La nature (philosophique ou juridique) de la propriĂ©tĂ© est un thĂšme qui suscite chez certains bitcoineurs, depuis le dĂ©but, des positions que l'on peut juger  absolutistesÂ
et parfois mal informées.
Pour un oui ou pour un non, certains invoquent les mots de la DĂ©claration des Droits de l'Homme et du Citoyen : la propriĂ©tĂ© est aux termes de son article 2 un droit naturel et imprescriptible et aux termes de l'article 17 un droit inviolable et sacrĂ©. Qu'elle ne soit pas le seul droit citĂ© Ă l'article 2, ou qu'il soit ajoutĂ© immĂ©diatement Ă l'article 17 que  nul ne peut en ĂȘtre privĂ©, si ce n'est lorsque la nĂ©cessitĂ© publique, lĂ©galement constatĂ©e, l'exige Ă©videmment, et sous la condition d'une juste et prĂ©alable indemnitĂ©Â
sont des détails trop facilement oubliés dans les controverses.
Disons-le d'emblĂ©e : je marque toujours un grand Ă©tonnement quand je vois tous ces grands mots de naturel ou de sacrĂ© employĂ©s pour tout et rien et surtout pour ne pas payer d'impĂŽts. Parce que le droit de propriĂ©tĂ© a une histoire (avant, pendant et aprĂšs 89) histoire dont il est utile de retrouver les sources et qui ne tient pas tout entier en deux ou trois mots. Et parce que les plaidoiries sont loin d'ĂȘtre toujours cohĂ©rentes.
Le livre de Rafe Blaufarb, professeur d'histoire Ă l'UniversitĂ© d'Ătat de Floride (ce livre est la traduction française en 2019 de la publication originale The Great Demarcation: The French Revolution and the Invention of Modern Property datant de 2016) Ă©claire la rupture opĂ©rĂ©e par la RĂ©volution dans lâhistoire du droit des biens. Et permet de rĂ©flĂ©chir Ă ce qu'est la propriĂ©tĂ©, et Ă ce qu'elle n'est pas, en se plaçant encore plus en amont.
Je veux ĂȘtre clair avec mon lecteur : sans remonter au droit romain, sans examiner l'apport essentiel du nominalisme d'Occam (il y aurait tant Ă dire) je pars ici trĂšs en amont de Bitcoin (2009) et mĂȘme de l'instauration de l'impĂŽt sur le revenu (1917 en France). Ce faisant, je pense nĂ©anmoins pouvoir approfondir le sens des mots, Ă©clairer des questions de principe, poser des questions utiles.
Chacun sera d'accord avec l'auteur sur un point :  La RĂ©volution française a reconstruit entiĂšrement le systĂšme de propriĂ©tĂ© qui existait en France avant 1789Â
.
Sous l'Ancien RĂ©gime certains droits politiques (les seigneuries) s'entremĂȘlaient aux rĂ©alitĂ©s multiples quant Ă la possession, entre le seigneur qui concĂ©dait une terre tout en conservant certains droits sur elle et son tenancier possesseur et occupant mais astreint Ă de multiples servitudes, corvĂ©es et obligations envers le premier, sans compter d'innombrables situations d'indivisions, la multiplicitĂ© des droits locaux et des traditions. Ce seigneur Ă©tait d'ailleurs, pour une propriĂ©tĂ© donnĂ©e, rarement unique tant la fĂ©odalitĂ© Ă©tait dans les faits un empilement de seigneuries que nous traiterions aujourd'hui de mille-feuille).
Inversement, le systĂšme dit de la  vĂ©nalitĂ© des officesÂ
tardivement et progressivement mis en place, officilisé sous François Ier et devenu presqu'impossible à éradiquer, faisait de certains agents administratifs royaux (justice, finance etc) les propriétaires héréditaires de leurs charges.
Au sommet  la Couronne incarnait la confusion de la puissance publique et de la propriĂ©tĂ© privĂ©e qui Ă©tait la caractĂ©ristique de l'Ancien RĂ©gimeÂ
.
Que voulaient faire les hommes de 89 ?
Pour changer la sociĂ©tĂ© et instaurer concrĂštement la LibertĂ© et l'ĂgalitĂ©, il fallait Ă leurs yeux organiser deux choses : la famille et la propriĂ©tĂ©. Et pour re-fonder la propriĂ©tĂ©, il importait de faire sauter le sĂ©culaire Ă©difice fĂ©odal : enlever tout caractĂšre politique au droit de propriĂ©tĂ© (abolition des seigneuries et notamment de leurs droits de justice ou de chasse) et tout caractĂšre patrimonial aux charges publiques pour confĂ©rer Ă la souverainetĂ© (qui allait passer du roi-suzerain Ă la Nation-souveraine) son caractĂšre indivisible et remplacer le vieux rĂ©gime de tenure par un rĂ©gime de propriĂ©tĂ© individuel et absolu.
- (remarque pour les historiens) : dût l'orgueil français en souffrir, la chose avait déjà été initiée ailleurs (Angleterre, Etats-Unis, Toscane, Savoie et Piémont) certes de façon moins radicale, moins spectaculaire, et avec moins d'effet sur le cours des choses européen.
- (remarque pour les bitcoineurs) : ce que nombre de mes amis ont en tĂȘte, en invoquant le caractĂšre absolu de leur droit de propriĂ©tĂ© c'est justement l'inverse, Ă savoir rĂ©concilier et rĂ©ajuster la propriĂ©tĂ© Ă une forme de pouvoir politique. On y revient plus bas.
Cette propriété réinventée en 89 est-elle bourgeoise ? capitaliste ? Comment la situer historiquement et philosophiquement ?
Pour les historiens marxistes et le dogme qu'ils ont contribué à répandre, la féodalité était avant tout un mode de production et d'organisation sociale, qu'une révolution bourgeoise avait chamboulé pour inaugurer le systÚme capitaliste.
Des historiens plus rĂ©cents ont fait remarquer d'une part que la rĂ©volution n'avait guĂšre aidĂ© (du moins en son foyer) le capitalisme naissant et d'autre part que les hommes de 1789 Ă©taient bien plus souvent avocats qu'entrepreneurs. On peut critiquer le premier point, c'est un dĂ©bat complexe que l'on n'examinera pas ici. Quant au second point, mĂȘme s'il faut rappeler le rĂŽle de nombreux savants (mathĂ©maticiens, physiciens et ingĂ©nieurs) qui ne furent pas sans influence sur les fondements du capitalisme français au 19Ăšme siĂšcle, il est assez Ă©vident. lâAssemblĂ©e constituante comprenait 466 juristes pris au sens large : avocat au Parlement et en Parlement et plus gĂ©nĂ©ralement hommes de loi, soit les deux tiers de lâassemblĂ©e ! Ils reprĂ©sentent encore prĂšs de la moitiĂ© de la Convention en 1792.
La critique du systĂšme antĂ©rieur par les juristes rĂ©unis Ă Versailles en 1789, que l'on a trop rĂ©duite Ă une attaque inspirĂ©e de Locke (et de son DeuxiĂšme TraitĂ© sur le gouvernement civil, 1689) Ă©tait largement enracinĂ©e dans  l'humanisme juridiqueÂ
du 16Úme siÚcle, qui voyait déjà dans la féodalité un fùcheux imbroglio de la propriété et du pouvoir.
Venu d'Italie oĂč il est nĂ© un siĂšcle plus tĂŽt, cet humanisme juridique revisitait Ă la base bien des concepts, avec des dĂ©bats peu comprĂ©hensibles aujourd'hui (l'origine des fiefs fut-elle romaine ou germaine?) sauf Ă dire qu'on y discutait implicitement de la rĂ©partition des terres et qu'on y dĂ©nonçait sans fard le dĂ©membrement de la puissance publique.
Un peu plus tard, leurs continuateurs (comme Jean Bodin, publiant en 1576 ses Six Livres de la RĂ©publique) ne furent pas des libĂ©raux mais des gens qui, au milieu du tumulte des guerres de religion, entendaient tout au contraire construire les bases de l'Ătat royal absolutiste. Notons dans la mĂȘme veine que l'Ćuvre juridique des hommes de 1789, mise en forme par le conventionnel CambacĂ©rĂšs devenu second consul de Bonaparte et par quelques autres  ne suffira pas Ă crĂ©er une forme dĂ©mocratique ni mĂȘme libĂ©rale de gouvernement : le joug napolĂ©onien en fit clairement la dĂ©monstration
.
Bref on évacue pas le souverain comme cela. Mais pour Jean Bodin, et c'est un apport majeur, la souveraineté ne réside pas dans la position de juge de dernier ressort, mais dans la capacité absolue de faire la loi.
Plus proche de 1789, et toujours cité pour ses thÚses libérales Montesquieu est subtilement revisité par Rafe Blaufarb. Car avec la séparation des pouvoirs, le baron de La BrÚde et de Montesquieu défendait aussi l'idée que la confusion de la puissance publique et de la propriété était tout aussi nécessaire pour limiter la tendance au despotisme de la monarchie (pour ce qui viendrait ensuite, il n'y songeait pas). La confusion féodale dénoncée par les jurisconsultes humanistes était au contraire à ses yeux un pilier de l'ordre constitutionnel. Voltaire s'en émut. On oublia plus tard que l'Esprit des Lois défendait en fait tout ce que la nuit du 4 août avait aboli.
Plus dĂ©cisive, presque antithĂ©tique, fut l'influence des physiocrates et de leurs conceptions trĂšs opposĂ©es Ă la fĂ©odalitĂ© Ă savoir une souverainetĂ© (royale) pleine et indivisible face Ă une sociĂ©tĂ© ayant dĂ©sormais comme principal objet d'Ă©tablir et de garantir le droit de propriĂ©tĂ©. Celui-ci n'Ă©tait pas naturel mais nĂ©cessaire, les ĂȘtres humains n'ayant pu survivre qu'en devenant cultivateurs, donc en se divisant la terre entre eux. C'est bien chez les physiocrates que l'on trouve l'idĂ©e que la propriĂ©tĂ© est  l'essence de l'ordre naturel et essentiel de la sociĂ©tĂ©Â
pour citer Le Mercier (1767). Mais l'Ă©quilibre de cet Ă©chafaudage devait pour eux ĂȘtre assurĂ© par un souverain hĂ©rĂ©ditaire et copropriĂ©taire de toutes les terres du royaume. Et surtout les conceptions physiocrates restaient trĂšs abstraitesÂ
: on y dĂ©crivait un univers de  propriĂ©tairesÂ
et de  propriĂ©tĂ©sÂ
. On oublia un peu en chemin la place centrale qu'y occupait la  copropriĂ©tĂ©Â
du roi comme Ă©tant  le droit de la souverainetĂ© mĂȘmeÂ
et fondant son droit à taxer la propriété privée.
On part de l'abstraction...
Rafe Blaufarb le dit assez crĂ»ment dans son livre : le goĂ»t extrĂȘme des physiocrates pour l'abstraction est frustrant, mais  leur refus de l'historicisme, leur indiffĂ©rence au droit, leur dĂ©sintĂ©rĂȘt volontaire pour les institutions rĂ©elles Ă©taient autant de tactiques discursives nouvelles pour sortit du bourbier du prĂ©cĂ©dent et se placer sur un terrain ouvert et vierge oĂč un changement fondamental pouvait ĂȘtre envisagĂ©Â
. Quelles que soient les raisons (Ăąprement discutĂ©es) qui ont conduit Ă rĂ©duire la propriĂ©tĂ© Ă une forme abstraite de  la terreÂ
ils donnÚrent, intentionnellement ou non, à la propriété l'apparence de la naturalité, la réduisant à une chose physique.
En 1789 on trancha, et plutĂŽt en faveur des thĂšses physiocrates qu'en faveur de celles de Montesquieu. Puis on oublia les infinis dĂ©tails de ces controverses. Si le livre de Rafe Blaufarb traite surtout des immenses difficultĂ©s qu'ont eu les hommes de 1789 Ă faire sauter un Ă©difice absurde mais oĂč tant de choses s'intriquaient, s'emmĂȘlaient, avec tant d'intĂ©rĂȘts croisĂ©s, il permet de dĂ©construire l'idĂ©e d'un droit de propriĂ©tĂ©, limpide, cristallin, qui serait comme on dit sur le rĂ©seau X  simple, basiqueÂ
et abruptement opposable à toute critique, ou à toute suggestion (fût-elle de taxe nouvelle).
...et on en vient au bricolage
Car derriĂšre la  nuitÂ
des grands principes au 4 aoĂ»t, nuit qui avait en rĂ©alitĂ© Ă©tĂ© mĂ»rie depuis l'annonce mĂȘme de la rĂ©union des Ătats-GĂ©nĂ©raux, derriĂšre le caractĂšre en apparence limpide du premier article du dĂ©cret du 11 aoĂ»t ( L'AssemblĂ©e nationale dĂ©truit entiĂšrement le rĂ©gime fĂ©odalÂ
) il y eut des mois (des annĂ©es, en fait) de tergiversations. Certains droits furent un temps dĂ©clarĂ©s  rachetablesÂ
: trois ans plus tard il fallut y renoncer ne serait-ce que parce que l'argent ne valait plus rien. Il y eut moult bricolage, examen de vieilles chartes, destruction d'archives et abandon devant les fureurs populaires. Il y eut aussi de (gros) profits : séparer la propriété et le pouvoir, c'est beau, mais régler le cas de la propriété ecclésiastique ou nobiliaire, devenue nationale (pour se la partager entre profiteurs payant de la bonne terre en mauvaise monnaie) c'est moins beau.
On pointe ici un vice du  droit de propriĂ©tĂ©Â
dans sa rĂ©alitĂ© concrĂšte : c'est que s'il est exempt des crimes antiques, fĂ©odaux ou maffieux dont s'amusait Anatole France, il fut dans sa forme bourgeoise largement fondĂ© sur du vol. Nul besoin de citer Proudhon et sa formule cĂ©lĂšbre de 1840 : Balzac le savait fort bien qui Ă©crivait six ans plus tĂŽt que  le secret des grandes fortunes sans cause apparente est un crime oubliĂ©, parce qu'il a Ă©tĂ© proprement faitÂ
. Ce qui est vrai individuellement des profiteurs de 1790 et de tant d'autres l'est ainsi, également, et de maniÚre collective de toute une classe sociale. Pour monter sur le trÎne, Napoléon comme Louis XVIII durent jurer de n'y point revenir.
Il est parfois dangereux de rappeler ce genre de choses, dans la Russie de V. Poutine par exemple, mais c'est toujours nĂ©cessaire, par exemple pour parler de la France des privatisations que Laurent Mauduit dans La caste dĂ©crivait plaisamment en 2018 comme une mise en Ćuvre du mot de B. Constant  Servons la bonne cause et servons-nous!
Ce mot qui ne fait pas forcément honneur au saint patron des libéraux français fut énoncé lors de l'épisode non moins fùcheux de son ralliement à un homme qu'il avait traité de despote durant dix ans.
L'idée d'un droit absolu des propriétaires, si l'on oublie les conditions de l'élaboration du droit révolutionnaire, peut aussi venir d'une lecture superficielle du Code civil des Français.
On touche ici le débat (souvent superficiel) sur le rÎle de Napoléon, continuateur et/ou liquidateur de la Révolution.
On peut citer ce que l'empereur lui-mĂȘme exprimait lors dâune rĂ©union du Conseil dâĂtat le 19 juillet 1805, plaidant pour la continuitĂ©Â : « que les lois contre la fĂ©odalitĂ© reposent sur des principes justes ou injustes, ce nâest pas ce quâil sâagit dâexaminer : une RĂ©volution est un jubilĂ© qui dĂ©place les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. Un tel bouleversement est sans doute un malheur quâil importe de prĂ©venir ; mais, quand il est arrivĂ©, on ne pourrait dĂ©truire les effets quâil a eus, sans opĂ©rer une RĂ©volution nouvelle, sans rendre la propriĂ©tĂ© incertaine et flottante : aujourdâhui on reviendrait sur une chose, demain sur une autre : personne ne serait assurĂ© de conserver ce quâil possĂšde ».
Cette phrase est Ă juste titre citĂ©e par Blaufarb comme par l'avocat Hubert de Vauplane, qui dans une Ă©tude fort Ă©rudite Ă paraĂźtre sur l'un des nombreux  rĂ©dacteurs oubliĂ©sÂ
du Code Napoléon, Théodore Berlier, donne une formulation éclairante des choix qui furent faits alors :
 Le Premier Consul, mais avec lui tout un courant dâhommes politiques qui avaient vu les ravages de la Terreur, prĂŽne un retour Ă lâordre, non seulement de la sociĂ©tĂ© mais dans les familles. Ainsi, la plupart des rĂ©formes du droit de la famille ont Ă©tĂ© Ă©dulcorĂ©es (divorce, adoption, droits des enfants illĂ©gitimes) voire supprimĂ©es (Ă©galitĂ© dans les parages successoraux) pour rĂ©pondre Ă cette attente dâordre. Quant Ă la propriĂ©tĂ© individuelle, notamment celle touchant aux biens nationaux mais au-delĂ mĂȘme de ceux-ci toutes les propriĂ©tĂ©s individuelles, il nâest pas question dây revenir et encore moins de les remplacer par lâordre ancien de la fĂ©odalitĂ©. Lâordre nouveau ne doit pas permettre la remise en cause des propriĂ©tĂ©s. La famille rĂ©volutionnaire a ainsi Ă©tĂ© sacrifiĂ©e sur lâautel de la stabilitĂ© de la propriĂ©tĂ©. MĂȘme Louis XVIII nâosera pas toucher Ă la propriĂ©tĂ© issue de la RĂ©volution et dont il garantira le caractĂšre inviolable dans la Charte en 1814, alors quâil supprimera le divorce en 1816.
Si la propriĂ©tĂ© a pu ĂȘtre dite absolue
par le rédacteurs du Code Napoléon, écrivant aprÚs l'orage et balayant quelques idéaux révolutionnaires pour ne conserver que ce qui était utile à l'ordre, ce n'est que par opposition aux statuts trÚs complexes observés auparavant mais aussi par un choix politique, un arbitrage trÚs thermidorien qui conviendra aux brumairiens puis à tous les nantis du siÚcle peint par Balzac et Zola.
On y voit certes les mĂȘmes principes qu'au 4 aoĂ»t affirmĂ©s bien fort, parfois par des hommes dĂ©jĂ actifs cette fameuse nuit. Mais le dĂ©cor et le coeur des hommes a changĂ©. MĂȘme pour les propriĂ©taires la libertĂ© ne sera plus celle qui a effrayĂ© ceux qui survĂ©curent Ă la tourmente. La police veille. L'article 544 illustre la chose et dĂ©finit la propriĂ©tĂ© comme :  le droit de jouir et disposer des choses de la maniĂšre la plus absolue, pourvu qu'on n'en fasse pas un usage prohibĂ© par les lois ou par les rĂšglements
. Ce que Blauifarb appelle the great demarcation est ici nettement tracĂ©e : il y a eu modification de la propriĂ©tĂ©, purgĂ©e de ses attributs politiques, mais nul anĂ©antissement des droits de la puissance souveraine sur les propriĂ©tĂ©s particuliĂšres. La loi du 8 mars 1810 sur les expropriations forcĂ©es pour cause dâutilitĂ© publique, texte dâune grande importance et dont la postĂ©ritĂ© fut grande ne peut ĂȘtre oubliĂ©e lorsqu'on invoque le caractĂšre absolu voire sacrĂ© de la propriĂ©tĂ©.
Les choses ne sont guĂšre plus simples aujourd'hui pour Bitcoin que pour les fiefs jadis.
Disons tout de suite que les idĂ©es de certains Bitcoineurs sur la propriĂ©tĂ© sont aussi simples que la nature du droit du dĂ©tenteur de Bitcoin est complexe : est-il, par exemple, un objet fongible qui se caractĂ©riserait par son appartenance Ă un genre ou Ă une espĂšce et non par son identitĂ© propre ? Hubert de Vauplane, attentif depuis fort longtemps Ă ce qui se passe avec l'Ă©mergence des blockchains, et fondateur de groupes de travail sur ces sujets Ă©crivait en 2018 , que  la nature juridique de Bitcoin en droit des biens est incertaine depuis ses dĂ©buts. La question du droit de propriĂ©tĂ© sur le Bitcoin fait dĂ©bat, aussi bien dans les pays de common law que de droit civil. En droit de common law, la question de dĂ©part consiste Ă considĂ©rer si le Bitcoin peut ĂȘtre qualifiĂ© de droit de propriĂ©tĂ© incorporel. En droit civil, la question est relativement similaire : dans quelle mesure le Bitcoin sâapparente-t-il Ă un droit rĂ©el ou personnel ?Â
. L'élaboration juridique au sujet de Bitcoin s'est faite pays par pays, sans faire ressortir aucun caractÚre naturel ou à plus forte raison sacré de ce droit.
Disons aussi qu'il est piquant de voir l'argument des physiocrates sorti de son contexte et retranscrit par des geeks pour des biens fort peu naturels. Quoi que l'on puisse dire de la blockchain comme espace numérique appropriable, son caractÚre naturel ne saute pas aux yeux et les métaphores agricoles y seraient incongrues.
Mais ce qui pourrait paraßtre encore plus étonnant, c'est qu'en réalité les arguments invoqués sont bien plus souvent, par imprécision (entre souveraineté et suzeraineté) ou opportunisme, ceux des défenseurs des seigneuries (comme Montesquieu) que ceux du fameux 4 août. En réalité, il n'y a guÚre lieu de s'en étonner : la charge de validateur est bien une fonction politique privée. Et si la nature de Bitcoin était féodale ?
Le Bitcoineur (petit) roi ?
On dĂ©tecte aisĂ©ment ce lancinant fantasme, avec une profonde Ă©quivoque sur le vocabulaire (entre propriĂ©tĂ©, pouvoir, seigneurie et mĂȘme royaume) dans certaines publications.
PrÚs d'un quart de million de vues pour ce post de Andrew Howard sur X suggérant ingénument qu'au-delà d'un certain niveau de richesse on pourrait s'acheter un terrain suffisamment grand pour avoir la dimension d'un petit pays et... en devenir le roi.
Il faut avoir la foi chevillée au wallet pour penser que l'établissement de l'étalon Bitcoin, voire la simple hausse du cours à des niveaux certes impensables aujourd'hui, redistribuerait à ce point non seulement les richesses mais aussi les concepts.
Par ailleurs, que l'on puisse mobiliser ce fantasme monarchiste et penser que sa réalisation serait une chose bonne et désirable en dit long sur une profonde immaturité politique.
Let's be serious
Ce fantasme peut avoir une apparence romanesque (une robinsonnade) mais elle recouvre des expĂ©riences ratĂ©es, douteuses, ou dangereuses. J'ai dĂ©jĂ Ă©crit qu'une terra nullius est souvent une terra nulla. Pratiquement la  propriĂ©tĂ©Â
d'un bout de dĂ©sert ou d'un Ăźlot, mĂȘme revendiquĂ© par nulle puissance, mĂȘme absent de toute carte, ne donnerait nulle  souverainetĂ©Â
à ses détenteurs, ni concrÚtement ni légalement. A moins de se défendre, de se battre, vraiment, et fort longtemps (en se souvenant de ce que l'ultima ratio regum désignait) et d'installer le minimum vital de souveraineté que sont l'eau douce et l'électricité (boire ou miner il ne faut pas avoir à choisir) avec des frontiÚres non pas hérissées de barbelés mais internationalement reconnues et donc ouvertes aux indispensables importations.
PlutĂŽt que de rĂȘver Ă ce qu'on a appelĂ©, Ă l'Ă©poque des dĂ©colonisations, une  indĂ©pendance drapeauÂ
les bitcoineurs qui ont un fond de pragmatisme devraient mĂ©diter sur le combat sĂ©culaire des princes de Monaco, depuis la rĂ©cupĂ©ration (un peu miraculeuse) de leur rocher en 1814 pour desserrer la tutelle (sarde puis française), se faire admettre d'abord avec un tabouret puis avec un fauteuil dans des dizaines d'instances internationales et n'obtenir la qualitĂ© d'Ătat membre de l'ONU que 180 ans plus tard. Avec de vrais titres princiers d'Ancien RĂ©gime, de vrais TraitĂ©s internationaux, les ressources palpables d'un casino et la maĂźtrise d'une manne fiscale non nĂ©gligeable. Et Deo Juvante c'est Ă dire avec l'aide (ou la complicitĂ©) de la France pour l'Ă©lectricitĂ©, l'eau et pas mal d'autres choses dont la police, la justice (Cour d'Appel de Nice) et la dĂ©fense. Un livre de FrĂ©dĂ©ric Laurent, paru il y a une vingtaine d'annĂ©e, racontait fort bien ce qu'est Un prince sur son rocher.
Le prince de Pontinha, sur son rocher plus petit encore que celui des Grimaldi, en bordure du port de Funchal, a encore bien du chemin Ă parcourir !
MĂȘme en oubliant tout ce qui vient d'ĂȘtre dit, ou en admettant qu'un Bitcoin vaille quelques (dizaines de ?) millions et permette Ă quelques (dizaines de ?) bitcoineurs d'acquĂ©rir une gated community, une citĂ© portuaire, une Ăźle cĂŽtiĂšre, de l'Ă©quiper pour lui donner une autonomie rĂ©elle, la capacitĂ© de se dĂ©fendre d'abord contre l'ancien percepteur du lieu et ensuite contre les requins, et enfin les moyens d'ouvrir des reprĂ©sentations diplomatiques dans quelques Ătats complaisants, oĂč verrait-on une  monarchieÂ
mĂȘme en dĂ©finissant la chose comme le fait expĂ©ditivement Howard comme  a familly-owned free private cityÂ
 ?
Que l'on agrée ou non à l'idée que la féodalité fut un mode de production, la monarchie a toujours été bien davantage : un ordre symbolique qui n'a rien à voir ni avec la finance classique ni avec la finance crypto.
La planÚte du financier n'est pas celle du roi, et les anarcho-capitalistes qui s'y voient déjà risquent de ne trouver pour séjour que celle du vaniteux.
Ce que rĂ©vĂšle en revanche la lecture de chaque journal, c'est que les vrais milliardaires (old school, GAFAM et bĂ©bĂ©s requins comme SBF) ne perdent pas de temps Ă de telles songeries et prĂ©fĂšrent, aprĂšs quelques usurpations et dĂ©membrements de la puissance publique, enserrer les Ătats existants dans leurs tentacules (mĂ©dias, donations, financement des partis, pantouflage, corruption) quitte Ă s'y mĂ©nager de belles fĂ©odalitĂ©s, avec un vague suzerain et pleins de petits vassaux et arriĂšre-vassaux. On lira avec profit l'analyse de Martinoslap sur cette rĂ©alitĂ© prophĂ©tisĂ©e depuis une gĂ©nĂ©ration et prĂ©sentĂ©e en 2020 par l'Ă©conomiste CĂ©dric Durand
Quoi qu'il en soit, quand le Bitcoin vaudra un milliard, il n'aura nul besoin de faire sauter le systĂšme (qui probablement ira assez mal) : il sera devenu le systĂšme.
Quitte Ă chercher dans le passĂ©, n'y a-t-il pas d'autres rĂȘves Ă offrir aux Bitcoineurs ?
C'est sur quoi je reviendrai sous peu avec le compte-rendu rĂȘveur de ma lecture actuelle : Cocagne, l'histoire d'un pays imaginaire.
Ă suivre