Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !
Inversement, en suggĂ©rant, dans un rĂ©cent billet, que certaines expĂ©riences de bases de donnĂ©es distribuĂ©es, prĂ©sentĂ©es comme des blockchains-maison, consistaient sans doute Ă faire joujou avec lâargent, jâai pu me montrer un peu dur tant vis Ă vis des banquiers, qui ne peuvent Ă©videmment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (mĂȘme quand Ă titre individuel ils partagent la conviction que câest ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis Ă vis des consultants qui sont bien obligĂ©s de passer par le pĂ©diluve pour entrer dans la piscine.
Quây a-t-il de mal Ă faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.
En fait cela dĂ©pend du jeu. Le train Ă©lectrique jamais ne remplacera le TGV, ni nâapprendra Ă le conduire ou Ă le vendre : il nâen est quâun modĂšle rĂ©duit, comme on dit, une figurine.
Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer Ă la guerre, cela peut ĂȘtre la guerre, dĂ©jĂ . Et, comme je le suggĂ©rais, il nâ y a guĂšre de diffĂ©rence entre une roulette vendue comme jouet et celle dâun casino (en cas de besoin, la premiĂšre peut remplacer la seconde, surtout dans un clandĂ©) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.
Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient Ă©normĂ©ment, Ă sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-mĂȘme pour jouer, de celle qui ne sert qu'Ă un cercle de complices ou d'initiĂ©s, puis de celle qui sert Ă jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a Ă voir avec la fin de l'enfance.
Durant des mois le bitcoin nâa guĂšre eu plus de valeur quâun billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis Ă l'encre et Ă l'alcool pour jouer Ă la marchande.
Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours trÚs étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.
Je songeais Ă cela quand je me suis plongĂ© vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien dĂ©jĂ : Les jeux au royaume de France du XIIIe au dĂ©but du XVIe siĂšcle de JeanâMichel Mehl.
Son 13Ăšme chapitre, consacrĂ© aux « Enjeux » est tout Ă fait Ă©clairant : il est exceptionnel, Ă©crit-il dâemblĂ©e, que le jeu soit gratuit. Et pour Ă©vacuer lâhypothĂšse niaise de lâinnocence enfantine : mĂȘme dans le jeu enfantin, il est facile de dĂ©celer, sous les apparences de la gratuitĂ©, lâespĂ©rance dâune victoire comme la crainte dâune perte ou dâune dĂ©faite, dĂ©finitive et humiliante.
Ce qui ne contredit point mon hypothĂšse dâune pĂ©riode infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin Ă©tait dĂ©jĂ une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.
Le jeu rĂ©vĂšle l'existence de frontiĂšre de part et dâautre desquelles on se comprend mal : Si lâadulte ne comprend pas le jeu de lâenfant, câest parce que ce dernier nâest pas Ă mĂȘme dâexpliquer quel est lâenjeu , ou alors que cet enjeu nâexerce pas la mĂȘme sĂ©duction pour lâun et pour lâautre. Cela me fait songer Ă quelques face-Ă -face presquâimpossibles, comme celui dont j'avais Ă©tĂ© tĂ©moin le 16 novembre dernier Ă l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.
Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsĂ©dĂ©s par la drogue ou le terrorisme, conscients mĂȘme de ce que ceux-ci sont trĂšs Ă lâaise avec le systĂšme officiel) ne voient rĂ©ellement pas ce que lâanonymat, la dĂ©centralisation, lâabsence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu comprĂ©hensibles jeunes gens âŠ
L'enjeu pour l'Ă©cosystĂšme Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les dĂ©veloppeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un systĂšme qui apparait purement spĂ©culatif Ă des Ă©conomistes (certainement dĂ©sintĂ©ressĂ©s, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallĂšle avec l'or mais en ajoutant immĂ©diatement que l'or peut servir Ă la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait Ă rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls Ă faire vĆu de pauvretĂ©, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques mĂȘme du bitcoin rĂ©cusent Ă©videmment l'idĂ©e qu'il soit une monnaie qui inĂ©vitablement va devenir une monnaie de pure spĂ©culation comme me l'a assĂ©nĂ© Madame Benssy-QuĂ©rĂ© sur France Culture le 7 janvier.
Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.
Autant dire que lâenjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pĂ©nĂ©trer au cĆur du jeu. La question nâest pas de savoir sâil en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.
Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la prĂ©cĂ©dente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu nâest pas totalment rĂ©ductible Ă lâenjeu, lâenjeu est tout le jeu en mĂȘme temps quâil le dĂ©passe. Tout enjeu Ă©tant valeur, il faut que, misĂ©, cette valeur demeure telle, le jeu terminĂ©.
La notion dâenjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontiĂšres de lâunivers ludique sont mal tracĂ©es. Avec elle, « lâunivers du jeu acquiert ⊠mĂȘme objectif et mĂȘme moyen que celui du sĂ©rieux ». Plus lâenjeu est important, plus lâunivers du jeu se confond ave celui du sĂ©rieux. L'historien a mĂȘme ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient jouĂ© des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.
Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. Câest lâenjeu qui justifie la trace Ă©crite et par lĂ permet lâhistoire.
Si câest pour jouer, faut-il jouer gros ? Lâexamen de la comptabilitĂ© domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de gĂ©nĂ©rositĂ©, de noblesse.
Comme le note l'auteur, le vĂ©ritable joueur nâest pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui nâhĂ©site pas Ă en engager quelquefois de trĂšs grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...
En dĂ©pit du rituel « Bitcoin est une expĂ©rience, nây investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que lâon retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevisesâŠ
Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.
Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.
Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.
A bon entendeur...