La lecture du milliĂšme papier d'universitaire opportuniste, non-spĂ©cialiste venu dĂ©poser sa gerbe de tulipes au pied du monument funĂ©raire de Bitcoin (techniquement un « cĂ©notaphe » ) m'a fait souvenir d'une Ă©trange monnaie, qui n'exista jamais mais qui fichait quand mĂȘme une satanĂ©e trouille au « gouvernement lĂ©gitime ».
On est en 1814. Napoléon est à l'ßle d'Elbe. Non pas comme prisonnier, mais comme souverain, au termes du Traité dit de Fontainebleau, signé le 11 avril avec les puissances coalisées contre la France.
Or un souverain, normalement, ça a bien le droit de battre monnaie, non ? « C'est mĂȘme Ă cela qu'on les reconnait » a-t-on envie d'ajouter en ce jour oĂč les plaisanteries sont (encore) autorisĂ©es.
Revenons à l'article, en l'occurrence celui d'un « enseignant chercheur » à l'Université de Pau, publié récemment sous le titre Le Bitcoin ou le vide symbolique.
Pour emballer un bric-à -brac de lieux communs auquel ne manque finalement que la tulipe, son auteur a pensé trouver un angle d'attaque pertinent avec la dimension symbolique et régalienne.
Mais tout le monde n'a pas le talent de Michel Aglietta et AndrĂ© Orleans, dont les thĂšses visant Ă Ă©tablir la monnaie en gĂ©nĂ©ral (et il faut bien le dire l'euro en particulier, mĂȘme si c'est le pire exemple possible) comme « fait social total » ont quand mĂȘme une bonne vingtaine d'annĂ©es au compteur.
OĂč sont donc « les mythes, les lĂ©gendes, les effigies et les images partagĂ©es » qui assureraient Ă l'euro, selon l'oracle de Pau, sa fonction de symbole de « l'inconscient d'une nation » ? Des fenĂȘtres borgnes et des ponts sans rives, voici le rĂȘve des fonctionnaires hors-sol qui nous ont dessinĂ© ce projet totalement et volontairement apolitique. De quelle Nation peut-on ici se prĂ©valoir sans rire ? L'invocation, aussi absurde, n'a ici d'autre but que de critiquer la dimension politique d'un Bitcoin, qui n'aurait pour lui qu'une « communautĂ© sans symbole » !
Vires in nomine ?
En 1814, Napoléon en trÚs mauvaise posture militaire se voit trahi par ses maréchaux, et destitué par le Sénat (des gens qu'il avait nommés...) avant qu'un « gouvernement provisoire » sorti d'une révolution de coulisses ne s'abouche avec les ennemis de la France et que tout ce joli monde ne « restaure » un roi de la famille de Bourbon, auquel manque singuliÚrement la légitimité si l'on compte pour peu celle que lui donnerait sa seule naissance. Le nouveau roi bat monnaie, à la forme, à la taille et à l'aloi de celle de celui que l'on ne désigne plus que comme « le précédent gouvernement » pour retenir les termes les moins violents.
Seulement le peuple, cet Ă©ternel gĂȘneur, ne reconnait point ces symboles « nouveaux » c'est Ă dire vieillots, dĂ©suets, vidĂ©s de toute force.
Quant à l'effigie, ce gros homme est vite appelé « le roi cochon » renouant là -aussi avec l'Ancien Régime, puisque ce titre peu flatteur avait servi à son malheureux frÚre aßné.
Sur son Ăźle, NapolĂ©on joue au jardinier, sans doute moins comme un jardinier que comme un acteur. Il rumine. Parmi ses soucis, l'argent est bien prĂ©sent, mais surtout l'argent qu'il n'a pas. Le seul mĂ©tal dont il dispose, Ă Portoferraio, comme le nom l'indique, c'est du fer. MĂȘme pas de quoi faire de la fausse monnaie !
Pourtant un bruit se répand : le « souverain de l'ßle d'Elbe » comme disent alors les diplomates aurait battu monnaie. Cette seule rumeur soulÚve l'enthousiasme des uns et répand la fureur chez les autres.
Peut-ĂȘtre ne s'agissait-il Ă l'origine que d'une rĂ©action aux mĂ©dailles satiriques de Thomas Kettle qui circulĂšrent dans les fourgons de l'ennemi ramenant le roi qui plaisait aux Ă©lites. Il fallait montrer Buonaparte comme l'ami du diable (sulfureux) et bien dire que « ce n'est pas un vrai souverain ».
Bref « n'y touchez pas »...
Seulement on peut inventer tout ce qu'on voudra pour le tourner en ridicule, son seul nom ou sa seule effigie ont plus de poids que tout le reste.
Voici donc ce que redoute tant la police : il circulerait dans le bon pays de France, redevenu un sage royaume, une piÚce à l'insolente légende Napoleo imperator et rex, dominus Elbae, ubicumque felix.
« Heureux oĂč qu'il se trouve » est bien la devise adoptĂ©e par le souverain de l'Ăźle d'Elbe : est-ce une fanfaronnade, ou bien a-t-il caressĂ© quelques semaines, aprĂšs l'amertume et le break down de Fontainebleau, l'idĂ©e raisonnable de souffler un peu et de s'Ă©tablir noblement mais simplement, comme Cincinnatus jadis et Washington naguĂšre ?
Un rapport en date du 29 juillet 1814 adressĂ© au Roi par le comte Beugnot, directeur gĂ©nĂ©ral de la police explique la chose : « on prĂ©tend qu'il circule dans Paris des piĂšces de cinq francs frappĂ©s Ă l'Ăźle d'Elbe, Ă l'effigie de Bonaparte. C'est peut-ĂȘtre un faux bruit (...) je fais cependant rechercher ces piĂšces, pour tĂącher de savoir, en cas qu'il en existe, de quelle source elles proviennent ».
Sans plus de fondement, son bulletin du 5 août rapporte que selon la police de Nancy : « il circule dans diverses parties du département de la Meurthe de la monnaie de l'ile d'Elbe que l'on recherche et que l'on s'arrache : ce sont des piÚces de 5 francs » ; le 9 août il ajoute les rumeurs qui circulent à Bordeaux sur « sa nouvelle monnaie ». Notez bien que l'on s'arrache !
Le 24 août, on aurait vu la piÚce à Saumur. En tout cas on aurait ouï la rumeur et le comte Beugnot court toujours derriÚre elle : « J'ai cherché, mais sans succÚs à m'en procurer (...) Voici les faits que j'ai recueillis et qui me paraissent certains. Un chasseur qui avait suivi Napoléon a obtenu congé. En se rendant dans sa famille, il s'est détourné pour voir quelques amis de son corps, et lui a (dit-on) laissé plusieurs de ces piÚces. Un particulier de cette ville, parti de Toulon le 18 juillet, assure aussi avoir vu de ces piÚces en circulation dans cette ville et à Beaucaire ».
On n'arrive mĂȘme pas Ă savoir si ce policier improvisĂ© (dont les compĂ©tences Ă©taient d'ailleurs plutĂŽt financiĂšres!) croit ou non Ă ladite rumeur. Le 26 aoĂ»t il semble y accorder foi : « il parait certain que, sur la route de Paris Ă Bordeaux, des militaires ont fait voir une piĂšce de quarante francs, prĂ©sentant d'un cĂŽtĂ© l'effigie de Bonaparte; de l'autre , un aigle, et pour lĂ©gende Guerre (sic) Ă mon rĂ©veil. A Strasbourg, Ă Belfort, des piĂšces d'or ou d'argent ont aussi Ă©tĂ© vues. Sur les unes on lit : Son rĂ©veil sera terrible ! Sur les autres : Elle se rĂ©veillera ! On pourrait en conclure qu'il y a quelques ateliers et quelques fabrications de cette monnaie sĂ©ditieuse : j'ordonne les plus exactes perquisitions pour s'en assurer ».
Plus il surveille la chose, plus on sent que c'est lui, son roi et son régime sans légitimité qui sont surveillés !
Dans son bulletin du 4 septembre, Beugnot recopie l'alerte reçue du préfet du Gers : « On parle, dans ce département, de nouvelles piÚces de monnaie à l'effigie de Bonaparte; mais personne ne déclare en avoir vu. On ajoute qu'il en a été distribué aux militaires. Le préfet s'est aussitÎt concerté avec les chefs de corps, et des recherches ont été faites avec soin et n'ont jusqu'ici produit aucune découverte semblable. On serait tenté d'en conclure que c'est un faux bruit ».
Le 13 septembre, Beugnot qui vient d'expliquer au roi que ces monnaies n'existaient pas, se croit néanmoins obligé de citer le préfet de la Gironde : « On a parlé à Bordeaux comme ailleurs de la circulation d'une monnaie venant de l'ßle d'Elbe et qui ne serait rien moins qu'une sorte de menace et de provocation à l'Europe. Mais personne n'a encore vu ces monnaies. Ainsi il serait bien possible qu'il n'en existùt pas ». Mais le lendemain, c'est le préfet du Bas-Rhin qui est cité : « Le préfet annonce que, malgré les espérances qu'on lui avait données, il n'a pu parvenir à se procurer aucune des médailles qu'on disait fabriquées à l'ßle d'Elbe ; aussi doute-t-il aujourd'hui qu'il en existe. personne ne déclare en avoir vu».
Et c'est lĂ enfin que ce fripon (encore prosternĂ© devant NapolĂ©on quelques semaines plus tĂŽt) en vient Ă risquer aprĂšs 6 semaines de dĂ©lire paranoĂŻaque un dĂ©but de conclusion raisonnable : « Il semble en effet trop absurde de supposer que dans l'Ă©tat d'inquiĂ©tude oĂč ne peut manquer d'ĂȘtre Bonaparte, il ait la folie de provoquer l'Europe par une sorte d'affiche des projets qu'il nourrit peut-ĂȘtre mais qu'il n'oserait proclamer ».
Ben voilà . Le 1er mars 1815 Napoléon débarque, remonte à Paris sans tirer un coup de feu tandis que le « gouvernement légitime » se réfugie à Bruxelles (euh, non, pardon, c'était tentant: à Gand, donc). En Cent Jours, Napoléon qui n'a bien sûr jamais battu monnaie sur son rocher méditerranéen, eut le temps de reprendre la frappe d'un 5 francs identiques aux précédents.
Ce modĂšle inchangĂ© depuis des annĂ©es semblait dire qu'il ne s'Ă©tait rien passĂ©. Quelques rares exemplaires d'une piĂšce de 2 F, dues au ciseau du mĂȘme graveur en fonction depuis 1807, le sieur Pierre-Joseph Tiolier, furent Ă©mises, prenant en compte ce qui allait d'ailleurs quelque peu dĂ©cevoir les parisiens : le grand homme avait grossi et vieilli.
AprĂšs Waterloo, pourtant, il continuera d'effrayer, mĂȘme absent pour toujours. On continuera d'effacer rageusement les aigles, les abeilles, les lettres N.
Naturellement le roi revenu une seconde fois avec les Anglais (qui lui avaient fabriquĂ© quelques piĂšces Ă Londres) remis son effigie sur de nouvelles piĂšces datĂ©es de 1815. Que l'on devait d'ailleurs au ciseau de Tiolier. A partir de 1816, on changea cette effigie pour une nouvelle, due Ă Auguste-François Michaut. Avec un « buste nu » dont je ne sais s'il Ă©tait subliminal ou pathĂ©tique. Quant au monnaie battue Ă Londres, plusieurs dĂ©putĂ©s et mĂȘme la Banque de France eurent les yeux qui leur piquaient. On lira leur histoire peu honorable pour « le gouvernement lĂ©gitime » dans une intĂ©ressante Ă©tude de la Revue Numismatique : il semble qu'on finit par s'en servir pour payer l'indemnitĂ© d'occupation Ă ceux que le petit peuple appelait narquoisement « nos bons amis les ennemis ».
Bref il est toujours un peu dangereux, pour un gouvernement et ses thuriféraires, d'invoquer des principes creux, ou que les circonstances rendent difficiles à mettre en oeuvre.
Quant à la monnaie séditieuse qui n'a jamais existé que dans les espoirs des uns et les terreurs des autres, des ateliers commerciaux se sont ensuite empressés d'en produire quelques séries, plus ou moins réussies et moins prisées des numismates que des touristes qui visitent la jolie petite ßle toscane.
Sans doute Napoléon eût-il mieux fait d'y demeurer tranquille ; mais comme disait Kipling « ceci est une autre histoire ».
(merci Pamina pour le dessin et à Jo pour les précisions numismatiques ! )