On parle maintenant de Bitcoin, au sommet même de l'État, comme d'un facteur de risque systémique (face à des trillions de monnaies légales et des ploutillons d'actifs régulés ou non, mais gérés par des gens du système). Façon de dire que cette expérience menacerait le système financier mondial. Mais l'essentiel de la littérature sur ce fâcheux bitcoin émane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les régulateurs, les politiques et les journalistes, de ce système financier lui-même. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employés, le juge choisit cette même banque comme experte, et il faut des années pour que cela pose des cas de conscience à certains.
La fonction de régulation appartient en théorie à la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est à la fois la sécurité de l'État, celle de la population, et la nécessaire confiance de celle-ci dans celui-là. On régule donc largement (et sous des vocables divers : régulation, supervision, contrôle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les médicaments, les communications électroniques, les jeux en ligne ou les voitures à moteurs. Mais toujours avec les mêmes mots: confiance et sécurité.
Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.
Dans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.
Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.
Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel système rend fatales.
En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?
En ce qu'il s'agit d'un système (la santé publique) auquel il est pour notre sécurité pratiquement impossible d'échapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le système monétaire, n'est régulé finalement que par lui-même, c'est à dire par personne en fait.
Ce qui m'a frappé, dès la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur Agnès Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».
Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il proféré par l'un de ces dictateurs grotesques que la télévision exhibe toujours à bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-démocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.
Sur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au Ministère de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.
Comme, hélas, il reste des esprits retors prêts à discuter de tout au vain prétexte que nous serions nés libres et égaux et vivrions dans une démocratie où la souveraineté émane du peuple délibérant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » déclare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de préciser que ce seraient justement ceux que leur déficit immunitaire rendrait non vaccinables.
En fait de sécurité, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du métro, avec des images où l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siège de la Stasi...
En l'absence de tout débat réel (en demander un c'est déjà se faire mal voir), seuls des médecins généralistes auront estimé totalement disproportionnée la privation de collectivité pour les enfants non vaccinés au regard de risques « inexistants ou infinitésimaux ». Mais un ministre ne va tout de même pas échanger avec des toubibs de quartier...
Le problème d'une confiance imposée par la coercition, même emballée en grande cause et ficelée de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacité la mine régulièrement : la frénésie de vaccin contre l'hépatite B dans les années 1990 a débouché sur le feuilleton de sa responsabilité dans des cas de sclérose en plaque ; la médiocre efficacité de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisées sur les 94 millions de doses payées aux labos) a mis en lumière des contrats que le Sénat lui même considéra comme d'une légalité douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...
Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospèrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.
Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intérêts, chez des membres médecins voire chez le président du Comité d'Orientation, et même chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'étend pas sur ce qu'on désigne communément comme un mécanisme de capture du régulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'évitera de paraître indélicat, ou d'être poursuivi en diffamation.
Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines après la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)
C'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procès qui suivent les grands dérapages...
Les mots de réguler, régulation, régulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mêmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la régulation.
Concluons en revenant explicitement à Bitcoin.
Il est fort douteux que la régulation, confiée à des autorités très proches à tous égards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une défense tatillonne du secteur bénéficiant déjà de la plus forte protection imaginable (au même niveau que l'industrie nucléaire) contre les nouveaux entrants.
Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guère d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.
Enfin il est inquiétant de voir que les médias participent de la même confusion, en présentant sans distance critique les régulateurs comme des experts, quand bien même il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.
La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.
Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».
Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.
Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.
Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.
Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.
Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.
Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.
Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.
En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.
Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.
En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).
Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :
Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.
Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !
La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.
Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.
Cette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.
Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !
En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.
Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.
Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...
Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.
Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.
Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?
Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV
Notes:
(1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.
Les techniciens n'aiment pas les politiciens. La grande figure mythologique de la techno ( τέχνη ) c'est Prométhée, dont le nom signifie le Prévoyant, celui qui réfléchit avant, celui qui regarde devant. Son geste - voler le feu aux dieux pour le donner aux hommes - a inspiré une vraie geste, une abondante littérature romanesque (jusqu'à Frankenstein !) et des réflexions profondes à bien des philosophes dont Hobbes et Marx.
Selon le poète Eschyle, il apprit aussi aux humains la notion de temps, les mathématiques, l'écriture, l'agriculture, le dressage des chevaux, la navigation maritime, la médecine, l'art divinatoire et l'art métallurgique.... rien que cela! Dans bien des cultures, au demeurant, c'est un personnage divin qui apprend aux hommes ces choses utiles. En Égypte, le dieu Thot offre ainsi les hiéroglyphes. Sans pour cela se retrouver enchaîné à un rocher comme le malheureux Titan puni par les dieux.
L'originalité du cycle prométhéen tient aussi à l'histoire des autres membres de la famille, qui est instructive. Fils comme lui du Titan Japet et de l'Odéanide Clyméné, son frère Épiméthée porte un nom qui signifie au contraire... Celui qui regarde derrière... ou qui réfléchit après coup.
Platon rapporte comment Épiméthée décida un beau matin de se charger de répartir les qualités (force, vitesse etc) entre les animaux. Quand le tour des hommes fut venu il ne restait presque plus rien. C'est pour réparer cette lourde bourde que son frère aurait décidé de rétablir un peu d'équité en faveur des malheureux bipèdes sans plumes. Il vola le feu au dieu forgeron, et la technique à la sage déesse Athéna. Mais il ne put dérober l'art politique, qui était dans la chambre de Zeus lui-même...
Dans d'autres récits, qui ont ma préférence, c'est Épiméthée qui aurait été en charge de procurer la compétence politique aux hommes déjà dotés par son frère de la compétence technique.
De toute façon, quelque soit le récit que l'on suit, l'art de se gouverner resta sur l'Olympe. Et c'est pour cela que l'être humain peut aller sur la lune ou inventer le bitcoin, mais n'est pas capable de régler ses petites affaires sur terre et de mettre au point une gouvernance un peu sensée. A cet égard, compter sur la technique pour réinventer la politique, comme le font tant de mes amis, est sans doute une illusion.
On voit aujourd'hui des hommes comme Gavin Andresen, partir d'une proposition technique, complexe et ne suscitant pas de consensus, mais dont l'enjeu n'avait rien d'immédiat et la transformer en rupture politique dont les conséquences peuvent être beaucoup plus rapidement tangibles, tout en glissant au passage quelques autres modifications (désanonymisation, mise au ban de certains adresses IP...) dont on parle moins mais qui sont aussi controversées...
Cela illustre assez bien la chose. C'est en lisant tant de commentaires de bitcoiners qui déplorent la situation créée par l'initiative "XT" que le mythe de Prométhée et Épiméthée m'est revenu à l'esprit. Qu'ils soient frères n'est évidemment pas anecdotique.
L'art magique de la monnaie, c'est Satoshi qui l'a volé aux banques Quand on voit sur des monnaies romaines "Jupiter Custos" c'est à dire gardien, protecteur, garant, on saisit intuitivement la dimension prométhéenne du crime de Satoshi.
Nul ne sait s'il n'est pas aujourd'hui en train d'expier son crime sur quelque rocher. En tout cas il n'en profite guère, puisque lui-même n'a pu ou n'a voulu monétiser sa propre richesse.
Celui qui a vu loin devant, un monde sans monopole des banques, c'est Satoshi, comme Prométhée avait vu un monde où les hommes se passeraient des dieux pour cuire la soupe ou forger leurs armes.
Celui qui regarde en arrière, Epiméthée, c'est Gavin. La taille du bloc c'est un débat technique. Le nombre de transactions que cette taille détermine indirectement, c'est un enjeu qui n'est pas technique. C'est le bon vieux monde d'avant qui veut reprendre le contrôle. Ce sont les venture capitalistes qui veulent que les start-up bitcoin se développent, tournent, brassent, beaucoup, encore plus. Ils veulent une Visa 2.0.
Revenons donc à cette intéressante famille : la femme d'Epiméthée est restée plus fameuse que lui. Elle avait nom Pandore, ce qui signifie Douée de tous les dons et c'était (comme tant d'autres!) la plus belle femme du monde. Zeus avait envoyée à Épiméthée comme un cadeau empoisonné cette attrayante et pernicieuse merveille selon les mots du poète Hésiode, avec en prime une petite boîte à ne surtout pas ouvrir.
Dans la boite, comme on sait, les dieux avaient mis toutes les catastrophes possibles. Bien sûr les catastrophes naturelles, mais aussi la maladie, la vieillesse, la folie et la mort. La liste est plus ou moins longue selon les récits. Certains y joignent donc le vice et la passion... ce qui nous ramène à l'impossibilité de nous gouverner dans laquelle le peu réfléchi Épiméthée nous a laissés, malheureux humains que nous sommes.
Le problème de la boite c'est qu'une fois ouverte, elle est ouverte. Les promoteurs de Bitcoin XT proposent de passer en force pour la taille du bloc.
Mais au delà de la taille du bloc, il y a le fait de passer en force. Pour une raison aujourd'hui, pour d'autres raisons demain. Certains n'ont pas hésité à parler de "coup d'État" (ce qui est une métaphore un peu déplacée dans notre monde sans Etat) ; d'autres plus justement parlent de comportement puéril.
Les mythes grecs sont subtils. Dans la boite, les dieux avaient aussi glissé l'espérance...
Il est donc un peu tôt pour annoncer comme le fait le journal Les Echos que l'utopie d'une monnaie décentralisée va disparaître dans cette crise existentielle.
Il est un peu tôt pour désespérer d'une gouvernance communautaire, par l'usage en somme : jusqu'au début de janvier en effet, rien ne se passe. A partir de 2016, c'est une sorte de système de vote automatique qui va s'enclencher. Ceux qui auront installé la version nouvelle proposée par Andresen continueront a faire des block de 1 million. Et si plus de 75% de l'ensemble des nouveaux blocks viennent de systemes XT alors le reseau commencera a faire des blocks a 8 millions.
Ce sont des choses déjà vues dans le monde de l'Open Source, et auxquelles le monde de la finance centralisée n'était pas habitué.
Il y a des voies de solutions, comme celle que suggère Bitpay : une augmentation de la taille des blocs, mais intégrée à Bitcoin "Core"... et en préservant le plus possible la nature décentralisée de Bitcoin.
Prométhée a un fils, qui épouse la fille de son frère et de Pandore. Quand le déluge survient ( chez les Grecs aussi...) c'est ce couple qui survit, et repeuple la terre.
Les hommes, avec ou sans les dieux, finiront bien par construire leur Commune, lui donner des règles convenables et la défendre.
Une fois que les hommes ont reçu le feu, l'Histoire ne finit pas. Elle commence.
S'il y a bien quelque chose de comique dans les arguties opposées à la potentialité du bitcoin, ce sont les postures régaliennes. Surtout dans notre espace européen soigneusement vidé de toute souveraineté et dont les vrais dirigeants se sont faits invisibles.
L'histoire avait pourtant si bien combiné chez nous le gouvernement du peuple athénien, le droit romain et la prétention d'Alexandre à une filiation divine : "le Sénat et le Peuple de Rome"s'incarnèrent durablement en une seule figure, impériale ! L'aureus d'Auguste montrait le père de la patrie avec, au revers, la figure du sphinx, celui dont l'énigme n'a qu'une réponse : l'Homme.
Et ainsi de suite jusqu'à Napoléon qui fut l'Homme d'une République dont la mention perdura au revers des pièces durant de nombreuses années de son règne.
Lorsque parurent les euros, parut en même temps toute une littérature pour moquer ou déplorer l'impersonnalité des nouveaux billets, avec leurs portes et fenêtres béantes et leurs ponts enjambant le vide. Bruxelles expliqua que les ponts symbolisaient l'union entre les peuples, les portes et fenêtres l'ouverture et la coopération au sein de l'Europe.
Foutaise. Le même graphiste put refiler en 2010 sa symbolique à Bachar el Assad ! Dans une version en ruine, prophétie dont je ne sais si elle était ironique.
Si même les dictateurs préfèrent aujourd'hui les architectures à leurs portraits, il doit y avoir de bonnes raisons.
En voici une. Dans le petit texte à nos amis, publié l'an passé aux éditions de la Fabrique, le "Comité Invisible" explique comment le pouvoir ne réside plus dans les institutions. Il n'y a là que temples désertés, forteresses désaffectées, simples décors. Et très explicitement, c'est en se fondant sur l'iconographie des billets européens que les anonymes auteurs posent leur thèse :
La vérité quant à la nature présente du pouvoir, chaque Européen en a un exemplaire imprimé dans sa poche. Elle se formule ainsi : le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde. Le pouvoir contemporain est de nature architecturale et impersonnelle, et non représentative et personnelle.
Ce pouvoir, disent-ils, n'est pas nécessairement caché. Ou alors, s'il l'est, il l'est comme la Lettre volée de Poe. Nul ne le voit parce que chacun l'a, à tout moment, sous les yeux- sous la forme d'une ligne à haute tension, d'une autoroute, d'un sens giratoire, d'un supermarché ou d'un programme informatique. Et s'il est caché c'est comme un réseau d'égouts, un câble sous-marin, de la fibre optique courant le long d'une ligne de train ou un data center en pleine forêt. Le pouvoir c'est l'organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, designé. L'affiche de Mitterrand en 1965 semble emblématique d'une transition symbolique.
Les luttes d'aujourd'hui sont donc souvent, comme à Notre-Dame des Landes ou dans le Val de Suse, des luttes au sujet des infrastructures. Dont les opposants sont forcément condamnés à se voir tôt ou tard qualifiés de terroristes. De fait, dans la mouvance anarchiste, prévaut l'idée de bloquer le système. Une affiche de 2006 (lors des luttes contre le CPE) disait C'est par les flux que ce monde se maintient. Bloquons tout ! On a vu récemment que les anarchistes n'avaient plus le monopole du blocage, taxis et éleveurs ayant repris l'idée avec la bienveillance surprenante de ce qui nous tient lieu de gouvernement.
Venons-en ici au bitcoin. Je l'ai déjà abordé sous l'angle de l'infrastructure, dans mon billet "complètement timbré" où je rappelais que la Poste, avait toujours été un instrument créateur de puissance, y compris financière. Or la Blockchain est une infrastructure qui s'inscrit historiquement après la Poste des Thurn und Taxis, les lignes Morse devenues la Western Union, les messageries de Google ou de Facebook.
Mais elle ne peut être possédée par une puissance privée ni contrôlée par une puissance publique. Ni a priori bloquée par quiconque, qu'il soit tyran ou terroriste. Bitcoin et la blockchain offrent donc des perspectives politiques nouvelles. Je cite de nouveau le "Comité Invisible": Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique. Une perspective révolutionnaire ne porte plus sur la réorganisation institutionnelle de la société, mais sur la configuration technique des mondes. (...) il nous faudra coupler le constat diffus que ce monde ne peut plus durer avec le désir d'en bâtir un meilleur.
Il ne s'agit pas de se contenter d'utiliser Twitter dans les manifestations (ou pour les organiser) et les réseaux sociaux pour critiquer en temps réel (et le plus souvent en en restant à une dérision amère) les choses du monde comme il va.
Les analyses de Jared Cohen et Eric Schmidt dans The new digital Age font d'Internet la plus vaste expérience impliquant l'Anarchie dans l'Histoire. Elles peuvent aussi laisser penser que Facebook est moins le modèle d'une nouvelle forme de gouvernement que sa réalité déjà en acte. Et que, comme l'annoncent Cohen et Schmidt, ceux qui n'auront pas de profil social seront fichés. Car c'est le profil Facebook qui tiendra lieu d'identité, et il sera aussi intolérable de le cacher (à l'Etat, aux banquiers...) que de dissimuler son visage.
Il est donc curieux que le "Comité Invisible" n'ait pas cité Bitcoin, même dans son analyse des "communs" (sur laquelle je reviendrai) et fût-ce négativement. Autour de cette infrastructure décentralisée, et grâce à elle, ceux qui veulent changer les choses peuvent découvrir les briques invisibles d'une nouvelle maison commune :
Ethereum qui permet la mise en oeuvre de contrats intelligents, fonctionnant exactement comme ils ont été programmés pour le faire sans risque de prescription, de censure, ou de fraude, et surtout sans place pour un "tiers de confiance" prédateur. Ethereum veut restituer ce qui aurait dû advenir grâce à Internet, y compris en permettant à chacun de créer des organisations démocratiques autonomes.
Augur qui permettra la construction d'un marché décentralisé de prédiction, débouchant sur une révolution en matière de prise de décision
Storj qui veut offrir le stockage chiffré sur cloud privé le plus sûr possible, grâce à la technologie blockchain et au protocole P2P.
...mais aussi des services comme Otonomos, qui souhaite permettre à n'importe qui de créer gratuitement une entité juridique légale, basée à Singapour, et dont les actions sont accessibles par l'intermédiaire d'une adresse cryptographique comme un porte-monnaie bitcoin.
... ou comme Twister un réseau social décentralisé basé en partie sur les protocoles Bittorrent et Bitcoin, ce qui en fait un outil incensurable et en partie chiffré.
Oui, il est temps que ceux qui disent penser au monde de demain en découvrent les ruptures de paradigme. Nos dirigeants aiment à visiter les clusters technologiques, mais leur obstination à construire des aéroports inutiles en dit assez long sur le type d'infrastructure qu'ils ont toujours en tête. Songeons à Jules Verne. Il s’intéressait aux fonctions des machines mais n’abordait pas la théorie sous-jacente à ces machines. Il y avait deux approches des automates (théorie des automates et modélisation) et Jules Verne n’a pas envisagé ces approches. Il fréquentait des spécialistes en balistique, géographie, chimie, physiologie, histoire naturelle et mines. Mais non ceux qui l'auraient conduits vers la binarisation et la révolution de l'avenir.
Mais même dans notre communauté, il est curieux que les graphistes aient si peu tenté de représenter Bitcoin autrement que comme une pièce (sans portrait, comme les billets de Kalina !) voire un simple jeton doré. Certains ont voulu mettre en valeur le caractère numérique de Bitcoin; Mais c'est le plus souvent en rabâchant une iconographie de type Matrix.
En cherchant bien on trouve quelques représentations sous sa vraie nature de réseau, dont celle-ci où le verrou censé représenter la sécurité de la chose, me paraît quand même inapproprié...
Représenter Bitcoin dans sa nature d'infrastructure immatérielle et invisible est un sacré défi pour les artistes. Et pour nous tous !
Pour aller plus loin :
la lecture deà nos amis est possible en ligne sur Internet, sans doute du fait d'une mise en ligne sauvage. Mais il existe une différence entre le laisser-être et le laisser-aller, et je recommande à mes propres lecteurs d'acheter le livre plutôt que d'en piller la lecture.
La condamnation de Ross Ulbricht et de sa Route de la Soie clôt peut-être une affaire qui, claire sur le fond (les trafiquants de drogue sont condamnés dans une très large majorité de pays) a été quelque peu embrouillée conceptuellement de part et d’autre, les arguments ayant eu tendance à monter aux extrêmes, même du côté des défenseurs de la loi et de l’ordre.
Ce fut la première fois que le gouvernement local se servit du terme de blanchiment d’argent pour y inclure spécifiquement l’usage du bitcoin plutôt que de l’honnête monnaie américaine. Comme on sait désormais que toute transaction en dollar est réputée commise sur le sol américain, le choix des possibles pour les délinquants se restreint. Il est vrai que nul n’est contraint de se faire délinquant.
Ce fut la première fois aussi qu’un individu se voyait poursuivre du seul fait d’avoir construit un site internet, sans grand égard pour leCommunications Decency Act de 1966. Il est vrai qu’une telle tendance est loin d’être spécifiquement américaine, la loi française permettant maintenant une censure de la presse digitale sans les garanties accordées en un temps meilleur à sa sœur ainée.
Enfin on a vu la juge Katherine Forrest incriminer l’accusé de ce qu’il aurait inventé une façon de mal faire sans précédent et donc le charger des crimes que d’autres pourraient concevoir à l’identique et dont il devrait, lui, payer les conséquences.
C'est transformer par balourdise un mouton noir en bouc sacrificiel !
Ce type d'événements montre incidemment l’incompétence technologique des élites dirigeantes.
Il est vrai que l’innovation affole certains. Et pas seulement l'innovation technologique puisque l'on avait vu la même juge demander aux inculpés de Morgan et Goldman d’éviter les termes de swaps et de collatéraux pour épargner les cervelles des jurés.
En admettant qu'Ulbricht n'ait pas bricolé mais inventé quelque chose de suffisamment nouveau et qu'il en soit responsable, il faudra l'en créditer quand des choses intelligentes et rentables naitront de sa mortifère aventure. Le four à micro-ondes et tant d’autres choses ne sont-elles pas nées des technologies de guerre ?
Non seulement les responsables ne comprennent pas la technologie, mais ils croient pouvoir la régir. Les mêmes technologies mises en oeuvre par Ulbricht attirent déjà des millions de dollars de la Silicon Valley à Wall Street!
Restons-en à la philosophie juridique et politique. Quand on inculpe quelqu’un de trafic de drogue, quand on cite à la barre des parents de jeunes décédés d’overdose, il est troublant de voir ajouter des niaiseries comme celles-ci : Ce que vous avez fait avec la Route de la Soie était terriblement destructeur pour le tissu social.
C’est pourtant un point critique pour la juge américaine. Je la cite : l’intention avouée de la Route de la Soie était de se placer au delà de la loi. Dans le monde que vous avez créé au fil du temps, la démocratie n’existait pas. Vous étiez le capitaine du bateau. La conception et l’existence de la Route de la Soie reposaient sur l’assertion que son concepteur était meilleur que les lois de ce pays. C’est quelque chose de très troublant, de terriblement mal inspiré et de très dangereux.
On pourrait se contenter de glisser sur ce morceau de grandiloquence juridique qui oublie qu’après tout les gaillards de 1776 aussi se sont crus au dessus des lois du moment, et que les participants de la Boston Tea Party ont pris quelques libertés avec la traçabilité et la taxation des transactions...
On pourrait aussi rappeler que la même juge a bien éludé le fait que le FBI en ayant (peut-être) utilisé des méthodes peu orthodoxes - surveillance sauvage, hacking - pour pénétrer les serveurs de la Route de la Soie semble bien s'être aussi placé au delà des lois, ce que font aujourd’hui presque tous les gouvernements démocratiques pour un oui ou pour un non. On pourrait au contraire se dire que ce pathos est typiquement américain, comme les mots de l’accusé - Je suis un peu plus sage aujourd’hui, un peu plus mature, et beaucoup plus humble - si faux et ridicules pour une oreille française.
Il est plus utile de remarquer que la loi américaine se retrouve placée par la juge Katherine Forrest en position d’être considérée comme la meilleure du monde. Il y a d’ailleurs une sorte de consentement international à cette pétition (songeons à certains commentaires sur le rôle que le FBI pourrait jouer dans les petites affaires de la FIFA).
La même juge américaine avait justifié la peine infligée en 2014 à l’imam radical de Londres, Abû Hamza, par le fait que « le monde » ne serait pas en sécurité si le prêcheur était en liberté.
Seulement, avec l’efficacité de la justice américaine (et sa capacité pratiquement impériale d’agir urbi et orbi) c’est à une morale banalement locale que nous voici confrontés. Je cite la juge dans ses attendus face à l’imam :le mal peut avoir différentes formes et n’apparaît pas toujours au premier abord dans toute sa noirceur, avait-elle expliqué avant d’ajouter qu’elle avait détecté une part de vous que ce tribunal considère comme diabolique.
Revenons sur terre... Sur le fait que Ross Ulbricht eût été mieux inspiré de respecter les lois de son pays, il y a un texte philosophique de référence, c’est le Criton de Platon. Seulement dans ce dialogue, si une belle part de la démonstration (page 30 et suivantes) repose sur la dette de naissance contractée par Socrate vis à vis d’Athènes, une autre provient de son consentement implicite : il n’est jamais sorti de sa cité.
Ce qu’on a résumé plaisamment : Athènes, tu l’aimes ou tu la quittes.
Est-ce un argument recevable aujourd’hui par la jeunesse mondialisée, pour des actes commis dans un cyber-espace ? Cela fait des années qu’il est de bon ton d’afficher que l’on est citoyen du monde, cela se résumât-il à un gros bilan carbone, à l’usage du globish et à un peu de bouffe ethnique. Sans doute le citoyen du monde qui se découvre justiciable in fine de la loi américaine avec sa morale prêchi-prêcha, son axe du mal, son obsession sécuritaire et même sa peine de mort, va-t-il revoir son inscription identitaire. Ce qui ne veut pas dire qu’il aura plus de respect pour une justice nationale (celle de sa résidence à l’instant t ? celle du hic et nunc ?) se saisissant d’actes commis dans un cyber-espace. Pourquoi ?
Parce que le cyber-espace a sa culture et sa morale propres. Pascal, une grosse pointure, savait bien que vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un geek et un juge (français, américain ou papou) se comprennent mal et ne partagent pas grand chose. Ce différend excède de très loin le petit sujet du cannabis, dont l'historien ne dira rien sinon qu'il a un précédent avec la Prohibition, qui ne faisait pas forcément de l'Amérique le meilleur endroit du monde.
Pour en revenir au bitcoin, il y a en vérité un écart énorme, sidérant, entre d’un côté ce qui se dit et se pense dans les élites dirigeantes et même ce qui se lit dans la presse mainstream et de l'autre côté le foisonnement d’idées des meet-up ou la richesse des débats dans les forums.
Pour les anciens, le bitcoin est spéculatif, incompréhensiblement anonyme et manifestement destiné à vendre de la drogue. Il est un défi à l'Idole qu'ils ont dressée eux-mêmes, entre leur adolescence qui correspond à l'instauration des changes flottants et leur retraite après la crise des subprimes...
Pour les modernes les questions que pose le bitcoin sont innombrables et tournent, en simplifiant et en en oubliant, autour de thèmes comme : la validité et robustesse des preuves de travail et des méthodes alternatives, la sécurité des cryptages et des storages, le jeu infiniment complexe autour du coût du minage et du prix du bitcoin (quelques recherches mathématiques de haut niveau…) sans compter l’épineuse question de la taille des blocks, qui se révèle riche en enjeux et propice à l’empoignade. S’y greffent des problèmes de gouvernance (au niveau de la Fondation, des associations nationales, mais aussi des nodes).
Comment le dire ? L’Histoire a déjà connu ces périodes de changements de paradigme. Peut-être vivons-nous, comme l'écrivait Paul Jorion (Misère de la pensée économique, p. 17) l'un de ces moments où l'humanité se met à vivre sur un mode nouveau, où elle passe à autre chose. Ce sont des mouvements de basculements qui sont aussi le plus souvent des périodes de désordre social. Une "période critique" comme auraient dit Gide et Rist à la veille de la première guerre.
Peut-on pour autant parler de destruction du tissu social ? d'anarchie? Dans ma propre vie, j'ai oeuvré dans une banque, dans le capitalisme familial et dans le mouvement coopératif. Je peux comparer ... les bitcoineurs ne croient pas aux Idoles de l'ancien monde, mais ils ne sont pas fous et ils ne sont pas amoraux.
Certes leur territoire n’est pas représenté à l’ONU mais ils entendent fort bien ce que les lois disaient à Socrate, à savoir que la réprobation suit le criminel où qu’il aille : tout corrupteur des lois passe à juste titre pour un corrupteur des jeunes gens et des faibles d’esprit. Alors, éviteras-tu les villes qui ont de bonnes lois et les hommes les plus civilisés ? Et si tu le fais, sera-ce la peine de vivre ? Autrement dit le monde du bitcoin (comme plus généralement celui de l'Internet) a bien ce que Durkheim appelait "un social intériorisé".
L'affaire de la Route de la Soie concerne tous ceux qui sont impliqués dans le développement des échanges décentralisés et de la monnaie pseudonyme ou anonyme. Ceci n'est pas abordé sans souci moral. J'invite le lecteur à suivre par exemple la présentation faite par le parti pirate hollandais au Bitcoin Wednesday du 4 mars dernier (discussion à partir de la 16 ème minute) ou la présentation faite le même jour par le spécialiste du crime numérique Rickey Givers sur le bitcoin et le crime (discussion à partir de la 12 ème minute). Nul n'est contraint d'adhérer point par point à toutes les assertions, mais il est clair que la communauté n'est pas anomique ou nihiliste.
Sans doute il y a eu des bitcoins trempés de drogue, mais il y a aussi bien des billets de banque contaminés à la cocaïne (10% ? 50% ? 90% ? ) et l'on n'en fait pas grief à MM. Trichet et Draghi. Sans doute il y a eu Mt Gox dont on parle tant, comme il y avait eu Panama, suffisamment oublié pour que l'on ait pratiquement réitéré avec Eurotunnel.
Mais dans le monde du passé, on pouvait acheter sa Légion d'Honneur… ce qui était terriblement destructeur pour le tissu social. Sur Internet la bonne réputation ne s'acquiert point avec la ceinture dorée. Faut-il rappeler que c’est sur Internet que se sont construits les modèles de tissu social où la réputation est gérée de façon non centralisée, non autoritaire, non régalienne ?
La vraie question, si l'on est intéressé à la fois par le droit et par la technologie n'est-elle pas celle-ci : qu'est-ce que la technologie peut apporter (autrement que par l'usage de gadgets !) à la construction, par une communauté elle-même, d'une norme socialement satisfaisante ? Et que peut apporter particulièrement une technologie d'échanges non centralisés? Car le projet ne saurait être de remplacer la Chambre des Députés (juste derrière le Veau d'or ci-dessus...) par une firme de Californie, même si la chose serait certainement admissible par nos gouvernants de plus en plus inquisiteurs et autoritaires.
J’ai mis à profit la fête du Travail et son agréable pont pour lire un livre essentiel dont l’intérêt excède très largement les points que je relève ici…
Les livres du sociologue et philosophe italien Maurizio Lazzarato ne bénéficient pas de la couverture de presse tapageuse réservée aux ouvrages qui instrumentalisent la dette pour promouvoir les lendemains qui déchantent. La fabrique de l’homme endetté avançait en 2011 l’idée que, loin d’être la menace mortelle dénoncée partout contre l’économie capitaliste et les Etats libéraux qui vont avec, la dette tant publique que privée se situait au cœur même du projet politique des « libéraux ».
À l’époque, je l’avoue humblement, je n’avais point Bitcoin en tête, et j’avais lu ce petit opuscule d’une grosse centaine de pages en adhérant à sa conclusion : omniprésente et fondamentalement impossible à rembourser, la dette n’a pas d’issue technique simple. C’est donc au niveau philosophique même qu’il faut dénoncer le rapport social fondamental qui structure le capitalisme, le système de la dette.
Facile à dire ? Je renvoie à un petit livre publié deux ans plus tard par FAKIR, un éditeur anarchiste d'Amiens, Vive la Banqueroute : on y trouve de savoureux petits récits historiques montrant comment nos rois (de vilains souverains "souverainistes" !) avaient su, quand il le fallait, dénoncer le système de la dette.
Je retrouve Lazzarato en 2014 avec Gouverner par la dette, que je ne puis plus lire autrement qu’à l’aune des nouvelles perspectives qu’offre la blockchain.
Or Gouverner par la dette traite d’abord de la dette, de la subversion du vieux rapport capitalistes/prolétaires par un nouveau rapport créanciers/débiteurs instauré par la monnaie de dette, et débouche sur la critique des formes nouvelles de gouvernementalité qui découlent de l’axiomatique du capitalisme financier. Les dernières parties du livre, qui ne seront guère citées ici, auraient pu apporter bien des éléments utiles à mes précédents billets qui tournaient autour du « contrôle ».
Le mot "bitcoin" n’apparaît qu’une fois (page 164) de loin et de façon désabusée quoique compréhensible pour rappeler que chaque nouveauté (web, algorithmes, bitcoins, big data, smart city, etc) se voit investie d’espoirs utopiques de libération ou d’angoisses apocalyptiques de domination.
Pourtant, en ce qu’il touche à la monnaie et à la dette, le livre de Lazzarato se lit avec profit en songeant au bitcoin, même si c’est en quelque sorte une lecture non autorisée. A ce propos, il va de soi que les illustrations de mon article sont, de même, une fantaisie personnelle et n’engagent ni de près ni de loin l’auteur du livre !
Dès les premières phrases, il attaque par un point qui me paraît clivant, entre le bitcoin et le système fiat : l’impôt. L’arme principale du gouvernement de l’homme endetté est l’impôt. Il ne s’agit pas d’un instrument de redistribution qui viendrait après la production. Comme la monnaie, l’impôt n’a pas une origine marchande, mais directement politique.
Ainsi, dénoncer le bitcoin, au motif qu’il ne bénéficie pas de l’apparat (régulation/garantie) d’une autorité centrale, c’est d’abord dissimuler que, ni monnaie-fiat, ni monnaie dette, le bitcoins constitue la première tentative de monnaie non consubstantielle à une appareil fiscal quelqu’il soit.
La monnaie dette en prend pour son compte : l’énorme quantité d’argent injecté chaque mois par la Fed ne fait qu’augmenter très faiblement le volume d’emploi (…) elle reproduit les causes de la crise (elle) continue à financer et renforcer la finance. (…) Malgré la croissance anémique des autres secteurs de l’économie, les marchés financiers ont atteint un niveau record.
Mieux développé, le constat s’énonce ainsi : la monnaie et l’impôt dépendent toujours d’un dispositif de pouvoir, ils sont à la fois des dispositifs qui initient les rapports de pouvoir économiques en distribuant les fonctions de chacun dans la division sociale du travail, et des appareils de capture définissant les droits de propriété.
Ici je voudrais glisser une remarque personnelle (et narquoise) : les défenseurs du bitcoin s’arc-boutent sur les 3 fonctions aristotéliciennes de la monnaie pour en parer la cryptodevise (qui sert quand même rarement d’étalon), tandis que ses pourfendeurs ministres et banquiers lui dénient cette qualité par défaut de régulation, sans préciser la nature des bienfaits de celle-ci ni la raison qui les conduit à en enrichir la liste d’Aristote. Mais nul ne parle d’impôt. Les libertariens parce qu’ils savent que leur allergie fiscale doit avancer masquée, les seconds parce qu’ils ne vont pas révéler le « Grand Secret » alors qu'ils en sont encore à cacher le petit.
Le petit secret
Ce ne sont pas, en banque, les crédits qui naissent des dépôts, mais très largement l’inverse. Ça c’est le petit secret. Même si les banquiers s'évertuent à prétendre le contraire, comme le patron de la Société Générale l'a fait sans pudeur en déclarant devant la commission des affaires économiques du 14 juin 2011 : Nous ne pouvons créer de l’argent. Il nous faut le collecter à travers les dépôts des particuliers et des entreprises ainsi que par des émissions sur les marchés. Ce qui lui vaut d'être cité dans le remarquable petit livre l'Illusion financière par le jésuite et brillant économiste Gaël Giraud qui considère cette déclaration comme étant de mauvaise foi…émanant de gens qui ont un intérêt personnel à prétendre que les banques ne peuvent pas créer de monnaie. Deux analystes de la BoE viennent cependant de publier une belle étude pour affirmer que les banques ne sont pas des intermédiaires transformant les dépôts, ou multipliant les dépôts pour créer des crédits.
Le grand secret
Le grand, il était déjà dans le livre de Deleuze et Guattari (1980) Mille Plateaux : « c’est l’impôt qui crée la monnaie et c’est l’impôt qui monétise l’économie » en faisant de l’argent l’équivalent-général. Aujourd’hui, on voit bien comment l’impôt agit subjectivement dans la transformation de tout un chacun en « individu endetté », endetté d’une dette qu’il n’a jamais contractée. En sorte, dit Lazzarato, qu’en temps de crise, l’appareil de capture ce n’est plus le profit ou la rente, c’est l’impôt.
Voyez au passage M. Sapin, tout bouffi de bonnes intentions anti-terroristes, annonçant une lutte à mort contre… les paiements en liquide. Que l'un de ses collègues ait eu de l'argent à Singapour le gêne moins que le petit exode fiscal que constitue le paiement cash et hors TVA de nos belles campagnes françaises.
Voici pour le constat.
Lazzarato introduit ici un concept de Guattari : l’économie des possibles, de ces possibles que le capitalisme libéral entend contrôler (There is no alternative, comme disait la mégère).
Le bitcoin (que Lazzarato ne cite pas comme tel) c’est pour nous « un possible », pour parler comme Guattari, « la possibilité d’une monnaie », pour parler comme Houellebecq. Le désir est toujours repérable par l’impossible qu’il lève et par les nouveaux possibles qu’il crée. Le désir, c’est le fait que là où le monde était fermé, surgit un processus secrétant d’autres systèmes de référence.
C’est que dit dans une interview au CoinTelegraph Chris Mountford…Bitcoin shows us that there are a class of things we previously all assumed could simply not be made with software. Money was one of those things. Now we have no idea where our new limits are. C'est ce que dit Erik Voorhees sur LTB (210) : Something can exist that is physically not possible without cryptocurrency. Donc oui, un "possible" est apparu.
Mais Lazzarato met aussi en garde: La machine sociale capitaliste laisse les "savants", les "artistes" (et tout un chacun) inventer et créer, elle les y incite même. Mais c'est toujours l'axiomatique, c'est à dire une politique, qui sélectionne, choisit , hiérarchise, agence les inventions scientifiques et technologiques. C'est en page 166, cela englobe donc le bitcoin cité deux pages plus haut. Voici ses promoteurs prévenus!
Lazzarato rappelle donc une formule de Gilles Deleuze, bien avant le bitcoin (c’était en 1990, dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, chef-d’œuvre d’anticipation et de vision du présent !) : il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.
Mais Lazzarto livre aussi un distinguo fécond, entre la monnaie de l’échange et la monnaie de la dette. Avec l’ère moderne s’est développée l’idée que le « doux commerce » libérait l’homme, le marché s’avérant plus efficace et moins tyrannique que l’Etat et la monnaie évinçant la violence de la dette. Tout cela est peut-être vrai, mais seulement si l’on restreint l’argent à l’argent de l’échange (paiement, mesure et thésaurisation, les trois fonctions d’Aristote). La monnaie-échange présuppose et réalise un rapport symétrique (et contractuel) entre producteurs/échangeurs. Telle est bien la philosophie du bitcoin, argent de l’échange comme aucun autre avant lui.
En regard la monnaie capital instaure un rapport asymétrique : d’exploitation, de différentiation de classe, d’appropriation, de privatisation. Ceux qui poussent les hauts cris en dénonçant la spéculation sur le bitcoin savent fort bien gagner leur vie avec l’argent de la dette. Le capitalisme ne nous libère pas de la dette, il nous y enchaîne. Ils confessent aussi, imprudemment, que Deleuze et Guattari avaient raison : le capitalisme n’a jamais été libéral, il a toujours été un capitalisme d’Etat. Les « plans de sauvetage » successifs depuis 2007 le montrent assez, puisqu'ils ont refait de l'impôt ce qu'il était avant 1789, une machine à prendre aux pauvres pour payer les dettes de jeux des seigneurs.
Bitcoin apparaît du coup comme un possible « secours contre le sauvetage ».
Il n’est évidemment pas politiquement anodin de parler de dette (et le titre de l’ouvrage de Lazzarato est assez explicite). D’autres l’ont fait, comme David Graeber, qui pense cependant que la dette est seulement un échange qui n’est pas encore terminé alors que Nietzsche pointait déjà (dans sa Généalogie de la Morale) la nature infinie et proprement impayable de la dette, ce qui correspond exactement au point où nous en sommes.
On songe évidemment « en creux » au bitcoin, monnaie non régulée et non propulsée par l’impôt, quand on lit chez Lazzarato que si les deux fonctions étatiques – réguler la monnaie et collecter les impôts – restent gérées par l’Etat, elles ne constituent plus l’expression de son pouvoir en tant que représentant de l’intérêt général, en tant que garant de l’unité de la nation, mais l’expression des articulations du gouvernement supra-national et du capital.
A ce point on trouve chez Lazzarato une vraie définition de l’euro comme monnaie allemande, c’est à dire ordolibérale et expression d’un nouveau capitalisme d’Etat où il est impossible de séparer « économie » et « politique ». Et, au terme d’une description de la crise, il conclut que l’Etat n’a pas défendu la « société », au contraire, il lui a imposé de payer par l’entremise de la fiscalité et de l’austérité la « rationalité irrationnelle » du marché.
L’institution monétaire ne peut donc se prévaloir, opérant à la jonction des dettes privées et des dettes sociales, d’assurer cohérence et unité sur un territoire donné ( ce qui est en gros la thèse d’Aglietta et Orléan). C’est de nouveau du côté de Deleuze et Guattari que penche l’auteur, avec une dualité non pas entre une monnaie économique, privée, impartiale, purement instrumentale et une monnaie centrale étatique représentant la société comme totalité, mais entre la première et la monnaie comme capital. La première exprime le pouvoir d’achat, la seconde le pouvoir sur la société.
A noter que cette distinction est peu ou prou celle que trace Graeber. Comment ne pas songer au bitcoin (monnaie conçue pour l’échange) lorsque l’on examine la première, et les rapports que pourrait avoir, dans un avenir proche le bitcoin et les monnaies fiat des banques centrales ?
Où l’on retrouve le bitcoin, monnaie finie s’il en est, c’est lorsqu’on lit que la monnaie de crédit, en tant que monnaie capital incarne la logique de la production pour la production, c’est à dire l’introduction de l’infini dans l’univers capitaliste.
Tant décrié comme simple spéculation, le bitcoin est une monnaie de la "finitude", dont on découvre peu à peu qu'elle est notre horizon écologique.
Les écologistes n’y ont point songé et sont généralement critiques à son sujet. Il est vrai que leur réflexion est courte et ne dépasse pas le rêve de voir les monnaies locales (des euros portant faux nez et grosses moustaches) promouvoir le "manger local".
D'autre part, en lisant Lazzarato, on songe soudain à un autre paradoxe : quand la monnaie-dette, abstraite, détruit les relations sociales et déconstruit les territoires, le bitcoin apparaît par contraste infiniment plus « territorial » : il ne sort jamais de son territoire, le Net, et il le structure ! D'autre part, démuni à la fois du cours forcé et d'un usage fiscal, il ne peut compter que sur sa nature communautaire.
Bitcoin m’apparaît alors comme un défi au nouvel ordre libéral, non sans paradoxe là aussi quand on connaît les opinions incroyablement libertaires de bien des supporters de la nouvelle monnaie, qui pourraient entrer dans la description que fait l’auteur des talibans du marché comme Hayek, qui souhaite l’effacement de la monnaie souveraine pour lui substituer une multitude concurrentielle de monnaies privées.
Nous voyons se multiplier les robinsonades, États libres proclamés par des milliardaires sur des plateformes en haute mer ou par des libertaires sur des berges incertaines du Danube. Toutes évoquent le bitcoin comme une monnaie « libre ».
Or Bitcoin n’a pas vocation à s’en-terrer, et surtout pas sur si peu de terre, ou les pieds dans l’eau. Il n’a pas vocation non plus à être l’une des monnaies privées décrites par Hayek, même si celui-ci est le maître à penser de nombre de ses supporters. Qu'il tienne encore dix ans et Bitcoin va changer les esprits, bien plus que dans les rêves de boy-scouts ou les complots des geeks.
Bitcoin est richement disruptif. Ainsi, même s’il se classe évidemment, selon moi, du côté de la monnaie de paiement, c’est avec un caractère d’extrême liquidité (fluidité) que n’ont pas les billets de banque de nos vies quotidiennes. C’est la première fois que l’on voit effectivement la monnaie de paiement dotée de la mobilité de la monnaie-dette. A l’aune du bitcoin le système SEPA s’avère risible, et grotesque la volonté de tous les Sapins de la planète de traquer les transferts et paiements en cash. A travers Bitcoin, c'est tout à la fois la nature de la dette, la légitimité de sa centralisation mais aussi (et c'est ce que j'ai voulu faire ici) son lien à l'impôt et sa responsabilité dans la gouvernance post-démocratique qui sont potentiellement mis en examen.
Un très bel exemple de relation entre la machine technique et la machine sociale : Innovation is laudable but only as long as it does not unreasonably expose our financial system to tech-smart criminals eager to abuse the latest and most complex products. (M. Calvery, directeur du FinCen au sujet de Ripple Labs)
Je ne publie ici qu'une traduction, celle d'un article publié le 9 octobre sur son blog par Edward Snowden sous le titre Votre argent ET votre vie, Les monnaies numériques de banques centrales vont rançonner notre avenir.
Nul besoin de souligner qu'il est un homme dont la parole compte.
Compte tenu de la longueur de son texte, bien peu de gens feront réellement l'effort de le lire en anglais même si chacun jurera le contraire, comme on jure n'avoir aucun problème à tenir une réunion de travail en anglais, en plein Paris, dès qu'on a cru devoir inviter un néo-irlandais, et avant que chacun ne bredouille lamentablement.
D'autre part comme la Banque de France ne communique pratiquement plus qu'en anglais, autant en prendre là-aussi le contrepied !
C'est tout ce que j'ai à dire ; la suite (que l'on peut aussi entendre en lecture sur Grand Angle Crypto) est la traduction de son article, avec ses illustrations, sans commentaires de ma part. J'en aurais bien faits quelques-uns, mais marginaux, notamment sur des points de chronologie. D'autre part certains liens sont restés pointés vers des sources en langue anglaise. Tout cela parce que mes journées n'ont que 24 heures.
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Les nouvelles, ou nouvelles, de cette semaine concernant la capacité du Trésor américain, ou sa volonté, ou simplement sa tentation d'essayer un troll : frapper une pièce de monnaie en platine d'un trillion de dollars (1 000 000 000 000 $) afin de repousser la limite de la dette du pays m'ont rappelé d'autres lectures monétaires que j'ai faites cet été sous le dôme de chaleur, lorsqu'il est devenu évident pour beaucoup que le plus grand obstacle à tout nouveau projet de loi sur les infrastructures américaines ne serait pas le plafond de la dette, mais le plancher du Congrès.
Cette lecture, que j'ai effectuée tout en préparant le déjeuner à l'aide de mon infrastructure préférée, savoir l'électricité, était la transcription d'un discours prononcé par un certain Christopher J. Waller, gouverneur fraîchement nommé du 51ème et plus puissant État des États-Unis, la Réserve fédérale.
Le sujet de ce discours ? Les CBDC - qui ne sont malheureusement pas une nouvelle forme de cannabinoïde qui vous aurait échappé, mais plutôt l'acronyme de Central Bank Digital Currencies - le tout dernier danger qui se profile à l'horizon public.
Avant d'aller plus loin, permettez-moi de dire qu'il m'a été difficile de déterminer ce qu'est exactement ce discours - s'il s'agit d'un minority report ou simplement d'une tentative de plaire à ses hôtes, l'American Enterprise Institute.
Mais étant donné que Waller, un économiste nommé à la dernière minute par Trump à la Fed, exercera son mandat jusqu'en janvier 2030, nous, lecteurs de midi, pourrions y voir une tentative d'influencer la politique future, et plus précisément d'influencer le document de discussion de la Fed , tant attendu et toujours à venir - un texte rédigé par un groupe - sur le thème des coûts et des avantages de la création d'une CBDC.
Précisons : sur les coûts et les avantages de la création d'une CBDC américaine, car la Chine en a déjà annoncée une, tout comme une douzaine d'autres pays, dont récemment le Nigeria, qui lancera début octobre l'eNaira.
À ce stade, le lecteur qui n'est pas encore abonné à ce Substack peut se demander ce qu'est une monnaie numérique de banque centrale.
Lecteur, je vais vous le dire ou plutôt je vais vous dire ce qu'une CBDC n'est PAS. Ce n'est PAS, comme Wikipedia pourrait vous le dire, un dollar numérique. Après tout, la plupart des dollars sont déjà numériques, n'existant pas sous la forme d'un objet plié dans votre portefeuille, mais sous la forme d'une entrée dans la base de données d'une banque, interrogée puis restituée fidèlement sur l'écran de votre smartphone.
(notez que dans tous ces exemples, l'argent ne peut vivre autrement que sous la surveillance de la Banque centrale.)
Une monnaie numérique de banque centrale n'est pas davantage une adoption de la cryptomonnaie au niveau de l'État - du moins pas de la cryptomonnaie telle que la comprennent actuellement la plupart des personnes qui l'utilisent dans le monde.
Au lieu de cela, une CBDC est plus proche d'une perversion de la cryptomonnaie, ou du moins des principes et des protocoles fondateurs de la cryptomonnaie : une monnaie cryptofasciste, un jumeau maléfique entré dans les registres le jour opposé, expressément conçu pour refuser à ses utilisateurs la propriété fondamentale de leur argent et pour installer l'État au centre d'intermédiation de chaque transaction.
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Pendant les milliers d'années qui ont précédé l'avènement des CBDC, l'argent - l'unité de compte conceptuelle que nous représentons par des objets généralement physiques et tangibles que nous appelons monnaie - a été principalement incarné sous la forme de pièces frappées dans des métaux précieux. L'adjectif précieux - qui fait référence à la limite fondamentale de la disponibilité établie par la difficulté de trouver et d'extraire du sol la marchandise intrinsèquement rare - était important, car tout le monde peut triche : l'acheteur sur le marché peut rogner sa pièce de métal et en remiser les restes, le vendeur sur un marché peut peser la pièce de métal sur des balances déloyales, et le monnayeur de la pièce, qui est généralement le roi, ou l'État, peut abaisser l'aloi du métal de la pièce en y mêlant des matériaux de moindre qualité, sans parler d'autres méthodes comme le seigneuriage.
(Contemplez la loi dans toute sa gloire !)
L'histoire de la banque est, à bien des égards, l'histoire de cette dilution. En effet, les gouvernements ont rapidement découvert que, par le biais d'une simple législation, ils pouvaient déclarer que tout le monde sur leur territoire devait accepter que les pièces de cette année soient égales à celles de l'année précédente, même si les nouvelles pièces contenaient moins d'argent et plus de plomb. Dans de nombreux pays, les peines encourues pour avoir mis en doute ce système, voire pour avoir signalé la falsification, étaient au mieux la saisie des biens, au pire la pendaison, la décapitation ou la mort par le feu.
Dans la Rome impériale, cette dégradation de la monnaie, que l'on pourrait décrire aujourd'hui comme une innovation financière , allait servir à financer des politiques auparavant inabordables et des guerres éternelles, pour aboutir finalement à la crise du IIIème siècle et à l'Édit de Dioclétien sur le maximum, qui a survécu à l'effondrement de l'économie romaine et de l'empire lui-même d'une manière tout à fait mémorable :
Fatigués de transporter de lourds sacs de dinars et de deniers, les marchands après la crise du troisième siècle, et en particulier les marchands voyageurs, ont imaginé des formes plus symboliques de monnaie, et ont ainsi créé la banque commerciale - la version plébéienne des trésors royaux - dont les premiers instruments et les plus importants furent les billets à ordre institutionnels, qui n'avaient pas de valeur intrinsèque propre mais étaient garantis par une marchandise : il s'agissait de morceaux de parchemin ou de papier qui représentaient le droit d'être échangé contre une certaine quantité d'une monnaie ayant plus ou moins de valeur intrinsèque.
Les régimes qui ont émergé des incendies de Rome ont étendu ce concept pour établir leurs propres monnaies convertibles, et de petits bouts de chiffon ont circulé dans l'économie aux côtés de leurs équivalents en pièces de monnaie de valeur symbolique identique, mais de valeur intrinsèque distincte. En commençant par l'augmentation de l'impression de billets de banque, en continuant par l'annulation du droit de les échanger contre de la monnaie, et en culminant avec la dépréciation de la monnaie elle-même par le zinc et le cuivre, les villes-États et plus tard les États-nations entreprenants ont finalement obtenu ce que notre vieil ami Waller et ses copains de la Fed décriraient généreusement comme une monnaie souveraine : une belle serviette de table.
(La monnaie souveraine, telle qu'on peut la rencontrer dans l'histoire)
Une fois que la monnaie est comprise de cette manière, il n'y a qu'un pas à franchir entre la serviette de table et le réseau internet. Le principe est le même : le nouveau jeton numérique circule aux côtés de l'ancien jeton physique de plus en plus absent. Au début.
Tout comme le vieux certificat d'argent américain en papier pouvait être échangé contre un dollar d'argent brillant d'une once, le solde de dollars numériques affiché sur l'application bancaire de votre téléphone peut encore être échangé dans une banque commerciale contre une serviette verte imprimée, tant que cette banque reste solvable ou conserve son assurance-dépôt.
Si cette promesse de rachat vous semble un maigre réconfort, vous feriez bien de vous rappeler que la serviette en papier dans votre portefeuille vaut toujours mieux que ce contre quoi vous l'avez échangée : une simple créance sur une serviette en papier pour votre portefeuille. De plus, une fois que cette serviette en papier est bien rangée dans votre sac à main ou votre porte-monnaie, la banque n'a plus le droit de décider, ni même de savoir, comment et où vous l'utilisez. Enfin, la serviette en papier fonctionnera toujours en cas de panne du réseau électrique.
C'est finalement l'accessoire idéal pour le déjeuner de tout lecteur.
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Les partisans des CBDC affirment que ces monnaies strictement centralisées représentent la réalisation d'un étalon nouveau et audacieux - pas un étalon d'or, ni un étalon d'argent, ni même un étalon fondé sur une blockchain, mais quelque chose comme un étalon de feuille de calcul, où chaque dollar émis par une banque centrale est détenu par un compte géré par une banque centrale, enregistré dans un vaste registre d'État qui peut être continuellement examiné et éternellement révisé.
Les partisans de la CBDC affirment que cela rendra les transactions quotidiennes à la fois plus sûres (en éliminant le risque de contrepartie) et plus faciles à taxer (en rendant presque impossible de cacher de l'argent au gouvernement).
Les opposants à la CBDC, cependant, citent ces mêmes prétendues sécurité et facilité pour affirmer qu'un e-dollar, par exemple, n'est qu'une extension ou une manifestation financière de l'État de surveillance qui ne cesse de s'étendre. Pour ces critiques, la méthode par laquelle cette proposition éradique tant les risques de la faillite que les fraudeurs fiscaux dessine une ligne rouge vif autour son défaut mortel : cela ne se fait qu'au prix de l'installation de l'État, désormais au courant de l'utilisation et de la détention de chaque dollar, au centre de toute interaction monétaire. C'est le modèle chinois, s'écrient les chantres de la serviette en papier. Or en Chine, la nouvelle interdiction du bitcoin ainsi que la mise en circulation du yuan numérique, ont clairement pour but d'accroître la capacité de l'État à servir d'intermédiaire - à s'imposer au milieu de la moindre transaction.
L'intermédiation et son contraire, la désintermédiation, constituent le cœur du sujet, et il est remarquable de constater à quel point le discours de Waller s'appuie sur ces termes, dont les origines ne se trouvent pas dans la politique capitaliste mais, ironiquement, dans la critique marxiste. Ce qu'ils signifient, c'est le point de savoir qui ou quoi se tient entre votre argent et vos intentions à son égard.
Ce que certains économistes ont récemment pris l'habitude d'appeler, avec une emphase péjorative suspecte, les cryptomonnaies décentralisées - c'est-à-dire Bitcoin, Ethereum et autres - sont considérées par les banques centrales et commerciales comme de dangereux désintermédiateurs, précisément parce qu'elles ont été conçues pour assurer une protection égale à tous les utilisateurs, sans privilèges spéciaux accordés à l'État.
Cette crypto - dont la technologie même a été créée principalement pour corriger la centralisation qui la menace aujourd'hui - était, est généralement, et devrait être constitutionnellement indifférente à qui la possède et pour quoi faire on l'utilise. Pour les banques traditionnelles, cependant, sans parler des États dotés de monnaies souveraines, c'est inacceptable : ces concurrents cryptographiques représentent une perturbation historique, promettant la possibilité de stocker et de déplacer une valeur vérifiable indépendamment de l'approbation de l'État, et plaçant ainsi leurs utilisateurs hors de portée de Rome. L'opposition à un tel libre-échange est trop souvent dissimulée sous un vernis de préoccupation paternaliste, l'État affirmant qu'en l'absence de sa propre intermédiation affectueuse, le marché se transformera inévitablement en tripots illégaux et en repaires de chair où règnent la fraude fiscale, le trafic de drogue et le trafic d'armes.
Il est toutefois difficile de soutenir cette affirmation lorsque, selon nul autre que le Bureau du financement du terrorisme et des crimes financiers du Département du Trésor américain, bien que les monnaies virtuelles soient utilisées pour des transactions illicites, le volume est faible par rapport au volume d'activités illicites réalisées par le biais des services financiers traditionnels .
Les services financiers traditionnels, bien sûr, étant le visage et la définition même de l'intermédiation - des services qui cherchent à extraire pour eux-mêmes une partie de chacun de nos échanges.
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Ce qui nous ramène à Waller, que l'on pourrait qualifier d'anti-désintermédiateur, de défenseur du système bancaire commercial et de ses services qui stockent et investissent (et souvent perdent) l'argent que le système bancaire central américain, la Fed, décide d'imprimer (souvent au milieu de la nuit).
(Vous seriez surpris de savoir combien de faiseurs d'opinion sont prêts à admettre publiquement qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre un tour de passe-passe comptable et l'impression de monnaie.)
Et pourtant, j'admets que je trouve toujours ses remarques fascinantes, principalement parce que je rejette son raisonnement mais que je suis d'accord avec ses conclusions.
L'opinion de Waller, ainsi que la mienne, est que les États-Unis n'ont pas besoin de développer leur propre CBDC. Pourtant, si Waller pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC parce que leur secteur bancaire commercial est déjà robuste, je pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC malgré les banques, dont les activités sont, à mon avis, presque toutes mieux et plus équitablement accomplies de nos jours par l'écosystème robuste, diversifié et durable des crypto-monnaies non étatiques (traduction : crypto ordinaire).
Je risque de perdre fort peu de lecteurs en affirmant que le secteur bancaire commercial n'est pas, comme l'affirme Waller, la solution, mais en fait le problème - une industrie parasite et totalement inefficace qui s'est attaquée à ses clients en toute impunité, soutenue par des renflouements réguliers de la Fed, grâce à la fiction douteuse qu'elle est trop grosse pour faire faillite .
Mais même si le complexe industriel bancaire s'est agrandi, son utilité a diminué, surtout par rapport à la cryptomonnaie. Autrefois, les banques commerciales étaient les seules à sécuriser les transactions risquées, en assurant le dépôt fiduciaire et la réversibilité. De même, le crédit et l'investissement n'étaient pas disponibles, et peut-être même inimaginables, sans elle. Aujourd'hui, vous pouvez profiter de tout cela en trois clics.
Pourtant, les banques ont un rôle plus ancien. Depuis la création de la banque commerciale, ou du moins depuis sa capitalisation par la banque centrale, la fonction la plus importante du secteur a été le mouvement de l'argent, remplissant la promesse de ces anciens billets à ordre en permettant leur remboursement dans différentes villes ou dans différents pays, et en permettant tant aux détenteurs qu'aux payeurs de ces billets d'effectuer des transactions en leur nom et au nom d'autres personnes sur des distances similaires.
Pendant la majeure partie de l'histoire, le déplacement de l'argent de cette manière nécessitait son stockage en grande quantité - ce qui nécessitait la sécurité concrète des coffres et des gardes. Mais à mesure que l'argent intrinsèquement précieux a cédé la place à nos petites serviettes de table, et que les serviettes de table cèdent la place à leurs équivalents numériques intangibles, cela a changé.
Aujourd'hui, cependant, il n'y a pas grand-chose dans les coffres. Si vous entrez dans une banque, même sans masque sur le visage, et que vous tentez un retrait important, on vous dira presque toujours de revenir mercredi prochain, car la monnaie physique que vous demandez doit être commandée auprès de la rare succursale ou réserve qui en dispose. Quant au gardien, malgré la place mythologique qu'il occupe dans vos représentations avec le granit et le marbre qu'il arpente, ce n'est plus qu'un vieil homme aux pieds fatigués, trop peu payé pour utiliser l'arme qu'il porte.
Voilà à quoi les banques commerciales ont été réduites : des services intermédiaires de commande d'argent qui profitent des pénalités et des frais, sous la protection de votre grand-père.
En somme, dans une société de plus en plus numérique, il n'y a pratiquement rien qu'une banque puisse faire pour donner accès à vos actifs et les protéger qu'un algorithme ne puisse reproduire et améliorer, si ce n'est qu'à l'approche de Noël, les cryptomonnaies ne distribuent pas des petits calendriers de bureau.
Mais revenons à l'agent de sécurité de la banque, qui, après avoir aidé à fermer la banque pour la journée, va probablement exercer un deuxième emploi, pour joindre les deux bouts - dans une station-service, par exemple.
Une CBDC lui sera-t-elle utile ? Un e-dollar améliorera-t-il sa vie, plus qu'un dollar en espèces, ou qu'un équivalent en bitcoin, ou en un stablecoin, ou même en un stablecoin assuré par la Federal Deposit Insurance Corp ?
Disons que son médecin lui a dit que la nature sédentaire de son travail à la banque a eu un impact sur sa santé et a contribué à une dangereuse prise de poids. Notre gardien doit réduire sa consommation de sucre, et sa compagnie d'assurance privée - avec laquelle il a été publiquement mandaté pour traiter - commence maintenant à suivre son état prédiabétique et transmet des données sur cet état aux systèmes qui contrôlent son portefeuille CBDC, de sorte que la prochaine fois qu'il va à l'épicerie et essaie d'acheter des bonbons, il est rejeté - il ne peut pas - son portefeuille refuse tout simplement de payer, même si son intention était d'acheter ces bonbons pour sa petite-fille.
Ou bien, disons que l'un de ses e-dollars, qu'il a reçu en guise de pourboire à son travail dans une station-service, est ensuite enregistré par une autorité centrale comme ayant été utilisé, par son précédent détenteur, pour effectuer une transaction suspecte, qu'il s'agisse d'un trafic de drogue ou d'un don à une organisation caritative totalement innocente et, en fait, totalement favorable à la vie, opérant dans un pays étranger jugé hostile à la politique étrangère des États-Unis, et qu'il est donc gelé et doit même être confisqué à titre de geste citoyen . Comment notre gardien assiégé pourra-t-il le récupérer ? Sera-t-il un jour en mesure de prouver que cet e-dollar lui appartient légitimement et d'en reprendre possession, et combien cette preuve lui coûtera-t-elle en fin de compte ?
Notre gardien gagne sa vie avec son travail, il la gagne avec son corps, et pourtant, lorsque ce corps tombera inévitablement en panne, aura-t-il amassé suffisamment d'argent pour prendre une retraite confortable ? Et si ce n'est pas le cas, pourra-t-il jamais espérer compter sur la bienveillance de l'État, ou même sur des dispositions adéquates, pour son bien-être, ses soins, sa guérison ?
C'est la question à laquelle j'aimerais que Waller, que la Fed, le Trésor et le reste du gouvernement américain répondent :
De toutes les choses qui pourraient être centralisées et nationalisées dans la vie de ce pauvre homme, est-ce que ce devrait être son argent ?
Ce billet « sang neuf » pourrait bien ne me faire que peu d'amis. Mais j'y songeais depuis trop longtemps. Et autant prévenir, les têtes de turcs les plus remarquables ne sont pas sur le Bosphore, même si les autorités de ce pays viennent d'interdire Bitcoin pour les paiements, ce qui leur permettra ensuite de dire que Bitcoin ne sert que pour des transactions illicites...
On commencera par un peu d'histoire, pour amuser la galerie, et on finira par un bain de sang quand je daignerai en venir au sujet, dont le sort des crypto-entreprises qui ont eu le tort de penser un temps que l'on pouvait faire quelque chose dans un pays où la fiscalité restait élevée mais justifiée par l'excellence de la « régulation » offerte par un État puissant et éclairé.
Une histoire triste, en fait.
On lit un peu tout sur l'origine de l'expression « tête de turc ».
Ceux dont la mémoire ne remonte pas trop loin (déjà le 20ème siècle parait si vieux !) la font naître au 19ème, avec les dynamomètres de foire sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible et qui représentaient un visage surmonté d'un turban ou d'un tarbouche.
J'y crois moyennement, parce qu'à vrai dire on retrouve beaucoup moins de turcs sur des dynamomètres que sur d'innombrables jeux dits de « passe-boule » comme celui qui orne ce billet, sans compter les décors de manèges et d'attractions les plus diverses.
Mais même en restant au dynamomètre, cela ne résout pas l'énigme, car pourquoi un turc ? Parce qu'il fallait montrer qu'on était « fort comme un turc » selon une expression attestée au 17ème siècle et qui serait peut-être née d'une observation empirique des performances des diverses ethnies enchainées aux bancs des galères. À moins qu'il ne s'agisse d'une appréciation laudative de la « claque ottomane », coup mortel dont les janissaires savaient faire bon usage en utilisant la paume de leur main avec un élan d’épaule pour accentuer la vitesse et la force de la claque, coup toujours désigné comme osmanli tokadi dans les bons manuels.
En remontant d'un siècle, c'est en septembre 1565 que lors du fameux Siège de Malte (île jadis considérée comme place forte inexpugnable et aujourd'hui appréciée de plusieurs amis pour son caractère crypto-friendly) les assaillants Turcs s'étant laissés aller (dit-on, car malgré mon grand âge je n'y étais pas !) à clouer les cadavres des défenseurs d'un fort avancé sur des croix et à les envoyer dans la passe de Malte pour saper le moral des autres défenseurs, le grand maître La Valette répliqua en faisant bombarder les turcs avec des têtes de leurs compatriotes.
Encore un effort et l'on arrive enfin dans les dernières années du 11ème siècle. Je m'arrêterai là, c'est promis, au siège que les Croisés emmenés par Godefroy de Bouillon mirent le 14 mai 1097 devant Nicée.
La ville était majoritairement chrétienne mais occupée pour le compte du Sultan Kilidj Arslan, par une garnison turque qu'il finit par abandonner à son triste sort.
Alors, pour casser le moral de celle-ci, les Croisés envoyèrent à l’aide de catapultes les têtes des soldats turcs morts au combat à l’intérieur de la ville fortifiée. On voit que le procédé s'adapte en fonction de la technologie.
La ville fut prise.
Il existe d'autres têtes de Turcs dans notre histoire : elles vont doucement me ramener à la fâcheuse actualité de la « Crypto Nation » française.
C'était du temps que le mot « turc » désignait, en Europe, à peu près tous les musulmans du bassin méditerranéen et du Proche-Orient.
Il fallait bien traiter, échanger, commercer avec ces Infidèles. La France depuis François Ier était même l'alliée des Ottomans. Mais sans école des « Langues'O » - elle ne sera créée que sous Louis XIV - et sans Google Trad, échanger avec le turcs n'était point donné à tout le monde. Les échanges se faisaient dans la réalité entre des « Turcs de profession » et des « Turcs d'Ambassade ».
Un « Turc de profession » c'est un diplomate adroit et parlant la langue turque, mais c'est le plus souvent un homme plus ou moins français, plus ou moins marchand, plus ou moins fils de son prédécesseur et qui, pour vivre en paix et prospérer chez les Infidèles, s'est converti ou a fait semblant. En face de lui, un « Turc d'Ambassade » c'est un homme plus ou moins turc, arabe, arménien, juif ou grec, plus ou moins marchand et plus ou moins cousin des autres « Turcs » qui fréquentent nos ambassades, imitent les mœurs des roumis et parlent assez le français pour rappeler sans subtilité qu'ils ne sont pas mahométans et qu'on peut donc leur faire confiance. Champagne et petits fours, à défaut des Ferrero Roche d'Or...
Il en était toujours ainsi du temps de Napoléon et... jeune coopérant au Caire, au début des années 1980, je me souviens d'une réunion où sur une dizaine de participants, deux diplomates français, l'un des diplomates égyptiens et le représentant du journal Le Monde étaient tous quatre d'origine maltaise.
Ce qui est essentiel ici c'est que tous ces gens vivent dans le même monde, et qu'aujourd'hui les relations entre la Bitcoinie et la République sont ainsi faites. Juristes d'un côté, régulateurs de l'autre ; régulateurs qui s'en vont dans le privé la semaine suivante, juristes et fiscalistes que la suppression de la régulation ou un taux d'imposition plus modéré mettraient dans la gêne sinon au chômage. De prime abord, cela semble pouvoir faciliter les choses. Mais on juge un arbre à ses fruits...
Les relations entre les bitcoineurs et les autorités ne sont pas systématiquement empreintes de l'hostilité qu'un lecteur de gazettes pourrait imaginer.
Il faut pourtant avouer que ce n'est pas chose facile. Ça tape dur et quand le bitcoineur n'est pas traité de « geek illuminé », de pauvre fou, de crétin inculte (si tant est que l'économie soit une culture), d'escroc ou de financier du crime, il a de la chance. Mais reconnaissons-le, les trolls internets qui remplacent l'argumentation par l'invective sont aussi nombreux de notre côté. Prenez, par exemple, le débat sur l'empreinte écologique du bitcoin : on peut penser que tel ou tel auteur se trompe, on n'est pas obligé de traiter un professeur d'université de « prétendu savant payé par nos impôts », ni un haut fonctionnaire d'énarque sexagénaire. Il vient un moment où les attaques ad hominem s'apparentent au pire au jeu de la « tête de turc », au mieux à celui du « massacre ».
J'ai toujours été attentif, par exemple lors des Repas du Coin qui (jadis!) réunissaient experts, curieux, sceptiques et personnalités venues du monde officiel à ce que règne la courtoisie.
Hélas, même courtoises, les relations ont été largement le fait de Bitcoineurs de profession et de Bitcoineurs d'ambassade ou disons d'une part de juristes, fiscalistes, lobbyistes et affairistes suffisamment frottés de la chose pour pouvoir en parler, souvent fort bien, sinon au milieu des vrais experts, du moins dans la bonne société des rencontres, groupes de travail, colloques et auditions...et d'autre part de jeunes haut-fonctionnaires ou de parlementaires suffisamment instruits pour ne pas confondre crypto et clepto, assez subtils pour se démarquer des usages officiels les plus repoussants pour leurs interlocuteurs, assez hardis pour se rendre à la station F sans gousse d'ail. Le caractère « déconstruit » de ce lieu emblématique cache mal, d'ailleurs, sa nature de joujou de milliardaire. Un lieu de prestige moins guindé que le château Yquem mais où l'on peut aussi accueillir stars et ministres. Une simple mue du capitalisme de connivence...
Entre tout ce beau monde, d'audition en rencontre, on a construit un cadre réglementaire qui devait assurer à la France une position non pas convenable, mais de premier plan, exceptionnelle, dans l'économie qui émergeait à partir de 2014. La France, comme on sait, n'est vraiment elle-même que dans la grandeur...
J'ai commencé à avoir des doutes fin 2018. Toute l'agitation de la loi PACTE n'accouchait que d'un cadre réglementaire pour les ICO, après la vague et avec un label AMF qui ne permettait même pas aux heureux bénéficiaires d'obtenir, comme quelques députés de la majorité l'avaient proposé, un compte en banque à la Caisse des Dépôts. La reculade d'octobre 2018, le porte-parole de la Caisse assurant que ses 6000 employés n'étaient « pas équipés pour gérer ce type de compte » tandis qu'une autre députée, issue du même groupe que les auteurs de l’amendement n°2728, se chargeait de débiter les sottises d'usage est un cas d'école. C'est ici.
Ce début d'année 2021 voit sans doute la coque de la « Blockchain Nation » définitivement atteinte si l'on en juge par le nombre de craquements :
Côté institutions et pouvoirs publics
L'entrée en vigueur de l'obligation pour les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numériques d'obtenir un statut officiel de « PSAN » qui répond largement à la question posée par Charlie Perreau dans le Journal du Net : comment la France a mis à l'arrêt ses start-up cryptos. L'article souligne l'une de nos failles fatales : l'incroyable arrogance des autorités, que n'oseront pas incriminer publiquement les demandeurs du statut ni leurs intermédiaires. Quand l'AMF répond : « la plupart des dossiers présentés aux autorités sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autorités ne comportent pas toutes les pièces requises par la réglementation. Sur le fond, les éléments communiqués ou dispositifs du PSAN présentent régulièrement des lacunes » il ne vient à l'idée de personne dans ce kakfaland que les torts sont au minimum partagés ?
L'attitude de la FBF qui, après avoir participé à un groupe de travail réuni par l'ACPR (avec du bitcoineur de profession) trouve le moyen de se dégager de l'accord final. C'est ici avec en page 25 la liste des participants et en page 26 les protestations de ladite fédération.
L'attitude de la Banque Postale, seule banque publique du classement publié par Bitcoin.fr quant à l'attitude des banques vis à vis des cryptos, qui en occupe désormais l’avant-dernière place. L'attitude grotesque de la CDC en octobre 2018 n'était donc en rien liée aux pitoyables excuses mises alors en avant.
Le décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 relatif à la lutte contre l'anonymat des actifs virtuels et renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (comme c'est engageant ! pourquoi ne l'ont-ils pas daté de la veille ? ) qui vient rajouter un supplément de sable dans des rouages déjà sérieusement bloqués.
Côté business (si l'on peut dire)
Fleuron de la modernité bancaire, la fameuse « Banque d'en face » dont les petites saynètes publicitaires moquent la navrante stupidité et l’absence de compétences crasses des conseillers de la banque à la papa, trouve le moyen de clôturer le compte d'une des dernières entreprises françaises de vente de cryptoactifs alors même qu'elle vient de réussir à obtenir le statut de PSAN. C'est ici avec un PS pour laisser entendre que grâce à un peu de barouf et à l'intervention du député Pierre Person, la Société Générale étudierait le dossier...
La triste fin de Bitit, après six ans d'activité. Depuis décembre elle attendait son statut PSAN, et n'avait donc pas le droit d'accueillir de nouveaux clients. Fin de partie, après avoir en 6 ans et avec 5 000 € de capital initial et moins de 215 000 € levés servi environ 500 000 clients de plus de 50 pays et traité plus de 230 millions de dollars de transactions... au moment même où l'introduction en bourse de Coinbase montre à quel point la France a raté le coche et signé pour une nouvelle forme de vassalité C'est ici.
Je crois que moi-même, comme plusieurs amis, membres de notre association Le Cercle du Coin, entrepreneurs, blogueurs, auteurs, lobbyistes, juristes, nous aurons fait (le plus souvent bénévolement, face à des mamamouchis bien payés) tout ce qui était possible. Les rencontres, les missions, les rapports n'ont pas servi à grand chose. Les agréments, les statuts, la régulation ont nourri bien des gens mais pas les entreprises, et n'ont servi l'intérêt de la France que dans l'idée que s'en font des fonctionnaires-rentiers-de-la-paperasse à qui leur presse favorite fournit régulièrement de bons arguments pour douter de l'innovation et du rabâchage des théories d'Aglietta et Orléan sur la monnaie comme « fait social total » au pays merveilleux des principes républicains. Je ne veux pas en faire des têtes de turcs, ni me répéter : j'ai déjà dit ce que j'en pensais dans mon billet précédent.
J'ai tôt manifesté un rien de pessimisme (celui qui n'empêche pas de continuer à se battre). Mais je crois maintenant que c'est cause perdue. Comme d'autres (voir ici ce qu'en dit Philippe Honigman, avec le Radeau de la Méduse original en illustration...) je crois que cela renvoie aux précédents échecs français, profondément, sous l'épiderme (dont l'ENA ou ce qui en tiendra lieu demain pourrait être le symbole), sous le derme, dans la viande et dans la moelle.
Il est clair enfin que les pouvoirs publics ont aujourd'hui d'autres priorités, sur lesquelles ils s'estiment prodigieusement efficaces même contre certaines évidences, mais c'est presque tant mieux pour nous.