Bitcoin est parfois dĂ©crit (non sans raison!) comme une monnaie d'humains ne se prĂ©sentant pas les uns aux autres, ne se connaissant pas entre eux et traitant comme des robots, voire comme la monnaie rĂȘvĂ©e des machines. Ce qui n'a pas empĂȘchĂ© la naissance et le dĂ©veloppement d'une sacrĂ©e communautĂ© !
En regard, le systÚme fiduciaire se présente comme fondé sur la confiance accordée par des consommateurs protégés par la puissance souveraine (et désormais démocratique) envers des sociétés de banque contrÎlées par des régulateurs intÚgres et compétents : un systÚme plus humain si l'on veut. Mais sans réelle humanité, chacun le sait bien.
J'ai lu cet Ă©tĂ© un livre portant sur le haut Moyen-Ăge (les mĂ©rovingiens, les carolingiens et leurs voisins ) et dont la question inaugurale est la suivante :  comment fonctionne concrĂštement une Ă©conomie "encastrĂ©e", c'est Ă dire une Ă©conomie dont les Ă©lĂ©ments constitutifs, ce que nous appelons le travail, la rĂ©munĂ©ration, l'Ă©change, la consommation, sont si profondĂ©ment incrustĂ©s ou imbriquĂ©s dans les relations sociales qu'ils en deviennent impossibles Ă individualiser ?Â
Telle quelle, la question ne saurait ĂȘtre plus Ă©loignĂ©e de Bitcoin et toute comparaison semble hasardeuse Ă Ă©tablir !
Pourtant j'ai eu quelques raisons de poursuivre, outre mon amitié pour l'auteur, mon camarade Laurent Feller qui venait de me faire présent de son ouvrage et mon instinct qui me disait que j'allais y piocher de nouvelles munitions contre l'absurde mythe du troc. Je ne fus pas déçu sur ce point d'ailleurs. Enfin, quand j'achevais, une controverse sur Twitter est entrée opportunément en résonance avec ma lecture.
DÚs l'introduction on trouve ceci, qui ne peut manquer d'interpeler :  dans un testament médiéval, la valeur des legs est d'abord constituée par les affects qui s'attachent aux objets, non par la contrepartie monétaire que l'on pourrait en tirer
. Surgissent en moi tant de rĂ©flexions entendues, non pas Ă©videmment chez les cryptotraders mais souvent chez les maximalistes, ainsi que le souvenir de cette scĂšne oĂč un ami qui se reconnaĂźtra et qui venait d'initier mon fils Ă l'orange chevalerie en Ă©quipant son tĂ©lĂ©phone et en y dĂ©posant un fragment d'or numĂ©rique, refusa avec noblesse tout paiement en contrepartie :  On ne fait pas payer du bitcoinÂ
. Pourquoi ? On pourrait penser Ă Mauss et Ă l'esprit de la chose donnĂ©eÂ
que Feller Ă©voque dans sa conclusion et qui force au contre-don.
Dans quelle mesure cette distinction ancienne entre prix et valeur s'appliquerait-elle Ă Bitcoin ? Ma lecture Ă©rudite me suggĂšre trois comparaisons et trois pistes Ă explorer :
- D'abord Bitcoin serait peut-ĂȘtre (je vais me faire mal voir) moins une monnaie qu'un objet prĂ©cieux, voire sacrĂ©, donc fondamentalement destinĂ© Ă la conservation (le fameux hodl). Moins radicale, l'assimilation de Bitcoin Ă l'or (la thĂšse dĂ©fendue Ă Surfin Bitcoin par Yves ChoueĂŻfaty) s'inscrit pour une part dans cette perspective.
- Ensuite comme l'Ă©crit l'auteur
 les choses et les personnes sont mĂȘlĂ©esÂ
: l'Ă©change, jadis, n'Ă©tait  que partiellement un Ă©change marchandÂ
et intĂ©grait la logique du don qui structure en grande partie les relations entre les hommes. On sait que Bitcoin, de la cagnotte en faveur d'un ami jusqu'au soutien Ă des causes politiques, est souvent une monnaie du don. C'est mĂȘme un moyen de donner avec dĂ©licatesse (voir mes remarques anciennes sur la monnaie en chocolat).
- Enfin comme dans
 les Ă©conomies anciennesÂ
les Ă©conomies innovantes ne sont peut-ĂȘtre pas  des reproductions en plus petit ou en moins sophistiquĂ© des Ă©conomies contemporaines. Elle ne fonctionnent tout simplement pas selon les mĂȘmes rĂšgles et celles qui rĂ©gissent l'Ă©conomie politique ne s'appliquent qu'imparfaitement voire pas du tout Ă elles
.
Cette différence dans les rÚgles est quelque chose de fondamental.
Savoir que les rÚgles qu'on nous oppose, les lois économiques, les définitions (plus ou moins) aristotéliciennes dans lesquelles on veut parquer Bitcoin, que tout cela a une histoire finalement limitée et circonscrite (quelques siÚcles tout au plus, quelques décennies parfois) me semble réconfortant. Pour le coup ça justifie la rengaine attribuée à Churchill (voir loin dans le passé pour voir loin dans l'avenir ou quelque chose comme ça : il en a tellement fait qu'on ne sait que choisir).
Au-delĂ des rĂšgles, il y a une philosophie qui doit ĂȘtre prise en compte.
D'un point de vue philosophique, il m'est arrivĂ© de penser que tous les reproches (et mĂȘme tous les bons conseils) dont on nous abreuve reposent sur l'idĂ©e de l'intĂ©rĂȘt. Normal pour les tenants d'une monnaie-dette ! Le temps, l'argent, l'enthousiasme placĂ©s dans Bitcoin ne seraient pas intĂ©ressants. De Bruno Le Maire pleurant sur le magicien qui a perdu trois fois sa mise jusqu'au FMI versant des larmes de crocodile sur le Salvador, en passant par tous les crypto-allergiques de Twitter qui crieront au fou Ă la prochaine hausse et par la presse qui recherche les pendus, il y a une excitation de nĂ©crophage Ă guetter le moment de baisse oĂč l'on peut supposer que dĂ©tenir du Bitcoin ne sert pas notre intĂ©rĂȘt.  On vous l'avait bien ditÂ
.
La vĂ©ritĂ© est que Bitcoin n'est pas intĂ©ressant mais passionnant. Bien sĂ»r on voit sur les rĂ©seaux quelques crypto-dĂ©pressifs et des gens qui ont probablement jouĂ© au-delĂ de leurs forces morales. Mais c'est peu de chose par rapport Ă l'espoir qui porte les hodlers comme Ă l'enthousiasme des dĂ©veloppeurs et des entrepreneurs. Bien des  UniversitĂ©s d'Ă©tĂ©Â
de partis politiques seront longuement mentionnées dans les médias sans avoir réuni autant de gens que Surfin Bitcoin 2022.
Il ne faut donc pas abuser des jugements absolus (les  on sait que...
) et à cet égard je ne peux qu'adhérer à la plainte de mon ami médiéviste écrivant que  la science économique tend à penser les problÚmes qu'elle traite, la valeur, le travail, le marché, sous un angle intemporel, comme s'ils relevaient d'une science de la nature
.
Ainsi pour le haut Moyen-Ăge certains postulats peuvent conduire Ă des erreurs de jugement : dire que c'est l'argent (rĂ©putĂ© rare, ce qui n'est pas uniformĂ©ment vrai dans la durĂ©e) qui est recherchĂ© (et non les produits ou services) c'est rapprocher l'Ă©conomie de jadis de la nĂŽtre, dans la mesure oĂč la nĂŽtre fait de l'argent une fin en soi ; c'est peut-ĂȘtre aussi postuler, au risque de l'anachronisme, une tension de la vie Ă©conomique vers la recherche de la richesse et de son accumulation.
Mobilisant Polanyi et Godelier, l'auteur rappelle que les objets monétaires avaient toute sorte de significations, qu'ils étaient notamment des marqueurs de statut ou de rang. Inversement, au Moyen-ùge les moyens de paiements n'étaient (déjà ) pas limités aux monnaies frappées par les souverains : services (dont la priÚre!), terres, objets précieux, travail étaient des moyens de paiement.
Le chapitre 10, consacrĂ© aux moyens de paiement, dĂ©veloppe cela. On y voit aussi des controverses que les dogmes simplificateurs des Ă©conomistes ignorent superbement, le poids des dĂ©couvertes (les trĂ©sors monĂ©taires sont des trĂ©sors de renseignement) quand elles confirment ou infirment les grandes idĂ©es, les faiblesses de prĂ©sentations qui peuvent concourir Ă transformer une Ă©conomie d'autrefois  en une variante des Ă©conomies Ă©tudiĂ©es par les anthropologues dans les sociĂ©tĂ©s les plus dĂ©munies du globeÂ
.
Bref la réalité des trouvailles archéologiques rebat réguliÚrement les cartes entre une économie exclusivement monétaire que la tradition libérale nous impose en quelque sorte de rechercher et la présentation d'une économie sans besoin de monnaie que la tentation anthropologique pourrait nous induire à construire
.
L'Ćil que je garde toujours ouvert sur le prĂ©sent m'a livrĂ© une occasion de repenser Ă cela.
Le dĂ©putĂ© Vojetta, dont le principal titre de gloire est d'avoir tombĂ© l'homme politique le plus dĂ©testĂ© de France, est sorti de la torpeur estivale pour estimer dans un tweet remarquĂ© qu'il convenait d'oublier les absurditĂ©s dĂ©magogiques sur lâinterdiction de prendre lââïž ou celle des jets privĂ©s
et proposer de parler plutĂŽt dâ1 combat rĂ©aliste contre le rĂ©chauffement : rĂ©flĂ©chir ensemble aux moyens de modĂ©rer le caractĂšre Ă©nergivore des monnaies virtuelles dont le #Bitcoin (99% spĂ©culatif)Â
.
Parmi les polémiques, sous-polémiques et contre-feux divers suscités par cette brillante idée, il n'a pas été possible d'échapper à l'usuelle critique sur la faiblesse de l'usage de Bitcoin comme moyen de paiement ordinaire.
 Quels sont ces 10% des Français qui utilisent les monnaies virtuelles ?Â
demandait-il.
En resserrant sa question sur des usages de paiement, clairement, on n'y est pas ! Il ne saurait ĂȘtre question de le nier et le Journal du Net a d'ailleurs proposĂ© une rĂ©flexion sur ce thĂšme au mĂȘme moment : les achats en bitcoins : tout le monde en parle, personne ne paie. Trop de raisons y concourent encore actuellement :
- l'effet de réseau toujours insuffisant ;
- la démarche purement marketing de la presque totalité des commerces ayant annoncé qu'ils acceptaient Bitcoin ;
- la maintenance problématique des interfaces de transaction, de change et de comptabilisation qui, du moins jusqu'à la période récente, restreignent trÚs vite l'impact de l'annonce initiale aux commerçants réellement militants. Les choses changeront-elles? Le problÚme a été abordé à Surfin Bitcoin par Nicolas Dorier, créateur de BTCPay Server ou Jean-Christophe Busnel, managing Partner de StackinSat devant un auditoire fort nombreux. En ligne bientÎt ?
- enfin, il faut le souligner : l'absurde lĂ©gislation française qui (conçue par des gens qui expliquent ensuite benoitement que Bitcoin n'est pas une monnaie) en empĂȘche dans la pratique l'usage comme instrument de paiement courant puisque chaque transaction individuelle dĂ©clenche les obligations dĂ©claratives intrusives et les calculs un peu contre-intuitifs du formulaire Cerfa 2086.
Au total donc, en apparence et en France, la richesse placĂ©e en Bitcoin reste  purement spĂ©culativeÂ
c'est Ă dire sur des plateformes, attendant du temps (ou du trading) une apprĂ©ciation plus grande. Chacun sait bien nĂ©anmoins qu'une part de cette richesse (comme de celle qu'engendre l'Ă©cosystĂšme crypto) circule aprĂšs change, dĂ©clarĂ© ou non, contre fiat ou contre stable, en France ou dans le pays que l'on appelait jadis la  CĂŽte des PiratesÂ
et qui est aujourd'hui un grand ami de la France. Il existe aussi des montages plus ou moins prudents (surtout en bear market) et recommandables.
L'histoire du haut-Moyen-Ăge suggĂšre encore une rĂ©flexion, fondĂ©e sur l'usage qu'on y faisait du lingot, en l'occurrence d'argent :  il apparaĂźt comme une rĂ©serve de valeur universellement acceptĂ©e et convertible aisĂ©ment en liquiditĂ©s. Les voyageurs d'un haut niveau social en emportaient avec eux un peu Ă la maniĂšre dont, autrefois, on emportait des traveller's checks en dollarsÂ
. MĂȘme si la comparaison n'est pas forcĂ©ment parlante pour les plus jeunes, elle me parait assez pertinente, et extensible Ă Bitcoin aujourd'hui.
La risible (et sans doute Ă©phĂ©mĂšre) controverse sur l'aide que les cryptomonnaies pourraient fournir aux Russes, alors mĂȘme que le systĂšme officiel laissait tant de trous bĂ©ants dans la raquette des sanctions, a eu le mĂ©rite de montrer que les choses ne sont jamais simples quand il s'agit de dire ce qu'est une monnaie, un instrument de paiement, un moyen de transfert. Bitcoin ne peut pas ĂȘtre une monnaie seulement quand il s'agit des Russes...
Comme au Moyen-Ăge les dĂ©tails Ă©chappentÂ
comme le dit joliment Feller et par lĂ on entend les traces matĂ©rielles de l'existence de trafics qui sont attestĂ©s par les textes mais sont insuffisamment ou incomplĂštement documentĂ©s par l'archĂ©ologieÂ
. Bref l'historien repĂšre bien des circulations d'argent et il retrouve bien  les objets dont elles ont soldĂ© l'achatÂ
... mais pas sur les mĂȘmes sites ce qui le chiffonne un peu : Â nous avons donc ici une double impasseÂ
.
Serai-je donc le seul Ă faire le parallĂšle quand je lis  en fonction des contextes comme de leurs besoins propres, les acteurs rentrent ou sortent du systĂšme monĂ©taireÂ
. Rien de nouveau sous le soleil ?
Revenons à nos modernes régulateurs : plutÎt que d'aller se fourvoyer dans de telles impasses, ne feraient-ils pas mieux d'accepter que Bitcoin est une monnaie sui generis, de constater que la richesse créée par Bitcoin existe, qu'elle circule (souvent, faute de mieux, en alimentant des dépenses somptuaires) et qu'elle pourrait utilement financer des secteurs d'avenir? Ne feraient-ils pas mieux, dÚs lors, d'aménager la législation pour rendre le pays accueillant, en préférant ce que j'avais dÚs 2018 appelé une logique de port plutÎt qu'une logique de citadelle ?