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La correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto

By: Ludovic Lars

Le 23 février 2024, alors que se tenait le procès qui opposait Craig Steven Wright à la COPA (Crypto Open Patent Alliance), un évènement concomitant a marqué tous les passionnés de l'histoire de Bitcoin. Martti Malmi, ancien développeur du logiciel principal et bras droit de Satoshi Nakamoto entre 2009 et 2010, a publié la correspondance privée par courrier électronique qu'il entretenait avec le créateur de Bitcoin. Dans ces courriels, on retrouvait une multitude de détails intéressants qui permettaient d'éclaircir ce qui s'était passé à cette époque-là et de confirmer quelques aspects de la personnalité de Satoshi.

Martti Malmi a publié cette correspondance sur son site personnel. Il s'agit d'une archive incomplète, constituée de 260 courriels, couvrant la période entre mai 2009 et février 2011. On sait en effet que ses échanges avec Satoshi ont eu lieu jusqu'en mai 2011, mais qu'il avait changé d'adresse entretemps. Comme raison expliquant cette publication tardive, il a indiqué :

« Je ne me sentais pas à l'aise de partager des échanges de correspondance privée par le passé, mais j'ai décidé de le faire pour un procès important au Royaume-Uni en 2024, dans lequel j'étais témoin. De plus, il s'est écoulé beaucoup de temps depuis que ces courriels ont été envoyés. »

Ces courriels ne sont pas entièrement nouveaux dans le sens où le journaliste Nathaniel Popper avait déjà eu l'occasion de les consulter en 2015 lors de l'écriture de son livre Digital Gold, qui retraçait les débuts de l'histoire de Bitcoin. Il avait en effet pu interroger Martti Malmi, qui lui avait fourni ces courriels, et des extraits de ces échanges étaient abondamment cités dans le livre.

La prise de contact

Martti Malmi est un personnage important dans l'histoire de Bitcoin. Finlandais, il a été actif dans Bitcoin entre 2009 et 2011, avant de prendre un emploi à plein temps et de s'éloigner progressivement de Bitcoin. Il utilisait le pseudonyme sirius-m sur SourceForge, un pseudonyme qu'il a conservé lors de de son implication dans Bitcoin.

En 2009, Martti Malmi est un jeune étudiant en informatique à l'Université technologique d'Helsinki située à Espoo à l'Ouest de la capitale. Il découvre Bitcoin en avril grâce à son intérêt passager pour le crypto-anarchisme de Tim May. Le 9, il teste le système et mine ses premiers bitcoins avec son ordinateur portable (bloc 10 351). Dans la soirée il rédige un court texte de présentation de Bitcoin, qu'il publie sur le forum anti-state.com et celui de Freedomain Radio. Ces deux forums ont pour point commun de promouvoir largement la liberté de l'individu face à l'État, mais ils diffèrent dans leur sensibilité : le premier est de tendance libertarienne de gauche, prônant un anarchisme de marché anti-capitaliste, tandis que le second appartient à la droite anarcho-capitaliste rothbardienne, étant rattaché à la personne de Stefan Molyneux.

Dans son texte au ton résolument agoriste, intitulé P2P Currency could make the government extinct?, Martti Malmi écrit :

« Comme le Liberty Dollar et certaines monnaies locales nous l'ont montré, nous ne pouvons pas nous fier à une monnaie émise de manière centralisée qui peut être facilement arrêtée par l'État. À la place, nous pourrions avoir un système monétaire alternatif basé sur un réseau p2p décentralisé. En faisant quelques recherches sur Google, j'ai découvert qu'un système de ce type a récemment été proposé, et il s'appelle Bitcoin.

[...]

Le système est anonyme, et aucun État ne pourrait possiblement taxer ou empêcher les transactions. Il n'y a pas de banque centrale qui puisse déprécier la devise avec la création illimitée de nouvelle monnaie. L'adoption généralisée d'un tel système ressemblerait à quelque chose qui pourrait avoir un effet dévastateur sur la capacité de l'État à se nourrir à partir de son bétail. Qu'en pensez-vous ? Je suis très enthousiaste à l'idée d'un système pratique qui pourrait vraiment nous rapprocher de la liberté au cours de notre vie. »

Après avoir publié ce texte, Martti Malmi envoie un courriel à Satoshi Nakamoto dans lequel il déclare être « Trickstern du forum anti-state.com » (son autre pseudonyme) et qu'il « aimerait aider avec Bitcoin ». On ignore à quelle date il a expédié ce message, mais probablement peu de temps après la publication du texte. Satoshi lui répond le 2 mai 2009 (#1). Il va droit au but en écrivant directement : « Merci d'avoir lancé ce sujet sur ASC, ta compréhension de bitcoin est en plein dans le mille. »

Le créateur de Bitcoin poursuit en commentant, à propos des réponses sur le forum provenant probablement de gold bugs : « Certaines de leurs réponses étaient plutôt réactionnaires, mais je suppose qu'ils sont tellement habitués à s'opposer à la monnaie fiat qu'ils estiment que tout ce qui n'est pas l'or n'est pas assez bon. Ils admettent qu'une chose est inflammable, mais affirment qu'elle ne brûlera jamais parce qu'il n'y aura jamais d'étincelle. » Ici, il fait référence (peut-être malgré lui) au théorème de régression de Mises, qui postule qu'un bien doit nécessairement posséder une valeur d'usage non monétaire avant de pouvoir devenir une monnaie et que les amateurs d'or aiment invoquer pour défendre leur point de vue. Dans son analogie, l'utilisation non monétaire est cette « étincelle » et la combustion correspond au phénomène monétaire qui, une fois lancé, peut continuer de lui-même à condition de disposer de suffisamment de combustible.

Présenter Bitcoin

Satoshi se présente comme meilleur programmeur qu'écrivain, une évaluation pour le moins contestable quand on compare la qualité de ses interventions avec celle de son code, qui est médiocre. Dans le premier courriel (#1), il déclare : « Mon style d'écriture n'est pas très bon, je suis un bien meilleur codeur. » Cet élément fait écho à une réponse faite à Hal Finney quelques mois plus tôt où il disait qu'il était « meilleur pour la programmation que pour l'écriture ». Il dira aussi en 2010 qu'« écrire une description de ce truc pour le grand public est sacrément difficile ».

Ainsi, même si Martti prend part au développement durant l'année 2009 (il sera crédité dans les remerciements de la version 0.2), Satoshi le met plutôt à contribution pour remplir la page web sur SourceForge (bitcoin.sourceforge.net), la plateforme où est hébergé le code du logiciel, notamment en écrivant une foire aux questions (FAQ). Pour ce faire, Satoshi lui fournit (#3) une compilation des explications qu'il a pu fournir çà et là, en privé et en public. On y retrouve des réponses données à Hal Finney, Ray Dillinger, Dustin Trammell, Jonathan Thornburg, John Gilmore, Martien van Steenbergen, Michel Bauwens et Mike Hearn. (Notons que certaines d'entre elles n'avaient pas encore été publiées à ce jour.)

Aidé par ces courriels riches en informations, Martti rédige alors la FAQ (#4), qui est approuvée par Satoshi (#5). Elle contient des éléments de langage constitutifs de ce qui fera Bitcoin par la suite. Bitcoin y est présenté comme une « monnaie numérique anonyme basée sur un réseau pair à pair » qui « utilise la cryptographie à clés publique et privée », qui « est valorisée pour les choses contre lesquelles elle peut être échangée, tout comme le sont toutes les monnaies papier traditionnelles » et dont les nouvelles unités « sont générées par un nœud du réseau chaque fois qu'il trouve la solution à un certain problème calculatoire ». Martti évoque également quelques-uns des avantages apportés par Bitcoin : le transfert de fonds sur Internet, l'absence de contrôle des transactions par un tiers de confiance, la protection vis-à-vis des politiques monétaires inflationnistes des banques centrales et le potentiel de hausse de la valeur découlant de l'accroissement de la taille de l'économie.

La page est mise en place le 6 mai (#9). Martti y installe également un forum et un wiki le 9 juin (#17). La page, le wiki et le forum seront annoncés par Martti Malmi lui-même sur la liste de diffusion de Bitcoin le 13 juin.

Le 11 juin, Satoshi contacte à nouveau Martti Malmi et lui propose le mot « cryptomonnaie » (cryptocurrency en anglais) pour décrire Bitcoin (#19). Il écrit : « Quelqu'un a proposé le mot "cryptomonnaie"… c'est peut-être un mot que nous devrions utiliser pour décrire Bitcoin, ça te plaît ? » Le Finlandais approuve et avance que « The P2P Cryptocurrency » pourrait être le slogan de Bitcoin. Cette suggestion sera mise en œuvre : le titre de la page web deviendra « Bitcoin P2P Cryptocurrency » et l'annonce de la version 0.3 en juillet 2010 décrira le projet comme « Bitcoin, the P2P cryptocurrency » (#198).

Toutefois, tout ne convient pas à Satoshi. Par exemple, dans le même courriel du 11 juin, il dit à Martti qu'il n'est « pas à l'aise » avec le fait de déclarer que Bitcoin est un « investissement » (#19). Plus tard, en juillet 2010, il reviendra également sur la mise en avant de l'anonymat, pour deux raisons : le danger pour l'utilisateur et la perception du grand public. Quelques heures après sa déclaration sur le forum ne pas vouloir « mettre l’aspect "anonyme" au premier plan », il écrira ainsi à Martti (#197) :

« Je pense que nous devrions mettre moins l'accent sur l'aspect anonyme. Avec la popularité des adresses bitcoin au lieu de l'envoi par IP, nous ne pouvons pas donner l'impression que tout est automatiquement anonyme. Il est possible d'être pseudonyme, mais il faut être prudent. [...] De plus, "anonyme" sonne un peu suspect. Je pense que les gens qui veulent de l'anonymat le découvriront sans que nous en fassions la promotion. »

L'obsession de l'amorçage

Les courriels publiés par Martti Malmi révèlent aussi l'obsession de Satoshi Nakamoto à propos de l'amorçage de Bitcoin. Le 21 juillet 2009, il écrit à celui qui est devenu son bras droit (#24) : « Cela aiderait si les gens pouvaient l'utiliser pour quelque chose. Nous avons besoin d'une application pour l'amorcer. Des idées ? » Un mois plus tard, le 24 août, il lui partage ses idées et il écrit (#28) : « Ce serait plus efficace s'il existait également une niche de produits pour laquelle il pourrait être utilisé. Certaines monnaies virtuelles, comme le Q coin de Tencent, ont percé dans le domaine des biens virtuels. » Le 28, Martti répond (#30) : « Bitcoin pourrait être promu auprès des utilisateurs de communautés virtuelles comme World of Warcraft et Second Life, qui comptent toutes deux des millions d'utilisateurs. » Tout ceci rappelle la réponse de Satoshi à Dustin Trammell du 15 janvier 2009 où il expliquait que Bitcoin pourrait servir de « points de récompense », de « jetons de don », de « monnaie pour un jeu », aux « micropaiements pour des sites pour adultes » ou encore au paiement pour un site web ou pour envoyer un courriel.

Il y a néanmoins un problème qui hante cet amorçage : celui de la première valorisation. Bitcoin est en effet le projet d'une nouvelle monnaie qui a besoin d'une « étincelle ». Pour cela, la méthode historique la plus simple est l'adossement à une autre monnaie déjà adoptée : c'est de cette manière que les États ont pu faire accepter le papier-monnaie à leurs populations. C'est pourquoi Satoshi l'envisage et déclare à plusieurs reprises dans ses échanges avec Martti que Bitcoin sera « garanti par du liquide » (#1) ou « par de la monnaie fiat » (#3). Si cela peut paraître énigmatique de prime abord, il précise sa pensée quelques mois plus tard (#28) : « Offrir de la monnaie pour garantir les bitcoins attirerait les chasseurs de gratuité, ce qui aurait l'avantage de générer beaucoup de publicité. »

Pour mettre en place ces idées, Satoshi est en contact avec plusieurs donateurs éventuels. Dans le courriel du 21 juillet (#24), il écrit ainsi à Martti : « Il y a des donateurs que je peux solliciter si nous trouvons quelque chose qui nécessite un financement, mais ils souhaitent rester anonymes. » L'un d'entre eux sera sollicité plus tard pour payer les diverses dépenses de Martti : le Finlandais recevra 3 600 $ par la poste tout juste un an plus tard ! (#210)

Les idées de Satoshi pour l'amorçage inspirent Malmi, qui tente de mettre en application la garantie du bitcoin par le biais d'une plateforme de change. Le 22 juillet 2009, il décrit son concept à Satoshi (#25) :

« J'ai pensé à un service de change qui vendrait et achèterait des bitcoins contre des euros et d'autres devises. La possibilité d'échanger directement des bitcoins contre une monnaie existante donnerait au bitcoin la meilleure liquidité initiale possible et donc une meilleure facilité d'adoption pour les nouveaux utilisateurs. Tout le monde accepte d'être payé avec des pièces facilement échangeables contre de la monnaie commune, mais tout le monde n'accepte pas d'être payé avec des pièces qui ne sont garanties que pour l'achat d'un type spécifique de produit.

À titre pédagogique, la formule permettant de fixer un prix stable en euros serait quelque chose comme : (Le montant d'euros qu'on est prêt à échanger contre des bc + la valeur en euros des biens que d'autres personnes vendent contre des bc) / (Le nombre total de bc en circulation - les actifs propres en bc). »

La plateforme de Martti consiste à jauger l'offre et la demande d'une manière différente que la bourse traditionnelle, en prenant en compte les euros et les bitcoins déposés par les usagers. Il finit par mettre en œuvre son idée en mars 2010 au travers du site Bitcoinexchange.com (#133) et réalise quelques ventes au fil des mois (#191, #214), mais le système n'est pas avantageux pour les utilisateurs. La plateforme fermera en 2011.

La garantie de la valeur du bitcoin provient en réalité de l'action d'un autre utilisateur, bien connu par ceux qui s'intéressent à l'histoire de Bitcoin : NewLibertyStandard (NLS). Celui-ci s'inscrit sur le forum hébergé sur SourceForge durant l'automne 2009. Le 8 octobre, il annonce qu'il échange des bitcoins contre des dollars sur son site web, newlibertystandard.wetpaint.com, à un taux de change basé sur son propre coût de production. Martti en informe Satoshi (#34), qui lui répond une semaine plus tard (#35) :

« Il est encourageant de voir que davantage de personnes s'intéressent au projet, comme ce site NewLibertyStandard. J'aime son approche de l'estimation de la valeur basée sur l'électricité. Il est instructif de voir quelles explications les gens adoptent. Elles peuvent aider à découvrir une manière simplifiée de comprendre [Bitcoin] qui puisse le rendre plus accessible aux masses. De nombreux concepts complexes dans le monde ont une explication simpliste qui satisfait 80 % des gens, et une explication complète qui satisfait les 20 % restants, ceux qui voient les défauts de l'explication simpliste. »

De son côté, Martti contacte NLS (#34) et effectue un échange avec lui le 12 octobre : 5 050 bitcoins contre 5,02 $ sur PayPal. Cela donne au bitcoin un prix d'échange pour la première fois de son histoire : 0,001 $ environ ! Par la suite, NLS continue à contribuer au projet, par l'intermédiaire de son service de change et par ses tests réalisés pour le portage du logiciel sur Linux (#66). Quant à Satoshi, son obsession à propos de l'amorçage ne le quittera que lorsque le projet prendra réellement de l'ampleur, après le slashdotting de juillet 2010.

La méfiance de Satoshi

Ce qui ressort enfin de ces courriels est la méfiance de Satoshi Nakamoto vis-à-vis du pouvoir. Celui-ci en effet met tout en place pour éviter d'avoir affaire aux autorités, ayant l'intuition qu'il est en train de construire un système monétaire révolutionnaire et que cela ne plaira pas aux élites installées.

Le créateur de Bitcoin démontre une connaissance pointue des systèmes de paiements et de monnaies centralisées alternatives comme les devises en or numériques telles que Pecunix et e-Bullion, le système Liberty Reserve, ou encore le service russe WebMoney. Lorsque Martti lui parle de l'avancement du prototype de sa plateforme d'échange en février 2010, il lui conseille ainsi d'accepter les virements entrants de Liberty Reserve, qui permet de faire des échanges « sans poser de question et en toute confidentialité » (#141). Il évoque aussi l'existence des cartes-cadeaux (« paysafecards ») qui peuvent rendre service pour réaliser certaines opérations financières. Le même jour, il suggère à Martti de ne pas « se précipiter » et de ne pas « se faire rejeter par toutes les solutions de paiement » (#142), ce qui indique qu'il connaît très bien la censure bancaire qui règne dans le milieu. Il a également conscience du problème de la rétrofacturation comme l'atteste un courriel adressé à Martti quelques jours plus tard (#151) :

« Toutes les méthodes de paiement conventionnelles ont recours à la réfutabilité pour pallier l'absence de mots de passe et de crypto. Le système est largement ouvert à la copie des numéros de carte de crédit et des numéros de compte en clair, et ils y remédient en inversant la transaction après coup. »

Satoshi sait donc très bien où il met les pieds et est conscient que ce qu'il fait remet en cause l'autorité financière sur le transfert monétaire sur Internet. Il a probablement entendu parler de la fermeture du système de devise en or numérique e-gold a fermé en 2007 et de l'arrestation de ses fondateurs, qui ont été condamnés pour facilitation de blanchiment d'argent et activité de transfert d'argent sans licence. Il a connaissance de la censure financière grandissante perpétrée par les banques pour se conformer aux réglementations étatiques.

Il donne quelques indices dans sa façon de dire les choses. Par exemple, lorsqu'il s'oppose au fait de déclarer explicitement de considérer Bitcoin « comme un investissement » en juin 2009, il écrit à Martti que « c'est quelque chose de dangereux à dire » et qu'il devrait « supprimer ce point » (#19), craignant probablement les lois qui réglementent le conseil en investissement. Plus tard, en février 2010, lorsque Martti lui évoque la volonté de traduire le site web en finnois, Satoshi répond la chose suivante (#158) :

« Il serait peut-être préférable de ne pas le traduire dans ta propre langue. Souvent, la réponse habituelle en matière de légalité est que le contenu n'est destiné qu'aux ressortissants d'autres pays. Le fait de le traduire dans ta langue maternelle affaiblit cet argument. »

Ainsi, la préoccupation de Satoshi vis-à-vis du pouvoir politique atteint un niveau quasi paranoïaque, ce qui montre qu'il a conscience du caractère profondément transgressif de sa découverte. C'est probablement pourquoi il déclarera dans l'un de ses derniers messages publics en décembre 2010 que « WikiLeaks a donné un coup de pied dans la fourmilière » et que « la colonie se dirige maintenant vers nous », avant de disparaître à jamais.

Le succès de Bitcoin et la disparition

À partir de la fin de l'année 2009, les choses commencent à s'arranger pour Bitcoin. Le mois de novembre est consacré à la migration de la page SourceForge vers Bitcoin.org (#102) : la description de Martti Malmi se retrouve donc sur le site officiel (#124). C'est aussi l'occasion de lancer un nouveau forum, celui hébergé sur SourceForge n'étant pas assez évolué. Satoshi écrit ainsi (#59) : « Maintenant que le forum sur bitcoin.sourceforge.net gagne en popularité, nous devrions vraiment chercher un endroit qui héberge gratuitement la gestion d'un forum complet. » Après des hésitations au sujet du moteur logiciel à utiliser, c'est Simple Machines Forum qui est choisi par Satoshi (#99). Le nouveau forum est mis en ligne le 26 novembre à l'adresse bitcoin.org/smf (#110).

Quelques mois plus tard, ce forum commence à attirer beaucoup de monde et devient le centre névralgique de la communication autour de Bitcoin. Le 7 février 2010, Satoshi s'étonne ainsi de son succès (#153) : « Le forum est en train de décoller. Je ne m'attendais pas à ce qu'il y ait autant d'activité aussi rapidement. » En mai, Martti devra ajouter plusieurs sections pour organiser les nombreuses discussions (#191).

Certaines personnes contactent également Satoshi en privé. C'est notamment le cas de Jon Matonis, un économiste qui tient le blog The Monetary Future où il traite de sujets liés aux monnaies numériques, à la banque libre et à la cryptographie, et qui « souhaite écrire un article sur Bitcoin » (#189). Le 4 mars, Satoshi lui répond en le complimentant sur son blog en disant qu'il « aurait aimé qu'il y ait quelque chose comme ça » quand il avait fait ses premières recherches trois ans auparavant. Le 6, il envoie un courriel à Martti en lui demandant de l'aide, car il n'a « pas le temps de répondre à ses questions », chose que le Finlandais accepte le lendemain (#190). Néanmoins, il semble que Satoshi ne le met finalement pas en relation avec Jon Matonis, ce dernier publiant un très succinct article sur Bitcoin le 13 mars (UTC).

Le 11 juillet 2010, il se produit un évènement qui bouleverse l'histoire de Bitcoin : suite à la sortie de la version 0.3 du logiciel, une courte présentation de Bitcoin rédigée par un utilisateur est publiée sur Slashdot, un site d'actualité très populaire auprès des passionnés d'informatiques et d'autres sujets. Cet évènement provoque un afflux massif de visiteurs sur le site et sur le forum de Bitcoin, une augmentation du nombre d'utilisateurs et de mineurs sur le réseau. En particulier, le prix du BTC connaît la première hausse majeure de son histoire, en passant de 0,008 $ à 0,08 $ en une semaine.

Mais cela veut dire aussi que le travail de Satoshi et des développeurs s'accroît considérablement. Le 18 juillet (#210), le créateur de Bitcoin écrit ainsi à Martti, en réponse à sa suggestion de changer de service d'hébergement pour le site et le forum :

« S'il te plaît, promets-moi de ne pas faire de basculement maintenant. La dernière chose dont nous avons besoin, c'est de problèmes de basculement qui s'ajoutent à l'afflux de travail que nous recevons actuellement de slashdot. Je perds la tête tellement il y a de choses à faire. »

Ce sentiment de surcharge se confirme dès l'été avec plusieurs problèmes techniques qui sont découverts, comme le 1 RETURN bug ou le dépassement de mémoire qui provoque le Value Overflow Incident.

Tout ceci montre cependant que le projet a pris. La communauté est désormais suffisamment grande et enthousiaste pour que Bitcoin ne faiblisse pas. Satoshi sent qu'il peut prendre du recul et donner plus de responsabilités à ses premiers auxiliaires, Martti Malmi et Gavin Andresen. Le rôle de Gavin est notamment prépondérant. Le 3 décembre, lorsque Martti lui demande à qui il pourrait donner un rôle d'administrateur serveur supplémentaire pour le site, Satoshi répond (#241) :

« Ce devrait être Gavin. J'ai confiance en lui, il est responsable, professionnel, et techniquement bien plus compétent que moi avec linux. »

C'est probablement en décembre 2010 que le créateur décide de disparaître, alors que des utilisateurs du forum suggèrent que WikiLeaks devrait accepter le bitcoin, l'ONG de Julian Assange étant soumise à un blocus financier des acteurs traditionnels et ne pouvant donc pas recevoir de dons. Le 5 décembre, Satoshi s'y oppose publiquement en déclarant que « le projet a besoin de grandir progressivement pour que le logiciel puisse se renforcer en cours de route » et que « Bitcoin est une petite communauté expérimentale encore naissante ». Le 7 décembre, il envoie un courriel à Martti lui demandant s'il peut l'« ajouter à la liste de développeurs du projet sur la page de contact ». Son intention est de retirer ses propres informations de contact. Cela corrobore les propos que Gavin Andresen tiendra quelques années plus tard, Satoshi ayant procédé exactement de la même façon avec lui : « [Satoshi] a fini par me rouler dans la farine en me demandant s'il pouvait mettre mon adresse de courrier électronique sur la page d'accueil de bitcoin, et j'ai dit oui, sans me rendre compte que, lorsqu'il mettrait mon adresse, il enlèverait la sienne. »

Le 12 décembre, Satoshi poste son dernier message public sur le forum, mais continue d'interagir en privé avec les personnes en lesquelles il a confiance. Il cherche à se faire le plus discret possible et ne souhaite pas s'exposer en se chargeant de la communication du projet. Ainsi, le 6 janvier 2011, lorsque Gavin lui dit qu'il ferait mieux de parler à la presse à l'occasion d'un contact avec Rainey Reitman de l'Electronic Frontier Foundation, il répond que ce dernier est « la meilleure personne pour le faire » (#254). Ce n'est pas par manque d'intérêt, car il poursuit en ajoutant :

« L'EFF est très importante. Nous voulons entretenir de bonnes relations avec elle. Nous sommes le type de projet qu'ils apprécient ; ils ont aidé le projet TOR et ont fait beaucoup pour protéger le partage de fichiers en P2P. »

Il disparaît définitivement en mai 2011, deux ans après la première prise de contact avec Martti Malmi. À celui-ci il écrit : « Je suis passé à autre chose et je ne serai probablement plus là à l'avenir. » Il a peut-être choisi de se consacrer à son activité professionnelle, mentionnée dans l'un des courriel pour expliquer son absence d'août 2009 (#24). On ne le saura probablement jamais.

Suite à la disparition du créateur de Bitcoin, le site et le forum seront confiés à Cobra (un autre Finlandais) et Theymos. Le forum sera ensuite déplacé à l'adresse forum.bitcoin.org en mai 2011 puis vers bitcointalk.org en août. Martti Malmi, lui, vendra ses bitcoins durement minés pour s'acheter un appartement à Helsinki. Et Bitcoin continuera de fonctionner, bloc après bloc.

Des nouveaux éléments dans l'énigme Nakamoto

La publication de la correspondance entre Martti Malmi et Satoshi Nakamoto constitue ainsi un évènement important, qui a marqué la communauté de Bitcoin. Ces courriels nous racontent la relation qui unissait le créateur de Bitcoin et le jeune Finlandais lorsqu'ils ont développé ce qui est aujourd'hui une cryptomonnaie utilisée par des millions de personnes, notamment en forgeant un discours qui a depuis été repris par beaucoup. Nous remercions ainsi Martti Malmi de les avoir mis en ligne, malgré sa réticence compréhensible à rendre public des échanges privés sans l'accord de l'autre personne.

Ces courriels sont fondamentaux dans la compréhension que l'on a de Satoshi. Même s'ils ne nous apprennent rien de réellement crucial, ils ont le mérite d'éclaircir certains points sur la façon dont se sont déroulées les choses, tant du point de vue de la communication que de la technique. Certains traits de personnalité du créateur de Bitcoin nous sont aussi confirmés comme son obsession de l'amorçage ou sa méfiance des autorités.

En outre, ses relations avec d'autres personnages clés de l'histoire de Bitcoin transparaissent un peu plus clairement. Le 21 juillet 2009, Satoshi a ainsi mentionné Hal Finney disant qu'il avait « ouvert la voie » des années auparavant avec « sa Reusable Proof of Work (RPOW) » (#24), ce qui nous confirme qu'il avait bien connaissance de ce système datant de 2004. Martti et Satoshi parlent aussi d'un certain David (#23), qui n'est nul autre que David Parrish ou dmp1ce et qui semble avoir un peu contribué au développement en 2009. On distingue aussi l'importance de NewLibertyStandard qui a tout simplement lancé Bitcoin économiquement en étant le premier commerçant et en garantissant une sorte de plancher de valeur. Enfin, Gavin Andresen apparaît clairement dans ces e-mails comme celui qui pris la place de Martti Malmi en tant que bras droit de Satoshi au cours de l'année 2010, le Finlandais ayant été assez occupé à partir de ce moment.

En complément de cet article, vous pouvez retrouver l'épisode d'Enigma Nakamoto consacré à ce sujet : Épisode 11 : les mails de Martti Malmi.

Vous pouvez également en apprendre plus sur Bitcoin dans mon livre, L'Élégance de Bitcoin, qui regorge de détails croustillants et dont les deux premiers chapitres sont dédiés à raconter son histoire. Disponible sur le site de l'éditeur en format broché et ebook, ainsi que sur Amazon.

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L’Élégance de Bitcoin : un ouvrage singulier

By: Ludovic Lars

En mars 2022 j'ai décidé d'écrire un livre sur Bitcoin. Cela faisait quelques temps que l'idée me trottait dans la tête, ayant accumulé un certain nombre de connaissances sur le sujet et voulant exposer clairement ce que j'avais compris. Vingt-et-un mois plus tard, non sans difficulté, celui-ci était terminé. Il est sorti officiellement le 31 janvier 2024 et connaît depuis un lancement encourageant !

Cet article est une présentation de cet ouvrage. Il en retrace sa longue conception, en expose le contenu général et dévoile quelques-uns des sujets abordés. J'espère ici convaincre les quelques personnes qui hésiteraient à se le procurer.

Un projet de longue haleine

L'idée de ce projet de livre m'est venue progressivement, mais elle s'est imposée dans mon esprit au cours de l'hiver 2021. La France était alors en proie à la dure restriction du passe vaccinal, ce qui m'avait un peu ouvert les yeux sur les possibilités d'évolution de notre société. Bitcoin représentait pour moi une sorte d'espoir, un outil de liberté sur lequel focaliser mon attention, et je voulais partager cette vision de manière claire et complète. Ayant écrit plus d'une centaine d'articles sur le sujet et ayant traduit l'ouvrage Cryptoeconomics d'Eric Voskuil, j'estimais avoir la légitimité pour écrire ce livre. J'ai annoncé ma décision début mars, quelques semaines à peine après l'invasion de l'Ukraine par la Russie et l'application de sanctions économiques drastiques contre les résidents russes.

J'ai mis au point une campagne de financement participatif en bitcoins qui permettrait de payer pour le lancement du livre et de me rémunérer pour quelques mois d'écriture. Celle-ci a été mise en place sur mon propre nœud grâce à Umbrel et BTCPay Server, et relayée via un VPS loué (en BTC) chez BitLaunch. La campagne a été financée principalement en BTC, mais quelques contributions ont été aussi faites en XMR et en BCH, cryptomonnaies que j'acceptais manuellement. Diverses contreparties ont été promises aux contributeurs et ont depuis à peu près toutes été honorées.

Le plan de l'ouvrage était déjà cohérent et il ne changerait pas significativement tout au long de la rédaction. L'idée était de décrire l'origine avant la destination, le pourquoi avant le comment, le général avant le particulier, pour former un ensemble clair et complet. Le contenu n'était pas destiné aux nouveaux venus, mais devait tout de même rester compréhensible pour le lecteur intéressé. Le propos devait se différencier du contenu produit par les « influenceurs » qui, en général, reste souvent à la surface et se limite parfois au prix et à l'investissement... Il était ainsi nécessaire que les sujets soient traités en profondeur, y compris d'un point de vue technique.

J'ai mis toute mon âme dans ce livre. J'y ai placé tout ce qui avait de l'importance pour moi, tout ce qui m'avait fasciné dans Bitcoin, même si certains sujets pouvaient être controversés ou complexes. J'ai essayé d'être le plus sincère dans ma démarche, en indiquant d'où venait ce que j'avançais : l'ouvrage contient ainsi une multitude de références disséminées au sein de centaines de notes (à tel point que des notes supplémentaires ont dû être extraites et être hébergées en ligne). Cet ouvrage est aussi un témoignage de ma relation avec Bitcoin, notamment dans la conclusion (chapitre 15) où je donne un avis plus personnel et où j'émets quelques prospectives sur Bitcoin.

Au cours de la rédaction, le contenu a pu être amélioré grâce aux diverses relectures bénévoles. Je remercie grandement ceux qui ont accepté de relire un chapitre ou deux pour me signaler ce qui n'allait pas, au niveau de la forme ou du fond. Ils sont cités au début du livre. Cet aspect m'a fait prendre conscience que l'écriture d'un livre n'était pas une tâche strictement individuelle : c'est un travail mené par une personne unique, certes ; mais celui-ci dépend du retour et du soutien d'autres personnes. Je n'aurais jamais pu écrire ce livre seul.

Assez rapidement, j'ai eu quelques contacts avec des éditeurs. J'ai finalement choisi la maison d'édition spécialisée Konsensus Network pour m'aider à publier l'ouvrage. Elle était constituée de bitcoineurs passionnés et proposait le paiement en bitcoins directement dans sa boutique, deux choses essentielles de mon point de vue. J'ai notamment été en communication avec Édouard Gallego qui m'a grandement aidé dans le processus (et que je remercie infiniment).

Enfin, il m'a été conseillé de trouver quelqu'un qui pourrait écrire une préface, car (on ne va pas se mentir) cet élément peut faciliter les ventes. La préface sert en effet de caution intellectuelle, garantissant une certaine qualité du propos auprès du public, une sorte de validation par un pair utile au discernement individuel. J'ai ainsi dû chercher un préfacier. C'était une chose délicate car, de mon point de vue, la personne devait à la fois m'avoir appris quelque chose (je devais lui être redevable) et apprécier le livre, au moins partiellement. Mon choix s'est porté vers Jacques Favier, historien et co-fondateur du Cercle du Coin, que j'avais découvert en 2017 par l'intermédiaire d'une vidéo de Raj de la chaîne Autodisciple, et dont j'avais lu l'ouvrage La Monnaie acéphale co-écrit avec Adli Takkal-Bataille. Jacques est quelqu'un que j'estime et dont j'apprécie les interventions orales comme écrites, ainsi que les multiples livres. Il a une culture historique que je n'aurais probablement jamais et est d'une finesse remarquable quand il s'agit de parler de Bitcoin.

En octobre 2023, je lui ai formulé ma demande, escomptant qu'il serait ouvert à la chose, et il a accepté de relire mon manuscrit. Je savais qu'il n'apprécierait pas tout le contenu du livre, et notamment ses penchants les plus « libéraux » et « autrichiens », mais j'espérais qu'il y trouverait des points qui lui plairaient. Il a finalement accepté. Il a rédigé une superbe préface, avec le talent d'écriture que ses lecteurs lui connaissent. Le fait que nous ayons des points de vue différents n'est à mon avis pas un défaut, d'autant plus que j'ai voulu m'adresser à tout le monde. Même s'il existe évidemment des opinions erronées au sujet de Bitcoin, la diversité des points de vue est une richesse qu'il convient de cultiver. Tout comme dans la célèbre fable indienne où des aveugles touchent chacun une partie différente d'un éléphant et décrivent l'animal d'une façon différente, nous avons tous notre perspective de Bitcoin qui peut être valable et complémentaire par rapport aux autres, à condition d'être de bonne foi.

Un contenu riche

Le livre a pour objectif de donner une vue d'ensemble de Bitcoin, à la fois sous des perspectives technique, historique, économique et politique. Tout d'abord, j'aborde l'histoire de Bitcoin de ses origines en 2008 à aujourd'hui (chapitres 1 et 2). Puis, j'évoque ses racines proprement dites en explorant ses fondements monétaires, politiques et techniques et en retraçant comment il s'inscrit dans une évolution déterminée (chapitres 3, 4, 5 et 6). Ensuite, je présente son modèle de fonctionnement général, qui est plutôt simple quand on y pense mais terriblement efficace, en décrivant tour à tour la signature numérique, le minage et la détermination du protocole (chapitres 7, 8, 9, 10, 11). Enfin, je rentre dans les détails plus techniques en m'attardant sur les rouages de Bitcoin et en abordant des thèmes tels que la confidentialité, la programmabilité et la scalabilité (chapitres 12, 13, 14).

Table des matières élégance de Bitcoin
Table des matières (cliquer pour agrandir)

Le contenu est donc très riche et saura contenter les plus curieux. Les sujets abordés dans le livre sont des sujets réels, profonds, et parfois complexes, qui sont rarement abordés dans les médias généralistes. On alterne entre les idéologies politiques, les solutions techniques, l'utilité du système, la censure des transactions, l'altération des règles de consensus ou les frais de transaction. Il ne s'agit pas de convaincre le lecteur d'« investir » dans le bitcoin, mais de lui faire prendre conscience des enjeux qui s'incarnent au sein même de Bitcoin et de la bataille de la monnaie numérique qui se joue aujourd'hui même.

Le titre de l'ouvrage – qui était à l'origine provisoire, mais qui s'est imposé comme définitif avec le temps – reflète l'élégance rare qui caractérise la conception de base de Bitcoin. Dans le propos, cette élégance est en filigrane : vous ne trouverez pas de grand discours philosophique sur la beauté ou de récit grandiloquent à propos d'une expérience mystique, mais vous pourrez ressentir cette élégance à travers la façon dont Bitcoin est agencé. Bitcoin tire sa force de cet aspect. Sa simplicité est à la base de sa robustesse : comme l'écrivait Satoshi Nakamoto dans le livre blanc, « le réseau est robuste du fait de sa simplicité non structurée ».

L'image de couverture (conçue par le talentueux ImTechnicolor) représente Bitcoin en tant qu'arbre dont les branches sont des pistes de circuit imprimé et dont les feuilles sont des pastilles. Elle combine ainsi la nature informatique du système, qu'on retrouve dans le réseau qui le supporte, et son aspect organique, lié aux êtres humains et à leurs interactions économiques et culturelles. De plus, cette illustration résumé particulièrement bien les différents thèmes abordés dans l'ouvrage : les racines techno-idéologiques de Bitcoin retraçant ce qui a pu mener à sa découverte ; son caractère essentiellement pluriel, qui se transcrit dans les différentes scissions et les versions alternatives du protocole ; sa chaîne de blocs, que Satoshi décrivait comme « une structure en forme d’arbre qui a pour racine le bloc de genèse, chaque bloc pouvant avoir plusieurs candidats à sa suite » ; et enfin les arbres de Merkle, qui interviennent dans les blocs pour agencer les transactions. J'en suis particulièrement satisfait.

Une perspective différente

Beaucoup de contenu sur Bitcoin se concentre sur les choses qui plaisent au grand public. Le nerf de la guerre numérique étant l'attention, il faut aborder les sujets de manière péremptoire et simpliste, qui parle au plus grand nombre sans trop le bousculer. Il convient ainsi bien souvent d'évoquer le pouvoir d'achat de nos monnaies qui s'érode et le prix du bitcoin qui monte en conséquence, dans une vision schématique du phénomène. En général, on ne cherche pas trop à revenir sur les racines cypherpunks de Bitcoin, ni à mettre en avant qu'il permet de contrevenir à la loi positive ou de s'adonner à certains vices. On évite également de parler de ses faiblesses et de ses limites, voulant convaincre autrui d'en acheter un peu.

Étant anticonformiste, je m'oppose à cette vision des choses, qui a ses mérites (je le concède) mais qui ne cadre pas avec ce que Bitcoin véhicule. Je pense qu'il est profitable de dire ce qui nous semble être la vérité de manière crue et directe, quitte à déplaire aux plus modérés. Cet ouvrage a été écrit dans cette optique et de multiples sujets polémiques sont abordés. En voici quelques-uns.

Bitcoin possède des racines idéologiques profondes. Bitcoin n'est pas un assemblage technique neutre, mais possède des valeurs qui sont inscrites dans le code du logiciel, qui peuvent être identifiées dans les écrits de son fondateur et qui se retrouvent au sein de sa communauté. La valeur principale est bien entendu la liberté, le but de Bitcoin étant, comme l'écrivait Satoshi, de « conquérir un nouveau territoire de liberté pour plusieurs années ». Parmi les mouvements qui ont influencé la découverte de Bitcoin, on peut citer le libertarianisme américain moderne initié par Murray Rothbard dans les années 60, l'agorisme de Samuel Konkin III, le mouvement libriste débuté par Richard Stallman dans les années 80, l'extropianisme transhumaniste de Max More, et le mouvement cypherpunk des années 90 représenté par Tim May. Les expériences de monnaies numériques forment aussi une indication de la longue quête qui a mené à la cryptomonnaie. Je ne suis évidemment pas le premier à parler de cette « préhistoire » de Bitcoin : des livres ont été écrits à ce sujet – dont notamment Digital Cash de Finn Brunton et The Genesis Book d'Aaron van Wirdum, sorti très récemment – et des épisodes de podcast y ont été consacrés – et en particulier les premiers épisodes de celui d'Urbantech.

L'argent liquide physique va disparaître. Tout comme la monnaie a transitionné de la monnaie métallique au papier-monnaie, celle-ci subit une transformation similaire en devenant peu à peu une monnaie entièrement numérique. Cette évolution est aujourd'hui en cours en Occident et devrait se finaliser dans les décennies à venir, sauf dans le cas d'une prise de conscience massive. Nous nous retrouverons dans un monde utilisant principalement de la monnaie numérique de banque centrale et ses dérivés privés, dans lequel le rôle de l'argent liquide papier aura été rendu obsolète et négligeable. La surveillance et la censure financières pourront se déployer comme jamais auparavant. Dans ce monde aux aspects dystopiques, Bitcoin formera une alternative cruciale pour la liberté.

Bitcoin est une monnaie de désobéissance. Bitcoin n'a d'utilité propre par rapport au dollar et à l'euro que dans la mesure où il existe en dehors des lois et de l'intervention des banques. Par sa résistance à la censure (aspect largement mis en valeur dans le livre), cet outil est fait pour désobéir aux autorités en charge, chose qui peut être jugée légitime ou non. Il garantit la liberté de transaction pour des activités sensibles comme la liberté d'expression, l'opposition politique dans les pays, l'envoi de fonds à l'étranger, et plus généralement l'économie parallèle.

L'adoption de masse n'aura pas lieu. L'adoption de masse du bitcoin est désirable dans la mesure où elle permettrait à tous de disposer d'une monnaie libre, et empêcherait les diverses manipulations monétaires réalisées par les États et par les banques. C'est pour cela qu'elle est souvent présentée comme un objectif à atteindre, comme si les monnaies fiat pouvaient disparaître dans une hyperbitcoinisation fulgurante. Cependant, il est illusoire de croire qu'une telle adoption pourrait survenir du jour au lendemain, et tous ceux qui ont travaillé sur le terrain peuvent en témoigner. L'utilisation de Bitcoin suppose des contraintes variées (comme la volatilité du pouvoir d'achat, les frais de transaction, le manque de scalabilité et la réglementation dissuasive), ce qui crée une barrière à l'entrée que tout le monde n'est pas prêt à franchir. La sobriété du discours pourrait ainsi être bénéfique.

Le passage à l'échelle se fera (aussi) par le recours aux mises en œuvre alternatives de Bitcoin. Comme tout le monde le sait, Bitcoin ne passe pas à l'échelle en tant que système unique : le nombre de transactions pouvant être incluses dans un bloc est restreint par une limite de poids de blocs, et les solutions de seconde couche censées améliorer cette capacité de traitement, comme le Lightning Network, sont par essence imparfaites, puisque reposant sur le règlement des litiges sur la chaîne. Toutefois, il existe une troisième voie pour accroître le nombre de transferts : c'est l'utilisation de monnaies de substitution, c'est-à-dire de cryptomonnaies alternatives libres et décentralisées possédant des caractéristiques proches de BTC (propriété entière, résistance à la censure, résistance à l'inflation) mais n'offrant pas la même sécurité. Cet effet peut déjà être observé lors de la hausse de frais sur le réseau lorsque les utilisateurs ont recours à d'autres cryptomonnaies (2023 en a été un bel exemple avec Ordinals). En parallèle, certaines boutiques en ligne focalisées sur Bitcoin ont compris le phénomène à l'instar de Bitrefill, qui accepte le litecoin (LTC) et d'autres cryptomonnaies, et de ShopInBit, qui accepte le monero (XMR). De manière générale, cette solution pourrait s'imposer à long terme de la même manière que l'argent a pu être le complément de l'or pendant des siècles avant d'être démonétisé en 1873, à condition bien sûr que la demande pour Bitcoin ne soit pas trop faible et qu'une solution de scalabilité révolutionnaire ne soit pas découverte entretemps.

Où se procurer l'ouvrage

Vous retrouverez ainsi, dans cet ouvrage qui présente une vision profonde et cohérente de Bitcoin, du contenu qui n'a pas forcément été abordé dans la langue de Molière. Ce sera, je l'espère, une lecture qui saura se démarquer des autres.

Vous pouvez vous procurer l'ouvrage sur la boutique de Konsensus Network, où il est possible de payer en BTC et en euros. Il est aussi disponible à la vente sur Amazon à un prix plus élevé et dans un format légèrement différent : l'objet est plus grand et plus lourd, et le papier un peu plus blanc. Les évaluations positives sont bien évidemment les bienvenues si vous avez effectué un achat sur la plateforme récemment ; cela aidera à améliorer la visibilité du livre. Le livre peut également être retrouvé sur le site de la FNAC. Un format numérique (epub) devrait être proposé prochainement, sur toutes les plateformes.

Enfin, précisons que vingt-et-un jetons non fongibles (NFT) liés au livre ont été forgés via le protocole Ordinals, dont la liste des identifiants a été incluse dans le livre. Ils sont en voie d'être distribués aux contributeurs et aux relecteurs.

☐ ☆ ✇ Comprendre la cryptomonnaie

Avant Bitcoin : l’amorçage des premiers systèmes d’argent liquide numérique

By: Ludovic Lars

Le concept de Bitcoin a fait son apparition dans le monde le 31 octobre 2008. Dans un court document technique de 9 pages, le livre blanc, le mystérieux Satoshi Nakamoto décrivait les principes de base de ce qui deviendrait par la suite un phénomène économique d'envergure mondiale. Le titre de ce livre blanc ? « Bitcoin : un système d'argent liquide électronique pair-à-pair ». Ce projet s'inscrivait donc dans une lignée bien définie : celle des tentatives de créer une monnaie numérique fonctionnant de manière indépendante sur internet.

L'idée de monnaie numérique n'est pas une idée particulièrement nouvelle. Celle-ci remonte en effet au développement des moyens de communication modernes et est évoquée dans de nombreuses œuvres de science-fiction, notamment sous la forme de « crédits ». Avec l'émergence d'internet dans les années 1980, cette idée devenait réalisable. De même qu'il existait un courrier électronique (e-mail), il pouvait y avoir une monnaie électronique (e-money). Néanmoins, une interrogation subsistait : la question de savoir s'il était possible de transposer les propriétés de l'argent liquide au cyberespace. Pouvait-on construire une monnaie entièrement numérique qui pouvait se transmettre facilement, de personne à personne et de manière anonyme ? Ou devait-on se résigner à simplement étendre le fonctionnement du système bancaire à internet ?

Le concept d'argent liquide numérique a été formalisé pour la première fois en 1982 par le cryptographe américain David Chaum dans son papier académique intitulé « Blind signatures for untraceable payments ». Dans ce papier il décrivait un procédé de signatures aveugles qui permettait théoriquement d'envoyer des paiements de manière anonyme. David Chaum a par la suite étoffé cette idée et a travaillé à l'implémenter par le biais de sa société DigiCash, créée en 1989 pour l'occasion.

L'idée a ensuite été reprise par le mouvement cypherpunk, formé en 1992, dont le but était d'établir une forme d'anarchie dans le cyberespace grâce à la cryptographie et à la technologie. Pour réaliser leur objectif, un argent liquide numérique constituait un élément central, car c'était lui qui pouvait permettre le développement de marchés indépendants en ligne. Eric Hughes, l'un des fondateurs du mouvement, écrivait par exemple dans son Manifeste d'un cypherpunk en mars 1993 :

Nous, les cypherpunks, nous consacrons à construire des systèmes anonymes. Nous défendons notre confidentialité avec la cryptographie, avec les systèmes anonymes de transfert de courriels, avec les signatures numériques, et avec la monnaie électronique.

Cependant, pour qu'une telle monnaie soit vraiment indépendante, il fallait qu'elle possède une valeur sans être adossée à un autre bien. En effet, adosser sa monnaie à des réserves présentes à un endroit donné revenait à jouer le rôle d'une banque, ce qui était très peu compatible avec l'idéal des cypherpunks. C'est dans ce contexte qu'ont eu lieu les premières tentatives d'amorçage de systèmes d'argent liquide numérique.

 

Le Hawthorne Exchange : un système de réputation basé sur le Thorne

La première expérience que l'on peut citer n'est pas un système de monnaie numérique à proprement parler puisque son rôle initial n'était pas l'échange commercial. Il s'agit du Hawthorne Exchange, un système de jetons de réputation utilisé pour la liste de diffusion extropienne.

Les extropiens étaient des futuristes transhumanistes optimistes qui envisageaient l'évolution technologique comme un moyen de libération de l'individu. Ils avaient avait donc des centres intérêts en commun avec les cypherpunks (le mouvement extropien avait été fondé 4 ans aurapavant), et beaucoup de personnes faisaient partie des deux mouvements comme Timothy C. May, Nick Szabo ou encore Hal Finney. La liste de diffusion extropienne était une liste de distribution de courrier électronique privée, par laquelle les extropiens communiquaient sur internet et pouvaient discuter de nombreux sujets.

Logo extropianisme extropie

Le Hawthorne Exchange (couramment abrégé en HEx) a été lancé le 24 mars 1993 par un individu du nom de Brian Holt Hawthorne comme un marché de réputation pour les membres de la liste de diffusion. Le système se basait sur un serveur qui gérait les courriels de manière automatique. Chaque membre de la liste de diffusion pouvait s'incrire pour acquérir des parts liées à son identité, ainsi que des parts de la plateforme possédant le sigle boursier HEX. Chaque part pouvait ensuite être échangée sur le marché selon l'offre et la demande, ce qui permettait théoriquement d'évaluer la réputation des membres de la liste. Le principe de base était que si un membre considérait que quelqu'un avait contribué positivement à la liste de diffusion, il achetait des parts de cette personne, et que dans le cas inverse il revendait ces parts.

L'unité native pour effectuer ces échanges était le Thorne, et avait pour symbole ð ou p. La quantité monétaire émise au tout début était d'un million de Thornes et était détenue par le serveur. La distribution initiale se faisait lors de l'inscription : au moment de leur entrée dans le système, les participants recevait, en plus de leurs parts représentant leur réputation, 100 HEX chacun (les parts du système d'échange) qu'ils pouvaient vendre au serveur pour un prix de 100 Thornes pièce, et donc obtenir au moins 10 000 Thornes chacun.

Le système était très expérimental et beaucoup de membres de la liste de diffusion étaient sceptiques (à raison) sur sa pérennité. Néanmoins, certains se sont tout de même inscrits comme Hal Finney (il était l'un des premiers à s'inscrire et possédait la part HFINN), Perry E. Metzger (P) ou Nick Szabo (N) qui disait essayer pour « le plaisir du jeu » malgré ses réticences.

Après une période de développement plus longue que prévue, les échanges ont pu débuter le 28 juin 1993. Les opérations étaient rares mais elles avaient lieu. Voici à quoi ressemblaient le cours des différentes parts dans le rapport du 22 juillet :

Cours parts Hawthorne Exchange 1993

Plusieurs problèmes ont été évoqués dès le début. Le premier était le manque de liquidité du marché. Un groupe restreint de personnes possédait la majeure partie des Thornes et ne les faisaient pas bouger, ce qui n'aidait pas les autres à s'en procurer. Des propositions ont été faites pour améliorer les choses. Ainsi, le 6 juillet, un membre de la liste nommé Derek Zahn proposait d'augmenter drastiquement la quantité de Thrones en circulation. Suite à cette proposition, Perry Metzger rétorquait que les gens oubliaient que « la taille de la masse monétaire [n'avait] pas d'importance » et que « les valeurs [pouvaient] augmenter indéfiniment même avec une masse monétaire fixe ». Néanmoins, il fallait pour cela que l'unité soit rendu divisible, chose qu'a faite Brian Hawthorne le 16 juillet en ajoutant deux chiffres après la virgule dans la représentation des Thornes.

Le deuxième problème était la valorisation du Thorne et des jetons de réputation. Certaines personnes montraient en effet un certain scepticisme à propos de la mise en route du système, à l'instar de Hal Finney qui déclarait le 27 juillet :

De nombreuses personnes ont observé que les parts Hex ont peu ou pas de valeur intrinsèque. Cela remet en question toute la prémisse de la place de marché, à savoir que les valeurs des parts sont censées représenter d'une manière ou d'une autre la réputation des gens. Mais il n'y a aucune raison pour que la valeur des parts corresponde de quelque manière que ce soit à la réputation des gens, si ce n'est le fait qu'on se dit qu'il devrait en être ainsi. Il s'agit d'une tentative de créer une prophétie auto-réalisatrice, où si tout le monde croit X, alors tout le monde agit comme si X était vrai, et cela rend X vrai. [...] Il est important de comprendre que les Thornes ne sont pas comme les dollars. À moins que les parts HeX ne puissent recevoir une base autre que le caprice de leurs propriétaires, le marché s'effondrera sûrement, car il n'y a rien pour le soutenir.

Plusieurs personnes ont réagi à cette conception. Ainsi, Dave Krieger a répondu à Hal Finney que les dollars fonctionnaient déjà comme cela. Perry Metzger, lui, a été plus loin en invoquant la conception subjective de la valeur :

L'une des grandes avancées de la théorie économique autrichienne est la notion que toute valeur est complètement subjective - c'est tout simplement ce que les gens sont prêts à payer pour la chose valorisée. [...] Toute monnaie est psychologique.

HEx n'a jamais réellement fonctionné en tant que système de réputation car il n'y avait pas de sens à évaluer la réputation comme cela, et l'activité était de toute manière trop timide. Néanmoins, le Thorne lui a commencé à être utilisé comme monnaie d'échange. Par conséquent, bien que Brian Hawthorne lui-même avait déclaré que HEx n'était pas « un système d'argent liquide numérique » et n'avait « aucune prétention à l'être », les personnes présentes sur la liste se sont mises naturellement à effectuer des échanges contre du Thorne.

Le premier achat d'un service a eu lieu le 31 août 1993 lorsque Dave Krieger a proposé à John McPherson de lui donner 1000 Thornes s'il recopiait et publiait une présentation de Vernor Vinge réalisée par The San Diego Union-Tribune. John McPherson a accepté dans la soirée, heure de Californie, concluant ainsi l'échange.

Nick Szabo vendait quelques services contre du Thorne, et avait été jusqu'à mettre au point son propre catalogue de textes en tous genres, appelé « Nick's Catalog ».

Catalogue de Nick Szabo Thorne Hawthorne Exchange 1993

Quelques paris étaient réalisés sur la liste de diffusion. De son côté, Tim May mettait à disposition des dossiers d'informations contre des Thornes, dans le cadre de son projet de BlackNet.

Au cours du temps, le Thorne a aussi acquis un prix en dollars. Brian Hawthorne vendait du Thorne à un prix de 0,01 $ pièce. Cependant, la demande pour le Thorne était moins forte que cela et la plupart des gens acceptaient d'acheter du Thorne un prix de 0,001 $. Tim May en particulier cherchait à se procurer plus de Thornes : il a par exemple acheté 10 000 Thornes à Edgar W. Swank pour 10 $ en liquide. Le but de Tim May était d'« accumuler plus de Thornes » dans l'espoir que le système persiste et que Brian Hawthorne n'ait pas « l'intention de dévaloriser le Thorne en imprimant plus », chose que ce dernier confirmera :

Je vais répéter ce que j'ai déclaré publiquement auparavant. Il y a exactement un million de Thornes en circulation. Je n'en imprimerai pas plus.

Cet amorçage du Thorne a étonné certains membres de la liste, et ce d'autant plus que cette utilisation n'était pas la vocation initiale du système. Ainsi, David Murray expliquait le 28 septembre :

Quand HEX a débuté, je ne pensais pas que le thorn[e] pouvait spontanément acquérir de la valeur. Je n'en suis plus si sûr maintenant. Les thorn[e]s offrent un avantage distinct par rapport aux dollars ici sur la toile : ils sont électroniques et échangeables électroniquement. Cette marge d'efficacité peut suffire à leur permettre d'acquérir de la valeur, avec un peu d'aide (spontanée).

Cela a également inquiété Brian Hawthorne, qui voyait son système être utilisé comme monnaie, et qui ne voulait pas subir les poursuites étatiques que subissait à l'époque le créateur de PGP, Philip Zimmermann :

Avertissement officiel, de sorte à ce que je ne me retrouve pas dans la même situation que Phil Zimmermann : Le Hawthorne Exchange est un marché de réputation, pas un marché d'actions, de matières premières, de devises ou d'obligations. Le Thorne est un jeton avec lequel échanger des réputations. Le Hawthorne Exchange décline toute responsabilité quant à l'utilisation de Thornes comme monnaie réelle par ses clients.

Toutefois, cette expérience est lentement tombée dans l'oubli et l'activité a commencé à décliner vers la fin de l'année 1993. Le 21 janvier 1994, Brian Hawthorne a mis le Hawthorne Exchange en vente, n'ayant plus le temps de s'en occuper. Il avait en effet lancé la chose de manière plus ou moins ironique et ne s'attendait pas à ce que les gens la prennent autant au sérieux. La plateforme a été rachetée par Bill Garland, qui a déclaré par la suite que « HEx [avait été mis] en sommeil et qu'il le resterait encore un peu » (HEx is now dormant and will be for a little while yet). Le Hawthorne Exchange n'a jamais réapparu et par conséquent le Thorne a fini par perdre sa valeur.

 

Magic Money et les Tacky Tokens

À l'instar de la liste extropienne, la mailing list cypherpunk a également connu son expérience d'argent liquide numérique. Il s'agissait du protocole Magic Money qui permettait à chacun de créer sa propre devise numérique. Celui-ci a été présenté sur la liste de diffusion cypherpunk le 4 février 1994, par un anonyme qui utilisait PGP pour s'identifier. Le créateur de Magic Money, Pr0duct Cypher, décrivait son système comme suit :

Magic Money est un système d'argent liquide numérique conçu pour être utilisé par courrier électronique. Le système est en ligne et intraçable. « En ligne » signifie que chaque transaction implique un échange avec un serveur, pour éviter les doubles dépenses. « Intraçable » signifie qu'il est impossible pour quiconque de retracer les transactions, de faire correspondre un retrait avec un dépôt, ou de faire correspondre deux pièces de quelque manière que ce soit.

Tout comme le Hawthorne Exchange, Magic Money nécessitait par un serveur qui analysait des courriels pour faire fonctionner la chose. Magic Money était un protocole et par conséquent nécessitait que la personne qui désirait créer une nouvelle devise numérique fasse fonctionner son propre serveur. Pour être intraçable, le système se fondait sur les signatures aveugles de David Chaum, une technologie brevetée, ce qui faisait que Magic Money était avant tout un prototype expérimental.

À la fin de sa présentation initiale, Pr0duct Cypher ajoutait la remarque suivante à propos de la valorisation des jetons créés avec son système :

Maintenant, si vous êtes toujours réveillé, vient la partie amusante : comment introduire une valeur réelle dans votre système digicash ? Comment, d'ailleurs, faites-vous même en sorte que les gens jouent avec ?

Qu'est-ce qui rend l'or précieux ? Il a quelques propriétés utiles : c'est un bon conducteur, il résiste à la corrosion et aux produits chimiques, etc. Mais celles-ci ne sont devenus importantes que récemment. Pourquoi l'or a-t-il été précieux pendant des milliers d'années ? C'est joli, c'est brillant et surtout, c'est rare.

Digicash est joli et brillant. Les gens en parlent depuis des années, mais peu l'ont utilisé. Vous pouvez rendre votre cash plus intéressant en donnant à votre serveur un nom provocateur. Le faire passer par un service de repostage pourrait lui donner une touche « underground » qui attirerait les gens.

Votre digicash devrait être rare. Ne le donnez pas en grande quantité. Demandez à certaines personnes de jouer avec votre serveur, en vous faisant passer des pièces. Organisez un concours - la première personne qui casse ce code, répond à cette question, etc. gagne de l'argent numérique. Une fois que les gens commenceront à s'y intéresser, votre monnaie numérique sera demandée. Assurez-vous que la demande dépasse toujours l'offre.

 

Magic internet Money Bitcoin brouillon
Bitcoin n'est-il pas le digne héritier de Magic Money ?

 

Suite à cette présentation, les réactions ont été enthousiastes. Hal Finney a répondu dans la foulée : « Wow ! Génial ! ». Francis Barrett, lui, affirmait que c'était « la chose la plus géniale [qu'il avait] lue depuis longtemps ».

Le premier serveur a été mis en place par Mike Duvos le 25 février 1994. Ses pièces étaient appelés les « Tacky Tokens », ou « jetons poisseux », et elles étaient émises en dénominations de 1, 2, 5, 10, 20, 50, et 100 unités. En guise d'incitation à essayer le système, il distribuait 100 Tacky Tokens aux 10 premières personnes qui envoyaient un courriel au serveur.

Quelques tentatives d'utiliser les Tacky Tokens comme monnaie d'échange sont apparues comme la proposition de vente d'un GIF de qualité contre 5 Tacky Tokens, mais cependant cela n'a pas pris comme les cypherpunks l'imaginaient. Cet échec a fait réfléchir certains d'entre eux sur le problème de l'amorçage.

Dans son essai Why Digital Cash is Not Being Used, Tim May relevait différentes raisons pour lesquelles Magic Money / Tacky Tokens ne gagnait pas en traction, dont les trois principales étaient qu'il n'y avait quasiment rien à acheter, que l'utilisation était difficile techniquement et que le système n'offrait aucun intérêt particulier. May recommandait donc une liste de marchés qui pourraient être avantageux pour les système d'argent liquide numérique comme les cartes de téléphone, les routes à péage, les marchés illégaux, les marchés de paris et les services numériques de repostage.

Pr0duct Cypher, dans un texte intitulé Giving Value to Digital Cash, écrivait :

Quelqu'un m'a récemment rappelé mes mots de l'intro de Magic Money, dans laquelle j'ai prédit que l'argent liquide numérique pouvait prendre de la valeur par lui-même. Je savais quand j'ai écrit le programme que donner la valeur au système serait la partie la plus difficile. [...] La plupart des grandes économies utilisent aujourd'hui une monnaie fiduciaire, il est donc clair que la monnaie fiduciaire fonctionnera. Mais vous ne pouvez pas créer une nouvelle économie avec de la monnaie fiduciaire. La monnaie doit commencer par avoir une valeur et une convertibilité dans le monde réel. Après avoir été en circulation pendant un certain temps, elle peut être « découplée » des étalons extérieurs.

Il y a trois problèmes qui interviennent.

1> Faire en sorte que les gens s'y mettent, de l'ignorance totale à la présence d'un client Magic Money opérationnel sur leurs systèmes.

2> Distribuer vos pièces numériques.

3> Échanger vos pièces numériques contre quelque chose ayant de la valeur.

On note qu'il revenait alors sur sa position initiale, pour rejoindre la conclusion du théorème de régression de Mises : la valeur de la monnaie devait remonter à une valeur d'usage non monétaire, si besoin par le biais d'adossements successifs.

À la suite de ces discussions, d'autres implémentations de Magic Money ont vu le jour : les GhostMarks ou « marks fantômes » ; les DigiFrancs ou « francs numériques », prétendument adossés à 10 caisses de Cola-Cola Light conservés dans un coffre ; ou encore les NexusBucks ou « dollars de liaison », créés par un dénommé Sameer qui souhaitait rémunérer du travail de développement informatique grâce à ces jetons.

Cependant, toutes ces unités numériques à l'utilité très limitée ont disparu progressivement. À la mi-août 1994, Mike Duvos, l'opérateur du serveur gérant les Tacky Tokens, déclarait :

Je n'ai pas vu de Tacky Token depuis des mois, bien qu'il y avait pas mal d'activité lorsque j'ai rendu mon serveur disponible au début.

La cause de cette désertion était l'apparition d'un autre système d'argent liquide numérique : eCash et ses cyberbucks.

 

eCash : l'expérience des cyberbucks

Comme on l'a dit en introduction, David Chaum est l'un des fondateurs de l'argent liquide numérique. C'est donc tout naturellement qu'il a essayé de mettre en application son idée, par l'intermédiaire de eCash. Après avoir fondé sa société (DigiCash) en 1989, et avoir travaillé sur le sujet pendant plusieurs années, il a fini par mettre au point un prototype et à le présenter au monde le 27 mai 1994 lors de la première conférence internationale sur le World Wide Web au CERN à Genève.

eCash a par la suite mis en route, sous la forme d'un essai réalisé avec la participation de volontaires. Cet essai a été annoncé en juillet et a débuté le 19 octobre. Les unités émises pour l'occasion étaient appelés les cyberbucks, ou « dollars d'internet », et avaient pour symbole cb$, c$ ou e$ selon les individus. Puisqu'il s'agissait d'un test, les cyberbucks ne bénéficiaient d'aucun adossement au dollar et possédait donc un prix flottant.

L'avantage que possédait eCash est que le système était développé par une entreprise reconnue, qui savait communiquer et qui savait comment démarrer un nouveau projet. La distribution initiale a ainsi été mise à profit pour encourager l'utilisation du système : 100 cyberbucks étaient en effet distribués à chaque nouvel utilisateur. Cela fait que l'expérience des cyberbucks s'est retrouvé avec des centaines d'utilisateurs et des dizaines de commerçants dès ses débuts.

Commerçants essai eCash cyberbucks

En janvier 1995, l'essai jusqu'alors réservé aux États-Unis s'étendait au monde entier.

Le premier échange en cyberbucks aurait eu lieu dès octobre : ils s'agissait de l'achat d'une carte postale par Marcel van der Peijl, un employé de DigiCash, auprès de la société Global-X-Change.

eCash connaissait également un certain succès dans la communauté cypherpunk, et était souvent évoqué sur la liste de diffusion. Certains cypherpunks ont même fini par travailler pour DigiCash, comme Nick Szabo.

Le cyberbuck a lui aussi acquis un prix. Il existait une liste de diffusion spécialisée qui servait à réaliser des échanges : appelée ECM (pour Electronic Cash Market), celle-ci avait été démarrée le 24 juin 1995 par Rich Lethin. Il y avait également d'autres endroits où échanger des dollars contre des cyberbucks et inversement, comme l'Eshop de FireCloud Solutions (voir l'image ci-dessous). En 1995, le prix du cyberbuck était de quelques centimes de dollar.

Place de marché eCash EShop FireCloud Solutions 1995

Bien que rare, l'utilisation des cyberbucks était bien réelle. Hal Finney offrait un prix en cyberbucks pour son concours de programmation (problème résolu par Damien Doligez). Adam Back proposait à la vente des t-shirts sur lesquels était imprimé du code d'un algorithme de chiffrement (algorithmes alors considérés comme des munitions par l'État fédéral des États-Unis), dont un exemplaire a été acheté par Mark Grant le 17 août 1995. Bryce Wilcox (devenu aujourd'hui Zooko Wilcox-O'Hearn) proposait de vendre son logiciel facilitant l'utilisation de PGP pour 10 cyberbucks.

Jim Crawley résumait l'état des lieux le 11 juillet 1995, dans une courte chronique pour la revue en ligne The Computists' Weekly :

Pouvez-vous créer de la valeur réelle sur la toile simplement en émettant une monnaie étrange ? Apparemment oui. Digicash a distribué 1 M d'ecash, 100 e$ par utilisateur. Quelques marchands ont accepté les cyberbucks pour des partagiciels ou des produits d'information, et Adam Back en Grande-Bretagne vous vendra un T-shirt cryptographique "export-interdit" pour 250 e$ (ou 8 £, qui met en place un taux de change différent). Le premier échange connu vers la devise américaine a eu lieu lorsque Lucky Green a accepté le mois dernier de vendre ses 100 e$ pour 5 $. Cela établit un prix de vente de 50 000 $ pour l'émission de Digicash, bien qu'il soit possible que l'édition limitée ait une valeur beaucoup plus élevée en tant qu'article de collection. Selon l'analyste du commerce en ligne, Robert Hettinga, « le prix dont nous parlons ici est la valeur marginale du concept d'e$ lui-même : anonymat, fluidité de transfert, commodité, ce que vous voulez. »

Cependant, tout n'était pas parfait pour les utilisateurs de cyberbucks et certains se posaient des question sur la pérennité du système, à l'instar de Nathan Loofbourrow qui évoquait dans un courriel du 23 août la dépendance du système vis-à-vis de DigiCash :

Je n'ai pas encore vu de date, mais Digicash déclare à plusieurs reprises dans ses communiqués de presse que les Cyberbucks ne sont qu'une monnaie d'essai et qu'à un moment donné dans le futur, l'essai prendra fin. Est-ce que cela signera le fin du marché pour les c$ à ce moment-là ? Sans Digicash pour authentifier la monnaie, il semblerait impossible d'échanger les pièces de c$. [...] Afin de préserver la valeur de la nouvelle monnaie électronique, [...] nous avons besoin de l'assurance que la masse monétaire ne connaîtra pas une croissance déraisonnable. L'essai de ecash bénéficie de la promesse de Digicash d'un plafond de 1 million de c$ ; cette confiance a-t-elle un poids suffisant pour que le Cyberbuck ou son successeur garde une quelconque valeur pour l'utilisateur ?

Malheureusement, sa prédiction est rapidement devenue réalité. En octobre 1995, la Mark Twain Bank lançait sa propre version de eCash en partenariat avec DigiCash, et, contrairement à l'essai précédant, l'unité échangée était adossée au dollar étasunien. Bien que l'expérience des cyberbucks ne se soit pas arrêtée là, leur valeur s'est effondrée à cause de cette nouvelle. Le sort des cyberbucks a finalement été scellé lorsque Digicash a fait faillite en septembre 1998.

 

Conclusion

Ainsi, que ce soit avec le Hawthorne Exchange, Magic Money ou eCash, on a pu voir des unités numériques être valorisées sans être adossée à une monnaie existante. Pourquoi ? Parce que leur fonction -- transférer de la valeur sur internet -- était très demandée, notamment par les cypherpunks dans le but de réaliser leur idéal. Néanmoins, toutes ces expériences reposaient sur un tiers de confiance, et se sont définitivement arrêtées lorsque le tiers en question a cessé ses activités. Le Thorne, le Tacky Token et le cyberbuck n'étaient ni durables ni rares, et ne pouvaient donc pas devenir des monnaies plus largement acceptées.

Satoshi Nakamoto le reconnaissait lui-même. Dans un courriel adressé à la liste de diffusion p2p-research, il réagissait à la comparaison entre Bitcoin et eCash en disant :

Bien sûr, la plus grande différence est l'absence de serveur central. C'était le talon d'Achille des systèmes chaumiens ; lorsque l'entreprise centrale fermait ses portes, la monnaie disparaissait.

À la suite des expériences des années 1990, l'idée de créer un argent liquide numérique sans valeur intrinsèque s'est faite plus rare, pour laisser la place à des systèmes où les unités étaient indexées sur l'or (e-gold) ou le dollar (Liberty Reserve). Quelques cypherpunks ont bien tenté d'imaginer des systèmes décentralisés, comme b-money, bit gold ou RPOW, mais ceux-ci ont été immédiatement jugés trop peu robustes. Ce n'est qu'avec l'apparition de Bitcoin en 2008 que la malédiction a été levée et qu'un vrai argent liquide numérique a pu voir le jour.

 


Sources

John Paul Koning, The bootstrapping of Thorne, Magic Money, and Cyberbucks: three pre-Bitcoin monetary experiments, 6 novembre 2017.
Extropians (mailing list), 1993 - 1994.
Cyperpunks (mailing list), 1992 - 1998.

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