Qui de nous n'a jamais entendu dire du bitcoin que c'Ă©tait "un truc de fou" ?  En songeant Ă cette expression, j'ai dĂ©cidĂ© de ressortir de mes petits papiers une histoire un peu folle.Â
J'ai dit dans un prĂ©cĂ©dent billet pourquoi le bitcoin ne pouvait pas servir de monnaie de siĂšge. Ceci posĂ©, il reste deux hypothĂšses couramment Ă©voquĂ©es: celle de le voir servir en cas d'hyperinflation (j'y reviendrai) et celle de le voir servir de monnaie de nĂ©cessitĂ©. Â
Les monnaies de nécessité sont un champ immense, et il y en a eu de tous les types possibles. J'écrirai un jour sur celles qui furent émises par des "petits pouvoirs" (villes, chambres de commerces...) et sur celles qui jaillirent des usages d'une communauté plus ou moins isolée. Ici je voudrais simplement raconter une histoire un peu folle : celle d'une monnaie de fous.
L'or des fous...l'expression semble se perdre dans la nuit des temps, et peut-ĂȘtre dans l'alchimie, pour dĂ©signer ce que les chimistes dĂ©crivent comme un dissulfure de fer et que les Anciens nommĂšrent pyrite (du mot grec pyros qui dĂ©signe le feu) car la pyrite produit des Ă©tincelles lors des chocs.Â
Faudrait-il ĂȘtre fou ? Ma petite histoire commence un matin de juillet 1410, dans un village proche de Paris.
Seulement, quand lâorfĂšvre fit valoir quâil avait besoin du mĂ©tal prĂ©cieux pour faire son travail, le glaisier jeta sur la table un sac de toile rempli de pĂ©pites. Elles avaient toute la forme de cubes. Il se fit traiter de fou.
MinĂ© (c'est le mot) par le chagrin ou le dur labeur, le glaisier rendit à Dieu, avant le fin de l'annĂ©e, son Ăąme candide. Or, quand on allait le porter en terre apparut enfin... le peintre, qui venait livrer son tableau. Personne nâosa lui demander comment il avait Ă©tĂ© payĂ©. Une fois lâenterrement terminĂ©, il repartit sans dire un mot.
Peu à peu, chacun donnant son opinion, le glaisier et le peintre devinrent des charlatans, des princes... ou des fous ! Pour l'ingénieur Simon Lacordaire, auteur en 1982 d'un livre Histoire secrÚte du Paris souterrain, ce serait à compter de cet épisode que la pyrite aurait reçu le nom d'or des fous. Le fameux tableau disparut lors d'une reconstruction de la petite église.
Cette anecdote apparemment sans grande portée nous apprend cependant beaucoup de choses.
L'épisode (dont j'ai cherché en vain la source pendant des mois, l'auteur aujourd'hui décédé n'ayant pas mis de note en bas de page) est pour l'essentiel vraisemblable. Les glaisiers de Passy étaient de pauvres hÚres, pataugeant pieds dans l'eau, menacés de noyades souterraines, dans des galeries tellement humides que le bois y était perdu d'avance et que l'on donnait à ces galeries des dimensions invivables. Tout cela pour de la glaise. Les tenanciers des terrains remblayaient ensuite les fouilles et plantaient à leur emplacement des vignes dont une rue perpétue le souvenir. Et c'est probablement à proximité de cette rue des Vignes que travaillait mon glaisier, sans doute sur une petite exploitation personnelle, sans quoi il eût crié sa joie moins fortement.
Il n'a pu trouver à Passy que des pyrites : elles y abondaient trois siÚcles plus tard encore sous plusieurs formes, dont celle de cristaux cubiques brillants et inaltérables à l'air. Les a-t-il vraiment prises pour du vrai or ?  Il n'avait jamais vu de l'or que de loin (la dorure d'un ciboire à la grand-messe) et on peut penser que ses cris de joie furent sincÚres...
Et les autres protagonistes ? La monnaie d'or Ă©tait rĂ©servĂ©e aux trĂšs gros achats et la plupart des parisiens ne s'en servait jamais ou que trĂšs exceptionnellement. Un tailleur de talent, qui Ćuvrait dans le brocart et la soie, pourrait avoir dĂ©jĂ vu de l'or, en l'espĂšce un bel Ă©cu Ă la couronne de Charles VI, frappĂ© depuis 1385, pesant environ 4 grammes et valant 22 sols. On conserve les comptes d'un tailleur parisien, Colin de Lormoye, pour les annĂ©es 1423 Ă 1444. Ses factures pouvaient, par leurs montant, justifier des paiements en or.Â
Certes, depuis un demi-siÚcle exactement, l'impÎt (créé aprÚs le désastre de Poitiers pour payer la rançon du roi Jean le Bon) frappait la population et assÚchait le marché, dans un royaume qui avait toujours manqué cruellement de métaux précieux. Un tailleur voyait donc surtout des gros d'argent datant des rÚgnes précédents et pesant 3 à 4 grammes d'un métal de moins en moins blanc au fur et à mesure que l'on s'écartait des bons usages du saint roi Louis... Il reste cependant peu probable qu'un tailleur de luxe n'ait jamais vu de vrai or, ne serait-ce qu'en bijoux.
Or, soit il a fait crĂ©dit (ce qui Ă©tait alors extrĂȘmement courant, mĂȘme dans le commerce de dĂ©tail - mais Ă©videmment pas pour un gueux de Passy inconnu du bourgeois parisien), soit il s'est fait payer. En pyrites, forcĂ©ment. Et s'il n'a point protestĂ©, ni avant ni aprĂšs, est-ce par crainte du ridicule ou parce que d'autres derriĂšre lui ont acceptĂ© cette mĂȘme monnaie ?Â
Venons-en au peintre. Nul ne connait son nom, mais les plus grands chefs d'oeuvres de ce temps, fresques ou enluminures, sont souvent le fait de maĂźtres restĂ©s anonymes. Qu'il ait Ă©bahi les pauvres paroissiens d'Auteuil ne nous dit rien de son talent et de ses prix. Et mĂȘme... Van Gogh ou Modigliani ont bien cĂ©dĂ© pour le prix d'un repas des chefs d'oeuvre aujourd'hui inestimables...
Ce qui renvoie Ă une autre question : combien de pyrites pour un tableau? pour un manteau ? pour un verre de vin ? Un usurier (les Juifs viennent de subir en 1410 une nouvelle mesure d'expulsion) ou un changeur aurait immĂ©diatement rĂ©agi comme le fit l'orfĂšvre. C'est donc que le drapier (l'Ă©toffe Ă©tait souvent fournie par le client), le tailleur, peut-ĂȘtre le peintre, et Ă coup sĂ»r le cabaret du coin, ont acceptĂ© directement de l'or des fous en gage de paiement, pour ne pas dire  en monnaie...
Cette pyrite pÚse un peu plus de 400 grammes et on la trouvait en vente pour 740 euros sur ebay. C'est évidemment moins cher que son poids en vrai or, mais c'est décoratif. Toujours sur ebay, un petit cube de pyrite se vend le prix de deux cafés ou d'un verre de vin. Pourquoi un petit commerçant de 1410 n'aurait-il pas accepté une pyrite à la place d'un guenar (mot breton pour dire blanc) de mauvais argent alourdi de plomb, de deniers tournois ou parisis de moins d'un gramme d'un douteux billon, de menues monnaies noires ou de demi-deniers, nommés maille et qui au demeurant faisaient souvent défaut, leur frappe étant peu avantageuse pour le roi ?
AprÚs tout, malgré la suppression progressive des monnayages féodaux, des dizaines de piÚces de menue monnaie diverses circulaient pour les petits paiements, non sans d'incessantes disputes : certaines ont assez dégénéré pour que l'on en ait conservé la trace ! Le royaume connaßt alors à la fois le bimétallisme (qui permet toutes les spéculations) et la relative pénurie de métaux. Parfois on paye directement avec des petits bouts d'argent non monétaire, du fretin. Inversement, le chroniqueur connu comme le " Bourgeois de Paris" emploie le mot monnaie dans un sens bien large, en y incluant des médailles diverses.
Seul donc l'orfĂšvre qui, par dĂ©finition, ne travaillait que pour les riches a envoyĂ© au diable le pauvre fou et son or trouvĂ© dans la glaise.Â
Ceci nous conduit au contexte de l'histoire.
Restons un instant chez l'orfÚvre. Il connaßt l'or, le vrai, car il en voit beaucoup. Trop au goût du pouvoir royal, car le goût luxueux du temps conduit à une débauche d'orfÚvrerie qui assÚche l'indispensable circulation des métaux précieux qui sont alors la seule monnaie concevable. Les changeurs parisiens s'en plaignent justement en février 1409 au maßtre des Monnaies, citant nommément les princes et leurs commandes fastueuses. Le glaisier ne raisonne d'ailleurs pas différemment des princes : l'or est fait pour l'orfÚvrerie.
Tiens donc : un secteur du luxe (des puissants) qui prospĂšre dans un contexte de crise Ă©conomique et d'impĂ©cuniositĂ© de l'Ătat...cela rend soudain l'Ă©pisode plus proche de nous. En outre, depuis un demi-siĂšcle l'impĂŽt (dont on mesure mal le poids rĂ©el) pĂšse sur un pays successivement affaibli par la peste puis la guerre et empĂȘche toute reprise de l'activitĂ©. La population baisse, la consommation aussi. Dans un temps qui n'a rien Ă voir, Ă©videmment, avec le nĂŽtre, il faut comprendre que la raretĂ© du numĂ©raire, jointe Ă une politique de monnaie forte ( en or, malgrĂ© une petite dĂ©valuation en 1385 ) au service des possĂ©dants induisent un climat de dĂ©pression. Voici la situation Ă©conomique dans laquelle s'inscrit notre minuscule histoire.Â
Faute de grive on mange des merles, et faute d'or on pourrait bien avoir (durant quelques heures) payé en pyrite. Cela paraßt fou, mais c'est l'époque, tout autant que la populace de Passy, qui est folle.
Cette annĂ©e 1410 marque le dĂ©but de la guerre civile qui couve encore en juillet. Trois ans plus tĂŽt, sur ordre du duc de Bourgogne, cousin du roi, des hommes de main avaient assassinĂ© le duc d'Orleans, frĂšre du roi. Un assassinat politique dans la descendance de saint Louis ! AprĂšs diverses tentatives de "rĂ©conciliation", le conflit Ă©clate en 1410 entre le camp des Bourguignons, et celui des Armagnacs, du nom d'un parent de la victime. Ce sera une guerre civile particuliĂšrement dure, envenimĂ©e par le jeu des Anglais. DĂšs l'Ă©tĂ© 1410 des bandes de soldats pillent et font rĂ©gner la terreur autour de Paris, enchĂ©rissent farine et pain, retardent les vendanges. Un chroniqueur qui Ă©tait religieux Ă Saint-Denys, ne manque pas de rappeler les mots de l'Evangile : tout royaume divisĂ© contre lui-mĂȘme sera dĂ©solĂ©.
Y a-t-il plus fou qu'un royaume coupé en deux ? Oui : une chrétienté coupée en deux, depuis 1378, entre le pape qui siÚge en Avignon avec l'évident appui du roi de France et celui de Rome, qui soutient et que soutient évidemment l'Anglais. En 1409 les efforts du concile de Pise pour résoudre le schisme n'ont abouti qu'à l'élection d'un troisiÚme pape...
Enfin il y a plus fou encore: le malheureux roi, Charles VI le Bien-Aimé subit, depuis 1392 des crises graves et répétées de prostration démente. En 1410 la chose est de notoriété publique. Son calvaire accompagnera la descente aux enfers de tout un pays trahi, vaincu à Azincourt en 1415, vendu à l'Anglais en 1421.