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Une introduction à l’Abstraction du Compte

By: Nathan Sexer —

Cet article revoit les grands principes qui se cachent derriĂšre l’abstraction du compte (ou Account Abstraction) pour en comprendre ses enjeux. Il passe en revue les comptes Ethereum et leurs limitations, apporte une dĂ©finition simple de l’abstraction du compte, explique pourquoi nous en parlons tant aujourd’hui, ce que cela permet et donne un aperçu du futur de cette innovation.

InspirĂ© de l’excellente serie sur le sujet par Julien Niset d’Argent:  https://www.argent.xyz/blog/part-3-wtf-is-account-abstraction/.
Un grand merci Ă  Disiaque, spolrot et filtertron pour leur relecture.

1. Les comptes Ethereum

Un compte Ethereum permet d’utiliser la blockchain. Il existe deux types de comptes : les comptes contrats (ou contract account ou smart-contracts) et les EOAs (Externally Owned Accounts ou compte Ă  propriĂ©taire externe). 

Les comptes contrats sont dĂ©ployĂ©s sur Ethereum de maniĂšre immuable et permettent l’utilisation de la blockchain Ă  travers leurs fonctions programmables. Les EOAs permettent d’interagir avec Ethereum et ses smart contracts via des wallets (e.g. Metamask) qui agissent comme des interfaces avec la blockchain.
Nous nous concentrons ici sur les EOAs : les comptes utilisateurs.

Un EOA possÚde les caractéristiques suivantes :

  • Balance: montant d’actifs sur le compte
  • Nonce: paramĂštre incrĂ©mental permettant de vĂ©rifier que les transactions s’effectuent dans le bon ordre
  • Address: suite hexadĂ©cimale de 42 caractĂšres (0x
n) permettant l’identification du compte

À chaque EOA est assignĂ© un signataire (« signer »). C’est un objet cryptographique composĂ© d’une paire de clefs (ou « keypair ») publique et privĂ©e :

  • La clef publique permet l’identification du wallet. C’est Ă  partir de celle-ci que l’on dĂ©rive l’adresse publique du compte lors de sa crĂ©ation. (NB : les adresses Ethereum sont dĂ©rivĂ©s des 20 derniers octets du hash de la clef publique, en ajoutant ”0x” au dĂ©but) 
  • La clef privĂ©e permet de signer des messages numĂ©riques et prouver que l’on est le dĂ©tenteur du wallet i.e. prouver qu’on peut effectuer des transactions (par exemple envoyer de l’argent ou interagir  depuis ce compte.
  • NB : Il est possible de dĂ©river la clef publique Ă  partir de la clef privĂ©e suivant le modĂšle ECDSA, mais l’inverse est impossible.
C.f. Définition des comptes sur Ethereum-France (2017) https://www.ethereum-france.com/comptes-transactions-gaz-et-limites-de-gaz-par-bloc-sur-ethereum/ 

2. Limitations des comptes Ethereum

Aujourd’hui, sur Ethereum Mainnet, un EOA est indissociable du signataire et vice versa. Cela reprĂ©sente une limitation au niveau du protocole qui affecte l’expĂ©rience utilisateur et la sĂ©curitĂ© des comptes de plusieurs maniĂšres :

  • Il existe une seule clef privĂ©e par compte ; perdre sa clef privĂ©e revient Ă  perdre l’accĂšs Ă  son compte et tous ses actifs.
  • ProtĂ©ger sa clef privĂ©e, en dissimulant les 12 ou 24 mots composant la seed phrase, est aussi sensible que complexe, mĂȘme pour les utilisateurs avancĂ©s.
  • Le modĂšle de signature (ECDSA) est limitĂ© et non rĂ©sistant Ă  l’informatique quantique.
  • Ce mĂȘme modĂšle de signature est rigide : il ne peut pas ĂȘtre modifiĂ© Ă  la guise de l’utilisateur ou des applications.
  • Le compte doit payer du gas pour chaque transaction, dans le token natif (ETH). Cela limite l’expĂ©rience et la confidentialitĂ© des utilisateurs.

RĂ©soudre ces limitations semble urgent pour plusieurs raisons : tout d’abord car l’informatique quantique se dĂ©veloppe rapidement et pourrait remettre en cause la sĂ©curitĂ© des comptes Ethereum (en rendant obsolĂšte le modĂšle de signature ECDSA). Mais c’est aussi et surtout la pĂ©rennitĂ© de mauvaises pratiques depuis des annĂ©es qui freinent l’adoption de la technologie en effrayant les utilisateurs ou les poussent Ă  se tourner vers des solutions centralisĂ©es.

3. L’abstraction du compte

L’abstraction du compte est une alternative au modĂšle de comptes utilisateurs actuels permettant de faire face aux limitations Ă©voquĂ©es ci-dessus. 
En informatique, l’abstraction consiste Ă  enlever, sĂ©parer ou isoler des caractĂ©ristiques d’un Ă©lĂ©ment afin de le simplifier et/ou rĂ©duire Ă  l’essentiel. 

L’abstraction du compte consiste en une transformation de l’EOA en un smart-contract, permettant d’isoler le signataire des autres Ă©lĂ©ments du compte. Ce smart-contract permet d’imiter les fonctionnalitĂ©s principales d’un compte, c’est-Ă -dire valider et exĂ©cuter des transactions, et d’ajouter des capacitĂ©s de programmation et personnalisation.

La gestion de ce nouveau type de smart contracts se fait via des smart contract wallets (tels que Argent ou Safe). Depuis des annĂ©es, ils permettent d’émuler une forme d’abstraction de compte: c’est-Ă -dire qu’ils implĂ©mentent les caractĂ©ristiques de l’abstraction du compte sans changement du protocole Ethereum. Il y a toujours des EOA, mais une partie des complexitĂ©s est dissimulĂ©e.
Par exemple avec Argent, un pionnier des smart contract wallets, chaque utilisateur possÚde un EOA secret sur son téléphone, qui est le propriétaire du smart contract. La gestion de la clef privée est abstraite grùce à un modÚle de social recovery.

Cf. Vitalik Buterin via “Pourquoi avons-nous besoin de l’adoption massive du “social recovery” (permis grñce à l’abstraction du compte) https://vitalik.ca/general/2021/01/11/recovery.html 

Cependant les smart contract wallets sont considĂ©rĂ©s comme des citoyens de seconde zone car Ethereum a Ă©tĂ© conçu pour interagir avec les EOAs et non des smart contracts ; chaque application a besoin d’ĂȘtre personnalisĂ©e pour pouvoir interagir avec les smart contract wallets (cf. EIP-1271 et la fonction isValidSignature).

4. CapacitĂ©s et possibilitĂ©s de l’abstraction du compte

L’abstraction du compte permet de grandes amĂ©liorations de sĂ©curitĂ© et de facilitĂ© d’utilisation, et ouvre la porte Ă  une infinitĂ© de cas d’usages, notamment :

  • Social Recovery (recouvrement social) : permet de se passer de clefs privĂ©es en donnant l’autorisation de rĂ©initialiser un wallet Ă  partir d’autres entitĂ©s (comptes, hardware wallets, utilisateurs).
  • Multicall (multi-appel) : permet de grouper plusieurs opĂ©rations et les soumettre en une transaction (atomique) afin d’économiser du gas, rĂ©aliser plusieurs opĂ©rations d’une seule traite ou encore programmer des transactions sous conditions.
  • Fraud monitoring (surveillance de la fraude) : permet une validation Ă  facteur multiples (e.g. 2FA) avec plusieurs signatures pour interagir avec certains smart contracts ou rĂ©aliser certains types d’opĂ©rations. 
  • Session keys (clefs de session) : donne la possibilitĂ© d’autoriser un smart contract Ă  rĂ©aliser un ensemble d’actions pendant une pĂ©riode de temps donnĂ©.
  • Custom gas management (gestion personnalisĂ©e du gaz) : permet d’éviter aux utilisateurs d’avoir Ă  payer du gas pour chaque transaction. Permettrait Ă©galement aux utilisateurs ou applications de payer le gas dans n’importe quel token ou monnaie fiduciaire.


et bien d’autres encore. La grande force de l’abstraction du compte est qu’il rend possible de personnaliser les paramĂštres des comptes utilisateurs, et notamment le modĂšle de signature, ce qui dĂ©cuple le champ des possibilitĂ©s.

5. Pourquoi l’abstraction du compte, maintenant ? 

On parle d’abstraction du compte depuis les dĂ©buts d’Ethereum et Vitalik en est un fervent dĂ©fenseur. 
Historiquement, les EOAs ont Ă©tĂ© conçus avec comme prioritĂ© la possibilitĂ© de gĂ©rer soi-mĂȘme et sans intermĂ©diaire ses clefs privĂ©es afin de maximiser la dĂ©centralisation du rĂ©seau.

Plusieurs propositions de mises Ă  jour du protocole ont Ă©tĂ© imaginĂ©es pour implĂ©menter l’abstraction du compte sur Ethereum: les EIP-86, EIP-2938, EIP-3074,et le plus rĂ©cent EIP-4337.

L’EIP-4337 consiste Ă  rendre plus facile le dĂ©veloppement et la gestion des smart contract wallets en mutualisant l’infrastructure nĂ©cessaire Ă  leur fonctionnement. Avec l’EIP-4337, les utilisateurs n’envoient plus directement de transactions au rĂ©seau. À la place, ils soumettent des “intentions” de transaction Ă  une mempool, repris par des bundlers ou assembleurs qui vĂ©rifient, exĂ©cutent et soumettent les transactions Ă  l’EVM. Des paymasters ou trĂ©soriers-payeurs peuvent ĂȘtre dĂ©signĂ©s pour financer les frais de gaz.

Les spĂ©cifications de cet EIP ont Ă©tĂ© dĂ©finies et l’implĂ©mentation est en cours. 

+ c.f. Roadmap de l’implĂ©mentation de l’Account Abstraction https://notes.ethereum.org/@vbuterin/account_abstraction_roadmap?utm_source=substack&utm_medium=email#Transaction-inclusion-lists 
+c.f. historique des EIPs sur l’abstraction du compte https://hackmd.io/@matt/r1neQ_B38?utm_source=substack&utm_medium=email

En plus de ces dĂ©veloppements sur le protocole Ethereum, la mise en production des solutions de scalabilitĂ© ou passage Ă  l’échelle reprĂ©sente aujourd’hui une aubaine pour l’abstraction du compte qui peut ĂȘtre implĂ©mentĂ©e nativement et Ă  grande Ă©chelle en ayant appris des erreurs commises dans le passĂ©.

6. Quelles pistes d’avenir pour l’abstraction du compte ?

Sur Ethereum, nous utilisons encore des EOAs ou des smart contract wallets qui imitent l’abstraction du compte. L’implĂ©menter sur Ethereum, comme toute modification du protocole, reprĂ©senterait des changements lourds et complexes. Mais comme l’a montrĂ© Vitalik dans la roadmap mise Ă  jour d’Ethereum, l’Account Abstraction Track a dĂ©jĂ  bien avancĂ©, et devrait s’accĂ©lĂ©rer dans les prochains mois.

Des solutions de scalabilitĂ© de type Layer2 (couches de niveau 2 ou L2) comme Starknet et Zksync v2 supportent l’abstraction du compte nativement. Il sera fascinant d’étudier les dĂ©veloppements de l’abstraction du compte sur ces derniĂšres et de parfaire le modĂšle proposĂ© par l’EIP-4337. Nous nous attendons Ă  ce que d’autres L2/blockchains suivent le pas.

Dans un monde oĂč 99% de l’activitĂ© d’Ethereum se passe sur les L2(cf. Rollup-centric roadmap) le besoin d’abstraction du compte sur mainnet pourrait se rĂ©duire. Mais si on se dirige vers un monde oĂč les chaĂźnes/rollups sont compatibles avec l’EVM et/ou Ă©quivalents, alors il sera tout de mĂȘme nĂ©cessaire d’implĂ©menter cette innovation sur le mainnet d’Ethereum. D’un autre cĂŽtĂ©, si Ethereum adopte l’abstraction du compte sur mainnet, la majoritĂ© des L2 devront suivre
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Pour finir avec une note d’actualitĂ©, la faillite de FTX souligne une fois de plus la nĂ©cessitĂ© des solutions de self custody (dĂ©tention personnelle) qui permettent de s’émanciper des solutions centralisĂ©es et sĂ©curiser nos actifs sans tiers parti. L’abstraction du compte, qui positionne les smart contracts wallets comme standard de la self custody, apparaĂźt comme la suite logique dans le dĂ©veloppement des comptes et wallets sur Ethereum ; mais pas seulement.


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Les tokens stables – Partie 2 : MNBC et stablecoins algorithmiques

By: Shermin Voshmgir —

Cet article est la traduction d’un chapitre du livre Token Economy, de Shermin Voshmgir, publiĂ©e en avant-premiĂšre sur le site d’Ethereum France. Le livre est sous licence CC-NC-BY-SA. Si vous souhaitez participer Ă  sa traduction, contactez-nous !


AprĂšs avoir traitĂ© des tokens stables collatĂ©ralisĂ©s dans l’article prĂ©cĂ©dent, cette seconde partie aborde deux autres formes de tokens stables ou « stablecoins » : les monnaies numĂ©riques de banque centrale et les tokens stables algorithmiques.

Les monnaies numériques de banque centrale

Photo by Mika Baumeister on Unsplash

Alors que la communautĂ© crypto expĂ©rimente diffĂ©rentes formes de tokens stables, les banques centrales envisagent Ă©galement des moyens de tokeniser leurs propres monnaies, disposant dĂ©jĂ  de mĂ©canismes de stabilisation. Un token de banque centrale, parfois appelĂ© « monnaie fiduciaire numĂ©rique » ou « monnaie de base numĂ©rique », et abrĂ©gĂ© sous la forme « MNBC », constitue une reprĂ©sentation tokenisĂ©e de la monnaie souveraine d’un État. Les mĂ©canismes de stabilitĂ© sont mis en Ɠuvre par les banques centrales, de façon indĂ©pendante ou en accord avec les politiques fiscales et monĂ©taires des gouvernements. Des tokens de ce type s’intĂ©greraient donc Ă  la masse monĂ©taire de base au mĂȘme titre que d’autres formes de monnaie : les piĂšces et billets ainsi que les dĂ©pĂŽts Ă  vue (M0 et M1), les dĂ©pĂŽts Ă  court terme (M2) et les dĂ©pĂŽts Ă  long terme (M3). La MNBC pourrait ĂȘtre utilisĂ©e par les smart contracts en tant qu’instrument de rĂšglement, puisque sa reprĂ©sentation sous forme de token repose sur le registre dĂ©centralisĂ© associĂ©. 

Certains Ă©conomistes pensent que la MNBC pourrait concurrencer les dĂ©pĂŽts dans les banques commerciales et rĂ©duire le coĂ»t des systĂšmes de paiement locaux et internationaux. Le coĂ»t de crĂ©ation et de gestion des espĂšces et les frais de transactions internationales sont trĂšs Ă©levĂ©s. À long terme, la MNBC pourrait rendre obsolĂštes les comptes bancaires classiques en les remplaçant par des portefeuilles crypto, et favoriser l’inclusion financiĂšre des personnes ne disposant pas d’accĂšs aux services bancaires.

Cependant, cette désintermédiation des banques commerciales et des paiements internationaux pourrait aussi déstabiliser les systÚmes de crédit et les marchés des changes, au moins dans un premier temps. La MNBC pourrait également remettre en cause le systÚme de réserves fractionnaires1 qui est à la base de la création monétaire.

L’émission de monnaie par les banques centrales Ă  destination directe du public pourrait aussi constituer une nouvelle approche de mise en Ɠuvre des politiques monĂ©taires. Elle permettrait un contrĂŽle direct de la masse monĂ©taire et pourrait complĂ©ter ou se substituer Ă  d’autres instruments comme les taux d’intĂ©rĂȘts et l’assouplissement quantitatif2 (quantitative easing ou QE). Certains Ă©conomistes estiment mĂȘme que la MNBC pourrait conduire Ă  un systĂšme de « monnaie pleine3 », c’est-Ă -dire Ă  un transfert total de la crĂ©ation monĂ©taire depuis les banques privĂ©es vers les banques centrales.

Selon une Ă©tude de la Banque des rĂšglements internationaux, de nombreux gouvernements et banques centrales envisagent de tokeniser  leur monnaie ou ont mĂȘme amorcĂ© des expĂ©rimentations. C’est le cas notamment de la Banque d’Angleterre, des banques centrales de SuĂšde, d’Uruguay, des Ăźles Marshall, de Chine, d’Iran, de Suisse et de l’Union europĂ©enne. Il est donc probable que de nombreuses monnaies souveraines seront dotĂ©es d’une reprĂ©sentation tokenisĂ©e dans les annĂ©es qui viennent.

Les MNBC « synthĂ©tiques » (sMNBC) sont basĂ©es sur un concept voisin consistant Ă  autoriser des institutions privĂ©es Ă  Ă©mettre des tokens totalement garantis par les rĂ©serves de banque centrale. Qu’il s’agisse de MNBC ou de sMNBC, la question est de savoir si ce type de monnaie tokenisĂ©e contrĂŽlĂ©e par une banque centrale est appelĂ© Ă  remplacer les autres formes de tokens stables, ou si elle deviendra l’une des nouvelles variantes au sein d’une Ă©conomie Ă  base de tokens d’une infinie diversitĂ©. 

Les tokens stables algorithmiques

Tokens stable algorithmiques, à la recherche de l’auto-stabilisation

Les mĂ©thodes de stabilisation des cours Ă©voquĂ©es prĂ©cĂ©demment, telles que la collatĂ©ralisation Ă  base d’actifs financiers classiques, peuvent sembler naturelles de prime abord, mais on peut regretter qu’elles dĂ©rogent aux principes de dĂ©centralisation et d’autonomie des technologies blockchain.

La rĂ©gulation manuelle des cours, par exemple en changeant le ratio de collatĂ©ralisation, peut ĂȘtre comparĂ©e Ă  la façon dont Yahoo et d’autres moteurs de recherche des annĂ©es 1990 ont essayĂ© de rendre accessible le contenu du web en crĂ©ant des catalogues de sites, comme on catalogue des livres et des magazines dans une bibliothĂšque. Ces moteurs de recherche Ă©taient populaires et leur utilisation Ă©tait intuitive, mais il Ă©tait trĂšs difficile de les maintenir Ă  jour compte tenu de l’accroissement exponentiel des contenus. Finalement, la recherche algorithmique apportĂ©e notamment par Google a remplacĂ© la curation et le classement manuels. De la mĂȘme maniĂšre, la stabilisation par collatĂ©ralisation des tokens peut sembler a priori sĂ©duisante, mais de nombreuses solutions algorithmiques apparaissent aujourd’hui qui exploitent davantage les possibilitĂ©s des smart contracts.

Des mĂ©canismes peuvent ĂȘtre mis en place afin de rendre la masse monĂ©taire Ă©lastique, en stimulant sa contraction ou son expansion en fonction des besoins, Ă  l’instar des mesures prises par les banques centrales pour contrĂŽler la quantitĂ© de monnaie fiduciaire en circulation. Si la demande pour le token stable augmente ou dĂ©cline, l’algorithme procĂšde automatiquement Ă  des ajustements afin de maintenir la stabilitĂ© du cours. Si le cours est trop haut, de nouveaux tokens sont crĂ©Ă©s. S’il est trop bas, des tokens doivent ĂȘtre retirĂ©s de la circulation, d’une façon ou d’une autre. Il est difficile de rĂ©duire et augmenter dynamiquement la masse monĂ©taire d’une façon rĂ©sistante Ă  toutes sortes d’attaques ; le dĂ©bat reste ouvert en ce qui concerne les meilleures mĂ©thodes pour y parvenir.

Par exemple, si un token stable indexĂ© sur l’euro s’acquiert sur les marchĂ©s Ă  un cours supĂ©rieur Ă  1 EUR, cela indique que la demande est supĂ©rieure Ă  l’offre. La quantitĂ© de tokens disponible doit ĂȘtre augmentĂ©e afin de faire revenir le cours Ă  1 EUR. Le smart contract est programmĂ© pour Ă©mettre de nouveaux tokens et les vendre sur les marchĂ©s, augmentant ainsi l’offre jusqu’à ce que le prix revienne au cours souhaitĂ©. Lorsque le cours est infĂ©rieur Ă  1 EUR, la quantitĂ© de tokens doit Ă  l’inverse ĂȘtre rĂ©duite. Mais cette contraction de la masse monĂ©taire est beaucoup plus difficile Ă  obtenir que son expansion


L’approche la plus simple consiste Ă  programmer directement dans le smart contract du token les mĂ©canismes de contraction et d’expansion, de façon Ă  ce que la volatilitĂ© du cours soit remplacĂ©e par la volatilitĂ© du nombre de tokens. C’est l’option proposĂ©e par Ampleforth, qui rĂ©ajuste chaque jour le nombre de total de tokens AMPL en fonction de son cours. Chaque dĂ©tenteur conserve la mĂȘme participation par rapport au nombre total d’AMPL en circulation, mais le nombre d’AMPL dans son portefeuille peut changer de jour en jour. En consĂ©quence, le cours du token est stable, mais ni la valeur de l’actif dans le portefeuille du dĂ©tenteur, si son pouvoir d’achat ne le sont. Difficile de parler de token stable dans ces conditions. Le vĂ©ritable objectif du projet est de crĂ©er un crypto-actif dont l’évolution du cours n’est pas corrĂ©lĂ©e Ă  celles des autres crypto-actifs sur les marchĂ©s.

Les « parts de seigneuriage4 » (seigniorage shares) ont Ă©tĂ© conceptualisĂ©es par Roberty Sams en 2014, dans le but d’utiliser des smart contracts pour crĂ©er des incitations Ă©conomiques Ă  la stabilisation du cours d’un token. Cette approche, notamment empruntĂ©e par Basis Cash, Empty Set Dollar et Dynamic Set Dollar, consiste Ă  inciter les dĂ©tenteurs Ă  dĂ©truire une partie de leurs tokens en cas de dĂ©crochage par rapport Ă  la valeur de rĂ©fĂ©rence, en offrant en Ă©change la part de seigneuriage sous la forme d’une obligation Ă  coupon, c’est-Ă -dire la possibilitĂ© d’acheter de nouveaux tokens lors de la prochaine phase d’expansion Ă  un prix infĂ©rieur au cours stable visĂ©.

Le point faible de cette approche est qu’elle dĂ©pend d’un mĂ©canisme fonciĂšrement spĂ©culatif basĂ© sur la thĂ©orie des jeux. Pour jouer le jeu de la part de seigneuriage, il faut parier sur l’apprĂ©ciation future du token, dont la valeur ne repose sur rien d’autre que le comportement des autres participants et participantes partageant le mĂȘme optimisme sur le retour Ă  la valeur de rĂ©fĂ©rence. Si, pour une raison quelconque, le pessimisme l’emporte, alors une « spirale de la mort » peut survenir, rien ne venant freiner le dĂ©crochage du cours : il n’est dans l’intĂ©rĂȘt de personne d’acheter une part de seigneuriage lorsque les perspectives de crĂ©ation monĂ©taire s’éloignent ou disparaissent. Certains ont critiquĂ© le principe mĂȘme d’un token stable basĂ© sur un mĂ©canisme spĂ©culatif de ce type, le qualifiant de pyramide de Ponzi.

D’autres approches cherchent Ă  rĂ©soudre cette difficultĂ© en combinant les parts de seigneuriage avec une forme de collatĂ©ralisation. A la diffĂ©rence des tokens stables garantis par des crypto-actifs, ces systĂšmes ne nĂ©cessitent pas de sĂ»retĂ© excĂ©dentaire et sont donc plus efficaces en termes de rendement du capital. Avec Frax, le principal token utilisant aujourd’hui cette approche, les rĂ©serves accumulĂ©es via la collatĂ©ralisation sont Ă  la fois des crypto-actifs ayant une valeur de marchĂ© indĂ©pendantes du systĂšme (au dĂ©part, USDC et USDT) et des tokens/parts de seigneuriage dĂ©nommĂ©s FXS. La proportion de crypto-actifs tiers et FXS varie de façon dĂ©terministe en fonction de la demande et du prix du token stable. Le protocole Fei a Ă©tĂ© conçu selon une logique voisine. Un mĂ©canisme spĂ©culatif initial (levĂ©e de fonds en ETH basĂ©e sur une bonding curve) permet d’atteindre une taille critique (250 millions de FEI), aprĂšs quoi la trĂ©sorerie est utilisĂ©e de façon autonome par le protocole pour stabiliser le cours du FEI, au moyen d’interventions sur les marchĂ©s AMM et de pĂ©nalisation directe des dĂ©tenteurs vendant sous le cours cible.

Le projet Reflexer, lancĂ© en fĂ©vrier 2021, a pour but de constituer un crypto-actif stable indĂ©pendant, le RAI, non indexĂ© sur le dollar ou une autre devise fiduciaire. Sa raison d’ĂȘtre est d’offrir une alternative aux systĂšmes monĂ©taires traditionnels, dont l’équilibre est menacĂ© par l’émission massive de monnaie de ces derniĂšres annĂ©es. Le RAI, comme la premiĂšre version du DAI, est crĂ©Ă© en plaçant en garantie de l’ETH. Reflexer intĂšgre des mĂ©canismes de stabilitĂ© dans son protocole, sous la forme d’un taux d’intĂ©rĂȘt Ă©voluant en fonction de l’écart entre le prix de marchĂ© et le prix cible du RAI. Ce dernier a Ă©tĂ© initialisĂ© avec une valeur arbitraire au lancement, mais Ă©volue lentement en fonction de la demande de fond pour le token, au lieu de rester arrimĂ© Ă  une devise traditionnelle faillible.

L’idĂ©e d’utiliser des smart contracts pour copier certaines opĂ©rations des banques centrales est intĂ©ressante, mais il faut garder Ă  l’esprit que ces mĂ©canismes reposent sur des hypothĂšses Ă©conomiques peu vĂ©rifiĂ©es et des politiques monĂ©taires peu testĂ©es, en particulier en ce qui concerne les incitations Ă  la contraction de la masse monĂ©taire. De plus, leur fonctionnement dĂ©pend de la fiabilitĂ© des oracles de prix, dont la dĂ©centralisation et la fiabilitĂ© font toujours dĂ©bat aujourd’hui. De nombreux Ă©conomistes estiment que les tokens stables algorithmiques basĂ©s uniquement sur les parts de seigneuriage ne peuvent pas fonctionner car ils reposent sur des mĂ©canismes spĂ©culatifs conduisant Ă  un accroissement illimitĂ© du systĂšme. Les nouvelles approches que nous venons d’évoquer montrent Ă  quel point ce domaine est en pleine expansion et que des modĂšles plus efficaces sont possibles.

DĂ©fis et perspectives d’avenir

De nombreux projets visent Ă  crĂ©er des tokens stables, mais il n’existe pas de bonnes pratiques en la matiĂšre qui se soient imposĂ©es (si l’on exclut les MNBC qui bĂ©nĂ©ficieront des mĂ©canismes traditionnels de stabilitĂ© des monnaies nationales). L’émergence des tokens stables est un phĂ©nomĂšne rĂ©cent et de nombreuses propositions en la matiĂšre en sont encore au stade du white paper ou des premiĂšres expĂ©rimentations, en particulier la crypto-collatĂ©ralisation et les tokens stables algorithmiques. Bon nombre de ces projets sont sujets Ă  une forte volatilitĂ©, ce qui explique que les tokens garantis par des monnaies fiduciaires ou d’autres actifs traditionnels, comme Tether, sont dominants en termes de capitalisation. Le DAI (MakerDAO) et d’autres tokens crypto-collatĂ©ralisĂ©s constituent des alternatives prometteuses, mais ils comportent de nombreux inconvĂ©nients et inconnues, notamment concernant leur robustesse en cas d’effondrement des marchĂ©s.

A l’exception du RAI, tous les tokens stables, mĂȘme les plus dĂ©centralisĂ©s, sont associĂ©s Ă  un actif sous-jacent avec un ratio de 1 Ă  1. Selon la dynamique des marchĂ©s, le maintien de ce ratio peut ĂȘtre mis en cause. Si des activitĂ©s Ă©conomiques se dĂ©veloppent autour d’un token stable et que des effets de rĂ©seau s’enclenchent, le maintien du ratio pourrait perdre de l’importance. Cela pourrait par exemple ĂȘtre le cas si un token stable s’impose comme intermĂ©diaire des Ă©changes et est utilisĂ© comme moyen de paiement par un grand nombre d’entreprises.

Toute implĂ©mentation d’un token stable dĂ©centralisĂ© doit affronter le problĂšme des oracles. Si le token est supposĂ© maintenir son cours par rapport Ă  un autre actif de rĂ©fĂ©rence, il doit avoir accĂšs Ă  l’information sur le maintien ou la divergence des cours. Pour le moment, aucune solution complĂštement dĂ©centralisĂ©e et totalement fiable n’est disponible. De nouveau, le RAI fait exception ici puisqu’il est auto-rĂ©fĂ©rentiel.

Comme les monnaies conventionnelles, les tokens stables doivent satisfaire trois exigences incompatibles : 1) politique monĂ©taire indĂ©pendante, 2) stabilitĂ© des taux de change et 3) mobilitĂ© des capitaux. Étant donnĂ© que la mobilitĂ© des capitaux est un fondement de l’économie des tokens cryptographiques et que la stabilitĂ© des taux de change est l’objectif affichĂ© des tokens stables, il est impossible de mettre en place une politique monĂ©taire indĂ©pendante. De nombreux Ă©conomistes estiment donc que les tokens dont les rĂšgles d’émission sont autonomes, comme le bitcoin, ne pourront jamais maintenir un cours indexĂ© sur celui des monnaies conventionnelles. On peut toutefois nuancer ce point de vue si l’on considĂšre les tokens non comme les concurrents des monnaies conventionnelles, mais plutĂŽt comme des actifs nouveaux et alternatifs. L’idĂ©e que des actifs conventionnels comme des actions devraient avoir une valeur stable ou que leur volatilitĂ© devrait ĂȘtre un obstacle Ă  leur utilisation serait saugrenue.

Il est important de souligner que les tokens stables ne sont pas la seule solution au problĂšme de la volatilitĂ© des prix. Les assurances ou les produits dĂ©rivĂ©s financiers sont des approches alternatives ou complĂ©mentaires pour se protĂ©ger de la volatilitĂ© des prix. Les instruments de couverture financiĂšre peuvent ĂȘtre utilisĂ©s pour rĂ©duire les risques en Ă©quilibrant les positions prises sur les marchĂ©s. Les applications de la DeFi (finance dĂ©centralisĂ©e) peuvent ĂȘtre utilisĂ©es pour crĂ©er de tels instruments .

Enfin, il faut noter le risque rĂ©glementaire qui pĂšse sur les tokens stables, tout au moins ceux qui ne fonctionnent pas de façon totalement autonome sur une blockchain. En parallĂšle des recherches et des premiĂšres expĂ©rimentations de monnaie numĂ©rique de base, on perçoit depuis l’annonce du projet Libra de Facebook des signes de raidissement de la part de nombreux Etats Ă  l’encontre des tokens stables alignĂ©s sur les monnaies nationales et qui pourraient menacer leur souverainetĂ©. C’est notamment le cas des Etats-Unis avec le Stable Act proposĂ© en dĂ©cembre 2020. Plusieurs pays europĂ©ens, dont la France, ont appelĂ© la Commission europĂ©enne Ă  mettre en place une rĂ©glementation visant Ă  protĂ©ger la souverainetĂ© des Etats en matiĂšre de politique monĂ©taire.

Si elles aboutissent, les solutions de tokens stables permettront aux tokens de jouer le rĂŽle d’unitĂ© de compte et de servir de moyen d’échange au quotidien. Elles tiendront alors un rĂŽle clĂ© dans le dĂ©veloppement d’une Ă©conomie dynamique des tokens et des applications dĂ©centralisĂ©es. Cependant, la stabilitĂ© n’est qu’un des multiples dĂ©fis Ă  relever pour faire des tokens un moyen d’échange courant. La protection des donnĂ©es personnelles, la capacitĂ© Ă  dĂ©multiplier le volume des transactions et l’amĂ©lioration de l’expĂ©rience utilisateur sont tout autant nĂ©cessaires Ă  l’adoption la plus large de cette nouvelle technologie.


Cet article a Ă©tĂ© traduit et complĂ©tĂ© par PhilH et rĂ©visĂ© par Sophie Portulan et Aline Detrez. En complĂ©ment de cette introduction aux tokens stables, nous vous conseillons la lecture en français de deux billets de TokenBrice : « l’état et le futur des stablecoins » et « L’histoire de deux modĂšles de seigneuriage : Basis contre ESD« .

Notes

1Le systĂšme de rĂ©serves fractionnaires dĂ©signe le droit dont peut faire usage une banque commerciale de prĂȘter de l’argent qu’elle n’a pas et sur lequel elle touchera des intĂ©rĂȘts. Il s’agit Ă©galement d’un mĂ©canisme de crĂ©ation monĂ©taire encadrĂ© par la banque centrale qui fixe le taux de rĂ©serves obligatoires, c’est-Ă -dire le pourcentage de fonds que les banques doivent effectivement possĂ©der par rapport Ă  ceux qu’elles prĂȘtent.

2L’assouplissement monĂ©taire, ou quantitative easing, est une politique monĂ©taire active reposant sur des achats de titres financiers effectuĂ©s sur les marchĂ©s par une banque centrale afin de fournir des liquiditĂ©s aux banques, de favoriser l’investissement et d’accroĂźtre la masse monĂ©taire avec de nouvelles rĂ©serves bancaires. Il s’agit d’une mĂ©thode non conventionnelle utilisĂ©e lorsque les taux d’intĂ©rĂȘt avoisinent dĂ©jĂ  zĂ©ro pourcent.

3La monnaie pleine (full-reserve banking) est un systĂšme alternatif Ă  celui des rĂ©serves fractionnaires, oĂč la crĂ©ation monĂ©taire est effectuĂ©e uniquement par la banque centrale et oĂč les banques commerciales ne peuvent consentir des crĂ©dits qu’à hauteur des fonds qu’elles dĂ©tiennent.

4 Le seignieuriage est le revenu dĂ©rivĂ© de la diffĂ©rence entre le coĂ»t de production et de distribution d’une monnaie, et sa valeur.

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