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147 - L'historien croco et le crypto saurien

By: Jacques Favier

Bien sûr mes amis bitcoineurs pourront être surpris de découvrir ma nouvelle production, même si le totem saurien en orne malicieusement le titre.

Ceux qui suivent ce blog savent cependant que Napoléon y apparaît dans plusieurs billets (en réalité dans plus de 25 et j’en ai été surpris moi-même en les comptant) et notamment dans Napoléon et nous et Un bon croquis, vraiment ? Comme l’a dit un de nos amis : « Jacques Favier, vous prononcez trois fois son nom devant une bibliothèque, il apparaît et il vous fait un cours sur Napoléon ».

Enfin, évidemment, j’ai prévu pour les crypto-curieux la possibilité d’acquérir Aigle, crocodile & faucon en bitcoin. Ce n’est pas chose facile, du fait de la loi sur le prix unique du livre, mais cela pourra se faire lors d’événements communautaires. Je ne me cache pas, et le mot  Bitcoin  apparaît même sur la page 4 de couverture, comme le nom de Tintin.


Mais venons-en à l'essentiel : pas plus qu'en écrivant sur Tintin, je n’ai pas rédigé ce livre sur Napoléon avec ma main gauche, ni avec d’autres lobes de mon cerveau que pour les livres consacrés à Bitcoin.

Ou, pour parler comme Satoshi, I had a few other things on my mind mais I’ve not moved on to other things.

Quinze ans avant le white paper, voyant mon père qui durant quelque congé s’agitait sur sa tondeuse autoportée au lieu de se reposer à l’ombre de son marronnier, je le taquinai en comparant cette frénésie jardinière à l’activité de Napoléon sur sa minuscule île d’Elbe et lui posai soudain la question : que ce serait-il passé s’il y était resté tranquillement en février 1815 au lieu d’enchaîner un pari fou, une épopée jamais vue, un désastre sans précédent et un calvaire à l’autre bout du monde ? Nous en avions devisé : était-il forcé de s’agiter, pouvait-il ne rien faire ?

On reconnaît là mon fond de taoïsme, dont le nom La voie du Bitcoin atteste déjà. Lao-Tseu l'a dit : « la voie du Sage est d’agir sans lutter »…

Au-delà de l’anecdotique (le tracteur paternel à l’heure de la sieste) mon intérêt pour l’année 1815 a sa rationalité. C’est une année critique à tous égards, avec deux « alternances » spectaculaires (trois même, si l’on prend la période avril 1814-juin 1815) autour d’un épisode sans égal dans l’histoire, ces « Cent Jours » qui sont moins le dernier éclat de l’Empire que la première révolution du 19ème siècle. Des alternances dont les monnaies gardent la trace !

C’est aussi le moment de vérité pour le personnage politique de Napoléon, en attendant la terrible sanction qui attend le stratège. Après une longue décennie de dérive monarchique, il s’aperçoit sur l'île d'Elbe et vérifie à son retour qu’il n’a plus comme soutiens, en réalité, que l'armée, des vieux jacobins et quelques jeunes libéraux. Lesquels n’en sont pas moins surpris que lui. C'est cette double surprise qui me parait offrir un objet de réflexion.

Aujourd’hui les diatribes contre Napoléon viennent très majoritairement « de gauche » tout en reprenant – il faut le noter – la panoplie complète des calomnies forgées par les émigrés et surtout par le gouvernement tory de Londres, et tout en ignorant les jugements bien plus pertinents de Marx ou d’historiens marxistes comme Antoine Casanova. Il m’a paru intéressant, en contre-point, de saisir ce moment historique où le camp de gauche redécouvre un Bonaparte que ses ennemis de droite ont, eux, toujours considéré, selon le mot de l’autrichien réactionnaire Metternich, comme un « Robespierre à cheval ».

Voilà pour expliquer le choix de 1815 pour y placer mon point de divergence et y tester l’idée d’une non-action, d’une histoire alternative à développer dans un univers virtuel. Les nombreuses uchronies qui se fondent sur l’idée d’un triomphe en Russie ou d’une victoire à Waterloo ne m’intéressent pas, les hypothèses de base en étant (sauf improbable intervention divine !) historiquement irréalistes. Il m’a semblé que, le 26 février 1815, au contraire, Napoléon aurait pu décider (seul) de rester sur son île. La suite du récit m'appartenait-elle, pour autant, en toute liberté ? Cette rêverie m’a accompagné durant près de 30 ans.

Entre temps, j’avais rencontré Satoshi. Dans ma famille, on n’est pas assez formaté pour me pinailler sur les fonctions aristotemiques de la monnaie ou sur le fait que Bitcoin n’ait pas de « réalité tangible » : la formule canonique pour me charrier c’est « ta monnaie qui n’existe pas » et cette boutade me plait bien, parce que cela pose des questions bien plus vastes que de savoir si l’on peut mordiller une pièce ou froisser un bout de papier entre ses doigts. Qu'est-ce qui existe ?

Toutes les réflexions menées ou partagées sur cette monnaie gravée par une idée et battue par des calculs, cette monnaie céleste pour employer un mot de Mark Alizart, déployant son propre espace numérique dans lequel elle a bien toutes les propriétés d’un objet tangible et toutes les qualités d’une monnaie sui generis, je ne les ai pas cantonnées dans un coin hermétique de mon crâne quand, à partir du confinement – situation obsidionale très appropriée au sujet – j’ai entrepris de faire enfin vivre « mon » Napoléon dans son nouveau royaume.

A vrai dire, partant de Satoshi et de la grande question de sa « disparition » j’avais déjà, quatre ans plus tôt, évoqué un mot de Napoléon selon qui « les hommes de génie sont des météores destinées à brûler pour éclairer leur siècle ». J'y abordais surtout le personnage tel que l’imaginait Simon Leys en 1988, dans une autre uchronie où il montrait comment et pourquoi l’empereur évadé de Sainte-Hélène refusait ensuite de se manifester.

Partant, en sens inverse, de Napoléon, et même si je sais bien que le chiffre napoléonien était dans la pratique d'assez faible qualité, il y a des mots de lui qui m’ont fait penser à Satoshi. Ainsi de « je lis toujours utile » car j’ai toujours pensé que l’assembleur de Bitcoin avait dû beaucoup amasser de savoir avant de les assembler. De même pour « rien ne se fait que par calcul » et mieux encore « je calcule au pire » qui me semble convenir à l’inventeur d’un système qui tient non sur nos vices (toute l’économie le fait) mais sur une plus faible rémunération de l’action vicieuse que de l’action conforme.

J'ai souri aussi en lisant « Il n’y a pas nécessité de dire ce que l’on a l’intention de faire dans le moment même où on le fait » et me suis demandé si le jugement porté sur l'un par le général Bernard (le futur Vauban du nouveau monde) ne s'appliquerait pas aussi bien à l'autre : « C'est peut-être la meilleure tête du siècle, la mieux organisée. Il n'était étranger à rien, faisait tout par lui même, il ne s'était jamais confié à personne qu'au moment de l'exécution, ayant toujours lui seul délibéré et décidé de ce qui convenait le mieux ».

Au-delà de ces quelques clignotants (car il ne s’agit pas pour moi, évidemment, de comparer l’un des hommes les plus connus de l’histoire avec celui qui a effacé presque toute trace de son existence terrestre) j’ai poursuivi ma propre expérience de pensée. Le bitcoineur qui aura le courage de me suivre entre 1815 et 1827 (j’ai donné quelques années de vie supplémentaires à mon héros par vraisemblance et parce que c'était utile à mon récit) retrouvera au fil des pages bien des histoires déjà traitées ici : le thaler de Marie-Thérèse, la monnaie qui n’existait pas mais qui fit si peur au roi, la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins qui ont privé le Louvre de trésors d’art égyptien. Il y trouvera une pique concernant l'économie d'Aristote et des idées qui peuvent être les nôtres : le mépris des billets sans encaisse ou le financement communautaire par exemple.

Le lecteur trouvera surtout dans mon récit des réflexions qui peuvent être cruciales pour nous : sur la temporalité, sur la mass adoption et d'abord sur la souveraineté et les limites d’une souveraineté « personnelle » qui préoccupe tant de bitcoineurs à tendance féodale. Napoléon, d’après le Traité passé avec ses vainqueurs en avril 1814 restait « empereur » mais il ne s’agissait plus que d’un titre honorifique viager. Concrètement il n’était plus « souverain » et de manière pareillement viagère que de l’île d’Elbe. Petite robinsonnade : il « régnait » sur un territoire 30 fois plus grand que le Liberland mais presqu’aussi dépourvu des infrastructures concrètes qui permettent l’exercice efficace de la souveraineté.

Il se trouvait donc dans la situation inverse de celle qui faisait fantasmer Andrew Howard en décembre dernier quand il imaginait des bitcoiners tellement riches qu’ils en deviendraient souverains de larges étendues de terre. Napoléon restait souverain (et, même vaincu, il conservait selon les notes de police un poids politique considérable en France et en Italie) mais il n’avait plus sous les bottes qu’une sous-préfecture 16 fois plus pauvre que la Corse voisine et un pécule (4 millions de francs-or) qui lui filait entre les doigts.

Or la souveraineté ne consiste ni à se pavaner sur un trône qui « n'est qu'une planche garnie de velours » (mot apocryphe) ni à s’épargner les ingérences étrangères (en se faisant oublier sur l’île d’Elbe ou sur quelque île artificielle) mais à agir souverainement, concrètement, efficacement, sur le théâtre du monde. Il avait un exemple : le pape Pie VII, son ancien prisonnier, restauré dans ses États sans tirer un seul coup de feu et dont on disait, à Londres même, qu’aucun général ne l’avait combattu aussi efficacement que le pape à la tête de son Église.

Napoléon dira à Sainte-Hélène qu’il aurait pu sur l'île d'Elbe « inventer une souveraineté d’un genre nouveau » et je me suis longuement interrogé sur ce que ces mots pouvaient signifier. Il choisit finalement d’en revenir à la forme antérieure et en perdit en cent jours toute apparence.

Ayant décidé que, dans mon récit, il n’irait pas se faire écraser à Waterloo, je ne pensais pas qu’une courte sagesse consistant à jardiner tranquillement sur son île après l’avoir un peu mieux fortifiée fournirait une matière suffisante à mon livre. Il fallait d’abord que, sans rentrer en France, il pose un acte souverain de nature à desserrer les contraintes (financières) et les menaces (militaires) qui pesaient sur sa misérable principauté et puis ensuite qu’il continue d’agir à la mesure, jusque-là prodigieuse, de son imagination et de son activité.

Plus facile à dire qu’à écrire. Les historiens normaux, universitaires, méprisaient traditionnellement les « uchronies » jusqu’à ce que certains ne confessent que « l’histoire contrefactuelle » est aussi un puissant outil pour comprendre l’histoire tout court. Car tout, si l’on est honnête et factuel, ramène à la contrainte de réalité qui est incommensurable par rapport à ce que l’on appelle pompeusement le « volontarisme politique » et qui est bien plus proche de l’imagination romanesque que ne le croient les « dirigeants ».

Admettons donc que Napoléon ne bouge pas de sa « petite bicoque », toléré dans son coin de Méditerranée et qu’il trouve le moyen de s’y fortifier, de s’y défendre, d’y vivre en petit prince et d’y poursuivre ses rêves. Ce n’est pas donné (et tout le début de mon ouvrage vise en gros à tracer les manœuvres qui le lui ont permis dans mon univers virtuel) mais une fois ceci obtenu le reste du monde change-t-il ? Oui et non. Notez que la question se pose aussi pour Bitcoin : admettons qu’il arrive à un point où nul ne peut le détruire, l’interdire ou le contraindre, et qu’il soit reconnu comme une monnaie « comme les autres » : le reste du monde change-t-il radicalement ou seulement à la marge ?

Personne, donc, ne va mourir à Waterloo, ni même errer comme Fabrice Del Dongo sur ce champ de bataille qui va hanter durablement l'âme française. Il n’y aura ni « terreur blanche » ni « chambre introuvable » ; des centaines d’hommes politiques ne feront pas les girouettes, les anciens régicides ne seront pas exilés et Nathan Rothschild ne fera pas de bon coup en Bourse sur ce coup-là.

La France en restera au Traité de Paris signé en 1814, une paix entre rois qui sent encore l'ancien régime, et ne sera pas acculée au désastreux Traité de Paris de 1815 qui annonce bien davantage les paix des vainqueurs que connaîtra le siècle suivant ; elle ne versera pas 2 milliards de francs-or d’indemnité, Nice et la Savoie resteront françaises, comme quelques places fortes sur les frontières belge et allemande, que nous ne récupérerons jamais celles-là. Plus de 2000 tableaux resteront suspendus aux cimaises du Louvre et les Chevaux de Saint-Marc perchés sur l'Arc du Carrousel.

La légitimité du régime politique de la Restauration ne sera pas si sauvagement compromise ni la séculaire prétention française à la suprématie européenne si tragiquement enterrée. La démographie française ne plongera pas.

Pourtant la contrainte du réel restera forte et continuera de s’imposer à Napoléon sur son île méditerranéenne comme à l’auteur sur son clavier : Metternich et Castlereagh ont toujours un agenda réactionnaire, les Italiens veulent toujours chasser les Autrichiens, que les Prussiens regardent toujours comme un obstacle à leurs ambitions, les Américains et les Anglais sont toujours décidés à corriger les Barbaresques et ceux-ci sèment toujours la terreur en Méditerranée, l’Amérique du Sud veut toujours se libérer de l’Espagne. Et puis, bien sûr, le Tambora explose à la même minute dans l’histoire et dans mon récit, qui connaissent tous deux une année sans été.

Pour construire ce que j’ai appelé un « récit » plutôt qu’un roman, j’ai donc d’abord essayé d’imaginer le moins possible. J'ai voulu partir des faits, des situations, des coïncidences. J’ai moins relu les historiens (qui expliquent ce qui s’est passé tellement finement qu’on en conclut que cela ne pouvait que se passer) que les témoins : correspondances et mémoires livrent les « petits faits vrais » dont parlait Stendhal, des coïncidences, des traces d’événements oubliés. J’ai aussi passé des heures dans les catalogues de ventes publiques consacrées aux autographes ou aux reliques napoléoniennes. Mes lecteurs connaissent mon goût des reliques, ces objets fétiches.

Après cela (osons le dire) j'ai, comme Satoshi, moi-même agencé. Parce que le problème posé à Napoléon enfermé, appauvri et menacé sur son île évoque un peu un triangle d’incompatibilité.

Comme je le dis en introduction de mon livre, tous les faits précisément datés et antérieurs au 26 février 1815 à dix-huit heures sont exacts et de façon surprenante, bon nombre de faits ultérieurs le sont également. Tous les personnages nommés ou seulement désignés par un nom de lieu ont réellement existé, même si certains sont demeurés parfaitement inconnus. Enfin de nombreux propos et écrits, empruntés à des sources crédibles, sont littéralement reproduits même si je les ai réagencés dans le temps pour les besoins de mon récit.

Contrairement à tous les historiens qui accumulent les faits pour montrer que Napoléon était pris au piège – ou plutôt aux pièges – et que seul demeure encore obscur le point de savoir si ceux qui avaient tendu ces rets ne furent pas eux-mêmes un peu surpris de l’événement, j’ai montré qu’un certain agencement de faits et d’effets lui offrait l’occasion des « soudaines inspirations qui déconcertent par des ressources inespérées les plus savantes combinaisons de l’ennemi » comme on l’avait dit une vingtaine d’années plus tôt en Italie.

Une fois réussies la sortie de l’histoire et l’entré dans le récit, j’ai tenu à ce que celui-ci demeure historiquement crédible, donc sans odyssée conquérante à travers l'Orient, l'Asie et jusqu'à la Chine comme dans ce qui est considéré comme la première uchronie de l’histoire, celle de Geoffroy-Château en 1836). J'ai voulu aussi que mon récit s’inscrive dans une temporalité réaliste, dans une temporalité du post hoc ergo propter hoc que connaissent bien ceux qui comprennent la blockchain.

Le système de contraintes a été desserré, mais elles demeurent. Inversement le geste de Napoléon au point de divergence crée une première onde de choc, différente de celle suscitée par son retour, mais non négligeable : il ne fait pas rien, mais autre chose. Il agit sans lutter. L’onde de l’événement alternatif se propage dans le temps du récit, avec les réactions des divers acteurs. Elle est suivie d’autres initiatives de Napoléon, anticipant ou réagissant à d’autres faits historiques : la piraterie des barbaresques, l’insurrection de l’Amérique latine, la revendication dans de nombreux pays d'un gouvernement constitutionnel, etc.

Ce second temps du récit est, pour qui tente d’imaginer l’histoire, aussi difficile que pour qui tente de deviner le futur (chose que l’on demande toujours niaisement à l’historien). Comme je l’avais fait pour Bitcoin, j’ai réfléchi en termes de métamorphoses. Napoléon est un caméléon, les peintres l’ont bien montré et de son vivant même on a dit qu’il y avait plusieurs hommes, ou qu’un grenadier avait pris sa place après sa mort en Russie.

J’ai fait un choix. Saisissant Napoléon au moment où il est désarmé, les plus hauts faits que j’aborde sont ceux qui n’auront pas lieu. Parce que délibérément « mon » Napoléon est un être de raison qui renonce à l’aventure. Il l’avait dit à Caulaincourt en 1812, qu'il n'était pas « un Don Quichotte qui a besoin de quêter les aventures ». Il décide de revenir à son personnage, le seul qui puisse « dépasser Napoléon » : Bonaparte, le pacificateur et législateur. Mon Napoléon est donc conforme à ce que l’on disait de lui avant le Sacre, le « plus civil des généraux ». Et pour dire les choses crûment, il penche non seulement pour la paix mais aussi pour les « idées du siècle » et non vers les fastes et « les préjugés gothiques ».

Cette évolution n’est pas totalement un choix arbitraire ou complaisant de ma part. C’est celle que le prisonnier de Sainte-Hélène a réussi à suggérer, posant au Messie de la Révolution. Seulement, au lieu de dire ce qu’il « aurait pu » ou ce qu’il « voulait » faire, il le fait dans la mesure de ses moyens. Au lieu de céder à ce que l’historien contemporain Emmanuel de Waresquiel décrit comme « la tentation de l’impossible » en 1815, il tente ce qui est possible de 1815 à sa mort.

Évidemment, il y a la tâche du rétablissement de l’esclavage. S'intéresser à Napoléon est-il dès lors une faute morale ?

À Sainte-Hélène, peut-être du fait de la fréquentation de l'esclave Toby qu'il voulut racheter, comme dans mon récit, Napoléon est conscient de la tâche, et moi aussi, bien sûr. Insuffisamment évoquée jadis (on lui a bien plus reproché l’exécution du duc d’Enghien) elle obnubile aujourd’hui pratiquement toute l’épopée et condamne le héros au bannissement en 140 signes : on ne peut pas, on ne doit pas s’intéresser à quelqu’un qui a commis cela. L'acte est nul : le personnage doit l'être également.

Brisons l'idole... mais cela a déjà été fait, et pas qu'un peu. Et toujours en vain.

L’une de ses plus violentes ennemies, la reine de Sicile (sœur de Marie-Antoinette) le considérait pourtant à la fois comme « l’Attila, le fléau de l’Italie » et comme « le plus grand homme que les siècles aient jamais produit ». Nous ne semblons plus capables d’ambivalence : Ridley Scott le présente comme un minus, l’œil vide, dominé par sa femme ou par les événements. C'est peu crédible, mais un autoritaire belliqueux ne méritent guère d'égards posthumes. C’est ainsi l’opinion courante sur X, hors quelques chapelles bonapartistes dont les dévots caricaturaux ne perçoivent la lumière qu’au travers de vitraux trop chamarrés. Il faut échapper à ces courtes vues.

Je me demande souvent (et on a senti un petit frisson au moment du récent teasing de HBO) ce que les bitcoineurs diraient de Satoshi s’ils apprenaient qu’il battait sa femme, séquestrait sa domestique philippine ou avait violé son neveu ? Le Bitcoin fonctionnerait-il moins bien si Satoshi n'était pas un smart guy ou seulement s'il n'était pas adepte de l'économie autrichienne ?

Passant ainsi, par posture morale, à côté du « plus grand homme du plus grand peuple » comme l’écrivit plus tard son frère aîné, le risque est grand de passer aussi à côté de ces très grands hommes que furent ceux qui le servirent. Car presque tous le servirent, comme le remarqua tout de suite l’impertinent Rivarol (mort en 1801) : « ils le servent au lieu de s’en défaire ». Et pas seulement des sabreurs : depuis l’incroyable entreprise scientifique que fut l’expédition d’Égypte jusqu’aux dernières heures après Waterloo, il fut entouré de savants comme Monge, Conté, Laplace, Chaptal, Lacépède, Fourier.


Ce dernier joue un certain rôle dans mon récit. Imaginerait-on, aujourd’hui, un préfet capable d’inventer un outil mathématique, de travailler sur la théorie analytique de la chaleur, de formuler, le premier, l’hypothèse de l’effet de serre tout en recevant la belle société et en protégeant le jeune génie qui allait déchiffrer les hiéroglyphes ?

Oublier volontairement Napoléon, c’est oublier les Français durant 15 ans. Et même, puisqu’on ne va pas non plus célébrer les rois qui le suivirent, on en vient à se réveiller miraculeusement en 1848 (avec enfin l’abolition de l’esclavage) sans trop s’appesantir sur le destin qui conduit de nouveau la République et la France sous la coupe d’un Bonaparte. Décidément, mieux vaut lire l’histoire dans Marx que sur X. En arrêtant à Brumaire (voire à Thermidor) la marche de l’Histoire telle qu’on rêverait (aujourd’hui) qu’elle ait été, on fait passer à la trappe un demi-siècle de la vie des Français et l’aventure de la plus étonnante génération de nos ancêtres, ceux qui comme Napoléon Bonaparte avaient 20 ans en 1789.

Quel sens donner à l’aventure que j’imagine ?

La défaite de 1814 et la Restauration avaient débarrassé Napoléon de pas mal d’illusions et de la plus grande partie de la vermine d’Ancien Régime qu’il avait eu le grand tort de croire ralliée. Je ne pense donc pas avoir cédé à une passion personnelle en supposant que, dans la nouvelle ère que mon récit permet, Napoléon devait de nouveau s’appuyer sur les « bleus » contre la France « blanche » et la « Sainte-Alliance », sur des savants contre les notables, sur des jeunes ardents contre les fatigués.

Talleyrand le lui avait (peut-être) dit : on peut tout faire avec des baïonnettes, sauf s’asseoir dessus. Privé d’armements et donc de l’ultima ratio regum, il ne lui reste que ce que les plus intelligents de ses ennemis lui reconnaissent : sa prodigieuse capacité de calcul, son instinct stratégique, son coup d’œil tactique mais aussi ce que ses vrais vainqueurs, le tsar et le pape lui ont appris : reculer, user la force de l’ennemi ou même s’en servir, et souvent attendre. Pour me couler dans cela, j’ai aussi dû affronter l’une des grandes questions qui agitent les bitcoineurs, la « temporalité ».

Bonaparte, tout au long de sa carrière, gère une « mass adoption »

Il déclare après Brumaire que « la Révolution est fixée aux principes qui l'ont commencée : elle est finie ». Ce mot, qui a tant plu et rassuré alors, lui est aujourd'hui reproché par les belles âmes.

Quels qu’aient été ses choix ensuite, y compris la fâcheuse décision d’enlever les mots « République française » des monnaies 5 ans (quand même) après son sacre, il n’a jamais souhaité revenir sur la Révolution. Il disait seulement, à sa façon, en avoir clos ce que Lénine aurait peut-être appelé la maladie infantile : « J'ai refermé le gouffre de l'anarchie et débrouillé le chaos ». Quinze ans de consolidation, essentiellement juridique, des « immortels principes » grâce aux fameux Codes et puis la France se retrouve, sans lui et sans son despotisme, en monarchie certes constitutionnelle mais à forte tentation réactionnaire.


Encore faudrait-il mesurer la vitesse de percolation. Il y a une anecdote savoureuse, rapportée par un témoin occulaire (le trésorier Peyrusse) et collationnée par Thiers dont je colle ici l'extrait. C'est, lors du  vol de l'Aigle  (je n'ai donc évidemment pas pu la reprendre dans mon récit) la rencontre avec une gardienne de vaches, dans les Alpes, qui ne sait même pas qu'à Paris, le roi a, depuis dix mois, remplacé l'Empereur, qui se tient devant elle dans sa masure... et en sort « tout pensif » !

La « mass adoption » des idées nouvelles semble avoir été bien lente, en mettant le T=0 à la nuit du 4 août.

Qu'en sera-t-il pour celle que l'on ferait courir du 1er novembre 2008 ? J’ai cité l’an passé à Biarritz un texte de Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times dans lequel il notait que les bitcoiners ont une tendance à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va envahir le monde et devenir une monnaie largement acceptée. Notamment parce que, considérant celui-ci sous l'angle pratique et technologique, ils établissent des comparaisons avec l'adoption de techniques disruptives antérieures. Il rappelait qu'avec Bitcoin, le jeu était aussi politique et culturel : on joue ici avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes; on se bat à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons nous-mêmes (encore pour bon nombre) été élevés.

Telle est probablement la situation de la société française en 1815. On verra qu'avec malice, j'ai fait en sorte que la « non-action » accélère la marche de l'Idée.

Si la vie m'en laisse le temps et si je trouve des éditeurs, mes prochaines publications ne concerneront toujours pas Bitcoin mais resteront virtuelles puisqu'il pourrait s'agir... de femmes qui, de toute leur vie, n'ont laissé qu'une seule trace, ou d'un homme qui en a laissé une, mais sans avoir jamais existé. Et il ne sera plus question de l'Empereur, c'est promis ! Je resterai tel que j'ai tenté de me définir un jour : un  historien local, rêveur et virtuel .

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76 - Nolite te auctoritates...

By: Jacques Favier

dame de coeur d'après une création d'EstarisBitcoin serait toujours un truc de geek et dans la pratique un truc de mec. Si bien des évidences factuelles tendent à le faire croire, je suis de ceux qui pensent depuis longtemps que la présence féminine doit être recherchée et valorisée, et que l'excuse commode selon laquelle il y a traditionnellement peu de copines passionnées par la technologie est fausse et dangereuse à plus d'un titre.

Au-delà d'un point de principe - la techno comme la monnaie sont affaires de tous - je pense qu'une démarche spécifiquement féminine doit être mise en valeur en ce qui concerne l'usage des monnaies décentralisées, ou plutôt que la réflexion menée depuis plus de deux siècles par les femmes pour construire leur émancipation est potentiellement riche d'enseignements pour ceux qui veulent inventer une monnaie sans sujétion.

Commençons par ce qui est un peu trivial. Même si les choses s'améliorent (oh combien lentement) il y a encore bien trop peu de jeunes femmes dans les hackatons, dans les amphis ou dans les auditoires de nos conférences, dans nos forums et dans les meet-up de notre Communauté.

Au début de certains repas du Coin il m'arrive de préciser que notre but n'a jamais été de former un gentlemen's club. Malgré des invitations largement lancées en direction des amies ou des profils féminins rencontrés au cours de nos diverses activités, il n'est pas toujours possible d'avoir une convive par table. Pourtant, les attitudes justement dénoncées par un article récent du NYT n'ont pas cours dans nos événements et celles qui nous fréquentent semblent apprécier ces rencontres.

Je ne crois pas que les femmes soient moins intéressées par la technologie. Serait-ce pourtant le cas qu'il resterait le point de savoir si elles sont moins intéressées par la monnaie et le paiement.

Une étude déjà ancienne de CoinDesk cherchant qui étaient, en juin 2015, les utilisateurs de bitcoin répondait qu’ils étaient jeunes (25 à 34 ans), pale, techie and male (à 90%). Malgré l'explosion du nombre de bitcoineurs au niveau mondial, les (rares) études sur ce thème ne permettent pas de percevoir une réelle amélioration, certaines affichant un taux extrêmement inquiétant de 4% de femmes seulement. Une chronique canadienne sur CBC s'en est récemment émue, souligant que cela pouvait réellement constituer un signe inquiétant.

Le poids des femmes (courses alimentaires quotidiennes et « shopping » festif) est énorme dans les actes d’achats, surtout en transactions unitaires. Avec ou sans Lightning Network, Bitcoin ne sera pas une monnaie sans les femmes.

Venons-en à ce qui touche au changement paradigmatique que constitue Bitcoin. Il y a un rapport profond, aussi ancien que l'Humanité, entre la monnaie et la langue. Or certains linguistes, comme Gretchen McCulloch, l'écrivait en 2015, pensent que ce sont les filles (jeunes) qui inventent et renouvèlent la langue, créant jusqu'à 90% des innovations. Parce que, comme l'avancent Deborah Cameron et d'autres, elles auraient une plus grande sensibilité sociale, des réseaux plus étendus, voire un avantage neurobiologique en la matière. Si tout cela est vrai, sans jeunes femmes parmi nous, Bitcoin pourrait se retrouver un jour vieux sans avoir jamais été adulte.

Marie Laurencin

Il y a cependant des relations bien plus profondes entre celles et ceux qui supportent Bitcoin et pensent que les monnaies décentralisées sont une part de leur liberté, et les femmes qui ont lutté pour leur émancipation et savent que cette lutte ne s'est point achevée en un glorieux jour de proclamation.

Nous avons tous entendu cent fois que les femmes ont dû attendre jusqu'en 1965 pour avoir un compte en banque (sans l'autorisation de leur mari) et à dire vrai cela me fait toujours sourire. Parce que ce poncif suggère qu'elles attendaient cela depuis des siècles. Il y a fort à parier qu'elles n'ont attendu que quelques années, et qu'en 1965 bien des maris n'avaient pas eux-mêmes de chéquier : la bancarisation massive débute plutôt vers 1967. D'autre part (et même si la loi de 1965 donne aux femmes d'autres libertés) cela assimile le fait d'avoir un compte en banque (et non des espèces dans sa poche) à une forme de liberté. Ce qui mériterait examen. Et il pourrait y avoir bien plus grave !

The Handmaid's taleEn 1985, la romancière et universitaire canadienne Margaret Atwood écrivait son roman The Handmaid's Tale qui met en scène un futur dystopique épouvantable dans lequel les Etats-Unis vivent un cauchemar théocratique de type wahhabite mâtiné d'enfer policier façon URSS. Avec un petit avant-goût prophétique de Patriot Act. Le sort des femmes y est particulièrement horrible.

Ce livre d'anticipation qui ignore les téléphones mobiles ou Internet est pourtant devenu un roman-culte de la cause féministe et a été récemment brandi dans de nombreuses manifestations hostiles à la remise en cause des droits des femmes par le président Trump, puis porté à l'écran en 2017 dans une série télévisée (en français La servante écarlate).

Voici un court extrait montrant comment, concrètement, un piège peut se refermer sur les femmes, mais aussi sur les ennemis, sur les autres. Ou sur vous.

Et la formule latine qui sert de titre à mon billet ? Les curieux liront (note en bas de page) ce que signifient, ou ne signifient pas, les quelques mots latins que l'héroïne trouve dans un recoin de sa geôle, inscrits comme un message secret. Ceux qui ont déjà suivi la série comprendront ce que je veux dire : Ne laissez pas les autorités vous ...

Une formule de Simone de Beauvoir devrait être méditée par tous ceux (hommes et femmes) qui refusent la forme spécifique de sujétion quotidienne et de censure potentielle que représente la monnaie administrée et centralisée : « N'oubliez jamais qu'il suffira d'une crise politique, économique ou religieuse pour que les droits des femmes soient remis en question. Ces droits ne sont jamais acquis. Vous devrez rester vigilantes votre vie durant. »

Ce que les femmes nous rappellent, c'est que nos droits ne sont jamais acquis. Une autre figure « féministe », Léon Blum, était également un grand inquiet sur le chapitre de la pérennité de nos libertés. Comme la grenouille dans l'eau qui chauffe, nous nous endormons bercés par les discours sur nos valeurs républicaines, notre civilisation et notre état de droit. Nolite te auctoritates...

Blum

Pour aller plus loin, sur le mock latin de Margaret Atwood :

même pas latiniste

  • voir ici en anglais l'histoire de cette étrange formule, avec une interview d'un universitaire de Cornell University par Vanity Fair...
  • et là en français un article de haute linguistique d'une universitaire lilloise !
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73 - Genre Venus

By: Jacques Favier

L'épisode suscité par la célèbre Nabilla Benattia met en perspective divers enjeux qui sont apparus, avec un air de plaisanterie, dans une lumière finalement assez déplaisante.

Au départ, un petit film, que tout le monde a vu et dont je transcris quelques phrases.

Danae par Chantron 1891« Les chéris, je sais pas si vous avez entendu parler du bitcoin, genre cette sorte de nouvelle monnaie virtuelle… Et en fait je connais l'une des filles qui travaillent avec un trader qui sont à fond dans le bitcoin. C'est un peu la nouvelle monnaie, genre la monnaie du futur. Et donc en fait je trouve que c'est assez bien. Et comme en ce moment genre c'est grave en train de se développer, ils ont créé un site (..) ça vous permet d'apprendre à utiliser le bitcoin. Voilà, je crois que c'est le bon moment, ça commence à peine à se développer, et je pense que c'est le moment de s'y intéresser un petit peu. En fait, même si vous y connaissez rien ça vous permet de gagner de l'argent, sans y investir beaucoup, genre vous y investissez des petites sommes, genre moi j'ai dû mettre à peu près 1000 euros j'ai déjà gagné 800 euros, mais vous pouvez faire beaucoup moins ».

Y avait-il vraiment de quoi faire entrer en ébullition la cryptosphère, l'Internet, puis l'AMF, maladroitement relayée par Libération, le journal des jeunes de 77 ans?
On a un peu envie de remarquer qu'elle dit plutôt moins de sottises que bien des journalistes spécialisés, et que son incitation à un investissement pédagogique est assez prudent. Comme l'a courageusement noté le directeur de l’hebdomadaire du Point, jeudi sur France Inter, cela signifie que le phénomène commence à toucher le grand public et qu'on doit se réjouir que quelq'un porte enfin la chose sur la place publique. « En revanche, vous entendez souvent des politiques en parler, du bitcoin ? Jamais, ou presque. Est-ce qu'ils comprennent ? à mon avis, pas souvent (...) Eh bien celle qui porte le sujet sur la place publique, c’est Nabilla Benattia. Puissent les politiques l’écouter, et se saisir enfin, de ce phénomène tout sauf anecdotique ».

Alors d'où vient le scandale ?

Parlons d'abord de la forme : une publicité à peine déguisée sur une cible douteuse?

Certes Nabilla Benattia s'exprime ici sur un réseau social ouvert aux tout jeunes adolescents qui ne sont pas une cible appropriée pour des placements risqués ou non, même si les enfants peuvent voir les publicités automobiles diffusées par la télévision sans précaution particulière à l'égard de ceux qui n'ont pas l'âge de rouler.

Certes elle fait la promotion d'un site Internet qui vend une formation pour les personnes intéressées par la cryptomonnaie, formation qui nécessite de souscrire un abonnement alors qu'elle assure que « c'est gratuit ». Mais si l'on doit compter tous les liens prétendant mener vers des téléchargements gratuits et qui en trois clics amènent l'internaute à la page payante, on va remplir un Bottin. Les internautes, même jeunes, connaissent la vie...

Certes, la justice pourrait entamer une procédure pour publicité déguisée contre celle qui, dans sa vidéo, ne mentionne pas explicitement le caractère publicitaire de son message. Là encore, il y aurait un fort risque de paraître vouloir « faire un exemple » quand des centaines d'autres « influenceurs » oublient allègrement les recommandations de l'ARPP sur la communication publicitaire numérique malgré les foudres brandies depuis longtemps par la Répression des Fraudes. Est-ce propre au numérique ou à Nabilla ? Je n'ai jamais entendu un journaliste rappeler que tel ou tel grand expert économiste présenté à l'antenne comme professeur à Paris I ou à Paris II siège aussi, en toute indépendance et pour rendre service, sans doute, chez David de Rothschild ou chez son cousin Edmond,

Maintenant, redescendons sur terre. Quand Nabilla Benattia s'enlise dans ses explications (« Ils ont un site qui est sûr (...) honnêtement ils ont plus de 85% de taux de réussite, donc en gros, ils ne se trompent pas, quoi ») quel est l'adolescent d'aujourd'hui, même benêt, qui n'a pas compris qu'elle fait de la pub ? Même les pré-ados savent bien que si Norman et Cyprien gravitent aujourd'hui dans l'orbite de Webedia (Monsieur Ladreit de Lacharrière, qui ne possède pas que la Revue des Deux Mondes et qui s'y connait en « relations ») cela n'est pas étranger à des considérations de monétisation de l'influence qu'ils exercent. Je ne dis pas qu'ils approuvent. L'opération de rachat de Mixicom par Wabadia avait au printemps 2016 suscité de vifs débats. Mais ils savent !

Genre ?

Il y a dans La Vénus à la fourrure de Polanski (oui, je sais...) une scène où le metteur en scène (Mathieu Amalric) qui n'en peut plus d'entendre Wanda ( Emmanuelle Seigner) balancer de manière compulsive le mot « genre » pris fautivement ici comme un adverbe à chaque phrase, se fait moquer par elle. Parce que, lui, il égrène des « pour ainsi dire » légèrement désuets. Il s'enquiert donc de ce qu'il faut dire aujourd'hui à la place de « pour ainsi dire ».

Personne ne s'est gêné pour signifier à Nabilla qu'elle n'était pas à sa place. L'opinion de dizaines d'experts qui n'ont pas lu le quart de l'article Bitcoin sur Wikipedia, les rires de ceux qui pouffent sur les plateaux en assurant que l'on n'y comprend rien, coupant au besoin la parole de celui qui semblent savoir avec des « oh là là on n'y comprend rien! », l'arrogante paresse de ceux qui tranchent que « c'est une folie complète ce truc », les comparaisons absurdes, les invectives, les bidouillages de ceux qui ne savent plus s'ils détachent Bitcoin de la Blockchain ou la Blockchain du Schmilblick ... tout est légitime, tout à droit à l'antenne. Mais pas la parole de Nabilla assurant que c'est genre la monnaie du futur.

Si elle le dit, c'est forcément du grand n'importe quoi nous assure (dans un français, à tout prendre, guère différent de celui de la jeune personne) un vieux briscard de syndicat bancaire. « La vulgarité et la bêtise en cadeaux additionnels » relance un banquier pourtant populaire. Ces gens là ne peuvent rien dire quand Bill Gates, Richard Branson, Marc Andreesen ou Al Gore leur expliquent que Bitcoin c’est révolutionnaire, et que c'est beaucoup mieux qu’une monnaie. En général ils n'en sont pas informés, parce que les propos positifs ne sont pas relayés. Et si par hasard ils le sont, ça ne les convainc en rien. Mais un vieux fonds de servilité les maintient dans leur bouderie. Alors que si une jeune femme si différente des critères de leur monde à eux dit à peu près la même chose dans sa langue à elle, ils peuvent se lâcher.

Et l'illégitimité de cette jeune personne rebondit immédiatement sur Bitcoin. Comme il s'agit de coller à la phase ultime de la bulle, qui serait celle de l'arrivée des idiots (alors même que tout annonce l'arrivée des fonds d'investissemens) Nabilla devient la preuve vivante de l'effondrement conceptuel et financier de « ce truc ». C'est définitivement le moment de vendre. Qu'elle conseille d'acheter permet à tout un tas de couillons de conseiller de vendre. A croire que des cartes de CIF ont été distribuées au petit matin dans leurs boites aux lettres. Nabilla c'est mieux que le cireur de chaussure de Rockefeller (ou de Joe Kennedy plus personne ne sait), mieux que le chauffeur de Joe Kennedy (ou de Rockefeller, tout le monde s'en fiche) mieux que le barbier (cette version existe aussi), mieux que toutes les petites gens qui, en se contenant au fond de répéter ce qu'ont dit la veille les demi-instruits, offrent à ces derniers l'occasion de rire un bon coup à la santé des travailleurs manuels et des classes populaires.

Tous les journaux se sont crus obligés de citer le twitte de l'AMF. Nabilla vivement critiquée, recadrée, taclée, j'en passe. Notez bien que le message de l'AMF n'étant pas destinée @nabilla (elle a un compte public) et ne faisant que citer #nabilla (j'imagine que celui qui a la main sur le compte twitter de l'institution comprend la différence) doit être destiné aux ados accros à Snapschat. Ils sont certainement très nombreux à suivre l'AMF.

Venus au miroir à Anvers, Rubens d apres TitienAu demeurant, au « Y'a pas besoin de s’y connaître » de Nabilla, l'AMF en répondant par un « restez à l’écart » aussi puissamment argumenté, se met à peu près au même niveau, celui de gens qui usent de l'argument d'autorité que confère notoriété ou position sociale mais qui n'ont pas le courage d'approfondir la question.

Depuis Monsieur Valls, on sait que nos élites ne souhaitent pas trop que les gens essayent de comprendre.

Venus

Sur les réseaux et messageries, la goujaterie vient renforcer le mépris de classe. En pleines séquelles de l'affaire Weinstein, on reste confondu de ce que l'on peut lire sur LinkedIn, dans le déluge d'articles et de commentaires que des responsables encravatés ont consacrés à ces 3 minutes de Snapschat. Il y en a qui comprennent certaines choses tellement lentement qu'ils feraient mieux de ne pas moquer Melle Benattia. Les riches assonances du mot bitcoin font merveille chez des consultants informatiques dignes de personnages de Houellebecq. Les plus délicats des cadres outragés par cette jeune femme sont ceux qui se contentent de demander si elle se croit dans un cabaret.

La Vénus à la fourrure

On sent quand même vite une sourde saloperie de mâles rancuniers derrière tout cela. Bien sûr, on a compris que Nabilla, cette femme sans éducation, annonçait le jugement dernier d'un Bitcoin « qui n'en finit pas de mourir » (j'ai lu ça tel quel). Cela n'en fait pas la femme perdue du 17ème chapitre de l'Apocalypse. Ce que révèlent les références plus ou moins discrètes aux usages que cette jeune femme pourrait faire de son corps, c'est, au-delà d'une frustration charnelle un peu pathétique, la risible frustration du monsieur qui se dit qu'il est trop tard pour profiter de l'aventure. Il n'y a que ceux qui n'ont pas acheté un bitcoin en 2014 ou 2015 pour calculer sordidement ce qu'ils auraient dans leurs poches s'ils en avaient acheté mille en 2012. Comme s'ils avaient l'once de courage pour cela !

Pour ainsi dire

En conseillant à ses fans l'achat de 1000 euros de bitcoin, elle mettrait donc la société française au bord du gouffre. C'est la moitié de la mise moyenne annuelle d'un français sur deux dans des jeux de hasard qui ne font pas honneur à l'esprit humain, même s'ils sont sous la coupe de l'Inspection des Finances. Est-ce qu'il n'y a ni drame social lié au jeu d'argent, ni publicité pour y inciter ? C'est ce que semble soutenir un rapport d'enquête parlementaire (de 2005) : « votre rapporteur est parvenu à la conclusion que jamais l'Etat ne pousse à développer le jeu pour alimenter ses caisses, au terme de ses recherches et de ses recoupements dans ce domaine qui relève de l'éthique. L'Etat semble tenir, au moins dans ce secteur, un langage assez pondéré et se placer en promoteur sincère d'un développement compétitif, certes, mais responsable ». Rien à voir, donc, avec le grossier tapinage (le mot n'est jamais employé innocemment) de Melle Benattia.

Celle-ci n'aurait aucune capacité intellectuelle ? Est-on bien sûr que la personne qui débite des conseils dans les agences bancaires de quartier s'exprime dans une langue plus recherchée ou avec des arguments mieux étayés ? Aucune importance me dira-t-on,puisque c'est pour placer des produits maison, offrant toute garantie.

Quand il s'agit de séduire les petits bourgeois, la grande finance se prive-t-elle d'user du charme plus que du raisonnement ? Ceux qui ont vécu la fin des années 1980 se souviendront des procédés utilisés pour draguer « l'actionnariat populaire». Paribas exhibait l'Orangerie de la rue d'Antin sur fond de prouesses vocales de Barbara Hendricks : toutes choses mieux assorties aux goûts de la classe dirigeante que le peignoir rose de Nabilla, mais sans guère plus de rapport avec l'étude d'une opportunité d'investissement. Suez voulut alors montrer qu'il s'agissait de réfléchir. En faisant appel à une vraie star, pas à une starlette:

En quoi, mais en quoi, ce message est-il différent de celui de Melle Benattia?

Les actionnaires de Suez ont bu le bouillon. Un bide devenu un cas d'école. Le slogan « réfléchissez » revint comme un boomerang sur les stratèges de l'argent et de la communication. Madame Deneuve, elle, alla jusqu'à se dire « choquée par la méchanceté des journaux, et surprise que les dirigeants de Suez ne réagissent pas pour la protéger ».

En 1993 (seconde vague de privatisation) les sociétés en quête de pigeons corrigeaient le tir, les experts en communication ayant le cuisant souvenir des dérapages antérieurs, comme le notait le journal les Echos eux-mêmes. On n'avait pas encore songé à parler de « Blue Chips Nation », mais on n'allait pas tarder à inventer le « placement de père de famille ». Aider les grands patrons, ça c'est du bon risque ! Financer les découverts de fin de mois de l'Etat en collaboration avec des banquiers «Spécialistes en Valeur du Trésor », ça ce sont des choses nobles auxquelles on peut penser en se réveillant le matin.

Les propos de la classe dirigeante sur Bitcoin ne constituent pas un apport à un débat d'idées mais des sarcasmes de concurrents auxquels il convient peut-être parfois de répondre comme tel. Genre Vénus...

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72 - Pipeau

By: Jacques Favier

pour Adli

Le temps de Noël est celui où l'on raconte aux enfants des histoires, notamment des histoires de marchandises arrivées jusqu'à eux sans qu'ils aient la moindre conscience d'un paiement, ce qui est aujourd'hui l'ambition ultime de tout le commerce. Comme je l'ai noté récemment, les économistes aussi racontent facilement des histoires, moins pour illustrer leurs théories sur la monnaie, l'investissement ou la dette que pour asseoir dans l'esprit du citoyen des fragments d'un discours de domination. Les tulipes, et les autres histoires des économistes sont des paraboles issues d'un fait historique mineur ou incertain, voire faux, mais qui est passé de livre en livre en changeant de signification selon les besoins des siècles, avec cependant une constante : ces histoires servent toujours à faire la leçon.

des histoires pour les enfants

En ce sens, elles sont exactement comme les contes et les légendes que de siècle en siècle on a racontés aux enfants. Il y en a une que j'ai toujours adorée, et que je me suis amusé à décortiquer ici, c'est celle du Joueur de flûte de Hamelin. Une histoire de promesses non tenues, d'incertitude sur la monnaie, de séduction et de mensonge.

S'agit-il vraiment d'une vieille légende ? Avant d'aborder le fait historique précis qui serait intervenu un jour il y a fort longtemps dans une petite ville de Basse-Saxe, puis d'en venir en fin de texte à Bitcoin, j'ai songé que le délicieux Père Castor rappellerait à nombre de mes lecteurs leur petite enfance, et aux plus âgés leurs joies de jeunes parents. Autant replonger un instant dans les joies de l'enfance, même s'il ne s'agit pas forcément d'enfants ici.

Revenons à l'histoire, car c'en est une, en ce sens qu'il y a quelque chose qui est vraiment arrivé.

d'après un vitrail de l'église d'Hamelin, gravure de 1592Un manuscrit du milieu du 15ème siècle le rapporte sans fioriture:  en 1284 le jour des saints Pierre et Paul, le 26 juin, 130 enfants nés à Hamelin furent emmenés par un joueur de flûte au vêtement multicolore jusqu'au Calvaire près de la Colline et ils furent perdus . Un vitrail disparu de l'église d'Hamelin figurait la scène, dont une copie fut heureusement dessinée vers la fin du 16ème siècle.

Au 16ème on émit l'hypothèse que ce flutiste pouvait être Pan, ou le Diable. Les rats enrichirent ce qui devenait une légende. Mais l'humanisme critique était également à l'œuvre : on vit plus tard émettre l'idée que les enfants seraient en réalité des pauvres, sans doute émigrés en Transylvanie. Telle sera l'opinion des frères Grimm, qui compilèrent une bonne dizaine de sources.

L'antique légende telle qu'on la rapporte aux enfants ne date donc pour l'essentiel que du 19ème siècle ! Sur ce que peuvent symboliser les costumes du mystérieux musicien (vert puis rouge), les rats, les enfants ou la colline, il existe une littérature interprétative trop importante pour que je puisse seulement tenter de la résumer. Le mythe s'avère bien plus fécond que celui des tulipes, forgé en gros à la même époque. Les histoires d'économistes sont finalement bien... pauvres !

Voici ce qui attire mon attention. Le musicien d'Hamelin n'est pas un joueur de flûte pour faire danser les villageois, c'est un joueur de pipeau, on dit aussi d'appeau. Son savoir-faire est de piper, c'est à dire tromper les oiseaux comme on dit aussi piper les cartes au jeu. En anglais on l'appelle d'ailleurs the pied piper, le pipeur bigarré. Pour autant, peut-on dire qu'il triche ?

Le joueur d'Hamelin ne triche pas. Il séduit. C'est le bourgmestre (l'autorité) qui triche et ment. En matière de monnaie, ce n'est pas une première...

Ce qui m'a mis la puce à l'oreille c'est la subsititution des kreutzers aux florins initialement promis. Je me promettais de faire un peu de numismatique. Seulement... on ne trouve rien sur ce point dans les chroniques qui ont fondé la légende !

  • Dans le plus ancien récit anglais, celui du flamand Verstegan (1605) il est dit que l'accord se fit, mais qu'ensuite on argua de ce que nul ne croyait alors la chose possible, et qu'après coup on lui donna farre lesse.
  • Un autre récite anglais, celui de Nathaniel Wanley (1687) ne donne aucune précision : la promesse a été faite upon a certain rate et ensuite quand le ''piper" demande ses gages il se les voit refuser.
  • Dans le texte des frères Grimm, qui fait aujourd'hui figure de texte canonique, la chose n'est pas mieux précisée.
  • florins de Florence et StrasbourgC'est finalement chez le romantique anglais Robert Browning que les premières précisions apparraissent. Dans son Pied Piper of Hamelin, le joueur demande 1000 guilders (au vers 95) mais on lui dit ensuite que c'était in joke et on ne lui propose après coup que 50 (aux vers 155 à 173). Mais on ne roule encore le malheureux joueur que sur la quantité de monnaie, non sur sa qualité. Ces guilders, en allemand gulden, sont le nom générique de pièces d'or qu'on appelle "florins du Rhin", depuis que la ville de Florence en a initié la frappe en 1252. On voit ici un de ces florins à fleur de lys de Florence, et en dessous un "florin" de Strabourg, que j'ai choisi pour plaire à Jean-Luc, histoire qu'il continue à relayer mes petits délires. Revenons à Browning : il a considérablement étoffé le récit, et c'est de lui que vont partir au 20ème siècle les auteurs pour la jeunesse.
  • Dans la Librairie rose de 1913Dans un petit album de la Librairie rose de Larousse, publié en 1913, avec un texte  adapté de l'anglais  par un professeur de l'école normale d'Amiens, MF Gillard, le récit se fonde clairement sur le poème de Browning. Mais les 1000 gulden promis deviennent 1000 couronnes, et ce qu'on offre au joueur ce sont 100 marcs. Ces indications n'ont pas grand sens : la couronne ne peut faire référence à aucune monnaie médiévale précise (et surtout pas d'or!). Quant au marc, c'est une mesure de poids dont l'adoption comme nom de monnaie est très postérieure à l'époque des faits narrés. Couronnes et marcs sont en 1913 des mots "contemporains". Ceci indique qu'ils ont au moins un sens pour les contemporains.


florin de Lubeck, milieu 14ème siècleCurieusement donc, c'est dans le récit que Paul Gayet-Tancrède alias Samivel (1907-1992), rédige et illustre en 1948 pour la série des Albums du Père Castor que l'on trouve reprise l'idée d'un parjure du bourgmestre jouant sur deux monnaies différentes de l'époque... à condition de ne pas être trop exigeant sur les dates. Si l'épisode de Hamelin se situe en 1284, il peut y avoir des florins en circulation. En voici un émis à Lubeck, ville hanséatique comme Hamelin, au milieu du 14ème siècle. Pour le Kreuzer, la vérité oblige à dire qu'il ne circule guère avant le 16ème.

Quel est le rapport de l'une à l'autre pièce ? Difficile à dire. A Strasbourg, quand les deux monnaies circuleront, soit sensiblement plus tard (disons vers le 18ème siècle) le rapport est de 1 à 60. Au fait, la ville de Hamelin a bien émis sa monnaie. En voici un thaler d'argent frappé vers 1555.

le thaler dee Hamelin en 1555

C'est donc Samivel, juste après Bretton Woods, qui introduit cette tension monnaie forte / monnaie faible et la met en rapport de façon très graphique avec le couple que forment les enfants et les rats.

illustrations Samivel 1948

Et Bitcoin, dans tout ça ? A mon tour de faire comme Jean-Marc Daniel et consorts, de faire servir le mythe à mon propos !

Après la crise de 2008 comme en 1948 après guerre, il y a à la fois trop de peurs (les rats) et trop de monnaie douteuse en circulation. La planche à billet ou le QE, c'est toujours un mensonge pour soigner d'autres plaies. Le bourgmestre triche. Non qu'il ne possède pas d'or, mais qu'il veut le garder. Il y a de la monnaie d'or pour les uns (la monnaie banque centrale réservée aux banques elles-mêmes et à laquelle nous avons de moins en moins accès) et la monnaie en métal moins précieux (la parole des banquiers) pour les petites gens...

Passons au Pipeur. Son métier, je l'ai dit, c'est de séduire. Les gens ont un problème, et lui a la solution. On appelle cela un consultant, de nos jours. Le consultant a deux enjeux : proposer une solution qui plaise (fût-ce en ne touchant surtout pas au problème) et ... se faire payer. Mes amis se reconnaitront aisément.

J'avoue donc qu'il m'est arrivé de songer à Hamelin du temps où l'on vantait à toute heure la  technologie Blockchain ... Tous ces banquiers assis sur leur monnaie, mais incapables d'en céder trois rondelles pour entendre la vérité sur Bitcoin, furent si prompts à suivre n'importe quelle petite musique promettant, grâce à  la technologie qui est derrière  encore des économies, encore des bénéfices.

Et on ne les revit jamais, jamais dit le petit dessin animé. Pas sûr. Samivel après d'autres laisse supposer qu'ils sont arrivés quelque part sous la montagne (on dirait aujourd'hui just in the middle of nowhere) où ils se repaissent de la petite musique. La Blockchain sans jeton et sans ouverture s'est avérée être une grotte où les POC tournent, tournent, tournent...

samivel 5

Pour aller plus loin :

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67 - Les histoires des économistes

By: Jacques Favier

Pour Jean-Luc

Les économistes, quand ils s'adressent à un auditoire auquel ils supposent une intelligence limitée, aiment à invoquer l'Histoire. En soi, il n'y aurait rien à redire. J'ai même tendance à souscrire à l'assertion du regretté Bernard Maris, selon qui il n'y avait dans l'économie que la vérification par l'histoire qui soit sujette à certitude.

Le problème c'est qu'ils racontent bien plutôt des histoires que de l'histoire. Sur une remarque de mon ami Jean-Luc qui tient sur Bitcoin.fr une précieuse chronologie de Bitcoin, j'ai décidé de recenser ici quelques événements historiques fort souvent cités, mais hélas pas comme le passage du Père Noël ou l'apparition de la première dent d'un gallinacé. Ces histoires sont invoquées comme arguments en béton étayants des raisonnements péremptoires. Mais faux... car ces événements n'ont jamais eu lieu. On pourrait leur inventer un calendrier, et selon l'idée du Mad Hatter de Lewis Carroll, célébrer leur non-anniversaire.

Bitcoin  choisi comme monnaie étalon international

Voici donc une leçon d'histoire illustrée comme on le faisait jadis pour les enfants. J'y joins quelques événements qui auraient dû avoir lieu, et dont l'évocation n'est pas sans saveur... Et pour ne pas être en reste, j'en ajoute un : l'avènement de Bitcoin comme standard monétaire en 2050, événement prévu dès 2017 dans l'excellent livre "Bitcoin la Monnaie Acéphale" (double prix Nobel de Littérature et d'Economie en 2018, must read, it's amazing !)

Commençons par le jour fantastique où "ON" a remplacé le troc par la monnaie

images d'un mythe"Progrès de l'échange : La forme primitive de l'échange, c'est le troc" (Evangile selon Frédéric, Les Harmonies Économiques, Sourate IV). Donc "on" invente la monnaie, entre hommes préhistoriques ayant déjà des soucis de traders, comme échanger toute la journée, et des conditions de vie rêvées par un économiste libéral : ni Etat, ni souverain, ni contraintes, ni générations passées (ou futures)... Seulement aucun historien, aucun anthropologue, aucun voyageur ne peut donner un exemple réel de situation de troc antérieur à la monnaie. Nulle part dans le monde il n'a été possible de trouver une économie qui fonctionnerait sur les bases postulées par Adam Smith et pas mal d'autres autres qui extrapolaient en fait ce qu'ils imaginaient être les pratiques des "sauvages" d'Amérique. Mais au travers l'exemple des sociétés amérindiennes, il a au contraire été possible de prouver que le troc et l'échange marchand n'y étaient pas présents avant l'arrivée des Européens.

Tout cela n'empêche ni les manuels scolaires, ni les sites gouvernementaux de propager le mythe du troc primitif, qui permet d'introduire la monnaie comme un instrument neutre, suscité par un besoin spontané de la société elle-même, une pure commodité permettant de fluidifier les échanges.

Sur l'origine de ce mythe, on lira avec intérêt l'article de JM. Servet Le troc primitif, un mythe fondateur d'une approche économiste de la monnaie

Le jour où l'or n'a rien valu

le veau d'orQuand on a suffisamment ferraillé avec un économiste sur le statut du bitcoin pour lui faire admettre la métaphore d'un "or numérique", il se cabre et vous assène ceci : si un jour ni l'or ni le bitcoin n'ont plus la moindre valeur, vous pourrez au moins vous faire des bijoux avec votre or. Les bitcoins, eux, ne vous serviront à rien.

Outre qu'il n'en sait rien, le problème c'est qu'il n'y a jamais eu un seul jour où l'or n'ait rien valu. Souvenez-vous, même en plein désert, dès que Moïse a le dos tourné (il s'entretient avec son dieu virtuel, "sans réalité tangible", sans sous-jacent) le peuple se dépêche de se faire une idole en or et de l'adorer. Donc, justement, puisqu'on peut en faire une idole ou des bijoux, l'or ne vaudra jamais rien. Ça ne prouve sans doute rien en ce qui concerne Bitcoin, mais ça montre la légèreté des dogmes économiques, et l'aplomb effarant des grands-prêtres en charge desdits dogmes...

Le jour où Luther a emménagé à Genève

LutherCelt événement peu connu est une révélation faite en juillet 2019 par l'ineffable Jean-Marc Sylvestre expliquant avec un aplomb inimitable les raisons pour lesquelles Facebook (dont il n'est sans doute qu'usager comme vous et moi) avait choisi Genève pour y installer le Libra, comme Luther y avait fondé la Réforme. Ce n'est pas une simple bourde : les économistes aiment à expliquer, en se fondant sur des souvenirs très approximatifs de Max Weber, que l'Allemagne réussi à cause de ses racines protestantes.

Or l'Allemagne a les mêmes racines catholiques médiévales que la France, et du temps de la RFA les catholiques y étaient même majoritaires. Luther est resté vivre et mourir dans sa Thuringe. En revanche les pères de la réforme genevoise furent largement français : Jean Calvin, Théodore de Bèze et Guillaume Farel. La France n'est catholique que quand cela permet des analyses au lance-pierre...

Il y a donc lieu d'y regarder à deux fois avant de penser que l'Histoire, bonne fille, nous sert "des coïncidences d’événements intéressantes pour comprendre les mutations de l’humanité" pour parler comme JM Sylvestre, qui concluait son article sur de pitoyables divagations assurant que "l’église protestante, c’était le Uber de la chrétienté pour s’affranchir du pouvoir du clergé".

Le jour où une tulipe a atteint le prix d'une maison

le grand diable d'argentJ'ai déjà abordé le mythe de la tulipe sur ce blog, je rappelle seulement qu'il n'y a jamais eu une seule tulipe échangée au prix d'une maison : il s'agissait d'un marché d'options, certes immature, mais tenu par et pour des professionnels aguerris. L'exemple même de ceux qui n'hésitent pas à pontifier aujourd'hui en citant les tulipes.

Pour nous mettre en garde, avec leur bienveillance coutumière, contre notre tendance de petites gens écervelées à spéculer sur du vent, les grands économistes rappellent aussi que nos ancêtres ont donné leurs économies à l'aventurier John Law, dandy débauché et joueur. Au passage, le gaillard fut quand même Surintendant général des Finances. Comme Madoff le maitre nageur... qui fut aussi président du Nasdaq. Bref les crises (et les escroqueries) semblent naître assez souvent au coeur du système pour qu'on ne les impute pas sans examen ni aux marges, ni aux simples.

Le jour où l'on a reconstruit les Tuileries

Les Tuileries avant l'incendie de 1871Dans la vie d'un investisseur, il y a immanquablement un jour où l'on vous présente un produit astucieux (rapportant 5 à 10 fois le taux sans risque) et au demeurant parfaitement légal. Un truc bien clair, genre panneaux photo-voltaïques, résidences d'étudiants, économie sociale et sodidaire... avec quelque part LA PAROLE DE L'ETAT. Sa parole que la chose restera déductible, que la loi ne l'interdira pas, que le sens des mots ne changera pas, etc.

Dans ces cas là, je rappelle placidement que le Parlement français n'a autorisé le gouvernement à détruire les Tuileries en 1882, soit 11 ans après leur incendie, et alors que 5,1 millions des francs (or) avaient été mis en réserve pour leur reconstruction (techniquement possible, les dégâts ayant été fort limités) que parce que Jules Ferry avait présenté la mesure comme la ‘‘seule manière de hâter la reconstruction et de la rendre indispensable’’ et fait la promesse de reconstruire à neuf. Inversement, la tour Eiffel devait être une installation provisoire, on le jura à tous ses opposants. On discuta de sa démolition mollement en 1903, et encore en 1934 quand fut entreprise la démolition de l'ancien Trocadero. La Tour et la CSG (provisoire à sa création en décembre 1990) sont là pour longtemps.

Le dernier jour des "réparations allemandes"

Farce  triste à VersaillesLa désinvolture de la puissance publique n'est pas, consolons-nous une tare franchouillarde. L'État allemand, condamné en 1919 à payer des réparations pour avoir détruit une partie de l'Europe, a obtenu une première renégociation (plan Dawes, 1925) puis une seconde (plan Young, 1929) puis un moratoire (1931) puis tout re-cassé. Le 37ème et dernier versement du plan Young (en 1988) n'a évidemment jamais eu lieu, et on n'en a peu parlé alors... L'Allemagne a tout de même payé le 3 octobre 2010 la dernière tranche du remboursement des emprunts souscrits dans les années 20 pour payer quelques annuités. Depuis, comme on sait, les ministres allemands sont devenus beaucoup plus rigoureux sur le remboursement des dettes d'Etat. Grec surtout.

Le jour où l'inflation a atteint un tel niveau que Hitler est arrivé au pouvoir

propagandeRestons en Allemagne pour ce poncif absolu, cette erreur assidument enseignée dans nos écoles : l'inflation c'est terrible. En Allemagne, il fallait une brouette de billets pour payer le pain, les gens étaient écœurés, désespérés, alors du coup ils ont voté nazi. Je pense que c'est Fritz Lang qui a bricolé ce mythe, entre son premier Docteur Mabuse, le joueur de 1922 (que personne ne regarde mais que tout le monde cite) et le Testament du Docteur Mabuse de 1933, où il ré-interprète le personnage, tout en l'assimilant visuellement au Führer. La période d'hyperinflation allemande (juin 1921 - janvier 1924) correspond au premier film. L'arrivée de Hitler au pouvoir (30 janvier 1933) est concomitante du second. Entre temps il y a eu bien des choses sans rapport évident avec l'épisode précédent. Notamment une crise d'origine boursière en 1929, un substantiel soutien du patronat et une lourde compromission de la droite avec cet aventurier répugnant. On comprend pourquoi tant de gens préfèrent raconter l'histoire comme on le fait !

Le jour où le Général du Gaulle a pris peur d'une monnaie locale

De GaulleIl n'y a pas que les économistes des banques pour inventer des mythes historiques. Les prophètes des monnaies locales complémentaires sont gros producteurs de gentilles histoires à raconter pour émerveiller l'auditoire... ou leur enrober les raisons des échecs. La première MLC de France fut créée en 1956 à Lignières-en-Berry. En tout et pour tout 50.000 francs de l'époque (largement thésaurisés par des collectionneurs). Quand on en parle à un gars du coin (je l'ai fait, au Salon de l'Agriculture) il vous rit au nez : c'était un grosse vantardise du maire-bistrotier local. Mais dans la littérature des MLC on va lire (ici entre autres) que " l’expérience s’est arrêtée, sous pression de l’Etat semble-t-il, qui vraisemblablement a eu peur que le système fasse des émules. Il y a assez peu d’information disponible sur cette expérience, le plus complet étant un article de la revue Silence, qui reprend un article de 1979." On se recopie joyeusement les uns les autres, c'est moins fatiguant que d'enquêter...

Bref la Banque de France aurait tremblé, le Général de Gaulle se serait fâché. La vérité, c'est que les MLC ont droit à toutes les complaisances de la DGFP, à tous les aménagements du CMF et à la bienveillance de tous les députés-maires de France. Mais l'histoire est si belle ! Je l'ai entendue maintes fois, avec des variantes (selon les pays) pour expliquer toujours la même chose : ça aurait dû marcher, c'était trop beau, "ils" l'ont tuée...

Le jour où un investisseur a acheté un bitcoin à un centime

Celui qui a acheté pour une poignée de dollars de bitcoin en 2009 est aujourd'hui multi-millionnaire. On a lu cela vingt fois pour dénoncer cette finance casino, si dissemblable de la bonne finance du système. Le problème, c'est qu'il n'y a pas eu de cours du bitcoin en 2009 et que si les premiers exchanges datent de 2010, même à la fin de 2010 (où l'on avait dépassé le cours à un centime) la plupart des gens qui souhaitaient obtenir des bitcoins en France le faisaient encore de la main à la main. Sans doute le type qui raconte cette histoire n'a pas une idée précise de ce dont il parle ...

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66 - Tulipes

By: Jacques Favier

La spéculation sur la tulipe en 1637 est sans doute le morceau choisi d'histoire le plus souvent invoqué par ceux qui veulent montrer la profondeur de leur ignorance concernant Bitcoin.

Tulipe Mania

De Nout Wellink, ancien patron de la Banque Centrale des Pays-Bas, déclarant en 2013 que « au moins à l'époque on avait une tulipe, là vous n'aurez rien» au patron de Morgan, Jamie Dimon, répétant il y a quelques jours que le Bitcoin était « pire que les bulbes de tulipes » ils sont des centaines de pontifes à avoir assené la chose, complaisamment reprise par tous les faux profonds : il y aurait un demi-million de pages comportant les mots Bitcoin et Tulip sur Internet.

Dès que le cours bondit (en anglais: to leap) cette sottise fleurit. Cela doit bien dire quelque chose du monde comme il va.

La réfutation a déjà été faite d'une comparaison trop savante pour être honnête : car qui se soucie vraiment de ce qui se passait à Amsterdam du temps des moulins et de la Compagnie des Indes Orientales?

Dès 2013, un article de Bitcoin Magazine a critiqué formellement le parallèle. Depuis lors, celui-ci étant réitéré par l'establishment à chaque record ou à chaque hausse sensible de Bitcoin, il devient risible: la crise de la tulipe est un événement non réitéré. Elle ne peut expliquer Bitcoin à la fois en 2013, en 2015, en 2016, en 2017. Bloomberg vient de publier un article expliquant comment Dimon se trompe.

Quoique infiniment hasardeuses, des superpositions de courbes grossièrement effectuées par certaines publications ratent le point essentiel : la courbe de Bitcoin peut, elle, être rendue significative sur long terme une fois tracée sur une échelle semi-logarithmique où la crise actuelle n'apparaît pas forcément comme la plus profonde. La loi de Metcalfe s'applique en tendance à Bitcoin, non aux tulipes. Accessoirement donc la courbe du prix des tulipes n'a jamais connu de nouveau pic. S'il est vrai que celui de Bitcoin peut dévisser de 25% et bien plus en quelques jours (des crises d'adolescence d'un objet encore jeune ?) tous les précédents krachs ont été gommés en quelques mois. Voyez le tableau qui pourra effrayer les coeurs mal accrochés mais qui ne ressemble pas à l'affaire des tulipes.

Venons-en à la comparaison historique et inscrivons la dans sa propre histoire.
Dès 2006 (avant Bitcoin!) un économiste de l'UCLA avait rappelé, dans un article publié par la revue Public Choice The tulipmania: Fact or artifact? qu'il s'agissait, en fait de fleur, d'un marronnier toujours fleuri. Le premier apport de Earl A. Thompson (1938-2010) dans cet article est de reprendre le récit mythologique qui fonde cette histoire de tulipe, et d'en revenir à la réalité historique, sur fond de Guerre de Trente Ans, et à son contexte juridique, qui tient de la manœuvre maladroite sur un marché immature.

L'histoire de la tulipe telle qu'on la raconte avec une assurance hautaine, n'est en réalité pas même une fable d'économiste. Elle provient d'un certain Charles Mackay (1787-1857) journaliste, écrivain et poète écossais, principalement connu pour quelques chansons et pour son livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publié en 1841.

Popular delusions and the madness of crowds

Un livre qui vise la folie de la foule (thème typique du siècle qui suit la révolution française! ) et qui sollicite largement les anecdotes utilisées. Car il ne semble pas qu'il y ait eu «folie» et moins encore « foule » dans l'affaire qui secoua un peu Amsterdam en 1637. Seulement, réputer que l'homme de la rue est idiot et dénoncer l'aveuglement des foules, c'était si élégant au 19ème siècle...

Mackay n'a pas fait ce qui pourrait être qualifié de recherche historique critique. Il a recopié des pamphlets de religieux calvinistes qui, au 17ème siècle, voyaient d'un fort méchant oeil le développement de l'économie de marché. Au passage, cela va à l'encontre d'un autre poncif, celui qui oppose le protestantisme capitaliste au catholicisme ennemi de l'argent. Le discours moral contre cette spéculation inspira Breughel le Jeune qui dans sa Satire de la Tulipomania peinte en 1640 représenta les acheteurs de tulipes comme des singes. Une métaphore que les bitcoineurs n'ont pas encore eue à endurer...

Brueghel le Jeune, Satire de la Tulipomanie, 1640

Que s'est-il réellement passé ? La spéculation fut loin de ne porter que sur la tulipe. Si c'est celle-ci que les prédicateurs calvinistes, et Mackay à leur suite, ont cru devoir immortaliser, c'est que la focalisation sur cet objet marginal leur permettait de ne pas dénoncer la spéculation en soi, qui portait tout aussi bien sur le blé. On retrouve cela aujourd'hui dans un discours dénonçant la spéculation sur Bitcoin tenu fort doctement par des gens qui trafiquent de tout du soir au matin.

De même l'emballement de 1637 fut loin d'être le fait de « la foule » comme le dit Mackay en suivant son idée et non les faits. Il fut tout au contraire bien circonscrit dans un milieu de marchands avisés. A partir de 1634, les Français s'étaient mis à aimer les tulipes et à en commander beaucoup. Plantées à l'automne, les fleurs n'étaient livrables qu'au printemps. Ceci favorisa fort naturellement l'apparition d'un marché d'options, lesquelles étaient à l'époque fort simples : versement d'une prime donnant le droit (non l'obligation) d'acheter à terme à prix fixé. C'est ce marché qui s'est emballé, avec une hausse du sous-jacent de l'ordre de 5900%, jusqu'à son éclatement le 6 février 1637.

Il n'y a pas eu de « crise financière » contrairement à ce qui se répète par copier-coller. Personne n'était tenu de lever les options. Je cite l'étude de Thompson : la crise fut «an artifact created by an implicit conversion of ordinary futures contracts into option contracts in an imperfectly successful attempt by Dutch futures buyers and public officials to bail themselves out of previously incurred speculative losses in the impressively price-efficient, fundamentally driven, market for Dutch tulip contracts (...). The “tulipmania” was simply a period during which the prices in futures contracts had been legally, albeit temporarily, converted into options exercise prices».

Le plus drôle, c'est qu'il revint en effet au pouvoir politique de clore l'incident. Une chose que nul n'aime évoquer, mais qui ne fut pas une exception dans la riche histoire des marchés officiels.

Allez... une petite scène culte bien française pour oublier Amsterdam et ses tulipes : Le sucre (1978) avec ici Claude Piéplu, Gérard Depardieu et Jean Carmet. Une histoire vraie (1974) sans le moindre soupçon de cryptographie, mais avec des cours multipliés par 50 sur un marché réglementé...

Malséant de rappeler cette vieille histoire ? Si Bitcoin s'effondrait, l'État ne paierait rien. Pas de « risque systémique ». Voilà une différence notable avec toutes les tulipes, sucres, subprimes et autres spéculations nées au cœur du système et non en ses marges ou dans des cercles alternatifs.

Je ne voudrais pas en rester là. Quelque comiques que soient les menaces du patron de Morgan promettant de virer ses traders s'ils touchent à Bitcoin alors même que sa banque s'affiche parmi les plus gros acheteurs d'Exchange Traded Notes sur Bitcoin (lire ici) et dépose demande sur demande pour breveter par petits bouts la blockchain (qui ne lui appartient point) et forger un bitcoin-privé, ses gesticulations ne disent rien de plus que ce que chacun sait déjà de ces gens-là.

Sans doute ont-ils lu l'étude de Earl Thompson, suivi sa démonstration historique, compris les explications mathématiques sur l'évolution du prix des options de tulipes. Ils ne sont pas (tous) grossièrement incultes. Là n'est pas le problème.

Ce qui est bien plus écoeurant, c'est que leur « Sermon sur la Tulipe » devrait viser au cœur le capitalisme contemporain bien davantage que Bitcoin.

Dans son livre publié en 2013 Le trésor Perdu de la Finance Folle, Jean-Joseph Goux revient sur ce qu'il avait préalablement appelé « l'esthétisation de l'économie politique », ou la « frivolité de la valeur » au siècle des Lumières, annonçant selon lui le capitalisme post-moderne où la subjectivité du consommateur est la source prédominante du prix.

Goux et VoltaireConte pour conte, celui de Voltaire intitulé justement Le monde comme il va est bien plus digne d'intérêt que celui forgé par Mackay sous des oripeaux d'histoire économique. On y voit comment, dans une ville imaginaire qui ne peut être que Paris, le visiteur achète tout ce qu'il lui plait « beaucoup plus cher que ce qu'il valait » à un marchand parfaitement honnête, cependant, puisqu'il lui rend plus tard la bourse qu'il avait oublié par mégarde. Écoutons donc plutôt le marchand de colifichets du conte de Voltaire: « Si dans six mois vous voulez le revendre, vous n'en aurez pas même ce dixième. Mais rien n'est plus juste ; c'est la fantaisie des hommes qui met le prix à ces choses frivoles ».

aliénéDe sorte que la grande question, en matière de tulipes, pourrait bien s'énoncer de la façon suivante : l'iPhone X, même doté de 256 Go, vaut-il réellement 0,42 bitcoin ? La Rolex Oyster Perpetual Date en acier vaut-elle bien 1 bitcoin ? Le sac Hermès Kelly de 30 cm vaut-il vraiment 1,34 bitcoin ?

Non, bien sûr? Eh bien les prix vont baisser. En bitcoin.

De qui se moque-t-on ici ? De nous tous, même de ceux qui ont « raté leur vie » comme disait Monsieur Séguela et n'ont pas accès à ce demi-luxe. Nous sommes maintenant dans un monde où les pâtes à tartiner sont en édition limitée, où les bouteilles de soda ont des séries collectors, de façon à ce que rien ne soit relié à une valeur d'usage mesurable, mais que tout soit tulipe dans nos supermarchés de périphérie urbaine.

J'ai évité jusqu'ici le jeu de mots sur bulle et bulbe, je ne résite pas au plaisir de suggérer cette réponse aux prophètes à tulipes: « mêlez vous de vos oignons, nous prenons soin des nôtres ».

Pour aller plus loin sur les tulipes et sur Bitcoin :

Quelques choses amusantes sur la spéculation (hors tulipes) :

Le récit de la Tulipe le plus indécent : On le doit à l'indécrottable Jean-Marc Daniel, qui avait déjà usé d'une référence historique au Monneron de façon tout à fait grotesque et qui se transforme lentement en historien de bistrot. Le coup de la salade : on dirait du vécu ! En revanche le pauvre Newton , récupéré dans un dictionnaire de citation j'imagine, n'a pas perdu un kopeck sur la tulipe en 1637, mais sur la South Sea en 1720. Bref un placement boursier. Et encore semble-t-il que cette histoire aussi soit largement "sur-vendue", comme je le suggère dans mon commentaire en bas du billet suivant, consacré aux histoires des économistes...

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51 - Des météores ?

By: Jacques Favier

(Questions impériales sur Satoshi - II)

Le colonel Chabert déjà évoqué ici pour évoquer l'impossible retour de Satoshi fait lui-même signe vers un autre revenant, d'un tout autre poids historique : Quand je pense que Napoléon est à Sainte- Hélène, tout ici-bas m’est indifférent dit-il.

un retour

Or l'Empereur, lui, avait déjà réussi un premier retour : le 1er mars 1815, il débarqua à Golfe Juan, revenant de l'ile d'Elbe après 10 mois d'absence et il fut "reconnu" immédiatement. Balzac, encore, fait dire à son Médecin de campagne : Avant lui, jamais un homme avait-il pris d'empire rien qu'en montrant son chapeau ? Bonne question... Ce vol de l'Aigle fit longtemps espérer par ses partisans un nouveau prodige.

LeysCe miracle d'un nouveau retour après une évasion rocambolesque de Sainte-Hélène à laquelle Napoléon semble s'être toujours refusé (*), certains romanciers l'ont imaginé. Simon Leys (1986), tout en supposant que l'empereur revient vivant en France, s'intitule tout de même le sien "La mort de Napoléon" et il n'est pas sans rapport avec ce qui peut être la situation d'un génie inconnu comme Satoshi : l'impossibilité non seulement de "revenir", mais plus radicalement d'être soi-même.

Comme il ressemblait vaguement à l’Empereur, les matelots l’avaient surnommé Napoléon. Aussi, pour la commodité du récit, ne l’appellerons-nous pas autrement. Et d’ailleurs, c’était Napoléon. (...) Seul le maître d'équipage désapprouvait cette appellation. Que l'on associât le nom de son dieu à ce petit homme laid avec son ventre enflé et ses jambes grêles, lui paraissait sacrilège.

en 1820Il est vrai que le portrait fait de lui par un anglais en 1820 laisse envisager combien peu reconnaissable aurait pu être l'enfant prodigue de la gloire après quelques années de pourissoir tropical.

Mais l'auteur vise au coeur, présentant Napoléon étranger à lui-même sur le bateau de son évasion : Entre le personnage qu'il avait dépouillé et celui qu'il n'avait pas encore créé, il n'était temporairement personne. Débarqué à Anvers il ne reconnut pas même le bassin Napoléon qu'il avait inauguré en personne dix ans plus tôt. À Waterloo il a le sentiment d'être là pour la première fois. À Paris le voici errant, recueilli comme vieux soldat par de vieux soldats, tous nostalgiques de l'empire. Et un jour la terrible nouvelle arrive. Sur la petite île lointaine, l'empereur (son sosie, donc) vient de mourir. Tout le monde pleure autour de lui. Lui est foudroyé, sa destinée devenait posthume.

Voici maintenant qu'un obscur sous-officier, rtien qu'en mourant sottement sur un rocher désert à l'autre bout du monde, avait réussi à dresser sur son chemin le rival le plus formidable et le plus inattendu qu'on puisse concevoir : lui-même !

S'il revenait Satoshi n'aurait-il pas à se battre contre Satoshi lui-même?

Le Napoléon de Leys est vrai, extrêmement crédible. Et pourtant il "se reconstruit" (ce mot que Jean-Paul Kauffmann déteste) ... comme marchand de melons. Le personnage de l'empereur est désormais largement occupé par les fous. Une visite à l'asile l'en convainc : une malheureuse épave présentait une image mille fois plus fidèle, plus digne et plus convaincante de son modèle que l'improbable fruitier chauve qui, assis à ses côtés, l'examinait avec stupeur.

James Sant 1900Napoléon vieillit : chaque fois qu'il se rendait chez le barbier, il mesurait dans le double miroir avec une fascination hypnotisée l'effacement progressif de ses traits originaux, petit à petit supplantés par ceux d'un inconnu qu'il méprisait, qu'il haïssait - et qui lui inspirait une horreur grandissante. C'est ce que peut suggérer la toile de James Sant La dernière phase (1900) récemment présentée au public lors de l'exposition Napoléon à Sainte-Hélène au Musée de l'Armée.

Jusqu'où peut-on comparer Satoshi Nakamoto à Napoléon Bonaparte ? Au plan psychologique, nul n'en sait rien. Quant à l'amour des mathématiques, il est patent chez les deux hommes (*). C'est au regard d'une forme particulière de génie, qu'il y a, me semble-t-il, chez l'inconnu de 2008 une sureté du regard, une capacité d'agencer de manière proprement lumineuse des facteurs de nouveauté révolutionnaires avec des éléments pré-existants (d'ancien régime) que l'on retrouve chez le Premier Consul. Enfin c'est surtout dans l'optique d'un Hegel ou d'un Marx qu'il me paraît que la comparaison est permise.

hegel

Pour Hegel(*), Napoléon est l'instrument de l'Absolu sur le théâtre du monde, Napoléon, en entrant à Iéna l'épée en main le jour où le philosophe achève sa Phénoménologie de l'Esprit, devient le héros de l'histoire moderne. Je ne crois pas forcer le trait en le retrouvant chez Satoshi. Il s'empare d'une citadelle, celle de la monnaie, achevant un mouvement multiséculaire de libération de l'homme des corps intermédiaires, des liens et des autorités. Le P2P, c'est l'Absolu du 21ème siècle.

Renversant l'idéalisme hégélien tout en conservant sa dialectique historique, Karl Marx ne voit en Napoléon ni l'empereur romain du sacre ni le dieu de la guerre mais le génie qui va permettre l'éclosion de la société bourgeoise moderne en France et sur une bonne part du continent. Il reviendra à d'autres de dire, de même, ce qu'aura été réellement le travail historique de Satoshi Nakamoto.

Mais quand le travail est accompli, l'histoire se passe assez bien des grands hommes. En 1791, le lieutenant corse de 22 ans l'avait déjà noté : les hommes de génie sont des météores destinés à brûler pour éclairer leur siècle. Plutôt que de pourrir en victime de ses ennemis, autant faire comme Satoshi et move on to other things.

vieux




Pour aller plus loin :

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50 - Il prit la résolution de rester mort ?

By: Jacques Favier

( Questions impériales sur Satoshi - I)

Satoshi Nakamoto est une énigme et le demeurera peut-être. Je n'ai pas l'intention d'ajouter ici mes hypothèses personnelles à la longue suite de celles qui ont déjà été formulées (voir sur le site bitcoin.fr). Pour moi, son mystère qui anime bien des conversations dans la communauté (qui est-il, ou qui sont-ils ? que pense-t-il de tel ou tel problème ? que va devenir son magot ? ) est consubstantiel au bitcoin, si du moins comme l'écrit quelque part Hegel, la vérité n'est pas comme une monnaie qui, telle qu'elle est frappée, est prête à être dépensée et encaissée. La vérité contient de la vie, da la souffrance et de la mort.

le mort d'Eylau

Je ne peux donc partager entièrement le point de vue purement technicien de Peter Todd selon lequel l’identité de Satoshi est simplement une curiosité historique.

L'apparition épisodique d'un prétendant est une chose qui ne peut qu'amuser l'historien comme elle stimule le romancier et intéresse le psychologue.

Des quatre faux tsars Dimitri successifs à la bonne dizaine de faux Dauphins du Temple, on ne manque pas de références en la matière. Chacune de ces histoires témoigne de la conjonction de trois facteurs : un événement historique mystérieux, inouï ou scandaleux, l'existence d'un désordre mental individuel et une situation d'incertitude politique collective. Il n'est pas question de les rappeler ici, mais seulement de souligner la ressemblance frappante avec ce que nous voyons autour des "prétendants" Satoshi et de leur interférence dans les problèmes de gouvernance du bitcoin.

Une chose, néanmoins m'étonne toujours. Pour soutenir (rarement) comme pour réfuter (le plus souvent) tel ou tel prétendant, la plupart de mes amis se forgent implicitement l'image parachronique d'un Satoshi qui serait aujourd'hui le même qu'en 2008. On compare la langue, le style, la démarche du prétendant aux traces, bien rares de surcroît, laissées par le disparu. Comme si le temps n'avait pas passé sur lui autant que sur nous.

chabertIl y a un héros de roman qui est l'archétype de cette situation, c'est le Colonel Chabert de Balzac. Cet enfant trouvé dont une révolution a fait un soldat, un héros, Grand Officier de la Légion d'Honneur, disparaît de l'histoire dans le tumulte d'une bataille terrible (Eylau, 8 février 1807) et réapparaît à Paris deux ans après Waterloo, alors qu'il est officiellement mort.

C'est un héros dépossédé, émouvant, mais assez lucide. Un roi goutteux a remplacé son empereur, un aristocrate l'a remplacé dans le lit de sa femme, la société a changé, il ne la reconnait pas davantage qu'elle ne le reconnait lui-même.

Au terme de ses efforts, il prend, dit Balzac, la résolution de rester mort. Le roman de Balzac nous donne finalement des clés pour tenter de comprendre la situation, que Satoshi soit l'un des prétendants connus, ou bien qu'il soit tout autre et reste caché.

Tant qu'il prétend à être reconnu, Chabert est traité de fou. On voit bien qu'une partie des critiques contre les prétendants Satoshi vise la qualité de leur état mental. Comme si un héros (de guerre ou de science) était un homme ordinaire et comme si pareille situation ne devait pas le rendre plus étrange encore qu'il ne l'était de nature!

craighJ’irai, s’écria-t-il, au pied de la colonne de la place Vendôme, je crierai là : « Je suis le colonel Chabert qui a enfoncé le grand carré des Russes à Eylau ! » Le bronze, lui ! me reconnaîtra.
Et l’on vous mettra sans doute à Charenton lui répond l'un des rares personnages honnête et qui croit en ses dires.

Chabert finalement renonce. A vrai dire, il a renoncé depuis longtemps, il n'a cessé de renoncer depuis dix ans : je fus convaincu de l’impossibilité de ma propre aventure, je devins triste, résigné, tranquille, et renonçai. On me dira que certains prétendants ne sont ni résignés ni tranquilles ? Mais écoutons Craig Wright, et convenons, au moins, qu'il parle comme un héros balzacien (bien sûr il y a aussi des escrocs chez Balzac) : Je suis désolé. Je croyais que je pouvais le faire. Je croyais que je pouvais mettre les années d’anonymat et de dissimulation derrière moi. Mais, à mesure que les événements de la semaine se sont déroulés et alors que je me préparais à publier la preuve que j’avais accès aux premières clés, j’ai flanché. Je n’ai pas le courage. Je ne peux pas. C'est à peu près le trajet de Chabert !

Le temps change tout ; ce qui est intime, ce qui est social, ce qui est politique. Le colonel avait connu la comtesse de l’Empire, il revoyait une comtesse de la Restauration dit Balzac pour évoquer l'épouse de Chabert.

Que doit penser Satoshi ? Huit ans après la grande crise, les banques n'ont jamais été aussi puissantes. Goldman Sachs, qui peut aussi facilement mettre à genoux un peuple que recruter un commissaire européen, développe sa blockchain sans bitcoin, dépose des brevets. Le monde ne bruisse que d'une forme précise de "technologie blockchain", celle qu'il sera possible de transformer en jeu de société.

Un point central du roman est que Chabert semble pourtant tenir davantage à sa femme et à son honneur qu'à son trésor. Il vaut mieux avoir du luxe dans ses sentiments que sur ses habits. Ce qui ramène au million de bitcoins de Satoshi Nakamoto, trésor interdit ou abandonné, peut-être perdu, et qui alimente tant de spéculations.

Il y a un homme qui se passionne pour Chabert, c'est Jean-Paul Kauffmann. Glissons, puisqu'il déteste que l'on en parle, sur son statut d'otage (durant 3 ans, au Liban) et disons que, selon Jérôme Garcin, sa singulière bibliographie ressemble désormais à un long traité de la fuite, à un précis de disparition dans des lieux sinistres et carcéraux où le temps s’est arrêté et les portables ne passent plus. Lui-même, dans son dernier livre, écrit : je ne suis pas devenu meilleur, simplement plus vivant et plus loin je ne me suis pas reconstruit à l'identique.

kauffmann

Dans ce livre, Outre-terre, il se promène sur le champ de bataille d'Eylau en songeant à Chabert. Il est plus facile de s'identifier à lui qu'au Père Goriot ou à Eugénie Grandet. Chacun peut y chercher, à travers son histoire personnelle, des traces de ses propres heurts, de ses arrachements, de ses phobies. Chabert est la figure de l'absent, du disparu, du gêneur.

De même Satoshi disparu, fantomatique, ne devient-il pas, peu à peu, lui aussi une forme de menace ?

Pour aller plus loin :

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44 - La Liberté

By: Jacques Favier

Lors d’un colloque à l’Assemblée Nationale, on m’avait demandé de répondre à la question : Pourquoi, achète-t-on des bitcoins ? Est-ce la confiance qui mobilise les bitcoineurs ou plus simplement une analyse rationnelle du risque au regard des gains escomptés ?

J’avais répondu qu’il y avait bien des raisons, au delà de l’intérêt, pour désirer détenir du bitcoin. Le bitcoin n’est pas intéressant, il est passionnant, et pour au moins trois raisons : la dimension ludique et communautaire, l'émerveillement technologique et le projet politique.

Quand j’en vins au projet politique, je dus avouer qu’il était difficile à présenter simplement. Je jugeais un peu dur, dans ce temple de nos institutions nationales, d’aller clamer « no borders no banks » et me contentai donc de rappeler que le cœur du projet d’une monnaie décentralisée c’était la liberté du cyberespace, mais en précisant «au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance ». Façon de dire que ce n'était pas forcément ce que, depuis les Augustes romains, les politiques entendent volontiers par Liberté.

de Sevère Alexandre à Sempé

Or pendant ce temps, un artiste contemporain que j’ai déjà évoqué ici abordait lui aussi la chose à sa façon. Youl a déjà revisité, à la demande de clients bitcoineurs, la Cène de Vinci et les Joueurs de Carte de Cézanne. A chaque fois je suis étonné de la pertinence de ses intuitions, et j’échange volontiers avec lui.

promenade au LouvreUn de ses clients venait de lui commander une toile inspirée de la cultissime Liberté guidant le Peuple d’Eugène Delacroix que le Cercle du Coin avait, presque en même temps, adoptée comme illustration de son communiqué de presse « pas de révolution Blockchain sans Bitcoin ».

Songeant à cela durant que je parlais, je me demandais si ce n'était pas un choix trivial, voire fâcheux. La liberté figure sur des monnaies depuis le temps de Rome, et ce même tableau, passablement sagouiné, avait jadis servi à illustrer un billet de 100 francs créé en 1978 et qui circula jusqu’à la fin du siècle. Je me gardai bien d’évoquer tout cela devant tant d’officiels et me promis d’y revenir pour mes lecteurs.

Depuis mon billet sur sa Cène, Youl me fait l'amittié de me montrer certaines étapes de son travail.

Youl premières ébauches

Disons d’abord un mot sur Delacroix : un peintre non-académique mais non-révolutionnaire, plutôt admirateur de Napoléon. Il n’a pas participé à l’insurrection de 1830. Et pourtant on voit partout son tableau comme illustration de cette révolte et des suivantes, voire pour illustrer « les Misérables » (avec le petit Gavroche) alors qu’en fait c’est sans doute Hugo qui s’est inspiré du peintre, bien des années plus tard, pour écrire le récit d’une insurrection républicaine de 1832, qui fut durement réprimée par le régime établi deux ans plus tôt.

La toile de Delacroix célèbre en effet les « trois glorieuses » journées du 27, 28 et 29 juillet 1830 au cours desquelles la foule de Paris (bourgeois et ouvriers réunis) renversèrent la monarchie « de droit divin » du dernier des frères de Louis XVI. Mais la haute-bourgeoisie et sa presse ne voulaient ni de la République parce qu’elle était perçue comme un facteur de désordre social, ni du fils de Napoléon, parce que l’empire aurait hérissé les puissances étrangères. On décida donc de placer sur le trône le cousin du roi renversé, Louis-Philippe et l'on fut bien heureux d'une solution finalement dénuée de toute légitimité : Louis-Philippe n'était pas le successeur légitime, son père avait voté l'abolition de la monarchie et la mort du roi, et aucun suffrage populaire ne vint jamais conforter ce régime bâtard. On est bien loin des sentiments qu’inspire aujourd'hui l'icône de Delacroix.

Delacroix, 1830

Cette Liberté illustre ainsi une révolution confisquée. Voilà justement quelque chose que les bitcoineurs peuvent parfois ressentir lors de certaines conférences sur la révolution Blockchain...

Le peintre a peint sa toile célèbre plusieurs mois plus tard, quand les « trois glorieuses » ont accouché d’un régime d'oligarchie financière et de haute-bourgeois. Sa Liberté tient un peu de la déesse antique, mais elle tient aussi de Marianne, fille du peuple à peau brune. Quand les critiques virent le tableau, ils le trouvèrent grossier, ils protestèrent que Delacroix déshonorait la glorieuse révolution de juillet en la peignant avec des teintes d’ordures. Or, de la glorieuse révolution, il ne restait déjà que ce qui est au sommet de la pyramide sur laquelle est construit l'agencement de ce tableau: le drapeau. Les visiteurs du Louvre le reconnaissent comme celui de la France mais en 1830 il était encore celui de Valmy et d'Austerlitz, tout juste adopté par le nouveau régime.

La "révolution" consista en effet à changer le drapeau, tandis que le nouveau roi se couchait dans les draps de l'ancien, et que ses préfets et ses gendarmes maintenaient partout le même ordre. Delacroix a-t-il voulu rappeler que le régime déjà embourgeoisé qui était né de l’événement de 1830 n’avait sa légitimité (et sa limite?) que dans la violence? Les soldats qui tirèrent sur les insurgés de 1830 firent la même besogne au service du nouveau régime.

Il y a un goût très amer dans cette Liberté. Il suffit de songer que la toile reprend ostensiblement la composition du Radeau de la Méduse (1819), l'histoire d'une catastrophe..

La Méduse 1819

Maintenant, qu’allait faire Youl ?

Le drapeau orange n'est pas une surprise, même si la couleur n'apparaît pas sur les premières ébauches. Et autour de la Liberté on s'attend à voir une représentation métaphorique des forces et des métiers à l’oeuvre dans la révolution de la décentralisation : développeurs, cryptologues, hackers, bloggers. Bien sûr Youl met aux mains des émeutiers des pics, symboles transparents du travail des mineurs.

La difficulté, c’est que la toile de Delacroix, c’est fondamentalement (d'après le peintre lui-même) une barricade. Il y a eu des morts en juillet 1830. Pas des milliers, mais assez pour couvrir de leurs noms la colonne de la Bastille qui commémore cela. Dieu merci, l'apparition du bitcoin n’a pas encore fait de morts (sauf des coupables : Karplelès and Co), mais on peut dire que certains aujourd’hui souffrent, voire meurent, du fait des monnaies-dettes. Youl n'a pas éludé cette dimension. Le sol reste jonché de corps sacrifiés.

Youl nouvelle ébauche

Le « vieux monde » n'a guère sa place sur la toile de Delacroix. Les tours de Notre Dame, sur lesquelles flotte un minuscule drapeau tricolore, situent discrètement l'action dans la cité de toutes les révolutions et font sans doute une allusion au caractère très catholique du roi renversé. La BCE prend cette place dans le fonds de la toile de Youl, décor un peu stérile et symbole d'un système lointain.

Youl, ébauche avec monuments

C'est le moment de regarder la même Liberté quand elle ornait un billet de banque centrale.

la liberté pour 100 francs

Les plus anciens se souviennent des rumeurs (généralement invérifiables) assurant que tel ou tel pays refusait de laisser circuler cette coupure pour son indécence supposée. Nul ne semblait s'offusquer que cette liberté n'eût point de monument à prendre d'assaut ni d'émeutier à entraîner si ce n'est un enfant unique, en quoi je pense voir une auto-célébration de la génération 68. Comme sur la pièce romaine, c'est une Liberté sans contenu conceptuel qui guide un peuple sans remise en cause vers un avenir sans changement. On ne peut que songer, devant cette récupération d'une Liberté révolutionnaire recyclée en symbole patriotique à l'étrange transformation qui ferait de la technologie de Satoshi un instrument à alléger les charges des banques.

Au fait, qu'est-ce qui provoqua la révolution de 1830 ? Des ordonnances prétendant réduire la liberté d'expression et restreindre le droit des électeurs. Tiens, tiens...

Allez ! Voici le tableau de Youl terminé. Avec un tel drapeau il devrait conserver sa force révolutionnaire ! Bravo !

La liberté par Youl




Pour aller plus loin :

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43 - Le bitcoin : d'Oresme à Galilée ?

By: Jacques Favier

(cet article a été traduit en chinois)

À la Conférence « Blockchain : disruption et opportunités » tenue le 24 mars à l'Assemblée nationale, on m'avait demandé une brève mise en perspective de la notion de confiance, notamment à travers la figure de Nicolas Oresme.

Que peut encore avoir à nous dire de ce que nous observons aujourd’hui, un moine normand que l'on a parfois décrit comme l'Einstein du 14 ème siècle et dont les financiers seuls se souviennent qu'il estimait que la monnaie est l'affaire des marchands ? De cet érudit, économiste, mathématicien et traducteur d'Aristote, chez qui l'on trouve avec des siècles d'avance des principes qui seront ceux de Gresham, de Turgot, d'Adam Smith ou de Jean-Baptiste Say, il arrive aujourd'hui que se réclament ceux qui aspirent au retour d'une "monnaie valeur" (même si Oresme ne confondait pas la monnaie et la richesse!). J'ai donc pensé que l'idée de partir d'Oresme pour introduire une réflexion autour du bitcoin était bonne, mais pour aller où ?

Voici le texte (un peu remanié et completé) de mon intervention.

Nicolas Oresme

En apparence Oresme n’a pas grand’chose à nous dire. Il a vécu plus de 70 mutations monétaires, qui ont fait perdre 50% de sa valeur à la monnaie métallique. Ceux qui ont moins de 50 ans, en France, n’ont rien connu de comparable et franchement ça se sent parfois un peu dans leurs commentaires.

Oresme, en bon aristotélicien, réprouve l’intérêt sur l’argent, qui est le dangereux fondement de nos monnaies actuelles, mais il conteste aussi le droit de l’Etat sur la monnaie, droit qui est remis en cause avec le Bitcoin.

La monnaie, nous dit Oresme, n'est pas la propriété du prince. Elle appartient à ceux qui la gagnent, à la collectivité de ses utilisateurs, qui seule peut en définir le statut. Mais ne nous y trompons pas : quand Oresme dit que la monnaie est affaire de marchands il parle de bonne monnaie. Il aurait peut-être approuvé l’indépendance de la BCE, certainement pas le Quantitative Easing car la monnaie ne se peut faire par alkemie.

Pour Oresme, la confiance est confiance dans la valeur autant que dans l’échange. Aujourd’hui on confond les deux choses, assez frauduleusement.

Je dois donc revenir sur la présentation qui est généralement faite de la confiance comme naturellement suscitée et entretenue par une institution tierce et centralisée. Je crois que c’est simplement faux. Les hommes se font d’abord confiance l’un à l’autre, entre frères, amis, voisins. La première forme de monnaie-dette chacun la connait : au café on ne partage pas, on dit « je te revaudrai ça ». Je suis de ceux qui pensent que la monnaie n’a pas d’origine précise et qu’elle est, comme le langage lui-même, (confère l’expression sur parole) un élément constitutif de notre humanité.

Il suffit de rappeler que les mots confiance et confidence ont les mêmes racines latines pour voir que la confiance est chose intime. La confiance (au delà du premier cercle) est historiquement de nature ethnique ou religieuse. Voyez le rôle que les liens familiaux et religieux jouent traditionnellement dans certaines communautés de marchands (lombards, juifs, ismaéliens, gujaratis) et sur certains marchés comme celui du diamant.

Or la puissance publique n’est pas de nature intime, ethnique ou religieuse. L’idée qu’elle soit le fondement de la confiance dans la monnaie est, au mieux, une mythologie destinée à faire de nécessité vertu.

Les pères du papier

L’assignat qui annonce la terreur (laquelle avait manqué au système de Law) n’a aucun fondement républicain. Il tient bien plus du despotisme de Catherine II, qui s’inspirait d’Ivan Possochkov, un économiste du temps de Pierre-le-Grand qui disait crument que la matière dont la pièce est faite importe peu et que la volonté de l’empereur serait d’attribuer la même valeur à un morceau de cuir ou à une feuille de papier, elle suffirait.

La confiance dans cette monnaie d'État est sans cesse invoquée. Mais du fait de son cours forcé elle est parfaitement invérifiable et souvent fort mince. Toute personne qui a fait un an d’études d’histoire sait que le petit épargnant finit toujours grugé. Nos concitoyens ont lu que les banques étaient fragiles, ils soupçonnent que les garanties des dépôts sont illusoires, et ils ont entendu un ministre plutôt pondéré leur dire que la France est en faillite. Les plus informés ont compris ce que chypriation et résolution bancaire veulent dire.

Chez le percepteur, Jan Massys, 1539

Ce qui donne son efficacité, sa valeur, à la monnaie officielle ce n’est pas du tout ma confiance ou celle de l’épicier, comme le dit la bibliothèque rose de l’économie, c’est le percepteur qui exige cette monnaie et l’accepte au nominal. Le fisc (autant et plus que le commerce) est la raison d’être et le vrai fondement de la monnaie régalienne. Contre le moine Oresme, c’est donc Jésus qui a raison quand il parle du « denier de César ».

un percepteur romain

Quand l’évangile écrit Ἀπόδοτε οὖν τὰ Καίσαρος Καίσαρι, comprenons qu’il faut payer ses impôts à l’Etat mais placer sa confiance dans la société.

Cependant, en matière d’agencement de la société face aux Etats, nous sommes moins dans un « moment social » ( dans lequel Oresme nous parlerait de l’autonomisation des échanges par rapport au prince) que dans un « moment mathématique », où l'on découvre comme le fit Galilée en d'autres domaines, qu'il est possible de se passer de quelques mythes.

Galileo Galilei peint par Le TintoretLe moment Galilée apporte sa part de désenchantement pour les nostalgiques, d’exaltation pour les imaginatifs.

Au delà du hype ludique et communautaire, au delà de l'émerveillement technologique, il y a aussi ici un projet politique, difficile à présenter simplement surtout à des non-américains. Le slogan « no borders no banks » manque probablement de tact. Le cœur du projet, c’est je crois la liberté du cyberespace. Liberté au double sens d’absence de contrôle et de répression, mais aussi de fluidité, d’instantanéité, de partage et de confiance.

Désormais, et c’est une déflagration, la confiance est écrite en langage mathématique.


Pour aller plus loin :

  • Sur Oresme : une présentation du Traité des Monnaies (1355)
  • Étant de ceux qui pensent que les premières monnaies furent sans doute les femmes (ce que suggère me semble-t-il David Graeber) je trouve particulièrement succulente cette phrase d'Oresme : Si comme donc la communaulté ne peult octroyer au prince qu’il ait la puissance et auctorité d’abbuser des femmes de ses cytoiens a sa voulunté, et desquelles qu’il luy plaira, pareillement elle ne luy peult donner privilleige de faire à sa voulunté des monnoies.
  • Télécharger une traduction du Traité des monnaies en pages 47 à 92 de l'ouvrage réalisé par une équipe conduite par Jean-Michel Servet et mis en ligne par l'Institut de Coppet.
  • La citation complète de Possochkov : Ce qui fait la valeur d'une pièce de monnaie, ce n'est pas l'or, l'argent, le cuivre, la matière plus ou moins précieuse qui a été employée pour la confectionner; non, rien de tout cela ne fait que cette pièce de monnaie soit reçue en échange d'un boisseau de blé ou d'une pièce de drap. Ce qui fait cela, c'est l'image de l'empereur frappée sur le métal, c'est la volonté de l'emperuer exprimée par cette image, d'attribuer à ce morceau de métal une efficacité telle qu'on l'accepte sans hésiter en retour des choses ayant une valeur réelle, servant aux usages réels de la vie. Et dès lors, la matière dont cette pièce est faite importe peu. La volonté de l'empereur serait d'attribuer la même valeur à un morceau de cuir , à une feuille de papier, elle suffirait, et il en serait ainsi.
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30 - Fouché, un policier sans algorithmes.

By: Jacques Favier

Un jour qu'en sortant d'un repas entre bitcoineurs nous discutions de la loi sur le Renseignement, j'opinais que la police algorithmique en saurait toujours moins que n'en savait Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1802 puis (après une première disgrâce) de 1804 à 1810. Quel tollé...

Il ne s'agissait pourtant point d'une coquetterie d'historien. Au moment de cette conversation, j'avais en tête l'attitude de Fouché après le célèbre attentat de la rue Sainte-Nicaise mais également les efforts pathétiques de nos dirigeants pour parer les coups assez similaires des terroristes du moment.

la machine infernale

le Fouché de WaresquielJe persiste dans mon opinion, d'autant qu'entre temps je viens de lire le livre de Dominique Cardon, à quoi rêvent les algorithmes, qui donne plus encore à penser qu'à craindre, et que le hasard d'un trajet en voiture m'a donné l'occasion d'écouter l'excellente émission Concordance des Temps de Jean-Noël Jeanneney, recevant justement Emmanuel de Waresquiel auteur d'une récente biographie de Joseph Fouché, dont la lecture, à son tour m'a conduit vers une remarquable étude de l'historien Augustin Lignereux sur la dérive terroriste à l'époque.

à quoi rêvent les algorithmesJe ne sais que trop que la complexité des modèles algorithmiques mis en oeuvre dans les nouvelles infrastructures informationnelles contribue à imposer le silence à ceux qui sont soumis à leurs effets. Elles désarment aussi ceux qui entreprennent de critiquer l'avènement de la froide rationalité des calculs, sans chercher à en comprendre le fonctionnement. Je voulais pointer ce qui leur manque, et la faille de raisonnement sur laquelle se fondent non ceux qui y ont recours mais ceux qui n'ont recours qu'à ce type étroit de calcul.

Le 24 décembre 1800, une machine infernale explose dans l'étroite rue Saint-Nicaise sur le passage de la voiture de Bonaparte, au pouvoir depuis un an. Attentat destiné à priver la France de l'homme dont l'énorme popularité relègue dans les marges tant les derniers jacobins que les conspirateurs royalistes stipendiés par l'Angleterre. Mais attentat très spectaculaire (20 morts, 100 blessés sans doute) destiné aussi à frapper les esprits, si l'on en juge par les mots mêmes du chef de la division de la police secrète Pierre Louis Desmaret: «Le fracas du coup, les cris des habitants, le cliquetis des vitres, le bruit des cheminées et des tuiles pleuvant de toutes part, firent croire au général Lannes, qui était avec le Consul, que tout le quartier s'écroulait sur eux». C'est bien un attentat politique, l'un des premiers de l'ère moderne.

Bonaparte (dont l'émotion profonde que suscite le crime conforte évidemment le pouvoir) charge les jacobins. Pourquoi? Essentiellement, semble-t-il, parce que le précédent complot était de leur fait et avait eu un mode opératoire (la machine à feu du chimiste Chevalier) fort proche. C'est le vice de son raisonnement et c'est le vice central du raisonnement par la trace ou le précédent. On cherche du jacobin, on trouve du jacobin. Même l'historien peut s'y laisser piéger, s'il suit trop la police qui redécouvre des rapports antérieurs à l’attentat et qui, à sa lumière, font figure de signes annonciateurs comme l'observe finement Lignereux. Or que dit Cardon? La manière dont nous fabriquons les outils de calcul, dont ils produisent des significations, dont nous utilisons leurs résultats, trame les mondes sociaux dans lesquels nous sommes amenés à vivre, à penser et à juger.

Le ministre de la Police, Fouché, affirme au contraire que les coupables sont à chercher du côté des royalistes et non des derniers jacobins. D'abord parce que la chose lui semble avoir été mieux organisée, donc forcément payée par l'Angleterre, et ensuite par ce que la logique politique explique, comme on le verra, l'engrenage terroriste des derniers combattants de la Vendée royaliste. Les faits lui donneront raison.

Pourtant il obtempère. Des jacobins sont déportés. De façon toute moderne, le Sénat appelé à voter (sans trop de preuves...) sur leur déportation déclare la décision "constitutionnelle". Fouché continue son enquête. Comme l'attentat lui-même, l'enquête est l'une des premières modernes, incroyablement scientifique : analyse des restes du cheval et des son fer, comparaison des formes de lettres manuscrites ou imprimées, mais aussi enquête politique avec mouchards et primes. On remonte les pistes. En avril 1801, les terroristes royalistes sont guillotinés devant une foule nombreuse.

Que nous apprend cette histoire d'un temps sans algorithmes mais non sans calcul ou sans science?

Ne soyons pas condescendants avec les hommes de ce temps-là. La France vient d'inventer le système métrique. On a voulu mettre la Raison sur les autels, et donner une structure logique au calendrier. Les savants sont partout.

Bonaparte en académicienBonaparte est membre de l'Institut. Il a été élu le 25 décembre 1797, trois ans exactement avant l'attentat, à la section des arts mécaniques de la section des sciences.

Depuis l'enfance, il aime les mathématiques. Partant pour l'Egypte, il s'est entouré d'une équipe de scientifiques dont la liste laisse pantois. Le premier Grand chancelier de la Légion d'Honneur, en 1803, n'est pas (comme depuis lors) un général mais... un savant. Dès 1799 Bonaparte a nommé ministre de l'Intérieur Laplace, l'un des plus grands mathématiciens du temps, l'un de ceux qui ont l'honneur d'avoir son buste dans le jardin de l'École normale supérieure.

des savants, rue d'ilm

Et Fouché? De 1782 à 1792 le futur premier flic de France était plus modestement ... professeur de mathématiques et de physique dans les collèges tenus par l'Oratoire. Lui aussi se passionnait pour l'électricité, mais aussi pour l'aérostatique (il survola Nantes en ballon) et toutes les découvertes du temps. Principal de collège, il correspond avec de grands savants et dépense une fortune pour constituer un laboratoire de physique.

Bonaparte et les savants

Au total, les dirigeants de 1800 ne se distinguaient pas des nôtres par une moindre culture scientifique. Loin de là ! Si la Chine est aujourd'hui, comme la France d'alors, une République d'ingénieurs, la France ne l'est plus.

La nature exacte des parcours universitaires de nombre d'hommes et de femmes politiques remplit des pages sur Internet. On daube aisément sur les têtes d'oeuf. Je trouve pour moi certains parcours bien courts, et fort peu savants. Et cela se sent, moins à l'occasion de bourdes que par une réelle incapacité à comprendre le monde.

Car finalement, l'objectif affiché aujourd'hui, c'est lequel ? Si c'est de combattre le djihadisme par l'informatique, il est regrettable que nos hommes politiques ne comprennent probablement ni l'un ni l'autre.

La scène "culte" reste, pour ce qui est du niveau de renseignement sur l'ennemi, l'incertitude d'un Ministre de l'Intérieur sur le point de savoir si Al Qaïda était sunnite ou chiite. On ne lui demandait pourtant pas un cours sur la Sh'ia ni une dissertation sur les écoles hanbalite, shafiite, hannafite ou malikite! Quant à leur niveau de culture informatique, depuis la découverte par Jacques Chirac de la "souris" (en décembre 1996 ! c'est l'origine du mulot des Guignols) jusqu'au niveau des débats lors de la dernière (?) loi sur le renseignement, il amuse des millions de gens.

Il est plus que probable que bien des députés ont adopté les "algos" comme un talisman. Et par habitude de voter ce qu'on leur demande. C'est leur habitus. Les algorithmes savent déjà que les députés voteront le prochain texte liberticide !

renseignez-vous

On a un peu envie de leur dire Renseignez-vous ! La vérité c'est que les terroristes comprennent mieux qu'eux la technologie, avec des logiciels complets (en arabe) et des forks de PGP (toujours en arabe).

Revenons en 1800. Ce qui distinguait les dirigeants d'alors des nôtres, ce me semble donc être une plus profonde culture tout court, ce qui inclut la science sans s'y limiter et donne à l'intelligence les armes pour suivre, voire pour précéder l'ennemi.

Que s'est-il passé, en effet, en 1800, qui a pu guider l'analyse politique de Fouché ? Au moins trois événements :

  • le brouillon signé par Bonapartela pacification de la Vendée durant l'hiver, qui inaugure une stratégie de dépolitisation et d'intimidation ;
  • la victoire de Marengo en juin qui rend Bonaparte incontournable et augmente encore sa gloire ;
  • la fin de non recevoir adressée par Bonaparte en septembre au frère de Louis XVI qui lui proposait de faire sa fortune s'il acceptait d'être le restaurateur de l'ancienne monarchie (voir l'échange retranscrit dans les mémoires de Bourienne).

Ces trois faits éclairent d'un jour particulier l'attentat de la rue Saint-Nicaise mais aussi le raisonnement lucide d'un Fouché : ce sont des combattants royalistes (ceux qu'on appelait des chouans) qui se sont transformés en terroristes, ratant ainsi leur entrée en politique, parce qu'en vérité ils ne pouvaient pas alors la réussir. Emprunter le mode opératoire des jacobins fut de leur part une pauvre ruse de guerre. Pas de quoi tromper un Fouché qui ne pensait pas que le futur (de l'internaute) est prédit par le passé de ceux qui lui ressemblent comme les promoteurs des algos selon Cardon.

Que nous aurait appris, dans cette affaire, la surveillance algorithmique ? En gros : que les royalistes achetaient de la poudre. Et que les jacobins achetaient de la poudre. En détail : des millions de choses qui vont de pair avec le fait qu'en période de crise la violence augmente. « L’air est plein de poignards » comme le disait joliment Fouché.

Bref beaucoup de "faux positifs" comme on dit aujourd'hui pour ne pas avouer que l'on augmente la taille de la botte de foin au lieu de chercher l'aiguille par la raison.

J'ai parlé de Laplace. Son Essai philosophique sur les probabilités est une étape importante de la théorie déterministe.

Les probabilités selon Laplace

Une chose ne peut pas commencer d'être sans une cause qui la produise. Que n'applique-t-on cela quand on recherche les poseurs de bombe au lieu de croire qu'ils apparaissent par génération spontanée, qu'ils s'autoradicalisent. Les dirigeants de 1800 pensaient que la vie a un sens, ceux d'aujourd'hui pensent profondément qu'elle n'en a pas, que tout est le fruit du hasard, que l'esprit scientifique est inutile puisque les big data parlent toutes seules, par abduction. C'est aussi pour cela qu'ils se méfient de ce que Caron appellent la sagesse et la pertinence des jugements humains, qu'ils espionnent tout, ne saisissent pas grand chose et ne proposent en définitive pas de vraie réponse politique à une menace qu'ils ne comprennent pas, qu'ils font la guerre comme des sagouins et que leurs ennemis prospèrent.

Pour aller plus loin :

sur le renseignement

sur l'histoire

  • On peut aussi écouter ici l'émission Concordance des Temps sur Fouché et sa police
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16 - Je suis Bernard, j'en reviens à l'Histoire

By: Jacques Favier

Je suis sur écoute

Vous souvenez-vous encore du tant célébré esprit du 11 janvier ?

On citait le 11 janvier et non le 7, et vous avez sans doute pensé que la tuerie n'était, dans ce monde d'impur spectacle, que le prétexte à la mise en scène de nos émotions. Mais cet esprit est en train de s'objectiver bien loin de nos émotions, par un projet de loi liberticide qui, à défaut d'être le premier du genre, marquera tout de même une étape particulièrement abjecte dans l'effondrement veulement consenti du rêve de nos pères de 1789 entre les mains de gens qui osent encore invoquer nos valeurs.

Vos claviers, vos téléphones, bientôt votre pacemaker seront détournés, instrumentalisés ou débranchés à tout moment (sous le contrôle d'un juge) en attendant la fouille au corps (pour votre sécurité) dedans, dehors, de jour et de nuit.

Mais quelles leçons tireront de toutes ces écoutes les petites cervelles cachées derrière les grandes oreilles ? Quel courage toute cette puissance insufflera-t-elle dans leurs petites glandes, pour changer quoique ce soit à leur propre faillite?

Je suis Bernard

Pour moi, je fais mon travail du deuil en relisant Bernard Maris dont les stocks s'écoulent évidemment bien mieux qu'avant. Je ne trouve rien sur le bitcoin chez cet homme qui siégeait au Conseil Général de la Banque de France mais ne croyait plus aux bienfaits de l'euro. Mais ce que j'y trouve me concerne directement.

L'Histoire

lettre ouverteC'est le thème, dans un petit livre bien stimulant adressé aux économistes, du chapitre intitulé quand les papes abjurent. Sous ce titre digne d'un roman de cape et d'épée, Maris plaide pour une prise en compte de l'histoire non pour étayer les grandes théories, mais le plus souvent pour les réduire en poussière. Il y voit un retour aux sources de l'économie politique.

Il cite Maurice Allais qui écrivait qu'à l'étude de l'Histoire, à l'analyse approfondie des erreurs passées, on n'a eu que trop tendance à substituer de simples affirmations, trop souvent appuyées sur de purs sophismes, sur des modèles mathématiques irréalistes et sur des analyses superficielles des circonstances du moment.

Il dit (ou fait dire, je ne saurais dire, moi-même) à John Hicks, que la seule économie possible est l'Histoire et que la notion de loi économique n'a pas de sens. Il retrouve chez Pareto l'aveu que l'économie n'est qu'une vaine tentative de raconter de la psychologie, un peu comme l'un des pères de l'école néoclassique Alfred Marshall disant à Keynes sur le tard If I had to live my life over again, I should have devoted it to psychology.

Seulement explorer et comprendre l'histoire est un art, non une science dure (ou qui rendrait dur). Et Clio, la muse de l'Histoire, est soeur de celle de la Tragédie. On voit l'Histoire et la Tragédie entourant le poète Virgile sur une mosaïque romaine du musée du Bardo (l'esrpit du 18 mars y conduit mes pensées!) .

Histoire et Tragédie

Mais les économistes préfèrent largement à l'histoire la mathématique (dût-elle les emmener à la faillite comme Merton et Scholes) et, généralement bien nourris, semblent totalement incapables de sentir le tragique des choses, si l'on met à part un Robert Solow, père de la grande formule "la prison est l'allocation chômage américaine" .

J'avoue que, même sollicitées, peut-être isolées de leur contexte (je n'ai pas eu le temps de vérifier) j'éprouve une grande satisfaction à lire les rappels à l'Histoire que Maris retrouve chez les grands économistes.

Trop souvent en effet, et pas seulement sur les blogs, les posts ou les petits messages sur Facebook, on trouve de sidérantes affirmations dogmatiques - l'argent est ceci (suit une banalité) ou la monnaie est cela (suit une demi-vérité). Des pauvretés qu'on ne tolèrerait pas à mon fils qui est en licence d'histoire. Mais, pour être honnête, ceci ne se rencontre pas seulement chez les adversaires du bitcoin...

AmatoSi l'on veut avoir une petite chance de réfléchir de façon un peu fine sur le bitcoin, il faudra aussi aller chercher chez des universitaires, quelques idées un peu différentes.

Se demander aussi, comme le fait Massimo Amato (université Bocconi) en se fondant sur une enquête courant d'Aristote jusqu'à la cybernétique si la monnaie n'était pas d’abord et avant tout une institution ; si, œuvre de l’homme, elle ne l’obligeait pas à se rapporter à quelque chose qui échapperait de façon secrète à sa volonté de contrôle. Et enfin si l’énigme qui fonde la monnaie n'était pas, en raison même de sa négation, la cause profonde des crises qui à intervalles toujours plus réduits bouleversent nos sociétés ?

Voilà, c'était ma séquence pub pour les économistes-historiens (voir liens en bas de page)...

J'en reviens à Maris. L'intérêt de ses livres va évidemment bien au-delà. Il y avait chez cet homme une liberté revigorante. C'est aussi de cela qu'ont besoin les inventeurs, dans un monde (et un pays, le nôtre en particulier) qui commence par vouloir réguler avant de comprendre et où tant de directives et de règlements emploient un ton de souveraineté quand l'ignorance suinte par tous les pores.



leurs lois

Les lois politiques de tel ou tel pays sont les lois et il faut les respecter. Mais elles changent.

Who cares for you?En revanche les lois, les dogmes et les axiomes énoncés par tel ou tel penseur, expert ou professeur sont tout autre chose. Et c'est à un professeur de mathématiques que l'on doit la meilleure réponse à leur faire : "Who cares for you?” said Alice, (she had grown to her full size by this time.) “You’re nothing but a pack of cards!”

S'il y a une leçon de l'histoire, c'est que les murailles de papier ne sont pas moins que celles de pierre susceptibles d'être contournées, sapées et mises à bas.

Pour aller plus loin

Nos Valeurs

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10 - M. Attali et la monnaie poire to poire

By: Jacques Favier

Monsieur Jacques Attali a fait une irruption étonnante dans le monde du Bitcoin.

L'Association France-Bitcoin (à laquelle j'ai adhéré) avait annoncée en septembre une grande conférence Euro-Bitcoin qui devait se tenir le 8 octobre, et pour laquelle les organisateurs avaient eu l'idée de solliciter ce brillant conférencier comme speaker pour introduire le sujet. Le 1er octobre, l'événement était annulé, soit pour des raisons matérielles soit par manque d'enthousiasme du public.

Entre temps le magazine FutureMag, sur la chaîne Arte, a programmé pour son émission du 4 octobre, un dossier sur la révolution du bitcoin, cette monnaie électronique totalement sécurisée et anonyme. On le retrouve ici et cette présentation grand public est à la fois exhaustive et bienveillante, d'autant qu'elle est clairement centrée sur les principaux interlocuteurs français en la matière.

En revanche le site FutureMag offre en "bonus" une interview de Jacques Attali qui a circulé sur les réseaux sociaux des bitcoiners, en suscitant des réactions mélangées.

Par définition une monnaie virtuelle, c'est une monnaie qui ne correspond pas à une base physique réelle, donc la première monnaie virtuelle, c'est le billet de banque. C'est ce que l'on appelle rater son introduction car le bitcoin se définit plus pertinemment comme une monnaie cryptographique. Le terme de monnaie virtuelle est en usage chez les journalistes extérieurs au sujet, et malheureusement chez les Autorités de régulation diverses. Son usage indique donc des sources de seconde main, voire médiocrement bienveillantes.

Tant qu'à jouer à l'historien, on trouverait bien d'autres monnaies dépourvues de base physique réelle (sans valeur métallique intrinsèque) : des tablettes écrites en cunéiformes, des ostraca recouverts d'inscriptions en hiératique puis en copte furent bien avant les billet de banque du XVIIIe siècle des instruments de matérialisation d'un avoir ou d'une dette, et de transfert de ceci en paiement de cela. On en trouve de forts beaux au British Museum (voir mon billet à son sujet) mais je choisis ici deux ostraca coptes de Douch, juste parce que cela me rappelle une fabuleuse ballade entre amis dans l'oasis de Kharga.



ostraca de Douch I 40 et 49

Mais surtout l'histoire, ainsi prise, est fort mauvaise conseillère. Car elle amène logiquement M. Attali à affirmer que le bitcoin s'inscrit dans une continuité ce qui est une analyse mal informée et paresseuse.

Fondation de la Banque d'Angleterre par des marchandsDe même quand il affirme que son originalité c'est qu'elle n'est pas fondée sur un Etat, ce qu'il contredit peu après en citant les monnaies d'entreprises issues des instruments de fidélisation. Il eût ici été pertinent, si l'on tenait absolument à parler des billets comme monnaie virtuelle, de rappeler qu'issus de la lettre de change, ils n'avaient nullement leur origine du côté des États, et que bien de banques centrales étaient à l'origine des banques privées, notamment la Bank of England et la Banque de France.

M. Attali perçoit bien, mais il n'est pas le seul, l'irrésistible montée en puissance des firmes internationales face aux États, et peut annoncer lucidement qu'il y aura un jour une monnaie Amazone, prédiction dont le site FutureMag a fait le titre de son entretien, parce que c'était la moins hasardeuse.

L'argent du nomade chicMais, rattrapé par un usage dilettante de l'histoire, il s'enfonce dans la steppe avec une réflexion sur le nomadisme. Progressivement les hommes qui étaient sédentaires redeviennent nomades et les monnaies qui étaient des instruments de souveraineté territoriale tout naturellement vont s'accrocher à d'autres puissances que les États, mais à des puissances d'entreprises. Nul ne doute que M. Attalli ne voyage avec toutes les cartes appropriées. Mais cela n'est pas le sujet.

Ce que M. Attali appelle le nomadisme amalgame les errances des jeunes mal logés, les incessants voyages d'affaires des managers et les tentations de retraite au Maroc de certains qui reviendront se faire soigner en France in extremis. On n'ose mentionner les tentes Quechua qui fleurissent de plus en plus, hélas, en dehors des espaces de camping. Chacun son nomadisme, donc, et nul besoin d'inventer le bitcoin pour cela.

argent nomade

Bien sûr les hommes se déplacent davantage. Mais ils le font sur des territoires, sur lesquels les États ont conservé un contrôle tatillon de la population, flashée et bientôt pucée à qui mieux-mieux. Quant aux frontières, depuis ma jeunesse si certaines se sont ouvertes, d'autres se sont plutôt fermées : nul nomade n'irait plus à Katmandou en 2CV, même avec son nouveau passeport biométrique.

Les hommes vivent aussi sur des réseaux, sur lesquels il est métaphorique de dire qu'ils se déplacent. Dans ce nouvel univers, quoiqu'ici aussi les États les surveillent, et qu'en outre les grandes firmes les observent, enregistrant dans les big data ce dont Joseph Fouché n'eût jamais rêvé, les hommes de notre temps ont des liens sociaux et procèdent à des échanges marchands totalement déconnectés des territoires de résidence, de production, de taxation. La vraie nouveauté est que ces échanges peuvent désormais se passer d'une instance centralisatrice.

Ce n'est sans doute pas faire offense à M. Attali que de supposer qu'il est assez étranger au concept de peer to peer. Jeune conseiller du Prince, puis vieux pontife, toute son existence s'est déroulée sous le paradigme de relations hiérarchisées, avec ceux qui savent, ceux qui décident, ceux qui prônent du haut d'un trône ou d'une chaire. Le concept de communauté fonctionne différemment. Et ceci a de grandes conséquences en matière de monnaie, entre autres choses.

M. Attali poursuite: on peut imaginer mille créateurs de bitcoins, la seule question comme toujours depuis le billet de banque c'est celle de la confiance. Certes. Parlons donc de l'euro. Circule-t-il parce que nous avons confiance en lui, ou bien parce que son cours est forcé, comme on le décréta jadis des premiers assignats ? L'État décrete le cours forcé (en contradiction avec le dogme de la concurrence libre et non faussée, au passage) , et c'est cela qui est premier. Lui donne-t-il pour autant sa garantie? C'est ce que M. Attali veut croire, ou nous faire croire. Les chypriotes aussi le croyaient. Que d'illusions...

ChyprePremièrement l'euro n'est nullement la monnaie d'un État, et il n'est pas davantage celle de l'Union Européenne, réputée être notre second espace de citoyenneté. C'est une monnaie ayant cours forcé dans un ensemble d'État qui en ont abandonné la gestion à des technocrates qui ne nous représentent pas et ne nous doivent aucun compte. En cas de crise de confiance (parce que la confiance dont parle M. Attali est un leurre) nul ne sait plus qui garantit quoi. Quant au mécanisme mis en place pour garantir les dépôts des citoyens il est plein de trous (lire sur le site du FGDR) et le montant de l'encaisse de garantie fait rire le dernier des banquiers d'agence.

Vraiment, quelle garantie peuvent offrir à leur population épargnante des États surendettés ? C'est là que les leçons de l'histoire seraient fécondes. Elles sont violentes...

M. Attali n'envisage donc de faire confiance à une monnaie virtuelle que si elle bénéficiait de la garantie d'un milliardaire, ce qui est tout de même une idée médiévale, si celui-ci était capable de nous échanger ça contre des choses réelles. Mais, au delà du cours forcé, qui établit la valeur des billets en euros ? Le marché, au prix du jour en dollar ou en or, et tant qu'il y a un marché.

Quand il ajoute que le bitcoin n'a de valeur que si on sait qui est derrière il n'imagine pas un instant que derrière le bicoin, il y a NOUS, une communauté même s'il évoque finalement la possibilité d'une empathie donnée par un altruisme de crowfunding, longue circonvolution pour tourner autour de la chose, avant de retomber dans sa bataille entre nomades et sédentaires.

Voilà ce que moi j'en pense. La valeur d'un signe (de l'euro, du bitcoin) est celle créée par la communauté qui en fait son signe d'échange. La communauté des bitcoiners est plutôt jeune, plutôt instruite, plutôt entreprenante. Elle n'a pas de dette, et elle fait sa police de façon non autoritaire, non discriminante. Nous avons entendu un Venture Capitalist nous dire, lors d'un Meet-up à la Maison du bitcoin, qu'il serait hasardeux de parier contre cela.

À la fin de son interview, M. Attali replace son couplet mondialiste : il préférerait de loin une monnaie unique de la planète, qui ferait que la monnaie devienne un instrument banal d'échange. Outre que, pour avoir vu ce qui se passe quand on met l'Allemagne et la Grèce dans le même espace monétaire, on a des doutes sur le succès d'une même opération entre le Qatar et le Mali, il faut souligner que, même énoncée sur un ton de vieux sage, il s'agit là d'une position violemment idéologique et non pas d'une hypothèse technique.

J'ai évoqué la crise chypriote. C'est à cet instant que, sans doute, M. Attali a découvert le bitcoin. Il publia alors un article dans l'Express où, malgré les réserves d'usage (sur le blanchiment) il lui envisageait des perspectives intéressantes. Nul doute que le ton bien différent de son interview dix huit mois plus tard ne soit significatif d'un agacement croissant d'une certaine élite, qui aurait voul continuer à prendre les autres pour des poires et ne se sent guère à l'aise avec le développement d'une culture où l'on se passerait d'elle, directement poire to poire.

la poire de Youl

Retour à la Cène de Vinci revue par Youl, en quelque sorte...

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1 - Ce que les frères Monneron ont vraiment à nous apprendre

By: Jacques Favier

Il y a quelques mois on a vu sur BFM Business l’économiste Jean-Marc Daniel (polytechnicien, professeur à ESCP) présenter le Monneron, cette éphémère monnaie privée française de 1792, comme ''le bitcoin de la révolution'', mais avec quelques assertions dont je ne trouve pas les fondements, et sans tenter d’en tirer de leçons pour l’avenir de la nouvelle star, essentiellement citée en accroche.

Je voudrais donc explorer plus en détail (et pour les seuls lecteurs curieux d'érudition) ce que cette étrange aventure recèle d'enseignements utiles. Les illustrations sont reprises de l'intéressante page consacrée aux  monnaies de confiance  par M. Michaël Reynaud sur son site infonumis.

Les Monneron ne sont pas des novateurs

Ce sont quatre frères venus d’Ardèche, Charles-Ange (né en 1735), Jean-Louis (en 1742) et Pierre (en 1747) élus en 1789 députés aux États-Généraux (par l'Ardèche, les Indes orientales et l’île Maurice) et un petit dernier, Augustin Monneron, né en 1756, qui sera élu en 1791 député de Paris à l'Assemblée législative.

Pas de mystère autour des Monneron comme autour de Sakoshi Nakamoto ; pas de communauté de geeks autour d’eux. L’ainé, qui est au moment de la Révolution un homme d’âge mur ayant fait fortune dans le négoce aux Indes (en étant cousin de Dupleix), ou pour le second, négociant fortuné et armateur qui sera à l’Assemblée le défenseur des intérêts coloniaux. Le troisième était un peu plus original car il commença dans l’architecture et fréquenta l’un des frères Montgolfier avant de se singulariser à l’Assemblée par un engagement comme Ami des noirs.

C’est sans doute le benjamin, Augustin, dont les interventions politiques sont les plus originales (notamment sur l’organisation des écoles primaires) et qui invente le monneron, en fondant en 1791, avec la caution de son frère Jean-Louis, une maison qui obtient le droit d’importer des métaux essentiellement pour fournir la marine et accessoirement pour poursuivre une activité développée de longue date : la frappe de médailles politiques. Son frère Pierre s’associe à lui. On va voir que l'aîné doit aussi avoir participé à l'idée, sinon à l'aventure.

La situation, elle, est bel et bien révolutionnaire

La fin de l’ancien régime est marquée par la conjonction de deux facteurs:

  • un déficit budgétaire de quelques 160 millions (qui pourrait évoquer quelque chose à nos yeux) largement dû à une totale aliénation aux puissances financières représentées par quelques familles de banquiers et fermiers généraux qui lèvent pour partie à leur profit l'impôt destiné à payer les intérêts de leurs crédits. On verra bien plus tard l'Union Européenne demander conseil à Goldman Sachs...
  • une insuffisance chronique de numéraire que nous ne connaissons évidemment plus.


Une banqueroute (plus simple à décider qu’elle ne le serait aujourd’hui pour un Etat) eût pu faire l’affaire, mais trop de créanciers étaient présents à l’Assemblée. Mirabeau parlait comme le FMI. La confiscation des biens du clergé en novembre 1789 fut conçue pour régler le premier problème. Talleyrand en attendait 2 à 3 milliards, près du double de la dette totale de l’Etat. Mais ceci ne réglait ni le déficit à très court terme, ni le problème de l’absence de numéraire. Or celui-ci ne va cesser de s'aggraver : on estime entre 300 et 400 millions les sommes emportées par les émigrés. Et tous les chasseurs de trésors savent que ces années-là furent l'occasion de nombreux enfouissements. Si le monneron est un nouvel instrument de paiement, l’assignat ne l’est pas moins. Le terme lui-même n’est pas neuf : issu du droit méridional, il désignait un bien immobilisé pour gage d’un paiement à venir. Ce sont les biens du clergé qui sont assignés, le papier n’est qu’un billet d’achat. On remet ces assignats aux créanciers de l’Etat, qui s’en serviront pour se faire payer quand les ventes auront renfloué l’Etat. Ou pour acheter des biens fonciers lors des enchères, à défaut de numéraire.

Finalement, le cours forcé décidé le 17 avril 1790 par un coup de force équivalent à celui de Nixon le 15 août 1971, fit de ces assignats une monnaie. Mais émis en grosses coupures de 200, 300 et 1000 livres ils n’avaient pas du tout été conçus pour améliorer les transactions quotidiennes et accrurent plutôt le problème car à la vue de tout ce papier, le cuivre, l’argent et l’or disparurent, d’autant que la situation politique n’inspirait pas forcément l’optimisme à tout le monde.

En janvier 1791, l’Assemblée décida enfin de frapper la nécessaire petite monnaie de bronze, de 3 deniers (le fameux liard) à 30 sous (une livre et demi). De nouveau on se tourna vers l’Eglise : il fut décidé de fondre les cloches, idée catastrophique qui ne provoqua que lenteur et malfaçons avec un métal gratuit mais malaisé à travailler.
décret cloche
Regardons cette pièce en métal de cloche. Que peut-elle bien dire aux illétrés qui les tiennent au creux de la main ? Que c'est fini. La monarchie n'a pas été régénérée, les caisses sont vides.
metal de cloche
Les frères Monneron sont des négociants et des entrepreneurs réactifs. Ils font vite et bien ce que l’Etat fait mal et lentement. Ils ne sont peut-être pas les premiers : dans le passage du Perron à Paris (dans l’axe de la rue Vivienne, vers Palais-Royal) un boutiquier du nom de Givry semble s’être lancé dès 1791, avec des monnaies de «5 sols à échanger contre des assignats» d’abord moulées et qui ne semblent pas avoir beaucoup circulé. Les Monneron ne sont pas non plus les seuls, et il faut noter que l’idée est souvent portée par des négociants comme les frères Clémanson qui étaient marchands de fer à Lyon, ou le Sieur Boyère, qui fonda la Caisse Populaire et qui était un négociant parisien.
Plutôt que de voir à tout prix les Monneron comme les inventeurs d'une nouvelle monnaie, il faut voir que comme les autres négociants, ils ressentent le danger d'une situation sans instrument de micropaiement (pour parler comme aujourd'hui) alors que l'Assemblée en reste aux grands agrégats budgétaires. Il faut savoir qu'avant que Augustin ne batte monnaie, son frère aîné, Charles Ange, propose dès septembre 1791 de faire tout simplement des pettites coupures d'assignats. En proposant un décret en ce sens.

Une idée ancienne, et "anglaise"

Les frères Monneron font faire à partir de la fin de l'année 1791, des jetons de 2 et 5 sols en grande quantité, mais par un atelier anglais. Or ce sous-traitant, Matthew Boulton à Birmingham, fabriquait déjà, grâce à la machine à vapeur de Watt, des trade tokens. En Angleterre, l’usage pour les commerçants de rendre la monnaie avec des jetons maison avait déjà bien plus d’un siècle. On en trouve chez les numismates d’innombrables spécimens, portant des symboles sans plus de majesté qu’un tonneau de bière, une cloche ou les initiales d’un gros marchand. Dans cette nation de commerçants, les tokens ne seront jamais interdits.
The Sun Inn 1670
William Barradell 1671David Hood 1795
Bien loin d'avoir été ruinés par des "faux" anglais à compter de 1793 comme le soutenait M. Daniel, les Monneron ont importé un usage anglais!

Ainsi donc les Monneron continuent en réalité de vendre ce qu’ils vendaient déjà, des médailles de grande qualité, en couplant cela avec une vieille idée anglaise. Les leurs sont bien plus belles que celles des autres maisons qui se sont engouffrés dans la brèche juridique dont on va reparler. Boulton est mieux équipé, il frappe vingt flans à la minute, et il a un excellent mécanicien, un français émigré en Angleterre bien avant la Révolution… parce qu’en France on boudait les innovations qu’il voulait apporter au balancier. Voici enfin le mot innovation mais elle est technique, non juridique. Voici aussi l’expatriation des entrepreneurs…

Quel est le business model des Monneron ?

Leurs 5 sols pèsent 30 grammes de bronze, contre 61g en théorie mais ont fière allure quand les (rares) pièces officielles en fonte de cloche font piètre figure. A tout prendre le peuple préfère des monnerons, que leur qualité rend difficilement imitables, à des bouts de papier. Même s’il n’est pas sûr que les petites gens aient suivi le cours du cuivre au jour le jour, la mention 5 sols sur 30 grammes de bronze, cela vaut toujours mieux que sur 5 grammes de papier, non ? Aux yeux du peuple, la fausse monnaie, ce n’est pas l’unité de compte, immémoriale, sou ou livre, c’est le support, le papier.
Aujourd’hui le support papier n’est pas sans faille, mais il est entré dans les mœurs et (sauf chez les maffieux) ne représente plus qu’une partie assez faible de nos actifs pour ne pas être un sujet d’inquiétude prioritaire. C’est plutôt la vraie valeur du dollar ou de l’euro qui pourrait être le sujet de perplexité.

Il y a deux aspects dans l’offre que représente la mise sur le marché des monnerons. A première vue l’entreprise des Monneron est une offre psychologique d’un support matériel connu pour un produit nouveau, l’assignat, qui est lui-même le support d’une promesse de pouvoir acheter des biens fonciers. Ne voit-on pas la même chose aujourd’hui autour du bitcoin ? Certaines start-up proposent de le loger sur une carte à puce (ce qui est à la fois pratique et rassurant), d’autres sur une sorte de pièce de métal, ce qui est extravagant. Avez-vous noté ce fait sidérant que pas un seul article consacré au bitcoin n’est illustré autrement que par une sorte de pièce d’or qui n’existe nullement et paraît assez incongrue
une représentation incongrue
Mais l’offre des Monneron, qui permettait aussi à tout un chacun de stocker du métal sous une forme standard, me paraît plus proche des offres de re-monétisation de l’or (notamment les cartes de paiement en unité de compte d’or physiquestocké) que du bitcoin. Osons le mot, elle est un peu réactionnaire.
Et elle a aussi un vice interne que le bitcoin devra maitriser : si la valeur intrinsèque (du cuivre ou du bitcoin) monte à l’excès, ou que l’on pense qu’elle va monter, et que ce soit du fait d’une spéculation ou parce que son utilité matérielle grandit (la guerre pour le cuivre, le nombre de transactions pour le bitcoin), alors la nouvelle monnaie perd tout intérêt comme instrument d’échange (alors même qu’elle a été conçue pour cela). Au demeurant on retrouve des monnerons très usés et d’autres pratiquement sans la moindre trace. Et chacun sait aujourd’hui qu’une part des bitcoins émis n’a jamais circulé.

Quel était le statut des monnerons ?

Les premières médailles sont ornées du motif tout jeune de la Liberté assise (comme le visage du roi en métal de cloche souffre de la comparaison !) et font explicitement référence à l’article V de la Déclaration des Droits de l’homme qui dispose que tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché. Certes la nouvelle Assemblé n’a point songé à interdire de battre monnaie. Mais parmi les privilèges abolis en août 1789, on compte les nombreux monnayages féodaux qui avaient subsisté. On pourrait en conclure que seul peut désormais battre monnaie, le roi, ou la Nation. Il est toujours hasardeux d’exploiter une brèche juridique.

Les premières émissions en 1791 portent donc au côté pile la mention Médaille de confiance de cinq sols à échanger contre des Assignats de 50 L et au dessus.

monneron à échanger

La mention à échanger laisse entendre que sur présentation d’un sac de monnerons il serait remis au porteur un bel assignat. Dans la pratique, c’est plutôt l’inverse. On n’imagine tout de même pas les gens porter leur or chez les Monneron pour avoir du bronze, aussi joliment frappé soit-il.

En 1792, à la seconde émission, la mention change : Médaille de confiance de cinq sols remboursable en assignats de 50# et au dessus. Il me semble que l’équivoque (remboursable quand ?) est encore plus grande. Comment auront-ils été acquis, ces monnerons ? Tout se passe comme si les frères Monneron les rachetaient, alors qu’ils les vendent.

monneron remboursable
monneron qui se vend

Une troisième émission, en mai 1792, voit deux innovations significatives : les Monneron émettent des pièces de même valeur nominale mais plus légères, pour une raison que l’on devine aisément mais aussi assorties d’une mention beaucoup moins équivoque: Médaille qui se vend 5 sols à Paris chez Monneron. Il est clair qu’ils ont senti venir le boulet : la disparition du mot confiance supprime le caractère quelque peu souverain de l’opération, tandis que le sens commercial de l’opération est remis à l’endroit : les Monneron vendent des médailles ; c’est bien leur droit.

Il reste une petite rouerie : ces médailles sont toutes frappées en frappe monnaie (pile et face tête-bêche, comme toutes les monnaies françaises depuis Louis XIII et jusqu’en 2002) et non en
frappe médaille (recto et verso dans le même sens). Cela ne nous saute pas aux yeux à nous, mais à l’époque ?

L'interdiction progressive

De toute façon le vent a tourné. Il faut sans doute incriminer la maladresse d’un concurrent. La maison Lefèvre-Lesage frappe aussi des monnaies de confiance à partir du printemps 1792 mais… en argent et qui elles aussi taillent de moitié... au mieux. Là aussi donc, il y a écart entre la valeur affichée (5 sols) et la valeur réelle du poids d’argent. Mais, dira-t-on, la moitié du poids de 5 sols, en bronze ou en argent, cela fait toujours 2 sols et demi: Lefevre & Lesage ne margent pas davantage que les Monneron. Il ne fait pourtant aucun doute que c’est eux qui ont attiré l’attention.

Peut-être pour une raison technique : trop légères, leurs médailles étaient aussi trop irrégulières, ce qui a pu susciter des disputes sur les marchés. Les ménagères étaient peut-être plus regardantes sur le poids réel du métal blanc, voire connaissaient sa valeur de marché. Les autorités ont pu, de surcroît, percevoir la frappe d’argent, et notamment de 20 sols (une livre), comme une transgression symbolique plus grave que celle de bronze.
20 sols L&L en argent
décret du 27 août 1792 Quoiqu’il en soit le 9 juin c’est la municipalité de Paris qui interdit leur circulation et saisit le stock ; le 27 août, un décret de l’Assemblée interdit nommément leurs monnaies en notant curieusement qu’ils ont été entraînés par un dangereux exemple… Autrement dit Lefevre & Lesage sont ceux par qui le scandale arrive, mais les Monneron peuvent se sentir visés au premier chef.

Ce sera l’affaire d’une petite semaine, un décret du 3 septembre interdit toute émission privée. Comme souvent, l’action publique est ici à contretemps : les Monneron ont déjà fait faillite. Pourquoi ?

En quelque mois seulement, le volume de bronze traité par les Monneron s’élève à 55 tonnes, ce qui, au prix du cuivre, doit laisser un bénéfice de 225.000 livres. Seulement ces négociants avisés ont un point faible : ils croient en la Révolution qui commencé avec la noble ambition d’assainir les finances du royaume. Et donc ils ont confiance dans les assignats et les thésaurisent, sans doute pour les convertir en biens fonciers. Le petit peuple, plus terre-à-terre, thésaurise le bronze. Bien lui en prend, d’autant que la rumeur de guerre (finalement déclarée en avril 1792) fait monter le métal tandis que l’assignat s’effondre, lentement au début, mais sans rémission. Quant au fournisseur, il exige d’être payé en métal noble.

La faillite, dès mars 1792, intervient avant l’interdiction. Pierre s'enfuit. Augustin reprend une activité de banque, pour pouvoir liquider son stock d’assignats dans d’autres opérations.

Le 3 septembre 1792, un décret de la Convention défend à tout particulier de fabriquer des monnaies de métal. Si leur commercialisation s’arrête, leur circulation dure en fait jusqu'à la fin de 1793 et même au-delà par endroits, jusqu’à ce que l’Etat mette sur le marché des petites pièces de qualité.

La prolifération est en soi une raison possible de l’interdiction. On a déjà cité les transgressions symboliques : l’usage de l’argent par Lesage & Lefevre pour des 5, 10 et 20 sols ou par Dairolant & Cie pour des 40 sols. Enfin la Manufacture de porcelaine de l’anglais Potter (rue Crussol, Paris) fabriqua aussi des médailles d'une valeur de 5 à 20 sols en argent et, circonstance sans doute aggravante, pour payer ses employés. C’est là une tentation à laquelle ne résisteront pas toutes les entreprises de l’univers Bitcoin…

On vit aussi (loin de Paris semble-t-il) des billets de confiance. En ce cas, le support papier n’offre gère de caractère distinctif par rapport aux assignats, sauf à insinuer que son émetteur, privé ou communal, aurait une meilleure signature que l’Etat, chose délicate à afficher.

L’entreprise des Monneron, dans la continuité de leur activité de médaillers et dans les limites du trade token anglais n’aurait peut-être pas suscité la foudre. Mais à laisser faire, c’est à une privatisation de la monnaie sur tous supports et pour tous usages que la République s’exposait.

Les Monneron ont-ils blessé d'autres intérêts que celui de l'Etat ? J'ai dit et redit qu'ils étaient des négociants, cela veut dire qu'ils n'étaient pas ce que l'on appelait alors des financiers. Ceux-ci, fermiers généraux et manieurs d'argent se servaient depuis longtemps du mot confiance et de billets représentants des droits sur les impôts, joliment appelés billets pour le service du roi. J'ai dit que ces gens-là étaient bien présents ou représentés dans les premières Assemblées. En 1792, la Convention ne les a pas encore envoyés à la guillotine où ils finiront tous. Les Monneron venaient, au minimum, piétiner leurs plate-bandes...

Comme on l’a dit, l’entreprise monétaire des frères Monneron était condamnée avant d’être interdite. Le décret du 3 septembre 1792 donna un coup d’épée dans l’eau sans résoudre le problème. La multiplication des interdictions laisse penser que le jeu continua un peu partout et à moindre risque financier pour les émetteurs, c’est à dire sur support papier.

Un décret du 8 mars 1793 en interprétation des décrets des 8 novembre et 19 décembre derniers, fait ainsi un sort à tous les billets de confiance & de secours émis tant par les corps administratifs ou municipaux que par les compagnie ou particuliers. Finalement on n'avait pas besoin de 55 tonnes de métal pour contourner la volonté nationale d'établir un privilège sur la monnaie plus intégral que celui des rois eux-mêmes...

décret du 8 mars 1793

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136 - Les trois générations

By: Jacques Favier

Au moment où des hauts-fonctionnaires enfants et petits enfants spirituels de Gérard Théry (1933- 2021) veulent enterrer Bitcoin (au besoin après l'avoir étouffé eux-mêmes) pour se donner la satisfaction de conforter leur conception obsolète du monde mais aussi pour le profit des banquiers et la vanité de politiciens sans vision, il m'a paru important de donner sur mon blog la traduction d' un article qui permet de replacer les bourrasques dans la perspective d'un voyage au long cours.

Cet article a été publié par Aleksandar Svetski, fondateur du Bitcoin Times, auteur de The UnCommunist Manifesto et de la série virale (et controversée) Remnant, par ailleurs responsable de la croissance et de la stratégie chez Lucent Labs.

Sa  théorie des trois générations  ne pouvait que tirer l'oeil d'un historien... et je remercie mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, président de notre  Cercle du Coin  de m'en avoir signalé l'importance.

L'illustration est issue de la publication originale que l'on trouve sur le site de Bitcoin Magazine et sur celui de Zerohedge

Voici la traduction de l'article. Mes commentaires sont placés en dessous, comme il sied à des commentaires.

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Les bitcoiners sont connus pour leur capacité à surestimer la vitesse avec laquelle Bitcoin va  envahir le monde  et devenir  une monnaie largement acceptée .

J'ai longtemps appartenu à ce camp, mais j'en suis venu à penser différemment ces derniers temps. Avant de m'accuser d'avoir déserté ou de me traiter de fainéant, je vous demande de lire la suite et de réserver votre opinion jusqu'à la fin. J'aime à penser que je mûris dans ma façon de considérer Bitcoin. Voyez-y de la tempérance, de la patience ou une dose d'humilité, mais j'essaie d'ajouter un peu de réalisme, ou une  préférence pour le temps long  à la perception souvent surexcitée de Bitcoin parmi certains d'entre nous.

Mais, comme vous le remarquerez, je pense qu'à long terme, aucun d'entre nous n'est  assez haussier  (chapeau bas devant CK).

Allons-y...

BITCOIN EST UNE TRANSFORMATION TECHNIQUE, SOCIALE ET ÉCONOMIQUE

Bien des gens sont très prompts à projeter les courbes d'adoption de technologies antérieures sur les perspectives de Bitcoin. Mais le problème est que Bitcoin n'est pas une simple technologie.

Il ne s'agit pas seulement d'un smartphone, d'un ordinateur, d'un réseau social, d'une nouvelle action ou d'un nouveau titre, d'une nouvelle méthode de paiement, d'un moteur de recherche, d'une plateforme de messagerie ou de tout autre nouveau produit, application ou service.

Bitcoin est une transformation complète, technique, sociale et économique. Il s'agit d'une réinvention de l'argent depuis ses fondements mêmes, incompatible avec toute primitive antérieure.

Il s'agit donc non seulement d'un changement d'une ampleur considérable, mais aussi d'un changement complètement différent sur le plan paradigmatique. Il y a à cela des avantages comme des obstacles, tous considérables.

Des avantages parce que :

  1. Bitcoin a le plus grand potentiel de croissance que l'on puisse imaginer. Si son offre est fixe et que le marché auquel il s'adresse est celui d'une monnaie mondiale - ce qui implique qu'il sera la mesure par rapport à laquelle chaque action, propriété, entreprise, véhicule, sac à main ou quoi que ce soit existant sur terre sera évalué - il s'ensuit que le bitcoin sera, à terme,  l'unité de valeur  la plus liquide et la plus précieuse de la planète.
  2. S'il est incompatible avec l'ordre ancien, il offre véritablement un changement de paradigme. Et s'il est supérieur (ce qui a été prouvé dans toutes les dimensions importantes en ce qui concerne sa fonction de monnaie), alors il ne se contentera pas de  concurrencer  l'ancienne garde, mais il la remplacera complètement. Il ne s'agit pas du  découpage d'un nouveau marché , mais d'une transformation de type  gagnant-gagnant  et, fondamentalement, d'une transformation de type  changement de la nature du jeu . C'est beaucoup plus important.

Des obstacles parce que :

  1. Une telle transformation n'est pas une mince affaire. Devenir une monnaie mondiale ne sera pas une promenade de santé ; ce ne sera pas facile, il y aura beaucoup, beaucoup de vents contraires et des cadavres jalonneront le parcours. Le changement est difficile, même dans les meilleurs moments et avec les contreparties les plus volontaires. Nous n'avons ni les uns ni les autres de notre côté.
  2. La nature des changements de paradigme est telle que la plupart des gens ne les voient pas et même lorsqu'ils les voient ils les comprennent rarement. Il faut donc un certain temps pour atteindre une masse critique (quelle que soit la signification de cette mesure) et beaucoup plus de temps pour parvenir à ce que l'on appelle  l'adoption de masse . De plus, les gens n'aiment pas avoir tort, en particulier les gens qui sont en place, de sorte qu'outre le facteur temps, il faut compter avec les réactions négatives et les moqueries de tout le monde.

Il s'agit là d'obstacles réels qu'il est nécessaire de reconnaître. Vous ne pouvez pas simplement fermer les yeux et les oreilles, tweeter que  Bitcoin règle le problème  et prétendre que tout va bien se passer parce que  Number go Up . Non.

Nous devons comprendre que nous jouons  le plus grand jeu , comme dirait Jeff Booth, c'est à dire que nous jouons avec les plus grands enjeux, pour les plus grands gains, contre les plus grands ennemis - à la fois externes et internes. Nous nous battons à la fois contre l'establishment et contre les cultures dans lesquelles nous avons été élevés.

Il y a plus de changements à opérer qu'aucun d'entre nous ne peut l'imaginer.

Je ne dis pas cela pour vous décourager de Bitcoin ou pour vous donner l'impression que  bon sang - je vais mourir avant de voir le bon côté des choses , mais pour : a) vous suggérer que c'est probablement plus important que vous ne le pensiez, et b) pour vous inciter à un peu de réalisme afin que vous puissiez vous préparer mentalement et cesser de jouer à des jeux à court terme. Vous devez vous préparer.

Le bitcoin est un marathon, pas un sprint.

LA THÉORIE DES TROIS GÉNÉRATIONS

Les changements socio-économiques à grande échelle prennent des générations pour s'installer et se normaliser. La vieille garde doit mourir, pour ainsi dire, afin que ceux qui sont nés dans le nouveau paradigme puissent prendre les commandes.

Or chaque génération représente un changement de paradigme en soi, et chaque changement successif apportera avec lui une compréhension et une relation totalement nouvelles avec Bitcoin.

Explorons tout cela...

PREMIÈRE GÉNÉRATION : LA PHASE D'INFECTION

Nous sommes dans la première génération de Bitcoin. Appelons cela le premier chapitre, ou la première  ère . Cette ère ou cette génération s'étendra sur 20 ans et constituera la  phase d'infection  de Bitcoin.

Je l'appelle ainsi parce qu'à ce stade, Bitcoin infecte le système. Il s'agit d'une sorte de virus qui s'accroche à des hôtes qui agissent alors de manière à ce qu'il se propage davantage. Son but est d'infecter les infrastructures clés, les esprits clés, les leviers clés et les systèmes clés du paradigme actuel. Il doit d'abord s'infiltrer le plus discrètement possible, puis former une sorte de symbiose avec l'hôte au fur et à mesure qu'il se développe, de sorte qu'il en résulte des avantages mutuels pour l'ensemble toujours plus grand d'hôtes et aussi pour le virus Bitcoin.

Nous avons vu cela se produire.

À ce stade, Bitcoin devait prouver que quelqu'un l'échangerait contre de l'argent (ou contre une pizza). Il devait présenter une  preuve de concept  commerciale significative, ce qu'il a fait avec la Silk Road. Il a dû franchir une première étape de monétisation (Mt. Gox) et inspirer toute une industrie d'imitateurs parce que ce qu'il faisait était tellement transformateur - ce que nous avons vu avec les shitcoins.

Cette évolution s'accompagne d'un grand nombre de spéculations, jusqu'à ce que nous atteignions finalement une part suffisamment importante de la capitalisation totale du marché ou de la liquidité pour que puisse s'effectuer une transition vers le nouveau paradigme.

Nous sommes en plein milieu de la mini-ère de spéculation de cette première génération, ou de la phase d'infection des débuts de Bitcoin.

Alors que certains d'entre nous, les radicaux, considèrent et utilisent le bitcoin comme de l'argent et comme notre unité de compte, le reste du monde le considère généralement comme un actif spéculatif, ou quelque chose avec laquelle on  trade  pour obtenir encore davantage de dollars. Ce n'est pas pour rien que Bitcoin est corrélé aux marchés, et même s'il y a des signes de découplage, il est encore tôt et les gens continueront à court terme à le considérer comme un actif  à risque .

Certains qualifient cette situation de  mauvaise  et affirment qu'elle trahit la promesse initiale de Bitcoin, mais je pense qu'ils passent à côté de l'essentiel. L'argent fait tourner le monde, et jamais plus que dans le monde moderne et matériel dans lequel nous vivons.

Par conséquent, pour avoir le plus grand impact et assurer la symbiose la plus efficace, Bitcoin doit être un animal économique et financier. Pour réparer la débauche financière, Bitcoin doit englober la débauche et ensuite, lentement, comme un virus (même si dans le cas de Bitcoin, il s'agit plutôt d'un anti-virus), infecter les hôtes et commencer à les changer.

L'allongement de la préférence temporelle et derrière, l'adaptation et la maturation du comportement des gens sont un exemple fréquent de cet effet. Pour en savoir plus, consultez l'article de Saifedean Ammous dans l'édition autrichienne du Bitcoin Times :  Making Time Preference Low Again .

Voilà, c'est ça : nous sommes dans la première génération, sur une période de 20 ans. Nous en sommes à 15 ans et nous sommes sur la bonne voie. Il nous reste encore cinq ans avant d'entrer dans la prochaine génération, et au cours de ces cinq années, nous assisterons à deux nouveaux halvings, à une énorme activité de spéculation et à une véritable accélération vers l'état de liquidité ou de saturation de la capitalisation du marché que j'ai mentionné plus tôt.

Dans le même temps, en coulisses, des choses se seront construites pour préparer le terrain à la prochaine génération. Ce qui nous amène bien sûr à cette...

DEUXIÈME GÉNÉRATION : L'ÉTAPE DE L'INFRASTRUCTURE

Imaginez que vous êtes né en 2009, la même année que Bitcoin.

Vous grandissez et devenez adulte dans un monde où Bitcoin a toujours existé. Pour vous, en tant qu'enfant, il va de soi que l'argent est une chose numérique, et l'idée compliquée d'ouvrir un compte en banque ou de se promener avec des billets imprimés et des cartes en plastique vous est étrangère ou vous semble étrange.

En 2029, vous allez avoir 20 ans et peut-être que la spéculation ne vous a pas encore vraiment effleuré l'esprit. Peut-être voyez-vous plutôt un problème à résoudre et considérez-vous simplement Bitcoin comme un outil pour vous aider à le résoudre.

Gardez à l'esprit qu'à ce stade, le prix du bitcoin serait nettement plus élevé et sa volatilité plus faible. Des éléments comme le Lightning Network seront plus avancés, ainsi que d'autres protocoles en surcouche ancrés sur Bitcoin. En tant que tel, vous considérez toute cette infrastructure émergente comme une boîte à outils et non comme un actif spéculatif. En fait, vous pouvez considérer d'autres choses de la même manière et choisir de jouer avec elles, mais parce que a) le bitcoin a mûri et que la volatilité s'est un peu atténuée, et b) de nombreux services proposent désormais le bitcoin comme option de financement, vous décidez que c'est la norme par rapport à laquelle vous mesurerez vos gains. Ce n'est plus l'actif spéculatif qui prime.

Il est même possible que vos parents aient été des bitcoiners de la première génération et qu'ils vous aient enseigné les principes ou transmis Bitcoin et que vous ayez grandi immergé dedans. Ainsi, non seulement Bitcoin est quelque chose qui a toujours existé  pour vous mais c'est aussi quelque chose que vous comprenez profondément.

Il ne s'agit pas non plus d'idées farfelues, compte tenu de l'époque dans laquelle vous avez grandi. Imaginez comment vous et ceux de votre génération verront Bitcoin et comment vous l'utiliserez. Complètement différemment, oui.

C'est pourquoi je considère la prochaine étape comme celle de l'outillage ou de l'infrastructure. À cette époque, le bitcoin quittera enfin les spéculateurs pour entrer dans le cœur, l'esprit et les mains des bâtisseurs.

Les jeunes de 20 ans qui lèveront des capitaux et créeront des entreprises à cette époque utiliseront Bitcoin, Lightning et d'autres couches comme des outils qui leur donneront un tel avantage dans le monde que nous verrons toute une gamme de produits et de services qui intègreront l'argent dans leurs opérations, de la même manière que la communication a été intégrée dans tout ce que nous utilisons aujourd'hui.

Les incitations évolueront de telle sorte que le fait d'avoir Bitcoin et ses surcouches dans votre boîte à outils vous donnera des super-pouvoirs.

Mais... gardez à l'esprit que pendant une grande partie de cette ère, la génération précédente tiendra encore les cordons de la bourse. Il y aura toujours un élément culturel et normatif qui considérera Bitcoin comme étranger ou spéculatif et qui, malgré  tout ce qui se passe , se battra encore pour s'accrocher au passé.

Cette époque sera celle du choc entre les nouveaux bâtisseurs et les bitcoiners de la première génération, d'un côté, et l'élite résiduelle de l'ancien monde qui possède encore une grande partie de la richesse fiduciaire (actions, obligations, propriétés, entreprises, shitcoins, etc.) Les bitcoiners de la première et de la deuxième génération, en particulier au début de cette ère, seront encore en infériorité numérique. Mais bien sûr, aucun grand homme n'a jamais renoncé à se battre, quelles que soient les circonstances.

Si l'on prolonge cette période de 20 ans, jusqu'en 2049, je ne pense pas qu'aucun d'entre nous puisse imaginer le type d'infrastructure, de produits et de services qui en résulteront, ni l'ampleur du changement qui s'ensuivra. Ce qui m'amène bien sûr à la...

TROISIÈME GÉNÉRATION : LE STADE DE L'ADOPTION MASSIVE

C'est la génération de l'adoption massive. C'est là que les enfants de nos enfants atteindront l'âge adulte. Ils n'auront vraiment pas connu un monde dans lequel Bitcoin n'existait pas et pourraient même entrer dans l'âge adulte sans savoir ce qu'était la monnaie fiduciaire.

À la fin de cette ère, les derniers vestiges de notre génération commenceront à s'éteindre et le ruban adhésif qui maintenait l'ancienne infrastructure en place cédera. La cité de la monnaie fiduciaire sera abandonnée. Nous entrerons dans la phase d'adoption par le grand public.

Vous vous dites peut-être :  Mais non ! Ça se passera bien plus vite parce que... regardez toutes les technologies qui seront construites d'ici là .

À quoi je vous répondrais :  Bien sûr, beaucoup de technologies seront construites à ce moment-là, mais je suis presque certain qu'un nombre important de personnes hésiteront encore à vendre leur maison, leur voiture, leurs produits ou leurs services pour de l'argent magique sur Internet .

Ce nombre aura considérablement diminué, mais si vous pensez que les gouvernements, les grandes entreprises et les personnes qui ont réussi dans la vie grâce à un seul mode de fonctionnement vont tout miser et faire confiance à une monnaie vieille de 40 ans plutôt qu'à des choses comme la forme de propriété qui existe depuis des milliers d'années, alors vous vous faites des illusions.

Bitcoin est la voie à suivre, mais la richesse doit d'abord changer de mains et cela prendra du temps. C'est pourquoi je pense que c'est à la troisième génération qu'adviendra la phase d'adoption massive. Elle arrivera à l'âge adulte dans un monde où nous disposerons d'une technologie financière supérieure et d'une infrastructure économique qui permettra aux gens d'utiliser Bitcoin comme capital. Il s'agit de la forme de capital la plus liquide, la plus largement accessible, la plus significative et la plus fiable qui soit.

Si l'on se place en 2069, le monde sera complètement différent. C'est à ce moment-là que Bitcoin arrivera vraiment à maturité. C'est le moment où la monnaie fiat sera supprimée, mourra ou deviendra une relique du passé, tandis que Bitcoin deviendra à la fois une infrastructure de règlement mondiale et la monnaie mondiale.

C'est le moment où Bitcoin ou un protocole en surcouche ancré dans Bitcoin fera partie intégrante de presque toutes les applications technologiques utilisées par des personnes du monde entier.

À ce stade, Bitcoin ne sera plus le virus ; il se sera uni à un nouvel hôte et même l'aura créé.

Je ne sais pas ce qui se passera ensuite. Mais il est passionnant d'y penser. Nous serons alors dans un tout nouveau paradigme.

POUR LES ENFANTS DE NOS ENFANTS

Vous remarquerez que mes certitudes sur ce qui se passera à chaque étape diminuent au fur et à mesure que l'on s'éloigne dans le temps. Je suis assez sûr de ce que nous réservent les cinq prochaines années, et j'ai un certain niveau de confiance pour au moins la première moitié de la deuxième ère, mais au-delà, je ne peux que supposer et donner les grandes lignes de ce qui est probable.

C'est parce que je suis un humain et que les humains sous-estiment toujours les effets composés, alors que Bitcoin est sujet à plus d'effets composés que pratiquement tout ce que nous connaissons (au moins en tant qu'actif, si ce n'est même pour d'autres choses). À chaque jour qui passe, à chaque nouveau satoshi détenu par chaque nouvel utilisateur, à chaque nouveau mineur qui se branche, à chaque nouveau commerçant qui accepte Bitcoin, à chaque nouveau nœud qui fonctionne et à chaque nouveau canal Lightning qui s'ouvre, Bitcoin se compose et se développe.

Aucun d'entre nous n'est prêt à affronter ce que cela signifie pour trois générations entières et, malheureusement, beaucoup d'entre nous ne vivront pas assez longtemps pour le voir. Mais c'est le sort qui nous est échu !

Notre génération a reçu le cadeau de pouvoir compter parmi les pères fondateurs d'un monde nouveau, mais aussi la malédiction d'endurer un monde de clowns pour prix de ce privilège. Bien que nous ne puissions pas vraiment profiter des fruits de ce travail, nous aurons été la génération qui restera dans les livres d'histoire comme celle qui a tout changé.

Je ne sais pas ce qu'il en est pour vous, mais c'est un marché qui vaut la peine d'être conclu.

Les bitcoiners de la première génération sont comme ceux qui ont posé les fondations et les premières pierres des cathédrales de l'Antiquité et de l'époque féodale. Ils ne vivront jamais assez longtemps pour voir ces structures achevées, mais ils resteront à jamais dans les mémoires en tant que fondateurs.

Et qui sait ? Peut-être regarderons-nous depuis l'autre monde et admirerons-nous ce que nous avons fait, comme ces grands qui nous ont précédés l'ont fait pour leurs créations.

Je n'en sais rien.

Ce qui compte, et je vous laisse sur ce point, c'est de reconnaître que Bitcoin est un phénomène pluri-générationnel. Ce n'est pas Google, Apple, Facebook, Twitter, un smartphone, PayPal, Visa, une action ou une simple marchandise. Il est bien plus important que tous ces éléments réunis et, en raison de son importance fondamentale, il faudra du temps pour que les gens l'adoptent.

Il faudra quelques générations pour que cela se normalise. Il faudra que nous mourions pour qu'il atteigne son potentiel - non pas que nous devions être fusillés, mais notre génération doit céder la place à la suivante et à la suivante pour que le nouveau paradigme s'installe vraiment. Une fois que nous aurons disparu, Bitcoin s'épanouira vraiment.

J'espère que vous garderez cela à l'esprit lorsque vous penserez à Bitcoin.

Nous devons faire attention à ne pas projeter sur lui des courbes d'adoption de la technologie et, en cas de déception, tenter de le bricoler. Ce qui n'est pas cassé n'a pas toujours besoin d'être réparé ou mis à jour et, en fait, la principale caractéristique de Bitcoin est peut-être le fait qu'il ne changera pas, ou très peu, sur les échelles de temps que j'ai évoquées dans cet essai.

Si les règles de consensus de Bitcoin sont restées inchangées et qu'il reste tick-tock, next block'd pendant trois, quatre, cinq décennies, alors les gens auront naturellement développé ce qui compte le plus pour une nouvelle norme et un nouveau paradigme socio-économiques : la confiance.

Et même si les bitcoiners détestent ce mot, la confiance est importante - la vérité est que l'on fait le plus confiance à ce que l'on peut vérifier. C'est pourquoi Bitcoin sera en fin de compte la couche monétaire, économique et de communication la plus fiable de la planète, après quelques générations.

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123 - Ponzi et Pince-moi sont sur un yacht...

By: Jacques Favier

Comme bien des gens, j'ai découvert récemment l'histoire de l'Arnaqueur de Tinder (Tinder Swindler) que l'on pourrait malicieusement résumer en disant qu'il s'agit d'une affaires  d'échanges sur Internet .

Je ne vais analyser ici, de cette affaire qui à de très nombreux égards est emblématique de notre époque, que ce qui me parait intéresser directement ceux qui veulent réfléchir autour de Bitcoin.

Parce qu'au cœur d'une arnaque, au-delà de l'indélicatesse sentimentale, du mépris de l'être humain, de l'appât d'un gain indû et de la soif de jouissances tape-à-l'oeil, il y a essentiellement l'identité (le renard sous la peau de l'agneau) et... les gros sous. Deux sujets adressés par  la technologie blockchain  comme on dit.

D'abord il y a la double (au moins) identité du héros.

On ne peut qu'être frappé par l'aisance avec laquelle cet homme, né Shimon Yehuda Hayut, documente une identité qui n'est pas seulement fausse mais usurpée, celle du fils supposé du couple Lev and Olga Leviev, dont aucun des neuf enfants ne portent le prénom de Simon. Exactement comme sur sa photo de famille, il s'incruste par copier-coller sur la réalité.

Le coût de cette opération est, comme celui de pratiquement toutes les fraudes numériques, infime ou nul. Mon lecteur et moi pouvons, en quelques minutes et sans quitter notre clavier, poster une photo de nous incrustés comme le personnage du Zelig de Woody Allen au milieu de la famille X ou Y, siégeant au Conseil de la Banque Truc ou de l'Autorité de Régulation Machin. En faire usage ensuite sur les réseaux sociaux ne doit guère être puni bien sévèrement.

Plus l'identification d'un être humain repose sur des réalités numériques (ou numérisées) plus grandit l'espace par où s'infiltrer. Ainsi il n'est pas non plus bien difficile de se procurer une facture EDF, cette dérisoire clé de voûte du KYC bancaire : on trouve tout ce qui est nécessaire en ligne pour cela (exemple ancien, par prudence) et le fait que le technicien ne se dérange plus (merci Linky) doit arranger encore la tâche.

Or dans l'affaire de l'Arnaqueur de Tinder, mis à part l'acte sexuel, toutes les interactions des malheureuses se sont déroulées avec un avatar.

Dans un bal masqué cela ne manquerait pas de pimenter la chose, à la manière d'un gracieux marivaudage. Il faut juste laisser sa carte de paiement bien loin des pattes de son cavalier.

J'en reste là, incitant mes lecteurs à faire l'acquisition du pertinent ouvrage de mon ami Alexis Roussel et de Grégoire Barbey, Notre si précieuse intégrité numérique, préface de Jacques Favier, sans pseudonyme.

L'arnaque mérite-t-elle d'être décrite comme un Ponzi ?

C'est ce que fait la presse grand public (ici Marie-Claire) :  l'enquête du journal VG - ainsi que le documentaire - révèlent une arnaque basée sur un modèle de pyramide de Ponzi : Cecilie payait pour Pernilla, Pernilla payait pour la suivante, ect…  .

Or il saute aux yeux qu'il n'en est rien : Cecilie a, si l'on veut, payé le repas de Pernilla, mais elle ne l'a pas remboursée. On pourrait dire qu'elle a payé le Dom Perignon d'un soir, Pernilla la suite royale d'une nuit et Ayleen la Lambo. Aucune d'entre elle n'a jamais été remboursée avec de gros intérêts comme les clients chanceux d'un Ponzi qui se sauvent avant l'effondrement de la pyramide.

Dans un monde d'inculture financière, cet emploi inexact du nom de Charles Ponzi a cependant de quoi consoler celui qui lit du soir au matin des boutades de banquiers ou des approximations de journalistes faisant de Bitcoin un Ponzi.

Le Cercle du Coin avait organisé une rencontre avec Marc Artzrouni, mathématicien spécialiste reconnu du Ponzi (et à titre personnel peu favorable à Bitcoin) : il avait fait justice de cette assimilation inculte. Ceux qui ont un peu de temps et de curiosité peuvent revoir sa conférence ici.

Oublions Ponzi, non sans rappeler (par méchanceté) que la plupart des banquiers qui nous en parlent ont vendu du fonds Madoff, authentique pyramide, pour le coup.

Parlons donc de l'essentiel : des banques.

Les trois malheureuses héroïnes seraient toujours en train de rembourser, chaque mois, et certainement au taux d'usure, une somme totale de 600.000 dollars en principal.

Comme on le voit dans le documentaire, chacune a pu, en quelques heures et sur la base de bulletins de salaires contrefaits obtenir des prêts à 5 chiffres. Non pas une fois, mais trois, quatre voire cinq fois.

Aucune enquête ? Aucune centralisation par la Banque centrale, ou aucune consultation du fichier des emprunteurs s'il existe ? Aucune inquiétude d'Amex et autres quand l'encours de la carte de paiement est rechargé 3 fois en 3 semaines par 3 crédits personnels ?

Curieusement les documents que l'on aperçoit à la dérobée dans le documentaire semblent presque absents d'Internet où ne demeurent que les photos du BG à tête de pervers et de ses noubas de petit mec sorti des bas-fonds.

Ah la belle chose que l'audace des banques, si promptes soudain, alors qu'on les connaît si prudentes en général !

Je ne sais si l'on finira par incriminer le je-m'en-foutisme des banques, si soupçonneuses quand un client dépose 500 euros en cash ou 5.000 en liquide, mais si peu responsables en réalité dès qu'elles sont protégées par la violence des contrats et des lois.

Il y aurait encore une chose à leur reprocher : l'arnaqueur, parmi les mensonges qui ont pu le rendre crédible même aux moments de crise, invoquait systématiquement la lenteur des transferts bancaires. Car la terre entière sait que l'argent promis arrive toujours le lendemain (au mieux) du jour prévu, que le SEPA n'est ni gratuit ni instantané, pour dix mille raisons et notamment  pour votre sécurité. Un paiement en Bitcoin ne se fait pas attendre, et cette différence est considérable.

Pourtant, si l'une des banques de Cecilie aurait passé l'éponge, apparemment aux frais de son assureur, toutes les autres institutions bancaires impliquées semblent poursuivre en justice et par tous les moyens le recouvrement de leurs créances, avec une ardeur qui serait sans objet si elles avaient prêté cela après de longues analyses de risque à des sociétés capables de se placer sous la protection des lois sur les faillites.

Que conclure de tout cela ?

Mais... ce qu'il vous plaira.

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121 - « La fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins »

By: Jacques Favier

J'ai évoqué dans mon billet précédent consacré à l'exode des trésors et des compétences cryptos le rapport Théry de 1994. C'est une croix que porte, au-delà du décès en juillet 2021 de son brillant auteur, tout haut-fonctionnaire qui prophétise le futur en ne comprenant déjà plus le présent. Classiquement, les mêmes erreurs sont renouvelées depuis des années maintenant au sujet de Bitcoin.

Mais c'est avec une certaine joie que, m'intéressant (dans mon autre vie) à la constitution des collections égyptiennes des musées européens, j'ai retrouvé une  perle  ancienne et... qui est soudain entré en résonance. Ce qui suit n'est donc pas un  ancêtre du rapport Théry  mais une preuve que la légèreté et l'arrogance dans le jugement sont un risque inhérent au gouvernement des  experts .

Une erreur de jugement, non moins péremptoire que celles de Gérard Théry, et qui explique comment l'une des plus belles collections égyptiennes constituée au 19ème siècle a échappé au pays de Champollion.

Bernardino Drovetti (1776-1852) était un piémontais étonnant, soldat de la République française, nommé consul de France à Alexandrie par Bonaparte, mis sur la touche quand le régime tomba et demeuré sur place comme marchand de tout, aventurier, découvreur d'antiquités et trafiquant de celles-ci, en un temps où elles étaient à celui qui se baissait pour les ramasser.

En 1818, Drovetti rencontre à Alexandrie le comte de Forbin, directeur général des Musées royaux. Celui-ci est émerveillé par la collection du consul. Dans son Voyage dans le Levant publié l'année suivante il écrit que, dès cette époque, le voeu de Drovetti (qui pour cela refusait des offres importantes) était bien que sa collection aille embellir le Musée du Louvre.

Le comte de Jomart, ancien de l'expédition de Bonaparte et secrétaire de la commission chargée de la publication de la monumentale Description de l'Égypte est lui aussi tout à fait conscient de l'intérêt de la collection accumulée par Drovetti et l'écrit au Ministre de l'Intérieur en août 1818.

Au fond, toutes les personnes instruites de la chose en comprennent l'intérêt.

Le Louvre, ancien « Musée Napoléon », vient seulement en 1818 d’ouvrir sa première salle égyptienne, intitulée « Salle de l’Isis ou des Monuments égyptiens ».

Vingt-trois objets s’y déploient en tout et pour tout, autour d’une statue romaine d’époque impériale donnant son nom à la salle, et cette « Isis » est en réalité une statue de divinité anthropomorphe à tête de lionne, représentant la déesse Sekhmet. Les objets qui l’environnent sont principalement des objets égyptianisants de l’Antiquité romaine, mêlés de quelques originaux égyptiens, collectés à Rome.

Le musée français apparait donc alors très en retrait sur le plan de la présentation de productions issues de l’Égypte ancienne, en comparaison des salles égyptiennes mises en place outre-Manche. L'acquisition de la collection proposée par Drovetti devrait être une priorité !

Quand entrent en scène les incompétents

Le roi Louis XVIII n’aime pas l’art de l’ancienne Égypte, et une partie de son entourage réactionnaire et bigot fulmine en songeant que ces orientalistes, avec leurs recherches inutiles, veulent mettre en doute la chronologie biblique. Un peu d’Isis romaine, passe encore, mais fouiller pour retrouver des objets prétendument vieux de cinq millénaires, quand des calculs précis aboutissent à assigner au premier jour de la Création la date du 23 octobre 4004 av. J.-C. (à midi) et au 5 mai 1491 av. J.-C l'échouage de l'arche sur le mont Ararat ... il n’en saurait être question : c'est trop contraire à  nos valeurs  comme on ne dit pas encore ! L'affaire traine donc.

En 1822 le roi estime qu'il s'est fait dépouiller pour acquérir le zodiaque de Denderah, et qu'il en fait bien assez. Let's be serious comme on ne disait pas encore non plus.

L'affaire va donc être enterrée illico et avec une superbe tout à fait étonnante par un ministre qui n’est autre que le général de Lauriston. Ce grand et courageux soldat de Napoléon, outre sa carrière militaire, a une réelle expérience diplomatique. Mais ni comme soldat ni comme diplomate, il n'a jamais mis les pieds en Égypte. Et évidemment il n'est point historien de l'art, ni collectionneur. Rallié comme presque tous les autres au nouveau pouvoir, il est devenu  Ministre de la Maison du Roi . On se demande un peu ce qu'il vient faire là. Disons que comme tout bon membre d'un cabinet ou d'une cour, il parle au nom de son patron. Notons quand même qu'il n'a pas lâché un demi million à McKinsey pour se faire une opinion, ce qui lui aurait évité de porter le bicorne. Ce militaire (qui a tout du boomer diraient mes jeunes amis) va donc laisser à la postérité ses propres idées courtes sur l'art antique. Fâcheux, mais savoureux :

L’art chez les Égyptiens n’a jamais approché le degré de perfection où il s’est élevé chez les Grecs et dans nos temps modernes ; les statues égyptiennes, dénuées de toute expression, avec leurs formes sèches, étroites et ramassées, leurs poses immobiles et uniformes, ne sont point propres à fournir à nos artistes des modèles d’études et des sujets d’inspiration .

lauriston et son roi.jpg, janv. 2022

Bref, ni le ministre ni le roi n'y connaissent grand chose, mais à eux-deux ils ont décidé que Drovetti n'a qu'à aller vendre sa collection ailleurs. Ce qu'il fait en 1824 et pour une bouchée de pain, auprès du roi de Piémont-Sardaigne.

Le commentaire de Champollion (qui se rend à Turin et tombe en pâmoison) mérite aussi d'être cité et pourrait parfois nous servir aujourd'hui :

Les monuments égyptiens abonderont partout, excepté en France, et ceci par la fantaisie obstinée de trois ou quatre faquins dont la nouvelle étude dérange les idées et les intérêts, ce qui est tout un pour eux… Vous verrez qu’il y aura bientôt un musée égyptien dans la capitale de la république de St-Marin tandis que nous n’aurons à Paris que des morceaux isolés et dispersés .

La chose comique, si l'on y songe, c'est que le grand soldat qui joua ici le rôle du faquin s'appelait Law de Lauriston et qu'il était... le neveu du célèbre financier. Comme quoi, savoir reconnaître la vraie valeur des choses n'était point le fort de cette famille...

Au moins peut-on se consoler en songeant qu'en 1827, sous l'influence de Champollion désormais protégé par le roi Charles X, le Louvre acquérait la seconde collection proposée par Drovetti.

Comme quoi, parfois, l'État parvient à apprendre de ses erreurs...

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118 - Bitcoin mis en bière

By: Jacques Favier

(pour Sofiane)

Commençons par un aveu de faiblesse : cet article serait difficile à traduire.

Il y avait jadis, m'a-t-on dit, dans mon village de Picardie un menuisier qui faisait aussi  café  et ne se refusait pas le plaisir d'accueillir à l'occasion le client par une plaisanterie très fine :  vous venez pour une bière ? .

Bref, je ne vais pas parler de Bitcoin mis pour une 440ème fois (à ce jour)  en bière  (du vieux bas-francique bëra pour civière) mais d'une certaine chope de bière (du moyen-néerlandais bier) qui me semble avoir largement échappé à la fureur du mème qui règne dans notre sonnante et trinquante communauté.

Ce 3 janvier, donc, un banquier d'affaires crypto de longue date (il se reconnaitra) poste, comme quelques centaines d'autres j'imagine, l'iconique page du Times de Londres. Quelle élégance, ce Satoshi, on dirait un personnage de Jules Verne. On sent le boomer et ça me ravit à chaque fois.

Comme chacun sait, Satoshi, dans son premier bloc de validation, le 3 janvier 2009, a en effet rajouté ces quelques mots :  Chancellor on brink of second bailout for banks . Et là, le fin banquier d'ajouter :  Certains diront que c'est un message subliminal pour réfléchir sur notre économie monétaire, d'autres qu'il s'agissait simplement d'une preuve de date... le mystère subsiste .

Au moment précis où j'ai lu le mot subliminal mes yeux se sont ouverts et, pour la première fois je le confesse (mais j'ai eu beau interroger autour de moi, je ne semble pas plus borgne qu'un autre) j'ai VU :

pinte.jpg, janv. 2022

Bon dieu... mais c'est bien sûr !  me dis-je comme le célèbre commissaire : le vrai message subliminal, c'est la pinte. Ce message s'adressait clairement à plusieurs personnes qui ne le savaient pas ce jour-là, il y a 13 ans, mais qui allaient devenir, d'un bout du monde à l'autre, les piliers d'innombrables social-meetups.

Mais ce qui est vraiment magnifique c'est ce que dit le minuscule chapeau : que le prix de l'indispensable pinte allait baisser !!!

Or au cours de ces réunions savantes et conviviales, de pinte en pinte, on allait assister à une baisse vertigineuse du prix de la bière... exprimé dans la monnaie de Satoshi.

Mes amitiés aux buveurs de bière francophones qui se reconnaîtront eux-aussi aisément et aux bars qui ont eu l'intelligence de vendre la bière en bitcoin !

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111 - Napoléon et « nous »

By: Jacques Favier

Je ne vais pas aborder ici le napoléon (petit n) qui reste encore aujourd'hui un honnête refuge contre l'inflation pour bourgeois boomers, mais un peu l'autre legs financier de Napoléon Bonaparte, la Banque de France, et un peu aussi l'incapacité de penser par manque de toute « culture » historique qui caractérise tragiquement tout ce qui aujourd'hui « fait l'opinion ».

Pour qui a bénéficié d'une formation historique un tant soit peu sérieuse, l'épisode napoléonien que nous venons de traverser a été éprouvant mais instructif. J'ai déjà dénoncé dans un billet consacré aux histoires des économistes les impostures d'une profession qui se croit habilitée à nous raconter, à travers l'histoire, ce que nous sommes, ce que nous devons être, ce qui a toujours été et doit continuer d'être.

Que dire quand s'y mettent aussi des politiciens formés aux fiches de culture générale de leur prépa à l'ENA, des éditorialistes ivres de parlote, des blogueurs recopiant de fausses citations trouvées en ligne et des copains informés par les controverses elles-mêmes plus que par des lectures universitaires ?

Au-delà de toute opinion (ou information) personnelle sur un homme qui, parce qu'il était un être d'exception placé dans des conditions exceptionnelles il y a 200 ans, ne peut par définition pas nous enseigner quoi faire ou quoi penser au jour le jour, j'avoue m'être souvent amusé de voir combien ce qui se disait de lui parlait en réalité de nous : de notre république qui serait miraculeusement étrangère à toutes les vilenies de jadis, de notre pays où des gouvernants bien moins exceptionnels qu'ils ne le croient continuent de justifier par notre histoire le plaisir qu'ils prennent à coucher dans son lit.

Révélateurs du faible niveau d'information historique autant que de cette confusion des plans, deux procédés rhétoriques doivent être médités, voire appliqués entre nous à l'histoire de la monnaie :

  1. « et ça a duré jusqu’en… ».
  2. « on ne nous l’a jamais dit, mais ».

Le scandale de la durée

Bonaparte a rétabli l'esclavage et je ne dirai rien de ce scandale qui a quand même « duré jusqu’en 1848 ». D'autres choix, moins révoltants, ont pesé plus longtemps encore. Ainsi le même homme a dans la pratique supprimé la liberté de divorce par consentement instauré par la République. On peut pinailler à la marge, mais quand on dit que ce scandale « a duré jusqu’en 1975 » ne voit-on pas ce que cela signifie : que huit régimes successifs (dont trois républiques) ont vécu avec, alors que ni le despotisme napoléonien, ni son machisme méditerranéen, ni le prestige de ses victoires ne pesaient plus sur les décisions des petits hommes qui lui avaient succédé. De même si les dames ne votaient point à la Belle Époque, ce n'est pas la faute à Napoléon.

Est-ce qu'incriminer Napoléon du malheur des femmes (et des couples) durant 175 ans n'est pas une façon paresseuse et complaisante de ne rien dire de notre façon de nous (laisser) gouverner ?

Que Napoléon ait exercé en son temps une forme de dictature ne nous exonère pas, pour le dire plus crument, de nos dégoutantes et persistantes servitudes volontaires.

Le scandale du secret

Certes l'histoire progresse comme savoir accumulé et elle épouse pour cela le cours sinueux des problématiques propres à chaque époque. La polémique aussi, qui prétend juger l'histoire depuis une sorte d'Olympe morale, évolue et mute avec le temps :  bien peu de gens reprochaient à Napoléon le rétablissement de l'esclavage il y a 200 ans, et c'est un progrès de le faire, mais nul ne semble plus lui reprocher en 2021 l'enlèvement et l'exécution du duc d'Enghien alors que cela a traumatisé une partie de l'opinion et rempli des pages et des pages de critique dans toute l'Europe jadis.

Mais qu'un fait soit mis en exergue ou au contraire placé sous le boisseau, il reste quand même assez peu de secrets sur cet homme-là, sauf ceux que l'on invente pour faire vendre ou pour faire frémir. On s'étonnera donc de voir un homme que par ailleurs j'estime plutôt, comme Daniel Schneidermann, écrire sur son blog de pareilles bêtises :

Des pans entiers de l'histoire napoléonienne sont encore en quasi-friche. Ainsi de cet autre "grand monument" des années du Consulat : la Banque de France. En voilà, une création magnifique, indispensable instrument de la souveraineté monétaire, qui a survécu aux siècles ! Mais qui sait que l'institution, créée en 1800, est à l'origine une banque privée, dont Bonaparte et sa famille (sa mère Letizia, sa femme Joséphine, son frère Jérôme, etc) étaient les principaux actionnaires, et qui semble avoir été un investissement très fructueux ?

Franchement, s'il l'ignorait, j'ai un peu de peine pour lui. Il aurait pu lire un des nombreux ouvrages consacrés à Napoléon et à l'argent (l'édition du Napoléon de Jean Tulard donne de nombreuses références utiles).

Lui-même cite un résumé de la question, publié il y a... 6 ans sur le fort libéral site Contrepoints et qui mentionne la chose.

Si jamais la chose fut secrète, elle ne l'est plus depuis les sorties fracassantes de Daladier en 1934 sur les 200 familles. Il est vrai que parler des « 200 familles » vous ferait tout de suite ranger dans la rubrique populisme voire complotisme. La presse, comme on sait, est en France aussi indépendante des intérêts économiques que tout le reste : il y a donc les controverses qui lui vont et celles qu'elle contourne.

Oui, la Banque de France est née comme une banque privée, mais que peut-on en dire aujourd'hui ?

Les autres banques centrales qui pouvaient servir de modèle, celle de Suède ou celle d'Angleterre, étaient nées privées elles-aussi ! Et « ça a duré jusqu’en » 1936 en France, à une époque où l'autoritarisme napoléonien avait quelque peu faibli.

Abeilles sur le manteau ou pas, aigles sur les drapeaux ou pas, les Banquiers Centraux ont-ils jamais été autre chose que les régulateurs, et parfois les parrains, d'intérêts privés ? C'est donc toujours avec un petit hoquet que j'entends dénoncer Bitcoin comme « monnaie privée ».

La BCE d'aujourd'hui est bien plus indépendante des pouvoirs politiques que ne l'étaient les régents de la Banque de France, l'empereur lui-même et sa famille n'en ayant jamais étés actionnaires majoritaires, mais, actionnariat privé ou pas, est-elle plus indépendante des intérêts privés ? L'indépendance des banques centrales, qui est un pur dogme religieux, ne s'entend pas forcément de tous les pouvoirs et n'assure en rien leur dévouement au bien commun.

Et que dire de la FED, quand la plus puissante des 12 banques centrales régionales, celle de New York, est détenue en majorité par Citigroup (42,8 %) et JP Morgan (29,5 %) ?

Pas une parlote sur la monnaie qui ne rappelle sa dimension presque mystique, souveraine, régalienne... un peu de in God we trust par-ci, un peu de pacte républicain par-là. On rappelle bien moins souvent qu'il ne s'agit parfois que d'un vernis, même si Morgan elle-même a jadis battu monnaie. Si la BoE est entièrement détenue par le Trésor, le capital de la BNS est largement privé.

Quand Barak Obama écrit « inutile de se dissimuler l'évidence : les premiers responsables des malheurs économiques du pays sont restés fabuleusement riches » et ajoute qu'il ne pouvait rien faire parce que les banquiers tenaient l'économie en otage et s'étaient munis de ceinture d'explosifs ; quand on voit qui, chez nous, rédige les rapports sur la réforme des banques, et comment se fait la circulation des dirigeants entre banques privées, banques centrales et organes gouvernementaux... est-il bien raisonnable de chercher des poux dans les lauriers de Napoléon ?

Et donc...

Un jour ou l'autre je parlerai de la façon dont le créateur de la Banque de France fabriquait (aussi) de la vraie fausse monnaie, par millions. Mais pour le moment, l'enseignement le plus réjouissant de tout cela, c'est que la perméabilité des banques centrales (en commençant la FED) aux desiderata des banques commerciales ne joue pas forcément... contre Bitcoin.

Normalement un article sur l'empereur commence par une fausse citation, venant au mieux de Balzac, au pire de libelles royalistes, et parfois de romans américains. Je vais inverser le procédé et finir par une citation connue (mais fausse, bien sûr) sourcée en page 48 du célèbre Manuscrit venu de Sainte-Hélène.

Satoshi demandant à Napoléon ce qu'il pensait de la preuve de travail, celui-ci la déclara bien plus crédible que toutes les alternatives, car il n'y a dans la force ni erreur , ni illusion ; c'est le vrai mis à nu.

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