(pour Emmanuel)
Bitcoin est-il un objet religieux ?
Telle Ă©tait la question qui m'Ă©tait posĂ©e dans le rĂ©cent podcast que j'ai enregistrĂ© avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux Ă©pisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intĂ©gralement ici, mais seulement citer une ou deux idĂ©es, aprĂšs avoir rĂ©vĂ©lĂ© ce qui m'est venu Ă l'esprit depuis. Car oui  l'esprit souffle oĂč il veut
(Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est Ă dire souvent... aprĂšs-coup.
Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.
Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?
Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas mĂȘme la couleur, mais seulement l'Ă©clat dans la nuit, m'a fait instantanĂ©ment songer Ă la prophĂ©tie poĂ©tique du 9Ăšme chapitre du livre d'IsaĂŻe :
Le peuple qui marchait dans les tĂ©nĂšbres a vu se lever une grande lumiĂšre ; et sur les habitants du pays de lâombre, une lumiĂšre a resplendi.
L'ensemble de ce poÚme biblique célÚbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfÚre d'ailleurs une petite lumiÚre, comme celle de la crÚche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.
Et c'est Ă ce point prĂ©cis que l'arc s'est formĂ© dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophĂ©tique que ce petit pays, gĂ©nĂ©ralement peu exposĂ© Ă l'attention de la foule, soit le premier Ă tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. DĂ©cidĂ©ment, oui, on a affaire Ă quelque chose de religieux, peut-ĂȘtre de mystique.
J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !
Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).
Mais il y a au-delĂ , lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intĂšgre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.
Bitcoin emmĂšne to the moon, il rend heureux.
Quand bien mĂȘme ce serait une monnaie inutile dans le temps prĂ©sent, comme les officiels tentent pĂ©niblement de nous en convaincre, elle est peut-ĂȘtre utile aprĂšs les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?
Or l'expression latine Salvator Mundi dĂ©signe une reprĂ©sentation iconographique prĂ©cise du Christ, celle oĂč il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmontĂ© d'une croix qui figure non pas la terre mais la voĂ»te cĂ©leste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par  à la Ville et au MondeÂ
devrait plutĂŽt me semble-t-il ĂȘtre traduite par  à la CitĂ© terrestre et Ă l'UniversÂ
.
L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révÚle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphÚre céleste et l'au-delà .
To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prĂȘter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai dĂ©jĂ notĂ© dans un billet consacrĂ© Ă l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses Ă©changes dĂ©centralisĂ©s s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu promĂ©thĂ©en que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.
Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.
Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entiÚrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux LumiÚres, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célÚbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son systÚme, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothÚse
. Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.
To the moon Ă©voque pour moi la phrase de Michel-Ange, prĂ©venant que Il piĂč grande pericolo per noi non Ăš che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamoÂ
. Le plus grand danger pour nous nâest pas que notre but soit trop Ă©levĂ© et que nous le manquions, mais quâil soit trop bas et que nous lâatteignons. Je ne cite Ă©videmment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la dĂ©couverte d'un livre dans les dĂ©barras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la rĂ©vĂ©lation de ce qu'il devait y peindre.
Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvÚle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.
Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donnĂ© au  charlatanÂ
un visage qui Ă©voque furieusement un chef d'Ătat considĂ©rĂ© comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport Ă la vĂ©ritĂ© reste toujours problĂ©matique. Monnaie que sa prĂ©cĂ©dente fresque, consacrĂ©e au dĂ©sastre de la MĂ©duse, Ă©voquait dĂ©jĂ crument.
Il y a un monde nouveau.
Le Christ dĂ©voilĂ© le 1er novembre 1541 Ă©tait beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'Ćuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une Ă©glise ?) et apparut Ă d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle  une machine de guerre contre la tiĂ©deur de la foiÂ
.
Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique  aristotélicienne
sur la monnaie et ses fonctions
que lui infligent les banquiers et leurs Ă©conomistes.
La prophétie d'Isaïe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise à l'esprit, décrit par ailleurs ce qu'est une force de libération. C'est ce qu'énonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bùton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises
. Bitcoin est lui-aussi annoncĂ© comme un facteur de libĂ©ration et mĂȘme de salut par ses adeptes.
C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotĂ©riologique et non pas sa prĂ©tendue complexitĂ© qui rend Bitcoin incomprĂ©hensible Ă ceux qui pensent que  c'est une folie complĂšte, ce trucÂ
.
Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prĂȘtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie lĂ©gale
(voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulÚvent-ils ?
Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutÎt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...
Il faut toutefois se montrer trĂšs prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intĂ©grait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien ĂȘtre son dieu. DĂ©miurgique et promĂ©thĂ©en dans son ambition initiale, Bitcoin est guettĂ© par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sĂ»r, mais aussi le pacte constantinien. Comme au dĂ©but du quatriĂšme siĂšcle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.
L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.
Podcasts et vidéos
(*) Mon podcast avec Emmanuel a été diffusé en deux épisodes, le premier pour passer en revue ce qui donne à Bitcoin une allure religieuse, le second pour chercher ce qui dans Bitcoin a une réelle dimension religieuse.
(**) L'interview de Yorick sur la dimension religieuse de Bitcoin.
(***) Le discours du président du Salvador.
(****) Je cite in fine pour ne pas interrompre la lecture, mais ce film mérite vraiment l'attention :