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61 - Sans l'ombre d'un clocher (le temps c'est de l'argent 2)

By: Jacques Favier

La Grosse Cloche de BordeauxOn connaît la chanson : la monnaie, jadis frappée dans du métal précieux et ornée de l’effigie du souverain local, aurait connu de fabuleux progrès en se débarrassant du métal pour ne conserver que l’auguste visage, progressivement remplacé par le nom de son banquier sur un bout de papier, puis par une ligne de donnée dans un fichier de ce dernier. Sans souverain et sans banquier, le bitcoin serait donc « en réalité très archaïque » aux yeux des sages en cravate qui savent bien qu’il ne suffit pas qu’un coquillage soit digital numérique pour qu'il soit moderne.

Il y a pourtant un élément aussi mystérieux que la monnaie et qui suggère que la modernité consiste bien à s'affranchir du pouvoir local, de ses tours, de ses cloches et de ses blasons : c’est le temps.

J'ai écrit il y a un mois un article intitulé la boucle, en partant du mot fameux assurant que le temps c'est de l'argent. Je poursuis ici, en voyant ce que l'évolution de la mesure du temps me suggère au sujet de celle de la fabrique de la monnaie.

Pour marquer le passage du temps, la femme de ma vie m’a offert un petit livre bien passionnant, très accessible pour les non-historiens et qui creuse un peu un problème que la plupart des chroniqueurs laissent dans le flou : à quelle heure précise de quel jour précis de quelle année... tel ou tel événement s’est-il précisément produit ?

le 30 févrierLe 30 février d’Olivier Marchon est riche en anecdotes amusantes, mais simples à élucider, comme celle de sainte Thérèse mourant dans la nuit du 4 au 15 octobre 1582 ou celle de Shakespeare et de Cervantes mourant tous deux le 23 avril 1616 avec cependant dix jours d’écart. D'autres faits sont plus étonnants, comme la découverte dans la cathédrale de Salisbury de la tombe d'un enfant qui naquit le 13 mai de l’année du Seigneur 1683 et mourut le 19 février de la même année.

L’heure elle-même est sujet à de peu compréhensibles variations : avant la révolution, lorsqu’il était 0 heure à Prague (c’est dire, à l’heure bohémienne, que le soleil venait de s’y lever) il était déjà 3 heures du matin à Paris (où l’on se réglait sur les milieux du jour et de la nuit) et 4 heures du matin à Bâle (où l’on comptait une heure de plus qu’à l’heure française pour rappeler une ruse de guerre datant de 1444) et même 8 heures à Venise où l’on suivait l’heure italienne commençant chaque jour 30 minutes (le temps de dire la prière de l’Angélus) après le coucher du soleil.

En somme chaque pays avait son heure comme il avait sa monnaie, et depuis César donnant son nom au calendrier julien, la mesure du temps était une prérogative "souveraine".

deux pontifes romains qui ont fixé le calendrier

Comme la monnaie n'est pas un poids d'or ou d'argent immuable, le temps n’est pas fait de quelque élément naturel objectif (le temps d’écoulement d’un volume de sable ou d’eau fixe) mais porte la marque du pouvoir politique. Et comme pour la monnaie, cette marque n'est pas un simple poinçon mais bien l'empreinte d'une intention que le prince y imprime, s'il le veut, quand il le veut.

Le passage au calendrier réformé par le pape Grégoire en 1582 va ainsi s’étaler, pays par pays, jusqu’au 20ème siècle. Du coup, le nombre de jours à rattraper variera aussi. Si prompte à s’afficher moderne, la volonté politique peut s’arc-bouter dans des postures absurdes comme celles des protestants décrits par Kepler comme aimant mieux être en désaccord avec le Soleil qu’en accord avec le pape.

La plus vieille horloge de Paris fut installée en 1371 sous Charles V, sur le mur du Palais royal de la Cité. Notons que dans le même bâtiment, on battit longtemps monnaie...

au 14 ème siècle

Mais insensiblement la technique et la science imposent leurs logiques.

La mécanique de l'horloge impose l’heure à durée constante : les antiques heures du cadran solaire qui variaient du simple au double entre jour et nuit et d’une saison à l’autre vont progressivement disparaître.

Les mathématiques remplacent lentement l’observation des astres, libèrent de l'observation des signaux naturels, imposent l’heure française contre ses rivales (même si l’heure italienne persiste jusqu’au milieu du 19ème) puis l’heure moyenne (la même à Brest et à Strasbourg mais surtout la même quelle que soit l’heure précise du zénith) plutôt que l’heure réglée sur le midi « vrai ».

Vient ensuite l’influence des réseaux. Sur les toiles de plus en plus subtiles qu'ils construisent, les hommes apprennent à se mouvoir mieux qu’à l’état de nature. Marcel Proust dit à sa façon que c’est le train qui apprit à l’homme la valeur de la minute.

La priorité politique n’est plus d’affirmer le prestige d’une métropole mais de lui permettre d’être un nœud sur une toile globale et de vivre à l'heure de cette toile. Même à l’échelle d’un continent il ne saurait persister une centaine d’heures légales. L'harmonisation des horaires ferroviaires américains (1883) est une décision qui émane, notons-le au passage, du secteur privé.

Au siècle du train, l’horloge de la gare (privée) remplace, pour ainsi dire celles des beffrois et des cathédrales de jadis. Tout un symbole !

au 19 ème siècle

Certes, le vieux monde ne disparait pas par magie. La population peut résister, comme en France où l’heure de la gare c’est à dire celle de Paris ne remplace pas forcément l’heure usuelle des diverses provinces. En Amérique ce sont les bourgades, souvent les plus rurales, qui multiplient durant tout le 20ème siècle, les zones horaires, notamment pour refuser l'heure d'été.

Leurs défenseurs ornaient-ils ces heures locales des vertus sociales dont on pare aujourd’hui les monnaies locales ? Il me semble qu’il y aurait un parallèle à faire.

Quand ce n’est pas la population qui fait de la résistance, ce sont les pouvoirs publics. C’est en France que se manifesta le plus comiquement ce besoin de « souveraineté » : nous fumes, jusqu'en 1911, le dernier pays à refuser le temps de Greenwich adopté un quart de siècle plus tôt et à faire des 9’21’’ qui nous séparaient du reste du monde un précieux élément de notre identité. Ce souverainisme intempestif semble décidément une constante !

Mais le pouvoir de l'Etat est désormais celui des "affaires" ou du moins il se confond trop bien avec elles.

30 avril 1916L'histoire de l'heure d'été, que la radio rabâche assez régulièrement (et j'écris durant le week-end de changement d'heure) est à cet égard assez emblématique. Ce fut d'abord, en 1916, une mesure de guerre, la vraie, celle que l'on fait avec des canons. Après les "chocs pétroliers", elle fut rétablie comme utile à la guerre au gaspi, aujourd'hui elle est simplement maintenue parce qu'elle est réputée bonne pour les affaires. Un glissement que l'on comparera avec la désinvolture croissante des pouvoirs publics vis-à-vis de la monnaie, décrochée de l'or pour fait de guerre, dépourvue de sens pour cause de crise, puis créée ex nihilo parce que cela donne de l'air aux affaires.

Entre l'apologie du easing et celle des longues soirées d'été, suis-je le seul à voir un parallélisme ? En tout cas il est amusant de noter que c'est à Benjamin Franklin, l'homme de time is money) que l'on doit d'avoir le premier énoncé, dans le "Journal de Paris" de 1784, l'idée de bouger l'heure pour bouger les gens.

La vérité serait (depuis Eschyle?) la première victime des guerres. Suivent la monnaie et... l'heure. La guerre est la matrice du calendrier. En été ou en hiver, la France vit à l'heure allemande depuis le 15 juin 1940. Cette persistance de l'heure allemande semble un vrai tabou. Comme le franc, né en 1360 de la défaite de Poitiers, notre heure actuelle est un leg de la déroute de 40. Troublant. Disons donc que c'est l'heure continentale, et passons...

On a dit du train qu'il aplatissait le monde, on le dit aujourd'hui de l'Internet. Cela ne peut pas être sans conséquence sur la mesure du temps, d'autant que si le train se réglait à la minute, les algorithmes fonctionnent aujourd'hui à la nanoseconde.

1955

Comme l'avait fait l'horloge mécanique, l'horloge atomique (1955) représente un vrai changement de cadre.

L'internet est un continent plat et non sphérique, sans rotation quotidienne ni révolution annuelle. Comme son absence de frontière et de distance le mettait en quête d'une monnaie propre, comme son absence de trust demandait que cette nouvelle monnaie fût un cash, les caractéristiques que je viens d'indiquer excluent un repérage sur des astres qui continuent de tourner en rond (et encore) mais dont les mouvements ne sont plus aussi immuables que jadis. Pensez donc : la rotation de la terre dure 2,75 ms de plus qu'en 1820 !

Les chevaux du Soleil s'essoufflent. Qu'en auraient dit grecs et romains ? Qu'en aurait pensé le Roi Soleil de Versailles ?

le char du soleil, à Rome et à Versailles

Nous vivons déjà sans le savoir un œil sur chaque horloge. Depuis que la seconde a été définie (en 1967) par rapport aux tribulations d'un électron tournant autour d'un noyau de celsium ( pour parler comme O.Marchon) il faut réintroduire de temps à autre une 86.401ème seconde à certaines années, la dernière en date ayant été 2015. Et ceci juste pour maintenir une concordance entre l'année atomique et l'année "vraie", concordance dont le cyberespace n'a pas forcément besoin ! Voire qui le gène, quand cette fichue seconde intercalaire cloue au sol des avions, perturbe moteurs de recherche et navigateurs et oblige à fermer par précaution les places boursières.

Supprimer la seconde intercalaire reste cependant une décision difficile à prendre, car revenant à couper un nouveau lien à la nature. O. Marchon la décrit comme un fragile rempart devant cette lame de fond qui tend à plonger l'homme vers toujours plus de virtualité.

Bitcoin (dont j'ai déjà évoqué la temporalité propre, puisqu'il a créé la première chronologie intrinsèque à l'Internet) vit dans cette virtualité là. Peut-être difficile à appréhender intimement, mais résolument du côté du futur quoi qu'en disent ceux qui ne le comprennent pas. Vires in numeris

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60 - Instantanés et métaphores d'un rêve décentralisé

By: Jacques Favier

SnapshotJe dois commencer par renouveler des remerciements à celui qui m’a offert l’un des 200 exemplaires numérotés de Snapshot, unsurpassable blockchain solution édité par notre ami Ludom. Je suis un rien vieille France, je l’avoue volontiers, et donc c’est le genre de chose qui me touche !

Ce recueil de témoignages et de récits est un peu à l’image de ce que montre sa couverture : décentralisé, parfois redondant dans les cheminements qu’il offre aux lecteurs. Mais quel que soit l’ordre dans lequel on l’abordera, il offre d'intéressantes leçons.

Je reviendrai en fin de texte sur le choix d'illustration, qui n'engage strictement que moi.

L’introduction, en forme d'historique (mais la maison de Ludom ne s’appelle-t-elle pas « Plaisir d’Histoire » ?) rappelle d’abord cette évidence, que sans communauté aucune crypto n’a d’avenir ; à force d’entendre parler de « technologie blockchain » du soir au matin, cette dimension essentielle finirait par passer à la trappe. Il faut une communauté, et constituée de gens passionnés s’ils ne sont pas riches.

angeComme Satoshi, le fondateur BCNext a disparu (mais sans doute est-il ensuite toujours là sous un autre nom) et comme celle de Bitcoin, la mise en œuvre, la « genèse » de NXT, fut un peu chahutée : rumeurs complotistes, ratés, trafics sur le prix. Certes, le cours de NXT part très fort : celui qui aurait investi 1 bitcoin (250$) le jour d’Halloween 2013 pour le changer en NXT aurait eu 3900 BTC le jour de Noël, soit, avec le cadeau supplémentaire de la hausse du bitcoin, plus de 2 millions de dollars. Un exploit jamais vu dans la crypto depuis Bitcoin, et plus rapide encore.

Outre les traits immédiatement saillants (programmation en Java, système de brainwallet qui fait que les clés sont dans la data base de tout un chacun, 100% PoS, 100% minés dans le genesis block) les divers récits soulignent le contexte historique : la fin 2013, le bitcoin à 1000 $, l’effervescence d’alt-coins plus ou moins inspirés et ne remettant pas en cause la position monopolistique de bitcoin. NXT se présente non comme un fork mais comme un héritier, non comme une alternative monétaire mais comme une plateforme financière.

le dénombrement 1566On voit la communauté migrer de bitcointalk vers son propre forum, y gagner au passage en sérieux des échanges. En 2014 cependant, plusieurs membres ne sont encore là, à l’image de ce qui se passe chez Bitcoin, que pour spéculer. Un des développeurs qui est sans doute un financier expérimenté, visionnaire, crée alors un grand nombre d’actifs. Ce jl777 a l’idée de développer un écosystème de type Keiretsu (conglomérat à participations croisées), une démarche qui a pu avoir un côté « apprenti sorcier » .

Dans la seconde partie de 2014, l’enthousiasme et les opportunités de profit rapide se calment progressivement. Le temps des décisions graves est venu. Un vol de 50 millions de NXT sur bter.com, qui était alors la principale plateforme, donna à la communauté l’occasion d’envisager un roll-back. Très peu adoptèrent l’alternative et la communauté resta ferme sur sa morale originelle. On jugea que bter.com n’avait qu’à blâmer sa propre incompétence, qui lui vaudra d’ailleurs un nouveau hack par la suite. La solution, développée par jl777, était à trouver dans une solution d’échange décentralisée, comme NXT MultiGateWay. Avec Supernet, le même développeur proposa aussi un système qui permettrait aux différentes communautés crypto de collaborer.

L’année 2015 fut un hiver pour les cryptos, et plus dur encore pour NXT dont le token sortit de la liste des 10 premières capitalisations. NXT n’était plus la seule crypto 2.0 et ses concurrents étaient bien mieux dotés en fonds. Plus significative que la chute du cours, celle du nombre de transactions (divisé par 4) était largement due à la baisse du nombre de transactions sur le marché des actifs, mais aussi à la baisse sensible du day-trading des spéculateurs. Bref on patinait !

Patineurs 1566

Mais à en croire les auteurs, à l’issue de cette traversée, NXT offre aux particuliers, aux professionnels et au développeurs un ensemble complet de solutions de gestion décentralisées. Ce qui lui manque encore, disent-ils, c’est la notoriété, minuscule comparée à celle de Bitcoin. A défaut d’attirer des spéculateurs, NXT doit attirer des porteurs de projets, pour lesquels il s’avérerait la meilleur si ce n’est la seule offre de service. L’aventure n’en serait donc qu’au début, et … moins onéreuse à tenter qu’à l’origine !

Le livre présente une vue kaléidoscopique de l’écosystème NXT. Ainsi du système NRS (NXT Référence Software), c’est à dire du client officiel permettant connexion et transaction, ou de la présentation du media NXT.org par son fondateur (pseudonyme) qui souligne l’abnégation de celui qui écrit pratiquement seul sur son sujet, parce que les « intérêts » sont ailleurs, et l’émergence d’une solution de rémunération des contributeurs. La conviction qu’il s’agit de porter ? Que chacun, vraiment, maintenant, peut utiliser NXT, un « outil disruptif pour les gens ordinaires » et sur lequel chacun peut construire gratuitement.

Pour une bonne part le livre doit se lire comme une sorte de manifeste politique de la décentralisation : une chose est de la faire vivre dans une communauté de militants, une autre de développer sur cette base un système qui doit interagir avec d’autres mondes, dont celui du business. Bref il faut créer une tête de pont, et cela se met en place dès la seconde partie de 2014, à l’abri du droit néerlandais. La fondation NXT permet de donner une interface convenable aux interlocuteurs fonctionnant encore selon les vieilles règles, tout en laissant la communauté suivre son propre mode d’être. Elle n’est pas là pour diriger, mais pour faciliter

Mais les auteurs ne dissimulent pas que la décentralisation se heurte à bien davantage qu’un simple trait de caractère ou une habitude commode de l’humanité : la délégation des pouvoirs a aussi rendu de fiers services à l'humanité ! Là encore, décentraliser un network est une chose, le faire d’une communauté est toute autre chose. Les développeurs ont une importance vitale, mais pour autant ils ne guident pas la communauté. Celle-ci fonctionne sur la base d’initiatives individuelles diverses qui rencontrent, ou non, un écho concret. De l’extérieur, cela peut paraître un grand, long et souvent bruyant désordre. Mais en réalité, disent-ils, le cercle du possible n’est pas prédéfini à l’origine par un leader, il est en construction permanente par la communauté. Un leader mènerait de A à B, prédéfinis. Des négociateurs permettent qu’in fine, du travail soit accompli, et que le point B ne soit pas perdu de vue.

Danse, 1566

Je n’entrerai pas dans le détail de la présentation de nombreux projets permis par le protocole, développés puis portés par la communauté : l’Alias, l’Arbitrary Message, l’Asset Exchange décentralisé et non régulé (sinon par la réputation) et sur lequel sont échangés près de 700 assets forgés comme des colored coins, la plateforme de crowdfunding MS (Monetary System) où chacun peut créer sa devise, ou le NXT Market Place, encore très confidentiel. Tout en en détaillant les caractéristiques, les auteurs avouent que ces aventures se déroulent encore dans un monde tout petit monde assez fragile, pour lequel le bitcoin reste la principale passerelle vers le monde traditionnel.

NXT se présente pourtant comme a revolutionary tool for business dans un monde du business pour lequel blockchain fut d’abord un buzzword fort creux. Le récit de Roberto Capodieci figure sans doute là pour suggérer ce que des solutions d'échange décentralisées peuvent concrètement apporter dans les affaires. En même temps, les chapitres présentant les possibilités de vote ou de mélange des transactions (coin shuffling) sur NXT ne paraissent pas cibler en priorité le business en priorité !

Portement de croix 1564Plus sincère que bien des ouvrages écrits par des utopistes ou autres "faiseurs de systèmes" Snapshot ne cache ni les limites, ni les erreurs. Le rêve parfois vire au cauchemar.

Cette nouvelle technologie n'est pas seulement une expérience sociétale, c'est aussi le développement d'un projet à plusieurs millions de dollars, et qui pourrait un jour se peser en milliards. Il a connu ses trolls, ses scams, mais aussi ses conflits.

Cependant comme Bitcoin repose sur les mathématiques, NXT prétend reposer sur la coopération sans laquelle il ne vaudrait plus rien. Le chapitre "The fork" est à cet égard instructif quant aux grands débats (et aux petits travers) qui ont pu animer la communauté : la blockchain est-elle faite pour stocker de l'information plutôt que pour distribuer des messages et permettre une vérification future (et sans tiers) des données ? comment rendre acceptable par tous l'introduction de changement rendant incompatibles deux versions du protocole ? Comment faire évoluer une blockchain constamment exposée aux feedback du business, bien davantage encore que celle de Bitcoin ?

Enfin le dernier chapitre concerne Ardor, NXT 2.0, non pas un fork mais une innovation que son promoteur présente avec la nette distinction de ses deux jetons, l’un utile à la validation, l’autre à la transaction. On gagne évidemment en scalability. On y gagne surtout (qui donc ?) en chacun chez soi. Chaque chaîne fille a son propre jeton représentatif de son propre objet, et fait payer ses fees de transactions (lesquelles peuvent avoir leurs règles propres) avec ce jeton. Ardor, c’est Blockchain as a Service, présentée implicitement comme le sens de l’histoire

Mais en contrepoint des questions de ces deux derniers chapitres, questions qui ne sont pas sans écho dans l’actualité du bitcoin ces jours-ci, surgissent d’autres questions : le lead developer est-il un leader ? et sinon, est-il un esclave ? En terme moins politique, on se demandera comment peut-on être sûr de ce que l’on mange en salle quand on entend les gens s’engueuler dans la cuisine ? Enfin on notera que du forum au slack puis à la mailing list, l’instrument choisi pour communiquer en dit bien long sur une communauté.

Comme le note en conclusion Robert Bold, l’univers crypto paraît encore à ce jour davantage préoccupé par sa guerre civile permanente (et infantile) que par une mise en ordre de bataille face aux fiat, lesquelles ont toutes les armes (lois d’exception) pour survivre à toutes les crises que leurs défauts mêmes engendrent. Il plaide pour des attitudes plus diplomatiques, entre cryptos, vis à vis des institutions financières et de la part de celles-ci. On ne peut qu’approuver !

                       ***

Quelle conclusion tirer, pour ma part ? Il y a dans toute cette aventure un incontestable côté Jeux d'enfants ou pour le dire comme l’un des auteurs a glamorous tale of geeks changing the world with Java code quitte à le faire comme des apprentis sorciers un rien psychorigides.

Jeux d'enfants 1560

Pourtant, parfois, sous l’ambition d’être unsurpassable, il sourd comme une sorte d'amertume, qui n'est pas sans évoquer ceux qui se voyaient déjà en haut de l'affiche:
d'autres ont réussi avec peu de voix et beaucoup d'argent
moi j'étais trop pur, ou trop en avance...

Si les « bitcoin evangelists » n’ont manifestement rien à envier, pour l’ardeur, à ceux de NXT, on se demande parfois, à la lecture de cet ouvrage, si les développeurs NXT font lire tout cela tel quel à leurs clients… et quand on lit bien des anecdotes, on s’étonne un peu de voir les prudents banquiers adopter NXT tellement plus facilement que Bitcoin comme support de leurs expériences.

J'ai donc lu ce livre avec curiosité, parfois un peu d'étonnement. En y trouvant davantage de politique que de technique. Je ne sais pourquoi, c'est à l'évocation de la Fondation logée aux Pays-Bas (comme on disait jadis) que j'ai commencé à songer à l'illustrer comme je l'ai fait.

Carnaval et Careme 1559

On lira ici une interprétation marxiste de la peinture de Brueghel insistant sur l'absence d'autorité centrale, en l'espèce, de l'église catholique. Ce qui m'a frappé, tandis que je menais mon travail, c'est que si dans certaines scènes de Brueghel le peuple est ordonné par une activité, spécifique et temporaire (le repas, la danse) il est, à l'état ordinaire, représenté sans ordre perceptible. Et que pourtant cela semble faire sens. Je trouve que certaines toiles offrent d'assez belles métaphores d'un système décentralisé. Voici une chose sur laquelle je reviendrais volontiers !

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59- La Blockchain d'un monde qui change

By: Jacques Favier

couvertureLa publication de La Révolution Blockchain de Philippe Rodriguez donne, par son sujet, par sa date de publication et malgré son titre un signal intéressant.

Certes le titre (on reviendra sur le sous-titre) est un peu galvaudé depuis que Don Tapscott a utilisé l'expression : le caractère révolutionnaire de la blockchain a eu tendance à se fondre dans la fureur de mots qui emporte aussi les fintechs, les bigdata et tant d'autres choses, parce qu'ici comme ailleurs s'applique la trop fameuse sentence de Tancrède Falconeri dans le Guépard, réplique culte que cite d'ailleurs Rodriguez.

Mais le brin d'audace est à l'intérieur du livre, qui traite d'abord du Bitcoin, en cette année 2017 où il y a fort à parier que bien des gens vont redécouvrir le bitcoin que des gourous désinvoltes leur avaient jadis conseillé d'oublier.

En UkraineEn commençant son récit par Bitcoin, non pour l'évacuer comme le font les opportunistes mais pour le montrer au coeur même des révolutions du siècle, avec notamment l'image célèbre des QR Codes brandis place Maidan, Rodriguez montre que pour lui, la révolution c'est d'abord une monnaie sans banque et sans Etat, sans censure et sans surveillance.

Au-delà de Bitcoin, nous dit Rodriguez, la révolution blockchain n’est pas un simple épiphénomène technique ou technologique de l’évolution de nos économies et de nos sociétés. Elle s’inscrit, au contraire, dans de grandes révolutions de notre temps, qui sont autant de défis pour nos modes de consommation et de vie. Le monde change autour de nous et la technologie ne fait que s’adapter aux nouvelles réalités qui nous entourent.

En clair l'auteur délaisse le chemin des contrebandiers qu'empruntent ceux pour qui la blockchain doit juste faire gagner une (généreuse mais hypothétique) poignée de milliards aux banques et automatiser leurs services titres, au détriment de la petite-bourgeoisie du middle-office. Certains consultants abondent dans le sens de leurs clients note d'ailleurs Rodriguez.

L'auteur n'élude pas l'arrière-fond de crise politique globale. Là où les juristes et économistes officiels brandissent encore leur confiance jamais expérimentalement vérifiée dans nos institutions, Rodriguez note que crises bancaires et monétaires ont non seulement montré l’essoufflement de notre modèle économique général, mais elles ont aussi interrogé la véritable souveraineté des États et de nos gouvernements face aux pouvoirs de l’argent et de la finance. Au fond, sur le modèle de la théorie du cygne noir de Nassim Taieb, ces crises à répétition nous ont fait envisager l’idée que notre modèle économique pouvait avoir une fin en soi et qu’il fallait, en conséquence, savoir envisager sa mutation à moyen terme.

surgit un cygne noir...

De tout ce qui crée le malaise actuel, société de surveillance et dérive autoritaire, des crispations de l'ancien monde, le livre fait un exposé assez complet.

Il voit dans la blockchain le rouage essentiel d'une nouvelle économie qui re-développerait les communs de jadis, voire les re-sacraliserait. A côté de la technologie, il y a donc une communauté, essentielle. Les développeurs, les hackers, les informaticiens, les mathématiciens, mais aussi les économistes, les entrepreneurs et les politiques auront tous un rôle à jouer dans cette évolution de notre communauté, car le pari n’est pas seulement économique et politique, il est aussi technologique et social. Plus loin, l'auteur, qui donne un aperçu assez large de la culture (romanesque, cinématographique...) qui a vu naître Bitcoin, ajoute qu'au fond, la révolution blockchain a d’abord été une affaire de culture, de littérature et d’esprit avant d’être mise sur pied par des ingénieurs et des techniciens. Je ne sais si l'on peut dire avant, ou si en même temps ne conviendrait pas mieux : c'est un point de détail. Il est clair en tout cas qu'il n'y a pas, en tout cas, de "technologie blockchain" qui viendrait avant, à côté ou derrière le bitcoin.

Les puristes regretteront donc l'assertion selon laquelle Blockchain et bitcoin sont ainsi deux frères jumeaux, longtemps confondus, aujourd’hui reconnus dans toutes leurs différences. Pour moi, on le sait, le débat est du type oeuf-poule. On peut donc certains jours en faire l'économie...

La seconde partie ("Que nous apprend l'économie sur la Blockchain ? ") remet aussi le phare, dès les premières pages, sur le bitcoin.

Certes qualifié (prudence de banquier?) de "quasi-monnaie", Bitcoin permet de changer de monnaie, et Rodriguez a le mérite de ne pas nous emmener illico très au-delà du paiement comme le font tant de charlatans qui se gardent bien ainsi de parler de paiement. Pourquoi vouloir changer la monnaie ? demande-t-il. Parce qu’elle est, pour ainsi dire, le pouls d’une économie, le sang coulant dans ses veines et alimentant chacun des organes de la société, et que les récentes crises économiques ont montré que du sang neuf était plus qu’essentiel à la revitalisation du corps sociétal.

au coeur de la revitalisation du corps social ?

L'histoire de la monnaie est peut-être exposée trop longuement par rapport au sujet du livre. De plus, je ne peux souscrire à la présentation (très libérale) de la naissance de la monnaie à partir du troc, mais la moitié de mes amis bitcoineurs au moins adhèrent à ce mythe...

Une invention vraiment admirablePas davantage je ne partagerai l'enthousiasme que l'apparition du billet de banque en Chine est censé provoquer : l'auteur passe sous silence la dévaluation de 80% que représente le Zhiyuan chao de Kubilai Khan en 1287, la suspension de convertibilité en 1374 et finalement l'interdiction de ces billets par l'empereur Ming Renzong sous peine de mort au début du 15ème siècle.

Ce sont là des critiques bien marginales. Je suis plus embarrassé quand Rodriguez semble cautionner l'OPA de Menger, Mises et Hayek sur Bitcoin. OPA posthume, évidemment, et opérée par John Matonis. Il ne s'agit pas de nier une filiation évidente, mais l'idée de dénationalisation de la monnaie remonte bien avant l'école autrichienne (disons jusqu'au 14ème siècle qui fut celui d'Oresme), et la volonté de créer un "or numérique" suggère aussi d'autres filiations. Enfin le Bancor de Keynes aurait pu être mentionné.

Les explications techniques sont très accessibles, évidemment au prix d'une réelle simplification, et de l'oubli de certaines finesses qui font la beauté de l'édifice. Mais elles tendent vers une conclusion plutôt exigeante : si l’on remplace les mineurs par des entreprises qui sont autorisées à miner, si l’on remplace la multitude des apports en puissance informatique, ces systèmes diminuent d’autant leur crédibilité en termes de sécurité et d’indépendance. Ça a le goût de la blockchain, la couleur de la blockchain mais ce n’est pas de la blockchain

pendant qu'on y est ...

Enfin la dernière partie aborde les usages futurs possibles de la blockchain au regard de la double modification de l'identité et de la propriété, ce qui est un angle intéressant, de la mutation énergétique, de l'exigence sans cesse accrue de transparence dans toutes les relations et transactions, de l'évolution (annoncée par Bersini) vers une société assurantielle. Bien sûr, dans ce catalogue de promesses de haut vol, les considérations de mise à l'échelle ou d'interopérabilité restent un peu sous les nuages. Et, en dépit d'un morceau sur la "titrisation blockchain", le rapport entre actifs digitaux et actifs numériques est parfois un peu flou.

Pour finir, la politique n'est pas oubliée, et c'est là que le sous-titre prend vraiment son sens: Algorithmes ou institutions, à qui donnerez-vous votre confiance?

L'ironie perce parfois, comme lorsque Rodriguez met en face à face l'explosion du nombre de gens employés à réglementer ou surveiller la finance et le peu de résultat en terme de confiance suscitée. Même si l'on voit mal par quel moyen notre Etat sclérosé accoucherait à court terme d'une démocratie liquide (un coup d'état informatique pour nous libérer de règlements contraignants, d’usages dépassés, de relations desséchées ?) ni inversement en quoi l'organisation sur une blockchain nantaise du référendum sur l'aéroport de Notre-Dame-des-Landes rendrait les points de vues des uns et des autres mieux réconciliables, il faut bien dire que l'enthousiasme de l'auteur, sourcé chez Don Tapscott, est sympathique.

Oui la blockchain est un chantier de pionniers civiques engagés dans de grandes transitions.

Le principal mérite, à mes yeux, de cet ouvrage touffu est de finir, comme il a commencé, sans éluder la monnaie comme point nodal des visées du protocole d'échange qu'est Bitcoin.

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58 - Sacré labyrinthe

By: Jacques Favier

Avec quelques membres du Cercle, visite au Labyrinthe d'AmiensJ'avais été amusé, en octobre 2016, en lisant un papier où Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indifférentes) et les cathédrales à des preuves de travail monumentales destinées, pour le citer, à témoigner d'une capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publié la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.

Je n'avais évidemment rien de cela en tête quand il fut décidé en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu à Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech Amiénoise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passé nous lègue de beau, de grand ou d'instructif.

La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.

J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.

Le labyrinthe d'Amiens surveillé par un ange

Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, présente dès le paléolithique, date de bien avant que les Grecs ou les Crétois ne lui aient donné son nom de laburinthos (λαβύρινθος), terme dont l'étymologie est d'ailleurs un peu mystérieuse.

Logo MH, le labyrinthe de Reims styliséNotons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (λάϐρυς), sorte de double-hache utilisée dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dès l'origine avec le monument, la puissance et la force.

Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.

Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaît entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.

Le thème du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12ème et surtout au 13ème qui est le grand siècle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particulièrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.

À Chartres, un labyrinthe du 12ème siècle

Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pèlerinage. Pèlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnât du sens.

Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.

de ht en bas : Ravenne, Bayeux, Cologne, Saint-Quentin, Reims, Amiens et Saint-Omer

Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.

Un premier détail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thématique religieuse sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) et jamais des "dédales", même si le motif central de celui de Chartres, détruit en 1792, semble avoir représenté l'architecte Dédale, le héros Thésée et le terrible Minotaure.

Si le labyrinthe antique amenait à combattre un monstre, ceux des cathédrales sont faits pour se prouver quelque chose à soi-même. Du premier il était difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pénétrer. Bref, voici peut-être une image du paradigme hard to find, easy to check...

D'autant, second détail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite près du but. Comme si l'oeuvre à accomplir était en soi assez simple. À Amiens, le pèlerin qui se tient à l'entrée de la figure n'est qu'à 6 mètres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.

Troisième détail : avec 234 mètres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mètres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mètres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?

Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici réunies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet à genoux sur le labyrinthe est censé prendre le même temps qu'un trajet d'une lieue à pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'étymologie est peut-ête gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province à l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomètres) représentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt à pied en une heure.

Autrement dit l'effort est sensiblement le même pour tous, d'un labyrinthe à l'autre, et il se mesure en temps.

Enfin, dernier détail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrée vers l'Ouest, côté du soleil couchant et de la mort, côté par lequel risquent de pénétrer fantômes et démons. Leur imposer l'épreuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sécurité du saint monument ! Le diable reste piégé dans un tel parcours soit parce que sa nature (διάβολος, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se déplace qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacité d'effort du pèlerin.

Par cet effort, que gagnait, justement, le pèlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13ème siècle les abus les plus criants du 16ème siècle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pèlerinage un peu dérisoire n'avaient guère d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.

Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsèque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pèlerins du labyrinthe, que cela diminuât la dette de leurs péchés ou que cela augmentât à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !

L'institution, qui avait d'abord toléré cet instrument de foi naïve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de régulation. Au 17ème siècle un chanoine de Chartres râlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guère à faire perdent leur temps à courir et tourner. Au 18ème siècle, on les effaça ou on les détruisit un peu partout, à Sens, Poitiers, Arras. Même celui d'Amiens fut sacrifié : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, déposé en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques années plus tard.

À Reims il avait été enlevé dès 1775, parce que les rires des chenapans sautant à pieds joints sur le dallage où l'on sacrait nos rois gênaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage à notre époque. Le labyrinthe de Reims fut recréé, depuis 2009, par un jeu d'éclairage.

virtuel

De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblème ... un monument virtuel !

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57 - La Boucle (le temps, c'est de l'argent)

By: Jacques Favier

Time is money. Le mot célèbre de Benjamin Franklin courait semble-t-il les rues depuis le grec Antiphon, qui aurait dit le même chose avant de mourir exécuté en -410, ce qui est en somme une façon de faire faillite.

Le problème c'est que chacun formule cette analogie dans un contexte et un propos bien différents. Le libertaire hédoniste antique trouvait sans doute stupide de perdre un temps compté à travailler dans une vaine quête de fortune ou d'honneurs. Mais son mot (*) est rapporté par un historien dissertant cinq siècles plus tard au sujet d'une perte de temps fatale à l'action. Enfin l'américain modeste, tôt mis au travail, trouvait impie de perdre à ne rien faire une heure qui pouvait être consacrée au négoce. Aucun des trois ne parlait évidemment du travail de l'argent, travail qui consiste essentiellement, au grand scandale des moralistes, à attendre l'échéance en regardant passer le temps.

la clepsydre de karnakOn évoque classiquement ce que l'on doit à nos ancêtres babyloniens, qui conçurent en regardant le ciel le temps cyclique, celui que l'on retrouverait. Les Égyptiens, eux, regardaient couler dans leurs clepsydres le temps que l'on perd. Et ce n'est pas pour rien que l'on parle d'argent liquide. Il file entre les doigts comme le temps dans la clepsydre.

Mais depuis les Grecs, et même depuis les Lumières, le temps et l'argent ont tous deux changé de nature. Que faire aujourd'hui du lieu commun métaphorique de Franklin?

Au commencement, l'argent, valeur intrinsèque et concrète qu'en français on désigne par le nom d'un métal précieux mais par essence stérile, ne pouvait guère croître en faisant travailler le temps, qui n'appartient qu'à Dieu. Il pouvait cependant s'amasser avec le temps de travail de l'homme. Ainsi accumulé il devenait une potentialité dans le temps à venir, la célèbre liberté frappée de Dostoïevski.

Certes, dans leurs échoppes, de vils usuriers le prêtaient contre d'impies intérêts. Au bout de quelques générations ils furent nobles, fournissant aux rois crédits et maitresses puis, au prix de quelques victimes collatérales, survécurent aux révolutions et s'installèrent au pouvoir. Au bout du compte, l'argent aujourd'hui n'est plus que ce qu'on leur doit à eux.

Le voleur de tempsUn économiste espagnol, spécialiste de l'innovation, et qui est aussi romancier, Fernando Trias de Bes, a publié en 2006 une satire amusante à ce sujet. Le héros ne travaille essentiellement que pour payer les intérêts de ses emprunts. Il a un jour l'idée de vendre du temps. Son entreprise devient florissante, mais si les gens achètent du temps c'est pour ne rien faire... et l'économie ne tourne plus. Il faut légiférer...

Sans me vanter, j'y avais songé moi-même 20 ans plus tôt (*) dans un scenario où c'était l'État lui-même qui prenait cette initiative. Pour le reste, je renvoie à mon billet sur le livre de Maurizio Lazzarato Gouverner par la Dette.

Et le temps ?

time machineEn assénant régulièrement que le temps n'existe pas ou que son écoulement est une illusion, le physicien Thibault Damour provoque des polémiques diverses (*). Le temps, tel qu'en parle Etienne Klein (*) échappe au langage, à la philosophie et à la mathématique. Mais il ne semble pas perturber les financiers.

À ma connaissance, nul débiteur ne l'a invoqué pour contester le bien-fondé des intérêts dus. Au demeurant le temps des banques est spécifique, purement conventionnel. Ses unités sont contractuelles, les années n'y ont que 360 jours et le mot jour fait l'objet de longues dispositions.

Personne n'a réussi à remonter dans le temps ( j'y reviens dans un instant) pour rembourser moins que le nominal.

Le bitcoin est une monnaie qui entretient une relation bien plus complexe avec une temporalité elle-même spécifique.

C'était par une réflexion proprement « chronologique » que Bayer, Haber et Stornetta en étaient arrivés en 1993 à construire un horodatage numérique intrinsèque : « pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de rapporter des événements qui n’auraient pu être prédits avant qu’ils ne soient arrivés. Pour établir qu’un document a été créé après un moment donné, il est nécessaire de provoquer un événement suscité par ce document et qui puisse être constaté par des tiers. » Le vieux sophisme post hoc ergo propter hoc trouvait enfin un fondement technique.

La succession linéaire des blocs a suscité le premier temps universel propre au cyberespace, ou du moins sa première chronologie. L'historique de la Blockchain est en effet certain et irréversible, mais surtout il est autonome. Même si l'on trouve un peu partout qu'un nouveau bloc est validé toutes les 10 minutes environ, le tic-tac de cette montre n'est pas ajusté sur la rotation de la terre ou les oscillations de l'atome de cesium.

out of time

De plus ce tic-tac irrégulier ne suit pas ce que les mathématiciens appellent une loi normale mais une loi exponentielle, comme celle qui régit les passages du bus. C’est une loi qui modélise la durée de vie d'un phénomène sans mémoire, sans vieillissement et sans usure, d’un phénomène pour lequel le fait qu’il ait déjà duré un certain temps jusqu’au temps t ne change rien à son espérance de durée à partir du temps t.

Le temps de la blockchain sous le principe d'incertitude

Dans une étude (*) réservée aux lecteurs férus de science, le mathématicien Ricardo Perez-Marco commence par rappeler le statut du temps dans la mécanique quantique, et la part de mystère ou de controverse qui l'entoure encore. Ensuite il note que le temps de la blockchain est un temps spécifique (toute référence à un temps exogène violerait en effet le principe de décentralisation) mais qu'il est fonction d'une donnée exogène : l'énergie consacrée au hash. À tout moment on a une incertitude sur ∆E, et finalement une équation ∆E = k.H (où H est le hashrate). Par là, c'est le principe d'incertitude de Heisenberg qui pointe le bout de son nez. Car on a un système de type ∆E.∆t∼ħ0 où la constante de Planck réduite, ħ0, est fonction de la difficulté du moment.

bitcoin et le tempsNous voilà bien! Comme dit l'ami Cyril Grunspan, ça laisse songeur...

Ce que ne dit par le mathématicien, c'est que quelque part il doit y avoir une corrélation, voire une équation que je suis bien incapable de proposer (d'autant que la difficulté et la récompense sont deux valeurs discrètes) entre la difficulté, donc le temps, et la valeur de la récompense, donc le cours du bitcoin. Le temps c'est de l'argent.

Comment l'argent lui-même voyagerait-il dans le temps ?

Les gestionnaires de (grosses) fortunes peuvent parfois envisager des placements sur des échéances dépassant sensiblement l'espérance de vie humaine. Ils ne devraient pas tarder à venir à Bitcoin.

Il y a eu une expérience concrète de voyage dans le temps : lorsque les pays de l'Est ont entrepris dans les années 90 de restituer les biens confisqués à la fin des années 40. Ceux qui retrouvèrent des forets ou des immeubles s'en trouvèrent mieux que ceux qui avaient perdu des actions ou des comptes en banque. Cela a-t-il fait l'objet d'études ?

Un film de science-fiction très malin et considéré comme un modèle, Looper livre une réponse très simple (et bien peu techno !) à la question de savoir en quel argent un être du futur pourrait nous payer aujourd'hui : en lingots d'argent. Sans banque et sans État.

l'argent des loopers

Dans Looper, des tueurs à gage reçoivent, d'un futur dans lequel la surveillance électronique a rendu le meurtre un peu difficile, des victimes ligotées portant quelques lingots d'argent cousus dans leur camisole. S'ils trouvent des lingots d'or, c'est que ...

Le mot looper vient du mot anglais qui désigne une boucle. Les boucles s'imposent fatalement aux scénaristes de voyages dans le temps. Souvent, un rien de quantique et un soupçon d'univers jumeaux ou parallèles permettent de trouver des solutions cosmétiques. Évidemment la boucle concerne ici d'abord le destin du tueur lui-même. Mais la circulation de l'argent y forme aussi une curieuse figure.

Je renvoie en revanche à un commentaire savant (en anglais) sur les raisons du choix de l'instrument de paiement. Cela nécessiterait un billet entier.

vers le futurAu grand désespoir du geek adepte du Bitcoin et de la SF, et même si Bitcoin est beaucoup plus proche d'un métal précieux que d'un bout de papier fiduciaire ou d'une écriture dans une banque, il est clair que la chronologie intrinsèque de la blockchain interdirait un tel paiement vers le passé et que la solution de Looper est bien plus crédible !

Consolons-nous de cette frustration sans grande conséquence pratique :

Bitcoin, qui permet des paiements aisés vers le futur lointain, est une monnaie d'à-venir !






Pour aller plus loin :

  • Tous les sites américains renvoient de Franklin (in Advice to a young tradesman) à Antiphon. Ensuite, c'est une autre histoire. Le mot du sophiste devait déjà être un lieu commun dans l'antiquité, car on ne le trouve que de seconde main, dans le chapitre 28 de la vie d'Antoine par Plutarque, dans lequel l'historien trouve navrant que le héros à la tête de linotte se soit laissé entraîner par Cléopâtre à Alexandrie, où il dépensa, dans l’oisiveté, dans les plaisirs et dans des voluptés indignes de son âge, la chose la plus précieuse à l’homme au jugement d’Antiphon, le temps. Pour mon ami Adli Takkal Bataille : οἴχεσθαι φερόμενον ὑπ' αὐτῆς εἰς Ἀλεξάνδρειαν ἐκεῖ δὲ μειρακίου σχολὴν ἄγοντος διατριβαῖς καὶ παιδιαῖς χρώμενον, ἀναλίσκειν καὶ καθηδυπαθεῖν τὸ πολυτελέστατον ὡς Ἀντιφῶν εἶπεν ἀνάλωμα,τὸν χρόνον. Le mot ἀνάλωμα signifie "dépense, perte" et il est explicité par πολυτελέστατον, qui signifie "très coûteuse".
  • Le bon temps, ma petite nouvelle datant de 1986 sur le principe de la vente de temps.
  • Un article sur Thaibault Damour et une polémique riche en invectives dans les commentaires
  • L'article cité de Ricardo Perez-Marco sur le temps de la Blockchain et le principe d'incertitude d'Heisenberg
  • J'ajoute après publication la présentation filmée d'un cours d'Etienne Klein suggérée par un de mes lecteurs : le temps entre le piège du philosophe pour qui le problème aurait été résolu par tel ou tel philosophe et l'illusion du taupin pour qui le temps est la variable t.
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56 - Bitcoin et Big Brother

By: Jacques Favier

bigbrotherProfesseur à l'Université libre de Bruxelles, Hugues Bersini vient de publier un petit ouvrage intitulé Big Brother is driving you qu'il présente comme de brèves réflexions d'un informaticien obtus sur la société à venir.

Alors que la réflexion sur la blockchain s'articule de plus en plus sur son rôle d'administrateur de confiance, et sur les avantages ou inconvénients d'une confiance de nature algorithmique, il est intéressant d'écouter ce qu'ont à dire les meilleurs connaisseurs des algorithmes.

Après celui de Cardon (déjà cité dans mon billet sur Fouché) le livre de Bersini est donc une lecture à recommander.

Ce scientifique fécond (plus de 300 articles), spécialiste reconnu de l'IA et des algos, de la logique floue et du comportement de systèmes complexes, pionnier dans l'exploitation des métaphores biologiques etc... nous dit que seule l'informatique sera capable d'apporter les solutions qui s'imposent avec la complexification du monde et la multiplication des menaces écologiques, économiques et sociétales. La virtualisation de toute information, la multiplication des modes de connexion, la transformation de tout objet en ordinateur rendent, écrit-il, possible la prise en charge totalement automatisée des biens publics. Bientôt des transports en commun impossibles à frauder optimiseront le trafic pour un coût écologique minimum, tandis que des senseurs intelligents s'assureront d'une consommation énergétique sobre, que les contrats financiers et autres ne souffriront plus d'aucune défection et que les algorithmes prédictifs préviendront toute activité criminelle. big eye Voilà pour le constat, assorti d'une prédiction : nous y consentirons.

''Face à l'urgence, nous accepterons de confier notre société aux mains d'un big brother "bienveillant". L'interdit le deviendra vraiment et la privation remplacera la punition. Mais le souhaitons-nous vraiment ?''

A cette question, je ne pense pas qu'il réponde vraiment, et d'une certaine façon la question est plutôt de savoir si nous avons vraiment intérêt à pousser jusqu'aux dernières conséquences cette logique.

faites au mieuxUne équivoque qu'il explicite de façon amusante : En Sicile, il est d’usage courant de transformer les feux de signalisation en de simples recommandations. Si de telles actions illégales sont rendues impossibles par la rigidité coercitive de nos algorithmes, il devient quasiment impossible de parvenir à en détecter les bugs. Et nos sociétés, dès lors, de se scléroser dans une intemporalité glaçante. L'algorithmique est-elle un autoritarisme comme un autre ?

c'est pour votre bienCes critiques sont recevables et méritent toutes l’attention. Elles plaident pour un compromis subtil entre une algorithmique toujours souple et des espaces de délibération morale uniquement réservés aux humains.

Parfois, le lecteur pourra trouver que la morale de l'auteur ne manque pas non plus de souplesse, ou aura du mal à approuver, au chapitre 11, l'idée qu'il est sans doute grand temps de reconsidérer quelque peu notre obsession de la vie privée.

Certes il écrit dans un pays qui n'est pas en état d'urgence, mais il me semble que le professeur Bersini ne perçoit qu'un possible processus vertueux (et, oui, pourquoi protéger les secrets des coupables?) et non l'évident processus totalitaire (à la fin tout le monde étant coupable, tout le monde craint, se censure et rase les murs). Je crains, pour ma part, que l'État post-démocratique n'ait retrouvé le postulat médiéval (tout homme est marqué par le Mal) sans garantir ni le secret de la confession ni le pardon des péchés...

si vous n'avez rien à à craindre, vous n'êtes pas des nôtres

Mais l'ouvrage se lit assez facilement et donne le plaisir que procure toujours la conversation stimulante d'un être non seulement savant mais cultivé. Pas si obtus que cela, le professseur bruxellois, certes un chouïa technocrate, mais philosophe souvent.

Le bitcoin, dans ce livre qui ne lui est pas consacré, n'arrive qu'au chapitre 8, avec une présentation fort classique, même si elle met bien en valeur sa nature de "bien commun", parfois oubliée. Mais c'est un peu partout, au détour de considérations qui ne le concernent pas au premier chef, que le bitcoineur trouvera de quoi alimenter sa propre réflexion.

Sur un point, Hugues Bersini est proche d'Andreas Antonopoulos. L'américain d'origine grecque parle d'inversion des infrastructures : comme les premiers automobilistes mal à l'aise sur des routes conçues pour le transport à cheval, le bitcoineur doit commencer son chemin dans un monde encore régi par le système financier du 20ème siècle.

infrastructures partagées

Les photos du début du 20ème siècle suggèrent en effet que la cohabitation a dû être rude !

Le bruxellois d'origine italienne dit cela à sa façon, notant que les trains connaissent encore des collisions frontales qu'ignore le métro : la destruction créatrice de Schumpeter a beaucoup de mal à s’attaquer aux infrastructures publiques de la dimension d’un chemin de fer. Il est par exemple évident que les modes plus récents furent bien plus simples à automatiser que leurs prédécesseurs, car pensés et conçus alors que les automatismes et l’intelligence artificielle pointaient leur nez dans les laboratoires. Il en est ainsi des lignes de métro modernes et de l’automatisation de l’avion au regard du train.

On peut ici songer aux impératifs et problématiques de sécurité, si radicalement différents concernant les avoirs en bitcoin et en monnaie fiat.

On ne peut non plus s'empêcher de songer aux possibilités qu'offre Bitcoin en lisant le chapitre 4 « Qui paye la casse ? ». On y trouve d'abord une réflexion classique sur le problème de la responsabilité d’un logiciel et de la conclusion d’une société de plus en plus « assurantielle » où toute notion de responsabilité humaine s’évanouit au profit de la seule solidarité et du dédommagement.

Puis Bersini livre une intéressante piste de réflexion : si on ne peut juger une machine (qui n’a pas de responsabilité car pas de personnalité juridique) c’est aussi qu’on ne peut juger un « calcul inconscient » comme le sont ceux qu'effectue l'intelligence artificielle : le responsable ne peut rendre compte de son méfait car toute introspection lui est devenue impossible , ni lui, ni aucun de ses nombreux programmeurs. L’ingénieur est hors circuit, incapable même d’expliquer la défaillance. Autant dire, me semble-t-il, que de telles décisions ont intérêt à s'inscrire dans un univers propre, doté, certes, d'un filet assurantiel... mais aussi d'un système transactionnel de type cryptographique, indépendant de la détention par les parties d'une personnalité juridique.

Je l'ai dit, le chapitre 11 ("Si vous n'avez rien à cacher") me parait pour le moins discutable. Le suivant ("les braves Internautes n'aiment pas qu'on suivent une autre route qu'eux") consacré à la police par réputation et aux lépreux du Web, réintroduit le bitcoin donné comme exemple de la robustesse d'un système décentralisé, auquel n'ont pas (encore?) accédé les systèmes de notation désintermédiés mis en place par les Airbnb et autres sites de mise en relation.

Personnellement, je n'aurais pas écrit que le bitcoin existe par la désintermédiation des banques en établissant un strict parallélisme avec les sites de partage de voitures qui existent par la désintermédiation des taxis d'antan. Car c'est peut-être ne voir dans Bitcoin qu'un protocole d'échange, sans prêter attention à ce que son token a de spécifique.

le paradoxe de l'oeufJe ne suis pas certain non plus de partager l'opinion selon laquelle on a égalemnt vu avec le bitcoin comment son composant stratégique le plus important, la "chaine de blocs", rend cet édifice monétaire pratiquement incorruptible.

Est-ce la blockchain qui rend le bitcoin incorruptible, ou le coût du minage (et ainsi la préciosité du bitcoin) qui rend la blockchain incorruptible? Vertige de poule et d'oeuf...

Sans entrer en débat sur les thèses principales du livre, il reste à l'historien un regret : le livre ne dit rien de la façon dont ce nouveau monde va (lui aussi) vieillir, du destin de ces archives sur le temps long. Les papiers jaunissaient, les films aussi. Les langues, les graphies évoluaient. Qu'en sera-t-il ? Les lois et les moeurs changent (les unes de façon discrète, les autres de façon continue, me semble-t-il), comment les algos épouseront-ils la dérive des unes et des autres ? Les big data conserveront-elles la trace de comportement et de transactions devenues illicites, dans un monde où chaque matin apportera son lot d'interdits nouveaux?

cherchez l erreur

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55 - Enjeux

By: Jacques Favier

Le bitcoin, qui avait vu sa volatilité se réduire doucement, vient de vivre un nouvel épisode de "yo-yo", assez largement compréhensible mais qui a permis le retour des imprécations : la finance casino, ce serait nous !

finance casino

Inversement, en suggérant, dans un récent billet, que certaines expériences de bases de données distribuées, présentées comme des blockchains-maison, consistaient sans doute à faire joujou avec l’argent, j’ai pu me montrer un peu dur tant vis à vis des banquiers, qui ne peuvent évidemment pas entrer sans combinaison dans le bassin des piranhas du bitcoin (même quand à titre individuel ils partagent la conviction que c’est ce grand bassin qui seul convient aux vrais sportifs) comme vis à vis des consultants qui sont bien obligés de passer par le pédiluve pour entrer dans la piscine.

le grand bain

Qu’y a-t-il de mal à faire joujou ? Cela fait grandir, dit-on.

En fait cela dépend du jeu. Le train électrique jamais ne remplacera le TGV, ni n’apprendra à le conduire ou à le vendre : il n’en est qu’un modèle réduit, comme on dit, une figurine.

Mais par ailleurs il y a des jeux vraiment initiatiques : l'amour (dont je ne parlerai pas ici), la guerre, l'argent. Du jeune Buonaparte dirigeant une bataille de boules de neige aux exploits de la Guerre des boutons on sait bien que jouer à la guerre, cela peut être la guerre, déjà. Et, comme je le suggérais, il n’ y a guère de différence entre une roulette vendue comme jouet et celle d’un casino (en cas de besoin, la première peut remplacer la seconde, surtout dans un clandé) ni entre un jeton de poker pour enfant (voire un haricot) et un jeton de cercle.

Disant cela, je rappelle toujours que le bitcoin tient énormément, à sa naissance, de la monnaie de jeu, et d'abord de celle que l'on fabrique soi-même pour jouer, de celle qui ne sert qu'à un cercle de complices ou d'initiés, puis de celle qui sert à jouer "presque" de l'argent au cours d'un subtil glissement qui a à voir avec la fin de l'enfance.

premiers billets

Durant des mois le bitcoin n’a guère eu plus de valeur qu’un billet de banque comme ceux que l'on imprimait jadis à l'encre et à l'alcool pour jouer à la marchande.

Avec Bitcoin, un miracle (un événement historique assez rare, si l'on veut) s'est produit : la monnaie ludique a muté en monnaie solide. Mais je suis toujours très étonné que cette période infantile de Bitcoin occupe si peu de place dans les récits et les analyses qui lui sont consacrés.

MehlJe songeais à cela quand je me suis plongé vers le Nouvel An dans un gros livre un peu ancien déjà : Les jeux au royaume de France du XIIIe au début du XVIe siècle de Jean–Michel Mehl.

Son 13ème chapitre, consacré aux « Enjeux » est tout à fait éclairant : il est exceptionnel, écrit-il d’emblée, que le jeu soit gratuit. Et pour évacuer l’hypothèse niaise de l’innocence enfantine : même dans le jeu enfantin, il est facile de déceler, sous les apparences de la gratuité, l’espérance d’une victoire comme la crainte d’une perte ou d’une défaite, définitive et humiliante.

Ce qui ne contredit point mon hypothèse d’une période infantile de Bitcoin. In utero, Bitcoin était déjà une monnaie, bien fol qui dirait le contraire.

Le jeu révèle l'existence de frontière de part et d’autre desquelles on se comprend mal : Si l’adulte ne comprend pas le jeu de l’enfant, c’est parce que ce dernier n’est pas à même d’expliquer quel est l’enjeu , ou alors que cet enjeu n’exerce pas la même séduction pour l’un et pour l’autre. Cela me fait songer à quelques face-à-face presqu’impossibles, comme celui dont j'avais été témoin le 16 novembre dernier à l'IHP entre le professeur Pierre-Charles Pradier et quelques jeunes bitcoineurs.

Il y a un monde dans lequel des gens de bonne foi (non obsédés par la drogue ou le terrorisme, conscients même de ce que ceux-ci sont très à l’aise avec le système officiel) ne voient réellement pas ce que l’anonymat, la décentralisation, l’absence de banque centrale peuvent bien apporter de si enthousiasmant aux sympathiques mais peu compréhensibles jeunes gens …

L'enjeu pour l'écosystème Bitcoin, c'est Bitcoin : pour les mineurs, pour les développeurs, pour les simples usagers, pour les "compagnons de route". C'est un système qui apparait purement spéculatif à des économistes (certainement désintéressés, par ailleurs) qui n'en voient pas l'usage pratique, et qui admettent le parallèle avec l'or mais en ajoutant immédiatement que l'or peut servir à la bijouterie alors que le bitcoin ne servirait à rien. Mais, outre qu'on voit mal pourquoi les bitcoineurs seraient les seuls à faire vœu de pauvreté, ceux qui comprennent les usages pratiques, industriels, ludiques même du bitcoin récusent évidemment l'idée qu'il soit une monnaie qui inévitablement va devenir une monnaie de pure spéculation comme me l'a asséné Madame Benssy-Quéré sur France Culture le 7 janvier.

Cette critique un peu moralisatrice élude la dimension de Bitcoin comme enjeu d'un jeu dont j'ai déjà eu l'occasion de rappeler qu'il n'était pas simplement intéressant mais qu'il est passionnant.

Autant dire que l’enjeu est le fondement du jeu ? Au regard de la linguistique, il est ce qui fait pénétrer au cœur du jeu. La question n’est pas de savoir s’il en est corruption du jeu ou non. Sans lui le jeu ne serait point.

Remplacez donc jeu par blockchain et enjeu par bitcoin dans certaines phrases de Jean-Michel Mehl, comme dans la précédente, ou bien encore dans celle-ci : Si le jeu n’est pas totalment réductible à l’enjeu, l’enjeu est tout le jeu en même temps qu’il le dépasse. Tout enjeu étant valeur, il faut que, misé, cette valeur demeure telle, le jeu terminé.

La notion d’enjeu fait par ailleurs entrevoir combien les frontières de l’univers ludique sont mal tracées. Avec elle, « l’univers du jeu acquiert même objectif et même moyen que celui du sérieux ». Plus l’enjeu est important, plus l’univers du jeu se confond ave celui du sérieux. L'historien a même ici une remarque que je trouve assez vertigineuse. Si les joueurs de jadis, dit-il en substance, avaient joué des haricots, nous n'en saurions rien aujourd'hui.

haricot

Quand on sait que la blockchain est (entre autres choses) un livre d'histoire, on ne peut que convenir de la justesse de l'observation. C’est l’enjeu qui justifie la trace écrite et par là permet l’histoire.

monnaie d'argent du duc de Bourgogne  Philipe le HardiSi c’est pour jouer, faut-il jouer gros ? L’examen de la comptabilité domestique des princes (comme le duc de Bourgogne Philippe le Hardi, qui bat monnaie et perd au jeu) montre bien que jouer gros est preuve de générosité, de noblesse.

Comme le note l'auteur, le véritable joueur n’est pas celui qui joue souvent des petites sommes, mais celui qui n’hésite pas à en engager quelquefois de très grosses. C'est exactement ce que nous apprend le paradoxe de Saint-Petersbourg...

En dépit du rituel « Bitcoin est une expérience, n’y investissez que ce que vous estimez pouvoir perdre », il est clair que l’on retrouve cette tension chez un certain nombre de traders en cryptodevises…

Significativement, le chapitre qui suit immédiatement celui des enjeux porte sur les tricheries et les violences qui accompagnent le jeu. L'historien rapporte bien des tours savoureux ou des épisodes croustillants de jadis. Mais surtout il montre comment le Parlement de Paris fait aisément le lien entre les jeux et les délits de tous pipeurs, jureurs et hasardeux.

Il y a là aussi, dans le ton sentencieux de l'autorité, un riche enseignement.

Si l'on se souvient du fil qui court d'un joueur impénitent, le chevalier de Méré, à un mathématicien philosophe comme Blaise Pascal, de ce dernier à Fermat puis à Bernoulli... on se dit que les joueurs (et les savants) ont autant rendu service à l'humanité que le Parlement de Paris.

A bon entendeur...

d'après Youl (et pardon à Youl pour la petite retouche)

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54- La monnaie de Marie-Thérèse défie toutes les règles

By: Jacques Favier

Bitcoin est une monnaie sans Etat, ce qui fait l'admiration des uns et clôt la discussion pour les autres, ceux qui ajoutent aux fonctions de la monnaie une essence politique qui ne saurait être que nationale, la nature supra-nationale de l'euro ne permettant même pas de rouvrir le champ des possibles. Sans essence régalienne et sans régulation politique Bitcoin ne sera jamais, disent-ils, et quelque soit son succès, qu'un actif spéculatif couplé à un processeur de paiement, pas une monnaie dans toute la majesté de la chose.

effigie r1780L'étrange destin international, et même méta-national, d'une grosse pièce d'argent, bien que portant l'effigie et le nom d'une grande souveraine, nous offre l'occasion de bousculer bien des dogmes régaliens qui encombrent encore les analyses.

Ce thaler aurait pourtant pu n'être que l'une des centaines de pièces frappées en Europe à partir du moment où d'énormes quantités d'argent furent extraites des mines de Bohême. Avant d'aborder son destin incroyable, il faut dire un mot du thaler et de Marie-Thérèse.

Le thaler

JáchymovIl y a en République tchèque une petite ville d’eau qui s’appelle aujourd’hui Jáchymov et qui s’appelait jadis Sankt-Joachimsthal, le val (thal) de Saint Joachim. Des mines d'argent y furent découvertes à partir du milieu du Moyen Âge. Dès 1518 on appela les pièces de 26 grammes d'argent produites sous l'égide du seigneur local les Joachimsthaler. Avec l'usage, le mot thaler s'appliqua à toutes les pièces peu ou prou de ce même format.

thaler de 1525 du comte Stephan Schlick (1487-1526)

Le territoire d'expansion du thaler fut d’abord l'Allemagne, qui servait de passerelle entre le Nord (et l'Angleterre) et le sud de l'Europe et ses ports vers l'Orient et l'Afrique. Cette position lui permit de rayonner, de circuler et d’être copié, d’autant qu’il devint aussi la monnaie des Etats de la famille de Habsbourg, qui depuis 1438 occupait sans interruption le trône pourtant électif du Saint-Empire. Il circula donc dans ces pays dits "héréditaires", Pays Bas, Espagne et aussi dans le nouveau monde. Le thaler de 26 g d'argent fut l'unité de compte de l'empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

Il change un peu et il s'allège de quelques grammes avec le temps. Aux Pays-bas, le reichsthaler allemand se dit rijksdaalder et donne le rixdale, monnaie frappée jusqu'en 1938. Le mot daalder donnera comme on sait le mot dollar.

Marie-Thérèse

En 1740 meurt Charles VI, 22ème Habsbourg à avoir occupé le trône impérial depuis 1273, et 14 ème consécutivement depuis 1438. Problème : il n'a comme héritier qu'une fille! Certes, de longue date, il a fait admettre, d'abord par sa famille, puis par ses États héréditaires, que cette fille lui succéderait. Mais en 1740 la nouvelle "reine de Bohème et de Hongrie" a 23 ans, 3 enfants et elle est enceinte. Fréderic de Prusse est le premier à l'attaquer, contestant les droits d'une femme à l'empire d'Allemagne ; il est suivi par le roi de France. La "Guerre de Succession d'Autriche" a commencé.

Cette guerre va durer 8 ans. Car dans les États héréditaires, on a fait le serment : Moriamur pro Maria-Theresia rege nostro, mourrons pour Marie-Thérèse notre roi.

En 1745 elle fait finalement élire son époux le duc François de Lorraine au trône impérial. Elle est officiellement impératrice-consort, et, trés amoureuse de son Franz, elle lui donne 5 fils et 11 filles, dont notre Marie-Antoinette.

double portrait

Sa statue devant la Hofburg à VienneIl y a bien eu ce thaler (ci-dessus) dit "au double portrait" où figura l'empereur en titre (avec pour ceux qui savent en lire les inscriptions presque cryptées de savantes variations de titulature entre les deux faces). Il suffit de dire que cet exemplaire, rarissimme, vaut environ 300 fois le prix d'un thaler ordinaire de l'impératrice, et que cette émission ne fut pas renouvelée.

Sa personnalité et sa pugnacité en imposent et pour tout le monde Marie-Thérèse sera simplement l'Impératrice, celle qui exerce la réalité du pouvoir. Et qui le garde à la mort de son mari, condamnant son fils à partager le trône impérial durant 15 ans...

Les thalers de Marie-Thérèse

Depuis qu'avec la Renaissance est revenu l'usage romain de l'effigie sur la monnaie, on a déjà vu des profils de reine : celui d'Elizabeth (reine d'Angleterre de 1558 à 1603) de Christine (reine de Suède de 1632 à 1654) ou d'Anne (reine d'Angleterre de 1702 à 1714).

Elizabeth Christina Anne

Malgré les circonstances un peu spéciales de son avènement, l'apparition de l'effigie féminine de la nouvelle reine puis impératrice n'est donc pas un fait absolument nouveau, et ne peut expliquer à elle seule le succès sans précédent de ses émissions.

1741 reine de HongrieEn 1741 le premier thaler de Marie-Thérèse (28,82 grammes à 875‰) est frappé à Kremnica au nom de MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DIEU REINE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Le succès est immédiat, la demande est étonnamment forte. On frappe massivement dans les ateliers de Hall, Günzburg, Kremnica, Karlsburg, Milan, Prague et Vienne. Ce qui est frappant, c'est l'énorme succès de ces pièces dans l’empire ottoman, proche voisin (et ennemi séculaire) chez qui la frappe de numéraire a de tous temps été trop limitée et qui avait longtemps préféré la "piastre à colonne" des espagnols. Dès 1752, l'exportation des thalers, confiée à un financier viennois, est réglementée. C'est une ressource fiscale. Rançon du succès, il y a des faussaires.

Cette industrie assez primitive va de pair avec un relatif retard industriel sur d'autres puissances européennes qui ont trouvé mieux à faire. Le thaler n'est même pas frappé sur de l'argent local, l'Autriche étant depuis longtemps importatrice : rien à voir, donc, avec la situation qui avait été jadis celle de l'Espagne. Sa frappe tient plus de l'orgueil politique que d'autre chose. Au demeurant bien des thalers n'arrivent en Turquie, au Levant ou en Egypte que sur des navires de commerçants français qui en font provision pour ces marchés .

recto 1755Sur les émissions plus tardives (une émission praguoise en 1751 à 28,08 grammes, ou ici une frappe viennoise de 1756 à 27,20 grammes mais pratiquement identique) l'autorité de l'impératrice-reine s'est affermie.

L'inscription se lit ainsi : MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE D'ALLEMAGNE DE HONGRIE ET DE BOHÈME.

Dès son règne, le thaler de Marie-Thérèse, à l'exclusion de tout autre thaler de même poids issus par d'autres princes, est diffusé le long de la mer Rouge et jusqu'en Éthiopie.

Refrappes posthumes

À partir de la mort de l'impératrice, chose sans exemple, parallèlement aux thalers à usage interne désormais ornés de l'effigie de Joseph II, les émissions de Marie-Thérèse continuent de plus belle, à 28 grammes mais à 833‰. Ces refrappes vont désormais porter la date de « 1780 », comme si on avait arrêté la pendule dans la chambre mortuaire. Et désormais le type est fixé et ne bougera plus. Veuve depuis 1765, l'impératrice porte le voile, mais montre sa poitrine. Deux détails qui laissent penser à plusieurs historiens que c'est le goût oriental que l'on a clairement voulu satisfaire.

posthume

L'inscription se lit (au recto) MARIE-THÉRÈSE PAR LA GRÂCE DE DIEU IMPÉRATRICE DES ROMAINS, REINE DE HONGRIE ET DE BOHÊME, et au verso orné des armoiries et des 3 couronnes impériale, hongroise et bohemienne, ARCHIDUCHESSE D'AUTRICHE, DUCHESSE DE BOURGOGNE, COMTESSE DU TYROL 1780.

la couronne de Rodolphe IIBref une monnaie toute "politique", celle d'un empire plus politique lui-même que commercial. Une sorte d'anti-euro. Une monnaie au décorum régalien à souhait, saturée de noms de pays disparates (et même perdus : la Franche-Comté de Bourgogne est française depuis 1678!) et de couronnes empilées... Mais en même temps une monnaie dont le caractère "souverain" ne tient finalement qu'à des éléments qui, de loin, sont purement folkloriques : quel turc, quel éthiopien saurait reconnaître la couronne de Rodolphe II sur le revers de la monnaie ? Qui craint encore l'aigle à deux têtes après Austerlitz, Wagram, Sadowa ?

Or cette pièce posthume va échapper à son époque et à son cadre politique.

bijoux Démonétisée en Autriche le 31 octobre 1858, 78 ans après la mort de Marie-Thérèse, son thaler continue pourtant son existence comme une monnaie internationale librement choisie par ses utilisateurs. Non seulement parce qu'elle est la monnaie préférée de peuples qui n'ont que peu ou pas de relations avec l'Autriche mais parce que très loin vers la Corne ou vers l'intérieur de l'Afrique, elle est connue, reconnue comme la meilleure monnaie, désirée comme une monnaie sure et belle et même comme un véritable ornement. Ce sera d'ailleurs et de loin la monnaie la plus souvent transformée en bijou dans l'histoire.

Tant et si bien que dès 1867, Londres, qui dans ses entreprises expansionnistes dans le Haut-Nil et Ethiopie se voyait refuser sa monnaie en paiement, dut pour financer sa campagne militaire en Ethiopie, commander des thalers à l'Autriche qui fournit 5 millions de pièces. Fabriquer de la monnaie pour le compte de tiers (ce que fait aujourd'hui la Monnaie de Paris pour 30% au moins de son chiffre d'affaires) était depuis longtemps un business model à Vienne, où l'on s'arc-boutait sur la doctrine selon laquelle la monnaie est une marchandise. Le plus fort est que ladite pièce est démonétisée dans le pays où elle est frappée !

La monnaie de Rimbaud

En Afrique orientale, le thaler s'intègre dans tous les échanges. À la fin du 19ème siècle on sait qu'en Ethiopie il vaut 4 lingots de sel (autre monnaie!) ou... 16 cartouches. Il circule par sacs entiers chargés à dos d'âne (souvent par des esclaves : un esclave vaut 4 thalers) jusqu'à Harrar où, en 1887, leur taxation (5% à l'import) par les Anglais, fait gronder Arthur Rimbaud.

convoyeurs de fonds en Ethiopie

Si les Anglais provoquent la colère du poète devenu trafiquant c'est que leurs concurrents locaux, les Italiens (qui ont pris à ferme les douanes éthiopiennes) commencent à faire frapper en masse à Trieste de nouveaux thalers de Marie-Thérèse qui vont servir leur de leur avancée militaire en Érythrée.

Via le Soudan, le thaler passe en Afrique occidentale. Au Darfour, un cheval valaut 10 thalers. Il s'intègre avec d'autres monnaies locales. Ainsi un thaler de Marie-Thérèse vaut 1500 à 2000 cauris au nord du Cameroun, et jusqu'à 5000 au Nigeria. On le retrouve également au Tchad, ou au Dahomey (Bénin).

5000 cauris

Le thaler de Marie-Thérèse est ainsi durablement inscrit dans le paysage, à des milliers de kilomètres de Vienne, et plus d'un siècle après la mort de son effigie. En Mauritainie et dans tout le "Soudan" français, on l'appelle thalari. En 1927 l'administration coloniale de l'AOF l'accepte en paiement, généralement pour 10 francs. Au Cameroun, les Vamé des monts Mandara ont utilisé le thaler pour payer les dots et ceci jusqu'en 2012, année qui vit le rachat massif de ces pièces sur les marchés officiels.

La monnaie de Mussolini

mussoliniÀ partir de 1935, afin de soutenir ses ambitions en Ethiopie, Mussolini décide de faire fabriquer de nouveaux thalers. Il fait l’acquisition auprès du gouvernement autrichien de coins qu’il fait transférer pour frappe dans son atelier de Rome puis de Milan. Peut-on hasarder l'idée que l'effigie de Marie-Thérèse ait été bien moins désagréable aux colonisés ou aux envahis que le mâle profil du Duce casqué?

Sans parler, comme Bernard Lietaer, de monnaie Yin, on peut penser qu'ici comme ailleurs, Marie-Thérèse est une inconnue rassurante.

Les Anglais, eux, ne s’embarrassent pas de conventions. Une firme anglaise, qui ne parvient pas à se procurer des thalers en quantité suffisante par la voie habituelle, décide, dès 1936, de fabriquer elle-même de nouvelles matrices. L’Italie fasciste qui pensait en détenir le droit exclusif protesta en vain contre ce faux avéré.

Au même moment, Paris, Bruxelles et même Utrecht se lancèrent dans la même fabrication. A partir de 1937, une société angalise lance de nouvelles commandes à l’atelier de Bruxelles. Les matrices des poinçons sont commandées.… à la Monnaie de Paris. Là aussi, on peut quand même risquer le mot de "faux".

Avec la Seconde Guerre Mondiale, Londres envoie son outillage à Bombay qui poursuit la production en 1941 et 1942. Puis, à partir de 1949, la frappe passe par la Monnaie de Birmingham. Les coins sont fournis par la Monnaie de Bruxelles. C’est ainsi que près de 20 millions de ces pièces seront émises en Angleterre entre 1936 et... 1962 date à laquelle ces émissions cesseront, 182 ans après la mort de l'impératrice.

Je souligne le fait : les autorités, si chatouilleuses parfois, créent bien, en Angleterre, en France, en Belgique, des jetons monétaires, qui certes ne peuvent être qualifiés de "fausse monnaie" puisque le thaler de Marie Thérèse est officiellement démonétisé dans son pays, mais en copiant des matrices sans avoir le droit de le faire et en sachant parfaitement ce que les clients vont faire des pièces...

thaler contremarqué au YemenLe thaler de Marie-Thérèse (qui servit, sous le nom de ber, de monnaie en Ethiopie jusqu'en 1946) fut la monnaie presqu'officielle à Mascate et Oman et fut utilisé (parfois avec une marque locale comme ici) au Yémen jusqu'en 1960.

crown de Victoria en 1895Or ces deux pays vivaient sous protectorat britannique. Cette contradiction laisse perplexe : ce ne sont pas les pièces anglaises qui manquaient. Et si la présence d'une figure féminine était jugée désirable, pourquoi ne pas adopter Victoria ?

Les monnaies équivalentes de la reine Victoria (ici une crown) n'eurent jamais de destin international semblable à celles de Marie-Thérèse. Trop "anglaises" c'est à dire coloniales ? Ou pas assez "sexy" ? On trouve bien des effigies voiléees de cette autre veuve, mais l'exhibition de sa poitrine fut chose bien rare, et semble-t-il commise sur des pièces de trop faibles dénominations...

En tout cas je ne connais pas de Victoria offrant à la fois poitrine et voile...

Monnaie des terroristes ?

Les collections de la Monnaie de Paris conservent un curieux « trésor » de 672 thalers de Marie-Thérèse. Ils furent saisis en 1959 en Algérie sur des agents du FLN qui allaient acquérir des armes en Tunisie. C'est exactement ce que l'on appele aujourd'hui du "financement du terrorisme" ! Comment le FLN s'était-il procuré ces pièces ? Provenaient-elles de garnisons italiennes de Lybie et de Tunisie ? Ou bien, ironie du sort, avaient-elles été détournées d'une refrappe française ?

Au total, 500 millions de pièces datées de 1780 ont été frappées, dont peut-être 100 millions après la Seconde Guerre mondiale, dans une demi-douzaine de pays à l'usage de dizaines d'autres pays !

Une telle anomalie, portant sur 7 et 8 milliards d'euros en valeur actuelle, a curieusement laissé assez indifférents les économistes.

Pour Keynes, qui n'aime pas les reliques, sa valeur vient de ce qu'il est "parmi les munitions les plus nécessaires à la guerre." C'est en faire une commodity money... ce que Bitcoin est aussi, si du moins on songe à son usage à venir sur Internet. Mais c'est négliger volontairement l'aspect de monnaie valeur, patent avec son usage en bijouterie. Marie-Thérèse apportait un démenti implicite à ses thèses...

Hayek le cite bien une fois (dans Good Money, part II, page 152 de l'édition d'Oxford au volume 6) mais comme un trade token, un peu comme une exception, à côté des exemples de double circulation en zone frontière ou touristique. Il est étrange que l'école autrichienne ait si peu philosophé sur le thaler autrichien, conçu par ceux qui le frappaient comme une marchandise : Ludwig Von Mises, Murray Rothbard et Ron Paul à ma connaissance, n'en disent mot !

Seul Dennis Robertson (1890-1963) semble percevoir sa richesse : le thaler est à la fois une optional money, par opposition au legal tender et une monnaie ayant une valeur en elle-même (full bodied money opposée à token money) et non pas fictive. Autrement dit, il est fort proche, dans la classification de Robertson, de notre Bitcoin !

FischelPlus intéressantes sont les réflexions sociologiques et anthropologiques.

En particulier, dans une thèse datant de plus d'un siècle Marcel-Maurice Fischel ( que Keynes a lu et cité) s'est demandé, après de longues réflexions sur les racines habsbourgeoises de cette monnaie, ce qui avait conduit les Bédouins à adopter cette étrange monnaie. En 1912, il ne pouvait se douter que Mussolini en ferait usage, ni que la Monnaie de Paris en ferait des faux...

Il distingue une cause toute simple, technique : la légende (Justicia et Clementia) sur le tranche des thalers empêche la "rognure" qui minait la confiance dans les piastres espagnoles qui en étaient dépourvues.

Mais il voit aussi des raisons subjectives que (certes avec le vocabilaire et les préjugés ethniques de son époque) il aborde en finesse. Pour lui ce ne sont pas les intermédiaires grecs, juifs ou syriens, mais bien les moins instruits des choses de la monnaie, les caravaniers arabes ou bédouins, notamment ceux qui assurent le commerce du "moka", qui ont établi la prédominance du thaler, et ceci par une préférence matériellement non-justifiable accordée à cette chose de valeur peu idéale qu'est une pièce de monnaie. A notre avis il y a là les indices d'une valeur d'amateur (p.108).

bédouine

Fischel énumère des conjectures : les Bédouins détestent les Turcs et apprécient la monnaie de l'ennemi des Turcs, les Bédouins préfèrent les bijoux d'argent (plus importants, à la glyptique plus soignée) à ceux faits d'or, ils éprouvent un attrait esthétique pour les motif du diadème et du voile que celui-ci retient, pour la disposition particulière des cheveux de l'impératrice évoquant la mode des tribus. Il insiste sur la considération sociale dont y jouit la femme (et regrette l'influence déjà sensible du wahabisme), sur la place et la nature du luxe dans leur société, il suggère que Marie-Thérèse, femme puissante, a pu se voir dotée d'une fonction d'amulette.

Enfin il situe le thaler dans une phase économique (comme celle des orfèvres du Moyen-Âge européen) où il n'y a pas de besoin impératif de circulation et d'échange monétaire.

On retrouve ici une chose que j'avais abordée en posant la question l'Art est-il dans la nature de Bitcoin ? : Il y a donc lieu de supposer que cet échangeabilité n'est en grande partie qu'une fonction de cette qualité du thaler de servir d'objet de parure. Le goût de la parure et de l'ornement étant un des goûts les plus universels du genre humain, nous touchons ici à une question de la plus grande importance pour l'histoire de la valeur monétaire en général. Autrement dit ce n'est ici pas forcément le fait d'être aisément échangeable qui donne la valeur. Une opinion qui heurterait ceux qui mettent la fluidité de Bitcoin au sommet de ses qualités, devant l'or numérique. Fischel laisse cependant entendre que les deux fonctions sont toujours présentes.

La balade le long des chemins suivis par le thaler de Marie-Thérèse, cette monnaie défiant toutes les lois qu'assènent les pontifes de la monnaie, nous ouvre des pistes de réflexion pour la plus singulière de outes, la nôtre !

Pour aller plus loin :

  • Marcel-Maurice Fischel, Le Thaler de Marie-Thérèse, Paris, 1912 (en ligne ici ). Surtout après la page 79.
  • Regoudy François, Le Thaler de Marie-Thérèse, Direction des Monnaies et Médailles - Paris - 1992
  • Philippe Flandrin, les Thalers d'argent: histoire d'une monnaie commune, Paris 1997
  • Dubois (Colette), ''Espaces monétaires dans la Corne de l’Afrique (circa 1800-1950)"", in Colette Dubois, Marc Michel, Pierre Soumille, éd., Frontières plurielles, frontières conflictuelles en Afrique subsaharienne, Paris, L'Harmattan, 2000
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53- Joujou ?

By: Jacques Favier

Il est assez amusant que ce soit pratiquement à la veille de Noël que l'une des plus grandes banques françaises annonce avoir réalisé une paiement grâce à une blockchain pour le compte de... Panini !

panini notes

Au delà d'une association d'idées assez triviale entre le monde du foot (auquel l'éditeur a largement lié son destin) et celui du fric sous sa forme elle-même la plus triviale, ce petit exploit m'inspire plusieurs remarques.

BNPParibas se montre lucidement prudente sur les limites de cette expérience que les médias ont transformé en un "paiement international quasi instantané". Il apparait que l'on est beaucoup plus proche d'une opération de compensation, qui plus est entre deux filiales de la même banque, et pour le compte d'un seul et même client.

A ce titre, il n'y a pas beaucoup de sens à comparer la performance de cette opération en "pair à pair" (les pairs n'étant ici que des filiales de la banque) avec la lourdeur du processus suivi pour les virements internationaux, où les banques communiquent via des messages Swift et où, en fonction de la complexité de l'opération et du nombre des devises concernées, une même transaction internationale peut nécessiter l'intervention d'une chambre de compensation et de plusieurs banques correspondantes quand bien même la banque de départ et celle d'arrivée appartiennent au même groupe, puisque ce sont deux établissements étrangers l'un à l'autre du point de vue des transactions monétaires.

Le communiqué de la banque évite aussi, soigneusement, de donner le moindre détail sur l'opération de change, qui n'apparaît qu'en filigrane puis qu'il est bien précisé que l'opération s'est faite sur deux zones monétaires.

Réaliser ce genre d'exploit à grande échelle sur plusieurs banques différentes et avec plusieurs monnaies parait donc encore fort lointain, sauf à créer un Settlement Coin du type de celui mis en place par Clearmatics Technologies et dont Matt Levine écrivait il y a quelques mois sur Bloomberg : You don’t get your dollars any faster; you just get your pseudo-dollars faster. To get the dollars faster, you’d need to speed up the Fed’s central-ledger technology. Disons poliment qu'un settlement coin, c’est un IOU de FIAT. Comme une monnaie de jeu, elle ne vaut qu’entre les joueurs, par convention.

joujouxOn ne sait si l'opération Panini, réalisée sur des développements internes se basant sur les librairies classiques liées au protocole choisi, NXT a fait intervenir un token, coloré ou non, et avec quel rôle. Difficile, par conséquent de classer l'objet du côté des instruments de communication (le train, la radio) ou de leur déclinaison en joujou (le petit train électrique qui tourne dans la chambre des enfants, le talky-walky pour se parler d'une pièce à l'autre).

Il est vrai qu'en matière de monnaie, la distinction de ce qui est réel et de ce qui est ludique est parfois conventionnelle : qu'est-ce qui distingue l'argent du Monopoly de celui du poker? Une roulette pour gosses et une roulette de casino? roulette

L'argent en enfance

l'argent de la marchandeLe monde de l'enfance baigne dans la monnaie, avec ou sans argent de poche. Pour les plus petits, il y a l'argent-douceur que j'évoquais l'an passé à Noël, en me demandant si Bitcoin n'était pas une monnaie en chocolat et il y a l'argent pour jouer à payer, l'argent du jeu de la marchande, auquel ressemblent tellement les monnaies locales complémentaires, tant célébrées par le système parce qu'elles ne le remettent en question que pour la forme...

Pour les plus grands, il y a l'argent des jeux de société, déjà évoqué. Et enfin il y a ce dont les enfants en tant que société font eux-mêmes leur propre monnaie.

Revenons donc à Panini

Le produit phare de Panini s'inscrit dans une longue tradition de ce que j'appellerais volontiers les monnaies de cour de récrée. Pour les gens de mon âge, la bille en fut le prototype presque monétairement parfait. Je reconnande vivement la lecture d'un article de Georges Kaplan publié en 2011 sur Causeur, où en bon libéral il reconstruit un système monétaire non autoritaire à partir de ses souvenirs d'enfance. La carte Panini était d'ailleurs intégrée à ce système, comme grosse coupure pourrait-on dire.

Est-il anormal que les billes se soient (universellement semble-t-il) transformées en monnaies-joujou?

jouer aux billes

Dans sa Politique, Aristote distingue deux usages spécifiques à chaque chose : son usage propre, conforme à sa nature (le soulier sert à chausser, dit-il, la bille servirait donc à jouer) et un usage non naturel, qui est de permettre d’acquérir un autre objet, par la voie de la vente ou de l'échange. C'est la distinction entre valeur d'usage et valeur d'échange qui sera reprise par les économistes classiques puis par Marx.

Qu’est-ce qui détermine le rapport d'échange entre deux biens ? Arisote (dans l'Ethique à Nicomaque cette fois) donne deux grandes réponses entre lesquelles se partageront à sa suite tous les économistes : derrière l'échange (chaussures contre maison) se déroule un échange entre le travail du cordonnier et celui de l'architecte. C'est à l'origine de la théorie de la « valeur-travail » qu’on trouve chez Smith, Ricardo et Marx. On voit mal les enfants échanger la valeur-travail d'une bille d'agathe contre celle d'une carte représentant un footballeur. Mais Aristote dit aussi que le fondement de la valeur d'un objet réside dans le besoin qu’on ressent pour lui. C’est l’origine de la théorie de la valeur fondée sur l'utilité qui s'imposera avec la révolution marginaliste.

Or le désir des enfants pour les cartes Panini est très fort. La société Panini fit, vers la fin des années 90 et le début du siècle, l'objet de plusieurs opérations de cession ou d'aquisition qui m'amenèrent à regarder brièvement des dossiers la concernant, en un temps où j'œuvrais dans l'investissement en capital. À la même époque, mes enfants pratiquaient l'école communale et je dus payer mon lot de sachets Panini dans la vague Pokemon. C'était aussi le temps où les pères-de-famille-cadres-sup s'équipaient de leurs premiers scanners. Je ne fus pas long à fabriquer des "faux", bien moins onéreux que les vrais. Apparemment je ne fus pas le seul. La directrice de l'école proscrivit d'abord les "faux Pikachu", puis finit par tenter d'interdire tous les Panini, champions de fott ou Pokemon, vrais ou faux, volés, douteux ou concurrents, tous déclarés également intempestifs et ennemis de l'institution. Ce qui est interdit est souvent plus désirable encore, et plus cher.

pokemon

S'agissant d'un bien qui se rend désirable parce qu'il est désiré, on encensera son marketing comme partie de l'art. Personne n'ira dire qu'un autocollant ou un sac à main vendus avec une marge monstrueuse sont "purement spéculatifs". On préfèrera emprunter à Gilles Lipovetsky et Jean Serroy l'expression d'esthétisation du monde, c'est tellement plus chic. Jean-Joseph Goux, lui, parle de frivolité de la valeur.

lectures

Mais s'il s'agit d'une monnaie ? La carte Panini, diraient alors banquiers et économistes à l'unisson, ne repose sur rien, n'est garantie par aucun État souverain, n'est géré par aucune banque. Et en plus elle est anonyme! Suivez mon regard...

Ce qui arrivait avec les cartes des années 90 se reproduisit très vite, évidemment, pour les e-cards des jeux "virtuels". Les entrepreneurs venus de l'industrie du jeux en ligne ne sont pas rares dans l'écosystème du bitcoin : ils ont saisi parmi les premiers l'intérêt d'un procédé rendant un objet digital non reproductible. Or leur univers (leur métavers) connaissait déjà des devises virtuelles : centralisées, certes, mais sans rapport avec l'univers des monnaies légales fiat et sans garantie de l'Etat.

Linden dollar

Faire figurer le LInden dollar parmi les ancêtres de Bitcoin n'a aucun sens d'un point de vue technique, mais en éclaire néanmoins la genèse et le fonctionnement. Les banquiers qui assurent que "Bitcoin ne repose sur rien" se sont-ils demandés ce que vaudraient les billets de Monopoly si Elizabeth Magie avait eu l'idée de ... donner le jeu tout en vendant ses billets ? surtout si, n'aimant pas l'argent, elle n'avait créé ces billets qu'en nombre limité. Disons 21 millions pour tous les joueurs du monde...

Elizabeth Magie

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52 - Penelope PoW

By: Jacques Favier

pour Andreas, pour Benoît

La preuve de travail est au centre de la technologie Bitcoin, elle est aussi au centre des critiques, que ce soit pour son coût énergétique (moindre en vérité que celui des seuls ATM bancaires en charge du cash manuel) ou pour son utilité, généralement mal comprise. Bien des faux prophètes promettent de la remplacer à peu de frais mais avec peu de sérieux. Le mieux est encore de l'évacuer carrément des présentations : les bases de données distribuées privées sont désormais présentées par la plupart des conférenciers détaillant "les" blockchains comme la variété permissioned de l'espèce, jamais avec l'étiquetage... lazy.

Régulièrement mis au défi de trouver enfin un bout de Bitcoin dans le passé, j'avais eu un jour, devant l'ami Benoit Huguet, cofondateur de BitConseil, comme un éclair mental apparemment perceptible dans le regard : j'avais enfin trouvé ! L'autre jour, alors que nous attendions Andreas Antonopoulos, il me reprocha de n'avoir pas encore écrit l'article promis ni révélé ma trouvaille. Il me fallut un instant pour retrouver la chose. La figure de l'orateur me rendit la mémoire en me ramenant à ce vieil oracle : à quoi que vous pensiez, un ancien grec en a parlé avant vous. Εὕρηκα, songeai-je en souriant, puisque Eureka est le nom de la société d'Edwige Morency et d'Alexandre David qui organisait ce magnifique événement...

skyphos de Chiusi, ref 1831

Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage et de retour au foyer a retrouvé sa femme toujours vertueuse. On le sait, Pénélope qui est ornée de charmes autant que de vertus ne manque pas de prétendants. Pour les lasser, elle s'astreint à tisser une toile pour envelopper un parent décédé, mais elle défait chaque nuit le travail de la journée.

SisypheFaire et défaire, depuis elle, c'est toujours travailler. Il y a du Sisyphe, le trompeur condamné à rouler éternellement son rocher, en cette irréprochable épouse.

Bien sûr son stratagème est démasqué. Son geste énigmatique est pourtant transparent. Elle travaille rudement mais inutilement, sauf en réalité pour montrer sa vertu. Son travail suscite la confiance. Elle ne fait pas autre chose que travailler, parce que comme on le sait bien, l'oisiveté est mère de tous les vices.

Quand Ulysse rentre, une bonne "preuve d'enjeu" comme on dit en français pour traduire PoS, aurait été de se dire l'un à l'autre :
- Je suis Ulysse, ton mari, tu me reconnais.
- No problem, κανένα πρόβλημα, moi je suis ta femme et tu me fais confiance puisque nous sommes mariés.

C'est en réalité ce que les blockchains convenables des consortiums bancaires proposeraient comme mécanisme de validation ou de réconciliation. Le génie du Primatice exprime vers 1550 le problème des Retrouvailles avec une toute autre intensité dramatique.

Les retrouvailles d'Ulysse et Penelope (Huile sur toile, Toledo Museum of Art, Ohio)

Homère parle de la prudente Penelope (περίφρων Πηνελόπεια). Mais l'ingénieux Ulysse (πολύμητις Ὀδυσσεύς) est aussi malin qu'elle. Il se présente comme un mendiant. Pénélope en a vu d'autres, des revenants. L'histoire ne se passe donc pas du tout comme pour le colonel Chabert déjà évoqué ici au sujet de l'impossible retour de Nakamoto.

Le chant XIX de l'Odyssée est un modèle de travail de la vérité, de construction d'une confiance entre ni-connus-ni-inconnus.

sphinxUlysse se fait reconnaitre progressivement. Il ne choisit pas lui-même les preuves (suivez mon regard) et il tente même de contourner le jeu facile des "questions personnelles" : au vers 115 il demande explicitement Faites-moi d'autres questions ; mais ne m'interrogez pas ni sur ma famille, ni sur ma patrie (...μηδ᾽ ἐμὸν ἐξερέεινε γένος καὶ πατρίδα γαῖαν). Et ne veut pas se reposer sur un tiers de confiance, sa vieille nourrice Euryclée en l'occurrence, qui l'a reconnu en premier. Ainsi, et pour évoquer un autre coeur de la tradition grecque, chacun est ici à l'autre son propre sphinx...

On touche donc dans cette page centrale de la culture occidentale, mine de rien, à l'essence de ce que le "travail de la preuve" établit : une confiance fondée sur autre chose que l'implicite confiance sociale. Une confiance entre une femme entourée de 114 amants possibles et un gueux qui est le mari légitime. Celui que la confiance par preuve d'enjeu (l'entre-soi confortable de la norme sociale, pour le dire autrement) aurait de suite éliminé.

Autant que sur ce dialogue, je pense qu'il est avisé de réfléchir sur l'instrument, si particulier et si souvent représenté, de la prudente Pénélope. Cet instrument qui en grec ancien se dit αργαλειός, s'appelle en langue anglaise loom, un mot dont un homonyme signifie aussi une forme de danger, tandis qu'il se nomme en français métier qui vient du latin ministerium et désigne une forme de service. Il est assez fascinant de voir comment la "preuve de travail" de Satoshi Nakamoto se situe, en quelque sorte, entre la conscience d'un danger et la prestation d'un service !

Les mots vivent et changent. En ancien français on donnait le nom de mestier à toute profession qui exige l'emploi des bras, et qui se borne à un certain nombre d'opérations mécaniques, qui ont pour but un même ouvrage, que l'ouvrier repète sans cesse. On aurait dit que le hashage est un métier. On donna enfin ce nom de "métier" à la machine dont l'artisan se sert pour la fabrication de son ouvrage : métier à bas, le métier à drap, le métier de tisserand.

le métier

A voir cette représentation d'un instrument antique, on est frappé par une sorte de modernité. Ces femmes s'affairent. Elles ont mestier aurait-on dit au moyen-âge, they have serious business dirait-on en anglais. Mais surtout on dirait qu'elles sont devant une sorte de machine complexe, une machine semblable à celle de Bletchley Park.

Ce n'est pas un simple effet d'image ou de langage : le métier à tisser est bien l'ancêtre de notre modernité où les machines assument une part toujours croissante du labeur global. On pense bien sûr aux métiers automatiques qui provoquèrent tant de révoltes. On pense au métier de Jacquard, machine programmable (dès 1806) grâce aux cartes perforées mises au point (en 1728) par Jean-Baptiste Fulton.

Mais bien avant le tissage mécanique, l'étonnante technique a accompagné la réflexion scientifique. Comme le fil de trame et celui de chaine sont de nature différente et occupent dans le tissage une fonction non réductible l'un à l'autre, ils annoncent métaphoriquement ces nombres qui seront découverts entre 1545 et 1572, aux lisières de l'algèbre et de la géométrie, ces nombres que l'on a appelés complexes, ces nombres qui possèdent une dimension réelle quantifiable et une autre dimension également quantifiable mais imaginaire, non cernée et imprévisible.

Le complexe métier du tissage a, en vérité, apporté l'essentiel à notre modernité. L'art de séparer (le cardage), l'art de réunir (le filage) et surtout cet art de recréer des noeuds que l'on voit au coeur même de la blockchain. Platon lui-même trouvait dans le métier du tissage un symbole capable de représenter la cité, la politique, voire le monde. Il y revient dans plusieurs de ses dialogues : le Politique en particulier, mais aussi la République ou le Cratyle.

Voilà ! On se retrouve une fois de plus du côté de Platon. Mais pour citer - pour une fois dans le texte - le mathématicien et philosophe Alfred North Whitehead, the safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato.

whitehead

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51 - Des météores ?

By: Jacques Favier

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert déjà évoqué ici pour évoquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-même signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que Napoléon est à Sainte- Hélène, tout ici-bas m’est indifférent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe après 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour après une évasion rocambolesque de Sainte-Hélène à laquelle Napoléon semble s'être toujours refusé (*), certains romanciers l'ont imaginé. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de même le sien "La mort de Napoléon" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut être la situation d'un génie inconnu comme Satoshi : l'impossibilité non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'être soi-même.

Comme il ressemblait vaguement à l’Empereur, les matelots l’avaient surnommé Napoléon. Aussi, pour la commodité du récit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était Napoléon. (...) Seul le maître d'équipage désapprouvait cette appellation. Que l'on associât le nom de son dieu à ce petit homme laid avec son ventre enflé et ses jambes grêles, lui paraissait sacrilège.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu être l'enfant prodigue de la gloire après quelques années de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, présentant Napoléon étranger à lui-même sur le bateau de son évasion : Entre le personnage qu'il avait dépouillé et celui qu'il n'avait pas encore créé, il n'était temporairement personne. Débarqué à Anvers il ne reconnut pas même le bassin Napoléon qu'il avait inauguré en personne dix ans plus tôt. À Waterloo il a le sentiment d'être là pour la première fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite île lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyé, sa destinée devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher désert à l'autre bout du monde, avait réussi à dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-même !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas à se battre contre Satoshi lui-même?

Le Napoléon de Leys est vrai, extrêmement crédible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann déteste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est désormais largement occupé par les fous. Une visite à l'asile l'en convainc : une malheureuse épave présentait une image mille fois plus fidèle, plus digne et plus convaincante de son modèle que l'improbable fruitier chauve qui, assis à ses côtés, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La dernière phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-Hélène au Musée de l'Armée.

Jusqu'où peut-on comparer Satoshi Nakamoto à Napoléon Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant à l'amour des mathématiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particulière de génie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une sureté du regard, une capacité d'agencer de manière proprement lumineuse des facteurs de nouveauté révolutionnaires avec des éléments pré-existants (d'ancien régime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraît que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), Napoléon est l'instrument de l'Absolu sur le théâtre du monde, Napoléon, en entrant à Iéna l'épée en main le jour où le philosophe achève sa Phénoménologie de l'Esprit, devient le héros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multiséculaire de libération de l'homme des corps intermédiaires, des liens et des autorités. Le P2P, c'est l'Absolu du 21ème siècle.

Renversant l'idéalisme hégélien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en Napoléon ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le génie qui va permettre l'éclosion de la société bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra à d'autres de dire, de même, ce qu'aura été réellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Plutôt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




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50 - Il prit la résolution de rester mort ?

By: Jacques Favier

( Questions impériales sur Satoshi - I)

Satoshi Nakamoto est une énigme et le demeurera peut-être. Je n'ai pas l'intention d'ajouter ici mes hypothèses personnelles à la longue suite de celles qui ont déjà été formulées (voir sur le site bitcoin.fr). Pour moi, son mystère qui anime bien des conversations dans la communauté (qui est-il, ou qui sont-ils ? que pense-t-il de tel ou tel problème ? que va devenir son magot ? ) est consubstantiel au bitcoin, si du moins comme l'écrit quelque part Hegel, la vérité n'est pas comme une monnaie qui, telle qu'elle est frappée, est prête à être dépensée et encaissée. La vérité contient de la vie, da la souffrance et de la mort.

le mort d'Eylau

Je ne peux donc partager entièrement le point de vue purement technicien de Peter Todd selon lequel l’identité de Satoshi est simplement une curiosité historique.

L'apparition épisodique d'un prétendant est une chose qui ne peut qu'amuser l'historien comme elle stimule le romancier et intéresse le psychologue.

Des quatre faux tsars Dimitri successifs à la bonne dizaine de faux Dauphins du Temple, on ne manque pas de références en la matière. Chacune de ces histoires témoigne de la conjonction de trois facteurs : un événement historique mystérieux, inouï ou scandaleux, l'existence d'un désordre mental individuel et une situation d'incertitude politique collective. Il n'est pas question de les rappeler ici, mais seulement de souligner la ressemblance frappante avec ce que nous voyons autour des "prétendants" Satoshi et de leur interférence dans les problèmes de gouvernance du bitcoin.

Une chose, néanmoins m'étonne toujours. Pour soutenir (rarement) comme pour réfuter (le plus souvent) tel ou tel prétendant, la plupart de mes amis se forgent implicitement l'image parachronique d'un Satoshi qui serait aujourd'hui le même qu'en 2008. On compare la langue, le style, la démarche du prétendant aux traces, bien rares de surcroît, laissées par le disparu. Comme si le temps n'avait pas passé sur lui autant que sur nous.

chabertIl y a un héros de roman qui est l'archétype de cette situation, c'est le Colonel Chabert de Balzac. Cet enfant trouvé dont une révolution a fait un soldat, un héros, Grand Officier de la Légion d'Honneur, disparaît de l'histoire dans le tumulte d'une bataille terrible (Eylau, 8 février 1807) et réapparaît à Paris deux ans après Waterloo, alors qu'il est officiellement mort.

C'est un héros dépossédé, émouvant, mais assez lucide. Un roi goutteux a remplacé son empereur, un aristocrate l'a remplacé dans le lit de sa femme, la société a changé, il ne la reconnait pas davantage qu'elle ne le reconnait lui-même.

Au terme de ses efforts, il prend, dit Balzac, la résolution de rester mort. Le roman de Balzac nous donne finalement des clés pour tenter de comprendre la situation, que Satoshi soit l'un des prétendants connus, ou bien qu'il soit tout autre et reste caché.

Tant qu'il prétend à être reconnu, Chabert est traité de fou. On voit bien qu'une partie des critiques contre les prétendants Satoshi vise la qualité de leur état mental. Comme si un héros (de guerre ou de science) était un homme ordinaire et comme si pareille situation ne devait pas le rendre plus étrange encore qu'il ne l'était de nature!

craighJ’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là : « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaîtra.
Et l’on vous mettra sans doute à Charenton lui répond l'un des rares personnages honnête et qui croit en ses dires.

Chabert finalement renonce. A vrai dire, il a renoncé depuis longtemps, il n'a cessé de renoncer depuis dix ans : je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai. On me dira que certains prétendants ne sont ni résignés ni tranquilles ? Mais écoutons Craig Wright, et convenons, au moins, qu'il parle comme un héros balzacien (bien sûr il y a aussi des escrocs chez Balzac) : Je suis désolé. Je croyais que je pouvais le faire. Je croyais que je pouvais mettre les années d’anonymat et de dissimulation derrière moi. Mais, à mesure que les événements de la semaine se sont déroulés et alors que je me préparais à publier la preuve que j’avais accès aux premières clés, j’ai flanché. Je n’ai pas le courage. Je ne peux pas. C'est à peu près le trajet de Chabert !

Le temps change tout ; ce qui est intime, ce qui est social, ce qui est politique. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration dit Balzac pour évoquer l'épouse de Chabert.

Que doit penser Satoshi ? Huit ans après la grande crise, les banques n'ont jamais été aussi puissantes. Goldman Sachs, qui peut aussi facilement mettre à genoux un peuple que recruter un commissaire européen, développe sa blockchain sans bitcoin, dépose des brevets. Le monde ne bruisse que d'une forme précise de "technologie blockchain", celle qu'il sera possible de transformer en jeu de société.

Un point central du roman est que Chabert semble pourtant tenir davantage à sa femme et à son honneur qu'à son trésor. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Ce qui ramène au million de bitcoins de Satoshi Nakamoto, trésor interdit ou abandonné, peut-être perdu, et qui alimente tant de spéculations.

Il y a un homme qui se passionne pour Chabert, c'est Jean-Paul Kauffmann. Glissons, puisqu'il déteste que l'on en parle, sur son statut d'otage (durant 3 ans, au Liban) et disons que, selon Jérôme Garcin, sa singulière bibliographie ressemble désormais à un long traité de la fuite, à un précis de disparition dans des lieux sinistres et carcéraux où le temps s’est arrêté et les portables ne passent plus. Lui-même, dans son dernier livre, écrit : je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant et plus loin je ne me suis pas reconstruit à l'identique.

kauffmann

Dans ce livre, Outre-terre, il se promène sur le champ de bataille d'Eylau en songeant à Chabert. Il est plus facile de s'identifier à lui qu'au Père Goriot ou à Eugénie Grandet. Chacun peut y chercher, à travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l'absent, du disparu, du gêneur.

De même Satoshi disparu, fantomatique, ne devient-il pas, peu à peu, lui aussi une forme de menace ?

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49 - Strange contract

By: Jacques Favier

L'attaque du vendredi 17 juin contre la DAO a constitué un instant passionnant dans l'aventure intellectuelle déjà passablement stimulante de l'économie décentralisée. Les présentations consacrées à Bitcoin s'achèvent presque rituellement en rappelant que "Bitcoin est une expérience". Ce qui vient de se passer, au delà d'une faille technique, doit être pris comme une leçon et inciter chacun à une prudence et à une modestie qui avaient été quelque peu perdues de vue depuis des mois.

En quelques heures, le rêve anarcho-capitaliste s'est fissuré et le slogan à tant d'égards simplet "Code is Law" s'est avéré impuissant face aux forces de l'ordre... des développeurs. Acta est fabula ?

code is law

Sans doute ceux qui vont maintenant annoncer la mort de l'ether, comparer la DAO à Mt Gox et brûler sans réflexion ce qui les enthousiasmait hier sans plus de réflexion se tromperont-ils. Sans doute aussi allons-nous voir de grands coups d'épée dans l'eau de ceux qui demanderont de la régulation, des normes, des lois. Mais ensuite il y a fort à parier que l'aventure ramènera vers des fonctions et des concepts plus clairs et renforcera le rôle central du bitcoin.

Pendant des mois en effet nous avons dû souffrir des discours opposant schématiquement le bitcoin et son grossier désir de jouer le rôle de monnaie sur la base d'un protocole tout juste bon à rouler quelques métadonnées en sus de transferts bien longs et bien peu nombreux, au chatoiement mirifique des blockchains les plus diverses. Telle blockchain qui devait ne véhiculer que des bons de caisses (un produit datant du Front Populaire) était décrite comme juridiquement révolutionnaire, telle autre qui se révélerait n'être qu'une database distribuée suscitait les investissements de dizaines de banques.

Mais tout le beau monde à l'unisson imaginait le meilleur des mondes qu'allait permettre la blockchain sur laquelle circuleraient des contrats intelligents. Que des éléments de programmation puissent être ajoutés sur la solide chaîne de bitcoin (cf. le discours très explicite de Rootstock sur le fait de proposer une solution Turing Complete mais de ne pas être une AltCoin concurrente), que la notion de smart contract soit même antérieure à bitcoin, que le bitcoin lui-même soit à bien des égards la première "DAO", rien n'y faisait : c'était cela et rien d'autre la révolution-à-la-mode !

D'un côté donc le bitcoin, une fausse monnaie, de l'autre l'ether, non spéculatif et porteur d'intelligence. Quand on commença à dire (un peu vite, sans doute) que les développeurs d'Ethereum envisageaient un abandon de la preuve de travail, autrement dit du minage (chose dont les banques ne veulent pas trop pour leurs blockchain "Poc" ) et une adoption du système censitaire dit de la preuve de participation, ce fut un ravissement général. En février on put lire que l'ether était destiné à enterrer bitcoin handicapé, je cite, par son intense spéculation. Bien des gens sortaient déjà leur beau costume sombre pour la mise en bière.

Soixante jours plus tard, le cours de l'éther non-spéculatif était multiplié par 15. Comme je le fis remarquer dès mars lors d'une conférence (PayForum, 17 mars) où l'on me demandait de faire le prophète plus que l'historien, il semblait que tout le monde soit shooté à l'éther. J'ai un certain plaisir à ressortir ma slide aujourd'hui...

tous shootés à l'éther

Or ce qui servait de champignon à ces rêveries c'était le "smart contract" et ses promesses portées aux nues sans examen critique. Longue est déjà la liste de ceux qui avouent n'avoir peut-être pas très bien compris tout ce qu'écrivait Vitalik Buterin.

Dès mars aussi, lors d'une rencontre organisée par Think liberal Assas (on peut en revoir l'enregistrement video) des doutes se faisaient jour chez les juristes. Je me contentai alors de rappeler que, contrat intelligent ou pas, organisation décentralisée ou pas, il serait fort étonnant que le pouvoir régalien ne vous rattrape pas par sa justice. En historien, je soulignais que l'état capétien s'était construit par ses juges bien avant la mise en place de vrais administrateurs, puisque la partie lésée ne manquait jamais de faire appel à lui de toute décision des petites justices locales. Les juristes étaient nombreux dès le début du printemps à mettre en doute l'existence de quelque vide juridique que ce soit.

On attend donc avec curiosité les (inévitables) suites juridiques de l'affaire du smartfail sur le plancher des vaches. Cela remplit déjà des pages de commentaires sur Reddit et ailleurs...

le vol de la JocondeC'est l'affaire à suivre ne serait-ce que pour son côté romanesque, avec un attaquant qui comme un Arsène Lupin moderne semble avoir mis avec forfanterie son petit mot sur le piano. On se souvient d'ailleurs que le gentleman cambrioleur de 1908 brouillait les pistes et avait déjà inventé ce que l'ai appelé la "technologie Joconde".

Blague à part, il n'est pas évident que ce gentleman soit juridiquement un monte-en-l'air.

Les fonds de la DAO n'ont pas été illégalement dérobés. Ils ont été envoyés à l'adresse du hacker en suivant très précisément les règles-mêmes du contrat. Qu'un contrat soit mal écrit, mal ficelé dirait-on (le codage offrirait donc des trous, différents de ceux qu'offre parfois la rédaction d'une loi, mais avec des effets similaires?) ne rend pas en soi illégale la mise en oeuvre d'un cas-limite.

Ceux qui reprochaient au bitcoin de ne pas être assez programmable devraient réviser leur discours. Sans doute le bitcoin est-il juste assez programmable pour rester une monnaie. Et sans doute son langage de programmation a-t-il été choisi avec une réflexion plus mûre qu'il n'y paraissait à ses détracteurs.

Maintenant le remède est-il pire que le mal ? Ou révélateur d'une équivoque ?

Fin du bonheurCe qui est tragicomique c'est que la solution proposée (détruire les fonds saisis par le hacker et émettre de nouvelles unités monétaires pour rembourser tous les investisseurs de la DAO) se situe peut-être pour le coup dans l'illégalité ! Et si le hacker s'amusait alors à poursuivre la fondation Ethereum ? Comme de nombreux développeurs d'Ethereum sont personnellement investis dans la DAO, cela rend leur manoeuvre encore plus douteuse moralement. De sorte que la mode consistant à décrier la gouvernance opaque de Bitcoin va peut-être passer, elle aussi, celle d'Etereum devenant pour le coup trop claire.

Ce n'est pas sans rapport, soit dit en passant, avec le monde réel, celui où l'on voit par exemple Hank Paulson (ex Goldman Sachs) décider que le Trésor américain va renflouer AIG pour lui permettre de rembourser Goldman Sachs.

je suis la DAOAutre rapprochement avec la "vraie vie", la façon dont on passe très vite de l'émotion après l'attaque à la suspension, sans trop de façon, de l'état de droit antérieur. A quand la cyber-chypriation? On annonce maintenant le black-listage des adresses suspectes. Monsieur Cazeneuve pourrait gérer ce genre d'organisation décentralisée !

Que ce type de réaction n'ait point émergé de la communauté Bitcoin quand problème il y eut souligne que les communautés Bitcoin et Ethereum n'ont pas les mêmes caractéristiques, ni les mêmes valeurs. L'enthousiasme manifesté par la grande finance envers Ethereum se comprend mieux a posteriori.

Que dire maintenant du smart contract, à la lumière des événements récents ?

Tandis que les estrades étaient occupées depuis 2015 par les prophètes du smart contract, les développeurs exprimaient déjà des doutes, ou disons un sentiment d'inconfort devant ces "contrats intelligents auto-exécutables" dont rien ni personne ne pourraient entraver la mise en oeuvre et la poursuite. Pour une raison dont ils sont les meilleurs juges : on ne développe pas sans prendre des risques quant à la sécurité.

Mais pour moi il y a plus fondamental encore : l'idée d'un contrat échappant tant au droit (id est à la loi, à la jurisprudence, à l'arbitrage etc) qu'au passage du temps devrait heurter tous ceux qui ont le sens de l'historicité des actions humaines, ceux qui savent que l'histoire est aussi l'histoire des changements de lois.

Et puis cela ressemble par trop à la mèche d'une bombe. Je songeais depuis quelque temps - et je l'évoquai dans plusieurs conversations avec des amis - à un film qui me paraissait montrer l'absurdité d'un contrat auto-exécutable. Ce film date de 1964 ; c'est le Docteur Folamour (Dr. Strangelove) de Kubrick.

A vrai dire, ce chef-d'œuvre classique offre déjà une réplique culte (voir note en bas de page pour la transcription!) quant à l'interfaçage homme-machine : le célèbre You're gonna have to answer to the Coca-Cola company quand un colonel américain un peu borné se voit contraint de détruire une machine non (comme vous et moi dans le métro) pour décoincer une canette de Coke, mais pour procurer à son homologue anglais le quarter indispensable pour appeler le président des USA. Il est clair que l'Internet of Things ne permettra pas ce genre de procédé.

Mais la scène du contrat auto-executable est celle dite de la Doomsday Machine.

Un contrat auto-exécutable... avec la Mort.

Pour aller plus loin :

  • J'en profite pour exposer mes doutes, également, sur ce que l'on appelle pompeusement un peu partout l'Oracle. Par exemple, jai cherché la citation exacte du malheureux colonel devant la machine. Celle qui correspond à l'audition du film recueille 639.000 citations sur Google. Les transcriptions erronnées suivantes recueillent 598.000 pour "you’re going to have to answer to the coca-cola company" ; 659.000 pour "you'll have to answer to the coca-cola company" et ... 2.390.000 pour "you will have to answer to the coca-cola company". Je me suis fié à ma propre audition...
  • la scène de la Doomsday Machine en version originale
  • La réaction typique d'un juriste... et quelques réactions divergentes, qui témoignent aussi de différences de cultures.
  • La réaction de Vitalik Buterin, dès le 19 juin, sur la sécurité des smart contracts.
  • de très gros doutes exprimés ici sur la solidité, non de la DAO, mais bien de l'ether et de son langage de programmation.
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48 - La blockchain : l'Illusion et son Architecte

By: Jacques Favier

En écrivant sur la blockchain, il y a quelques jours, mon billet précédent, j'ai eu une sorte d'illumination dont j'ai décidé de faire un récit particulier, parce qu'il s'agit d'un thème spécifique, religieux.

Mon illumination me renvoyait en effet à une scène très frappante, celle qui suit immédiatement l'illumination du Bouddha. Pour illustrer ce billet, j'emprunterai beaucoup au film de Bernardo Bertolucci Little Buddha (1993).

la nuit où tout devient claire

Ce n'est pas la première fois que les sujets religieux viennent me fournir des clés de compréhension. J'ai déjà noté que le discours sur la blockchain tel qu'on le tient dans les grandes institutions représente ce que les historiens du christianisme appellent l'instant constantinien. Penser que, trouvée dans une crèche libertarienne la blockchain pourrait être l'instrument providentiel destiné à sauver les institutions financières fait songer à ce qu'on a vu en 313 quand Constantin se proclama chrétien, c'est à dire fidèle de celui que ses prédécesseurs avaient considéré comme l'icône d'une bande d'anarchistes. L'Empire se fit chrétien, le christianisme se fit impérial. Et comme le disait un millénaire et demi plus tard l'empereur Napoléon, il ne représenta plus le mystère de l'incarnation mais le mystère de l'ordre social.

Le thème de la tentation est récurrent dans la pensée religieuse. On peut penser à celle de saint Antoine à qui le diable fait miroiter bien des plaisirs, ou à celle du Christ lui-même à qui Satan (le Prince de ce Monde) propose tous les royaumes de la terre contre une petite génuflexion.

Il est particulièrement riche dans le canon bouddhiste ancien. Assis sous l'arbre de Bodhgaya (un pipal dit-on, qui tient de l'épisode son nom savant de ficus religiosa), celui qui n'est encore que Siddharta Gautama va, dans les derniers moments de combat spirituel, repousser plusieurs assauts de Mara.

Mara, c'est la Mort et c'est le Malin, c'est l'orgueil et l'illusion (lire ici). Sentant sa proie lui échapper, Mara va séduire d'abord, menacer ensuite : il envoie ses filles lascives et désirables, et puisque cela ne suffit pas, il déchaîne sa violence guerrière et symbolique.

Voici les deux scènes magnifiquement illustrées par des petites sculptures du Gandhara, un art qui me touche énormément.

Mara, ses charmes et ses menaces

En quoi cela nous concerne-t-il ?

ll me semble que ce sont deux choses que peuvent parfaitement comprendre tous ceux qui tentent d'échapper à un ''Système", qu'il s'agisse d'un système de gouvernement, de contrôle social, de représentation mentale, de production ou de répartition. Ceux qui entendent s'en libérer doivent subir d'abord les séductions de la publicité, du spectacle et du plaisir, voir leur révolte et leur transgression transmuées en objets de consommation. Puis, si cela ne suffit pas, viennent l'intimidation, le contrôle par la peur intériorisée, le spectacle de la violence. Est-ce que je me fais bien comprendre?

Mais le récit du canon bouddhiste ne s'arrête pas là. Siddharta reste impassible. Il sait que tout cela est une illusion. Alors, il voit se dresser devant lui non pas l'Ennemi, mais sa propre image autrement dit son propre εἴδωλον - simulacre, fantôme, idole...

illusion

Voici les paroles que le lama Khyentse Rinpoche, consultant de Bertolucci, a mis sur les lèvres du Vainqueur, et sur celle de son image (qui parle ici en premier) :

- “You who go where no one else will dare, will you be my god?”
- “Architect, finally I have met you. You will not rebuild your house again.”
- “But I am your house and you live in me.”
- “Oh lord of my own ego, you are pure illusion. You do not exist. The Earth is my witness.”

Ces paroles, ce sont d'authentiques paroles du Bouddha, rapportées à la stance 154 du Dhammapada :

" Ô architecte de l'édifice, je t'ai découvert !
Tu ne rebâtiras plus l'édifice.
Tes poutres sont toutes brisées."

Voici les mots auxquels je songeais en écrivant l'autre jour au sujet de la "technologie blockchain" et de ses promesses.

La blockchain est un discours, elle ressemble comme un miroir au programme du Bitcoin, elle se dresse face à lui au moment même où il vient de renverser l'illusion selon laquelle deux êtres ne peuvent échanger sans qu'un tiers se place entre eux.

Mais ce discours (tenu par des orateurs aux visages multiples) n'a jamais qu'un but. Il s'agit de reconstruire la maison que Satoshi vient de renverser : je suis ta maison, je suis la technologie derrière le bitcoin.

Si l'illusion que nous rencontrons a toujours, d'abord, notre propre visage, c'est parce qu'elle passe par chacun de nous. Que d'entreprises visant, d'une façon ou d'une autre, à re-centraliser ! Que de recherches uniquement tournées vers la création de nouveaux intermédiaires ou la défense des anciens !

Comme il est dur de changer ...

L'arbre (selon la tradition) de la Bodhi à Bodhgaya

Pour aller plus loin (ou se distraire) :

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47 - Le "puzzle Blockchain"

By: Jacques Favier

(article complet sur le Coin-Coin)

Après l’Ordonnance Macron du 28 avril, l’amendement présenté le 13 mai par Madame Laure de La Raudière, députée de la 3ᵉ circonscription d’Eure-et-Loir, est un second épisode de l’intervention des politiques français dans l’institutionnalisation de la « technologie blockchain ».

Mais si la Blockchain (de bitcoin) est une chose clairement identifiable, sans équivoque, la "technologie blockchain" est une catégorie fourre-tout. C'est un peu comme la Joconde (elle est peinte par Léonard et elle est au Louvre). La "technologie Joconde" c'est quoi?

la technologie Joconde

Comment les politiques (français) l'appréhendent-ils, cette "technologie blockchain"? Où l'étudient-ils? Pourquoi s'en mêlent-ils?

Lire sur le site Le Coin-Coin mon article publié le 7 juin avant que je n'ai eu connaissance de la réponse du Garde des Sceaux M. Jea-Jacques Urvoas, dans un discours du 6 juin. La critique de M. Urvoas vient de l'autre côté de la table, mais elle aboutit à peu près au même point. Il reste du travail !

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46 - La Banque a les jetons

By: Jacques Favier

Une version abrégée et sans illustration de cet article a été publiée sur le Cercle des Echos pour présenter mon idée d'une nouvelle économie du token.

Le mot token a fait son apparition, assez timidement, dans la cryptosphère. Au vrai, pas plus que le mot blockchain il n'apparaît nulle part dans l'article fondateur de Satoshi Nakamoto en 2008. Mais lui, il a des racines historiques anciennes.

Une page wikipedia token présente de ce mot plusieurs acceptions données à tort comme des homonymes, dont quatre significations liées à l'informatique, sans allusion aux actifs cryptomonétaires, et une référence renvoyant à la page consacrée aux tokens britanniques décrits comme des jetons de paiement illégaux du 17ème au 19ème siècle.

Une fausse monnaie pour le bien commun ?

Sur la page wikipédia consacrée au token britannique cette notion d'illégalité réapparaît, mais pas de façon aussi brutale, et on trouve un exposé historique très complet des différentes phases d'émission de ces petites monnaies privées tolérées par le pouvoir et largement utilisées dans le commerce pour de nombreuses raisons tant et si bien que l'on voit un tisserand (John Fincham à Haverhill dans le Suffolk) apposer sur son demi-penny la fière mention pro bono publico.

HAVERHILL MANUFACTORY  1794

En partant des tokens du passé, je vais tenter d'explorer ce qui pourrait être imaginé aujourd'hui pro bono publico .

J'ai déjà largement abordé le sujet des tokens anglais, dans le tout premier billet que je consacrai en juin 2014 à cette importation française de la même idée par les frères Monneron. La page wikipédia fait largement le point sur ces expériences qui, sur près de trois siècles seront très nombreuses (près de 10.000 monnayages privés) et à vrai dire très diverses : on voit des jetons émis par des artisans, mais aussi par des paroisses, des cités, dans des contextes qui peuvent être marqués par la pénurie de numéraire, mais aussi par l'emballement économique.

Les tokens commerciaux sont les plus pittoresques, qu'ils arborent les emblèmes d'un faiseur de pipe londonien ou d'un brasseur de whisky irlandais.

pipe et whisky

Les tokens des paroisses et des cités s'ornent des emblèmes ou des éléments d'architecture locaux, exactement comme le font les billets de banque des monnaies locales complémentaires aujourd'hui.

Il est utile de réfléchir sur les origines de cette exception monétaire pour mieux situer le bitcoin dans l'histoire des monnaies.

Le pouvoir royal anglais connaît, notamment au 17ème siècle, des périodes de défaillance et de carence qui expliquent ce phénomène, comme en France où le monneron naît aussi, en fin 1791, de la faiblesse de l'Etat. Mais bien au-delà, ce pouvoir manifeste, par son constant désintérêt pour le petit monnayage de cuivre, un mépris pour la vie quotidienne des petites gens qui n'est pas sans évoquer pour moi la désinvolture des élites actuelles quand elles mettent en oeuvre la digitalisation des services publiques ou annoncent un monde sans cash. Quant à la dévalorisation des monnaies, elle doit surtout être perçue ici comme une gêne, une incommodité pratique. Les tokens privés restent accrochés à la vraie monnaie ; ils sont simplement plus commodes que la monnaie publique.

Inversement l'état de l'opinion publique et la mentalité entreprenante de la population anglo-saxonne ont certainement joué un rôle dans cette multiplication des monnaies privées sans équivalent dans un pays comme la France, que ce soit pour les petits commerçants, qui n'ont (sauf les lupanars) jamais battu monnaie en France, ou pour la monnaie que l'on pourrait appeler "sociale et solidaire", celle de certaines institutions religieuses ou hospitalière (à l'exception notable des méreaux français sur lesquels je reviendrai).

Gloucester Hospital silver penny

Dans l'histoire des tokens privés on perçoit un double enjeu, très similaire à ce que nous voyons aujourd'hui : de qualité de la monnaie et de commodité du moyen de paiement.

Les monnaies du Royal Mint étaient trop légères (en argent) ou trop lourdes (en cuivre) et toujours de mauvaise qualité. En outre leur coût de revient était élevé ! Matthew Boulton, un petit industriel de Soho, veut moderniser le monnayage, notamment en utilisant la machine à vapeur de son associé James Watt. Il proposa cela aux autorités en 1787, mais il lui fallu exactement 10 ans pour convaincre le Royal Mint, le Parlement et quelques autres "experts". Durant cette décennie, il vécut en réalisant des tokens (dont les monnerons français).

Un ancêtre du bitcoin?

boultonA cet égard, Matthew Boulton est bien mieux que les frères Monneron, sinon l'ancêtre du bitcoin, du moins l'initiateur d'une démarche monétaire alternative qui n'est pas sans enseignement : il proposait une monnaie ayant une vraie valeur (loyauté du poids et de l'aloi), un rapport réel à l'industrie de son temps, l'intelligence du rôle des collectivités locales dans le développement économique, la commodité pour l'utilisateur. Naturellement ses tokens furent imités mails (déjà!) les ... alt-tokens étaient le plus souvent des scams.

La similitude la plus marquante se révèle dans l'attitude des autorités qui, non sans faire bien des façons, entreprirent à tour de rôle de contrôler, de suivre, d'interdire ou de copier les inventions de Boulton, sa technologie. La Bank of England émet son token.

le token Bank of England de 1797

Les interdictions avaient la même efficacité ou les mêmes limites qu'aujourd'hui : la persistance des jetons de navires rappelle que les prétentions des États sombrent dès la sortie du port, ce qui se retrouve aujourd'hui dans le cyber-espace.

token de navire 1796

Enfin quand le Parlement de Westminster parvenait à contrôler les choses sur son île, il était bien loin de le faire dans les dominions. Au total on ne peut qu'approuver la conclusion de Wikipedia : les tokens marquent assez bien les limites de l'autorité du souverain, lorsque ce dernier ne répond plus aux besoins de ses sujets.

L'autorité du souverain n'est pourtant jamais totalement mise hors-jeu par les fabriquants et les utilisateurs de tokens.

Strachan & Co barter tokenD'abord parce que tous ces tokens gardaient une valeur nominale de rachat/transaction accrochée au système légal : penny, demi-penny ou farthing (quart) ils formaient une sorte de monnaie divisionnaire privée.

Même les barter tokens, échangeables uniquement in goods, contre service ou marchandise faisaient référence à l'étalon monétaire. À ma connaissance du moins, aucun pub n'a émis des tokens échangeables en pinte de bière. Les seuls tokens sans valeur faciale sont ceux servant à ouvrir la porte des lavatories ...

Ensuite parce que si les trade tokens réputés échangeables contre monnaie et non seulement contre service ou marchandise se situaient en dehors du cadre légal, les autorités durent quand même intervenir et sévir contre des aigrefins qui oubliaient ce détail ou filaient avec la caisse. C'est ce que les autorités désignent aujourd'hui comme leur mission de protection du consommateur !

Ces deux caractéristiques me semblent tracer la perspective de ce qui pourrait être un réel use-case de la blockchain pour les banques centrales, quand elles en auront fini avec le stade du proof of concept : une blockchain banque centrale dont l'unité de compte serait une déclinaison digitale de sa propre monnaie (une e-fiat).

Pourquoi ?

Parce que le bitcoin n’a aujourd’hui qu’une capacité encore très marginale à jouer le rôle d’étalon (hors crowdfunding dans la communauté). Inutile de dire que ce défaut est plus grave encore pour tous les alt-coins. À l’autre bout, les monnaies fiat ont une faiblesse grave : elles ne sont pas programmables. Il y a un chaînon manquant !

Répétons que sur une blockchain donnée ne peut circuler qu’un seul token (le sien) et tout ce qu’on voudra, mais sous la forme de IOU ou de reflet. Or seule une loi pourrait assurer l'équivalence d’usage du token de la banque centrale avec son unité de compte dans « la vraie vie ». Un token fiduciaire ne peut exister que par la loi, sur la blockchain de la banque centrale.

Que sa gestion soit privée, consortiale ou permissionned est un problème technique mais surtout politique. Si la rémunération est libellée en e-fiat, la banque centrale peut éviter la « course aux armements » qui a emballé le minage du bitcoin. La création de fiat-token peut servir à la rémunération de ses mineurs et /ou de travailleurs de l’économie collaborative. Car elle peut être gérée comme une distribution d’une nouvelle forme de numéraire (plus ou moins traçable selon le niveau de transparence exigée) mais aussi servir un jour une politique d’helicopter money ciblée (différente du revenu minimum) quand on décidera que la forme actuelle du QE actuel doit être révisée.

Mais, outre ces fonctions de distribution de numéraire digitalisé, une telle blockchain centrale pourrait permettre (à tous) de colorer des fragments de jetons pour en faire des monnaies locales ou affectées, mais aussi des jetons pour les cyber-jeux. D'implanter, pour gérer bons de réduction, points de fidélité ou coupons divers, des sidechains offrant à leurs utilisateurs la solidité de l'ancrage à la banque centrale. Voire de greffer sur des fragments d'e-fiat des smart contracts de type ethereum, comme Rootstock le fait sur la blockchain de bitcoin.

Bref la blockchain centrale peut être l’animatrice de la nouvelle économie du trade token, ou du counterpart token dont le développement au Japon a été récemment décrit par Koji Higashi (IndieSquare), mais d’une token economy étalonnée en fiat, et dont les opérations pourraient, à intervalles réguliers, être timbrées et horodatées sur la seule vraie blockchain publique et universellement auditable, celle du bitcoin.

Peut-être est-ce par ce qu'elle gère encore en direct une monnaie souveraine, ou bien parce qu'elle communique plus activement, la Banque d'Angleterre a donné le sentiment d'être plus en avance sur cette réflexion. Dès février 2015, dans un discussion paper intitulé One Bank Research Agenda la BoE citait nommément bitcoin (et non la "technologie blockchain") pour évoquer la possibilité d'une e-fiat : La question de savoir si les banques centrales doivent faire usage de cette technologie afin d’émettre devises numériques, mérite donc d’être soulevée. C'est une vraie question. Au prix de quelques aménagements juridiques, le e-sterling sur une blockchain BoE serait aussi "réel" sur cette blockchain que le bitcoin sur la sienne. Et aussi programmable. Et tout en restant un cash, une monnaie-valeur sans contrepartie.

virtual sterlingSuivait une réflexion dont on trouvera ici le résumé en français et dont j'extrais ceci : Une banque centrale pourrait faire plusieurs usages d’une monnaie numérique pour gérer les règlements interbancaires, ou la mettre à la disposition d’un plus large éventail de banques et institutions financières non bancaires. Dans l’absolu, une telle monnaie pourrait également être mise à la disposition des entreprises non financières et des particuliers en général, comme des billets de banque le sont aujourd’hui.

Là, est-ce le poids de l'expérience historique ? La BoE propose-t-elle à tous ceux qui veulent gérer une petite blockchain en sterling d'en faire des sidechains de sa propre blockchain en sterling ?

ER bitcoinL'idée, en tout cas, rencontrerait son temps. Quand à l'occasion d'une nouvelle émission de pièces à l'effigie de sa gracieuse Majesté, le Huffington Post à consulté quelques jeunes designers, Vicky Behun de l'agence Doner répondit avec humour : Du métal. Qui a besoin de cela? On est dans un mode digital maintenant et le Royal Bitcoin est une institution qui va de l'avant. Il nous remerciera de lui épargner tout ce travail.

sous le soleil de bitcoin

Peu de temps après, la BoE faisait savoir qu'elle travaillait sur les hypothèses émises en décembre 2015 par deux chercheurs de l'Univesity College de Londres, Georges Danezis et Sarah Meiklejohn (voir résumé en français sur Bitcoin.fr) : une crypto "rien que pour elle". Le RSCoin, dont la conception s’inspire fortement de Bitcoin (cité 59 fois dans le document universitaire), conserve néanmoins, à la demande de ses commanditaires, les « caractéristiques » de la livre sterling.

Une blockchain à l'Hôtel de Toulouse ?

Une blockchain à l'hotel de Toulouse ?

Il n'y a aucune fatalité à ce qu'une telle aventure soit abandonnée à la BoE tandis que la BCE ou les différentes institutions de l'Eurosystème en resteraient à des réflexions exploratoires sur les possibilités offertes par la blockchain à la gestion des valeurs mobilières, ce qui regarde les services securities des banques commerciales.

La Banque de France représente une force de proposition importante en son sein. Elle a désormais un gouverneur ingénieur. Elle joue sans doute l'eau qui dort. L'appel d'offre de mars dernier était on ne peut plus vague: "La présente consultation porte sur la recherche d’une prestation d’assistance pour mener avec l’assistance et les compétences techniques du fournisseur les travaux relatifs à une « Réalisation d’une étude d’opportunité pour la mise en place d’architectures Blockchain à la Banque de France ».

Mais ses offres d'emplois publiées en février sont plus précises. La Banque cherche des compétences pour analyser l’architecture blockchain, les concepts utilisés et les domaines d’emploi possibles dans le périmètre des activités de la Banque de France.

Reste à s'entendre sur le périmètre.



Pour aller plus loin sur les anciens tokens :

Pour aller plus loin sur la réflexion des banques centrales :

  • l'étude de Robleh Ali de la BoE publiée au 3Q2014, relativement ouverte à l'expérimentation, mais sans réelle exploration d'un système de crytodevise BoE. A noter cependant (en page 285) une digression un peu étonnante sur un système de réserve fractionnaire en bitcoin
  • L'étude Centrally Banked Cryptocurrencies de George Danezis et Sarah Meiklejohn (University College London) du 18 décembre 2015
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45 - Une perle, chez Escher

By: Jacques Favier

Bien souvent, le bitcoin est implicitement ou explicitement comparé à une forme d'or numérique. J'avais déjà évoqué ce que nous apporte une comparaison avec le diamant, qu'il faut tailler à l'aide des mathématiques pour en extraire la valeur.

Il m'est venu soudain à l'esprit (je vais dire comment) une autre comparaison avec ce trésor très particulier qu'est la perle, une autre merveille d'agencement puisque sa nature chimique est, comme celle du diamant, extrêmement commune. Et l'agencement n'est-il pas le vrai miracle de Satoshi ? perle

Or donc, j'étais durant quelques jours sur la côte normande, séjour propice aux plateaux de fruits de mer. Cette circonstance toute contingente est sans aucun rapport avec ce qui suit, quelque soit l'apport constant que ma vie quotidienne offre à ma réflexion sur le bitcoin ! Et ce qui suit n'a du reste que partiellement rapport aux perles !

GEBEn vérité, j'étais en train de lire un ouvrage déjà ancien : le jadis célèbre Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter. Moins pour y trouver matière à réflexion sur sa guirlande éternelle, que parce que je voulais approfondir le rapport du sujet et du fond.

Depuis un petit moment je tente en effet de lister les erreurs de ceux qui veulent oublier bitcoin et ne se servir que de la technologie blockchain.

  • L'une consiste à penser que le fonctionnement et la sécurité de la blockchain puisse être assurés sans coût, sans dépense, sans dommage. C'est au fond une position un peu idéaliste consistant à aimer la voiture qui vous emmène vers la mer mais à détester l'essence qui pollue l'air que l'on y respire.
  • Une autre consiste à oublier la primauté de la fonction de transfert, pour s'imaginer la blockchain comme une main courante infalsifiable et éternelle (prête à accueillir toutes les informations de notre civilisation) et non comme un livre enregistrant des mouvements.
  • Une autre encore, moins grossière cependant, consiste à penser que l'on pourrait faire circuler sur une blockchain autre chose que son unité de compte intrinsèque. Certes on peut colorer des fractions de celle-ci (c'est une piste de réflexion féconde) mais à partir d'un certain moment il faut bien admettre que ne circulent en réalité que des représentations d'une chose (euro, obligation, action) greffées sur... quoi ? un token ! Comme l'a dit en public mon ami Adrian Sauzade, l'euro n'est pas une smart money...
  • Et soudain j'ai commencé à me demander si une quatrième erreur ne consistait pas ici dans une mauvais apréciation de ce qui est le sujet et de ce qui est le fond.

On pourrait dire qu'il faut oublier la Joconde ou la Vierge aux rochers parce que ce que Vinci a inventé, ce sont des technologies de composition chimique des coloris, la technologie du sfumato, une technologie de perspectives (etc!) qui ont, après lui, été mises en oeuvre par d'autres. Ce serait là simple faute de goût. On peut aussi n'étudier chez Vinci que les paysages dans le fond des tableaux, c'est un axe de recherche érudite. La conclusion en est le plus souvent que par divers procédés, en contextualisant le portrait avec le paysage, Vinci crée un véritable récit pictural.

Regular Division of the Plane IIIJe m'interrogeais cependant sur ces tableaux où la dichotomie du sujet et du fond est difficile à mettre en oeuvre, ce qui est le cas notoirement dans plusieurs oeuvres de Maurits Cornelis Escher (1898-1972).

Dans quelle mesure pourrait-on dire que la distinction d'un bitcoin qui serait le sujet et d'une blockchain qui serait le fond serait opérante ou non? Je n'en sais rien.

Mais j'ai l'intuition que plusieurs tableaux d'Escher donnent des réponses métaphoriques à ma question. A commencer évidement par l'un des plus célèbres, qui a déjà été détourné pour illustrer l'apparition d'une transhumanité ou... au profit du bitcoin.

les deux mains

Il y a aussi, chez Escher, une tension entre certains tableaux (je songe à Figure 1975) où aucune distinction n'est possible, et d'autres où le sujet qui se coule d'un côté dans le fond en ressort ailleurs, de nouveau en tant que sujet. Il me semble même qu'il y a un dessin d'Escher ("Reptiles", 1943) qui peut illustrer assez finement comment la blockchain n'est que la vie du bitcoin, qui l'anime, et qui toutefois en sort (semant l'effroi que n'ont jamais suscité les monnaies "pour rire" ou les monnaies de jeu) et y retourne constamment.

le bitcoin chez Escher

Que le maître me pardonne...

Le livre de Douglas Hofstadter traite en fait d'une Boucle Étrange, un procédé qu'il retrouve dans le canon éternellement ascendant de Bach, dans certaines gravures d'Escher, et dans la démonstration du théorème (proposition VI) de Gödel. Les comparaisons ne sont pas toujours évidentes. Au détour d'une phrase, il écrit au sujet de la proposition VI il est difficile de voir une Boucle Étrange dans cette perle, parce que en fait la Boucle Etrange est dans l'huitre, la démonstration.

A cet endroit j'ai refermé le livre (je n'étais pas bien loin, à la page 19 sur 884 ; je l'ai repris depuis, mais n'en suis guère que vers la page 120 au moment de rentrer).

Εὕρηκα ! Eurêka ! La perle est dans la coquille. L'huître a certes développé une technologie coquille pour une raison qui est par ailleurs liée à la confiance, la confiance qu'en l'occurence elle ne peut faire à personne en ca bas-monde, mais ce n'est pas la coquille qui a de la valeur. Certes on peut aussi y cacher une pièce de monnaie. Ou comme Zézette (épouse X) s'en servir de cendrier. Mais ce n'est pas pour cela que les pêcheurs de la côte d'Oman risquèrent leur vie durant des siècles pour aller cueillir les coquilles au fond du golfe persique !

Que nous apprend la perle ? On l'a déjà dit : comme le diamant, sa composition chimique n'en fait en rien un trésor. Et même, elle a une composition fondamentalement similiare à celle de la coquille car elles sont toutes deux formées d'une concrétion calcaire, l'aragonite (CaCO3). Ce qu'elle a, que la coquille n'a pas, c'est un éclat, une beauté.

La beauté n'est pas perceptible par tous. On ne peut parler de la perle sans se souvenir de l'injonction évangélique (Mat VII,6) : ne jetez pas la perle aux pourceaux que la sagesse populaire, un peu courte, a progressivement transformé en pas de confiture aux cochons.

perles au cochon

Mais le texte de l'Évangile est bien plus riche : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent. Ici, chacun comprendra ce qui lui plaira.

Revenons à mes vacances.

le rat et l'huitreJ'en étais là de mes rêveries quand, un beau matin, je me rends à la petite brocante organisée sur la place du village. Et la première chose que je vois, c'est à croire que... c'est cela : Le rat et l'huître, fable illustrée par Firmin Bouisset (le créateur de la célèbre fille du chocolat Menier et du jeune écolier des petits LU). L'image tire mon oeil : je relis le texte ( ce n'est pas la fable la plus célèbre, sauf pour sa chute) :

Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ;
Et si je ne me trompe à la couleur du mets,
Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.

N'est-ce pas ainsi qu'ont réagi les grandes institutions, suivant Blythe Masters, en "découvrant la Blockchain" avec... des années de retard ?

Mais l'huître se referme d'un coup sur le prédateur. La Blockchain pourrait bien en faire autant un de ces quatre matins sur certains qui entreprennent de l'examiner d'un peu trop près.

Cette fable contient plus d'un enseignement:
Nous y voyons premièrement
Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience
Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement.
Et puis nous y pouvons apprendre
Que tel est pris qui croyait prendre.

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44 - La Liberté

By: Jacques Favier

Lors d’un colloque à l’Assemblée Nationale, on m’avait demandé de répondre à la question : Pourquoi, achète-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptés ?

J’avais répondu qu’il y avait bien des raisons, au delà de l’intérêt, pour désirer détenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intéressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'émerveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il était difficile à présenter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cœur du projet d’une monnaie décentralisée c’était la liberté du cyberespace, mais en précisant «au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'était pas forcément ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par Liberté.

de Sevère Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai déjà évoqué ici abordait lui aussi la chose à sa façon. Youl a déjà revisité, à la demande de clients bitcoineurs, la Cène de Vinci et les Joueurs de Carte de Cézanne. A chaque fois je suis étonné de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirée de la cultissime Liberté guidant le Peuple d’Eugène Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en même temps, adoptée comme illustration de son communiqué de presse « pas de révolution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant à cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'était pas un choix trivial, voire fâcheux. La liberté figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce même tableau, passablement sagouiné, avait jadis servi à illustrer un billet de 100 francs créé en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siècle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa Cène, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premières ébauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-académique mais non-révolutionnaire, plutôt admirateur de Napoléon. Il n’a pas participé à l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette révolte et des suivantes, voire pour illustrer « les Misérables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspiré du peintre, bien des années plus tard, pour écrire le récit d’une insurrection républicaine de 1832, qui fut durement réprimée par le régime établi deux ans plus tôt.

La toile de Delacroix célèbre en effet les « trois glorieuses » journées du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers réunis) renversèrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frères de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la République parce qu’elle était perçue comme un facteur de désordre social, ni du fils de Napoléon, parce que l’empire aurait hérissé les puissances étrangères. On décida donc de placer sur le trône le cousin du roi renversé, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dénuée de toute légitimité : Louis-Philippe n'était pas le successeur légitime, son père avait voté l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce régime bâtard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icône de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile célèbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouché d’un régime d'oligarchie financière et de haute-bourgeois. Sa Liberté tient un peu de la déesse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple à peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvèrent grossier, ils protestèrent que Delacroix déshonorait la glorieuse révolution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse révolution, il ne restait déjà que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il était encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adopté par le nouveau régime.

La "révolution" consista en effet à changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses préfets et ses gendarmes maintenaient partout le même ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le régime déjà embourgeoisé qui était né de l’événement de 1830 n’avait sa légitimité (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirèrent sur les insurgés de 1830 firent la même besogne au service du nouveau régime.

Il y a un goût très amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La Méduse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, même si la couleur n'apparaît pas sur les premières ébauches. Et autour de la Liberté on s'attend à voir une représentation métaphorique des forces et des métiers à l’oeuvre dans la révolution de la décentralisation : développeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sûr Youl met aux mains des émeutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficulté, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'après le peintre lui-même) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commémore cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : Karplelès and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas éludé cette dimension. Le sol reste jonché de corps sacrifiés.

Youl nouvelle ébauche

Le « vieux monde » n'a guère sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrètement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractère très catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un système lointain.

Youl, ébauche avec monuments

C'est le moment de regarder la même Liberté quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraîner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la pièce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




Pour aller plus loin :

☐ ☆ ✇ La voie du ฿ITCOIN

43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

By: Jacques Favier

(cet article a été traduit en chinois)

À la Conférence « Blockchain : disruption et opportunités » tenue le 24 mars à l'Assemblée nationale, on m'avait demandé une brève mise en perspective de la notion de confiance, notamment à travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir à nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois décrit comme l'Einstein du 14 ème siècle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet érudit, économiste, mathématicien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siècles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se réclament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (même si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensé que l'idée de partir d'Oresme pour introduire une réflexion autour du bitcoin était bonne, mais pour aller où ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose à nous dire. Il a vécu plus de 70 mutations monétaires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur à la monnaie métallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotélicien, réprouve l’intérêt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriété du prince. Elle appartient à ceux qui la gagnent, à la collectivité de ses utilisateurs, qui seule peut en définir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-être approuvé l’indépendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la présentation qui est généralement faite de la confiance comme naturellement suscitée et entretenue par une institution tierce et centralisée. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un à l’autre, entre frères, amis, voisins. La première forme de monnaie-dette chacun la connait : au café on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine précise et qu’elle est, comme le langage lui-même, (confère l’expression sur parole) un élément constitutif de notre humanité.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mêmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delà du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rôle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautés de marchands (lombards, juifs, ismaéliens, gujaratis) et sur certains marchés comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idée qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinée à faire de nécessité vertu.

Les pères du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manqué au système de Law) n’a aucun fondement républicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un économiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matière dont la pièce est faite importe peu et que la volonté de l’empereur serait d’attribuer la même valeur à un morceau de cuir ou à une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquée. Mais du fait de son cours forcé elle est parfaitement invérifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit épargnant finit toujours grugé. Nos concitoyens ont lu que les banques étaient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dépôts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutôt pondéré leur dire que la France est en faillite. Les plus informés ont compris ce que chypriation et résolution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacité, sa valeur, à la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothèque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’être et le vrai fondement de la monnaie régalienne. Contre le moine Oresme, c’est donc Jésus qui a raison quand il parle du « denier de César ».

un percepteur romain

Quand l’évangile écrit Ἀπόδοτε οὖν τὰ Καίσαρος Καίσαρι, comprenons qu’il faut payer ses impôts à l’Etat mais placer sa confiance dans la société.

Cependant, en matière d’agencement de la société face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des échanges par rapport au prince) que dans un « moment mathématique », où l'on découvre comme le fit Galilée en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment Galilée apporte sa part de désenchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delà du hype ludique et communautaire, au delà de l'émerveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile à présenter simplement surtout à des non-américains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cœur du projet, c’est je crois la liberté du cyberespace. Liberté au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance.

Désormais, et c’est une déflagration, la confiance est écrite en langage mathématique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une présentation du Traité des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premières monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggère me semble-t-il David Graeber) je trouve particulièrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaulté ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctorité d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa voulunté, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire à sa voulunté des monnoies.
  • Télécharger une traduction du Traité des monnaies en pages 47 à 92 de l'ouvrage réalisé par une équipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complète de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une pièce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matière plus ou moins précieuse qui a été employée pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette pièce de monnaie soit reçue en échange d'un boisseau de blé ou d'une pièce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappée sur le métal, c'est la volonté de l'emperuer exprimée par cette image, d'attribuer à ce morceau de métal une efficacité telle qu'on l'accepte sans hésiter en retour des choses ayant une valeur réelle, servant aux usages réels de la vie. Et dès lors, la matière dont cette pièce est faite importe peu. La volonté de l'empereur serait d'attribuer la même valeur à un morceau de cuir , à une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.
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