mestier aurait-on dit au moyen-âge, they have serious business dirait-on en anglais. Mais surtout on dirait qu'elles sont devant une sorte de machine complexe, une machine semblable à celle de Bletchley Park.

Ce n'est pas un simple effet d'image ou de langage : le métier à tisser est bien l'ancêtre de notre modernité où les machines assument une part toujours croissante du labeur global. On pense bien sûr aux métiers automatiques qui provoquèrent tant de révoltes. On pense au métier de Jacquard, machine programmable (dès 1806) grâce aux cartes perforées mises au point (en 1728) par Jean-Baptiste Fulton.

Mais bien avant le tissage mécanique, l'étonnante technique a accompagné la réflexion scientifique. Comme le fil de trame et celui de chaine sont de nature différente et occupent dans le tissage une fonction non réductible l'un à l'autre, ils annoncent métaphoriquement ces nombres qui seront découverts entre 1545 et 1572, aux lisières de l'algèbre et de la géométrie, ces nombres que l'on a appelés complexes, ces nombres qui possèdent une dimension réelle quantifiable et une autre dimension également quantifiable mais imaginaire, non cernée et imprévisible.

Le complexe métier du tissage a, en vérité, apporté l'essentiel à notre modernité. L'art de séparer (le cardage), l'art de réunir (le filage) et surtout cet art de recréer des noeuds que l'on voit au coeur même de la blockchain. Platon lui-même trouvait dans le métier du tissage un symbole capable de représenter la cité, la politique, voire le monde. Il y revient dans plusieurs de ses dialogues : le Politique en particulier, mais aussi la République ou le Cratyle.

Voilà ! On se retrouve une fois de plus du côté de Platon. Mais pour citer - pour une fois dans le texte - le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, the safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato.

whitehead

Pour aller plus loin :

51 - Des météores ?

July 18th 2016 at 07:40

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert déjà évoqué ici pour évoquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-même signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que Napoléon est à Sainte- Hélène, tout ici-bas m’est indifférent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe après 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour après une évasion rocambolesque de Sainte-Hélène à laquelle Napoléon semble s'être toujours refusé (*), certains romanciers l'ont imaginé. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de même le sien "La mort de Napoléon" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut être la situation d'un génie inconnu comme Satoshi : l'impossibilité non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'être soi-même.

Comme il ressemblait vaguement à l’Empereur, les matelots l’avaient surnommé Napoléon. Aussi, pour la commodité du récit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était Napoléon. (...) Seul le maître d'équipage désapprouvait cette appellation. Que l'on associât le nom de son dieu à ce petit homme laid avec son ventre enflé et ses jambes grêles, lui paraissait sacrilège.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu être l'enfant prodigue de la gloire après quelques années de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, présentant Napoléon étranger à lui-même sur le bateau de son évasion : Entre le personnage qu'il avait dépouillé et celui qu'il n'avait pas encore créé, il n'était temporairement personne. Débarqué à Anvers il ne reconnut pas même le bassin Napoléon qu'il avait inauguré en personne dix ans plus tôt. À Waterloo il a le sentiment d'être là pour la première fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite île lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyé, sa destinée devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher désert à l'autre bout du monde, avait réussi à dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-même !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas à se battre contre Satoshi lui-même?

Le Napoléon de Leys est vrai, extrêmement crédible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann déteste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est désormais largement occupé par les fous. Une visite à l'asile l'en convainc : une malheureuse épave présentait une image mille fois plus fidèle, plus digne et plus convaincante de son modèle que l'improbable fruitier chauve qui, assis à ses côtés, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La dernière phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-Hélène au Musée de l'Armée.

Jusqu'où peut-on comparer Satoshi Nakamoto à Napoléon Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant à l'amour des mathématiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particulière de génie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une sureté du regard, une capacité d'agencer de manière proprement lumineuse des facteurs de nouveauté révolutionnaires avec des éléments pré-existants (d'ancien régime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraît que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), Napoléon est l'instrument de l'Absolu sur le théâtre du monde, Napoléon, en entrant à Iéna l'épée en main le jour où le philosophe achève sa Phénoménologie de l'Esprit, devient le héros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multiséculaire de libération de l'homme des corps intermédiaires, des liens et des autorités. Le P2P, c'est l'Absolu du 21ème siècle.

Renversant l'idéalisme hégélien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en Napoléon ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le génie qui va permettre l'éclosion de la société bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra à d'autres de dire, de même, ce qu'aura été réellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Plutôt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

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