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144 - De la Propriété et de la Souveraineté

By: Jacques Favier —

La nature (philosophique ou juridique) de la propriété est un thÚme qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le début, des positions que l'on peut juger  absolutistes  et parfois mal informées.

Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la DĂ©claration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriĂ©tĂ© est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacrĂ©. Qu'elle ne soit pas le seul droit citĂ© Ă  l'article 2, ou qu'il soit ajoutĂ© immĂ©diatement Ă  l'article 17 que  nul ne peut en ĂȘtre privĂ©, si ce n'est lorsque la nĂ©cessitĂ© publique, lĂ©galement constatĂ©e, l'exige Ă©videmment, et sous la condition d'une juste et prĂ©alable indemnité  sont des dĂ©tails trop facilement oubliĂ©s dans les controverses.

Disons-le d'emblĂ©e : je marque toujours un grand Ă©tonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacrĂ© employĂ©s pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impĂŽts. Parce que le droit de propriĂ©tĂ© a une histoire (avant, pendant et aprĂšs 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'ĂȘtre toujours cohĂ©rentes.

Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire Ă  l'UniversitĂ© d'État de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) Ă©claire la rupture opĂ©rĂ©e par la RĂ©volution dans l’histoire du droit des biens. Et permet de rĂ©flĂ©chir Ă  ce qu'est la propriĂ©tĂ©, et Ă  ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.

Je veux ĂȘtre clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant Ă  dire) je pars ici trĂšs en amont de Bitcoin (2009) et mĂȘme de l'instauration de l'impĂŽt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense nĂ©anmoins pouvoir approfondir le sens des mots, Ă©clairer des questions de principe, poser des questions utiles.

Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La Révolution française a reconstruit entiÚrement le systÚme de propriété qui existait en France avant 1789 .

Sous l'Ancien RĂ©gime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremĂȘlaient aux rĂ©alitĂ©s multiples quant Ă  la possession, entre le seigneur qui concĂ©dait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint Ă  de multiples servitudes, corvĂ©es et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicitĂ© des droits locaux et des traditions. Ce seigneur Ă©tait d'ailleurs, pour une propriĂ©tĂ© donnĂ©e, rarement unique tant la fĂ©odalitĂ© Ă©tait dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).

Inversement, le systÚme dit de la  vénalité des offices  tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.

Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriété privée qui était la caractéristique de l'Ancien Régime .

Que voulaient faire les hommes de 89 ?

Pour changer la sociĂ©tĂ© et instaurer concrĂštement la LibertĂ© et l'ÉgalitĂ©, il fallait Ă  leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriĂ©tĂ©. Et pour re-fonder la propriĂ©tĂ©, il importait de faire sauter le sĂ©culaire Ă©difice fĂ©odal : enlever tout caractĂšre politique au droit de propriĂ©tĂ© (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractĂšre patrimonial aux charges publiques pour confĂ©rer Ă  la souverainetĂ© (qui allait passer du roi-suzerain Ă  la Nation-souveraine) son caractĂšre indivisible et remplacer le vieux rĂ©gime de tenure par un rĂ©gime de propriĂ©tĂ© individuel et absolu.

  • (remarque pour les historiens) : dĂ»t l'orgueil français en souffrir, la chose avait dĂ©jĂ  Ă©tĂ© initiĂ©e ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et PiĂ©mont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses europĂ©en.
  • (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tĂȘte, en invoquant le caractĂšre absolu de leur droit de propriĂ©tĂ© c'est justement l'inverse, Ă  savoir rĂ©concilier et rĂ©ajuster la propriĂ©tĂ© Ă  une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.

Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?

Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le systÚme capitaliste.

Des historiens plus rĂ©cents ont fait remarquer d'une part que la rĂ©volution n'avait guĂšre aidĂ© (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 Ă©taient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un dĂ©bat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, mĂȘme s'il faut rappeler le rĂŽle de nombreux savants (mathĂ©maticiens, physiciens et ingĂ©nieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19Ăšme siĂšcle, il est assez Ă©vident. l’AssemblĂ©e constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus gĂ©nĂ©ralement hommes de loi, soit les deux tiers de l’assemblĂ©e ! Ils reprĂ©sentent encore prĂšs de la moitiĂ© de la Convention en 1792.

La critique du systÚme antérieur par les juristes réunis à Versailles en 1789, que l'on a trop réduite à une attaque inspirée de Locke (et de son DeuxiÚme Traité sur le gouvernement civil, 1689) était largement enracinée dans  l'humanisme juridique  du 16Úme siÚcle, qui voyait déjà dans la féodalité un fùcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.

Venu d'Italie oĂč il est nĂ© un siĂšcle plus tĂŽt, cet humanisme juridique revisitait Ă  la base bien des concepts, avec des dĂ©bats peu comprĂ©hensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf Ă  dire qu'on y discutait implicitement de la rĂ©partition des terres et qu'on y dĂ©nonçait sans fard le dĂ©membrement de la puissance publique.

Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la RĂ©publique) ne furent pas des libĂ©raux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'État royal absolutiste. Notons dans la mĂȘme veine que l'Ɠuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel CambacĂ©rĂšs devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas Ă  crĂ©er une forme dĂ©mocratique ni mĂȘme libĂ©rale de gouvernement : le joug napolĂ©onien en fit clairement la dĂ©monstration .

Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.

Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thÚses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La BrÚde et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.

Plus dĂ©cisive, presque antithĂ©tique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions trĂšs opposĂ©es Ă  la fĂ©odalitĂ© Ă  savoir une souverainetĂ© (royale) pleine et indivisible face Ă  une sociĂ©tĂ© ayant dĂ©sormais comme principal objet d'Ă©tablir et de garantir le droit de propriĂ©tĂ©. Celui-ci n'Ă©tait pas naturel mais nĂ©cessaire, les ĂȘtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idĂ©e que la propriĂ©tĂ© est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la sociĂ©té  pour citer Le Mercier (1767). Mais l'Ă©quilibre de cet Ă©chafaudage devait pour eux ĂȘtre assurĂ© par un souverain hĂ©rĂ©ditaire et copropriĂ©taire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient trĂšs abstraites  : on y dĂ©crivait un univers de  propriĂ©taires  et de  propriĂ©tĂ©s . On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriĂ©té  du roi comme Ă©tant  le droit de la souverainetĂ© mĂȘme  et fondant son droit Ă  taxer la propriĂ©tĂ© privĂ©e.

On part de l'abstraction...

Rafe Blaufarb le dit assez crĂ»ment dans son livre : le goĂ»t extrĂȘme des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indiffĂ©rence au droit, leur dĂ©sintĂ©rĂȘt volontaire pour les institutions rĂ©elles Ă©taient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du prĂ©cĂ©dent et se placer sur un terrain ouvert et vierge oĂč un changement fondamental pouvait ĂȘtre envisagé . Quelles que soient les raisons (Ăąprement discutĂ©es) qui ont conduit Ă  rĂ©duire la propriĂ©tĂ© Ă  une forme abstraite de  la terre  ils donnĂšrent, intentionnellement ou non, Ă  la propriĂ©tĂ© l'apparence de la naturalitĂ©, la rĂ©duisant Ă  une chose physique.

En 1789 on trancha, et plutĂŽt en faveur des thĂšses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis dĂ©tails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultĂ©s qu'ont eu les hommes de 1789 Ă  faire sauter un Ă©difice absurde mais oĂč tant de choses s'intriquaient, s'emmĂȘlaient, avec tant d'intĂ©rĂȘts croisĂ©s, il permet de dĂ©construire l'idĂ©e d'un droit de propriĂ©tĂ©, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le rĂ©seau X  simple, basique  et abruptement opposable Ă  toute critique, ou Ă  toute suggestion (fĂ»t-elle de taxe nouvelle).

...et on en vient au bricolage

Car derriĂšre la  nuit  des grands principes au 4 aoĂ»t, nuit qui avait en rĂ©alitĂ© Ă©tĂ© mĂ»rie depuis l'annonce mĂȘme de la rĂ©union des États-GĂ©nĂ©raux, derriĂšre le caractĂšre en apparence limpide du premier article du dĂ©cret du 11 aoĂ»t ( L'AssemblĂ©e nationale dĂ©truit entiĂšrement le rĂ©gime fĂ©odal ) il y eut des mois (des annĂ©es, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps dĂ©clarĂ©s  rachetables  : trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : sĂ©parer la propriĂ©tĂ© et le pouvoir, c'est beau, mais rĂ©gler le cas de la propriĂ©tĂ© ecclĂ©siastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.

On pointe ici un vice du  droit de propriété  dans sa réalité concrÚte : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, féodaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondé sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule célÚbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui écrivait six ans plus tÎt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oublié, parce qu'il a été proprement fait . Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de maniÚre collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trÎne, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.

Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nĂ©cessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste dĂ©crivait plaisamment en 2018 comme une mise en Ɠuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous! Ce mot qui ne fait pas forcĂ©ment honneur au saint patron des libĂ©raux français fut Ă©noncĂ© lors de l'Ă©pisode non moins fĂącheux de son ralliement Ă  un homme qu'il avait traitĂ© de despote durant dix ans.

L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.

On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rÎle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.

On peut citer ce que l'empereur lui-mĂȘme exprimait lors d’une rĂ©union du Conseil d’État le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuité : « que les lois contre la fĂ©odalitĂ© reposent sur des principes justes ou injustes, ce n’est pas ce qu’il s’agit d’examiner : une RĂ©volution est un jubilĂ© qui dĂ©place les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. Un tel bouleversement est sans doute un malheur qu’il importe de prĂ©venir ; mais, quand il est arrivĂ©, on ne pourrait dĂ©truire les effets qu’il a eus, sans opĂ©rer une RĂ©volution nouvelle, sans rendre la propriĂ©tĂ© incertaine et flottante : aujourd’hui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assurĂ© de conserver ce qu’il possĂšde ».

Cette phrase est à juste titre citée par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une étude fort érudite à paraßtre sur l'un des nombreux  rédacteurs oubliés  du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :

 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant d’hommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prĂŽne un retour Ă  l’ordre, non seulement de la sociĂ©tĂ© mais dans les familles. Ainsi, la plupart des rĂ©formes du droit de la famille ont Ă©tĂ© Ă©dulcorĂ©es (divorce, adoption, droits des enfants illĂ©gitimes) voire supprimĂ©es (Ă©galitĂ© dans les parages successoraux) pour rĂ©pondre Ă  cette attente d’ordre. Quant Ă  la propriĂ©tĂ© individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delĂ  mĂȘme de ceux-ci toutes les propriĂ©tĂ©s individuelles, il n’est pas question d’y revenir et encore moins de les remplacer par l’ordre ancien de la fĂ©odalitĂ©. L’ordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriĂ©tĂ©s. La famille rĂ©volutionnaire a ainsi Ă©tĂ© sacrifiĂ©e sur l’autel de la stabilitĂ© de la propriĂ©tĂ©. MĂȘme Louis XVIII n’osera pas toucher Ă  la propriĂ©tĂ© issue de la RĂ©volution et dont il garantira le caractĂšre inviolable dans la Charte en 1814, alors qu’il supprimera le divorce en 1816.

Si la propriĂ©tĂ© a pu ĂȘtre dite absolue par le rĂ©dacteurs du Code NapolĂ©on, Ă©crivant aprĂšs l'orage et balayant quelques idĂ©aux rĂ©volutionnaires pour ne conserver que ce qui Ă©tait utile Ă  l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts trĂšs complexes observĂ©s auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage trĂšs thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis Ă  tous les nantis du siĂšcle peint par Balzac et Zola.

On y voit certes les mĂȘmes principes qu'au 4 aoĂ»t affirmĂ©s bien fort, parfois par des hommes dĂ©jĂ  actifs cette fameuse nuit. Mais le dĂ©cor et le coeur des hommes a changĂ©. MĂȘme pour les propriĂ©taires la libertĂ© ne sera plus celle qui a effrayĂ© ceux qui survĂ©curent Ă  la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et dĂ©finit la propriĂ©tĂ© comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la maniĂšre la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibĂ© par les lois ou par les rĂšglements . Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracĂ©e : il y a eu modification de la propriĂ©tĂ©, purgĂ©e de ses attributs politiques, mais nul anĂ©antissement des droits de la puissance souveraine sur les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcĂ©es pour cause d’utilitĂ© publique, texte d’une grande importance et dont la postĂ©ritĂ© fut grande ne peut ĂȘtre oubliĂ©e lorsqu'on invoque le caractĂšre absolu voire sacrĂ© de la propriĂ©tĂ©.

Les choses ne sont guĂšre plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.

Disons tout de suite que les idĂ©es de certains Bitcoineurs sur la propriĂ©tĂ© sont aussi simples que la nature du droit du dĂ©tenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractĂ©riserait par son appartenance Ă  un genre ou Ă  une espĂšce et non par son identitĂ© propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps Ă  ce qui se passe avec l'Ă©mergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets Ă©crivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses dĂ©buts. La question du droit de propriĂ©tĂ© sur le Bitcoin fait dĂ©bat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de dĂ©part consiste Ă  considĂ©rer si le Bitcoin peut ĂȘtre qualifiĂ© de droit de propriĂ©tĂ© incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin s’apparente-t-il Ă  un droit rĂ©el ou personnel ? . L'Ă©laboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractĂšre naturel ou Ă  plus forte raison sacrĂ© de ce droit.

Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractÚre naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.

Mais ce qui pourrait paraßtre encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guÚre lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?

Le Bitcoineur (petit) roi ?

On dĂ©tecte aisĂ©ment ce lancinant fantasme, avec une profonde Ă©quivoque sur le vocabulaire (entre propriĂ©tĂ©, pouvoir, seigneurie et mĂȘme royaume) dans certaines publications.

PrÚs d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.

Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.

Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.

Let's be serious

Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expĂ©riences ratĂ©es, douteuses, ou dangereuses. J'ai dĂ©jĂ  Ă©crit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriĂ©té  d'un bout de dĂ©sert ou d'un Ăźlot, mĂȘme revendiquĂ© par nulle puissance, mĂȘme absent de toute carte, ne donnerait nulle  souveraineté  Ă  ses dĂ©tenteurs, ni concrĂštement ni lĂ©galement. A moins de se dĂ©fendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum dĂ©signait) et d'installer le minimum vital de souverainetĂ© que sont l'eau douce et l'Ă©lectricitĂ© (boire ou miner il ne faut pas avoir Ă  choisir) avec des frontiĂšres non pas hĂ©rissĂ©es de barbelĂ©s mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.

PlutĂŽt que de rĂȘver Ă  ce qu'on a appelĂ©, Ă  l'Ă©poque des dĂ©colonisations, une  indĂ©pendance drapeau  les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient mĂ©diter sur le combat sĂ©culaire des princes de Monaco, depuis la rĂ©cupĂ©ration (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualitĂ© d'État membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien RĂ©gime, de vrais TraitĂ©s internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maĂźtrise d'une manne fiscale non nĂ©gligeable. Et Deo Juvante c'est Ă  dire avec l'aide (ou la complicitĂ©) de la France pour l'Ă©lectricitĂ©, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la dĂ©fense. Un livre de FrĂ©dĂ©ric Laurent, paru il y a une vingtaine d'annĂ©e, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.

Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin Ă  parcourir !

MĂȘme en oubliant tout ce qui vient d'ĂȘtre dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette Ă  quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquĂ©rir une gated community, une citĂ© portuaire, une Ăźle cĂŽtiĂšre, de l'Ă©quiper pour lui donner une autonomie rĂ©elle, la capacitĂ© de se dĂ©fendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des reprĂ©sentations diplomatiques dans quelques États complaisants, oĂč verrait-on une  monarchie  mĂȘme en dĂ©finissant la chose comme le fait expĂ©ditivement Howard comme  a familly-owned free private city  ?

Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.

La planÚte du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.

Ce que rĂ©vĂšle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bĂ©bĂ©s requins comme SBF) ne perdent pas de temps Ă  de telles songeries et prĂ©fĂšrent, aprĂšs quelques usurpations et dĂ©membrements de la puissance publique, enserrer les États existants dans leurs tentacules (mĂ©dias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte Ă  s'y mĂ©nager de belles fĂ©odalitĂ©s, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arriĂšre-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette rĂ©alitĂ© prophĂ©tisĂ©e depuis une gĂ©nĂ©ration et prĂ©sentĂ©e en 2020 par l'Ă©conomiste CĂ©dric Durand

Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le systĂšme (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le systĂšme.

Quitte Ă  chercher dans le passĂ©, n'y a-t-il pas d'autres rĂȘves Ă  offrir aux Bitcoineurs ?

C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rĂȘveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.

Ă  suivre

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64 - Terra nullius, ou terra nulla ?

By: Jacques Favier —

pour Adrian, sur son Ăźle

un pays pour Bitcoin?Les bitcoineurs, qui s'entendent souvent objecter que le bitcoin n'Ă©tant la monnaie d'aucun État ne sera jamais que rien et moins que rien, ne peuvent d'empĂȘcher de spĂ©culer sur ce qu'il adviendrait si le bitcoin Ă©tait adoptĂ© en bonne et due forme quelque part dans le vaste monde.

On a parlé de la GrÚce, mais c'était une erreur de raisonnement, de l'ßle de Man, ou de celle d'Aurigny, mais si ce sont de vrais territoires, ils ne sont pas vraiment souverains et ne songent guÚre qu'à faciliter les opérations en bitcoin, pas davantage.

Alors si battre monnaie est un privilÚge souverain, et si la monnaie, comme on nous le rabùche, nécessite le bras puissant d'un Etat, pourquoi ne pas explorer, avec la possibilité d'une monnaie d'un type nouveau, celle d'un Etat construit pour l'occasion ?

Les Ă©poques hĂ©roĂŻques permettaient aux audacieux, s'ils n'Ă©taient pas alourdis de scrupules, de se bĂątir un empire ; les aventures coloniales offrirent quelques opportunitĂ©s de se tailler un royaume Ă  coup de machette, d'y faire rĂ©gner son ordre, brutal ou idĂ©aliste (les deux ensemble, parfois). Mais la planĂšte semble dĂ©sormais entiĂšrement lotie entre États, que ce soit pour leurs territoires, colonies, dĂ©pendances ou bases militaires.

Aux marges, dans les coins isolĂ©s, dans les plis de la carte pourrait-on dire, demeurent des minuscules bouts de terre que des rĂȘveurs s'obstinent Ă  revendiquer pour eux-mĂȘmes. Dans certains cas il y a une revendication fondĂ©e sur des droits historiques Ă  l'indĂ©pendance (Seborga ne serait pas moins lĂ©gitime que Monaco) dans d'autres - innombrables- une dĂ©claration d'indĂ©pendance purement politique (pour ne pas dire psychotique) portant sur un domaine privĂ©, Ăźle, atoll, ranch, ferme ou simple jardin.

Plus fĂ©cond est le projet de terra nullius. Non pas une Ăźle inconnue devenue refuge cauchemardesque de naufragĂ©s (Tromelin, Pitcairn, ou Clipperton), mais une terre vierge d'histoire et de politique, que l'on choisit comme asile d'un rĂȘve.

Il y a eu, par le passĂ©, des territoires nĂ©gligĂ©s, oubliĂ©s voire "abandonnĂ©s" par les Etats : le fort Sao-JosĂ© devant Funchal (MadĂšre) aurait fait l'objet d'un abandon en 1903 par le Portugal qui entendait alors le donner Ă  l'Angleterre. Il y a bien eu, aussi, un tribunal de l’Essex pour juger le 25 novembre 1968 que le Fort Rough, dans l'embouchure de la Tamise, se situait en dehors de sa juridiction dans les eaux internationales, et donc que ce territoire n'Ă©tait pas britannique.

En achetant le premier, un artiste un peu fou y proclama la principauté de Pontinha. En s'emparant du second, franchement moins glamour, des aventuriers douteux y créÚrent Sealand.

Pontinha et Sealand

L'une comme l'autre ont été citées au sujet du bitcoin, sans que l'idée ne dépasse le statut de brÚve sur des sites spécialisés.

L'affaire du Liberland, portĂ© par une sorte d'entrepreneur politique d'inspiration libĂ©rale, est plus complexe juridiquement, parce que ni la Croatie ni la Serbie n'admettent le point de vue du fondateur selon lequel les territoires contestĂ©s seraient terra nullius, chacune considĂ©rant ces territoires comme appartenant Ă  l'autre ! Le Liberland a indiquĂ© plusieurs fois son intĂ©rĂȘt pour le bitcoin mais sa volontĂ© trop manifeste de s'Ă©riger en paradis fiscal lui donne bien peu de chances Ă  terme. De toute façon peut-on entretenir avec quelques militants un Etat souverain dans un palud perdu du Danube ?

le iberland

De par le monde, des imaginatifs animés par une passion de Robinson revisitée à la mode écolo ou mus par les convictions mystiques que suscitent (chez certains) la lecture d'Ayn Rand ont donc clamé qu'ils allaient construire de toutes piÚces des kibboutz libertaires ou des ßles égoïstes, et qu'ils se proposeraient d'y adopter Bitcoin. A ce jour, là encore, on ne dépasse guÚre l'effet d'annonce.

l'ßle au trésor

Il y a des spĂ©cialistes de ces micro-nations, monarchies privĂ©es et autres rĂ©publiques pirates, comme Bruno Fuligni. Cet homme semble avoir recensĂ© tous les arpents de neige, de sable, de corail ou de rocher oĂč un illuminĂ© pourrait un jour dĂ©crĂ©ter, peut-ĂȘtre, que bitcoin (ou une autre devise dĂ©centralisĂ©e) est sa monnaie officielle.

une riche littérature sur les territoires oubliés

Mais plus riche et plus philosophique encore me semble ĂȘtre le concept de terra nulla que j'ai effleurĂ© en poursuivant la piste de la terra nullius, et qui me parait fournir une clĂ© pour comprendre ce qui est en train de changer dans le monde et dans le cyberespace.

Le mĂȘme Bruno Fuligni a Ă©crit en 2003 un livre que les Éditions du CNRS ont rĂ©cemment rĂ©imprimĂ© et qui est consacrĂ© Ă  l'Ăźle Julia dont je trouve la merveilleuse histoire bien plus inspirante que les autres.

Cette ßle, située au Sud de la Sicile, avait déjà été mentionnée par les Romains; elle était disparue depuis des siÚcles quand elle fut aperçue en 1701, puis de nouveau en 1831.

Journal de Constant PrĂ©vost 831Elle fut explorĂ©e alors par un français qui y planta nos couleurs, mais Ă©galement revendiquĂ©e par les Anglais (qui affirmĂšrent sans preuve y avoir dĂ©barquĂ©) et par les Italiens qui la rĂ©clamĂšrent paresseusement de loin. Aussi s'appelle-t-elle Julia, Graham ou Ferdinandea selon les cartes. Son histoire n'est pas la mĂȘme selon que l'on regarde Wikipedia dans une langue ou dans une autre.

Jusque lĂ , Julia n'est pourtant pas exceptionnelle. Bien d'autres Ăźles sont l'objet de telles chicanes.

La particularitĂ© de Julia, disparue dĂšs 1832 alors que sa rĂ©cente apparition avait suscitĂ© une crise diplomatique, puis rĂ©apparue en 1863, visitĂ©e par Walter Scott, mentionnĂ©e par Alexandre Dumas puis par Jules Verne, ayant mĂȘme inspirĂ© Terry Pratchett (Va-t-en-guerre) c'est... qu'elle n'est peut-ĂȘtre pas la mĂȘme Ăźle Ă  chaque fois. La mer "efface" pour ainsi dire les sols meubles que les Ă©ruptions font apparaĂźtre. Juridiquement, cela n'est pas sans consĂ©quence.

Ferdinandea Ă  8 mĂštres sous l'eau

Fuligni en tire une conclusion en forme de méditation que (avec son accord dont je le remercie) je reproduis ici in extenso. Pourquoi ? Parce que tout ce qui touche à la possibilité d'un espace aux structures différentes du nÎtre me parait pouvoir contenir un enseignement sur la structure de ce cyberespace que tant de politiques à gros sabots souhaitent soumettre à leur "souveraineté" comme s'il s'agissait d'un territoire physique, cartographié, permanent.

Quant Ă  Bitcoin, il est pour moi moneta nullae terrae, la monnaie d'aucune terre, fĂ»t-elle Ă  dĂ©couvrir ou Ă  façonner. Mais peut-ĂȘtre de projets apparaissant Ă  la surface des flots du cyberespace ?

Je laisse ici chacun rĂȘver.

"On n'y songe pas assez, mais c'est peut-ĂȘtre dans la permanence des territoires habitĂ©s que rĂ©side la cause de tous les mots dont souffre l'humanitĂ©. L'injustice et l'arbitraire, la bĂȘtise et la violence, pourraient-ils prospĂ©rer aussi bien sur un socle instable, changeant, qui obligerait la sociĂ©tĂ© Ă  se remettre en question pĂ©riodiquement ? La propriĂ©tĂ©, l'hĂ©ritage, la coutume, sont conceptions de terriens bien assis. Rien de tel sur l'Ăźle Julia. Qu'elle sorte des eaux, la sociĂ©tĂ© qui viendrait Ă  s'y Ă©tablir aurait une claire conscience de sa prĂ©caritĂ©. Elle ne bĂątirait rien de pondĂ©reux ni de matĂ©riel, que de la fantaisie et de la lĂ©gĂšretĂ©, prĂȘte Ă  prendre le large au premier sĂ©isme. Quand bien mĂȘme la vanitĂ© humaine ferait Ă©clore de ces obscurs groupements d'intĂ©rĂȘts politiques et Ă©conomiques qui dominent partout ailleurs, l'Ăźle en laverait son sol par une nouvelle plongĂ©e dont elle ressortirait plus pure encore. A Julia, pas de notables installĂ©s sur leurs terres, pas d'institutions surannĂ©es, pas de fortunes garanties, pas d'usure, pas de marchands, pas de stocks, rien de vil. Richesse naturelle : le temps qui passe. ActivitĂ© principale : indolence et farniente. Son sous-dĂ©veloppement irrĂ©mĂ©diable fait d'elle l'ultime rĂ©uit de l'idĂ©al. C'est tout le charme de l'Ăźle Julia."

L'Ăźle Ă  Ă©clipses"Les grandes utopies ont Ă©chouĂ© parce qu'elles demandaient trop Ă  la faiblesse humaine, parce qu'il s'agissait d'utopies pour convaincus, militantes et arrogantes, qui ont voulu nier la nature essentiellement dubitatives de l'homme. Julia, au contraire, est une utopie pour sceptique, une utopie pour ceux qui ne croient en rien. Jules Verne neurasthĂ©nique, Walter Scott au seuil de la mort l'ont aimĂ©e pour son nihilisme absolu. Julia n'est ni socialiste ni capitaliste, ni fĂ©dĂ©raliste ni nationaliste, ni europĂ©enne ni africaine : elle est la thĂ©baĂŻde du monde oĂč l'esprit seul a droit de rĂ©sidence. Au moment oĂč les prophĂštes de malheur annoncent le "choc des civilisations", il faut donc attendre comme un signe d'espoir le retour de l'Ăźle Julia, au milieu de la MĂ©diterranĂ©e, Ă  Ă©quidistance entre l'Islam et la ChrĂ©tientĂ©. Les mĂ©crĂ©ants n'ont ni Ă©glise ni mosquĂ©e; les sceptiques n'ont pas de parti, pas de milice, pas d'armĂ©e pour les dĂ©fendre. A tous ceux qui doutent, qui hĂ©sitent, qui s'interrogent, aux rĂȘveurs et aux jouisseurs, aux inconstants et aux inconsĂ©quents, il reste au moins l'Ăźle Julia. Son Ă©mergence n'est mĂȘme pas nĂ©cessaire Ă  leur contentement. L'Ăźle est pour eux une terre d'Ă©lection. Pas besoin de s'y installer. Il suffit qu'il soit possible d'y songer".

Promenade Ă  Julia et ailleurs :

☐ ☆ ✇ La voie du àžżITCOIN

54- La monnaie de Marie-ThérÚse défie toutes les rÚgles

By: Jacques Favier —

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clĂŽt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait ĂȘtre que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant mĂȘme pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence rĂ©galienne et sans rĂ©gulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succĂšs, qu'un actif spĂ©culatif couplĂ© Ă  un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majestĂ© de la chose.

effigie r1780L'Ă©trange destin international, et mĂȘme mĂ©ta-national, d'une grosse piĂšce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes rĂ©galiens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'ĂȘtre que l'une des centaines de piĂšces frappĂ©es en Europe Ă  partir du moment oĂč d'Ă©normes quantitĂ©s d'argent furent extraites des mines de BohĂȘme. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-ThĂ©rĂšse.

Le thaler

JĂĄchymovIl y a en RĂ©publique tchĂšque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui JĂĄchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent dĂ©couvertes Ă  partir du milieu du Moyen Âge. DĂšs 1518 on appela les piĂšces de 26 grammes d'argent produites sous l'Ă©gide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua Ă  toutes les piĂšces peu ou prou de ce mĂȘme format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’ĂȘtre copiĂ©, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trĂŽne pourtant Ă©lectif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "hĂ©rĂ©ditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unitĂ© de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allÚge de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-ThérÚse

En 1740 meurt Charles VI, 22Ăšme Habsbourg Ă  avoir occupĂ© le trĂŽne impĂ©rial depuis 1273, et 14 Ăšme consĂ©cutivement depuis 1438. ProblĂšme : il n'a comme hĂ©ritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États hĂ©rĂ©ditaires, que cette fille lui succĂ©derait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de BohĂšme et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. FrĂ©deric de Prusse est le premier Ă  l'attaquer, contestant les droits d'une femme Ă  l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencĂ©.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États hĂ©rĂ©ditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-ThĂ©rĂšse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trÎne impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg Ă  VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" oĂč figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptĂ©es de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impĂ©ratrice, et que cette Ă©mission ne fut pas renouvelĂ©e.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-ThérÚse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trÎne impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-ThérÚse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de SuÚde de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avÚnement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succÚs sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-ThĂ©rĂšse (28,82 grammes Ă  875‰) est frappĂ© Ă  Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succĂšs est immĂ©diat, la demande est Ă©tonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, GĂŒnzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'Ă©norme succĂšs de ces piĂšces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi sĂ©culaire) chez qui la frappe de numĂ©raire a de tous temps Ă©tĂ© trop limitĂ©e et qui avait longtemps prĂ©fĂ©rĂ© la "piastre Ă  colonne" des espagnols. DĂšs 1752, l'exportation des thalers, confiĂ©e Ă  un financier viennois, est rĂ©glementĂ©e. C'est une ressource fiscale. Rançon du succĂšs, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances europĂ©ennes qui ont trouvĂ© mieux Ă  faire. Le thaler n'est mĂȘme pas frappĂ© sur de l'argent local, l'Autriche Ă©tant depuis longtemps importatrice : rien Ă  voir, donc, avec la situation qui avait Ă©tĂ© jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchĂ©s .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

DĂšs son rĂšgne, le thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Ă  l'exclusion de tout autre thaler de mĂȘme poids issus par d'autres princes, est diffusĂ© le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impĂ©ratrice, chose sans exemple, parallĂšlement aux thalers Ă  usage interne dĂ©sormais ornĂ©s de l'effigie de Joseph II, les Ă©missions de Marie-ThĂ©rĂšse continuent de plus belle, Ă  28 grammes mais Ă  833‰. Ces refrappes vont dĂ©sormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrĂȘtĂ© la pendule dans la chambre mortuaire. Et dĂ©sormais le type est fixĂ© et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impĂ©ratrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux dĂ©tails qui laissent penser Ă  plusieurs historiens que c'est le goĂ»t oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso ornĂ© des armoiries et des 3 couronnes impĂ©riale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-mĂȘme que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au dĂ©corum rĂ©galien Ă  souhait, saturĂ©e de noms de pays disparates (et mĂȘme perdus : la Franche-ComtĂ© de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilĂ©es... Mais en mĂȘme temps une monnaie dont le caractĂšre "souverain" ne tient finalement qu'Ă  des Ă©lĂ©ments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel Ă©thiopien saurait reconnaĂźtre la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle Ă  deux tĂȘtes aprĂšs Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette piĂšce posthume va Ă©chapper Ă  son Ă©poque et Ă  son cadre politique.

bijoux DĂ©monĂ©tisĂ©e en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans aprĂšs la mort de Marie-ThĂ©rĂšse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie prĂ©fĂ©rĂ©e de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que trĂšs loin vers la Corne ou vers l'intĂ©rieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, dĂ©sirĂ©e comme une monnaie sure et belle et mĂȘme comme un vĂ©ritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformĂ©e en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dĂšs 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers Ă  l'Autriche qui fournit 5 millions de piĂšces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) Ă©tait depuis longtemps un business model Ă  Vienne, oĂč l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite piĂšce est dĂ©monĂ©tisĂ©e dans le pays oĂč elle est frappĂ©e !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intĂšgre dans tous les Ă©changes. À la fin du 19Ăšme siĂšcle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargĂ©s Ă  dos d'Ăąne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'Ă  Harrar oĂč, en 1887, leur taxation (5% Ă  l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colĂšre du poĂšte devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris Ă  ferme les douanes Ă©thiopiennes) commencent Ă  faire frapper en masse Ă  Trieste de nouveaux thalers de Marie-ThĂ©rĂšse qui vont servir leur de leur avancĂ©e militaire en ÉrythrĂ©e.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intÚgre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-ThérÚse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-ThérÚse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomÚtres de Vienne, et plus d'un siÚcle aprÚs la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces piÚces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini dĂ©cide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprĂšs du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transfĂ©rer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idĂ©e que l'effigie de Marie-ThĂ©rĂšse ait Ă©tĂ© bien moins dĂ©sagrĂ©able aux colonisĂ©s ou aux envahis que le mĂąle profil du Duce casquĂ©?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-ThérÚse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas Ă  se procurer des thalers en quantitĂ© suffisante par la voie habituelle, dĂ©cide, dĂšs 1936, de fabriquer elle-mĂȘme de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en dĂ©tenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avĂ©rĂ©.

Au mĂȘme moment, Paris, Bruxelles et mĂȘme Utrecht se lancĂšrent dans la mĂȘme fabrication. A partir de 1937, une sociĂ©tĂ© angalise lance de nouvelles commandes Ă  l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandĂ©es.
 Ă  la Monnaie de Paris. LĂ  aussi, on peut quand mĂȘme risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage Ă  Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, Ă  partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que prĂšs de 20 millions de ces piĂšces seront Ă©mises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date Ă  laquelle ces Ă©missions cesseront, 182 ans aprĂšs la mort de l'impĂ©ratrice.

Je souligne le fait : les autoritĂ©s, si chatouilleuses parfois, crĂ©ent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monĂ©taires, qui certes ne peuvent ĂȘtre qualifiĂ©s de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie ThĂ©rĂšse est officiellement dĂ©monĂ©tisĂ© dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des piĂšces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-ThérÚse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les piÚces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-ThérÚse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des piÚces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant Ă  la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-ThérÚse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces piÚces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de piĂšces datĂ©es de 1780 ont Ă©tĂ© frappĂ©es, dont peut-ĂȘtre 100 millions aprĂšs la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays Ă  l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-ThérÚse apportait un démenti implicite à ses thÚses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à cÎté des exemples de double circulation en zone frontiÚre ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est Ă  la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-mĂȘme (full bodied money opposĂ©e Ă  token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thÚse datant de plus d'un siÚcle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, aprÚs de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la lĂ©gende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empĂȘche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en Ă©taient dĂ©pourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une piÚce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumÚre des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfÚrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadÚme et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particuliÚre des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggÚre que Marie-ThérÚse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase Ă©conomique (comme celle des orfĂšvres du Moyen-Âge europĂ©en) oĂč il n'y a pas de besoin impĂ©ratif de circulation et d'Ă©change monĂ©taire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordĂ©e en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet Ă©changeabilitĂ© n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualitĂ© du thaler de servir d'objet de parure. Le goĂ»t de la parure et de l'ornement Ă©tant un des goĂ»ts les plus universels du genre humain, nous touchons ici Ă  une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monĂ©taire en gĂ©nĂ©ral. Autrement dit ce n'est ici pas forcĂ©ment le fait d'ĂȘtre aisĂ©ment Ă©changeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluiditĂ© de Bitcoin au sommet de ses qualitĂ©s, devant l'or numĂ©rique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours prĂ©sentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-ThérÚse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assÚnent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singuliÚre de outes, la nÎtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout aprĂšs la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-ThĂ©rĂšse, Direction des Monnaies et MĂ©dailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monĂ©taires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, Ă©d., FrontiĂšres plurielles, frontiĂšres conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000
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46 - La Banque a les jetons

By: Jacques Favier —

Une version abrégée et sans illustration de cet article a été publiée sur le Cercle des Echos pour présenter mon idée d'une nouvelle économie du token.

Le mot token a fait son apparition, assez timidement, dans la cryptosphĂšre. Au vrai, pas plus que le mot blockchain il n'apparaĂźt nulle part dans l'article fondateur de Satoshi Nakamoto en 2008. Mais lui, il a des racines historiques anciennes.

Une page wikipedia token présente de ce mot plusieurs acceptions données à tort comme des homonymes, dont quatre significations liées à l'informatique, sans allusion aux actifs cryptomonétaires, et une référence renvoyant à la page consacrée aux tokens britanniques décrits comme des jetons de paiement illégaux du 17Úme au 19Úme siÚcle.

Une fausse monnaie pour le bien commun ?

Sur la page wikipédia consacrée au token britannique cette notion d'illégalité réapparaßt, mais pas de façon aussi brutale, et on trouve un exposé historique trÚs complet des différentes phases d'émission de ces petites monnaies privées tolérées par le pouvoir et largement utilisées dans le commerce pour de nombreuses raisons tant et si bien que l'on voit un tisserand (John Fincham à Haverhill dans le Suffolk) apposer sur son demi-penny la fiÚre mention pro bono publico.

HAVERHILL MANUFACTORY  1794

En partant des tokens du passĂ©, je vais tenter d'explorer ce qui pourrait ĂȘtre imaginĂ© aujourd'hui pro bono publico .

J'ai dĂ©jĂ  largement abordĂ© le sujet des tokens anglais, dans le tout premier billet que je consacrai en juin 2014 Ă  cette importation française de la mĂȘme idĂ©e par les frĂšres Monneron. La page wikipĂ©dia fait largement le point sur ces expĂ©riences qui, sur prĂšs de trois siĂšcles seront trĂšs nombreuses (prĂšs de 10.000 monnayages privĂ©s) et Ă  vrai dire trĂšs diverses : on voit des jetons Ă©mis par des artisans, mais aussi par des paroisses, des citĂ©s, dans des contextes qui peuvent ĂȘtre marquĂ©s par la pĂ©nurie de numĂ©raire, mais aussi par l'emballement Ă©conomique.

Les tokens commerciaux sont les plus pittoresques, qu'ils arborent les emblĂšmes d'un faiseur de pipe londonien ou d'un brasseur de whisky irlandais.

pipe et whisky

Les tokens des paroisses et des cités s'ornent des emblÚmes ou des éléments d'architecture locaux, exactement comme le font les billets de banque des monnaies locales complémentaires aujourd'hui.

Il est utile de réfléchir sur les origines de cette exception monétaire pour mieux situer le bitcoin dans l'histoire des monnaies.

Le pouvoir royal anglais connaĂźt, notamment au 17Ăšme siĂšcle, des pĂ©riodes de dĂ©faillance et de carence qui expliquent ce phĂ©nomĂšne, comme en France oĂč le monneron naĂźt aussi, en fin 1791, de la faiblesse de l'Etat. Mais bien au-delĂ , ce pouvoir manifeste, par son constant dĂ©sintĂ©rĂȘt pour le petit monnayage de cuivre, un mĂ©pris pour la vie quotidienne des petites gens qui n'est pas sans Ă©voquer pour moi la dĂ©sinvolture des Ă©lites actuelles quand elles mettent en oeuvre la digitalisation des services publiques ou annoncent un monde sans cash. Quant Ă  la dĂ©valorisation des monnaies, elle doit surtout ĂȘtre perçue ici comme une gĂȘne, une incommoditĂ© pratique. Les tokens privĂ©s restent accrochĂ©s Ă  la vraie monnaie ; ils sont simplement plus commodes que la monnaie publique.

Inversement l'état de l'opinion publique et la mentalité entreprenante de la population anglo-saxonne ont certainement joué un rÎle dans cette multiplication des monnaies privées sans équivalent dans un pays comme la France, que ce soit pour les petits commerçants, qui n'ont (sauf les lupanars) jamais battu monnaie en France, ou pour la monnaie que l'on pourrait appeler "sociale et solidaire", celle de certaines institutions religieuses ou hospitaliÚre (à l'exception notable des méreaux français sur lesquels je reviendrai).

Gloucester Hospital silver penny

Dans l'histoire des tokens privés on perçoit un double enjeu, trÚs similaire à ce que nous voyons aujourd'hui : de qualité de la monnaie et de commodité du moyen de paiement.

Les monnaies du Royal Mint étaient trop légÚres (en argent) ou trop lourdes (en cuivre) et toujours de mauvaise qualité. En outre leur coût de revient était élevé ! Matthew Boulton, un petit industriel de Soho, veut moderniser le monnayage, notamment en utilisant la machine à vapeur de son associé James Watt. Il proposa cela aux autorités en 1787, mais il lui fallu exactement 10 ans pour convaincre le Royal Mint, le Parlement et quelques autres "experts". Durant cette décennie, il vécut en réalisant des tokens (dont les monnerons français).

Un ancĂȘtre du bitcoin?

boultonA cet Ă©gard, Matthew Boulton est bien mieux que les frĂšres Monneron, sinon l'ancĂȘtre du bitcoin, du moins l'initiateur d'une dĂ©marche monĂ©taire alternative qui n'est pas sans enseignement : il proposait une monnaie ayant une vraie valeur (loyautĂ© du poids et de l'aloi), un rapport rĂ©el Ă  l'industrie de son temps, l'intelligence du rĂŽle des collectivitĂ©s locales dans le dĂ©veloppement Ă©conomique, la commoditĂ© pour l'utilisateur. Naturellement ses tokens furent imitĂ©s mails (dĂ©jĂ !) les ... alt-tokens Ă©taient le plus souvent des scams.

La similitude la plus marquante se révÚle dans l'attitude des autorités qui, non sans faire bien des façons, entreprirent à tour de rÎle de contrÎler, de suivre, d'interdire ou de copier les inventions de Boulton, sa technologie. La Bank of England émet son token.

le token Bank of England de 1797

Les interdictions avaient la mĂȘme efficacitĂ© ou les mĂȘmes limites qu'aujourd'hui : la persistance des jetons de navires rappelle que les prĂ©tentions des États sombrent dĂšs la sortie du port, ce qui se retrouve aujourd'hui dans le cyber-espace.

token de navire 1796

Enfin quand le Parlement de Westminster parvenait à contrÎler les choses sur son ßle, il était bien loin de le faire dans les dominions. Au total on ne peut qu'approuver la conclusion de Wikipedia : les tokens marquent assez bien les limites de l'autorité du souverain, lorsque ce dernier ne répond plus aux besoins de ses sujets.

L'autorité du souverain n'est pourtant jamais totalement mise hors-jeu par les fabriquants et les utilisateurs de tokens.

Strachan & Co barter tokenD'abord parce que tous ces tokens gardaient une valeur nominale de rachat/transaction accrochée au systÚme légal : penny, demi-penny ou farthing (quart) ils formaient une sorte de monnaie divisionnaire privée.

MĂȘme les barter tokens, Ă©changeables uniquement in goods, contre service ou marchandise faisaient rĂ©fĂ©rence Ă  l'Ă©talon monĂ©taire. À ma connaissance du moins, aucun pub n'a Ă©mis des tokens Ă©changeables en pinte de biĂšre. Les seuls tokens sans valeur faciale sont ceux servant Ă  ouvrir la porte des lavatories ...

Ensuite parce que si les trade tokens rĂ©putĂ©s Ă©changeables contre monnaie et non seulement contre service ou marchandise se situaient en dehors du cadre lĂ©gal, les autoritĂ©s durent quand mĂȘme intervenir et sĂ©vir contre des aigrefins qui oubliaient ce dĂ©tail ou filaient avec la caisse. C'est ce que les autoritĂ©s dĂ©signent aujourd'hui comme leur mission de protection du consommateur !

Ces deux caractĂ©ristiques me semblent tracer la perspective de ce qui pourrait ĂȘtre un rĂ©el use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unitĂ© de compte serait une dĂ©clinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat).

Pourquoi ?

Parce que le bitcoin n’a aujourd’hui qu’une capacitĂ© encore trĂšs marginale Ă  jouer le rĂŽle d’étalon (hors crowdfunding dans la communautĂ©). Inutile de dire que ce dĂ©faut est plus grave encore pour tous les alt-coins. À l’autre bout, les monnaies fiat ont une faiblesse grave : elles ne sont pas programmables. Il y a un chaĂźnon manquant !

RĂ©pĂ©tons que sur une blockchain donnĂ©e ne peut circuler qu’un seul token (le sien) et tout ce qu’on voudra, mais sous la forme de IOU ou de reflet. Or seule une loi pourrait assurer l'Ă©quivalence d’usage du token de la banque centrale avec son unitĂ© de compte dans « la vraie vie ». Un token fiduciaire ne peut exister que par la loi, sur la blockchain de la banque centrale.

Que sa gestion soit privĂ©e, consortiale ou permissionned est un problĂšme technique mais surtout politique. Si la rĂ©munĂ©ration est libellĂ©e en e-fiat, la banque centrale peut Ă©viter la « course aux armements » qui a emballĂ© le minage du bitcoin. La crĂ©ation de fiat-token peut servir Ă  la rĂ©munĂ©ration de ses mineurs et /ou de travailleurs de l’économie collaborative. Car elle peut ĂȘtre gĂ©rĂ©e comme une distribution d’une nouvelle forme de numĂ©raire (plus ou moins traçable selon le niveau de transparence exigĂ©e) mais aussi servir un jour une politique d’helicopter money ciblĂ©e (diffĂ©rente du revenu minimum) quand on dĂ©cidera que la forme actuelle du QE actuel doit ĂȘtre rĂ©visĂ©e.

Mais, outre ces fonctions de distribution de numéraire digitalisé, une telle blockchain centrale pourrait permettre (à tous) de colorer des fragments de jetons pour en faire des monnaies locales ou affectées, mais aussi des jetons pour les cyber-jeux. D'implanter, pour gérer bons de réduction, points de fidélité ou coupons divers, des sidechains offrant à leurs utilisateurs la solidité de l'ancrage à la banque centrale. Voire de greffer sur des fragments d'e-fiat des smart contracts de type ethereum, comme Rootstock le fait sur la blockchain de bitcoin.

Bref la blockchain centrale peut ĂȘtre l’animatrice de la nouvelle Ă©conomie du trade token, ou du counterpart token dont le dĂ©veloppement au Japon a Ă©tĂ© rĂ©cemment dĂ©crit par Koji Higashi (IndieSquare), mais d’une token economy Ă©talonnĂ©e en fiat, et dont les opĂ©rations pourraient, Ă  intervalles rĂ©guliers, ĂȘtre timbrĂ©es et horodatĂ©es sur la seule vraie blockchain publique et universellement auditable, celle du bitcoin.

Peut-ĂȘtre est-ce par ce qu'elle gĂšre encore en direct une monnaie souveraine, ou bien parce qu'elle communique plus activement, la Banque d'Angleterre a donnĂ© le sentiment d'ĂȘtre plus en avance sur cette rĂ©flexion. DĂšs fĂ©vrier 2015, dans un discussion paper intitulĂ© One Bank Research Agenda la BoE citait nommĂ©ment bitcoin (et non la "technologie blockchain") pour Ă©voquer la possibilitĂ© d'une e-fiat : La question de savoir si les banques centrales doivent faire usage de cette technologie afin d’émettre devises numĂ©riques, mĂ©rite donc d’ĂȘtre soulevĂ©e. C'est une vraie question. Au prix de quelques amĂ©nagements juridiques, le e-sterling sur une blockchain BoE serait aussi "rĂ©el" sur cette blockchain que le bitcoin sur la sienne. Et aussi programmable. Et tout en restant un cash, une monnaie-valeur sans contrepartie.

virtual sterlingSuivait une rĂ©flexion dont on trouvera ici le rĂ©sumĂ© en français et dont j'extrais ceci : Une banque centrale pourrait faire plusieurs usages d’une monnaie numĂ©rique pour gĂ©rer les rĂšglements interbancaires, ou la mettre Ă  la disposition d’un plus large Ă©ventail de banques et institutions financiĂšres non bancaires. Dans l’absolu, une telle monnaie pourrait Ă©galement ĂȘtre mise Ă  la disposition des entreprises non financiĂšres et des particuliers en gĂ©nĂ©ral, comme des billets de banque le sont aujourd’hui.

Là, est-ce le poids de l'expérience historique ? La BoE propose-t-elle à tous ceux qui veulent gérer une petite blockchain en sterling d'en faire des sidechains de sa propre blockchain en sterling ?

ER bitcoinL'idée, en tout cas, rencontrerait son temps. Quand à l'occasion d'une nouvelle émission de piÚces à l'effigie de sa gracieuse Majesté, le Huffington Post à consulté quelques jeunes designers, Vicky Behun de l'agence Doner répondit avec humour : Du métal. Qui a besoin de cela? On est dans un mode digital maintenant et le Royal Bitcoin est une institution qui va de l'avant. Il nous remerciera de lui épargner tout ce travail.

sous le soleil de bitcoin

Peu de temps aprĂšs, la BoE faisait savoir qu'elle travaillait sur les hypothĂšses Ă©mises en dĂ©cembre 2015 par deux chercheurs de l'Univesity College de Londres, Georges Danezis et Sarah Meiklejohn (voir rĂ©sumĂ© en français sur Bitcoin.fr) : une crypto "rien que pour elle". Le RSCoin, dont la conception s’inspire fortement de Bitcoin (citĂ© 59 fois dans le document universitaire), conserve nĂ©anmoins, Ă  la demande de ses commanditaires, les « caractĂ©ristiques » de la livre sterling.

Une blockchain Ă  l'HĂŽtel de Toulouse ?

Une blockchain Ă  l'hotel de Toulouse ?

Il n'y a aucune fatalité à ce qu'une telle aventure soit abandonnée à la BoE tandis que la BCE ou les différentes institutions de l'EurosystÚme en resteraient à des réflexions exploratoires sur les possibilités offertes par la blockchain à la gestion des valeurs mobiliÚres, ce qui regarde les services securities des banques commerciales.

La Banque de France reprĂ©sente une force de proposition importante en son sein. Elle a dĂ©sormais un gouverneur ingĂ©nieur. Elle joue sans doute l'eau qui dort. L'appel d'offre de mars dernier Ă©tait on ne peut plus vague: "La prĂ©sente consultation porte sur la recherche d’une prestation d’assistance pour mener avec l’assistance et les compĂ©tences techniques du fournisseur les travaux relatifs Ă  une « RĂ©alisation d’une Ă©tude d’opportunitĂ© pour la mise en place d’architectures Blockchain Ă  la Banque de France ».

Mais ses offres d'emplois publiĂ©es en fĂ©vrier sont plus prĂ©cises. La Banque cherche des compĂ©tences pour analyser l’architecture blockchain, les concepts utilisĂ©s et les domaines d’emploi possibles dans le pĂ©rimĂštre des activitĂ©s de la Banque de France.

Reste à s'entendre sur le périmÚtre.



Pour aller plus loin sur les anciens tokens :

Pour aller plus loin sur la réflexion des banques centrales :

  • l'Ă©tude de Robleh Ali de la BoE publiĂ©e au 3Q2014, relativement ouverte Ă  l'expĂ©rimentation, mais sans rĂ©elle exploration d'un systĂšme de crytodevise BoE. A noter cependant (en page 285) une digression un peu Ă©tonnante sur un systĂšme de rĂ©serve fractionnaire en bitcoin
  • L'Ă©tude Centrally Banked Cryptocurrencies de George Danezis et Sarah Meiklejohn (University College London) du 18 dĂ©cembre 2015
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14 - Gainsbarre se goure

By: Jacques Favier —

Je ne vais pas parler ici du bitcoin sinon en filigrane. Poursuivant mon dĂ©capage des poncifs repris en boucle contre cette nouvelle monnaie, j'ai abordĂ© (dans le billet 13) sa prĂ©tendue absence de rĂ©alitĂ© financiĂšre. Je crois avoir montrĂ© qu'elle rĂ©sidait dans son utilitĂ© peut-ĂȘtre plus proche de celle d'un timbre que de celle d'un billet.

Autre grief plus basique encore, son absence de rĂ©alitĂ© tangible est souvent avancĂ©e, critique qui s’accompagne gĂ©nĂ©ralement du geste Ă©lĂ©gant par lequel le pouce avant droit du primate financier effleure rapidement la pulpe de son index. Et comme, effectivement, le bitcoin n'est guĂšre tangible, il m'est venu Ă  l'esprit de me demander si le cash l'Ă©tait davantage. Qu'est-ce qu'on palpe avec le cash, et qui manquerait au bitcoin?

A l’heure oĂč les Etats les plus solides Ă©mettent des emprunts Ă  taux nĂ©gatifs tandis que l’Union EuropĂ©enne, entre pillage et rançon, organise et lĂ©galise des ponctions directes sur les comptes en banque (lire l'utile avertissement de Philippe Herlin dans les liens en bas de ce billet), il ne serait pas illogique de conserver son pĂ©cule en billets de banque. Et c’est bien ce que font un grand nombre de particulier, d’autant que leur dĂ©tention comme leur dĂ©pense bĂ©nĂ©ficient d’une apprĂ©ciable discrĂ©tion.

Quelle est la vraie nature de ce billet de banque, qui au bout de 4 Ă  5 gĂ©nĂ©rations (pas davantage, en fait) a plus ou moins remplacĂ© l’or dans les reprĂ©sentations spontanĂ©es de la richesse financiĂšre ? Peut-ĂȘtre la dĂ©couvre-t-on, comme celle du diamant (billet 12), en le brĂ»lant ?

gainsbourg

Pour avoir vu un soir de mars 1984 Serge Gainsbourg brĂ»ler un Pascal sur TF1 en affirmant qu’il savait bien que son comportement Ă©tait illĂ©gal, bien des gens ont ancrĂ© dans leurs esprits comme quelque chose d’acquis qu’il Ă©tait non seulement absurde mais aussi criminel de se chauffer ainsi, parce qu’en brĂ»lant le papier on attenterait aussi Ă  un petit supplĂ©ment de je ne sais quoi, tenant Ă  la majestĂ© de l’Etat, Ă  l’économie nationale, au lien de solidaritĂ© sociale


Cette infraction faisait en effet l’objet d’une incrimination dans l’ancien article 439 du Code pĂ©nal de 1810 : quiconque aura volontairement brĂ»lĂ© ou dĂ©truit, d’une maniĂšre quelconque, des registres, minutes ou actes originaux de l’autoritĂ© publique, des titres, billets, lettres de change, effets de commerce ou de banque, contenant ou opĂ©rant obligation, disposition ou dĂ©charge (
) sera puni d'un emprisonnement de deux Ă  cinq ans et d'une amende de 500 F Ă  8.000 F. Ceci fut repris dans l’ordonnance du 4 dĂ©cembre 1944 : si les piĂšces dĂ©truites sont des actes de l’autoritĂ© publique, ou des effets de commerce ou de banque, la peine sera la rĂ©clusion criminelle Ă  temps de cinq a dix ans.

Mais en vĂ©ritĂ©, en 1984, les choses avaient bien changĂ©. Dans un arrĂȘt du 4 juin 1975, la Chambre Criminelle de la Cour de cassation avait estimĂ© que les billets de banque, simples signes monĂ©taires qui ne contiennent ni n’opĂšrent actuellement obligation, disposition ou dĂ©charge, ne rentrent pas dans la catĂ©gorie des piĂšces dont l’incendie ou la destruction volontaire sont rĂ©primĂ©s par l’article 439.

Le texte de 1810 a disparu plus tard, abrogĂ© par l’article 372 de la loi du 16 dĂ©cembre 1992. Restait la question est de savoir si un tel acte relevait de la destruction du bien d’autrui mais il fut tranchĂ© que billet appartient quand mĂȘme Ă  son porteur. Clamer le contraire eĂ»t sans doute Ă©branlĂ© l'opinion.

billets déchirés

Dans la pratique, les porteurs auraient plutĂŽt tendance Ă  prendre soin des billets, soit pour les prĂ©senter en Ă©tat dĂ©cent aux honnĂȘtes commerçants oĂč ils ont leur pratique, soit pour les garder pour leurs vieux jours, comme si la valeur dormait dans son lit de papier comme une Belle au Bois dormant.

Sleeping beauty

Une loi (n° 73-7) du 3 janvier 1973 disposait (article 33) que la banque centrale Ă©tait tenue d’assurer sans condition, ni limitation, l’échange Ă  ses guichets contre d’autres types de billets ayant cours lĂ©gal des billets dont le cours lĂ©gal avait Ă©tĂ© supprimĂ© : il suffisait donc de changer les draps de temps en temps, et la valeur continuait de reposer.

On dit partout que l’on a une monnaie fondĂ©e sur de la dette. A-t-on jamais vu qu’une partie puisse Ă©teindre sa dette rien qu’en changeant son papier Ă  lettre ?

Il suffisait pourtant d’y penser ! Une loi de 1993 limita le dĂ©lai d'Ă©change des billets français n’ayant plus cours lĂ©gal Ă  10 ans. Cette pratique Ă©tait loin d’ĂȘtre unanimement partagĂ©e en Europe. En Allemagne, Autriche, Espagne, la durĂ©e des pĂ©riodes de remboursement Ă©taient illimitĂ©e. Et sur les dix-sept pays partageant la monnaie commune, huit pays seulement ont optĂ© pour la mise en Ɠuvre d’une date limite d’échange des billets de monnaie nationale aux guichets de leur banque centrale.

une nouvelle monnaie, le zéro

Dans la pratique, Serge Gainsbourg, qui n'a pu prĂ©senter son billet brĂ»lĂ©, a enrichi l’Etat, mais il fut loin d’ĂȘtre le seul. Au 17 fĂ©vrier 2012, le volume non portĂ© Ă  l’échange s’est Ă©levĂ© Ă  prĂšs de 55 millions de petits morceaux de papiers agrĂ©mentĂ©s de valeurs faciales diffĂ©rentes. Pour un montant de plus de 726 millions d’euros dont on ne manqua point de se fĂ©liciter, comme si ce n’était pas une forme de vol. Sans dire que ce solde non prĂ©sentĂ© Ă  ses guichets de types de billets retirĂ©s de la circulation ce que l’on appelle un culot d’émission avait en rĂ©alitĂ©, sur l’ensemble des derniĂšres Ă©missions en cours, portĂ© sur prĂšs de 1,9 milliard d’euros, dĂ»ment enregistrĂ©s en profit par l’Etat sur plusieurs annĂ©es (cf Ă©tude BDF citĂ©e en fin d'article, page 84).

On a avancĂ© alors le prĂ©texte que, dans la pratique, les billets Ă©changĂ©s aprĂšs 10 ans Ă©taient trĂšs peu nombreux, leur valeur numismatique Ă©tant gĂ©nĂ©ralement supĂ©rieure Ă  la valeur faciale. Du culot, c’est le mot 
et certains n’en manquent pas, qui ont envie de remettre cela : un analyste de la Bank of America, Athanasios Vamvakidis estimait en avril 2013 que la BCE devrait dĂ©monĂ©tiser les coupures de 500 euros.

Leur rĂ©putation frauduleuse (certainement justifiĂ©e, Ă  cette rĂ©serve prĂšs que ce ne sont pas les maffieux et les terroristes qui les impriment, du moins pas pour l’essentiel !) permettrait une des ces opĂ©rations d’habillage moralisant dont raffolent les gouvernements sans morale. Les Espagnols appelaient « Ben Laden » ces grosses coupures dont l’existence est certaine et l’ombre omniprĂ©sente, mais que nul honnĂȘte homme ne voit jamais.

incendie de 500

Il n’en faudra pas plus pour s’autoriser Ă  commettre un vrai exploit Ă  la « Seal Team Six » contre la grosse coupure ! On gagnerait sur les coupures perdues, sur celles qui prĂ©fĂšreraient se cacher, voire sur celles que l'on jugerait "de trop" comme l'explique joliment M. Vamvakidis. AprĂšs quoi on rĂ©itĂšrera l'exploit contre les coupures de 200, parce que le forfait sera entrĂ© dans les mƓurs


J’en reviens Ă  ma question : a-t-on jamais vu qu’une partie puisse Ă©teindre sa dette rien qu’en changeant son papier Ă  lettre ?

  • Ă  dire vrai, non...mise Ă  part la fonciĂšre malhonnĂȘtetĂ© de la Banque et de son Ă©lite on voit mal le fondement de la chose;
  • mais... s’agit-il vraiment d’une dette, comme on les fabulistes de la monnaie le rĂ©pĂštent aprĂšs vous avoir narrĂ© la fable du troc en introduction de leur cours magistral ?

Que les banques commerciales crĂ©ent ex nihilo de la monnaie (secondaire) IOU ne me semble pas confĂ©rer cette nature IOU Ă  vos billets de banque prĂ©fĂ©rĂ©s. Lorsque vous retirez de l’argent liquide Ă  la tirette, le compte de votre banque commerciale Ă  la banque centrale est dĂ©bitĂ© d’un certain montant, et votre banque obtient des billets pour ce mĂȘme montant. C’est ainsi que la BCE devrait augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie. A moins que ce ne soit vous (tiens, enfin un rĂŽle dans l’histoire ! ) qui forciez la BCE Ă  augmenter le montant des billets en circulation dans l’économie ? Eh bien, sans doute
 car pour ne pas diminuer le montant des rĂ©serves dans le systĂšme bancaire ( chose importante pour la politique monĂ©taire !) la BCE Ă©vite plutĂŽt cette diminution des rĂ©serves par une plus forte injection de liquiditĂ©s.

Evidemment cela ne s'écrit pas ainsi. Parce que si les banques commerciales créent ex nihilo la monnaie secondaire, avouer que de la monnaie primaire est elle aussi créée ex nihilo pour vous servir quand vous allez à la tirette achÚverait sans doute le systÚme. Pourquoi ma banque m'en tient compte, si l'Institut d'émission les crée pour moi?

On ne peut s’empĂȘcher de penser ici Ă  Eric Cantona qui avait trouvĂ© un truc simple pour tout faire sauter. Il est clair que si le montant des retraits en liquide est limitĂ© (Ă  des sommes fixes sans rapport avec vos avoirs ni avec le bilan des banques) ce n’est pas seulement par des considĂ©rations de police, d’assurance, ou de logistique.

la vraie valeur du billet de banque

Le billet de banque n’est mĂȘme pas un assignat, car le papier de l'assignat porte une promesse de remboursement gagĂ©e sur un actif rĂ©el. Mais, pour les raisons que j'ai dites, je ne crois pas que ce soit non plus une dette. Ce serait, Ă  tout bien considĂ©rer, une monnaie de cuir ou de carton. Cette curiositĂ© numismatique sera l'objet d'un prochain billet.

Les juristes sont d'accord: le billet est bien Ă  vous. Comme du papier. La BCE revendique seulement le droit de propriĂ©tĂ© sur
 l’image! Cela ne gĂȘne guĂšre les artistes grecs. Certes ils n'ont pas les moyens de Gainsbourg, mais ils se souviennent que le papier, qui est une mĂ©diocre combustible, est un excellent support graphique.

The end?

Pour aller plus loin :

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137 - Monnaie, effigie et « légitimité »

By: Jacques Favier —

Parmi les arguments pré-cuits contre Bitcoin, la critique institutionnelle fournit une large gamme autour d'une idée simple : la monnaie étant une institution (sociale ou politique, tous les glissements sont permis) sa gestion revient naturellement, et finalement exclusivement, aux institutions.

Et ceci est supposĂ© d'autant plus convaincant que ces institutions sont dites  lĂ©gitimes  c'est Ă  dire bĂ©nies jadis par Dieu et aujourd'hui par un scrutin, ce qui fait qu'on les prĂ©sente comme naturellement Ă  mĂȘme de transfĂ©rer Ă  la monnaie ce caractĂšre de lĂ©gitimitĂ© rĂ©elle ou supposĂ©e.

Or nous vivons actuellement une crise qui questionne assez frontalement ladite  légitimité . Les sophismes émis presqu'au rythme de la planche à billets ne témoignent plus guÚre que de l'inconfort des dirigeants. Quelle conséquence cela peut-il avoir pour la monnaie ?

De Youl à Pascal Boyart, les artistes proches de la communauté Bitcoin ont, comme beaucoup d'autres, déjà réinterprété le drapeau brandi deux siÚcles plus tÎt par la Liberté de Delacroix, lors d'un épisode insurrectionnel ayant opéré un déplacement (minime d'ailleurs) de légitimité et un changement d'effigie sur les piÚces de monnaie.

La fresque de Boyart (rapidement effacĂ©e) frappait par son horizontalitĂ©. En y ajoutant des feux d'Ă©meutes, il assumait ce que les gouvernants dĂ©noncent toujours avec la mĂȘme indignation feinte et les mĂȘmes mots usĂ©s : l'inĂ©vitable violence des spasmes rĂ©volutionnaires.

Parlons-en, avant de revenir à Bitcoin, révolution pacifique.

Qu'en fut-il lors de l'Ă©pisode historique qu'illustra Delacroix ?

La soulÚvement de 1830 me semble, dans le riche vivier de références que fournit l'Histoire de France, le plus comparable à celui du  passage en force  auquel le gouvernement s'est livré en mars 2023 : il fut dû aux  Ordonnances  prises le 25 juillet 1830 par le roi Charles X sur la base de l'article 14 de la Charte de 1814 et qui provoquÚrent les  Trois glorieuses  journées des 27, 28 et 29 juillet, la fuite du roi et son remplacement par son cousin Louis-Philippe au terme d'une révolution quelque peu confisquée par la bourgeoisie.

Petit rappel pour ceux de mes amis qui ont fait plus de math ou de code que d'histoire :

  • Ă  la chute de NapolĂ©on, le 6 avril 1814, le SĂ©nat  appelle librement au trĂŽne de France Louis-Stanislas-Xavier de France, frĂšre du dernier Roi : en toute logique il devrait donc ĂȘtre Louis XVII  roi des Français selon la constitution de 1790 ;
  • mais l'heureux Ă©lu brandit une autre lĂ©gitimitĂ© et s'installe (avec l'aide des envahisseurs) dans le fauteuil et le lit de l'empereur tout en s'intitulant  Louis XVIII par la grĂące de Dieu roi de France  et en octroyant une Charte de son cru ;
  • cette entorse mise Ă  part, le roi s'avĂšre, durant les 10 ans que la Providence et sa santĂ© lui accordent, plutĂŽt prudent ; les historiens sont bien obligĂ©s de lui reconnaĂźtre le mĂ©rite d'une premiĂšre vraie expĂ©rience parlementaire en France.

Bref : comme notre propre Constitution dont les origines furent douteuses (menace de putsch ou coup d'État du 13 mai 58 ; loi constitutionnelle dĂ©rogatoire du 3 juin ; rĂ©daction par des instances informelles plutĂŽt occultes) et dont l'esprit est franchement autoritaire, la mise en oeuvre et la pratique de la Charte octroyĂ©e de 1814 finirent par Ă©tablir une forme de consensus. Ce qui aprĂšs tout est l'essentiel pour pouvoir dire qu'un texte qui est toujours, fatalement, un texte de circonstances reprĂ©sente  nos institutions  et ceci malgrĂ© le passage du temps.

  • 1824. Arrive le nouveau rĂšgne. Charles X frĂšre du prĂ©cĂ©dent est un rĂ©actionnaire bornĂ© qui fait montre d'un catholicisme outrancier, encourage une loi contre les sacrilĂšges, fait des processions etc.

Dans un pays et dans une Ă©poque oĂč la contestation populaire cherche ses voies via les chansonniers ou les graffitis sur les murs, l'effigie du roi, qui est dans toutes les bourses, offre une cible facile et presque inĂ©vitable : ce  portrait officiel  est souvent le seul dont on dispose. En 1791, ce serait - selon ce qui a toute chance d'ĂȘtre une lĂ©gende forgĂ©e peu de jours aprĂšs - grĂące Ă  son effigie que le frĂšre aĂźnĂ©, Louis XVI, aurait Ă©tĂ© reconnu et arrĂȘtĂ© lors de sa fuite.

DĂšs le commencement de son rĂšgne, la figure de Charles X va ĂȘtre sapĂ©e par un raccourci : il est le  roi-jĂ©suite , comme deux siĂšcles plus tard M. Macron sera le  prĂ©sident des riches . Cela s'exprime sur de trĂšs nombreuses piĂšces de monnaie. Notez que si certaines sont des vraies (en argent, donc avec une valeur intrinsĂšque et quelques petits coups de stylet pour graver la calotte) d'autres sont d'authentiques faux, si l'on peut dire, rĂ©alisĂ©s en mĂ©tal vil mais avec un vĂ©ritable travail d'artiste.

Ce roi qui a tĂŽt perdu la bataille de l'opinion ne rĂ©siste cependant pas Ă  la tentation d'un passage en force en s'appuyant sur une interprĂ©tation trĂšs hasardeuse de la Charte. Charles X estime qu'il applique le principe de « sĂ»retĂ© de l'État » (article 14) pour diminuer la libertĂ© de la presse. Les opposants brandissent l'article 8 qui Ă©nonce clairement que : « les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent rĂ©primer les abus de cette liberté ». Trois jours d'Ă©meute tranchent le diffĂ©rend.

Le nouveau roi, cousin du précédent, est présenté comme un  roi citoyen . En réalité c'est une combine à lui tout seul. Il n'est pas légitime pour les royalistes, il n'est pas légitime pour les démocrates : il est seulement commode pour les bourgeois comme Thiers (qui sera président 40 ans plus tard, un malin reste un malin). La forme de son visage, sans grande noblesse (ce que d'aucuns suggÚrent aussi de son tempérament) lui vaut le sobriquet de poire, et les monnaies du temps en portent aussi les stigmates.

Ainsi, drapeau blanc ou tricolore (aprÚs 1830), roi de France ou des Français, toutes ces subtilités juridiques, toutes ces  valeurs  comme diraient nos dirigeants actuels, ne modifient guÚre le scepticisme goguenard ou la rage frondeuse qui, selon les circonstances, forment le fond de l'humeur populaire en France et notamment à Paris.

Qu'en dire aujourd'hui ?

La RĂ©publique est une chose ambigĂŒe car celle qu'invoque le gouvernement n'est gĂ©nĂ©ralement pas celle Ă  laquelle pense l'homme de la rue.

Les premiers ne se gĂȘnent d'ailleurs pas pour parler, dans un dĂ©cor largement inchangĂ© depuis l'Ancien RĂ©gime, de choses  rĂ©galiennes  — comme la monnaie par exemple — sans bien comprendre que, dans les yeux de beaucoup, ils sont simplement les occupants du jour, posĂ©s sur un fauteuil qui reste un trĂŽne.

En quatre décennies, les progrÚs du traitement de l'image n'ont pas apporté grand chose au thÚme du président-roi.

Il est clair cependant que l'invocation de la révolution a dépassé la mise en cause du faste (dit républicain par ses bénéficiaires) et de la morgue présidentielle pour en revenir à ce qui, dans l'esprit des gens, reste le coeur du déchirement républicain : l'insurrection et, au bout du chemin, la guillotine pour les tyrans.

Bien loin d'avoir la  nostalgie du roi  ils auraient plutĂŽt contre cette figure couronnĂ©e une rancune jadis incomplĂštement satisfaite. D'oĂč le slogan  on peut recommencer  qui soulĂšve le haut-le coeur de ceux qui estiment que, depuis qu'ils sont en place, tout est Ă  sa place.

La toile de Delacroix, rĂ©sumant Ă  elle seule cette Ă©quivoque sur ce que RĂ©publique veut dire, peut se retrouver sur un billet de banque (le cĂ©lĂšbre 100 francs de 1979) et derechef sur une piĂšce de 100 F en argent (en 1993, pour le bicentenaire de l'artiste, non pour commĂ©morer l'Ă©vĂ©nement...) tandis que la mĂȘme gueuse Ă  sein nu, quoiqu'ayant fait le tour de la presse internationale, se verra prestement effacĂ©e dĂšs qu'elle sort de son rĂŽle d'Ă©vocation aseptisĂ©e d'une histoire sagement figĂ©e au bĂ©nĂ©fice de l'ordre Ă©tabli.

Revenons Ă  nos gros sous

Comme la LibertĂ© de Delacroix, la figure rhĂ©torique de la RĂ©publique n'a simplement pas le mĂȘme sens pour les uns et pour les autres et la fragile lĂ©gitimitĂ© qu'elle prĂ©tend transfĂ©rer aux institutions qui gĂšrent la monnaie (Banques Centrales, instances de rĂ©gulation, bureaux les plus divers) avec leurs rhĂ©toriques grandioses ( notre Ă©tat de droit ) et leurs prĂ©tentions d'Ɠuvrer au bien commun repose sur une base aussi fragile et aussi Ă©quivoque. Qui pense vraiment que les Banques Centrales sont indĂ©pendantes de tout le monde ? Des  200 familles  qui rĂ©gentaient la Banque de France Ă  la grossiĂšre ploutocratie bancaire qui instrumentalise tout aujourd'hui, le spectacle n'a guĂšre besoin d'ĂȘtre dĂ©cryptĂ© comme diraient les journalistes.

 Contre nous de la tyrannie  ?

Il est certain que (pas davantage qu'aucun de ses prédécesseurs) M. Macron n'accepterait que l'on évoque son image en chantant ces mots. Il n'est pourtant écrit nulle part que les tyrans soient forcément et exclusivement des rois, ni qu'un processus plus ou moins encadré d'élection permette d'éviter la tyrannie, ni que l'existence d'un texte constitutionnel n'en prémunisse.

En tout cas ce n'est certainement pas ce que pensent le commun des mortels quand les événements attirent son attention sur ces graves problÚmes. Pour moi, j'incite ceux qui ont le temps à écouter ce qu'en dit Clément Viktorovitch, je ne saurais mieux dire.

Revenons en 1848, autre année de révolution confisquée et autre source de désillusion. La médaille satirique ci-dessous montre une amusante série de coups de pieds dans le cul. D'abord l'ex-roi Louis-Philippe avec un chapeau abßmé, magot à la main. Vient ensuite l'homme de février 48, le poÚte Lamartine reconnaissable à sa lyre puis le général Cavaignac qui a commandé la répression dÚs juin. La marche est close par Louis-Napoléon Bonaparte, qui bat le précédent à la présidentielle de décembre : il est représenté avec les attributs de son oncle. Le tout est hélas souligné d'une malheureuse prophétie : celui que l'on avait pris pour  un crétin  allait rester là 22 ans avec son effigie sur d'innombrables piÚces d'or, d'argent et de billon...

Le revers de la médaille est tout cru et peut, en revanche, toujours servir d'avertissement.

La forme rĂ©publicaine du rĂ©gime actuel n'a jamais empĂȘchĂ©, en effet, les opĂ©rations  Îte-toi de là  orchestrĂ©es par des officines et des coteries (comme le remplacement du roi de 1830 par son cousin) : trois prĂ©sidents auront sans trop de mal imposĂ© leur image de rĂ©formateur, et le rĂ©cit Ă©pique de leur arrivĂ©e aux affaires comme un changement voire une rupture avec les prĂ©cĂ©dents qui n'avaient rien fait : or qu'il s'agisse de ValĂ©ry Giscard d'Estaing en 1974, de Nicolas Sarkozy en 2007 ou de Emmanuel Macron en 2017, l'intĂ©ressĂ© Ă©tait ministre la veille ou l'avant-veille et avait exercĂ© une influence sensible et durable sur les affaires.

Bref, comme le disait dĂ©jĂ  un observateur en 1849, « plus ça change, plus c’est la mĂȘme chose ».

Et la violence ?

Avec la dramaturgie de la violence au 19Ăšme siĂšcle, comme avec celle du scrutin de nos jours, le changement n'est jamais que, latĂ©ral, marginal, et le plus souvent dans le sens qui conforte la classe dominante. Mais, mĂȘme avec violence, le changement semble indiffĂ©rent Ă  la monnaie, Ă  sa nature, aux conditions de son Ă©mission, de sa conservation. Karl Marx ironisait ainsi sur les communards allant poliment demander une avance Ă  la Banque de France au lieu de la rĂ©quisitionner. Sur cet Ă©pisode de 1871 il y a beaucoup Ă  dire.

On peut penser que la majoritĂ© des membres de la Commune avaient la mĂȘme perception et la mĂȘme approche du problĂšme de la Banque de France, et qu'ils Ă©taient victimes de deux mythes toujours fort communs :

  1. Premier mythe : que la banque – et plus gĂ©nĂ©ralement la finance – appartient au domaine du sacrĂ©.
  2. Second mythe, qui en dĂ©coule : que les mĂ©canismes financiers sont trop compliquĂ©s pour ĂȘtre compris par les simples citoyens, voire par les responsables politiques, et qu’ils doivent de ce fait ĂȘtre rĂ©servĂ©s Ă  des spĂ©cialistes ou mĂȘme Ă  des experts.

En Ă©crivant Bitcoin, la monnaie acĂ©phale Adli Takkal Bataille et moi Ă©crivions d'abord que  l’irruption d’une nouveautĂ© radicale permet un examen critique non moins radical de ce qui, sans solution alternative adĂ©quate, passait aisĂ©ment pour naturel . Nous ne dissimulions pas non plus que c'Ă©tait bien  du dĂ©but Ă  la fin du livre, d’enlever l’effigie des puissances tutĂ©laires et les majestueux profils des autoritĂ©s sur toutes sortes de mĂ©dailles qu’il a Ă©tĂ© question, en commençant par la monnaie acĂ©phale ! 

(La Liberté de Youl) relire mon billet à son sujet

Certes Bitcoin est une révolution non violente. Mais la hargne constante que lui témoignent les dirigeants, les politiques et leurs thuriféraires comme leur volonté peu dissimulée de l'interdire, tranchent avec le constat désabusé que portait il y a plusieurs décennies maintenant l'humoriste préféré des Français et dont les événements actuels permettent de mesurer la pertinence.

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133 - L'or des rois

By: Jacques Favier —

Avant NoĂ«l, au lieu de dĂ©lirer sur le fameux repas de famille qui semble inspirer Ă  certains une terreur franchement suspecte, j'ai parcouru avec beaucoup d'intĂ©rĂȘt Ces Rois Mages venus d'Occident, ouvrage trĂšs Ă©rudit publiĂ© tout rĂ©cemment par Mathieu Beaud et tirĂ© de sa thĂšse de doctorat datant de 2012.

Son livre au titre paradoxal suit ces Mages au long d'une tradition plus que millénaire et montre comment c'est lors d'une étape de leur périple dans l'Occident chrétien que ces magiciens païens et orientaux ont reçu la couronne royale qu'ils ne portaient nullement ni dans leur pays ni dans les premiers textes.

Cet historien de l'art cherche Ă  comprendre comment, oĂč et pourquoi cette mĂ©tamorphose s'est opĂ©rĂ©e et ce qu'elle signifie.

Il rĂ©pond ainsi Ă  l'ironique remarque de Voltaire :  On dit que c'Ă©taient trois mages ; mais le peuple a toujours prĂ©fĂ©rĂ© trois rois. On cĂ©lĂšbre partout la fĂȘte des rois, et nulle part celle des mages. On mange la gĂąteau des rois, et non pas le gĂąteau des mages. On crie le roi boit et non pas le mage boit..

Les bitcoineurs qui me lisent, et qu'agacent comme moi le fait de se voir en permanence renvoyés dans leurs buts à grand renforts d'arguments d'autorité aristotéliciens, devraient trouver à l'occasion d'une plongée dans les textes de la tradition biblique de rafraichissantes perspectives.

Ce qui m'a le plus intĂ©ressĂ©, dans cet ouvrage foisonnant, c'est un point peut-ĂȘtre secondaire (mĂȘme s'il intervient en premier dans l'ordre chronologique) : le lien de l'or au personnage du  roi .

Car de ces trois mystĂ©rieux personnages, et pour s'en tenir au seul texte canonique (Évangile de Mathieu, chapitre 2) on ne sait pas grand chose, sinon qu'ils sont des mages venus d'Orient, sans plus de prĂ©cision gĂ©ographique malgrĂ© ce que leur titre (magu, du persan Ù…ÚŻÙˆ) pourrait suggĂ©rer. Ils n'auront de nombre et de noms propres (pas toujours les mĂȘmes d'ailleurs...) que dans d'autres textes que l'on dĂ©signe comme apocryphes(*) et dans la tradition ultĂ©rieure, qui doit presque tout Ă  ces textes bien plus dĂ©taillĂ©s et pittoresques que ceux de la Bible.

Le seul Ă©lĂ©ment diffĂ©rentiant que donne vraiment le texte Ă©vangĂ©lique, c'est la nature de leurs prĂ©sents : l'or, la myrrhe et l'encens, que l'on a supposĂ©s offerts chacun par un mage diffĂ©rent et sur la nature et la signification desquels les hommes d'Église ont beaucoup travaillĂ©, menĂ© force exĂ©gĂšses et considĂ©rablement glosĂ©.

Les premiers chrétiens se sont demandés de quel  Orient  on parlait : au-delà de l'Euphrate, la Chaldée, la Babylonie, la Perse ?

Mais Ă  partir du IIĂšme siĂšcle, les recherches se sont faites  intertextuelles . En effet, que les magis soient prĂȘtres zoroastriens ou astrologues chaldĂ©ens (suivant leur Ă©toile) ou pire... magiciens, pratique explicitement interdite par la Bible, ne faisait dans tous les cas qu'avouer une rĂ©vĂ©lation de Dieu aux paĂŻens. Les PĂšres de l'Église ont donc ƓuvrĂ© Ă  les insĂ©rer dans le rĂ©cit messianique, ce qui Ă©tait autrement plus fĂ©cond Ă  leurs yeux.

Il semble que ce soit Justin qui le premier se serait appuyé sur le Psaume 71 (que les catholiques numérotent 72 mais ceci est une autre histoire et dont le thÚme est l'espor de voir un jour un roi de justice, universel, proche des pauvres et des opprimés) pour tourner les regards des croyants non vers l'est mais vers le sud. Et ainsi vers... l'or !

01 Dieu, donne au roi tes pouvoirs, à ce fils de roi ta justice.(
)
09 Des peuplades s'inclineront devant lui, ses ennemis lĂšcheront la poussiĂšre.
10 Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande.
11 Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront.(
)
15 Qu'il vive ! On lui donnera l'or de Saba. On priera sans relùche pour lui ; tous les jours, on le bénira.

Si l'on peut voir des bĂ©douins dans les  peuplades , si Tarsis ou les Iles sont mal localisĂ©s gĂ©ographiquement, en revanche la tradition identifie Saba (Cheba) et Seba au Yemen et Ă  l'Éthiopie, de part et d'autre de la Mer Rouge : deux contrĂ©es riches alors en or.

AprĂšs Justin, OrigĂšne (au IIIĂšme siĂšcle) puis Épiphane (au IVĂšme) se sont de mĂȘme appuyĂ©s sur le 6Ăšme verset d'Isaie 60,

En grand nombre, des chameaux t’envahiront, de jeunes chameaux de Madiane et d’Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l’or et l’encens ; ils annonceront les exploits du Seigneur.

Les exégÚtes ultérieurs ont également suivi les PÚres anciens comme Justin, Tertullien ou Chromace pour étayer l'intuition trÚs tÎt énoncée par Irénée de Lyon : les Mages, par leurs offrandes, ont voulu montrer les trois statuts de Jésus-Christ : un roi auquel on offre l'or, un dieu auquel revient l'encens et un homme rédempteur sacrifié auquel la myrrhe de l'embaumement est destinée. Tant et si bien que lorsque ont surgi les controverses du IV° siÚcle sur la nature du Christ, unique (humaine ou divine) ou double (humaine et divine), ces présents des Mages ont servi d'arguments.

Attardons-nous sur l'or : qu'il soit par destination royal, les livres bibliques en fournissent une ample moisson de preuves. Le luxe de dĂ©tails concernant les lingots apportĂ©s Ă  Salomon (1Rois, 9,28 et 10,14-22 ou 2Chr.9,13-21) fondent finalement toute cette exĂ©gĂšse et peut-ĂȘtre mĂȘme la tradition qui, fort longtemps, rĂ©serva symboliquement Ă  l'empereur ou au souverain seul la seule frappe de l'or (celle de l'argent et du billon Ă©tant l'affaire des autoritĂ©s vassales ou locales).

Qu'on ait jadis offert de l'or à l'enfant de Bethléem est donc, pour une tradition bien établie (Hilaire de Poitiers, Fulgence de Ruspe et le pape Léon le Grand) et commune à toutes les églises antiques une preuve éclatante de sa  puissance royale .

C'est tellement clair que, lorsque l'iconographie rend identifiable les présents, comme sur le célÚbre sarcophage découvert à Arles en 1974 et datant des années 300/350, l'or est souvent représenté sous la forme d'une couronne (la myrrhe étant représentée avec de petites fioles et l'encens comme une boulette posée sur une assiette).


Notons donc que ce lien entre l'or et le caractÚre régalien de celui à qui il est convenable de le remettre doit bien davantage aux sources bibliques qu'à Aristote, le trop-et-mal-cité.

Celui-ci, si je puis glisser ici une petite pique, ne crĂ©e aucun lien entre le mĂ©tal prĂ©cieux et le souverain ; il dit dans sa Politique que la monnaie ne provient pas d’une dĂ©cision rĂ©galienne interne Ă  la citĂ©, pour rĂ©guler par exemple le dĂ©veloppement des Ă©changes internes, mais plutĂŽt d'une sorte de convention internationale privĂ©e, extĂ©rieure Ă  l’institution politique et indĂ©pendante des lois de la citĂ©. Fin de la parenthĂšse...

Ce serait au Haut Moyen-Âge seulement, dans les Ăźles anglo-celtes, que ces mages se virent donner des noms et des Ăąges. Melchior qui offre l'or est le plus ĂągĂ©, vieux et chenu, Ă  la barbe et Ă  la chevelure fournie ; il portait une tunique violette pour certains commentateur et un manteau orange pour d'autres. Je fais grĂące au lecteur de toute allusion Ă  la couleur or-ange pour ne pas passer pour un maniaque...

Encore quelques dĂ©tails cependant, sans rapport avec l'or, mais qui ne sont pas sans intĂ©rĂȘt quant Ă  la construction mythologique de l'État :

Les couronnes apparurent encore plus tard, sur le continent et dans le contexte impérial ottonien, c'est à dire sous la dynastie qui, de 919 à 1024, a régné sur la Germanie, la partie orientale de l'empire de Charlemagne divisé à la suite du traité de Verdun en 843 .

Un article cĂ©lĂšbre (**) publiĂ© en 1976 a proposĂ© de dater du dĂ©but du XĂšme siĂšcle, avec l'emphase mise sur le Christ-Roi par cette dynastie ottonienne, l'attribution aux mages de la dignitĂ© royale. Cette  laĂŻcisation  de mages qui Ă©taient jusque-lĂ  prĂ©sentĂ©s comme reprĂ©sentant des castes sacerdotales Ă©trangĂšres est peut-ĂȘtre dĂ» Ă  un souci d'Ă©quilibre. Car sans cela, le seul roi prĂ©sent dans l'anecdote des rois, ce serait HĂ©rode, que l'Ă©vangile prĂ©sente comme l'assassin des Innocents... Mais leur transformation en rois est aussi un tour (de magie pourrait-on dire) menant Ă  la fusion des adorateurs et de l'objet adorĂ© : le roi divin.

LĂ  oĂč la sĂ©paration des pouvoirs spirituels (le pape) et temporels (l'empereur) Ă©tait assez nette Ă  l'Ă©poque carolingienne, on voit le pouvoir impĂ©rial (ottonien en Germanie, les CapĂ©tiens lui emboitant le pas chez nous) se dĂ©ployer sous la forme d'un appareil d'État dĂ©sormais rĂ©putĂ© sacrĂ© lui-mĂȘme.

Il est frappant de voir sur l'évangéliaire d'Othon III (empereur de l'an mil) une représentation de la Slavonie, de la Germanie, des Gaules et de Rome rendant hommage à un empereur placé au-dessus des rois. Notez que ces entités géographiques sont représentées couronnées ce qui en fait des entités politiques tandis que l'orbe céleste placée dans la main de l'empereur en fait un personnage sacré.

Il est non moins frappant de constater le parallélisme entre la procession de ces royaumes devant l'empereur et les prototypes ultérieurs de l'adoration des rois-mages devant le Christ, comme ici sur un manuscrit du rÚgne suivant (v.1010).

Voici pour les  rois , mĂȘme si la mĂ©tamorphose  rĂ©galienne  des mages de l'Orient n'est pas achevĂ©e.

Au XIII Ăšme siĂšcle encore, le thĂ©ologien Albert le Grand (qui donne son nom Ă  la place Maubert Ă  Paris oĂč cet Allemand enseigna) ne se dit pas en mesure de prouver que les mages Ă©taient bien rois, ni mĂȘme qu'ils Ă©taient bien au nombre de trois. Mais la signification de l'or de Melchior ne changera plus guĂšre !





NOTES

(*) Les apocryphes les plus importants dont les dĂ©tails ont permis l'enrichissement du rĂ©cit concernant les Mages sont le ProtĂ©vangile de Jacques , le Pseudo-Matthieu (qui fut trĂšs populaire en Occident et sans lequel on comprend mal de nombreuses scĂšnes prĂ©sentes sur vitraux et chapiteaux) et enfin l'Évangile de l'enfance dans ses traductions arabe et armĂ©nienne.
(**) R. Deshman, Christus Rex et magi reges , 1976

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