Voici un billet dont le sujet m'avait Ă©tĂ© suggĂ©rĂ© d'abord par une simple homophonie, ensuite par une rĂ©elle intuition. Il m'a conduit Ă quelques recherches fĂ©condes. Le sang, liquide infiniment prĂ©cieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siĂšcles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tĂȘte ?
Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quĂȘte peut-ĂȘtre sacrĂ©e mais oĂč le sol allait se dĂ©rober sous mes pas ?
S'il me fallut plus de six mois pour Ă©crire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement Ă me faire un sang d'encre, j'entends Ă soigner mes angoisses par l'Ă©criture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'Ă©tĂ©, il me fallut rechercher dans tous les endroits oĂč je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilletĂ© Ă sa sortie en 1988 et depuis lors peut-ĂȘtre sottement prĂȘtĂ© Ă quelque ami indĂ©licat (devenu de ce fait frĂšre de sang) et enfin Ă le racheter et Ă le relire. VoilĂ , pour le making of.
« Tu ne tueras pas »
Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, oĂč s'Ă©labore presque toujours une thĂ©orie distinguant ce qui est lĂ©gitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particuliĂšres pour Ă©chapper Ă la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrĂ©e rituellement, l'est aussi politiquement.
Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.
Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de rĂ©pandre le sang (que ce soit Ă cheval Ă la guerre ou sur le trĂŽne du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les piĂšces mĂ©diĂ©vales) trouve son symĂ©trique dans la presque coĂŻncidence du moment oĂč nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui oĂč nous tranchons la tĂȘte du Roi des Français.
Le temps oĂč l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien rĂ©gime n'en avait suscitĂ©.
La gĂȘnante ressemblance de la planche Ă billet et de la « Veuve » illustre cette idĂ©e de façon troublante.
DĂ©sormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra ĂȘtre plus ou moins clairement Ă©lu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.
Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilÚge, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.
Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dĂ©pendant plus, dĂšs lors, que de la loi, fĂ»t-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la mĂȘme loi rĂ©gir la monnaie ? NapolĂ©on, qui entendait bien crĂ©er une dynastie nouvelle et « succĂ©der Ă Charlemagne » plutĂŽt qu'Ă Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent Ă neuf dixiĂšme). MalgrĂ© la force de sa volontĂ© et la clairvoyance de ses intuitions, la rĂ©fĂ©rence au mĂ©tal prĂ©cieux ne devait pas rĂ©sister Ă la modernitĂ© davantage que celle au « sang de France ». DĂ©sormais es papel.
La premiĂšre monnaie?
J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la premiÚre monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlÚvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frÚres ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?
Le sang des femmes a, je crois, offert Ă toutes les cultures connues de quoi forger mythes et reprĂ©sentations. Je n'Ă©voquerai ici que celui de la dĂ©floration, telle que se la reprĂ©sentaient nos ancĂȘtres. « Cette blessure que l'on inflige Ă celle qui va devenir la mĂšre de ses enfants n'est pas sans Ă©veiller un trouble » Ă©crit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpĂ©tuation de la lignĂ©e et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprĂ©tĂ© comme offrande, consĂ©cration et prĂ©mices.
Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrĂŽle social et patriarcal, ce qui est tellement Ă©vident que peut-ĂȘtre faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.
Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutÎt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impÎt.
Signer avec son sang ?
Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dÚs qu'apparurent au moyen-ùge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dÚs la premiÚre version littéraire.
VoilĂ , dira le moderne, une intĂ©ressante signature biomĂ©trique. Le cĂ©lĂšbre clown qui prĂ©tend ĂȘtre Satoshi et ne peut signer un satoshi suggĂšre que l'identitĂ© que confĂšre une clĂ© bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. VoilĂ , pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie rĂ©elle : le sang c'est l'Ăąme. Une goutte suffit. La signature est irrĂ©versible, la transaction opĂ©rĂ©e ex opere operato.
Payer avec son sang?
Infiniment prĂ©cieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dĂ©penses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versĂ©, mais aussi pour laver l'honneur bafouĂ©. « Presque tout, d'aprĂšs la Loi, est purifiĂ© avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (ĂpĂźtre aux HĂ©breux). Plus prosaĂŻquement, NapolĂ©on dira un peu la mĂȘme chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour rĂ©clamer une croix de la LĂ©gion d'Honneur qu'on lui refusait malgrĂ© moult exploits. Son Colonel, interrogĂ©, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'Ă©tait « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaĂźtre davantage, l'Empereur accorda la faveur en rĂ©pondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le crĂ©ateur de la Banque de France et de la LĂ©gion d'Honneur Ă©tait attachĂ©e Ă la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.
En Europe, cette vieille idĂ©e a servi Ă justifier une pratique nĂ©e du tournoi mĂ©diĂ©val, et transformĂ©e au 16Ăšme siĂšcle pour servir tant Ă la vengeance du sang qu'Ă la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don DiĂšgue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-ĂȘtre dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mĂȘmes.
Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procÚs intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procÚs apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.
« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dĂ©pressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsĂšque ?) alors que naguĂšre un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se rĂ©volvĂ©risait proprement sur le sofa ou tapis dĂ©jĂ rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenĂȘtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, aprĂšs avoir rĂ©pĂ©tĂ© mĂ©taphoriquement la chute dramatique des valeurs spĂ©culatives qui l'a conduit Ă cette issue fatale.
Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?
Le Graal
Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.
La disproportion de la chose, et pour ĂȘtre franc son caractĂšre par trop abstrait, ont pour ainsi dire dĂ©portĂ© l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-mĂȘme fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les hĂ©ros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchĂąssĂ© dans le rĂ©cit chrĂ©tien Ă partir d'un auteur nommĂ©... ChrĂ©tien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la CĂšne ou le sang de la Passion, il est dĂ©sormais vide, et ce qui narrĂ©, de poĂšme en poĂšme, outre l'Ă©numĂ©ration des prodiges qui l'entourent, c'est la quĂȘte des chevaliers partis Ă sa recherche.
Bitcoin a parfois Ă©tĂ© comparĂ© Ă un Graal, un peu parce que l'expression a percolĂ© dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rĂȘves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices rĂ©putĂ©s ĂȘtre le saint Graal par environ 200 cathĂ©drales, abbayes ou musĂ©es. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrĂȘtĂ©es: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins Ă©gyptiens Ă©tudiĂ©s durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase dĂ©tenu depuis 1050 et connu jusqu'Ă prĂ©sent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins Ă©chappe-t-on au faux pour musĂ©e amĂ©ricain) Ă©tait le prĂ©cieux et vĂ©ritable Graal.
Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutĂŽt, selon moi par la multiplicitĂ© des prodiges. Loin de n'ĂȘtre qu'une relique, le Graal possĂšde, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'Ă©clairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est dĂ©crit par ses Ă©vangĂ©listes comme not just a money, comme une mĂ©ta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clĂ©s vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.
Bitcoin serait-il le sang du numérique ?