On parle maintenant de Bitcoin, au sommet même de l'État, comme d'un facteur de risque systémique (face à des trillions de monnaies légales et des ploutillons d'actifs régulés ou non, mais gérés par des gens du système). Façon de dire que cette expérience menacerait le système financier mondial. Mais l'essentiel de la littérature sur ce fâcheux bitcoin émane encore, du moins pour celle qui est prise en compte par les régulateurs, les politiques et les journalistes, de ce système financier lui-même. Et ceci ne choque personne. C'est comme cela : quand une banque s'estime victime d'un de ses employés, le juge choisit cette même banque comme experte, et il faut des années pour que cela pose des cas de conscience à certains.
La fonction de régulation appartient en théorie à la puissance publique. Ce qui la fonde en droit, c'est à la fois la sécurité de l'État, celle de la population, et la nécessaire confiance de celle-ci dans celui-là. On régule donc largement (et sous des vocables divers : régulation, supervision, contrôle, normalisation, homologation...) les produits financiers comme les médicaments, les communications électroniques, les jeux en ligne ou les voitures à moteurs. Mais toujours avec les mêmes mots: confiance et sécurité.
Or si la sécurité est un fait que l'on peut cerner par des mesures objectives (quand elles ne sont pas manipulées) la confiance est un sentiment humain. A priori on ne peut pas la décréter, pas davantage que l'amour ou le respect, par exemple.
Dans une double page publiée en janvier par le Monde diplomatique, la journaliste Leïla Shahshahani a abordé à travers les vaccinations obligatoires, le débat confisqué sur un sujet qui me parait nous concerner de façon patente.
Je m'empresse de dire que je n'ai pas trop d'idées sur la question, parce qu'en soi les histoires médicales m'ennuient. Mes enfants ont été vaccinés.
Ce qui m'intéresse ici, ce sont la confiscation d'un débat, l'instauration d'une prétendue « confiance » par la coercition, les erreurs et les dérives qu'un tel système rend fatales.
En quoi cette vaccination obligatoire peut-elle intéresser ceux qui suivent l'actualité de Bitcoin ?
En ce qu'il s'agit d'un système (la santé publique) auquel il est pour notre sécurité pratiquement impossible d'échapper comme il est pratiquement obligatoire d'avoir un compte en banque.
Mais aussi en ce qu'il s'agit d'un secteur qui, comme le système monétaire, n'est régulé finalement que par lui-même, c'est à dire par personne en fait.
Ce qui m'a frappé, dès la fin du premier alinéa de l'article, c'est le sentence presque comique par laquelle la ministre des Solidarités et de la Santé, la docteur Agnès Buzyn assume pleinement une posture proprement ubuesque : « La contrainte vise à rendre la confiance ».
Quand on a fini d'en sourire, on peut se demander s'il ne faut pas en trembler. Évidemment le propos est tenu par une scientifique, ministre d'un Etat de droit. Serait-il proféré par l'un de ces dictateurs grotesques que la télévision exhibe toujours à bon escient pour nous faire sentir la chance que nous avons de sommeiller en paix dans un semblant de social-démocratie, on en ferait presque un motif d'intervention humanitaire.
Sur le fond, on notera que le Conseil d'Etat ayant fait injonction au Ministère de faire en sorte que les parents qui le souhaitaient puissent vacciner leur progéniture avec un vaccin simple (DTP) sans adjonction de 3 souches non obligatoires, on a préféré changer la loi et décider qu'on mettrait 11 souches. On aurait aussi bien pu changer la Constitution, puisque, selon une autre parole forte d'une grande démocrate (Madame Touraine) « La vaccination, ça ne se discute pas ». On sait depuis Monsieur Valls que la liste des sujets exclus des champs de la réflexion, de la discussion, voire de la simple curiosité, a tendance à s'élargir.
Comme, hélas, il reste des esprits retors prêts à discuter de tout au vain prétexte que nous serions nés libres et égaux et vivrions dans une démocratie où la souveraineté émane du peuple délibérant, les mensonges d'Etat tiendront lieu d'argument. « Des enfants meurent de la rougeole aujourd'hui en France » déclare ainsi tout en finesse le premier ministre, oubliant de préciser que ce seraient justement ceux que leur déficit immunitaire rendrait non vaccinables.
En fait de sécurité, c'est la peur que l'on instille, jusque dans les couloirs du métro, avec des images où l'on ne sait s'il s'agit d'un labo ou du siège de la Stasi...
En l'absence de tout débat réel (en demander un c'est déjà se faire mal voir), seuls des médecins généralistes auront estimé totalement disproportionnée la privation de collectivité pour les enfants non vaccinés au regard de risques « inexistants ou infinitésimaux ». Mais un ministre ne va tout de même pas échanger avec des toubibs de quartier...
Le problème d'une confiance imposée par la coercition, même emballée en grande cause et ficelée de mensonges, c'est qu'elle est peu efficace, et que son inefficacité la mine régulièrement : la frénésie de vaccin contre l'hépatite B dans les années 1990 a débouché sur le feuilleton de sa responsabilité dans des cas de sclérose en plaque ; la médiocre efficacité de la mobilisation de 2009-2010 contre la grippe H1N1 (6 millions de doses utilisées sur les 94 millions de doses payées aux labos) a mis en lumière des contrats que le Sénat lui même considéra comme d'une légalité douteuse ; l'utilisation du Pandemrix fut ensuite officiellement mise en cause comme coupable de cas de narcolepsie...
Une part notable de la population continue donc à ne ressentir qu'une médiocre confiance, malgré des non-lieux jugés suspects et les débats trop clairement faussés. Mais les laboratoires prospèrent et il n'est pas interdit de penser que ce soit là l'essentiel.
Sur la forme, de mauvais esprits noteront justement l'imbroglio de conflits d'intérêts, chez des membres médecins voire chez le président du Comité d'Orientation, et même chez certains ministres. La journaliste du Monde diplomatique ne s'étend pas sur ce qu'on désigne communément comme un mécanisme de capture du régulateur. Je n'en dirai donc pas davantage, ce qui m'évitera de paraître indélicat, ou d'être poursuivi en diffamation.
Ce que l'on appelle en anglais la regulatory capture est une théorie économique qui a un gros mérite : elle se vérifie empiriquement pratiquement chaque année à une occasion ou une autre. (j'ajoute quelques semaines après la rédaction de cet article une amusante démonstration empirique, à lire ici)
C'est un Prix "Nobel" d'économie appartenant à l'école de Chicago, Georges Stigler (1911-1991) qui l'a théorisée. Mais ceux que la langue anglaise ou la théorie économique rebutent n'ont qu'à suivre les grands procès qui suivent les grands dérapages...
Les mots de réguler, régulation, régulateurs reviennent comme un mantra dans tous les discours publics. Cependant, de scandale du Mediator en scandale Volkswagen, on voit toujours les mêmes ficelles. Il est prudent d'aller prendre chez Stigler la vraie mesure de ce qu'est la régulation.
Concluons en revenant explicitement à Bitcoin.
Il est fort douteux que la régulation, confiée à des autorités très proches à tous égards du secteur bancaire et financier classique, ne produise autre chose qu'une défense tatillonne du secteur bénéficiant déjà de la plus forte protection imaginable (au même niveau que l'industrie nucléaire) contre les nouveaux entrants.
Il est donc frustrant que les autorités politiques n'imaginent guère d'autres voies d'action politique sur une innovation majeure que la régulation, qu'elles n'organisent pas de rencontre ou de concertation sans que les représentants des autorités de régulation ne représentent la majorité du tour de table.
Enfin il est inquiétant de voir que les médias participent de la même confusion, en présentant sans distance critique les régulateurs comme des experts, quand bien même il s'agit d'une innovation qu'ils sont bien moins soucieux de comprendre que de combattre.
Aujourd'hui un bitcoin vaut un peu moins de 200 grammes d'or. Quels grammes d'or, alors, peuvent bien valoir près de 8 bitcoins chacun ?
Les derniers jours ont été riches (c'est le mot) en révélations de trésors.
A Cluny, la découverte de 2.300 deniers et oboles en argent, en majorité émises par l'abbaye de Cluny, mais aussi de 21 dinars musulmans en or, rappelle opportunément quelques faits qui viennent rogner les éternelles prétentions régaliennes : l'abbé de Cluny bat monnaie dans une première moitié du XIIème qui est pourtant celle de Philipe Auguste, non du roi Dagobert. Et les moines thésauriseurs ne dédaignent point l'or que les Almoravides frappent bien avant que saint Louis ne puisse reprendre la frappe de l'or, interrompue en Occident durant plus de 2 siècles. Même si ces dinars proclament que Muhammad est le Prophète de Dieu, ce qui n'était pas spécifiquement dans ce qu'on appellerait aujourd'hui "nos valeurs".
En revanche c'est la figure du Christ, Sauveur du Monde, qui vient de pulvériser toutes les estimations et toutes les enchères antérieures. Un thème assez commun en ce début du XVIème siècle, et que Van Eyck et Dürer ont déjà exploité. Mais c'est le seul tableau du maître de Florence encore en mains privées. Qui peut jurer que ce petit tiers de mètre-carré peint il y a un peu plus d'un demi millénaire ne vaut pas le double?
Enfin le dernier laurier rescapé de la couronne d'un demi-dieu vaut donc depuis ce dimanche 1500 fois son poids d'or, et je n'en suis pas étonné encore que l'objet ait dépassé 3 fois la fourche haute de l'estimation. No limit...
On connait l'épisode. Essayant le chef d'oeuvre de l'orfèvre Biennais, le jeune empereur la trouve trop lourde. " C'est le poids des victoires de votre Majesté" lui répond l'habile homme, qui enlèvera tout de même quelques feuilles, les sauvant ainsi, au passage, de la destruction par les autorités officielles, quelques années plus tard.
Que nous disent ces anecdotes, sur la rareté, la beauté, la valeur... mais aussi sur la valeur des expertises ? Depuis qu'au mois de mai l'envol des cours de Bitcoin a pris un nouvel essor, on a fort naturellement assisté à de nouvelles imprécations d'experts. Cela va de Monsieur Trichet qui estime dans Le Temps qu'une monnaie doit porter sa signature ("J’ai signé tous les billets de banque en euros, j’ai tendance à considérer que cela veut dire quelque chose de garantir la crédibilité d’une monnaie") à tous ceux qui ont mérité un "prix Tulipe" pour avoir brandi ce lieu commun de l'histoire financière sans la moindre compétence historique ni le moindre scrupule financier : d'autres princes d'Ancien-Régime comme Jamie Dimon ou Cyril de Mont-Marin (Rothschild & Cie) sur Les Echos, et puis leurs mousquetaires comme Marc Rousset sur Boulevard Voltaire où il estime que Bitcoin est "un exemple type de la folie spéculative contemporaine", Marc Touati qui tranche sur acdefi.com qu'on "nage en plein délire", Jean-François Faure sur Challenges,... Sans compter le fécond Pascal Ordonneau qui répète tous les 8 jours et dans tous les sens ses trois ou quatre lazzi.
"Ça ne repose sur rien": tout est dit. Même si cela se résume vite à : "ce n'est pas mon système, je ne l'ai pas signé, il n'y a pas de gens comme nous derrière tout cela, vous n'avez même pas la Légion d'Honneur". On peut imaginer que ce sont les mêmes, des hommes d'Ancien Régime, qui ont fondu de rage la couronne de l'enfant prodigue de la gloire.
Et si Bitcoin devenait un objet de collection ? J'ai déjà écrit que l'art est dans la nature de Bitcoin... Celui qui aurait 21 bitcoins ( un peu moins que le prix du laurier napoléonien!) possèderait un millionième d'une chose qu'il peut (dans un régime de liberté d'opinion) considérer comme un trésor inestimable né de l'esprit d'un demi-dieu.
C'est cher ? Oui. C'est le poids des victoires...
Victoires sur qui? Sur les généraux byzantins, la nature réplicable des objets numériques, les centralisateurs, les puissants...
Victoire de qui ? D'un inconnu, certes.
Mais... Qui a calculé la racine de 2 ? Qui a écrit a Bible? Qui a fondé Rome ?
Le Louvre n'est-il pas rempli de trésors anonymes : qui a sculpté la Vénus de Milo ? qui a peint vers 1350 le portrait de Jean II (créateur du "franc")? Qui a peint un siècle plus tard la Crucifixion du Parlement de Paris ? Et encore 150 ans plus tard, qui a peint la troublante Gabrielle d'Estrées ?
Quand les descendants de Trichet, Dimon & Cie auront accumulé des bitcoins, peut-être la valeur de ceux encore "en mains privées (et pseudonymes)" sera-t-elle propulsée à des sommets ? La petite peinture de Vinci a vu son cours multiplié par 3,5 en 4 ans, et par plus de 1300 en 17 ans. Qui peut jurer que le petit laurier s'il repasse en vente ne vaudra pas un million ?
Quel "expert" veut écrire encore une bêtise ? Il reste certainement des prix à attribuer à ceux qui confondront les tulipes et les lauriers...
La publication il y a quelques semaines, sous la plume de M. Christian Pfister, haut responsable de la Banque de France et professeur associé à l'IEP, d'un document de travail consacré aux monnaies numériques est en soi un événement important. Si son titre, Much ado about nothing, est adroitement inspiré de William Shakespeare, le lecteur français pourra regretter qu'une institution fondée par Napoléon communique ses pensées en langue anglaise. Qu'on me pardonne ce patriotisme.
Cependant, après un coup de chapeau initial au fonctionnement de la chose - qu'on l'appelle DL (citée 6 fois) ou Blockchain (8 occurrences du mot) - c'est bien Bitcoin (16 apparitions) qui est le sujet de la note, et surtout, malgré de prudentes protestations, l'hypothèse de l'émission d'un jeton numérique fiduciaire par une institution publique. Je ne m'en étonnerai certainement pas, ayant déjà noté il y a bien des mois que « la Banque a les jetons ».
Le document de travail de Christian Pfister mérite donc une lecture attentive de sa version complète en anglais , lecture que j'ai faite en ayant à l'esprit un précédent historique non sans quelque rapport.
Notons d'abord que la compréhension de la nature du bitcoin (jeton numérique, unité de compte endogène et incentive indispensable dans son système) marque un heureux progrès sur le genre de littérature qui était encore courant il y a peu. Tou cela, pourrait-on dit, est de bon aloi.
Partant de la supposition honnête que l'usage d'une monnaie numérique peut se justifier de bien des points de vue (pas tous malhonnêtes ou imbéciles!) l'auteur examine plusieurs scénarios, tant du point de vue des individus que de celui de diverses sortes d'institutions, pour une adoption croissante de ces monnaies, selon divers degrés d'adoption.
Bien sûr les petits bonbons au cyanure ne sont pas absents du texte : l'existence d'un incentive par jetons y est ainsi décrite comme «un élément inhérent de bulle» tandis que l'absence de rémunération dans les DL semble ne pas poser de problème de sécurité, et que le coût de la distribution, aussi restreinte soit-elle, n'est guère évoqué. Il est toujours amusant de voir des gens de finance ne pas s'inquiéter des coûts.
Mais la privacy est correctement abordée, tant par sa finalité légitime que par la possibilité déjà offerte de la préserver avec les petits bouts de papiers de la Banque Centrale. Ce détail, dira-t-on, pouvait difficilement être éludé.
Ces remarques faites, on en vient aux hypothèses d'adoption et à leurs conséquences sur la politique monétaire.
Le scenario "A", restreint, repose sur un usage par les seules institutions financières de diverses DL les amenant à éprouver un moindre besoin de monnaie Banque Centrale.
Le scenario "B" voit s'instaurer une cohabitation-convergence entre la monnaie fiat et des jetons numériques régis par des institutions centralisatrices (et si on appelait cela des banques commerciales ?) qui, selon le degré de sophistication de leur jeton, pourraient les faire servir à la gestion des comptes courant ou des dépôts à terme. Encore qu'on puisse supposer comme le remarque l'auteur finement (ou plaidant pour sa paroisse) que les particuliers préfèreront la privacy offerte par le bon vieux cash.
Le scenario "C" est celui de l'émission de ce qu'un jargon nouveau désigne comme de la CBDC et que je préfère appeler un jeton cryptographique fiducaire, libellé naturellement dans l'unité de compte légale.
En lisant les sous-variantes du scénario "C" on en vient à se dire qu'il y a une vraie tentation à la Banque de France, qui pourrait penser à cette monnaie crypto-fiduciaire pour rémunérer les dépôts, ou imposer des taux négatifs. Comme le savent toux ceux qui réfléchissent à la chose, une banque centrale est en position... centrale, justement, sur ce sujet d'une (vraie) monnaie numérique. Il reste à gérer avec diplomatie les conséquences d'une telle décision pour les banques commerciales, en soulignant par exemple que cette monnaie crypto-fiduciaire serait une meilleur monnaie de règlement de leurs blockchains consortiales que tous les USC privés dont on nous bat les oreilles (on en conviendra!) tout en niant l'évidente préférence que devrait manifester le public pour ce jeton fiduciaire au détriment des jetons scripturaires privés. A défaut de le démontrer, l'auteur affirme qu'il «ne voit pas de claire raison pour laquelle le public préfèrerait utiliser une CBDC émise par une agence gouvernementale plutôt que celle des banques privées (...) avec lesquelles ils ont des relations de long terme». Government agency pour désigner une banque centrale, je n'aurais pas osé.
Mais la suite de la note (abordant les conséquences quant aux relations entre la Banque Centrale et les banques de la place) tend à laisser penser que le scénario d'une préférence du public pourrait être d'ores et déjà dans les cartons.
En ce qui concerne les conséquences de la montée en puissance de Bitcoin pour la politique monétaire, l'auteur en revient au risque de déflation que son offre limitée ferait peser, tout en notant qu'en réalité son usage restera modeste, sans rappeler (comme je dois le faire vicieusement) que le cours haussier du bitcoin reflète diverses choses qui augmentent, dont justement le nombre de transactions (1) et la taille de son réseau (2).
Au niveau de la cohabitation des monnaies, plusieurs choses me chagrinent :
Le document de travail ne semble envisager la cohabitation entre Bitcoin et la monnaie légale (papier, numérique ou en compte) que sous forme de lutte et de volonté de substitution (pour dire que Bitcoin gène - quitte à exagérer ce qui s'est réellement passé à Chypre - mais qu'il ne pourra pas l'emporter). C'est nier la possibilité que Bitcoin se fasse sa « niche » dans le système mondial.
Plus profondément encore, l'auteur semble penser que Bitcoin et les monnaies légales jouent sur le même terrain physique (avec des gens, des acteurs, des établissements tous plus ou moins hérités du passé) alors que Bitcoin a son propre terrain de jeu - immense au demeurant : le cyber-espace. J'ai souvent souri de la rage qui prend en France de réguler le bitcoin : y régule-t-on le dollar, la livre, le franc suisse, le rouble ? Ils circulent pourtant (via Visa ou dans des valises) et leur circulation ne concerne éventuellement que la police, au titre de méfaits commis, non de l'instrument avec lequel ces méfaits sont commis. Et si l'on considérait une bonne fois pour toute le bitcoin comme la monnaie de la Lune ?
Il n'est nulle part fait mention du rôle qu'une monnaie légale numérique pourrait jouer, sur le territoire où elle circulerait, comme interface avec Bitcoin, son univers et ses richesses. Sans doute ceci est-il une autre histoire, et cette histoire concerne-t-elle les responsables politiques et non la Banque, mais il me paraît vraiment important de la mentionner.
Je vais donc conclure en historien (avant qu'on se charge de me rappeler que je ne suis pas économiste!) et ma conclusion sera résolument optimiste. Quand je lis que «même dans le cas extrême et très improbable où la Banque Centrale émettrait des jetons numériques fiduciaires ayant les attributs de dépôt bancaire, et où le public les adopterait massivement...» ces clauses de style me font penser au Moulin du Louvre !
La monnaie a une histoire qui est financière, politique mais aussi technique. Pendant des siècles, la frappe au marteau régna, bien qu'elle présentât le grave inconvénient de produire des pièces qui n’étaient pas parfaitement rondes, et dont les dessins et inscriptions n’étaient pas toujours identiques.
Au milieu du 16ème siècle, à Augsbourg, on inventa la frappe au balancier, avec une presse à vis inspirée par la presse d’imprimerie. En France, le roi Henri II fit installer une de ces machines dans la maison dite du Moulin du Louvre, à l'emplacement de l’actuelle place Dauphine. Malgré l’opposition des maîtres monnayeurs, attachés à leur routine, il créa la Monnaie du Moulin du Louvre, distincte de la Monnaie de Paris, avec les mêmes attributions que les autres ateliers monétaires royaux.
Cette expérience parisienne fut interrompue par sa mort en 1559. En 1563, un arrêt de la Cour des Monnaies interdisait le monnayage au balancier : le Moulin du Louvre ne pourrait plus fabriquer que des médailles. Un grand classique du genre dans la guerre des Anciens et des Modernes. Mais une simple pause dans la marche de l'histoire.
Dans le petit royaume de Navarre encore indépendant, un autre Henri II, frappait aussi au balancier, et sa fille, la reine Jeanne (mère de notre Henri IV) continua. Comme quoi le progrès peut venir de l'étranger, des marges et ... des femmes ! Que la reine de Navarre soit ici proclamée ancêtre des bitcoineuses !
En 1640, la France (dont les échanges commerciaux étaient alors en excédent...) était inondée d'or espagnol. Louis XIII ordonna la fonte de toutes les espèces d’or et leur conversion en écus du titre et poids de l’écu français de 3,37 grammes à 23 carats. Une simple opération de refonte, pour faire disparaître les pièces usées ou rognées.
Mais, insistant sur le besoin d’une monnaie de qualité, le roi ré-ouvrit en douce le Moulin du Louvre, en laissant subsister la frappe au marteau dans les autres ateliers du royaume. En réalité, il s’agissait de rendre opérationnel l’instrument technique de la réforme que l’on préparait discrètement, en veillant à ne pas alerter les monnayeurs traditionnels.
Enfin, trois mois plus tard, et comme s’il s’agissait d’un simple aménagement technique, le roi se déclara résolu à convertir les grosses pistoles espagnoles qui avaient cours dans son royaume, en d’autres pièces d’or du poids mais aussi du titre (22 carats) des pistoles d’Espagne « pour ne pas charger (incommoder) ses sujets », mais sous son nom à lui, et en confiant la tâche à la Monnaie au Moulin...
Certes le roi fit passer cette mesure comme une dérogation exceptionnelle au système monétaire de la France qui était formellement maintenu avec son vieil écu. Le « louis » fut présenté comme un instrument monétaire accessoire, strictement destiné à franciser des pièces espagnoles, pesant le poids de deux écus de France, mais contenant un peu moins d’or pur. En fait Louis XIII venait de créer une zone monétaire franco-espagnole. Le « louis », cette pièce de circonstance, connut un succès et une longévité qui en firent, pour longtemps, le symbole même de la monnaie de France. La fabrication des vieux écus, formellement maintenue en 1640 comme monnayage principal, fut abandonnée dès 1656, et c’est le louis d’or qui resta, jusqu’à la Révolution, la pièce d’or étalon.
Il y a dans cette vieille anecdote, me semble-t-il, bien des enseignements. La monnaie doit êtrede qualité, n'en déplaise aux monnayeurs à l'ancienne. Elle doit être techniquement adaptée à l'époque. Elle doit être à même de créer des zones d'échange aisés avec ceux qui apportent ... l'or des Amériques jadis, le bitcoin aujourd'hui.
Un clin d'œil à l'histoire ? Pourquoi ne pas baptiser l'Euro-Crypto-Unit... écu ?
Jean Varin, chef du Moulin du Louvre, enseigne la numismatique au jeune Louis XIV
Notes:
(1) De la fin 2015 jusqu'en mai 2017 le cours du bitcoin en dollar évolue de façon assez étroitement corrélé avec le carré du nombre de transaction (il tourne autour d'un cent-millionième de ce carré).
(2) Coinbase annonce 50.000 ouvertures de compte par jour. A terme, la loi de Metcalfe s'applique aussi à l'extension d'usage que ces nouveaux comptes annoncent. Bitcoin a ensuite connu l'effet de nouveaux moteurs d'accélération, notamment l'arrivée d'acteurs institutionnels et l'intérêt des marchés à terme.
C'était une de ces périodes où les esprits, amenés par les philosophes vers le vrai, c'est à dire vers le désenchantement, se lassent de cette limpidité du possible qui laisse voir le fond de toutes choses, et, par un pas en avant, essaient de franchir les bornes du monde réel pour entrer dans le monde des rêves et des fictions.
S'agit-il de notre époque, désenchantée pour les uns, pleine de promesses pour les autres ?
Non, ces lignes ne sont ni de Max Weber, ni de Marcel Gauchet mais... d'Alexandre Dumas, dans Le Collier de la reine.
Après une séance consacrée à l'imaginaire de la blockchain dans les locaux de France Stratégies, organisme dépendant du Premier Ministre, un participant me confiait « je ne pensais pas que l'on allait passer deux heures dans une instance publique à imaginer ou rêver des bienfaits pour le bon peuple de la blockchain ». De mon côté j'y avais surtout entendu les éternelles promesses de disruption. J'aurais donc, au contraire, voulu aller plus loin : non pas imaginer ce qu'une blockchain ou une autre pourra changer dans nos organisations, mais voir ce qui est en train de changer en nous pour que nous imaginions de tels changements.
Pour bien placer l'enjeu au plan de l'imagination, j'avais d'ailleurs proposé de traiter aussi de l'imaginaire du camp d'en face. Car faire l'impasse dessus c'est accepter le postulat que nous qui œuvrons à concevoir des échanges décentralisés sommes des idéologues poursuivant rêves ou chimères, tandis que ceux qui gèrent les échanges centralisés et les contrôles autoritaires sont juste mus par un pragmatisme de bon aloi et une paternelle bienveillance. Or le vocabulaire de bien des conférences, études ou livres blancs trahit clairement une condamnation morale parfois viscérale d'une démarche hors institution, immédiatement cataloguée comme libertaire, anarchiste et propice aux trafics et aux révoltes. La figure inavouée de Satoshi Nakamoto est perçue comme inavouable, signant la dimension complotiste de son invention. Quant aux instruments de nos échanges, fondés sur rien et ne bénéficiant d'aucune garantie, ils seraient à classer quelque part entre la fausse monnaie, l'or des fous et l'or du diable.
Je me surprends parfois à reconnaître, dans certains fantasmes sur les monnaies virtuelles, de grandes similarités avec les discours qui faisaient jadis de la révolution française le résultat d'un complot maçonnique ourdi par des sociétés secrètes. C'est en suivant cette comparaison que je me suis replongé dans le cycle romanesque qu'Alexandre Dumas tira de cette antique "théorie du complot", en faisant du magicien Joseph Balsamo le grand maniganceur de l'effondrement moral de la monarchie française.
Bien sûr Joseph Balsamo, qui se faisait appeler comte de Cagliostro, n'a pas provoqué la révolution. Mais le personnage, ses rêves et ceux qu'il flattait dans le public - fabriquer de l'or, prévoir l'avenir, se rendre immortel - témoignent d'une fermentation des esprits.
Nous, nous savons que Joseph Balsamo ne faisait point d'or et surtout qu'il ne pouvait pas en faire. Et Alexandre Dumas, 170 ans avant nous, 60 ans après les aventures de son héros, s'en doutait. L'important est que les contemporains aient été ébranlés, même si au fond du creuset de la rue Saint-Claude, ne luisait sans doute que l'or de la pièce que Cagliostro y avait d'abord cachée. Mais faire de l'or avec de l'or, est-ce une escroquerie? ou est-ce faire rêver ?
Chacun sent bien que l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans un impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.
Davantage que dans la bimbloterie des use cases "très au-delà du paiement" avec leur charme de vitrine de Noël, c'est dans ce bouillonnement d'idées qu'il faut percevoir les premiers signes d'une révolution à venir.
Il y a deux marqueurs révolutionnaires d'autrefois que l'on retrouve dans notre époque : la volonté de créer un or numérique et un élan renouvelé vers l'immortalité. Imputrescible comme l'or, Bitcoin est une monnaie immortelle dans le cybermonde. A côté de l'aspect prométhéen que j'ai déjà abordé, il ne faut pas ignorer l'aspect faustien de certaines recherches actuelles.
Si la falsification de la monnaie est une crapulerie (souvent symétrique à la désinvolture des pouvoirs publics) la transmutation du plomb en or est un "grand œuvre" qui historiquement côtoie fort souvent la recherche d'immortalité. La poudre de projection, la pierre philosophale et l'élixir de longue vie participent d'une même recherche. Celle d'un monde plus jeune, plus vrai, plus beau. Aujourd'hui, la transformation du bit en or et les recherches du transhumanisme participent de ce rêve séculaire.
En suivant sur divers forums les conversations de mes amis bitcoineurs, je suis frappé par la récurrence de thèmes liés à la jeunesse (voire à la vie) éternelle. C'est souvent savant (la télomérase) parfois philosophique (quel sera le sens d'une mort violente quand l'homme syntéthisera la télomérase ?) mais toujours symptomatique. L'homme pourrait rester mortel (et sujet à l'inflation monétaire) en ce monde, mais atteindre via ses avatars du cyberespace une forme d'immortalité. L'irréversibilité des écritures dans la blockchain est bien plus chevillée à ce rêve qu'à la réalité.
Si Balsamo hésita le plus souvent à se dire immortel, Paris avait déjà accueilli, une génération plus tôt, un homme qu'on présentait bien comme tel, le comte de Saint-Germain. Né à une date inconnue dans une famille inconnue (mais bien sûr princière), polyglotte, cultivé, menant grand train et naturellement à l'aise avec les grands, il arrive en France en 1758, se fait présenter à la Pompadour puis à Louis XV à qui il promet contre sa protection "la plus riche et la plus rare découverte qu'on ait faite".
L'homme est certainement un savant chimiste. Il est aussi musicien (admiré par Rameau) et peintre (loué par Latour). Il prédit l'avenir à plusieurs occasions, et peut-être à Marie-Antoinette.
Mais annoncer que la monarchie allait à sa perte n'était peut-être pas sorcier ! Cagliostro, juste avant la révolution, refit les mêmes prophéties, en se servant d'un vase empli d'eau et sans doute d'une certaine dose de sens politique. Prévoir l'avenir peut tenir de la divination ou de la lucidité, de l'escroquerie ou de la spéculation, c'est selon...
On laissa entendre que son train de vie provenait de ce que Saint-Germain faisait de l'or. Mais à la différence de Cagliostro qui fut ou se présenta comme son élève, il ne semble pas avoir usé de prestidigitation pour le laisser croire. Les sources qui en parlent sont tardives, apocryphes et romancées. La rencontre en 1763 à Tournai avec Casanova, au cours de la quelle il aurait changé une pièce de cuivre en or, est elle-même très douteuse.
On le dit immortel. Il laissait dire. Il mourut officiellement le 27 février 1784 à Eckernförde, dans le Schleswig. Mais des témoins (pas tous idiots) le croiseront encore durant des décennies...
Il est temps, pour finir, de confesser un petit péché. Le portrait plus haut n'est pas celui de l'Immortel, mais d'un homonyme, Claude-Louis-Robert, comte de Saint-Germain (1707-1778) qui fut maréchal de camp et ministre de la Guerre.
Ce portrait, conservé au Musée de Versailles, est pourtant largement utilisé, sur Internet pour illustrer ce qui a trait à l'Immortel, y compris sur des sites de médias reconnus qui ne se donnent pas le mal de vérifier leurs sources. Pour moi, le large cordon bleu m'avait immédiatement paru suspect sur la poitrine d'un aventurier.
De toute façon il n'y a pas de portrait certain de l'Immortel, sinon une gravure allemande postérieure et inspirée d'un tableau désormais introuvable !
Alors pourquoi publier l'autre ? Parce que, ayant récemment reconnu l'Immortel, j'ai mes raisons de trouver ce portrait-là plus crédible...
Pour ailler plus loin :
Un article un peu "premier degré", mais avec d'intéressantes citations, sur le comte de Saint-Germain. Le témoignage de Casanova est sans doute apocryphe.
Un autre article recensant de nombreux témoignages postérieurs à 1784, sans vraiment trier les ragots des faits avérés, ni les faux témoignages (par exemple tout ce qui vient des "faiseurs de mémoires" du 19ème siècle, comme le célèbre faussaire Lamothe-Langon) de ce qui peut être réputé sinon vrai du moins de bonne foi.
Quelques jugements amusants sur les personnages cités :
Napoléon (en 1806) : " Je ne vois pas dans la religion le mystère de l’incarnation, mais le mystère de l’ordre social (...) La religion est encore une sorte d’inoculation ou de vaccine qui, en satisfaisant notre amour du merveilleux, nous garantit des charlatans et des sorciers ; les prêtres valent mieux que les Cagliostro, les Kant et tous les rêveurs de l’Allemagne". Détail amusant, et qui prouve que la confusion dans l'art des citations ne date point d'Internet, la plupart des sources placent ce mot savoureux en 1800 ou 1801, peu avant ou peu après le Concordat, tout en renvoyant aux mémoires de Pelet de la Lozère, qui lui place ces mots à la séance du Conseil d'État du 4 mars 1806 pendant une discussion sur les sépultures... Napoléon est régulièrement invoqué quand on parle du philosophe Hegel, plus rarement pour son raccourci au sujet de Kant !
Mérimée, (4 mars 1857) : "Si l'on compare les farceurs du siècle dernier, le comte de Saint-Germain et Cagliostro avec ce M. Hume, il y a la même différence qu'entre le XVIIIe siècle et le nôtre. Cagliostro faisait de l'or, à ce qu'il disait, prêchait la philosophie et la révolution, devinait les secrets d'Etat. M. Hume fait tourner les tables. Hélas ! Les esprits de notre temps sont bien médiocres."
J'avais été amusé, en octobre 2016, en lisant un papier où Pierre Noizat comparait les pyramides (elles ne me laissent jamais indifférentes) et les cathédrales à des preuves de travail monumentales destinées, pour le citer, à témoigner d'une capacité phénoménale à mobiliser les énergies des sujets et des croyants. Sans la moindre concertation, j'avais publié la veille un papier sur la preuve de travail de Penelope qui m'a, depuis, valu quelques allusions caustiques que je ne pouvais pas imaginer alors.
Je n'avais évidemment rien de cela en tête quand il fut décidé en janvier que notre prochain repas du Coin aurait lieu à Amiens, occasion de nouer des liens avec la Tech Amiénoise. Mais je ne me projette jamais dans l'avenir qu'avec un oeil vers ce que le passé nous lègue de beau, de grand ou d'instructif.
La cathédrale d'Amiens n'est pas seulement la plus vaste de France (dût l'orgueil des parisiens en souffrir) c'est aussi... celle qui m'impressionne le plus. En songeant à retourner y faire visite, j'ai eu une illumination : le "labyrinthe" tracé sur le dallage de la nef, parce qu'il a rapport à quelque chose de compliqué, contient un message qui nous concerne.
J'ai invité quelques amis à venir le voir, avant de livrer ici mes réflexions.
Le sujet du labyrinthe est immense. D'abord parce que cette figure, présente dès le paléolithique, date de bien avant que les Grecs ou les Crétois ne lui aient donné son nom de laburinthos (λαβύρινθος), terme dont l'étymologie est d'ailleurs un peu mystérieuse.
Notons juste que la racine du mot se retrouvant dans la labrus (λάϐρυς), sorte de double-hache utilisée dans les cultes minoens, mais aussi dans le mot anatolien pour roi (labarna) le labyrinthe a sans doute affaire dès l'origine avec le monument, la puissance et la force.
Est-ce pour cela que l'on a adopté le tracé de celui de la cathédrale de Reims comme logo des Monuments historiques ? Je l'ignore, mais cela me parait significatif.
Je ne vais donc pas reprendre tout ce qui a été écrit à ce sujet, notamment par l'ineffable Jacques Attali pour qui le labyrinthe apparaît entre autres comme un langage avant l'écriture, chose que j'ai tendance à penser de la monnaie. Je veux, pour moi, me concentrer ici sur les seuls "labyrinthes de cathédrales" en mettant en perspective le "travail" qu'ils induisent avec le "travail" qui intéresse Bitcoin.
Le thème du labyrinthe n'est pas biblique, et la culture chrétienne ne s'en est saisi que tardivement pour s'imposer véritablement au 12ème et surtout au 13ème qui est le grand siècle des cathédrales. Des labyrinthes sont figurés sur le dallage de nombreuses cathédrales, particulièrement en France, à Amiens ou comme ici à Chartres.
Parcourir, à genoux bien sur, cet ultime trajet était proposé comme un travail physique et spirituel à ceux qui arrivaient à pieds, parfois d'assez loin, et pour qui la cathédrale était le but d'un petit pèlerinage. Pèlerinage modeste certes, le seul cependant que les gens les plus simples pouvaient accomplir et auquel il convenait que l'Eglise donnât du sens.
Si le labyrinthe des cathédrales s'appelait parfois chemin de Jérusalem voire chemin du Paradis c'est qu'en le parcourant ainsi dans un réel effort, ceux qui n'iraient jamais en Terre Sainte pouvaient arriver au centre de la figure, symbole de la Jérusalem céleste.
Ces étranges figures, qui ont parfois des petits airs de circuit imprimé ou de QR Code, sont riches d'enseignement.
Un premier détail me frappe. Ces "labyrinthes" ne sont que de simples anneaux ou octogones concentriques (thématique religieuse sur laquelle je ne m'étendrai pas ici) et jamais des "dédales", même si le motif central de celui de Chartres, détruit en 1792, semble avoir représenté l'architecte Dédale, le héros Thésée et le terrible Minotaure.
Si le labyrinthe antique amenait à combattre un monstre, ceux des cathédrales sont faits pour se prouver quelque chose à soi-même. Du premier il était difficile de ressortir, dans ceux-ci inversement, il est difficile de pénétrer. Bref, voici peut-être une image du paradigme hard to find, easy to check...
D'autant, second détail, que dans presque tous les labyrinthes, on se retrouve fort vite près du but. Comme si l'oeuvre à accomplir était en soi assez simple. À Amiens, le pèlerin qui se tient à l'entrée de la figure n'est qu'à 6 mètres seulement du Paradis. L'essentiel est de valider ce court voyage par un travail bien plus long.
Troisième détail : avec 234 mètres à parcourir, le labyrinthe d'Amiens est relativement court : celui de la basilique de Saint-Quentin, dans l'Aisne voisine, représente un trajet de 260 mètres et celui de la cathédrale de Chartres atteint les 261,55 mètres. On note cependant que l'ordre de grandeur est constant. Pourquoi ?
Parce que le labyrinthe est moins affaire d'espace que de temps, ou que les deux notions sont ici réunies. On trouve parfois l'expression de chemin d'une lieue. Le trajet à genoux sur le labyrinthe est censé prendre le même temps qu'un trajet d'une lieue à pieds. Or la lieue, cette vieille mesure dont l'étymologie est peut-ête gauloise et dont la mesure exacte variait jadis d'une province à l'autre (en tournant toujours autour de 4 de nos kilomètres) représentait pour nos anciens... la distance qu'un homme parcourt à pied en une heure.
Autrement dit l'effort est sensiblement le même pour tous, d'un labyrinthe à l'autre, et il se mesure en temps.
Enfin, dernier détail, plus subtil : les labyrinthes ont toujours leur entrée vers l'Ouest, côté du soleil couchant et de la mort, côté par lequel risquent de pénétrer fantômes et démons. Leur imposer l'épreuve du labyrinthe est donc d'abord une mesure renforçant la sécurité du saint monument ! Le diable reste piégé dans un tel parcours soit parce que sa nature (διάβολος, dia-bolos, celui qui s'insinue, qui passe par une faille) le lui interdit soit encore parce que, dit-on, il ne se déplace qu'en ligne droite. Il n'a pas la capacité d'effort du pèlerin.
Par cet effort, que gagnait, justement, le pèlerin ? L'erreur serait ici de projeter au 13ème siècle les abus les plus criants du 16ème siècle et d'oublier que par définition ceux qui effectuaient ce pèlerinage un peu dérisoire n'avaient guère d'argent à donner, mais seulement de la valeur à créer par leur travail et leurs efforts.
Ce qu'on gagnait ici n'avait pas de valeur intrinsèque, n'était pas gagé par la monnaie légale, n'avait pas la garantie de l'Etat. Mais aux yeux des pèlerins du labyrinthe, que cela diminuât la dette de leurs péchés ou que cela augmentât à l'actif leurs richesses dans un autre monde, c'était précieux !
L'institution, qui avait d'abord toléré cet instrument de foi naïve trouvait sans doute que ce moyen de gagner le Ciel manquait de régulation. Au 17ème siècle un chanoine de Chartres râlait contre un amuse-foi auquel ceux qui n'ont guère à faire perdent leur temps à courir et tourner. Au 18ème siècle, on les effaça ou on les détruisit un peu partout, à Sens, Poitiers, Arras. Même celui d'Amiens fut sacrifié : celui que nous admirons aujourd'hui n'est plus celui de 1288, déposé en 1825, mais celui que l'on reconstitua quelques années plus tard.
À Reims il avait été enlevé dès 1775, parce que les rires des chenapans sautant à pieds joints sur le dallage où l'on sacrait nos rois gênaient les chanoines. Le symbolisme et le graphisme de ces monuments parlent sans doute davantage à notre époque. Le labyrinthe de Reims fut recréé, depuis 2009, par un jeu d'éclairage.
De sorte que tous les monuments historiques de France ont comme emblème ... un monument virtuel !
Bien souvent, le bitcoin est implicitement ou explicitement comparé à une forme d'or numérique. J'avais déjà évoqué ce que nous apporte une comparaison avec le diamant, qu'il faut tailler à l'aide des mathématiques pour en extraire la valeur.
Il m'est venu soudain à l'esprit (je vais dire comment) une autre comparaison avec ce trésor très particulier qu'est la perle, une autre merveille d'agencement puisque sa nature chimique est, comme celle du diamant, extrêmement commune. Et l'agencement n'est-il pas le vrai miracle de Satoshi ?
Or donc, j'étais durant quelques jours sur la côte normande, séjour propice aux plateaux de fruits de mer. Cette circonstance toute contingente est sans aucun rapport avec ce qui suit, quelque soit l'apport constant que ma vie quotidienne offre à ma réflexion sur le bitcoin ! Et ce qui suit n'a du reste que partiellement rapport aux perles !
En vérité, j'étais en train de lire un ouvrage déjà ancien : le jadis célèbre Gödel, Escher, Bach de Douglas Hofstadter. Moins pour y trouver matière à réflexion sur sa guirlande éternelle, que parce que je voulais approfondir le rapport du sujet et du fond.
Depuis un petit moment je tente en effet de lister les erreurs de ceux qui veulent oublier bitcoin et ne se servir que de la technologie blockchain.
L'une consiste à penser que le fonctionnement et la sécurité de la blockchain puisse être assurés sans coût, sans dépense, sans dommage. C'est au fond une position un peu idéaliste consistant à aimer la voiture qui vous emmène vers la mer mais à détester l'essence qui pollue l'air que l'on y respire.
Une autre consiste à oublier la primauté de la fonction de transfert, pour s'imaginer la blockchain comme une main courante infalsifiable et éternelle (prête à accueillir toutes les informations de notre civilisation) et non comme un livre enregistrant des mouvements.
Une autre encore, moins grossière cependant, consiste à penser que l'on pourrait faire circuler sur une blockchain autre chose que son unité de compte intrinsèque. Certes on peut colorer des fractions de celle-ci (c'est une piste de réflexion féconde) mais à partir d'un certain moment il faut bien admettre que ne circulent en réalité que des représentations d'une chose (euro, obligation, action) greffées sur... quoi ? un token ! Comme l'a dit en public mon ami Adrian Sauzade, l'euro n'est pas une smart money...
Et soudain j'ai commencé à me demander si une quatrième erreur ne consistait pas ici dans une mauvais apréciation de ce qui est le sujet et de ce qui est le fond.
On pourrait dire qu'il faut oublier la Joconde ou la Vierge aux rochers parce que ce que Vinci a inventé, ce sont des technologies de composition chimique des coloris, la technologie du sfumato, une technologie de perspectives (etc!) qui ont, après lui, été mises en oeuvre par d'autres. Ce serait là simple faute de goût. On peut aussi n'étudier chez Vinci que les paysages dans le fond des tableaux, c'est un axe de recherche érudite. La conclusion en est le plus souvent que par divers procédés, en contextualisant le portrait avec le paysage, Vinci crée un véritable récit pictural.
Je m'interrogeais cependant sur ces tableaux où la dichotomie du sujet et du fond est difficile à mettre en oeuvre, ce qui est le cas notoirement dans plusieurs oeuvres de Maurits Cornelis Escher (1898-1972).
Dans quelle mesure pourrait-on dire que la distinction d'un bitcoin qui serait le sujet et d'une blockchain qui serait le fond serait opérante ou non? Je n'en sais rien.
Mais j'ai l'intuition que plusieurs tableaux d'Escher donnent des réponses métaphoriques à ma question. A commencer évidement par l'un des plus célèbres, qui a déjà été détourné pour illustrer l'apparition d'une transhumanité ou... au profit du bitcoin.
Il y a aussi, chez Escher, une tension entre certains tableaux (je songe à Figure 1975) où aucune distinction n'est possible, et d'autres où le sujet qui se coule d'un côté dans le fond en ressort ailleurs, de nouveau en tant que sujet. Il me semble même qu'il y a un dessin d'Escher ("Reptiles", 1943) qui peut illustrer assez finement comment la blockchain n'est que la vie du bitcoin, qui l'anime, et qui toutefois en sort (semant l'effroi que n'ont jamais suscité les monnaies "pour rire" ou les monnaies de jeu) et y retourne constamment.
Que le maître me pardonne...
Le livre de Douglas Hofstadter traite en fait d'une Boucle Étrange, un procédé qu'il retrouve dans le canon éternellement ascendant de Bach, dans certaines gravures d'Escher, et dans la démonstration du théorème (proposition VI) de Gödel. Les comparaisons ne sont pas toujours évidentes. Au détour d'une phrase, il écrit au sujet de la proposition VI il est difficile de voir une Boucle Étrange dans cette perle, parce que en fait la Boucle Etrange est dans l'huitre, la démonstration.
A cet endroit j'ai refermé le livre (je n'étais pas bien loin, à la page 19 sur 884 ; je l'ai repris depuis, mais n'en suis guère que vers la page 120 au moment de rentrer).
Εὕρηκα ! Eurêka ! La perle est dans la coquille. L'huître a certes développé une technologie coquille pour une raison qui est par ailleurs liée à la confiance, la confiance qu'en l'occurence elle ne peut faire à personne en ca bas-monde, mais ce n'est pas la coquille qui a de la valeur. Certes on peut aussi y cacher une pièce de monnaie. Ou comme Zézette (épouse X) s'en servir de cendrier. Mais ce n'est pas pour cela que les pêcheurs de la côte d'Oman risquèrent leur vie durant des siècles pour aller cueillir les coquilles au fond du golfe persique !
Que nous apprend la perle ? On l'a déjà dit : comme le diamant, sa composition chimique n'en fait en rien un trésor. Et même, elle a une composition fondamentalement similiare à celle de la coquille car elles sont toutes deux formées d'une concrétion calcaire, l'aragonite (CaCO3). Ce qu'elle a, que la coquille n'a pas, c'est un éclat, une beauté.
La beauté n'est pas perceptible par tous. On ne peut parler de la perle sans se souvenir de l'injonction évangélique (Mat VII,6) : ne jetez pas la perle aux pourceaux que la sagesse populaire, un peu courte, a progressivement transformé en pas de confiture aux cochons.
Mais le texte de l'Évangile est bien plus riche : Ne donnez pas les choses saintes aux chiens, et ne jetez pas vos perles devant les pourceaux, de peur qu'ils ne les foulent aux pieds, ne se retournent et ne vous déchirent. Ici, chacun comprendra ce qui lui plaira.
Revenons à mes vacances.
J'en étais là de mes rêveries quand, un beau matin, je me rends à la petite brocante organisée sur la place du village. Et la première chose que je vois, c'est à croire que... c'est cela : Le rat et l'huître, fable illustrée par Firmin Bouisset (le créateur de la célèbre fille du chocolat Menier et du jeune écolier des petits LU). L'image tire mon oeil : je relis le texte ( ce n'est pas la fable la plus célèbre, sauf pour sa chute) :
Qu'aperçois-je ? dit-il, c'est quelque victuaille ; Et si je ne me trompe à la couleur du mets, Je dois faire aujourd'hui bonne chère, ou jamais.
N'est-ce pas ainsi qu'ont réagi les grandes institutions, suivant Blythe Masters, en "découvrant la Blockchain" avec... des années de retard ?
Mais l'huître se referme d'un coup sur le prédateur. La Blockchain pourrait bien en faire autant un de ces quatre matins sur certains qui entreprennent de l'examiner d'un peu trop près.
Cette fable contient plus d'un enseignement: Nous y voyons premièrement Que ceux qui n'ont du monde aucune expérience Sont, aux moindres objets, frappés d'étonnement. Et puis nous y pouvons apprendre Que tel est pris qui croyait prendre.
La Maison du bitcoin organise régulièrement des petites séances d’initiation au bitcoin, aimablement ouvertes à tous. Je m’y suis rendu mercredi 27 janvier avec ma petite idée, qui consistait à écouter moins l’orateur ( Manuel Valente, très clair) que les questions de la salle.
En réalité, les gens qui viennent rue du Caire ont déjà de l’intérêt, voire de la sympathie, pour cette expérience fascinante, tant d’un point de vue monétaire que d’un point de vue que je dirais… philosophique.
Et justement, très vite je me suis aperçu ce mercredi, que sous le masque des visiteurs, s’étaient fort probablement glissé de grands philosophes. Qu’on en juge à l’examen (dans l’ordre) des questions posées par la salle. On y retrouve les Anciens...
... et les Modernes !
Qui les fabrique, les bitcoins ?
Il faut comprendre quel type d’hommes, en accomplissant quel travail, en déployant quels efforts. Karl (Marx, pas Chappé !) on t’a reconnu.
Et moi est-ce que je peux en fabriquer ?
Adli Takkal Bataille, avec qui j’ai partagé mes idées et mes doutes, suggère que Friedrich Hayek avait pu se glisser sous la peau de celui qui a posé cette question. Mais j’incline à y voir un retour de Søren Kierkegaard, précurseur des existentialistes pour qui une philosophie que le penseur lui-même n’habite pas n’est qu’un palais vide.
Comment ça se fait que ça ait marché ?
Question leibnizienne, rudement téléologique : le bitcoin marche parce qu’il est la meilleur monnaie possible, dans le meilleur des cyber-espaces possibles. Variante Bossuet : le bitcoin participe au plan providentiel.
Combien y a t-il de mineurs?
La question pourrait paraître sans grand enjeu philosophique, sauf à un positiviste, genre Auguste Comte qui pensait que nous ne connaissons ni l'essence, ni le mode réel de production, d'aucun fait : nous ne connaissons que les rapports de succession ou de similitude des faits les uns avec les autres. Ce genre de pensée ne m’a jamais passionné…
Donc ce n’est pas écologique
A cet ergo, on reconnaît tout de suite le cartésien. Qui d’ailleurs se soucie peu de la nature puisque Dieu et Satoshi en ont rendu le bitcoineur maître et possesseur…
Le système a-t-il déjà été bloqué ?
Un disciple du mathématicien Kurt Gödel, si ce n’est le maître lui-même, venu vérifier que, selon son célèbre théorème, il y a toujours un truc incomplet ou foireux à dénicher partout (je résume).
Comment est organisée la gouvernance ?
On peut penser ici à Rousseau, qui expliquait doctement que quelque part au néolithique les gars avaient posé la massue dans un coin de la caverne et passé un pacte entre eux au nom duquel on peut aujourd’hui supprimer l’état de droit. Il aurait aussi bien pu imaginer une gouvernance pour le bitcoin. Mais trêve de cynisme potache : c’est plutôt du côté de Machiavel qu’une gouvernance du bitcoin trouvera un jour sa description.
Comment on fait concrètement pour acheter ?
Fatigué du ciel des idées, c’est ici Aristote qui parle.
On n’a pas de recours?
Non. C’est bien embêtant pour un humain, sujet à l’erreur et au péché. On remercie quand même saint Thomas d’Aquin, pour qui l'acte humain n’est volontaire que s'il est rationnel et libre, d’avoir soulevé la question.
Qu’est-ce qu’on peut acheter avec ça?
Rien, bien sûr, diront les cyniques qui ne le sont jamais autant que leur maître, Diogène, qui lui voulait abolir la monnaie…
Pourquoi la valeur est hyper fluctuante?
Parce que tout change, qu’on ne se baigne jamais dans le même fleuve. Héraclite d’Ephèse était là, lui aussi.
Pourquoi les banques disent de s’en méfier?
Avec une question aussi naïve, le choix est simple. Soit l’interlocuteur se fiche de vous, soit c’est Socrate redivivus qui va vous prendre par la main et vous faire accoucher de la vérité qu’en réalité vous connaissez déjà.
Quand est-ce qu’elles font leur propre monnaie?
Nicolas Oresme, impatient d’en finir.
Comment est-ce que vous gagniez votre vie?
Saint Paul l’écrit (2Th3,10) : celui qui ne travaille pas, qu’il ne mange pas non plus. L’ancien séminariste Joseph Staline (un philosophe géorgien) aimait bien cette citation qui rappelle opportunément qu’il faut quand même faire bouillir la marmite.
Comment la clé sait-elle quelle valeur il y a sur une adresse?
Selon mon ami Adli, la question indiquerait sinon la présence directe de Heidegger, du moins son influence sensible.
A noter que personne dans la salle n’a demandé si le bitcoin servait à acheter de la drogue :Herbert Marcuse ne court plus les rues. Personne non plus n'a demandé si le bitcoin finançait l’état islamique : les gens ne lisent donc plus le journal et font davantage confiance au rapport d’Interpol, qui dit que non.
L’une des principales plateformes de bitcoin, la première en euros, s’appelle Kraken. Elle vient de croquer deux plateformes américaines, Coinsetter et Cavirtex. Pour illustrer la brève qui annonçait la nouvelle, le site bitcoin.fr n'a pas choisi le logo épuré de Kraken, mais une représentation à l'ancienne figurant sur l'étiquette d' une marque de rhum.
C’est que le Kraken évoque un parfum d'aventures, de piraterie, de terreur, une longue tradition de textes légendaires ou romanesques, de gravures étranges et de scènes cinématographiques impressionnantes ! Commençons par le choix de ce nom par les créateurs de la plateforme qui était une allusion à une réplique culte d’un film déjà ancien (1981) mais ayant connu un remake en 3D en 2010, Le clash des Titans.
L'emphase un peu ridicule de Zeus lorsqu'il déclame Release the Kraken en avait fait, involontairement, un sujet de plaisanteries diverses sur Internet.
Dans ce film, le monstre n'a curieusement que quatre tentacules, ce qui explique aussi le logo de la plateforme, alors que la plupart des innombrables krakens se promenant en liberté sur le net, comme logos de dizaines de sociétés, en ont au moins 8 comme l'animal nommé ocotpussy par les anglo-saxons, si ce n'est plus encore.
J'ai cherché un peu partout, et d'abord dans Le chant du Kraken, petite étude passionnante publiée en septembre par l'historien de l'art Pierre Pigot, ce que le Kraken pouvait venir faire ici, ou du moins ce qu'il pouvait signifier. Et d'abord d’où vient-il ?
De loin! Les Grecs se méfiaient de la pieuvre qu'ils savaient intelligente et rusée. Elle figure pourtant entre -525 et -490 sur une pièce de la cité d'Érétrie, dans l'île d'Eubée. Les historiens voient dans ce symbole une affirmation d'indépendance insulaire dans un contexte de révolte contre les Perses.
En apparence elle n'est pas encore le monstre effrayant qui lance ses tentacules à l'assaut des vaisseaux. Mais Homère ne parlait-il pas déjà du Kraken, sous le nom de Scylla, un monstre affreux… six cous géants, six têtes effroyables ont chacune en sa gueule trois rangs de dents serrées ? Ne parlait-il pas du Kraken sous le nom de Méduse, cette fille des mers qui, pour avoir profané un temple d’Athéna se vit gratifiée de serpents se tordant autour de sa tête ?
Ces monstres invisibles, pourquoi leur donnait-on déjà la forme d’un poulpe (du grec poly-pous, qui a plusieurs pieds) ? Parce qu’il y a des poulpes monstrueux : au premier siècle, Pline l’Ancien évoque un polypus qui logeait près de Gibraltar. Sa tête aurait eu un volume de 600 litres et ses bras mesuraient près de 9 mètres.
Monstrueux, ils sont puissants : le polype de Pline ne put être mis à mort que par plusieurs hommes armés de harpons.
Mais il y a autre chose, que Pline savait déjà : les poulpes sont des chasseurs intelligents. Nous savons aujourd’hui qu’ils peuvent faire usage d’outil, et sans doute mémoriser voire apprendre.
Le célèbre Paul en savait apparemment assez long sur le foot, à défaut de pouvoir deviner l'évolution des crypto-devises.
Monstrueux, puissant, intelligent, suis-je en train de suggérer une comparaison avec le bitcoin?
Une mosaïque de Pompeï résume tout ce que nos anciens savaient de la mer riche en poissons et des deux terreurs qui y règnent : le crustacé dont la carapace ne peut qu’évoquer la cuirasse des légionnaires, et le tentaculaire en quoi peut-être voyaient-ils les désordres et les ruses de la barbarie. Quelque chose de non-romain, dit Pigot.
Déjà, c’est le céphalopode monstrueux qui l’emporte, et il n’a pas encore atteint la taille d’un monstre ou d’un démon.
Si l’existence du Kraken n’est pas un article de science, ce n’est pas non plus un dogme. Pourtant les premières mentions s’en trouvent sous des plumes d’hommes de Dieu. Olaüs Magnus, un archevêque suédois du début du 14ème siècle, semble avoir rencontré des témoins qui avaient assez vu le monstre pour en faire des descriptions qui inspireront Konrad Gesner dans cette plus ancienne image (1558). Que dit Olaus ? Les hommes en éprouvent une très grande crainte et, s’ils les fixent un moment, ils en demeurent stupides de frayeur…un seul de ces monstres marins peut aisément faire sombrer plusieurs grands navires…
Puis un évêque norvégien, Erik Pontoppidan, en 1753 dans son Histoire naturelle de la Norvège rapporta surtout des histoires de pêcheurs : le Kraken se tient dans l’eau à 150 mètres du rivage vers lequel il remonte en cas de pêche surabondante. Il cite aussi un médecin, Olaüs Wormius qui serait le premier à avoir parlé d'une ressemblance avec une petite île. On aperçoit, dit Pontoppidan, comme de petites îles ici et là puis le dos entier apparaît, d’une circonférence de l’ordre de 2.400 mètres. Le seul que l'on ait trouvé, en 1680, sur un rivage norvégien, n'avait en vérité frappé les esprits que par la puanteur de sa décomposition. Mais Pontoppidan est le premier à manier une comparaison féconde: celles des tentacules qui se déploient et se dressent levées du monstre semblables à des mâts armés de leurs vergues.
En 1802 le français Pierre Dénys de Montford lui consacra une belle part de son livre sur les mollusques. Il passa pour un fantaisiste et nul savant n’en parla plus durant un demi-siècle. Mais c'est sa gravure qui allait fixer les traits du Kraken pour près de deux siècles auprès des poètes et des rêveurs, au premier rang desquels il faut citer Tennyson et Hugo. La voici dans une version amusante, animée. Elle a vraiment eu un destin extraordinaire.
Au dessous des remous des gouffres supérieurs,
Loin, loin, parmi les fonds, dans la mer abyssale,
Dort de son vieux sommeil, sans rêve ni veilleur,
Le Kraken ...
Hugo ne le nomme pas Kraken, mais ses Travailleurs de la Mer, écrits en exil à Guernesey, popularisent un vieux mots de patois anglo-normand qui va passer en français: la pieuvre ... étant entendu que la sienne est comme toute idée sortant de sa tête: géante.
Dans la longue description de Hugo, qui mêle fascination et dégoût, une phrase ramasse en 5 mots tout l'effroi: chose épouvantable, c'est mou.
Hugo introduit donc le thème du combat. Jules Verne le reprend en 1870. Son Capitaine Nemo toise le monstre, l'affronte, le massacre. Il a beau être prince indien, il agit bel et bien en occidental du siècle scientifique.
A la fin du siècle, la pieuvre géante a tellement envahi les imaginations qu'elle est devenue comme un symbole de l'Ocean lui même. Voyez cela rue Saint-Jacques.
Mais pratiquement au même moment, un tout jeune homme qui signe Lautréamont entame, avec ses chants de Maldoror, un voyage poétique où ce n'est plus le poulpe qui prend l'homme mais l'homme qui se glisse dans le poulpe au regard de soie.
Pierre Pigot voit au travers de ces variations littéraires un mécanisme de compensation : tout ce que notre imaginaire actuel charrie sur les divers écrans , comme monstre et comme désastre croit avec ce qu'il nomme la pétrification scientifique du monde. Alors que la froide lumière de la science veut régner, les forces souterraines comprimées, étouffées sous le poids de cette transparence atroce bandent leurs pinces et leurs tentacules.
Quand le bitcoin est si fier d'une confiance entièrement mathématique, l'image du Kraken n'évoque-t-il pas ce qui reste en nous de défiance?
Revenons donc au bitcoin. Cette fausse monnaie n'inspire-t-elle pas (aux élites 1.0 figées sur leurs lourds vaisseaux) la crainte qu'inspirait le Kraken avec ses tentacules dressées comme des mâts? Insaisissable, presqu'invisible dans les eaux financières... chose épouvantable, c'est mou et pourtant puissant...
Les sceptiques, les détracteurs du bitcoin, ne sont-ils pas comme Ned Land, le harponneur trivial du roman de Verne qui dans le mot Kraken, entend surtout "craque" , le mensonge, le mythe.
Changeons de registre. Tandis qu'Hugo, Melville, Verne, voyaient les tentacules sortir du fond des mers, à l'autre bout du monde, le poulpe entamait une toute autre exploration. En 1814 Hokusai, le vieux fou de dessin, avait illustré la légende de la princesse Tamori, qui avait plongé au fond des eaux pour rechercher une perle magique et qui, pourchassée par les monstres marins, s'était ouverte la poitrine pour y cacher la perle et remonter à la surface. Cette estampe, plus encore que celle de Monford, a fait le tour du monde.
Presque toujours intitulée, à tort, le rêve de la femme du pêcheur, cette estampe a excité les fantasmes les plus divers, que l'on sût ou non que la femme est ici ... morte. C'est sans doute la reconnaissance d'un moment de l'humanité où celle-ci est sous la menace d'un dieu qui jouit de sa dévoration pour reprendre les mots de Pierre Pigot qui voit aussi dans le plaisir du monstre une puissance parallèle de l'obscur, de l'insondable refus de toute forme fixe et assignable.
Des interprétations, parfois bien libres, de Hokusai naitront une immense tradition qu'illustrent un roman de Patrick Grancille, le Baiser de la pieuvre (2010) ou les photographies de Mario Sinistaj, mais aussi une spécialité pornographique typiquement japonaise, le shokushu (tentacle porn...) qui balaie toute la gamme du sordide au sublime, comme avec Edo Porn (Hokusaï Manga) de Kaneto Shindô en 1981.
Nous y voilà : au sexe ! Non, je ne m'en vais pas voir le poulpe de Pigalle, qui (lui) reste de marbre. Je parle de la pieuvre doucereuse qui se glisse dans les replis les plus intimes de la femme et qui « pompe » la pointe de ses seins, pour reprendre l’expression de Huysmans. Elle correspondrait étroitement à l’idée que les hommes du 19ème siècle se faisaient des relations lesbiennes. En France, un sculpteur sur bois et ébéniste comme François-Rupert Carabin se fit une spécialité des amours tentaculaires. S'il faut en croire la revue LGBTQI Miroir/Miroirs, la « pieuvre » serait un suceur mou, féminin, redoutable, qui suscite l’horreur, la peur ou le dégoût.
Que peut-on extrapoler de sa réapparition contemporaine? de Hokusai au tentacle porn, un fil court. Rien n'indique qu'il ne passe pas par l'imaginaire bitcoin, dans un milieu dramatiquement masculin.
Un autre fil court à travers la réapparition périodique du Kraken dans les films de piraterie. Dans le second épisode de Pirates des Caraïbes (2006) le kraken qui va détruire le navire obéit à un Davy Jones dont le visage, pour ainsi dire dévirilisé lui-même, tient fortement de la pieuvre. La scène culte de l'attaque du vaisseau par le Kraken n'ajoute pas grand chose à la légende.
Pour finir par là où j'ai commencé, il faut citer le rhum "Kraken" qui s'est doté d'une étiquette un peu intemporelle, inspirée de la gravure de Montfort, et due au talent de Steven Noble. De ses gravures, Steven Noble dit ceci, qui pourrait s'appliquer au Kraken lui-même : a good logo will transcend time. La marque a mis en ligne une série de films tout à fait étonnants dont celui-ci, avec une attaque en noir et blanc très esthétisante.
Tel est finalement le Kraken de la présente décennie: pirate, esthétique, puissance encore sous-jacente, potentialité, éventualité... il est comme une petite île et l'on sait que des libertariens rêvent d'iles off-shore, nouvelles Érétrie ; il ressemble, avec ses tentacules en érection aux vaisseaux qu'il va détruire, mais il reste insaisissable parce que chose épouvantable, c'est mou.
Pour aller plus loin :
* la lecture du Chant du Kraken de Pierre Pigot (aux éditions Puf)
Les techniciens n'aiment pas les politiciens. La grande figure mythologique de la techno ( τέχνη ) c'est Prométhée, dont le nom signifie le Prévoyant, celui qui réfléchit avant, celui qui regarde devant. Son geste - voler le feu aux dieux pour le donner aux hommes - a inspiré une vraie geste, une abondante littérature romanesque (jusqu'à Frankenstein !) et des réflexions profondes à bien des philosophes dont Hobbes et Marx.
Selon le poète Eschyle, il apprit aussi aux humains la notion de temps, les mathématiques, l'écriture, l'agriculture, le dressage des chevaux, la navigation maritime, la médecine, l'art divinatoire et l'art métallurgique.... rien que cela! Dans bien des cultures, au demeurant, c'est un personnage divin qui apprend aux hommes ces choses utiles. En Égypte, le dieu Thot offre ainsi les hiéroglyphes. Sans pour cela se retrouver enchaîné à un rocher comme le malheureux Titan puni par les dieux.
L'originalité du cycle prométhéen tient aussi à l'histoire des autres membres de la famille, qui est instructive. Fils comme lui du Titan Japet et de l'Odéanide Clyméné, son frère Épiméthée porte un nom qui signifie au contraire... Celui qui regarde derrière... ou qui réfléchit après coup.
Platon rapporte comment Épiméthée décida un beau matin de se charger de répartir les qualités (force, vitesse etc) entre les animaux. Quand le tour des hommes fut venu il ne restait presque plus rien. C'est pour réparer cette lourde bourde que son frère aurait décidé de rétablir un peu d'équité en faveur des malheureux bipèdes sans plumes. Il vola le feu au dieu forgeron, et la technique à la sage déesse Athéna. Mais il ne put dérober l'art politique, qui était dans la chambre de Zeus lui-même...
Dans d'autres récits, qui ont ma préférence, c'est Épiméthée qui aurait été en charge de procurer la compétence politique aux hommes déjà dotés par son frère de la compétence technique.
De toute façon, quelque soit le récit que l'on suit, l'art de se gouverner resta sur l'Olympe. Et c'est pour cela que l'être humain peut aller sur la lune ou inventer le bitcoin, mais n'est pas capable de régler ses petites affaires sur terre et de mettre au point une gouvernance un peu sensée. A cet égard, compter sur la technique pour réinventer la politique, comme le font tant de mes amis, est sans doute une illusion.
On voit aujourd'hui des hommes comme Gavin Andresen, partir d'une proposition technique, complexe et ne suscitant pas de consensus, mais dont l'enjeu n'avait rien d'immédiat et la transformer en rupture politique dont les conséquences peuvent être beaucoup plus rapidement tangibles, tout en glissant au passage quelques autres modifications (désanonymisation, mise au ban de certains adresses IP...) dont on parle moins mais qui sont aussi controversées...
Cela illustre assez bien la chose. C'est en lisant tant de commentaires de bitcoiners qui déplorent la situation créée par l'initiative "XT" que le mythe de Prométhée et Épiméthée m'est revenu à l'esprit. Qu'ils soient frères n'est évidemment pas anecdotique.
L'art magique de la monnaie, c'est Satoshi qui l'a volé aux banques Quand on voit sur des monnaies romaines "Jupiter Custos" c'est à dire gardien, protecteur, garant, on saisit intuitivement la dimension prométhéenne du crime de Satoshi.
Nul ne sait s'il n'est pas aujourd'hui en train d'expier son crime sur quelque rocher. En tout cas il n'en profite guère, puisque lui-même n'a pu ou n'a voulu monétiser sa propre richesse.
Celui qui a vu loin devant, un monde sans monopole des banques, c'est Satoshi, comme Prométhée avait vu un monde où les hommes se passeraient des dieux pour cuire la soupe ou forger leurs armes.
Celui qui regarde en arrière, Epiméthée, c'est Gavin. La taille du bloc c'est un débat technique. Le nombre de transactions que cette taille détermine indirectement, c'est un enjeu qui n'est pas technique. C'est le bon vieux monde d'avant qui veut reprendre le contrôle. Ce sont les venture capitalistes qui veulent que les start-up bitcoin se développent, tournent, brassent, beaucoup, encore plus. Ils veulent une Visa 2.0.
Revenons donc à cette intéressante famille : la femme d'Epiméthée est restée plus fameuse que lui. Elle avait nom Pandore, ce qui signifie Douée de tous les dons et c'était (comme tant d'autres!) la plus belle femme du monde. Zeus avait envoyée à Épiméthée comme un cadeau empoisonné cette attrayante et pernicieuse merveille selon les mots du poète Hésiode, avec en prime une petite boîte à ne surtout pas ouvrir.
Dans la boite, comme on sait, les dieux avaient mis toutes les catastrophes possibles. Bien sûr les catastrophes naturelles, mais aussi la maladie, la vieillesse, la folie et la mort. La liste est plus ou moins longue selon les récits. Certains y joignent donc le vice et la passion... ce qui nous ramène à l'impossibilité de nous gouverner dans laquelle le peu réfléchi Épiméthée nous a laissés, malheureux humains que nous sommes.
Le problème de la boite c'est qu'une fois ouverte, elle est ouverte. Les promoteurs de Bitcoin XT proposent de passer en force pour la taille du bloc.
Mais au delà de la taille du bloc, il y a le fait de passer en force. Pour une raison aujourd'hui, pour d'autres raisons demain. Certains n'ont pas hésité à parler de "coup d'État" (ce qui est une métaphore un peu déplacée dans notre monde sans Etat) ; d'autres plus justement parlent de comportement puéril.
Les mythes grecs sont subtils. Dans la boite, les dieux avaient aussi glissé l'espérance...
Il est donc un peu tôt pour annoncer comme le fait le journal Les Echos que l'utopie d'une monnaie décentralisée va disparaître dans cette crise existentielle.
Il est un peu tôt pour désespérer d'une gouvernance communautaire, par l'usage en somme : jusqu'au début de janvier en effet, rien ne se passe. A partir de 2016, c'est une sorte de système de vote automatique qui va s'enclencher. Ceux qui auront installé la version nouvelle proposée par Andresen continueront a faire des block de 1 million. Et si plus de 75% de l'ensemble des nouveaux blocks viennent de systemes XT alors le reseau commencera a faire des blocks a 8 millions.
Ce sont des choses déjà vues dans le monde de l'Open Source, et auxquelles le monde de la finance centralisée n'était pas habitué.
Il y a des voies de solutions, comme celle que suggère Bitpay : une augmentation de la taille des blocs, mais intégrée à Bitcoin "Core"... et en préservant le plus possible la nature décentralisée de Bitcoin.
Prométhée a un fils, qui épouse la fille de son frère et de Pandore. Quand le déluge survient ( chez les Grecs aussi...) c'est ce couple qui survit, et repeuple la terre.
Les hommes, avec ou sans les dieux, finiront bien par construire leur Commune, lui donner des règles convenables et la défendre.
Une fois que les hommes ont reçu le feu, l'Histoire ne finit pas. Elle commence.
S'il y a bien quelque chose de comique dans les arguties opposées à la potentialité du bitcoin, ce sont les postures régaliennes. Surtout dans notre espace européen soigneusement vidé de toute souveraineté et dont les vrais dirigeants se sont faits invisibles.
L'histoire avait pourtant si bien combiné chez nous le gouvernement du peuple athénien, le droit romain et la prétention d'Alexandre à une filiation divine : "le Sénat et le Peuple de Rome"s'incarnèrent durablement en une seule figure, impériale ! L'aureus d'Auguste montrait le père de la patrie avec, au revers, la figure du sphinx, celui dont l'énigme n'a qu'une réponse : l'Homme.
Et ainsi de suite jusqu'à Napoléon qui fut l'Homme d'une République dont la mention perdura au revers des pièces durant de nombreuses années de son règne.
Lorsque parurent les euros, parut en même temps toute une littérature pour moquer ou déplorer l'impersonnalité des nouveaux billets, avec leurs portes et fenêtres béantes et leurs ponts enjambant le vide. Bruxelles expliqua que les ponts symbolisaient l'union entre les peuples, les portes et fenêtres l'ouverture et la coopération au sein de l'Europe.
Foutaise. Le même graphiste put refiler en 2010 sa symbolique à Bachar el Assad ! Dans une version en ruine, prophétie dont je ne sais si elle était ironique.
Si même les dictateurs préfèrent aujourd'hui les architectures à leurs portraits, il doit y avoir de bonnes raisons.
En voici une. Dans le petit texte à nos amis, publié l'an passé aux éditions de la Fabrique, le "Comité Invisible" explique comment le pouvoir ne réside plus dans les institutions. Il n'y a là que temples désertés, forteresses désaffectées, simples décors. Et très explicitement, c'est en se fondant sur l'iconographie des billets européens que les anonymes auteurs posent leur thèse :
La vérité quant à la nature présente du pouvoir, chaque Européen en a un exemplaire imprimé dans sa poche. Elle se formule ainsi : le pouvoir réside désormais dans les infrastructures de ce monde. Le pouvoir contemporain est de nature architecturale et impersonnelle, et non représentative et personnelle.
Ce pouvoir, disent-ils, n'est pas nécessairement caché. Ou alors, s'il l'est, il l'est comme la Lettre volée de Poe. Nul ne le voit parce que chacun l'a, à tout moment, sous les yeux- sous la forme d'une ligne à haute tension, d'une autoroute, d'un sens giratoire, d'un supermarché ou d'un programme informatique. Et s'il est caché c'est comme un réseau d'égouts, un câble sous-marin, de la fibre optique courant le long d'une ligne de train ou un data center en pleine forêt. Le pouvoir c'est l'organisation même de ce monde, ce monde ingénié, configuré, designé. L'affiche de Mitterrand en 1965 semble emblématique d'une transition symbolique.
Les luttes d'aujourd'hui sont donc souvent, comme à Notre-Dame des Landes ou dans le Val de Suse, des luttes au sujet des infrastructures. Dont les opposants sont forcément condamnés à se voir tôt ou tard qualifiés de terroristes. De fait, dans la mouvance anarchiste, prévaut l'idée de bloquer le système. Une affiche de 2006 (lors des luttes contre le CPE) disait C'est par les flux que ce monde se maintient. Bloquons tout ! On a vu récemment que les anarchistes n'avaient plus le monopole du blocage, taxis et éleveurs ayant repris l'idée avec la bienveillance surprenante de ce qui nous tient lieu de gouvernement.
Venons-en ici au bitcoin. Je l'ai déjà abordé sous l'angle de l'infrastructure, dans mon billet "complètement timbré" où je rappelais que la Poste, avait toujours été un instrument créateur de puissance, y compris financière. Or la Blockchain est une infrastructure qui s'inscrit historiquement après la Poste des Thurn und Taxis, les lignes Morse devenues la Western Union, les messageries de Google ou de Facebook.
Mais elle ne peut être possédée par une puissance privée ni contrôlée par une puissance publique. Ni a priori bloquée par quiconque, qu'il soit tyran ou terroriste. Bitcoin et la blockchain offrent donc des perspectives politiques nouvelles. Je cite de nouveau le "Comité Invisible": Obsédés que nous sommes par une idée politique de la révolution, nous avons négligé sa dimension technique. Une perspective révolutionnaire ne porte plus sur la réorganisation institutionnelle de la société, mais sur la configuration technique des mondes. (...) il nous faudra coupler le constat diffus que ce monde ne peut plus durer avec le désir d'en bâtir un meilleur.
Il ne s'agit pas de se contenter d'utiliser Twitter dans les manifestations (ou pour les organiser) et les réseaux sociaux pour critiquer en temps réel (et le plus souvent en en restant à une dérision amère) les choses du monde comme il va.
Les analyses de Jared Cohen et Eric Schmidt dans The new digital Age font d'Internet la plus vaste expérience impliquant l'Anarchie dans l'Histoire. Elles peuvent aussi laisser penser que Facebook est moins le modèle d'une nouvelle forme de gouvernement que sa réalité déjà en acte. Et que, comme l'annoncent Cohen et Schmidt, ceux qui n'auront pas de profil social seront fichés. Car c'est le profil Facebook qui tiendra lieu d'identité, et il sera aussi intolérable de le cacher (à l'Etat, aux banquiers...) que de dissimuler son visage.
Il est donc curieux que le "Comité Invisible" n'ait pas cité Bitcoin, même dans son analyse des "communs" (sur laquelle je reviendrai) et fût-ce négativement. Autour de cette infrastructure décentralisée, et grâce à elle, ceux qui veulent changer les choses peuvent découvrir les briques invisibles d'une nouvelle maison commune :
Ethereum qui permet la mise en oeuvre de contrats intelligents, fonctionnant exactement comme ils ont été programmés pour le faire sans risque de prescription, de censure, ou de fraude, et surtout sans place pour un "tiers de confiance" prédateur. Ethereum veut restituer ce qui aurait dû advenir grâce à Internet, y compris en permettant à chacun de créer des organisations démocratiques autonomes.
Augur qui permettra la construction d'un marché décentralisé de prédiction, débouchant sur une révolution en matière de prise de décision
Storj qui veut offrir le stockage chiffré sur cloud privé le plus sûr possible, grâce à la technologie blockchain et au protocole P2P.
...mais aussi des services comme Otonomos, qui souhaite permettre à n'importe qui de créer gratuitement une entité juridique légale, basée à Singapour, et dont les actions sont accessibles par l'intermédiaire d'une adresse cryptographique comme un porte-monnaie bitcoin.
... ou comme Twister un réseau social décentralisé basé en partie sur les protocoles Bittorrent et Bitcoin, ce qui en fait un outil incensurable et en partie chiffré.
Oui, il est temps que ceux qui disent penser au monde de demain en découvrent les ruptures de paradigme. Nos dirigeants aiment à visiter les clusters technologiques, mais leur obstination à construire des aéroports inutiles en dit assez long sur le type d'infrastructure qu'ils ont toujours en tête. Songeons à Jules Verne. Il s’intéressait aux fonctions des machines mais n’abordait pas la théorie sous-jacente à ces machines. Il y avait deux approches des automates (théorie des automates et modélisation) et Jules Verne n’a pas envisagé ces approches. Il fréquentait des spécialistes en balistique, géographie, chimie, physiologie, histoire naturelle et mines. Mais non ceux qui l'auraient conduits vers la binarisation et la révolution de l'avenir.
Mais même dans notre communauté, il est curieux que les graphistes aient si peu tenté de représenter Bitcoin autrement que comme une pièce (sans portrait, comme les billets de Kalina !) voire un simple jeton doré. Certains ont voulu mettre en valeur le caractère numérique de Bitcoin; Mais c'est le plus souvent en rabâchant une iconographie de type Matrix.
En cherchant bien on trouve quelques représentations sous sa vraie nature de réseau, dont celle-ci où le verrou censé représenter la sécurité de la chose, me paraît quand même inapproprié...
Représenter Bitcoin dans sa nature d'infrastructure immatérielle et invisible est un sacré défi pour les artistes. Et pour nous tous !
Pour aller plus loin :
la lecture deà nos amis est possible en ligne sur Internet, sans doute du fait d'une mise en ligne sauvage. Mais il existe une différence entre le laisser-être et le laisser-aller, et je recommande à mes propres lecteurs d'acheter le livre plutôt que d'en piller la lecture.
Jadis les voyageurs découvraient avec émerveillement Byzance, l'opulence de ses marchés, le luxe de ses églises où les saints règnaient sur l'or des mosaïques, et ses belles pièces d'or ou d'electrum, sur lesquelles le Christ lui-même apportait sa caution à l'empereur.
Ils rapportèrent en France l'expression "c'est Byzance". Une autre expression, valoir son pesant d'or, où l'on trouve le vieux mot bezant, témoigne de cette antique fascination...
Dans le monde du bitcoin, on fait aujourd'hui plutôt référence à cette "seconde Rome" pour ses fameux généraux byzantins, qui doivent se concerter tout en supposant l'existence d'un certain nombre de traitres parmi eux.
La solution du problème mathématique n'étant guère inconnue de mes lecteurs, je pose la question historique à laquelle pour ma part je n'ai hélas pas trouvé la réponse : pourquoi des byzantins ? Dans leur étude, Lamport, Shostak et Pease ne s'expliquent pas sur ce point. Les commentateurs se contentent d'affirmer que cela fait référence à un fait historique. Ce pourrait bien être le siège d'Alexandrie en 641, au cours duquel en réalité les généraux byzantins se montrèrent en dessous de tout, mais l'histoire byzantine est bien longue et riche en épopée... Le plus probable que l'un des trois auteurs a eu quelque réminiscence cinématographique, et qu'il a songé par exemple au Dernier des Romains (1967) ou au péplum de Riccardo Freda (1954) Theodora impératrice de Byzance. Si un de mes lecteurs peut m'aider, il est le bienvenu!
Byzance, une seconde fois vaincue dans nos programmes scolaires, mal valorisée au Musée du Louvre, disparait lentement de notre mémoire collective. Il en demeure l'idée d'une civilisation brillante mais incapable de se défendre, et une histoire, sans doute fausse, sur ce dont les responsables de la ville auraient disputé durant l'assaut final des Turcs : l'épineuse question du sexe des anges.
Elle prête aujourd'hui à rire. Mais si les angelots des peintres ont des petits sexes de sacripants qui les situent entre les Amours et les Lutins, les Anges n'ont point ce genre d'organes. La question historique qui s'est posée (et en fait bien des siècles avant la chute de Byzance en 1453) c'est celle de leur corporéité, de leur forme matérielle, de la nature de leur déplacement dans l'espace.
Ce n'est pas sans intérêt pour ceux qui réfléchissent aujourd'hui sur la nature du bitcoin.
Comme je l'ai expliqué sans trop de détail sur le Cercle des Échos, les Anges sont, dans la pensée des Anciens, des messagers de l'au-delà. Ils ont donc une nature non matérielle et ils se situent dans un espace qui n'est pas celui "de ce monde". Deux points qui peuvent nous interpeller. Comment nos ancêtres ont-ils surmonté les difficultés diverses que cette double altérité suscitait pour eux?
Les artistes les représentèrent comme de gracieux jeunes êtres, parfois un peu androgynes, souvent dotés d'ailes désignant la provenance (les "cieux"), la fonction (apporter des messages à tir d'aile) et la différence avec les humains. Une auréole complètait la représentation en suggérant une nature meilleure que celle de notre chair.
Au total les artistes de jadis se donnèrent donc plus de mal que les infographistes d'aujourd'hui qui ne trouvent guère de représentation du bitcoin autre qu'une sorte de pièce d'or sans ornement.
Signalons donc au passage que l'une des plus belles pièces du temps de nos rois fut justement un ange, l'Ange d'or battu en 1341 par Philippe VI. C'était rappeler ce que tout le monde savait: que les fleurs de lys avaient été jadis apportées directement par un Ange. Le roi de France était le seul à faire "porter" son blason par des Anges.
Et ajoutons que la République française émit aussi une pièce de 20 francs ornée d'un Ange, évidemment laïcisé sous le nom de "Génie de la Liberté". La persistance de cette symbolique n'en n'est pas moins frappante. Comme si l'on avait toujours su que la monnaie était aussi une forme de message...
Venons-en à ce que les penseurs de jadis peuvent nous apporter.
On doit à saint Augustin (354-430), le plus grand philosophe de l'Antiquité tardive, cette définition : Les anges sont des esprits, mais ce n'est pas parce qu'ils sont des esprits qu'ils sont des anges. Ils deviennent des anges quand ils sont envoyés en mission. En effet, le nom d'ange fait référence à leur fonction et non à leur nature. Si vous voulez savoir le nom de leur nature, ce sont des esprits ; si vous voulez savoir le nom de leur fonction, ce sont des anges, ce qui signifie messager. Il y a là un effort conceptuel que l'on pourrait mettre en parallèle avec certaines distinctions toujours utiles à rappeler dans le monde du bitcoin, comme celle que l'on fait entre le protocole et la devise.
Mais c'est surtout chez saint Thomas d'Aquin (1225-1274) que l'on va trouver l'exposé le plus complet, avec un incroyable souci du détail, sur toutes les questions que peut poser à l'esprit philosophique l'existence d'un objet sans corps se manifestant par sa seule efficience : est-il composé de matière ou de forme ? est-il dans un lieu ? dans plusieurs lieux en même temps? à plusieurs dans le même lieu ? passe-t-il d’un lieu à un autre en traversant l’espace intermédiaire ?
Sans grand effort de transposition, ce sont des questions que peuvent se poser les hommes d'aujourd'hui, et je pense notamment aux régulateurs et aux juristes, quand ils réfléchissent sur les monnaies décentralisées. Du fait de ces similarités, je pense que la méthode philosophique de Thomas d'Aquin a peut-être quelque chose à nous apporter.
Il y a autre chose, dans sa démarche qui me paraît devoir être suggéré à ceux qui réfléchissent aujourd'hui autour de la monnaie virtuelle. C'est son constant souci de réconcilier les Ecritures saintes et les enseignements philosophiques, essentiellement ceux d'Aristote. Non ce qui est tenu pour vrai par les uns ou par les autres, mais ce qui était tenu alors pour vrai par les uns et par les autres. Concilier et unir les deux approches intellectuelles de l'époque. C'est ce que symbolise bien le retable de Crivelli (1494).
Aujourd'hui il est, par exemple, insuffisant de ne s'interroger sur la nature des nouvelles monnaies qu'en termes purement techniques.
Non pas bien sûr que la technique soit inadaptée, incompréhensible ou trompeuse. La connaissance technique est irremplaçable. Mais parce que c'est de la confluence de plusieurs approches que naîtra une large acceptation de cette nouveauté radicale dans une plus vaste communauté.
La condamnation de Ross Ulbricht et de sa Route de la Soie clôt peut-être une affaire qui, claire sur le fond (les trafiquants de drogue sont condamnés dans une très large majorité de pays) a été quelque peu embrouillée conceptuellement de part et d’autre, les arguments ayant eu tendance à monter aux extrêmes, même du côté des défenseurs de la loi et de l’ordre.
Ce fut la première fois que le gouvernement local se servit du terme de blanchiment d’argent pour y inclure spécifiquement l’usage du bitcoin plutôt que de l’honnête monnaie américaine. Comme on sait désormais que toute transaction en dollar est réputée commise sur le sol américain, le choix des possibles pour les délinquants se restreint. Il est vrai que nul n’est contraint de se faire délinquant.
Ce fut la première fois aussi qu’un individu se voyait poursuivre du seul fait d’avoir construit un site internet, sans grand égard pour leCommunications Decency Act de 1966. Il est vrai qu’une telle tendance est loin d’être spécifiquement américaine, la loi française permettant maintenant une censure de la presse digitale sans les garanties accordées en un temps meilleur à sa sœur ainée.
Enfin on a vu la juge Katherine Forrest incriminer l’accusé de ce qu’il aurait inventé une façon de mal faire sans précédent et donc le charger des crimes que d’autres pourraient concevoir à l’identique et dont il devrait, lui, payer les conséquences.
C'est transformer par balourdise un mouton noir en bouc sacrificiel !
Ce type d'événements montre incidemment l’incompétence technologique des élites dirigeantes.
Il est vrai que l’innovation affole certains. Et pas seulement l'innovation technologique puisque l'on avait vu la même juge demander aux inculpés de Morgan et Goldman d’éviter les termes de swaps et de collatéraux pour épargner les cervelles des jurés.
En admettant qu'Ulbricht n'ait pas bricolé mais inventé quelque chose de suffisamment nouveau et qu'il en soit responsable, il faudra l'en créditer quand des choses intelligentes et rentables naitront de sa mortifère aventure. Le four à micro-ondes et tant d’autres choses ne sont-elles pas nées des technologies de guerre ?
Non seulement les responsables ne comprennent pas la technologie, mais ils croient pouvoir la régir. Les mêmes technologies mises en oeuvre par Ulbricht attirent déjà des millions de dollars de la Silicon Valley à Wall Street!
Restons-en à la philosophie juridique et politique. Quand on inculpe quelqu’un de trafic de drogue, quand on cite à la barre des parents de jeunes décédés d’overdose, il est troublant de voir ajouter des niaiseries comme celles-ci : Ce que vous avez fait avec la Route de la Soie était terriblement destructeur pour le tissu social.
C’est pourtant un point critique pour la juge américaine. Je la cite : l’intention avouée de la Route de la Soie était de se placer au delà de la loi. Dans le monde que vous avez créé au fil du temps, la démocratie n’existait pas. Vous étiez le capitaine du bateau. La conception et l’existence de la Route de la Soie reposaient sur l’assertion que son concepteur était meilleur que les lois de ce pays. C’est quelque chose de très troublant, de terriblement mal inspiré et de très dangereux.
On pourrait se contenter de glisser sur ce morceau de grandiloquence juridique qui oublie qu’après tout les gaillards de 1776 aussi se sont crus au dessus des lois du moment, et que les participants de la Boston Tea Party ont pris quelques libertés avec la traçabilité et la taxation des transactions...
On pourrait aussi rappeler que la même juge a bien éludé le fait que le FBI en ayant (peut-être) utilisé des méthodes peu orthodoxes - surveillance sauvage, hacking - pour pénétrer les serveurs de la Route de la Soie semble bien s'être aussi placé au delà des lois, ce que font aujourd’hui presque tous les gouvernements démocratiques pour un oui ou pour un non. On pourrait au contraire se dire que ce pathos est typiquement américain, comme les mots de l’accusé - Je suis un peu plus sage aujourd’hui, un peu plus mature, et beaucoup plus humble - si faux et ridicules pour une oreille française.
Il est plus utile de remarquer que la loi américaine se retrouve placée par la juge Katherine Forrest en position d’être considérée comme la meilleure du monde. Il y a d’ailleurs une sorte de consentement international à cette pétition (songeons à certains commentaires sur le rôle que le FBI pourrait jouer dans les petites affaires de la FIFA).
La même juge américaine avait justifié la peine infligée en 2014 à l’imam radical de Londres, Abû Hamza, par le fait que « le monde » ne serait pas en sécurité si le prêcheur était en liberté.
Seulement, avec l’efficacité de la justice américaine (et sa capacité pratiquement impériale d’agir urbi et orbi) c’est à une morale banalement locale que nous voici confrontés. Je cite la juge dans ses attendus face à l’imam :le mal peut avoir différentes formes et n’apparaît pas toujours au premier abord dans toute sa noirceur, avait-elle expliqué avant d’ajouter qu’elle avait détecté une part de vous que ce tribunal considère comme diabolique.
Revenons sur terre... Sur le fait que Ross Ulbricht eût été mieux inspiré de respecter les lois de son pays, il y a un texte philosophique de référence, c’est le Criton de Platon. Seulement dans ce dialogue, si une belle part de la démonstration (page 30 et suivantes) repose sur la dette de naissance contractée par Socrate vis à vis d’Athènes, une autre provient de son consentement implicite : il n’est jamais sorti de sa cité.
Ce qu’on a résumé plaisamment : Athènes, tu l’aimes ou tu la quittes.
Est-ce un argument recevable aujourd’hui par la jeunesse mondialisée, pour des actes commis dans un cyber-espace ? Cela fait des années qu’il est de bon ton d’afficher que l’on est citoyen du monde, cela se résumât-il à un gros bilan carbone, à l’usage du globish et à un peu de bouffe ethnique. Sans doute le citoyen du monde qui se découvre justiciable in fine de la loi américaine avec sa morale prêchi-prêcha, son axe du mal, son obsession sécuritaire et même sa peine de mort, va-t-il revoir son inscription identitaire. Ce qui ne veut pas dire qu’il aura plus de respect pour une justice nationale (celle de sa résidence à l’instant t ? celle du hic et nunc ?) se saisissant d’actes commis dans un cyber-espace. Pourquoi ?
Parce que le cyber-espace a sa culture et sa morale propres. Pascal, une grosse pointure, savait bien que vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà et il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’un geek et un juge (français, américain ou papou) se comprennent mal et ne partagent pas grand chose. Ce différend excède de très loin le petit sujet du cannabis, dont l'historien ne dira rien sinon qu'il a un précédent avec la Prohibition, qui ne faisait pas forcément de l'Amérique le meilleur endroit du monde.
Pour en revenir au bitcoin, il y a en vérité un écart énorme, sidérant, entre d’un côté ce qui se dit et se pense dans les élites dirigeantes et même ce qui se lit dans la presse mainstream et de l'autre côté le foisonnement d’idées des meet-up ou la richesse des débats dans les forums.
Pour les anciens, le bitcoin est spéculatif, incompréhensiblement anonyme et manifestement destiné à vendre de la drogue. Il est un défi à l'Idole qu'ils ont dressée eux-mêmes, entre leur adolescence qui correspond à l'instauration des changes flottants et leur retraite après la crise des subprimes...
Pour les modernes les questions que pose le bitcoin sont innombrables et tournent, en simplifiant et en en oubliant, autour de thèmes comme : la validité et robustesse des preuves de travail et des méthodes alternatives, la sécurité des cryptages et des storages, le jeu infiniment complexe autour du coût du minage et du prix du bitcoin (quelques recherches mathématiques de haut niveau…) sans compter l’épineuse question de la taille des blocks, qui se révèle riche en enjeux et propice à l’empoignade. S’y greffent des problèmes de gouvernance (au niveau de la Fondation, des associations nationales, mais aussi des nodes).
Comment le dire ? L’Histoire a déjà connu ces périodes de changements de paradigme. Peut-être vivons-nous, comme l'écrivait Paul Jorion (Misère de la pensée économique, p. 17) l'un de ces moments où l'humanité se met à vivre sur un mode nouveau, où elle passe à autre chose. Ce sont des mouvements de basculements qui sont aussi le plus souvent des périodes de désordre social. Une "période critique" comme auraient dit Gide et Rist à la veille de la première guerre.
Peut-on pour autant parler de destruction du tissu social ? d'anarchie? Dans ma propre vie, j'ai oeuvré dans une banque, dans le capitalisme familial et dans le mouvement coopératif. Je peux comparer ... les bitcoineurs ne croient pas aux Idoles de l'ancien monde, mais ils ne sont pas fous et ils ne sont pas amoraux.
Certes leur territoire n’est pas représenté à l’ONU mais ils entendent fort bien ce que les lois disaient à Socrate, à savoir que la réprobation suit le criminel où qu’il aille : tout corrupteur des lois passe à juste titre pour un corrupteur des jeunes gens et des faibles d’esprit. Alors, éviteras-tu les villes qui ont de bonnes lois et les hommes les plus civilisés ? Et si tu le fais, sera-ce la peine de vivre ? Autrement dit le monde du bitcoin (comme plus généralement celui de l'Internet) a bien ce que Durkheim appelait "un social intériorisé".
L'affaire de la Route de la Soie concerne tous ceux qui sont impliqués dans le développement des échanges décentralisés et de la monnaie pseudonyme ou anonyme. Ceci n'est pas abordé sans souci moral. J'invite le lecteur à suivre par exemple la présentation faite par le parti pirate hollandais au Bitcoin Wednesday du 4 mars dernier (discussion à partir de la 16 ème minute) ou la présentation faite le même jour par le spécialiste du crime numérique Rickey Givers sur le bitcoin et le crime (discussion à partir de la 12 ème minute). Nul n'est contraint d'adhérer point par point à toutes les assertions, mais il est clair que la communauté n'est pas anomique ou nihiliste.
Sans doute il y a eu des bitcoins trempés de drogue, mais il y a aussi bien des billets de banque contaminés à la cocaïne (10% ? 50% ? 90% ? ) et l'on n'en fait pas grief à MM. Trichet et Draghi. Sans doute il y a eu Mt Gox dont on parle tant, comme il y avait eu Panama, suffisamment oublié pour que l'on ait pratiquement réitéré avec Eurotunnel.
Mais dans le monde du passé, on pouvait acheter sa Légion d'Honneur… ce qui était terriblement destructeur pour le tissu social. Sur Internet la bonne réputation ne s'acquiert point avec la ceinture dorée. Faut-il rappeler que c’est sur Internet que se sont construits les modèles de tissu social où la réputation est gérée de façon non centralisée, non autoritaire, non régalienne ?
La vraie question, si l'on est intéressé à la fois par le droit et par la technologie n'est-elle pas celle-ci : qu'est-ce que la technologie peut apporter (autrement que par l'usage de gadgets !) à la construction, par une communauté elle-même, d'une norme socialement satisfaisante ? Et que peut apporter particulièrement une technologie d'échanges non centralisés? Car le projet ne saurait être de remplacer la Chambre des Députés (juste derrière le Veau d'or ci-dessus...) par une firme de Californie, même si la chose serait certainement admissible par nos gouvernants de plus en plus inquisiteurs et autoritaires.
J’ai mis à profit la fête du Travail et son agréable pont pour lire un livre essentiel dont l’intérêt excède très largement les points que je relève ici…
Les livres du sociologue et philosophe italien Maurizio Lazzarato ne bénéficient pas de la couverture de presse tapageuse réservée aux ouvrages qui instrumentalisent la dette pour promouvoir les lendemains qui déchantent. La fabrique de l’homme endetté avançait en 2011 l’idée que, loin d’être la menace mortelle dénoncée partout contre l’économie capitaliste et les Etats libéraux qui vont avec, la dette tant publique que privée se situait au cœur même du projet politique des « libéraux ».
À l’époque, je l’avoue humblement, je n’avais point Bitcoin en tête, et j’avais lu ce petit opuscule d’une grosse centaine de pages en adhérant à sa conclusion : omniprésente et fondamentalement impossible à rembourser, la dette n’a pas d’issue technique simple. C’est donc au niveau philosophique même qu’il faut dénoncer le rapport social fondamental qui structure le capitalisme, le système de la dette.
Facile à dire ? Je renvoie à un petit livre publié deux ans plus tard par FAKIR, un éditeur anarchiste d'Amiens, Vive la Banqueroute : on y trouve de savoureux petits récits historiques montrant comment nos rois (de vilains souverains "souverainistes" !) avaient su, quand il le fallait, dénoncer le système de la dette.
Je retrouve Lazzarato en 2014 avec Gouverner par la dette, que je ne puis plus lire autrement qu’à l’aune des nouvelles perspectives qu’offre la blockchain.
Or Gouverner par la dette traite d’abord de la dette, de la subversion du vieux rapport capitalistes/prolétaires par un nouveau rapport créanciers/débiteurs instauré par la monnaie de dette, et débouche sur la critique des formes nouvelles de gouvernementalité qui découlent de l’axiomatique du capitalisme financier. Les dernières parties du livre, qui ne seront guère citées ici, auraient pu apporter bien des éléments utiles à mes précédents billets qui tournaient autour du « contrôle ».
Le mot "bitcoin" n’apparaît qu’une fois (page 164) de loin et de façon désabusée quoique compréhensible pour rappeler que chaque nouveauté (web, algorithmes, bitcoins, big data, smart city, etc) se voit investie d’espoirs utopiques de libération ou d’angoisses apocalyptiques de domination.
Pourtant, en ce qu’il touche à la monnaie et à la dette, le livre de Lazzarato se lit avec profit en songeant au bitcoin, même si c’est en quelque sorte une lecture non autorisée. A ce propos, il va de soi que les illustrations de mon article sont, de même, une fantaisie personnelle et n’engagent ni de près ni de loin l’auteur du livre !
Dès les premières phrases, il attaque par un point qui me paraît clivant, entre le bitcoin et le système fiat : l’impôt. L’arme principale du gouvernement de l’homme endetté est l’impôt. Il ne s’agit pas d’un instrument de redistribution qui viendrait après la production. Comme la monnaie, l’impôt n’a pas une origine marchande, mais directement politique.
Ainsi, dénoncer le bitcoin, au motif qu’il ne bénéficie pas de l’apparat (régulation/garantie) d’une autorité centrale, c’est d’abord dissimuler que, ni monnaie-fiat, ni monnaie dette, le bitcoins constitue la première tentative de monnaie non consubstantielle à une appareil fiscal quelqu’il soit.
La monnaie dette en prend pour son compte : l’énorme quantité d’argent injecté chaque mois par la Fed ne fait qu’augmenter très faiblement le volume d’emploi (…) elle reproduit les causes de la crise (elle) continue à financer et renforcer la finance. (…) Malgré la croissance anémique des autres secteurs de l’économie, les marchés financiers ont atteint un niveau record.
Mieux développé, le constat s’énonce ainsi : la monnaie et l’impôt dépendent toujours d’un dispositif de pouvoir, ils sont à la fois des dispositifs qui initient les rapports de pouvoir économiques en distribuant les fonctions de chacun dans la division sociale du travail, et des appareils de capture définissant les droits de propriété.
Ici je voudrais glisser une remarque personnelle (et narquoise) : les défenseurs du bitcoin s’arc-boutent sur les 3 fonctions aristotéliciennes de la monnaie pour en parer la cryptodevise (qui sert quand même rarement d’étalon), tandis que ses pourfendeurs ministres et banquiers lui dénient cette qualité par défaut de régulation, sans préciser la nature des bienfaits de celle-ci ni la raison qui les conduit à en enrichir la liste d’Aristote. Mais nul ne parle d’impôt. Les libertariens parce qu’ils savent que leur allergie fiscale doit avancer masquée, les seconds parce qu’ils ne vont pas révéler le « Grand Secret » alors qu'ils en sont encore à cacher le petit.
Le petit secret
Ce ne sont pas, en banque, les crédits qui naissent des dépôts, mais très largement l’inverse. Ça c’est le petit secret. Même si les banquiers s'évertuent à prétendre le contraire, comme le patron de la Société Générale l'a fait sans pudeur en déclarant devant la commission des affaires économiques du 14 juin 2011 : Nous ne pouvons créer de l’argent. Il nous faut le collecter à travers les dépôts des particuliers et des entreprises ainsi que par des émissions sur les marchés. Ce qui lui vaut d'être cité dans le remarquable petit livre l'Illusion financière par le jésuite et brillant économiste Gaël Giraud qui considère cette déclaration comme étant de mauvaise foi…émanant de gens qui ont un intérêt personnel à prétendre que les banques ne peuvent pas créer de monnaie. Deux analystes de la BoE viennent cependant de publier une belle étude pour affirmer que les banques ne sont pas des intermédiaires transformant les dépôts, ou multipliant les dépôts pour créer des crédits.
Le grand secret
Le grand, il était déjà dans le livre de Deleuze et Guattari (1980) Mille Plateaux : « c’est l’impôt qui crée la monnaie et c’est l’impôt qui monétise l’économie » en faisant de l’argent l’équivalent-général. Aujourd’hui, on voit bien comment l’impôt agit subjectivement dans la transformation de tout un chacun en « individu endetté », endetté d’une dette qu’il n’a jamais contractée. En sorte, dit Lazzarato, qu’en temps de crise, l’appareil de capture ce n’est plus le profit ou la rente, c’est l’impôt.
Voyez au passage M. Sapin, tout bouffi de bonnes intentions anti-terroristes, annonçant une lutte à mort contre… les paiements en liquide. Que l'un de ses collègues ait eu de l'argent à Singapour le gêne moins que le petit exode fiscal que constitue le paiement cash et hors TVA de nos belles campagnes françaises.
Voici pour le constat.
Lazzarato introduit ici un concept de Guattari : l’économie des possibles, de ces possibles que le capitalisme libéral entend contrôler (There is no alternative, comme disait la mégère).
Le bitcoin (que Lazzarato ne cite pas comme tel) c’est pour nous « un possible », pour parler comme Guattari, « la possibilité d’une monnaie », pour parler comme Houellebecq. Le désir est toujours repérable par l’impossible qu’il lève et par les nouveaux possibles qu’il crée. Le désir, c’est le fait que là où le monde était fermé, surgit un processus secrétant d’autres systèmes de référence.
C’est que dit dans une interview au CoinTelegraph Chris Mountford…Bitcoin shows us that there are a class of things we previously all assumed could simply not be made with software. Money was one of those things. Now we have no idea where our new limits are. C'est ce que dit Erik Voorhees sur LTB (210) : Something can exist that is physically not possible without cryptocurrency. Donc oui, un "possible" est apparu.
Mais Lazzarato met aussi en garde: La machine sociale capitaliste laisse les "savants", les "artistes" (et tout un chacun) inventer et créer, elle les y incite même. Mais c'est toujours l'axiomatique, c'est à dire une politique, qui sélectionne, choisit , hiérarchise, agence les inventions scientifiques et technologiques. C'est en page 166, cela englobe donc le bitcoin cité deux pages plus haut. Voici ses promoteurs prévenus!
Lazzarato rappelle donc une formule de Gilles Deleuze, bien avant le bitcoin (c’était en 1990, dans Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, chef-d’œuvre d’anticipation et de vision du présent !) : il n’y a pas lieu de craindre ou d’espérer, mais de chercher de nouvelles armes.
Mais Lazzarto livre aussi un distinguo fécond, entre la monnaie de l’échange et la monnaie de la dette. Avec l’ère moderne s’est développée l’idée que le « doux commerce » libérait l’homme, le marché s’avérant plus efficace et moins tyrannique que l’Etat et la monnaie évinçant la violence de la dette. Tout cela est peut-être vrai, mais seulement si l’on restreint l’argent à l’argent de l’échange (paiement, mesure et thésaurisation, les trois fonctions d’Aristote). La monnaie-échange présuppose et réalise un rapport symétrique (et contractuel) entre producteurs/échangeurs. Telle est bien la philosophie du bitcoin, argent de l’échange comme aucun autre avant lui.
En regard la monnaie capital instaure un rapport asymétrique : d’exploitation, de différentiation de classe, d’appropriation, de privatisation. Ceux qui poussent les hauts cris en dénonçant la spéculation sur le bitcoin savent fort bien gagner leur vie avec l’argent de la dette. Le capitalisme ne nous libère pas de la dette, il nous y enchaîne. Ils confessent aussi, imprudemment, que Deleuze et Guattari avaient raison : le capitalisme n’a jamais été libéral, il a toujours été un capitalisme d’Etat. Les « plans de sauvetage » successifs depuis 2007 le montrent assez, puisqu'ils ont refait de l'impôt ce qu'il était avant 1789, une machine à prendre aux pauvres pour payer les dettes de jeux des seigneurs.
Bitcoin apparaît du coup comme un possible « secours contre le sauvetage ».
Il n’est évidemment pas politiquement anodin de parler de dette (et le titre de l’ouvrage de Lazzarato est assez explicite). D’autres l’ont fait, comme David Graeber, qui pense cependant que la dette est seulement un échange qui n’est pas encore terminé alors que Nietzsche pointait déjà (dans sa Généalogie de la Morale) la nature infinie et proprement impayable de la dette, ce qui correspond exactement au point où nous en sommes.
On songe évidemment « en creux » au bitcoin, monnaie non régulée et non propulsée par l’impôt, quand on lit chez Lazzarato que si les deux fonctions étatiques – réguler la monnaie et collecter les impôts – restent gérées par l’Etat, elles ne constituent plus l’expression de son pouvoir en tant que représentant de l’intérêt général, en tant que garant de l’unité de la nation, mais l’expression des articulations du gouvernement supra-national et du capital.
A ce point on trouve chez Lazzarato une vraie définition de l’euro comme monnaie allemande, c’est à dire ordolibérale et expression d’un nouveau capitalisme d’Etat où il est impossible de séparer « économie » et « politique ». Et, au terme d’une description de la crise, il conclut que l’Etat n’a pas défendu la « société », au contraire, il lui a imposé de payer par l’entremise de la fiscalité et de l’austérité la « rationalité irrationnelle » du marché.
L’institution monétaire ne peut donc se prévaloir, opérant à la jonction des dettes privées et des dettes sociales, d’assurer cohérence et unité sur un territoire donné ( ce qui est en gros la thèse d’Aglietta et Orléan). C’est de nouveau du côté de Deleuze et Guattari que penche l’auteur, avec une dualité non pas entre une monnaie économique, privée, impartiale, purement instrumentale et une monnaie centrale étatique représentant la société comme totalité, mais entre la première et la monnaie comme capital. La première exprime le pouvoir d’achat, la seconde le pouvoir sur la société.
A noter que cette distinction est peu ou prou celle que trace Graeber. Comment ne pas songer au bitcoin (monnaie conçue pour l’échange) lorsque l’on examine la première, et les rapports que pourrait avoir, dans un avenir proche le bitcoin et les monnaies fiat des banques centrales ?
Où l’on retrouve le bitcoin, monnaie finie s’il en est, c’est lorsqu’on lit que la monnaie de crédit, en tant que monnaie capital incarne la logique de la production pour la production, c’est à dire l’introduction de l’infini dans l’univers capitaliste.
Tant décrié comme simple spéculation, le bitcoin est une monnaie de la "finitude", dont on découvre peu à peu qu'elle est notre horizon écologique.
Les écologistes n’y ont point songé et sont généralement critiques à son sujet. Il est vrai que leur réflexion est courte et ne dépasse pas le rêve de voir les monnaies locales (des euros portant faux nez et grosses moustaches) promouvoir le "manger local".
D'autre part, en lisant Lazzarato, on songe soudain à un autre paradoxe : quand la monnaie-dette, abstraite, détruit les relations sociales et déconstruit les territoires, le bitcoin apparaît par contraste infiniment plus « territorial » : il ne sort jamais de son territoire, le Net, et il le structure ! D'autre part, démuni à la fois du cours forcé et d'un usage fiscal, il ne peut compter que sur sa nature communautaire.
Bitcoin m’apparaît alors comme un défi au nouvel ordre libéral, non sans paradoxe là aussi quand on connaît les opinions incroyablement libertaires de bien des supporters de la nouvelle monnaie, qui pourraient entrer dans la description que fait l’auteur des talibans du marché comme Hayek, qui souhaite l’effacement de la monnaie souveraine pour lui substituer une multitude concurrentielle de monnaies privées.
Nous voyons se multiplier les robinsonades, États libres proclamés par des milliardaires sur des plateformes en haute mer ou par des libertaires sur des berges incertaines du Danube. Toutes évoquent le bitcoin comme une monnaie « libre ».
Or Bitcoin n’a pas vocation à s’en-terrer, et surtout pas sur si peu de terre, ou les pieds dans l’eau. Il n’a pas vocation non plus à être l’une des monnaies privées décrites par Hayek, même si celui-ci est le maître à penser de nombre de ses supporters. Qu'il tienne encore dix ans et Bitcoin va changer les esprits, bien plus que dans les rêves de boy-scouts ou les complots des geeks.
Bitcoin est richement disruptif. Ainsi, même s’il se classe évidemment, selon moi, du côté de la monnaie de paiement, c’est avec un caractère d’extrême liquidité (fluidité) que n’ont pas les billets de banque de nos vies quotidiennes. C’est la première fois que l’on voit effectivement la monnaie de paiement dotée de la mobilité de la monnaie-dette. A l’aune du bitcoin le système SEPA s’avère risible, et grotesque la volonté de tous les Sapins de la planète de traquer les transferts et paiements en cash. A travers Bitcoin, c'est tout à la fois la nature de la dette, la légitimité de sa centralisation mais aussi (et c'est ce que j'ai voulu faire ici) son lien à l'impôt et sa responsabilité dans la gouvernance post-démocratique qui sont potentiellement mis en examen.
Un très bel exemple de relation entre la machine technique et la machine sociale : Innovation is laudable but only as long as it does not unreasonably expose our financial system to tech-smart criminals eager to abuse the latest and most complex products. (M. Calvery, directeur du FinCen au sujet de Ripple Labs)
Un rien de Fantasy ne nuit pas à la réflexion financière.
Tous les adolescents adorent cela et l'avenir leur appartient.
Il y a, dans les cultissimes Annales du Disque Monde, un épisode qui aborde de loin la chose: Monnayé, dont le titre est plus explicite en langue anglaise.
Au moment d'être pendu (ou quelque chose comme ça) l'ancien escroc Moite von Lipwig, a dû accepter l'offre du seigneur Vétérini, tyran d’Ankh-Morpork, de devenir ministre des Postes. Puis il plait au tyran de lui proposer un nouveau métier. Comment refuser? D'ailleurs, qui ne voudrait diriger l’Hôtel des monnaies et la Banque voisine ?
Et même dans un monde enchanté, l'invention du papier monnaie gagé sur de la dette (la monnaie IOU) ne se fait pas sans laisser un vieux fonds de doute à certains, comme on le voit dans l'épisode que je cite parce que je le trouve amusant, avant de tenter une ouverture plus sérieuse vers Bitcoin.
* * * *
On examina les billets avec grand soin et on en discuta sérieusement.
- C’est juste une reconnaissance de dette, comme un pense-bête, en fait.
- D’accord, seulement… et si on a besoin de l’argent ?
- Mais, corrige-moi si je me trompe, est-ce qu’une reconnaissance de dette ce n’est pas de l’argent ?
- D’accord, alors qui te le doit ?
- Euh…Jean, là, parce … Non, minute,… c’est ça l’argent, d’accord ?
Moite souriait tandis que la discussion allait et venait tant bien que mal. De nouvelles théories financières poussaient là comme des champignons, dans le noir et sur des foutaises en guise de crottin.
Mais c’étaient des hommes qui comptaient le moindre sous et dormaient la nuit avec sur caisse sous le lit. Ils pesaient farine, raisins secs et vermicelle, les yeux fixés d’un air féroce sur l’index de la balance, parce que c’étaient des hommes qui vivaient de petites marges. S’il parvenait à leur faire admettre l’idée du papier-monnaie, alors il serait pour ainsi dire sauvé des eaux, peut-être pas complètement sec, mais au moins seulement Moite.
- Vous croyez donc que ces billets pourraient marcher ? demanda-t-il durant une accalmie.
Le consensus fut que, oui, ils pourraient marcher, mais qu’ils devraient avoir plus d’ allure, comme le déclara Chicos Pigouille : « Vous savez, avec davantage de lettres chic, tout ça ».
Moitte en convint et tendit un billet à chacun en souvenir. Ça le valait bien.
- Et si ça tourne en eau de youplà, dit monsieur Proust, vous avez toujours l’or, pas vrai ? enfermé en bas dans la cave ?
- Ah oui, il faut que vous ayez l’or, confirma monsieur Binard.
Un chœur de murmures approbateurs suivit, et Moite sentit son moral s’effondrer.
- Mais on avait tous admis que vous n’aviez pas besoin de l’or, il me semble, non ? dit-il. En réalité, ils n’avaient rien admis de tel, mais ça valait le coup d’essayer.
- Ah oui, mais il faut qu’il soit quelque part, répliqua monsieur Binard.
- Comme ça la banque reste honnête » asséna monsieur Pigouille du ton assuré qui est la marque de fabrique de l’être le mieux informé qui soit, le client du Café du Commerce.
- Mais je croyais que vous aviez compris, s’étonna Moite. Vous n’avez pas besoin de l’or !
- D’accord, monsieur, d’accord, fit Pigouille d’un ton apaisant. Tant qu’il est là.
- Euh… est-ce que vous sauriez par hasard pourquoi il faut qu’il soit là ?
- Comme ça la banque reste honnête, répliqua Pigouille en partant du principe qu’on arrive à la vérité par la répétition.
Et c’était le sentiment de la rue du Dixième-Œuf, que confirmèrent les hochements de tête des commerçants assemblés. Tant que l’or se trouvait quelque part, la banque restait honnête et tout allait bien.
Moite avait honte de lui devant une telle confiance. Si l’or se trouvait quelque part, les hérons ne mangeraient pas les grenouilles non plus. Mais il n’existe en réalité aucun pouvoir au monde capable d’assurer l’honnêteté d’une banque qui ne tient pas à rester honnête.
* * * *
Quel enseignement dans ce petit texte, pour notre belle jeunesse?
Cela paraît trivial, mais ce roman, écrit trente ans après les accords de la Jamaïque et pour une génération qui n'a pas la moindre idée d'un étalon or, montre que l'abandon de toute référence à un actif tangible reste un gros problème intellectuel, mâtiné de scandale moral.
À la génération des digital natives, le système des changes flottants pourrait bien n'apparaître que comme une foutaise de papier, simplet et finalement... assez permissif. Le bitcoin n'est ni plus ni moins coté en dollar que l'euro. So, wtf comme ils disent ?
Mais il ya autre chose : à ceux qui fréquentent des adolescents, il arrive parfois de.. ne pas comprendre les raisonnements des amateurs de Fantasy. C'est un indice ! Ailleurs dans le roman, c'est le tyran lui-même qui nous donne à réfléchir, dans la liaison parfaitement légitime pour lui qu'il établit entre diriger la Ville et diriger sa Banque :
« Ceux qui comprennent la banque l’ont amenée à sa situation actuelle. dit Vétérini. Et moi, je ne suis pas devenu le dirigeant d’Ankh-Morpok en comprenant la ville. Comme la banque, la ville est facile à comprendre, c’en est déprimant. Je suis resté dirigeant en amenant la ville à me comprendre, moi. »
Bitcoin est mentalement étranger à la génération des dirigeants bons élèves (ceux qui attendaient leur bonne note de l'autorité d'un maître qualifié) mais adéquat à celle du like sur Facebook et du scoring communautaire. Avec Bitcoin, cette génération qui n'est plus Y mais ฿ pourrait bien prendre le pouvoir non en comprenant le vieux monde mais en lui imposant plus qu'une monnaie : sa logique.
C'est bien la caractéristique de Bitcoin : forcer tout le monde (utilisateurs, intermédiaires financiers, autorité de régulation) à repenser la valeur, l'échange, le paiement, la richesse peut-être.
On parle un peu de bitcoin, cette monnaie sans État, dans diverses îles qui ne forment pas tout à fait des États et n'ont point de monnaie, même si l'on y brasse beaucoup d'argent.
Ce n'est pourtant pas cela qui m'amenait, durant mes vacances, sur les îles de la Manche, ces petits morceaux de France jetés à la mer et ramassés par l’Angleterre comme l'écrivit Victor Hugo, mais la visite d'un petit morceau redevenu français : sa maison, propre à exalter le romantisme de ma fille. C'est à vrai dire un lieu magique mais un peu oppressant, dans lequel le génie a tourné en rond près de quinze ans, écrivant, peignant, décorant, sculptant, imaginant des mondes occultes, parlant aux Esprits, au Futur et à Dieu.
Au rez-de-chaussée, dans le salon dit « des tapisseries», Hugo a composé à partir de divers éléments une monumentale cheminée de chêne qui occupe presque tout le mur et monte jusqu'au plafond. Surchargée de sculptures, vraie « cathédrale de chêne », elle constitue l’oeuvre maîtresse du poète architecte.
C'est en regardant de près que j'ai eu la révélation.
De part et d'autre, deux petites statues : saint Jean, les mains tournées vers le ciel et saint Paul, le regard tourné non vers la terre mais vers un livre.
J'ai immédiatement repensé à mon précédent billet sur Platon et Aristote, où une semblable rhétorique gestuelle m'avait conduit de Raphaël à Vinci, revisité par les concepts de Bitcoin !
Hugo a surchargé sa demeure d'inscriptions, pour la plupart latines, et parfois énigmatiques. Ici pourtant rien de mystérieux en apparence, et je n'ai guère besoin de traduire ce que le poète a gravé sous les deux sculptures.
Le sens en paraît presque trop simple. Pourtant la traduction m'est venue à l'esprit en anglais.
On the blockchain and to the Cloud ? Sur la blockchain et jusqu'aux extrémités du cyber-espace? Il y a de toutes façons l'idée d'une chose écrite qui est plus grande, plus immatérielle, plus libre qu'un simple écrit...
Fantasme personnel ? Sans nul doute... Et pourtant voici ce que je découvre quelques instants plus tard, et qui fait comme un écho à mon interprétation précédente :
Ici rien ; ailleurs quelque chose pour transcrire au plus près la langue latine toujours plus concise que la française.
Nous sommes dans une autre pièce du rez-de-chaussée, dans la salle à manger. La devise est gravée sur le baldaquin d'un monumental trône que Victor Hugo avait fait fabriquer à Guernesey dans le style gothique des chaires du XVème siècle. Le guide comme toute la littérature trouvée ensuite sur Internet, assure que cette devise proclame la foi en l'immortalité de l'âme des chers disparus. C'est bien possible, et l'autre devise gravée sur le même trône, absentes adsunt (les absents sont présents) va bien dans ce sens. On songe naturellement à Léopoldine, sa fille noyée. Sauf que ...c'est un peu court.
Hugo savait son latin. Nihil et aliquid sont des mots du genre neutre. Il est bien question de choses, non de personnes...
Quant au fauteuil, il est placé sous l'inscription Cella Patrum Defunctorum (le sanctuaire des ancêtres morts) ce qui fait donc référence aux pères absents/présents, non aux enfants morts. Nul hôte ne devait s'y asseoir. C'est pourquoi, dit le guide, Hugo a placé entre les accoudoirs... une chaine.
Cette chaîne est-elle là seulement pour signifier cela? Hugo a écrit dans Booz endormi un vers qui fait signe vers un autre sens du mot, peut-être pertinent ici : Une race y montait comme une longue chaîne.
Il y a donc une chaîne horizontale (qui entrave le fauteuil, comme les jambes de Valjean au bagne) et une chaîne verticale qui relie à autre part, ailleurs, alias.
On ne manque jamais de clamer qu'Hugo a inventé les Etats-Unis d'Europe et la monnaie unique. Cela fait un soutien de taille quand le projet européen en manque chaque jour davantage..
Vais-je créditer l'exilé de Guernesey de l'invention de Bitcoin ? Cela aurait peu de sens. Mais on peut se demander ce qu'il en aurait pensé, puisqu'il est déjà invoqué en matière monétaire.
Cet homme qui faisait parler les morts parlait aussi aux vivants, et aimait la liberté. Aux chaînes qui entravent il voulait substituer celles qui unissent. Voyons donc ce qu'il écrivit sur la monnaie :
Une monnaie continentale, à double base métallique et fiduciaire, ayant pour point d’appui le capital Europe tout entier et pour moteur l’activité libre de deux cents millions d’hommes, cette monnaie, une, remplacerait et résorberait toutes les absurdes variétés monétaires d’aujourd’hui, effigies de princes, figures des misères, variétés qui sont autant de causes d’appauvrissement ; car dans le va-et-vient monétaire, multiplier la variété, c’est multiplier le frottement ; multiplier le frottement, c’est diminuer la circulation. En monnaie, comme en toute chose, circulation, c’est unité.
Derrière cette prophétie, qui date de 1855, le souffle politique d'un homme qui ne s'arrêtait certainement pas au cadre de l'Europe et pensait en terme d'Humanité toute entière, mais aussi les tracas d'un exilé qui constate que livres et shillings ne valaient pas le même prix sur les deux minuscules îles de son exil.
Qu'aurait-il pensé du bitcoin? N'aurait-il pas apprécié sa double base, fiduciaire certainement, mais aussi réelle, métaphoriquement métallique du fait de son extraction par le mining ?
N'aurait-il pas apprécié l'absence de frottements dans les paiements en bitcoin ? On peut faire le pari que le métal orange et idéal du bitcoin l'aurait séduit...
En tout cas la belle devise Hic Nihil Alias Aliquid pourra toujours être gravée sur les wallets quand on leur donnera une forme élégante !
Il y a quelque temps que je tournais dans mon esprit autour de concepts d'origine théologique. Comme souvent, une image fortuite a catalysé mon intention et je prends le risque, en formant le vœu de ne pas choquer les uns ni rebuter les autres.
Il y a quelque intérêt à écouter les personnes les plus simples car elles posent les vraies questions : c'est quoi en fait le bitcoin ? il est conservé où ? demande la maman à son fils geek. Celui-ci peut répondre qu'il est écrit dans un livre, et ajouter que l'argent du Livret A aussi est une écriture dans un livre. Où il est ce livre? Celui du Livret A, il est tenu par la Caisse d'Epargne, dont tout l'argent est écrit dans un livre à la Banque Centrale, qui ne conserve plus d'or depuis longtemps.
Le livre des bitcoins, qui est un peu partout dans la nature, devrait apparaître plus sûr. Seulement le livre de la Caisse d'Épargne comptabilise des unités qui peuvent exister réellement, et qu'on appelle des espèces. Les économistes négligent presque les espèces, les banquiers les considèrent comme un fardeau, imposé par les résistances des simples, leur matérialisme. Mais la représentation des espèces, l'argot du fric et le bruit des picaillons sont bien utiles ; voyez les romans, les films, les publicités...
Le bitcoin, lui, n'existe pas sous la forme matérielle d'un bout de quelque chose. On persiste à le représenter comme une pièce d'or, un peu parce que même les geeks restent matérialistes, et aussi peut-être parce qu'ils donnent à leur nouveau dieu le visage de l'ancienne idole, ce qui s'est déjà vu. Et enfin parce que l'on n'a rien trouvé d'autre. Hors de là, comment représenter un bitcoin?
Bitcoin n'ex-iste pas, au sens du latin ex(s)istere « sortir de, se manifester, se montrer ». Même les innombrables wallets, cartes ou clés commercialisés pour lui donner support matériel ne contiennent en rien Bitcoin, ni le moindre bitcoin.
Cela faisait donc quelque temps que je me disais qu'au fond, il y avait déjà eu une circonstance où les esprits des hommes (non mathématiciens), limités par leurs sens, s'étaient affrontés à ce type de difficulté : c'était face au mystère de la Présence sacramentelle dans les espèces consacrées. Pour les chrétiens, l'hostie consacrée possède une caractéristique non tangible qui la distingue radicalement de l'hostie non consacrée : il y a en elle, pour ceux qui communient, la présence d'un insaisissable. Sa nature en est changée entièrement, mais cela est impossible à montrer, et difficile à exprimer par ceux-là même qui adhèrent à cet article de foi.
Quand les premiers Pères de l'Eglise se partagèrent sur la vaste question de la réalité de la présence physique, dans le pain et le vin consacrés à la messe, du corps et du sang du Christ, ils furent bien forcés de convoquer à ce débat quelques grosses pointures philosophiques.
Le prestige immense d'un saint Augustin (influencé lui-même par les néo-platoniciens) fit reprendre par les uns son idée selon laquelle une présence intellectuelle s'ajoute à la réalité du pain et du vin, mais sans s'y substituer. Mais ce pain, en même temps, Augustin reprend l'idée de saint Paul (1Co 12,27), c'est l'église (du grec ἐκκλησία , assemblée) elle-même. Donc, explique Augustin, si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur (Sermon 272).
Mais le dogme réaliste fut forgé par des théologiens bien davantage inspirés d'Aristote et dont le 13ème siècle vit le triomphe. La pratique d’élever l’hostie et le calice pour les montrer aux fidèles durant l'Offertoire se généralisa. Les simples ne voyaient certes que du pain, mais le prêtre leur assurait qu'il s'agissait en vérité et uniquement du Corps du Christ.
C'est aussi que l'aristotélisme médiéval permettait de concilier perception (les accidents en vocabulaire aristotélicien) et la réalité de la substance. Avec l'humanisme de la Renaissance, revint l'idéalisme platonisant. Quelques années à peine avant le premier coup de tonnerre de la Réforme protestante, Raphaël peignit de 1508 à 1512 l'École d'Athènes pour la chambre du pape Jules II. On y reconnait Platon, le doigt pointé vers le Ciel des Idées, et Aristote qui étend la main vers la terre. Je vais revenir sur le sens des jeux de mains.
Raphaël a donné à Platon le visage de Léonard de Vinci. Or une décennie plus tôt, celui-ci avait peint, pour un couvent de dominicains de Milan, l'Ultima Cena, le dernier repas du Christ. Pour les historiens de l'art c'est l'un des plus grands chefs d'oeuvre de tous les temps. Il n'est pas interdit d'y voir aussi le premier signe des débats dogmatiques qui vont couper durablement l'Europe et la Chrétienté en morceaux. Et l'on y retrouve aussi maint jeux de mains...
C'est en découvrant la toile d'un artiste français, Youl, qui s'est inspiré de cette fresque pour illustrer le protocole Bitcoin que j'ai entrepris de rédiger ce billet.
L’historien d’art Léo Steinberg présente l'Ultima Cena comme l’image narrative la plus copiée, adaptée, détournée et satirisée qui ait jamais existé. Elle a inspiré les plus grands artistes, de Philippe de Champaigne à Salvador Dali. Elle a aussi été prostituée par quelques publicitaires vulgaires. Enfin sa profondeur mystérieuse, peut-ête ésotérique, a suscité des centaines de thèses (universitaires ou romanesques) et presqu'autant de détournements, parfois féconds.
Tel m'a semblé être le cas de la toile de Youl, récemment vendue sur Internet.
Comme celle de Vinci, cette oeuvre avait été commandée, en l'occurrence par l'anonyme fondateur du Project Bitcoin à Santa Monica, qui l'a revendue à un trader de Ripple en Andorre. Ceci a suscité un peu de buzz sur l'exploit d'avoir pu contourner les règles de ebay en y faisant un deal en bitcoin, et aussi sur le fait que cette toile serait la plus chère des oeuvres d'art inspirées par Bitcoin.
L'œuvre de Youl mérite mieux que cela. Avant de savoir si l'artiste (avec qui je suis entré en contact ensuite) avait suivi, de Bitcoin au Saint-Sacrement, le même chemin mental que moi, j'ai voulu poser quelques jalons à partir de la fresque de Vinci, à laquelle je n'avais pas songé, en m'attachant d'abord aux jeux des mains.
Dans la fresque de Vinci, on doit bien saisir la posture de Jésus. Du plat de sa main droite Jésus s'adresse au traitre Judas. La parole en vérité, je vous le dis, l’un de vous me livrera permet ainsi au peintre de mettre en œuvre, sur 12 visages, sa théorie des mouvements de l'âme. Mais de sa main gauche tournée vers le Ciel, Jésus institue dans le même instant (et c'est une des clés de l'oeuvre) le sacrement de ce qui sera la communion, alors même que le pain et le vin ne sont pas placés devant lui.
Quand Judas touche de la main droite la bourse qui contient la modeste cagnotte de la communauté qu'il va trahir toute entière, les mains de Jésus ne touchent point, elles désignent. À droite de la toile, pratiquement toutes les mains sont tendues vers lui (sauf celle de l'incrédule Thomas, dans la posture exacte de l'idiot qui regarde le doigt). Ainsi, parmi bien d'autres schémas, l'oeuvre de Vinci distingue ce que l'on touche, ce que l'on montre, et ce que l'on évoque.
Mais avant même d'aborder son détournement notons ceci : tandis que le Maître institue par sa seule parole un processus d'actualisation perpétuelle et communautaire d'une opération présentée comme un rachat, il annonce également à la communauté concernée par ce rachat qu'elle sera menacée par l'incompréhension des uns, la passivité des autres, la trahison enfin de qui reste attaché aux prestiges du passé, la monnaie du vieux monde en l'occurrence. Pas de pain devant Jésus, mais des pains un peu partout sur la table de l'Assemblée : malgré ses faiblesses humaines, cette assemblée est, selon le mot de saint Paul repris par Augustin, le vrai Corps.
Sa première esquisse montre que Youl a progressivement extrait du sens tant de l'oeuvre de Vinci que de sa propre compréhension de Bitcoin. À ce stade, il y a deux intuitions chez Youl : Jésus et le QR Code. Le personnage central conserve le visage de Jésus. C'est probablement inadéquat car sa représentation est trop puissante pour signifier quoi que ce soit d'autre. En même temps, il tient en main un bitcoin de métal, symbole maladroit et redondant puisque le Code QR placé devant lui suffit. Il faut aussi noter que Judas n'est pas formellement identifiable, sauf peut-être par le caricatural haut-de-forme du grand capital.
La réflexion s'affine sur une mise en couleur digitale, dont la palette est restreinte. L'étrange personnage central est Bitcoin anthropomorphisé, le symbole doré devient un simple bijou. Judas n'a toujours pas la main sur la bourse. Un Mac apparaît, placé de l'autre côté de Jésus.
Puis une seconde esquisse est réalisée, où Juddas est en position non plus de capitaliste mais de tricheur aux mains baladeuses. Le Code QR est mieux visible au mur mais il a disparu du centre de la toile, remplacé par une assiette, vide, comme toutes les autres depuis la première esquisse.
Enfin sur l'oeuvre finale, le Code QR est présent deux fois (clé privée, clé publique?), sur le mur et au centre de la table. Relisons maintenant l'extrait du sermon d'Augustin: si c'est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c'est le symbole de ce que vous êtes qui se trouve sur la table du Seigneur
Judas touche la cagnotte et tend la main vers le Mac, placé de son côté. Sa figure s'éloigne de la caricature. Sa trahison est comprise par la grand-mère placée à sa gauche : elle vient de découvrir que le portefeuille est vide.Ici, c'est évidemment Mark Karpeles (Mt.Gox) qui figure Judas, celui par qui le scandale arrive.
Chaque personnage évoque un aspect réel ou mythologique de la communauté. Ainsi à coté de Judas, avec des cheveux gris, Dorian Nakamoto le retraité harcelé par la presse comme étant l'inventeur du bitcoin. Il a juré ne pas l'être; il figure ici à la place de Pierre... L'apiculteur fait référence aux Bee Brothers, qui ont fait fortune en vendant leurs pots de miel en bitcoin au tout début. Le personnage masqué est un Anonymous, un pirate informatique défendant la libre circulation des données, il porte un T-shirt au logo des The Pirate Bay, ces autres pirates informatiques qui font aussi partie à leur façon de la communauté bitcoin. Quelques autres figures aussi, que le lecteur essaiera d'identifier...
Il est difficile de trancher la question: comment est figuré ici Bitcoin? Est-ce le personnage central, inhumain et sans visage ? Est-ce le symbole métallique devenu simple médaille ? Est-ce le Code QR ? Est-ce la communauté, traître compris ?
Sans doute est-il temps ici de se demander ce que Youl a voulu faire. C'est un ami qui a fait découvrir à l'artiste le bitcoin, puis "Bitcoincito", le fondateur du Bitcoin Project. Voici comment Youl m'a raconté leur rencontre : Nous avons longuement bavardé et trouvé de nombreuses idées avant de se décider sur le "Last Supper" de Léonard. Étonnamment la plupart de nos idées tournaient autour du Christ et de peintures anciennes, alors qu'aucun de nous deux n'est croyant. Le "Last supper" nous permettait de faire figurer une représentation du bitcoin mais surtour de sa communauté à travers les 12 apôtres et leurs personnalités et rôles variés. C'est ce qui nous a paru intéressant.
De son côté, Bitcoincito présente ainsi leur démarche commune : Avec Youl ce fut magique. Ce type a tellement de cœur, et comme moi, il voulait vraiment aller au coeur de l'histoire du bitcoin. Quand nous avons commencé à jeter des idées sur la table, j'ai été frappé de ce que tous deux nous étions tombés sur la même idée de base: représenter le bitcoin comme Jésus. Nous considérions ici Jésus comme une figure messianique qui a fondamentalement changé le monde, et qui pour cela fut à la fois loué et méprisé. Il nous semblait que le bitcoin assumait un rôle similaire, changer le monde avec peine, en étant loué par les uns et méprisé par les autres.
Youl et Bitcoincito ne sont pas croyants, certes, mais ils sont de culture chrétienne, dans une version contemporaine marquée à la fois par un accent mis plus fortement sur l'intensité de la dimension communautaire (la galerie de portraits) que sur la solennité de la liturgie et la perfection du rite de la communion (les assiettes vides). Dans la Cène de Vinci, c'est la dimension horizontale (traversée par la trahison, le reniement etc) qui a attiré leur attention davantage que les débats sur la présence réelle qui n'appartient pas à leur culture. Est-ce à dire qu'elle est absente de la toile de Youl ? Ou qu'elle est sans intérêt pour conceptualiser Bitcoin?
Que mon lecteur (courageux) me permette encore un retour en arrière. Commencée sur le problème trivial du trafic des indulgences par le pape, la Réforme va changer la face de l'Europe, instituer de nouvelles églises, et provoquer avec le Concile de Trente (1545-1563) l'indispensable redéfinition de ses propres dogmes par l'Eglise de Rome. En ce qui concerne l'eucharistie, les positions sont tranchées, inconciliables, et pourtant toutes deux bien ancrées dans l'Ecriture qui fait autorité. On va voir que ce n'est pas sans intérêt pour qui cherche à représenter ou à se représenter Bitcoin.
À Rome on s'en tient à la réalité de la présence. Jésus a dit ce que l'on répète en latin à chaque messe, Hoc est enim corpus meus, ceci est mon corps. Et l'hostie devient réellement le corps du Christ ex opere operato c'est à dire du fait que le travail est fait. Si un prêtre dûment ordonné par un évêque héritier d'une succession ininterrompue depuis les Apôtres, prononce les paroles exactes en suivant le rite canonique, alors, et à compter de ce moment, la transsubstantiation est réalisée et elle est irréversible. L'hostie peut être conservée, adorée comme telle, distribuée comme sacrement plus tard.
Pour Calvin, à Genève, la présence est bien réelle. Mais c'est celle de Jésus dans son Église (assemblée) à qui il a fait cette promesse : Quand deux ou trois sont réunis en mon nom, je suis là, au milieu d'eux (Mt 18,20) et à qui il a ordonné "vous ferez ceci en mémoire de moi". Le Corps du Christ n'est présent dans le pain que d'une manière pneumatique (du grec πνεῦμα le souffle, l'esprit) et seulement au cours de l'assemblée.
Voici, de part et d'autre, des concepts que l'on retrouve avec Bitcoin : la tradition de chaque opération se rattachant à toutes les opérations antérieures depuis l'origine, l'irréversibilité de la chose faite ex opere operato et donc indépendamment des circonstances, mais aussi la validation par la présence d'une communauté de gens qui acceptent cette opération comme l'instrument d'un rachat.
Dans la toile de Youl, Bitcoin est réellement présent par la magie du Code QR, qui n'emmènera pas le promeneur vers un quelconque site marchand comme sur une publicité affichée dans le métro, mais vers le site d'un don en bitcoin à la fondation. Ce qui lui permet d'entrer immédiatement dans la toile, c'est à dire... dans la communauté.
Nous terminerons sur deux questions concernant ce qui figure ou ne figure pas sur la table de la Cène.
La première question a trait à la disparition de la pomme. Sur le Mac, la pomme croquée par Blanche Neige et Allan Turing est remplacée par une poire. Youl m'a avoué avoir fait la substitution en s'inspirant d'un gag (la pomme c'est Apple, la poire c'est vous) fameux chez les partisans de l'open source. Mais, puisque l'influence augustinienne a déjà été mentionnée ici, on ne m'empêchera pas de songer au péché commis par le jeune chenapan, quand il n'était pas encore un vieux saint : le vol des poires (rapporté dans ses Confessions, livre II, ch. 4).
Écoutons-le: ce n’est pas de l’objet convoité par mon larcin, mais du larcin même et du péché que je voulais jouir. Dans le voisinage de nos vignes était un poirier chargé de fruits qui n’avaient aucun attrait de saveur ou de beauté. Notre troupe de jeunes vauriens s'en alla secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant prolongé nos jeux jusqu’à cette heure, selon notre détestable habitude, et nous en rapportâmes de grandes charges, non pour nous en régaler, si même nous y goûtâmes, mais pour les jeter aux pourceaux : simple plaisir de faire ce qui était défendu. On ne peut s'empêcher de songer que le jeune lettré d'Afrique du Nord, l'un des plus brillants esprits de son siècle, aurait fait dans le nôtre un excellent hacker.
La seconde question a trait à... la disparition chez Youl de tous les fruits comestibles, qui font l'objet pour la Cène de Vinci d'identifications diverses et d'exégèses infinies: pommes-grenades, figues, poires et enfin oranges, sur lesquelles je souhaite m'attarder.
L'oranger porte ses fruits en automne, reste vert toute l'année et fleurit à Pâques. Il a donc toute sa place sur la table de la Cène. Mais il donne aussi son nom à la couleur qui procède de l’union entre l’or céleste et le rouge sang de la vie. Pour cela, il symbolise parfois la révélation de l’amour divin à l’âme humaine. Il est aussi dans plusieurs civilisations le symbole de l’indissolubilité du mariage. Autant dire que la notion d'irréversibilité de la transaction pourrait se glisser dans ce symbole, qui offrirait aussi une métaphore de fonction asymétrique, à l'image de ce qui se passe au plus secret des algorithmes de la cryptologie, où le message codé par l'un peut être lu par l'autre mais sans livrer son secret.
Alors? Maladresse de Youl, qui évacue de la table un symbole aussi approprié à Bitcoin ? Peut-être... sauf à découvrir que tout l'orange qui a déserté la table a fui chez Youl vers le plafond et l'embrasure des fenêtres, c'est à dire vers le ciel, mais aussi vers le personnage de Bitcoincito, le commanditaire de la toile,situé à la place de Jean... le disciple que Jésus aimait. Ce qui donne une vision derechef platonisante de Bitcoin, venant expliciter son logo orange où le symbole est (presque...) orienté vers le ciel... Revoyez le Platon de Raphaël : il est vêtu d'orange...
Finalement il ne sera probablement jamais possible de représenter Bitcoin. Mais les éléments glanés ici offrent du moins certaines pistes pour se le représenter. Gardons le métal si l'on veut puisqu'il est métaphoriquement miné. Cependant il ne sort pas de la terre ocre, mais de la puissance de calcul d'une communauté consciente d'elle-même, et de sa volonté de s'affirmer. C'est un métal dont la couleur orange mêle l'éclat de l'or au rouge de la vie.
Il y a, après tout, des métaux de toutes sortes : le sodium est mou, le mercure est liquide, l'uranium est radioactif et d'autres métaux plus lourds que lui n'existent même pas à l'état naturel ce qui explique entre autre leur prix incroyablement élevé. Représentons-nous le précieux métal orange, notre bitcoin, comme un métal mental, dont le pôle magnétique est dans le ciel de Platon, que l'on ne touche pas de la main, mais qui est réellement présent dans la pensée, non d'une personne isolée mais d'une communauté dont il mesure et exprime la richesse.
Je poursuis ce que j'ai écrit sur l'aventure de la Préface à l'Acéphale par quelques réflexions sur le sens que les bitcoineurs pourraient attribuer à cette pratique parfois mondaine, au-delà de ce que Frédéric Lordon dénonçait non sans raison comme une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle.
Et d'abord, pour ceux qui n'ont point fait de latin, dissipons un possible malentendu. La pré-face n'est point ce que l'on mettrait devant sa face, du bas latin facia (« portrait »).
Trouver un préfacier n'est donc pas une pratique qui consisterait à cacher son vrai visage derrière un masque (celui dessiné par David Lloyd et dont tout le monde se sert sans licence) – ce qui serait délicieusement bitcoinesque – ni même à cacher l'anonymat relatif de qui n'est pas encore auteur derrière un visage plus célèbre – ce qui pourrait bien relever de cette vanité sociale qu'un intellectuel exigeant comme Lordon dénonce à bon droit.
Le mot préface vient du latin praefatio et désigne l'action de parler d'abord ou en premier, et ce qui se dit ainsi. Le mot dérive du verbe praefor dans lequel on retrouve la racine qui donne aussi bien la fonction phatique du langage que le forum où s'énonce la parole.
Plus de masque donc ? Pas si sûr.
Parce, que, dans le théâtre antique, le masque était tout sauf un accessoire neutre ou stéréotypé. Il en existait une très grande variété, selon le rôle, les circonstances, ce que l'on voulait faire du personnage ou en laisser paraître. Pourrait-on dire que l'acteur choisissait son masque comme l'auteur choisit aujourd'hui son préfacier ? Peut-être. D'ailleurs certains masques (souvent pour rire, il est vrai) reproduisaient les traits de personnalités bien connues.
Un autre fait est plus douteux : ces masques – dont Aristote qu'il faut à tout prix citer pour paraître sérieux avouait ignorer l'origine – auraient selon certains auteurs anciens modifié la voix, la rendant plus grave, voire auraient servi de porte-voix. Aucune expérience moderne n'a pu confirmer cette idée, qui repose peut-être sur une (autre) fausse étymologie, qui ferait dériver le nom latin du masque (personna) de personare qui signifiait retentir . La voix du préfacier, donc, et pas seulement son nom (inscrit sur la couverture) porterait le message du livre, le rendant plus grave, plus puissant.
Pour un bitcoineur, va-t-on dire, tout ceci est absurde. Satoshi n'a pas eu besoin de préfacier et il m'est arrivé de songer que, quitte à sacrifier à des usages de lettrés (celui de la préface a ses historiens et ses anthologies : écoutez cette savoureuse chronique) sans doute conviendrait-il plutôt que nous fassions débuter nos livres par une Dédicace à l'égard du grand anonyme.
Il n'y aurait aucune flagornerie à cela et pour ma part, modeste historien du Bitcoin, je me verrais bien comme l'illustre Froissart faisant hommage de ses Chroniques au roi d'Angleterre (oui, parce que né à Valenciennes, l'homme était du Hainaut, comme Philippine, la bonne reine qui fit gracier les bourgeois de Calais ; mais ceci est une autre histoire, juste un clin d'oeil à mon ami belge André) et donc genou à terre devant Satoshi (qui pour le coup pourrait rester masqué). Mais mon ami suisse Lionel va encore dire que je suis monarchiste au moins de coeur.
Revenons à Bitcoin : il y a tout de même un mot à considérer, celui de validation. Si CNRS Éditions nous avait demandé une préface, c'est à dire un préfacier, ce ne pouvait être que pour cela. Non pas l'obligation d'obtenir le Nihil obstat de quelque censeur (car les économistes sont de modernes ecclésiastiques) chargé de vérifier la conformité de notre ouvrage au dogme, mais de trouver un penseur quelqu'il soit mais qui accepte de risquer sa propre réputation en nous donnant une sorte d'Imprimatur. Cette validation-là pouvait être donnée par l'évêque mais aussi par un universitaire ; elle n'indiquait pas que le signataire fût en accord avec le contenu, ni que celui-ci fût exact ou même impartial.
Alors, dira-t-on, et pour rester conséquent : chez nous la validation est distribuée. En regard, ce que je décris est plutôt du genre PoA. Certes !
Il y a une grande question, qui a fait l'objet le 18 octobre dernier, d'un live sur Radio Chad. Le titre de l'émission était la décentralisation nous rend-elle plus intelligents ? Je cite les mots de l'animateur, Anthony : Nous les crypto bros, évoluons dans un environnement qui nous demande d'agir de manière responsable. Et pourtant, nous n'avons pas l'air beaucoup plus aguerris que les normies lorsqu'il s'agit de produire ou traiter de l'information. Quels avantages nous procurent notre sensibilisation aux réseaux décentralisés ? Quels inconvénients ? Sommes-nous suffisamment équipés face à la désinformation ?. J'y renvoie (c'est ici, notamment à partir de la 11ème minute).
Ma réponse était qu'en matière de circulation de la chose intellectuelle, l'optimum était sans doute ni la décentralisation (le désordre de X) ni la centralisation (la langue de bois de toutes les Pravda) mais la distribution. La circulation de l'information, de la réflexion, de l'opinion, comme l'échange de la parole doivent se faire avec un mix d'accès de tous, de visas par un certain nombre de validateurs (pas forcément des institutions : cela peut être sur une base réputationnelle) mais aussi de normes : de nous-mêmes nous devons accepter que toute parole n'est pas, du seul fait qu'elle a été énoncée, forcément vraie, respectable, exacte, informée, performative. Chacun de nous doit réfléchir à ce qui norme un discours.
Malgré ou à cause d'Internet, le forum de l'information décentralisée en temps réel et 7/7 (où les acteurs centralisés ou officiels sont massivement présents, on ne le dira jamais assez) ce sont concrètement : de fausses nouvelles (produites pour une très bonne part par les gouvernements) et de fausses images, de fausses agences et de faux think tank, de fausses écoles et de fausses académies, de faux experts et de vrais voleurs (clin d'oeil à mon ami Émilien).
Dans ces conditions, qu'une entreprise qui publie un auteur (surtout inconnu) demande la caution d'un universitaire ne me parait pas aussi hétérogène à la logique de la chose intellectuelle que le pensait Lordon. Qu'un docteur en philosophie, professeur d'Université, comme Jean-Joseph Goux mette son nom sur la couverture de l'Acéphale, qu'un savant reconnu par Satoshi lui-même comme Jean-Jacques Quisquater mette le sien sur un livre suivant m'a semblé honorable pour moi et intéressant pour mon lecteur.
Inversement, mettre mon propre nom comme préfacier sur un livre, qu'il ait été écrit par un ami comme Alexis Roussel ou par quelqu'un que je n'avais pas encore rencontré in the real life comme son co-auteur Grégoire Barbey ou plus récemment par Ludovic Lars, représente à mes yeux un redoutable honneur.
Inutile de dire que, quoique conscient du grand respect que ces personnes suscitaient dans la communauté, j'ai lu leurs manuscrits ligne par ligne et le sourcil froncé : exactement ce que ne semblent pas faire tous les people signataires de tribunes et de contre-tribunes, ou des intellectuels diva comme Nassim Taleb retirant sa préface à Saifedean Ammous après avoir changé d'avis comme le vent change de sens. La signature du préfacier n'est pas le poinçon légal attestant que vous avez entre les mains du métal fin : c'est plutôt à mes yeux un poinçon de maître. Il en est de meilleurs que d'autres, comme pour les auteurs.
Un dernier mot, tout personnel, sur ma façon de concevoir une préface quand j'ai achevé la lecture du manuscrit.
Je dirais qu'elle est harmonique. Si le livre ne m'évoquait rien, mieux vaudrait le dire gentiment à l'auteur. S'il fait résonner quelque chose en moi, n'est-ce pas dans cette résonance qu'il faut que j'aille chercher de quoi apporter les quelques lignes qu'il attend de moi ? En me les demandant à moi, Alexis ou Ludovic savaient qui j'étais : un homme qui vit un pied dans le passé et un autre dans le présent, les yeux dans tous les sens. J'ai donc évoqué Rousseau et Spinoza, Neufchâtel et Amsterdam après avoir lu Notre si précieuse intégrité numérique, d'Alembert et l'esprit élégant du Paris des Lumières après avoir lu L'élégance de Bitcoin.
C'est aussi une manière de garder à l'esprit l'antique métaphore attribuée à Bernard de Chartres, utilisée par Guillaume de Conche puis par des savants précurseurs comme Isaac Newton et Blaise Pascal, puis par la NASA pour donner son nom à la mission Apollo 17, la dernière à emmener des hommes sur la lune au 20ème siècle et enfin par Google Scholar au nôtre.
Lors d'un récent live consacré à mon ami et co-auteur Adli Takkal Bataille, ont ressurgi, sur la chaîne du Faune, quelques questions classiques (comment nous nous sommes rencontrés, pourquoi nous obstinons-nous à nous voussoyer, comment avons-nous trouvé, si tôt, un éditeur prêt à mettre un gros ₿ sur une couverture ?) et une plus rare : pourquoi avons-nous fait précéder le texte de l'Acéphale d'une préface ?
Dans le cours même de l'émission, j'ai pu retrouver et lire en direct une correspondance échangée avec Frédéric Lordon, où celui-ci s'excusait fort courtoisement de n'avoir pas le temps d'écrire la chose, mais en soulignait aussi l'inutilité à ses yeux.
C'est là une pratique sociale tout à fait hétérogène à la logique de la chose intellectuelle, laquelle, totalement autosuffisante, n'a besoin d'aucun rehaussement préfacier
Il se trouve que je partageais pour une bonne part son argumentation. Mais je dois avouer que (non binaire à ma façon) je comprenais aussi la requête de notre éditeur.
Il m'a semblé que, quelques années plus tard, et comme en avant-propos à la nouvelle année, je pourrais tenter de retracer l'historique de mes échanges avec les uns et les autres jusqu'à notre rencontre avec Jean-Joseph Goux, qui accepta avec simplicité et gentillesse de nous préfacer. Je reviendrai dans un prochain billet sur le sens que, finalement, j'accorde à cette pratique sociale à laquelle j'ai moi-même sacrifié dans les deux sens.
La prestigieuse maison CNRS Éditions à qui nous avions proposé le projet en décembre 2015 avait été formelle : oui à Bitcoin sur la couverture (alors même que les éditeurs cette année-là n'entendaient publier que sur la blockchain) et même oui à la monnaie acéphale (excellent suggestion d'Adli). Mais à la condition que nous nous trouvions un préfacier.
Dès lors, il s'agissait moins pour moi de discuter ou d'analyser la pertinence de la requête que de m'exécuter. L'accord s'était vite fait avec Adli sur le fait qu'il revenait au grey hair de mener les démarches ; de même nous étions convenus qu'il était impossible de solliciter un banquier ou un économiste et qu'il aurait été peu pertinent de demander cela à un ami historien. Restaient les philosophes, qui semblent conçus pour préfacer élégamment les ouvrages en quête de respectabilité.
Deux événements avaient nourri mon carnet d'adresses de gens que je pouvais démarcher : la Nuit Sciences et Lettres à l'École normale supérieure (le 3 juin 2016: voir ici pour le récit et l'enregistrement héroïque de cette conférence fort bien accueillie pour le reste) et la conférence Bitcoin Pluribus Impar tenue dans le même lieu presque un an plus tard.
Autant le premier événement, organisé par l'École, avait été assez simple à concevoir pour moi, dans le délai imparti de deux mois environ, autant le second, dont le Cercle du Coin devait être maître d'œuvre, s'avéra complexe et me tint sur le pont plus d'un an.
Mais compte-tenu de l'ambition qui était la nôtre, celle de proposer des regards croisés, j'avais pu contacter et échanger avec des nombreuses pointures, philosophes compris.
Dès avril 2016 je tentais ma chance auprès de Michel Serres, à qui j'adressais une belle lettre dactylographiée. Il y répondit quelques jours plus tard par ces mots touchants Cher camarade, merci beaucoup de votre lettre et bravo pour votre projet. Merci aussi de votre demande. Malheureusement, mon grand âge et mon état de santé m’interdisent d’ajouter une obligation à un emploi du temps déjà impossible à tenir. Je suis au bout du rouleau !! Amitiés Michel Serres .
Les semaines puis les mois suivants, nous donnèrent, à Adli et moi, plusieurs occasions d'entendre à la radio ou de voir sur les écrans notre grand malade, qui se portait assez bien. C'était devenu un running gag entre nous que de nous signaler ses épiphanies. Et à ce jeu Adli décrocha au bout d'un an le pompon en découvrant en premier l'Express 3431 du 5 avril 2017. Entre temps une âme charitable m'avait indiqué le type de fortifiant dont le maître aurait eu besoin pour satisfaire à ma supplique (et même la posologie). Nous ne pouvions pas suivre. Je le croisai finalement à Blois, six mois plus tard. Il semblait un peu fatigué à l'arrivée, mais capable de tenir une heure de conférence que je séchai pour faire le tour des libraires présents avant de participer à la table ronde réunie sur un sujet bien mal libellé : du bitcoin à la blockchain : peut-on avoir confiance dans une monnaie virtuelle ?.
Avant même l'émouvant défaussement du père de Petite Poucette, j'avais contacté Frédéric Lordon, avec un argumentaire ajusté. J'avais en effet assisté en septembre 2015 à la présentation de son Imperium à la Librairie de Paris où sa présence avait rassemblé une véritable foule et cela m'avait donné quelques accroches.
Il me répondit négativement mais avec beaucoup de gentillesse et d'élégance. C'est cette réponse que j'ai rapidement lue durant le live déjà mentionné. Je l'attache ici in extenso :
Comme je l'ai dit, je partageais sa réserve. Sur le fonds, ce qui est bien plus intéressant, sa franchise me plut. Nous échangeâmes un peu, sans invectives et je conclus cela en m'abritant derrière Karl Marx, qui s’enthousiasmait pour le développement des chemins de fer sans que cela vaille approbation de l’enrichissement des Rothschild.
L'échange avec Paul Jorion, en août 2016, fut bien moins plaisant. Ce n'était pas un philosophe, mais cet anthropologue, expert financier, essayiste, avait annoncé dès 2005 la crise financière mondiale à venir, ce qui lui avait assuré une certaine notoriété en 2008. Et puis nous avions des connaissances communes, je suivais son blog, je savais ses doutes sur Bitcoin mais je pensais qu'une préface intelligemment critique était une option sensée et je me voyais conduit à élargir le cercle des proies possibles. Mal m'en prit !
Il me répondit du tac au tac : Merci de m'avoir contacté. Comme vous le savez sans doute, je suis violemment opposé au Bitcoin et à la blockchain dont je considère qu'ils font partie d'un projet libertarien d'enracinement irréversible de l'ordre inégalitaire présent. En participant à un colloque patronné par un organisme favorable à ces deux choses, je contribuerais à leur donner une certaine légitimité, ce que je refuse absolument.
Les procédés récemment employés par D. Cayla ou N. Hadjadji n'ont rien présenté de follement nouveau à mes yeux !
Je tentai d'argumenter : L’affirmation selon laquelle le bitcoin participe d’un projet d’enracinement de l’ordre inégalitaire mériterait selon moi d’être nuancée. Sauf à verser dans les utopies sans monnaie, ou les expériences de papier (c’est le cas de le dire) de monnaies locales, fondantes etc. lesquelles n’ont jamais eu de succès que dans les journaux (et encore, en août) toute monnaie est inégalitaire. L’amusant, avec le bitcoin, est qu’il s’agit d’une autre inégalité. L’aventure a fait apparaître une richesse nouvelle. Si le bitcoin vaut un jour 10 ou 100.000 euros, des jeunes que je connais pourront enfin se payer l’appartement que j’avais acquis à leur âge, moyennant une dette de 7 ans de mon salaire, et qui vaudrait aujourd’hui 30 ans du salaire qu’on ne leur offrira sans doute pas.
Ceci ne me valut qu'un nouveau déboire : Merci pour vos explications. J'ajouterai celle où vous présentez le Bitcoin comme une démerde individuelle permettant à quelques chanceux de s'acheter un appartement à ma liste à charge. Je ne cherchais pas à aller plus loin. Je suis toujours le blog de ce sympathique boomer (de 11 ans mon aîné, la photo a bien plus de 10 ans).
Aux dernières nouvelles il ne réside pas dans un habitat participatif éco-construit ou dans une banlieue prolétaire mais dans une maison individuelle à la lisière de l'une des villes les plus agréables de France, vue campagne, 3 kilomètres to the beach. Pas de quoi figurer dans le classement Forbes, mais selon l'appli DVF, grosso modo la valeur des appartements parisiens dont je parlais.
Après cela, l'échange avec Bernard Stiegler me parut badin. Il me répondit lui aussi négativement en avril 2017 : La première raison est que je suis surchargé de travail et n’ai pas une minute à moi avant bien longtemps, l’autre est que mon point de vue sur le bitcoin n’est pas suffisamment étayé, et j’essaie de ne jamais prendre une position à la légère - ce qui est plus facile à dire qu’à faire. Or écrire une préface est prendre une position. La question de la monnaie est par elle-même d’une extrême complexité, et l’avènement du bitcoin s’inscrit dans cette complexité et y ajoute de nouveaux éléments, mais il faut avoir une idée claire de ce qu’est la monnaie pour parler sérieusement du bitcoin. En outre la question de la block chain qui se tient en amont de cela doit être traitée d’abord pour elle–même. Avec toutes mes excuses, et bien cordialement.
Bref, son point de vue était déjà assez étayé pour mettre la blockchain en amont, métaphore hydraulique dont je n'aurai jamais le fin mot.
Le philosophe dépressif nous quitta en août 2000, un an après Michel Serres, mais avec 20 ans de moins que l'immortel, lequel fut le seul de mes réfractaires dont j'aie forcé la main. Il me devait une préface et pour Objective Thune nous partîmes de ses écrits tintinesques pour nous parer de quelques phrases qui, dans le cadre du droit de citation et avec un hommage appuyé, ne nous auront rien coûté. Philippe Ratte inventa avec esprit le mot posthune.
Il est temps de parler de Jean-Joseph Goux
Je commençais à désespérer des philosophes quand sa piste me fut suggérée sans le savoir par un ami professeur de lettres classiques qui se trouvait occupé à écrire un manuel de classes Terminales pour l'année suivante. Le programme portait sur Les Faux Monnayeurs de Gide et mon camarade eut la bonne idée de me signaler Les monnayeurs du langage (Galilée, 1984) dans lequel, m'écrivait-il, l'auteur analyse la place centrale de cette sombre histoire de monnaie, en bref l'abandon de la monnaie or comme paradigme de la remise en cause des valeurs par abandon du référent réel...
Le temps de me procurer le livre (fort mal distribué) chez l'éditeur, derrière la Mosquée de Paris, d'en achever très vite la lecture, de commander aussi ceux que je lirais plus tard et je sus que ce philosophe, moins connu en France qu'aux États-Unis notamment pour son apport au post-structuralisme, promoteur du courant economic criticism qui y a eu un grand développement, était celui qui nous convenait. Ne pensais-je pas, comme lui, que la monnaie est parole, mais que cette parole doit valoir de l'or ?
Je lui écrivis à la Rice University de Houston, où il enseignait encore récemment, en ne lui parlant d'abord que du colloque rue d'Ulm, a priori un meilleur appât que l'obligation d'écrire une préface.
Il répondit au bout de quelques jours :
Je vous remercie de votre message et de votre intérêt pour mes monnayeurs du langage. En ce qui concerne le bitcoin, c'est un sujet qui, bien entendu, m'intéresse, qui est dans le fil des préoccupations qui sont les miennes. Cependant, je ne peux pas dire que je maitrise encore toutes les arcanes de cette pratique monétaire qui est à la fois passionnante et souvent énigmatique et pleine de problèmes. Je suis sûr cependant que les arrières plans à la fois financiers, politiques, symboliques, sémiotiques, philosophiques, de la pratique du bitcoin sont considérables et méritent d'être pris en compte et explicités. Un colloque sur le sujet me semblerait une belle et prometteuse initiative .
Encore un échange, aussi engageant, et je m'enhardis à lui parler de notre ouvrage.
En juillet il nous apprit qu'il s'était installé à Dijon et répondit de nouveau fort obligeamment à la présentation de la maquette du livre : Merci pour la maquette du livre dont vous préparez la publication. J'aurais voulu vous donner plus vite mon impression, mais j'ai été un peu bousculé ces dernières semaines. Tout ce début est interessant, bien mené, vivant, et donne envie d'aller plus loin. Votre parti pris de rejeter un peu plus loin ce qui pourrait être le plus ardu et le plus indigeste me semble bon. La curiosité est piquée et le lecteur est prêt a un effort plus grand. Bonne chance pour votre projet .
Le 29 septembre, Adli et moi faisions d'une pierre deux coups et prenions le train pour Dijon, pour le rencontrer avant de participer à la session des Villes Internet qui s'y tenait et où le Conseil Général de la Côte d'Or nous servit de l'eau (locale, mais sans le charme des grands crus voisins qui nous auraient mieux disposés) interrompant notre participation à ces événements.
La rencontre matinale avec Jean-Joseph Goux dans le bistrot devant la gare, avait au contraire été très enrichissante, et le long échange entre nous trois s'était déroulé de façon sympathique, respectueuse, érudite.
Le 9 décembre nous lui envoyions le manuscrit puis... il nous fallut attendre.
Durant ce temps je poursuivis mes contacts pour trouver de quoi garnir l'événement Bitcoin Pluribus Impar d'un peu de philosophie. Cela me donna le plaisir de faire la connaissance de Pierre Cassou-Nogès, matheux devenu philosophe, qui accepta après une intéressante entrevue dans un bistrot près de l'Odéon et délivra une intervention sur le Bitcoin vampire doté d'aura qui me plut énormément ne serait-ce que par l'humour dont il fit preuve pour répondre à la grande question : qui exploite-t-on, au sens marxien, quand on s'enrichit avec le bitcoin ? Mais je n'osai pas lui demander de préface, pour ne pas avoir à froisser l'un de mes deux seuls philosophes!
Fin janvier nouveau message de Dijon : Veuillez m'excuser pour mon long silence. Je ne vous oublie pas, mais j'ai été extrêmement bousculé par des engagements préalables, des obligations familiales et amicales , des déplacements divers. Je lis votre ouvrage avec énormément d'intérêt. C'est une belle contribution à la compréhension du bitcoin. Ne soyez pas trop impatients. Je n'ose pas fixer une date précise pour l'envoi de la préface, mais je pense qu'il est raisonnable de compter encore quelques semaines. Merci pour votre lettre de voeux. A mon tour je vous adresse mes meilleurs voeux pour l'année nouvelle .
La préface nous arriva finalement le 24 février 2017. Nous avons suggéré un ou deux petits changements de vocabulaire technique ; pour le reste nous étions enchantés.
Jean-Joseph Goux participa ensuite à l'événement rue d'Ulm en mai (revoyez sa passionnante intervention ici) et au Repas du Coin qui se tint à Dijon en septembre de la même année.
Je lui redis ici toute notre sincère reconnaissance.
Une initiative récente et bien intentionnée, visant à donner la célèbre pilule orange aux parlementaires européens que l'on suppose (non sans quelques indices) plus prompts à réglementer ou à condamner Bitcoin qu'à le comprendre, a mis en ligne une levée de fonds de 40 millions de satoshis pour offrir à chacun un exemplaire d'un livre réputé capable de les déniaiser, les éclairer et les séduire.
En l'occurence le choix des promoteurs de cette initiative s'est porté sur L'étalon Bitcoin, ouvrage de M. Saifedean Ammous dont j'ai déjà rendu compte ici et qui offre, à leurs yeux, le double avantage d'avoir été traduit dans 18 des 24 langues de l'UE et d'être considéré comme la référence .
L'argumentation m'a provoqué et je me suis risqué à avouer mes réserves par un message sur Twitter : Je vais être honnête. Si je n'avais pas évolué moi-même antérieurement (lectures, rencontres, expériences diverses et réflexion personnelle) et que j'avais découvert Bitcoin par le livre de S. Ammous, il m'en aurait éloigné. Vraiment .
Comme cela arrive fatalement sur les réseaux sociaux, le débat a rapidement tourné au vinaigre.
Un ami, Sébastien Gouspillou, patron du groupe de mining BBGS, tout en comprenant le choix du livre de S. Ammous, a eu la gentillesse de suggérer que celui qu'Adli Takkal Bataille et moi avions commis (La monnaie acéphale) aurait été un choix plus approprié.
Ceci m'oblige à répondre : je pense qu'offrir l'Acéphale (mais aussi le livre de Claire Balva et Alexandre Stachtchenko, par exemple) aurait peut-être été moins mauvais mais qu'il conviendra de s'interroger sur la démarche, indépendamment du choix du livre offert.
L'ouvrage L'étalon Bitcoin tend à acquérir un statut spécifique, celui d'un livre canonique sinon saint aux yeux de beaucoup. Je pressentais qu'il devenait difficile de le critiquer et, tout en découvrant que j'étais loin d'être le seul sur la réserve, je n'ai pas été détrompé.
Pourtant, sans dire (comme cela a été écrit sur Twitter) que ce livre est chiant je pense qu'il critique bien davantage le système de la monnaie fiat qu'il ne présente Bitcoin, qu'il flatte ceux des bitcoineurs qui ont besoin de réassurance et hérisse les autres au lieu de susciter réellement la curiosité.
J'ai écrit que ce livre (qui a ses ardents défenseurs!) a évidemment de réelles qualités, que je suis assez séduit par son modèle stock sur flux (en lui reprochant principalement de ne pas l'appliquer avec rigueur et notamment de ne souffler un seul mot de l'arrivée d'or et d'argent des Amériques) et que je suis d'accord avec plusieurs de ses thèses.
Mais j'ai critiqué aussi, dans mon CR comme dans La Monnaie à Pétales (ch 7, que les moins courageux peuvent écouter ici) :
l'usage désinvolte que cet économiste (tout comme ceux du camp d'en face, d'ailleurs !) fait de l'histoire,
bien des traits forcés et un esprit de système poussé jusqu'au ridicule,
une psychologie sous-jacente décrite comme pratiquement universelle alors que je ne m'y reconnais point et ne dois pas être le seul,
un ton (et parfois un argumentaire) complotistes,
et enfin, malheureusement, des procédés d'attaque ad hominem indignes.
Les réactions que j'ai suscitées sur Twitter laisseraient croire que ceux qui n’aiment pas ce livre prouvent seulement qu'ils ne savent pas lire ou, pire encore, qu'ils ne sont pas assez autrichiens.
Comme le notait S. Gouspillou on dirait des proustiens face à un non fan de La Recherche.
Quelqu'un qui refusait de comprendre comment on peut trouver ça chiant , ce qui je le répète n'était pas mon mot, soulignait que cette appréciation négative semble surtout être le grief de gauchos romantiques aimant Bitcoin mais ne supportant pas la perspective autrichienne . Et un autre s'interrogeait sur la position de Sébastien ou de moi-même vis-à-vis de ladite école : j’imagine bien les deux bien à gauche étant jeunes et se rendant compte sur le tard via Bitcoin et les autrichiens qu’il ont eu tort toute leur vie et mal le vivre un peu, et le discours ultra direct voire cru d’Ammous peut déranger les âmes sensibles .
Tout cela m'a valu ainsi quelques critiques (certaines pertinentes, évidemment) et un sentiment de grande lassitude. En gros, donc, si je ne suis pas autrichien, c'est soit parce que je suis de mauvaise foi, soit parce que je ne comprends pas cette école (dont la première chose à dire c'est qu'elle n'est guère unie, d'ailleurs) et si je ne comprends pas c'est que je n'ai pas lu ce livre, et puis celui-ci, et puis encore...
Donc quand mon ami Yorick de Mombynes ou d'autres me demandent publiquement ce que j'ai lu (en travers ? sur Wikipedia ? en v.o. ? avec les notes de bas de pages dans les Œuvres complètes ?) de leurs évangiles, je ne m'estime pas tenu de répondre parce que :
reprochant aux économistes de jouer aux historiens, mon intention n'est évidemment pas de jouer à l'économiste (d'autant plus que lire des livres ne remplace pas à mes yeux un cursus cohérent) ;
je reconnais un faible niveau de considération (toutes écoles confondues) pour l'économie, qui me paraît souvent une sorte de demi-science molle toujours proche de glisser vers la religion ;
je serais deux fois plus intéressé par les autrichiens s'ils étaient deux fois moins convaincus : je peux me tromper... mais eux aussi. Toute réserve voire toute critique n'est pas une erreur ou une ignorance, cela peut être un choix politique ou sociétal qui (faut-il le rappeler à des libéraux ?) relève de ma liberté de penser ;
ainsi donc, si je confesse mon accord avec les autrichiens sur certains points (comme le temps est rare ce qui d'ailleurs peut expliquer certains trous dans ma culture) je revendique aussi de mettre certaines préoccupations (notamment environnementales) au-dessus ou hors des lois du marché ;
j'assume mon allergie aux ronchonneries réactionnaires contre la musique des jeunes (même si moi-aussi je préfère Bach, mais cela n'a rien à voir) ou l'insignifiance de l'art abstrait et je dis mon effroi à voir que tout ceci est censé faire partie de la démonstration de M. Ammous en faveur de Bitcoin,
enfin je ne peux admettre à titre d'arguments des calomnies recuites (qui ont déjà conduit l'historien Niall Ferguson a publier des excuses).
Mais surtout et plus que tout : je ne suis pas venu là pour étudier l'école autrichienne ; je suis venu là parce que Bitcoin m'a paru intéressant par lui-même.
S'il faut (comme certains le font) scruter les efforts intellectuels consentis par les uns ou par les autres, je crois que la première voie aurait été moins dure. Mais disons-le tout net : ce que j'ai lu chez les évangélistes autrichiens n'a pas suscité en moi la même émotion ou la même excitation que le white paper de Satoshi (ou que certaines pages de la litterature cypherpunk, ou que le « Cyberpunk Manifesto » si vous voulez tout savoir...)
Ceci mis de côté, ce que je reproche en l'occurrence à ces auteurs et plus encore à leurs thuriféraires, ce n'est certainement pas leurs convictions, même celles que je ne partage pas, c'est l'envahissement parfois parasitaire de l'espace d'études et d'informations dévolu à Bitcoin par leurs idées, leurs questionnements, leurs grilles d'analyses. Cela me paraît inefficace (parce que cela aplatit Bitcoin sur une seule dimension qui est politiquement et donc inutilement clivante) et indu.
Aucun économiste, autrichien ou non d'ailleurs et même en remontant à Oresme, n'a pour moi inventé Bitcoin. Au mieux ils ont décrit des problèmes que Bitcoin peut (plus ou moins) résoudre et ils ont espéré que surgirait quelque chose comme ça. Que les cypherpunks se soient à certains égards inscrits dans la perspective hayekienne d'ordre spontané ne fait pas d'eux (tous) des disciples du maître de Chicago. Quant à la célèbre prophétie du monétariste Friedman, elle annonçait quelque chose de beaucoup plus anonyme que ne l'est réellement Bitcoin. C'est peut-être un détail pour vous, mais...
Et donc il serait à mes yeux plus fructueux de voir ce que Bitcoin apporte à leurs théories (pour les conforter, les modifier ou en invalider certains points) que de s'étendre interminablement sur que ce que ces théories religieusement brandies permettraient de comprendre à Bitcoin, ce qui est la voie de Saifedean Ammous. Je crois que s'il est très difficile de le contester, tant il est devenu une idole pour tant de bitcoineurs, c'est parce qu'il leur a dit exactement ce qu'ils voulaient entendre et leur a donné des certitudes à opposer à l'arrogant discours du système officiel.
Après tout, pourquoi pas ? Chacun peut bien lire ce qu'il veut : il en reste toujours un bénéfice. Mais chacun doit-il pour autant considérer que son livre de chevet est le livre de référence, qui par une sorte de vertu intrinsèque ferait le même effet à tout lecteur ?
On a ici le type même de l'illusion des religieux fanatiques :
Elle consiste à penser qu'il y a, dans le livre sacré (Petit Livre rouge compris) une efficience surnaturelle (sur-rationnelle ?) qui va provoquer la foi par la seule lecture. Comme de ceux qui viennent inlassablement proposer leur littérature, sur un coin du marché ou par du porte-à-porte, un sourire désarmant aux lèvres et la certitude chevillée au corps, il est parfois bien difficile de s'en débarrasser en demeurant courtois.
Je conclus quant au livre de S. Ammous
Que ce soit pour des raisons de forme ou de fonds, son livre n'emporte pas d'adhésion universelle même au sein des bitcoineurs et le choix de ce livre comme instrument de propagande n'emporte pas non plus l'adhésion universelle, mêmeparmi ceux qui le considèrent comme le meilleur livre !
Il est peu probable que ces réserves ne se manifestent pas parmi ceux que nous entendons convertir. Comme l'a confié David St-Onge : mon père, ouvert sur le sujet avec un diplôme universitaire en administration, en a abandonné la lecture. Jamais ma mère, pourtant avide lectrice, n'en fera la lecture. C'est d'ailleurs pour cette raison que j'ai écrit mon livre .
En revanche il est presque certain que le propos ultra direct voire cru de S. Ammous permettra à nos adversaires de faire des gorges chaudes en citant (j'imagine bien quelques vedettes parlementaires européennes dans le rôle) les pires pages de la Bible de la secte que lui aura envoyée le lobby . Que le livre ait été traduit dans 36 langues peut s'interpréter de bien des façons ; la visite du site saifedean.com ne dissipe pas forcément le malaise.
Venons-en alors à l'idée même d'offrir un livre
Nous devrions regarder les choses de façon pragmatique : nous n'aurons jamais d'autre Petit Livre orange que le Livre blanc de Satoshi Nakamoto. Il faut partir de Satoshi, pas d'Aristote ou des économistes, pour en arriver à l'idée que Satoshi a bien compris ceci ou cela. Mais - tout le monde en conviendra - c'est un écrit ésotérique, derrière son apparente simplicité. Comme nous l'écrivions dans l'Acéphale (p.18) Bitcoin exige un effort conceptuel, une capacité réelle d’abstraction mais aussi et surtout de remise en cause.
Pourquoi, ayant moi-même commis seul ou à plusieurs quelques petits pavés qui n'ont pas reçu de trop mauvais accueil, mais qui ont également pu susciter des critiques (voir ici pour la plus récente) puis-je dire qu'envoyer un livre par la poste n'est pas forcément la bonne idée ?
Parce que, indépendamment du choix critiquable d'un ouvrage (choix discutable comme tout autre choix et comme le serait le choix de l'un de mes propres ouvrages) on ne peut tout au plus espérer que l'opération projetée soit efficace en termes de com’, avec peut-être un minibuzz.
La fameuse pilule orange, dit Sébastien Gouspillou, doit se prendre sans douleur, par inadvertance presque, et celle-ci est beaucoup trop grosse et indigeste .
Or Sébastien a une expérience non négligeable du travail de persuasion, qui n'est pas seulement pédagogique (si tant est que fourguer un livre par la poste soit pédagogique) mais aussi psychologique.
Quand il écrit que les députés ne liront pas ce pavé chaque mot compte. Les députés ne liraient sans doute rien qui dépasse le résumé des études produites par leurs propres commissions. Donc la cible est peut-être aussi mal choisie que le vecteur !
Il me semble aussi que, à placer autoritairement (et il entre toujours un peu d'autoritarisme dans la démarche) un livre entre les mains de quelqu'un qu'on ne connait pas et qui ne s'est pas expressément enquis de nos conseils, on oublie l'une des dimensions essentielles de Bitcoin.
Si j'ai écrit sur Tintin, si je me sers encore de lui ici, ce n'est pas par manie (encore que...) ou par coquetterie. Le petit reporter lit peu de gros ouvrages et sa bibliothèque semble un peu décorative. Lui et son chien prennent plutôt les livres sur la tête !
Mais cet infatigable enquêteur m'offre une belle figure de l'historien dont j'ai écrit, citant Carlo Ginzburg, que sa connaissance est indirecte, indiciaire et conjecturale.
Une remarque que j'ai maintes fois entendues chez des bitcoineurs pratiques, c'est que lorsqu'on croit avoir compris quelque chose, on découvre un détail qui montre que c'est plus complexe, plus profond, plus rusé. Et c'est à partir de là (dans ce que mon ami Adli assimile au creux de l'humilité décrit par Dunning et Kruger) que la lecture peut devenir excitante, indépendamment du fait de savoir si ce que vous lisez conforte ou non votre attachement à la propriété privée ou votre allergie à l'impôt.
Je crois que la Voie du Bitcoin est une voie de rencontres plus que d'exclusives, d'échanges plus que d'invectives, d'expérimentations plus que de théorisations, d'inquiétudes plus que de certitudes. Avec des surprises pour... tout le monde !
Nous avons bien raison de nous moquer des régulateurs qui veulent astreindre l'automobile aux règles du temps des diligences ; mais les premiers constructeurs d'automobile ont-ils jadis perdu autant de temps que nous à refaire l'histoire, à critiquer le système antérieur, voire à disserter sur les mœurs et la sexualité des maîtres de poste ? N'ont-ils pas surtout amélioré moteurs, freins, directions, pneus et carrosseries jusqu'à ce que l'expérience de l'utilisateur cesse d'être un exploit sportif dangereux pour devenir un moment de plaisir et de distinction ?
Aucun livre ne fera jamais autant de bien qu'une amélioration même infime de l'expérience des utilisateurs (clients mais aussi commerçants!) et de la scalabilité on-chain ou par des solutions de layer2, que l'utilisation des centres de minage au bénéfice tangible d'implantations d'alternatives énergétiques, que la mise en place d'enseignements dédiés, et à mon humble avis que la mise en place d'actions concrètes de solidarité.
Immense émotion au MOMA de New York où des activistes crypto ont aspergé la célèbre toile d'Andy Campbell's Soup Cans (1962) avec une importante quantité de soupe à la citrouille. Les éditorialistes de BFMCrypto semblent les premiers à avoir tenté une réponse à la question qui a immédiatement agité les autres plateaux télé : le choix de cette cucurbitacée doit-il, en ce jour de fête d'Halloween, être considéré comme intentionnel ou accidentel ?
La dimension identitaire de cette soupe orange une fois éclaircie et la date du 31 octobre savamment replacée dans l'histoire du mouvement crypto, sans doute convient-il d'écouter les activistes eux-mêmes ?
Nous respectons la mémoire d'Andy Wahrol ont d'abord tenu à déclarer les deux forcenés : il a en effet inventé le caractère essentiel de notre époque, avec son quart d'heure de célébrité pour tous les couillons .
Alors ? Pourquoi tant de soupe ?
Il est clair que c'est la multiplication sans limite des boites de soupe à la tomate qui était dans le viseur de ces intégristes de la monnaie rare. Rien n'interdit au système, aujourd'hui, d'émettre de nouveaux tableaux, de faire tourner la planche à posters ou à cartes postales de façon inflationniste, et ceci sans le moindre rapport avec la production réelle de tomates ont-ils protesté.
Certes la technologie des NFT permettrait en théorie de mieux suivre cette dangereuse inflation de tomates. C'est d'ailleurs ce qu'a proposé Bruno Le Maire, nouvel apologète de ces tokens qui lui rappellent les cadeaux Bonux de son enfance.
Alors ? Les deux activistes ont semblé soudain beaucoup moins déterminés, car le choix de la blockchain sous-jacente divise manifestement cette communauté.
Christine Lagarde quant à elle a résumé la sidération de l'élite mondiale devant cet attentat : The tomato soup has (euh euh) just pretty much come about from nowhere a-t-elle expliqué avec sa concision coutumière.
Les bitcoineurs, faut-il le rappeler, entretiennent une relation ancienne avec le potage. Ils avaient d'ailleurs embrigadé l'iconique soupe à la tomate jadis.
Le mot de soupe avait d'ailleurs servi à décrire Bitcoin lui-même ! C'était il y a déjà cinq ans, du temps que l'éminent Pascal Ordonneau poursuivait une vaillante croisade contre une monnaie qui pour lui ne doit son existence qu'à une soupe informatique de 0 et de 1 . Depuis lors, cet esprit distingué semble avoir arrêté d'écrire sur ce qu'il ne comprend pas pour en revenir à sa vraie passion : l'art. Il est à craindre cependant que le jet de soupe orange du MOMA ne réveille son obsession...
En attendant les prochaines polémiques, on célèbrera le 31 octobre en relisant mon billet sur la soupe et celui que j'avais intitulé Trick or Treat, deux textes tout en finesse et d'une infinie richesse culturelle.
Le 1er avril dernier (l'avait-il fait exprès ? c'est un point discuté en commentaires) Vitalik Buterin, qui est comme chacun sait le concepteur d'Ethereum, avait publié sur son blog un texte étonnant, En défense du Bitcoin Maximalisme que je n'avais pas vu passer avant qu'un ami ne me le signale, un peu trop tard pour pouvoir le commenter à chaud. Après le printemps, l'été s'est passé dans l'espoir, la crainte ou la curiosité du Merge. On s'est enivré des antiques prophéties de flippening, remises au goût du jour et désormais dotées d'un instrument de mesure en temps réel.
Mais au cours du dernier Repas du Coin plusieurs échanges (cordiaux) ont eu pour thème le maximalisme bien que ce soit évidemment un sujet qui risque à tout moment de conduire à violer la troisième règle de ces repas ( on ne s'engueule pas ) parce que si certains supporteurs d'altcoins sont au mieux des fantaisistes et au pire des escrocs, certains défenseurs de Bitcoin only sont au mieux bornés et au pire toxiques. Verre en main, nous en étions donc arrivés à nous dire que le maximalisme était fait d'un mix d'ignorance et de méchanceté. Dans le second degré qu'autorise l'amitié, et pour analyser le soupçon de maximalisme qu'on m'impute parfois, je notai que je choisissais en ce qui me concernait l'hypothèse de la méchanceté.
C'est alors que j'ai repensé à Vitalik et me suis dit qu'il fallait publier sur mon blog ce texte magnifique dont la VO se trouve ici et que je n'ai fait que traduire ci-dessous, renvoyant mes propres ajouts en commentaires.
L'avenir du monde ne sera pas constitué d'une seule grande cryptomonnaie, ni même de quelques-unes, mais de nombreuses cryptomonnaies - et les gagnantes auront un leadership fort sous un toit central pour s'adapter rapidement aux besoins d'échelle des utilisateurs. Le bitcoin est truc de boomer et l'Ethereum lui succèdera bientôt ; ce seront des actifs plus récents et plus énergiques qui attireront les nouvelles vagues d'utilisateurs de masse. Ceux-ci ne se soucient pas de l'idéologie libertaire bizarre ou de la vérification auto-souveraine , sont rebutés par la toxicité et la mentalité anti-gouvernementale des bitcoineurs et veulent simplement des défis et des jeux de blockchain qui soient rapides et qui fonctionnent.
Mais que dire si ce récit est faux et que les idées, les habitudes et les pratiques du maximalisme Bitcoin sont en fait assez proches de la réalité ?
Que dire si Bitcoin était bien plus qu'une Pet Rock dépassée et seulement liée à un effet de réseau ? Que dire si les maximalistes de Bitcoin comprenaient en fait profondément qu'ils opèrent dans un monde très hostile et incertain, où il faut se battre pour certaines choses et que leurs actions, leurs personnalités et leurs opinions sur la conception des protocoles reflétaient profondément ce fait ? Que dire si nous vivions dans un monde de cryptomonnaies honnêtes (il y en a très peu) et de cryptomonnaies malhonnêtes (il y en a beaucoup) et qu'une bonne dose d'intolérance était en fait nécessaire pour empêcher les premières de glisser vers les secondes ? C'est l'argument qui sera développé dans ce billet.
Nous vivons dans un monde dangereux et la protection de la liberté est une affaire sérieuse.
J'espère que cela est beaucoup plus évident aujourd'hui qu'en février 2022, lorsque beaucoup de gens pensaient encore sérieusement que Vladimir Poutine était un gentil incompris qui essayait simplement de protéger la Russie et de sauver la civilisation occidentale de la gaypocalypse. Mais cela vaut la peine de le répéter :
Nous vivons dans un monde dangereux, où il y a beaucoup d'acteurs de mauvaise foi qui n'écoutent pas la compassion et la raison.
Une blockchain est au fond une technologie de sécurité - une technologie qui vise fondamentalement à protéger les gens et à les aider à survivre dans un monde aussi hostile. Elle est, comme la Fiole de Galadriel, une lumière pour vous dans les endroits sombres, quand toutes les autres lumières s'éteignent . Il ne s'agit pas d'une lumière à bas prix, ni d'une lumière fluorescente hippie économe en énergie, ni d'une lumière à haute performance. Il s'agit d'une lampe dont la conception a fait des sacrifices sur tous ces plans afin d'être optimisée pour une seule et unique chose : être une lampe qui fait ce qu'elle doit faire lorsque vous êtes confronté au défi le plus difficile de votre vie et qu'une araignée de vingt pieds vous regarde en face.
Les blockchains sont utilisées chaque jour par des personnes non bancarisées ou sous-bancarisées, par des activistes, par des travailleurs du sexe, par des réfugiés et par de nombreux autres groupes qui ne sont pas intéressants pour les institutions financières centralisées à la recherche de profits, ou qui ont des ennemis qui ne veulent pas qu'ils aient accès au service bancaire. Elles sont utilisées comme une ligne de survie essentielle par de nombreuses personnes pour effectuer leurs paiements et stocker leurs économies.
À cette fin, les blockchains publiques sacrifient beaucoup à la sécurité :
Les blockchains exigent que chaque transaction soit vérifiée indépendamment des milliers de fois pour être acceptée.
Contrairement aux systèmes centralisés qui confirment les transactions en quelques centaines de millisecondes, les blockchains exigent que les utilisateurs attendent entre 10 secondes et 10 minutes pour obtenir une confirmation.
Les chaînes de blocs exigent que les utilisateurs soient entièrement responsables de leur authentification : si vous perdez votre clé, vous perdez vos pièces.
À quoi servent tous ces sacrifices ? À créer un système capable de survivre dans un monde hostile et d'être une lumière dans les ténèbres, quand toutes les autres lumières s'éteignent.
Pour exceller dans cette tâche, il faut deux ingrédients clés : (i) un empilement technologique robuste et susceptible d'être défendu et (ii) une culture robuste et également susceptible d'être défendue. La propriété qui est la clé d'un empilement technologique robuste et défendable est l'accent mis sur la simplicité et sur la profonde pureté mathématique : une taille de bloc de 1 Mo, une limite de 21 millions de pièces et un mécanisme simple de preuve de travail, celui du consensus de Nakamoto que même un élève du secondaire peut comprendre. La conception du protocole doit être facile à justifier dans les décennies et les siècles à venir ; la technologie et les choix de paramètres doivent être une œuvre d'art.
Le deuxième ingrédient est la culture d'un minimalisme intransigeant et inébranlable. Il doit s'agir d'une culture capable de se défendre fermement contre les entreprises et les gouvernements qui tentent de coopter l'écosystème de l'extérieur, ainsi que contre les mauvais acteurs de l'espace cryptographique qui tentent de l'exploiter à des fins personnelles, et ilssontnombreux.
Maintenant, à quoi ressemble la culture de Bitcoin et Ethereum ? Eh bien, demandons à Kevin Pham :
Vous ne croyez pas que c'est représentatif ? Eh bien, demandons encore à Kevin Pham :
Vous pourriez dire qu'il s'agit simplement de gens d'Ethereum qui s'amusent, et qu'en fin de compte ils comprennent ce qu'ils doivent faire et ce à quoi ils ont affaire. Mais le comprennent-ils ? Regardons le genre de personnes que Vitalik Buterin, le fondateur d'Ethereum, fréquente :
Et ce n'est qu'une petite sélection. La question immédiate que toute personne regardant cela devrait se poser est : bon Dieu, quel est l'intérêt de rencontrer publiquement toutes ces personnes ? Certaines de ces personnes sont des entrepreneurs et des politiciens très décents, mais d'autres sont activement impliquées dans de graves violations des droits humains, violations que Vitalik ne soutient certainement pas. Vitalik ne réalise-t-il pas à quel point certaines de ces personnes sont géopolitiquement engagées dans des combats mortels ?
Maintenant, peut-être qu'il est juste un idéaliste qui croit qu'il faut parler aux gens pour aider à apporter la paix dans le monde, et un adepte du dicton de Frederick Douglass enjoignant de s'unir avec quiconque pour faire le bien et avec personne pour faire le mal . Mais il y a aussi une hypothèse plus simple : Vitalik est un globe-trotter hippie en quête de plaisir et de statut, et il aime profondément rencontrer les gens qui sont importants et se sentir respecté par eux. Et il n'y a pas que Vitalik ; des entreprises comme Consensys sont tout à fait heureuses de s'associer à l'Arabie saoudite. L'écosystème dans son ensemble essaie toujours de se tourner vers des figures dominantes pour obtenir une forme de validation.
Maintenant, posez-vous la question suivante : quand, le moment venu, des choses réellement importantes se produiront sur la blockchain – des choses réellement importantes qui offenseraient les gens puissants – quel écosystème sera le plus disposé à se tenir fermement debout et à refuser de les censurer, quelle que soit la pression exercée sur lui pour le faire ? L'écosystème des nomades globe-trotters qui veulent vraiment être les amis de tout le monde, ou l'écosystème des gens qui se prennent en photo avec un AR15 et une hache comme violon d'Ingres ?
La monnaie n'est pas juste la première application . C'est de loin la plus réussie.
De nombreuses personnes qui brandissent l'argument La Blockchain oui, Bitcoin non soutiennent que la cryptomonnaie est la première application des blockchains, mais que c'est une application très ennuyeuse et que le véritable potentiel des blockchains réside dans des choses plus grandes et plus excitantes. Passons en revue la liste des applications figurant dans le livre blanc d'Ethereum :
Émission de jetons
Dérivés financiers
Stablecoins
Systèmes d'identité et de réputation
Stockage décentralisé de fichiers
Organisations autonomes décentralisées (DAO)
Jeux d'argent de pair à pair
Marchés prédictifs
Beaucoup des catégories de cette liste ont des applications qui ont été lancées et qui ont au moins quelques utilisateurs. En regard, les adeptes des cryptomonnaies accordent une importance particulière à l'autonomisation des personnes sous-bancarisées dans le Sud . Lesquelles des applications précédentes ont réellement beaucoup d'utilisateurs dans le Sud ?
Il s'avère que le stockage de richesses et les paiements sont de loin les applications les plus populaires. 3 % des Argentins possèdent des cryptomonnaies, tout comme 6 % des Nigérians et 12 % des Ukrainiens. Les dons en cryptomonnaies au gouvernement ukrainien qui ont récolté plus de 100 millions de dollars ( en six semaines) si l'on inclut les dons à des initiatives non gouvernementales liées à l'Ukraine, constituent de loin l'exemple le plus important d'utilisation des blockchains par un gouvernement pour accomplir quelque chose d'utile aujourd'hui.
Quelle autre application est proche de ce niveau d'adoption réelle et concrète aujourd'hui ? La plus proche est peut-être ENS. Les DAO existent et se développent, mais aujourd'hui, un nombre beaucoup trop grand d'entre elles attirent les gens des pays riches dont l'intérêt principal est de s'amuser et d'utiliser des profils de personnages de dessins animés pour satisfaire leur besoin d'expression personnelle du premier monde, et non de construire des écoles et des hôpitaux ou encore de résoudre d'autres problèmes du monde réel.
Ainsi, nous pouvons voir les deux camps assez clairement : d'un côté l'équipe Blockchain , avec des personnes privilégiées des pays riches qui aiment exhiber des preuves de vertu comme le fait de dépasser l'argent et le capitalisme et qui ne peuvent s'empêcher d'être excités par l'expérimentation de la gouvernance décentralisée comme un passe-temps ; de l'autre côté l'équipe Bitcoin , c'est à dire un groupe très diversifié de personnes riches ou pauvres, dans de nombreux pays du monde y compris du Sud, qui utilisent réellement l'outil capitaliste de l'argent libre et auto-souverain pour fournir une réelle valeur aux êtres humains aujourd'hui.
Se concentrer exclusivement sur le fait d'être de l'argent permet d'obtenir de l'argent de meilleure qualité.
Une idée reçue très répandue sur la raison pour laquelle Bitcoin ne permet pas d’avoir des contrats autonomes avec des ensembles d’états complexes est la suivante : Bitcoin accorderait une grande importance à la simplicité et en particulier à une faible complexité technique, afin de réduire les risques de dysfonctionnement. Par conséquent, le protocole ne peut pas ajouter les fonctions et opcodes plus compliqués qui sont nécessaires pour pouvoir prendre en charge les contrats autonomes plus compliqués d'Ethereum.
Cette idée reçue est bien sûr erronée. En fait il existe de nombreuses façons d'ajouter des ensembles d'états complexes à Bitcoin ; recherchez le mot covenants dans les archives du chat Bitcoin et vous verrez de nombreuses propositions discutées. Et nombre de ces propositions sont étonnamment simples. La raison pour laquelle les clauses restrictives n'ont pas été ajoutées n'est pas que les développeurs de Bitcoin ont vu la valeur des ensembles d'états complexes mais ont trouvé intolérable un protocole un peu plus complexe. C'est plutôt parce que les développeurs de Bitcoin s'inquiètent des risques de complexité systémique que la possibilité d'ensembles d'états complexes introduirait dans l'écosystème !
Un article récent des chercheurs de Bitcoin décrit certaines façons d'introduire des clauses restrictives pour ajouter un certain degré de richesse d'état à Bitcoin.
La bataille d'Ethereum contre la valeur extractible par les mineurs (MEV) est un excellent exemple de ce problème dans la pratique. Il est très facile dans Ethereum de construire des applications où la prochaine personne à interagir avec un certain contrat obtient une récompense substantielle, ce qui amène les parties prenantes et les mineurs à se battre pour l'obtenir et contribue grandement au risque de centralisation du réseau et nécessite à la fin des solutions de contournement compliquées. Dans Bitcoin, il est difficile de créer de telles applications à risque systémique, en grande partie parce que Bitcoin n'a pas d'état riche et se concentre sur le cas d'utilisation simple (et sans MEV) consistant à être simplement de l'argent.
La contagion systémique peut également se produire de manière non technique. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent signifie que Bitcoin nécessite relativement peu de développeurs, ce qui contribue à réduire le risque que les développeurs commencent à demander à s'imprimer de l'argent gratuit pour construire de nouvelles fonctionnalités du protocole. Le fait que le bitcoin soit simplement de l'argent réduit la pression exercée sur les développeurs de base pour qu'ils ajoutent sans cesse des fonctionnalités afin de rester dans la course et de répondre aux besoins des développeurs .
À bien des égards, les effets systémiques sont réels et il n'est tout simplement pas possible pour une monnaie de permettre un écosystème d'applications décentralisées hautement complexes et risquées sans que cette complexité ne se retourne contre elle d'une manière ou d'une autre. Bitcoin est un choix sûr. Si Ethereum poursuit son approche centrée sur la couche 2, ETH-la-monnaie peut prendre une certaine distance par rapport à l'écosystème d'applications qu'elle permet et ainsi obtenir une certaine protection. En revanche, les plateformes dites de couche 1 à haute performance n'ont aucune chance.
En général, les projets les plus anciens dans une industrie sont les plus authentiques .
Nombre d'industries et de domaines suivent un schéma similaire. Tout d'abord, une nouvelle technologie passionnante est inventée, ou bien elle est améliorée au point d'être réellement utilisable pour quelque chose. Au début, la technologie est encore maladroite, elle est trop risquée pour que presque tout le monde s'y intéresse en tant qu'investissement et il n'y a pas de preuve sociale que les gens peuvent l'utiliser pour réussir. Par conséquent, les premières personnes impliquées sont les idéalistes, les geeks et les personnes qui sont véritablement enthousiasmées par la technologie et par son potentiel d'amélioration de la société.
Cependant, une fois que la technologie a fait ses preuves, les gens qui suivent la norme entrent en scène - un événement qui, dans la culture Internet, est souvent appelé le le septembre sans fin. Et il ne s'agit pas simplement de gentils normaux qui veulent faire partie de quelque chose d'excitant, mais de businessman normaux portant des costumes et qui commencent à scruter l'écosystème avec des yeux de loup pour trouver des moyens de gagner de l'argent - avec des armées de capital-risqueurs tout aussi désireux de se tailler leur part du gâteau et qui les encouragent depuis le banc de touche. Dans les cas extrêmes des bonimenteurs hors-la-loi entrent en scène, créant des blockchains sans valeur sociale ou technique monayable et qui constituent pratiquement des escroqueries. Mais la réalité est que l'espace entre idéaliste altruiste et escroc est vraiment large comme spectre. Et plus un écosystème se maintient, plus il est difficile pour tout nouveau projet situé du côté altruiste du spectre de se lancer.
Un indice significatif du lent remplacement, dans l'industrie de la blockchain, des valeurs philosophiques et idéalistes par celles de la recherche de profit à court terme est la taille de plus en plus grande des préminages : les allocations que les développeurs d'une cryptomonnaie se donnent à eux-mêmes.
Quelles communautés blockchain valorisent-elles profondément l'auto-souveraineté, la vie privée et la décentralisation, et font de gros sacrifices pour l'obtenir ? Et quelles autres communautés essaient simplement de gonfler leur capitalisation boursière et de faire de l'argent pour les fondateurs et les investisseurs ? Le graphique ci-dessus devrait rendre la chose assez claire.
L'intolérance a du bon
Ce qui précède montre clairement pourquoi le statut de Bitcoin en tant que première cryptomonnaie lui confère des avantages uniques qui sont extrêmement difficiles à reproduire pour toute cryptomonnaie créée au cours des cinq dernières années. Mais nous en arrivons maintenant à la plus grande objection contre la culture maximaliste du bitcoin : pourquoi est-elle si toxique ?
L'argument de la toxicité du bitcoin découle de la deuxième loi de Conquest. Dans la formulation originale de Robert Conquest, la loi dit que toute organisation qui n'est pas explicitement et constitutionnellement de droite deviendra tôt ou tard de gauche . Mais en réalité, il ne s'agit que d'un cas particulier d'un modèle beaucoup plus général, qui, à l'ère moderne des médias sociaux implacablement homogénéisants et conformistes, est plus pertinent que jamais :
Si vous voulez conserver une identité différente du courant dominant (mainstream), alors vous avez besoin d'une culture vraiment forte qui résiste activement et combat l'assimilation au courant dominant chaque fois qu'il tente d'affirmer son hégémonie.
Les blockchains sont, comme je l'ai mentionné plus haut, très fondamentalement et explicitement un mouvement de contre-culture qui tente de créer et de préserver quelque chose de différent du courant dominant. À une époque où le monde se divise en blocs de grandes puissances qui suppriment activement les interactions sociales et économiques entre elles, les blockchains sont l'une des rares choses qui peuvent rester mondiales. À une époque où de plus en plus de personnes recourent à la censure pour vaincre leurs ennemis à court terme, les blockchains continuent résolument à ne rien censurer.
La seule façon correcte de répondre aux adultes raisonnables qui essaient de vous dire que pour devenir mainstream , vous devez faire des compromis sur vos valeurs extrêmes . Parce qu'une fois que vous avez fait un compromis, vous ne pouvez plus vous arrêter.
Les communautés blockchain doivent également lutter contre les mauvais acteurs de l'intérieur. Les mauvais acteurs comprennent :
Les arnaqueurs, qui créent et vendent des projets qui sont finalement sans valeur (ou pire, positivement nuisibles) mais qui s'accrochent aux marques crypto et décentralisation (ainsi qu'à des idées très abstraites sur l'humanisme et l'amitié) pour se légitimer.
Les collaborationnistes, qui brandissent publiquement et bruyamment comme preuve de leur vertu le fait de travailler avec les gouvernements puis tentent activement de convaincre les gouvernements d'utiliser la force coercitive contre leurs concurrents.
Les corporatistes, qui essaient d'utiliser leurs ressources pour s'emparer du développement des blockchains et poussent souvent à des changements de protocole qui permettent la centralisation.
On pourrait s'opposer à tous ces acteurs avec un visage souriant, en disant poliment au monde pourquoi on est en désaccord avec leurs priorités . Mais c'est irréaliste : les mauvais acteurs s'efforceront de s'intégrer dans votre communauté et à ce stade il deviendra psychologiquement difficile de les critiquer avec le niveau de mépris suffisant qu'ils méritent en vérité : les personnes que vous critiquerez seront les amis de vos amis. Ainsi, toute culture qui valorise l'amabilité pliera simplement devant ce défi et laissera les escrocs se promener librement au milieu des portefeuilles des innocents newbies.
Quel type de culture ne pliera pas ? Une culture qui est disposée et désireuse de dire aux escrocs à l'intérieur et aux adversaires puissants à l'extérieur d'aller se faire voir à la manière d'un bateau de guerre russe.
Les croisades bizarres contre les huiles de graines sont bonnes
Un puissant outil pour aider une communauté à maintenir sa cohésion interne autour de ses valeurs distinctives et éviter de tomber dans le marais du courant dominant, est offert par les croyances et les croisades étranges qui sont dans un esprit similaire, même si elles ne sont pas directement reliées à la mission de base. Idéalement, ces croisades devraient être au moins partiellement correctes, en s'attaquant à un vrai angle mort ou à une véritable incohérence des valeurs dominantes.
Cette croisade des bitcoiners est traitée avec scepticisme lorsqu'elle est examinée par les médias, mais ces derniers traitent le sujet beaucoup plus favorablement lorsque des entreprises technologiques respectables s'y attaquent. La croisade permet de rappeler aux bitcoiners que les médias grand public sont fondamentalement tribaux et hypocrites, et que les tentatives les plus criantes des médias pour calomnier les cryptomonnaies en les présentant comme principalement destinées au blanchiment d'argent et au terrorisme devraient être traitées avec le même niveau de mépris.
Sois maximaliste !
Le maximalisme est souvent tourné en dérision dans les médias comme étant à la fois une dangereusement toxique secte de droite et un tigre de papier qui disparaîtra dès qu'une autre cryptomonnaie arrivera et prendra le relais de l'effet de réseau suprême de Bitcoin. Mais la réalité est qu'aucun des arguments en faveur du maximalisme que je décris ci-dessus ne dépend en rien des effets de réseau. Les effets de réseau sont réellement logarithmiques et non pas quadratiques : une fois qu'une cryptomonnaie est assez grosse , elle a suffisamment de liquidités pour fonctionner et les processeurs de paiement multi-cryptomonnaies l'ajouteront facilement à leur collection. Mais l'affirmation selon laquelle Bitcoin est une Pet Rock dépassée et que sa valeur provient entièrement d'un effet de réseau de zombies ambulants et que tout ceci n'a besoin que d'un petit coup de pouce pour s'effondrer est de même complètement fausse.
Les crypto-actifs comme le bitcoin présentent de réels avantages culturels et structurels qui en font des actifs puissants et qui méritent d'être détenus et utilisés. Le bitcoin est un excellent exemple de cette catégorie, bien qu'il ne soit certainement pas le seul ; d'autres cryptomonnaies honorables existent et les maximalistes sont prêts à les soutenir et à les utiliser. Le maximalisme ce n'est pas seulement Bitcoin pour le plaisir de Bitcoin ; il s'agit plutôt d'une prise de conscience très sincère que la plupart des autres cryptomonnaies sont des escroqueries et qu'une culture d'intolérance est inévitable et nécessaire pour protéger les nouveaux venus et s'assurer qu'au moins un petit coin de cet espace continue d'être un coin où il fait bon vivre.
Il vaut mieux égarer dix débutants de telle manière qu'ils évitent un investissement qui s'avèrerait être bon que de permettre à un seul débutant d'être ruiné par un escroc.
Il est préférable de rendre ton protocole trop simple quitte à échouer à servir dix applications de jeu de faible valeur qui n'attireront l'attention que peu de temps plutôt que de le rendre trop complexe et d'échouer à servir le cas d'usage central de l'argent sain qui sous-tend tout le reste.
Et il vaut mieux offenser des millions de personnes en défendant agressivement ce en quoi tu crois que d'essayer de satisfaire tout le monde et de ne rien défendre du tout.
Sois courageux. Bats-toi pour tes valeurs. Sois un Maximaliste.
Je ne publie ici qu'une traduction, celle d'un article publié le 9 octobre sur son blog par Edward Snowden sous le titre Votre argent ET votre vie, Les monnaies numériques de banques centrales vont rançonner notre avenir.
Nul besoin de souligner qu'il est un homme dont la parole compte.
Compte tenu de la longueur de son texte, bien peu de gens feront réellement l'effort de le lire en anglais même si chacun jurera le contraire, comme on jure n'avoir aucun problème à tenir une réunion de travail en anglais, en plein Paris, dès qu'on a cru devoir inviter un néo-irlandais, et avant que chacun ne bredouille lamentablement.
D'autre part comme la Banque de France ne communique pratiquement plus qu'en anglais, autant en prendre là-aussi le contrepied !
C'est tout ce que j'ai à dire ; la suite (que l'on peut aussi entendre en lecture sur Grand Angle Crypto) est la traduction de son article, avec ses illustrations, sans commentaires de ma part. J'en aurais bien faits quelques-uns, mais marginaux, notamment sur des points de chronologie. D'autre part certains liens sont restés pointés vers des sources en langue anglaise. Tout cela parce que mes journées n'ont que 24 heures.
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Les nouvelles, ou nouvelles, de cette semaine concernant la capacité du Trésor américain, ou sa volonté, ou simplement sa tentation d'essayer un troll : frapper une pièce de monnaie en platine d'un trillion de dollars (1 000 000 000 000 $) afin de repousser la limite de la dette du pays m'ont rappelé d'autres lectures monétaires que j'ai faites cet été sous le dôme de chaleur, lorsqu'il est devenu évident pour beaucoup que le plus grand obstacle à tout nouveau projet de loi sur les infrastructures américaines ne serait pas le plafond de la dette, mais le plancher du Congrès.
Cette lecture, que j'ai effectuée tout en préparant le déjeuner à l'aide de mon infrastructure préférée, savoir l'électricité, était la transcription d'un discours prononcé par un certain Christopher J. Waller, gouverneur fraîchement nommé du 51ème et plus puissant État des États-Unis, la Réserve fédérale.
Le sujet de ce discours ? Les CBDC - qui ne sont malheureusement pas une nouvelle forme de cannabinoïde qui vous aurait échappé, mais plutôt l'acronyme de Central Bank Digital Currencies - le tout dernier danger qui se profile à l'horizon public.
Avant d'aller plus loin, permettez-moi de dire qu'il m'a été difficile de déterminer ce qu'est exactement ce discours - s'il s'agit d'un minority report ou simplement d'une tentative de plaire à ses hôtes, l'American Enterprise Institute.
Mais étant donné que Waller, un économiste nommé à la dernière minute par Trump à la Fed, exercera son mandat jusqu'en janvier 2030, nous, lecteurs de midi, pourrions y voir une tentative d'influencer la politique future, et plus précisément d'influencer le document de discussion de la Fed , tant attendu et toujours à venir - un texte rédigé par un groupe - sur le thème des coûts et des avantages de la création d'une CBDC.
Précisons : sur les coûts et les avantages de la création d'une CBDC américaine, car la Chine en a déjà annoncée une, tout comme une douzaine d'autres pays, dont récemment le Nigeria, qui lancera début octobre l'eNaira.
À ce stade, le lecteur qui n'est pas encore abonné à ce Substack peut se demander ce qu'est une monnaie numérique de banque centrale.
Lecteur, je vais vous le dire ou plutôt je vais vous dire ce qu'une CBDC n'est PAS. Ce n'est PAS, comme Wikipedia pourrait vous le dire, un dollar numérique. Après tout, la plupart des dollars sont déjà numériques, n'existant pas sous la forme d'un objet plié dans votre portefeuille, mais sous la forme d'une entrée dans la base de données d'une banque, interrogée puis restituée fidèlement sur l'écran de votre smartphone.
(notez que dans tous ces exemples, l'argent ne peut vivre autrement que sous la surveillance de la Banque centrale.)
Une monnaie numérique de banque centrale n'est pas davantage une adoption de la cryptomonnaie au niveau de l'État - du moins pas de la cryptomonnaie telle que la comprennent actuellement la plupart des personnes qui l'utilisent dans le monde.
Au lieu de cela, une CBDC est plus proche d'une perversion de la cryptomonnaie, ou du moins des principes et des protocoles fondateurs de la cryptomonnaie : une monnaie cryptofasciste, un jumeau maléfique entré dans les registres le jour opposé, expressément conçu pour refuser à ses utilisateurs la propriété fondamentale de leur argent et pour installer l'État au centre d'intermédiation de chaque transaction.
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Pendant les milliers d'années qui ont précédé l'avènement des CBDC, l'argent - l'unité de compte conceptuelle que nous représentons par des objets généralement physiques et tangibles que nous appelons monnaie - a été principalement incarné sous la forme de pièces frappées dans des métaux précieux. L'adjectif précieux - qui fait référence à la limite fondamentale de la disponibilité établie par la difficulté de trouver et d'extraire du sol la marchandise intrinsèquement rare - était important, car tout le monde peut triche : l'acheteur sur le marché peut rogner sa pièce de métal et en remiser les restes, le vendeur sur un marché peut peser la pièce de métal sur des balances déloyales, et le monnayeur de la pièce, qui est généralement le roi, ou l'État, peut abaisser l'aloi du métal de la pièce en y mêlant des matériaux de moindre qualité, sans parler d'autres méthodes comme le seigneuriage.
(Contemplez la loi dans toute sa gloire !)
L'histoire de la banque est, à bien des égards, l'histoire de cette dilution. En effet, les gouvernements ont rapidement découvert que, par le biais d'une simple législation, ils pouvaient déclarer que tout le monde sur leur territoire devait accepter que les pièces de cette année soient égales à celles de l'année précédente, même si les nouvelles pièces contenaient moins d'argent et plus de plomb. Dans de nombreux pays, les peines encourues pour avoir mis en doute ce système, voire pour avoir signalé la falsification, étaient au mieux la saisie des biens, au pire la pendaison, la décapitation ou la mort par le feu.
Dans la Rome impériale, cette dégradation de la monnaie, que l'on pourrait décrire aujourd'hui comme une innovation financière , allait servir à financer des politiques auparavant inabordables et des guerres éternelles, pour aboutir finalement à la crise du IIIème siècle et à l'Édit de Dioclétien sur le maximum, qui a survécu à l'effondrement de l'économie romaine et de l'empire lui-même d'une manière tout à fait mémorable :
Fatigués de transporter de lourds sacs de dinars et de deniers, les marchands après la crise du troisième siècle, et en particulier les marchands voyageurs, ont imaginé des formes plus symboliques de monnaie, et ont ainsi créé la banque commerciale - la version plébéienne des trésors royaux - dont les premiers instruments et les plus importants furent les billets à ordre institutionnels, qui n'avaient pas de valeur intrinsèque propre mais étaient garantis par une marchandise : il s'agissait de morceaux de parchemin ou de papier qui représentaient le droit d'être échangé contre une certaine quantité d'une monnaie ayant plus ou moins de valeur intrinsèque.
Les régimes qui ont émergé des incendies de Rome ont étendu ce concept pour établir leurs propres monnaies convertibles, et de petits bouts de chiffon ont circulé dans l'économie aux côtés de leurs équivalents en pièces de monnaie de valeur symbolique identique, mais de valeur intrinsèque distincte. En commençant par l'augmentation de l'impression de billets de banque, en continuant par l'annulation du droit de les échanger contre de la monnaie, et en culminant avec la dépréciation de la monnaie elle-même par le zinc et le cuivre, les villes-États et plus tard les États-nations entreprenants ont finalement obtenu ce que notre vieil ami Waller et ses copains de la Fed décriraient généreusement comme une monnaie souveraine : une belle serviette de table.
(La monnaie souveraine, telle qu'on peut la rencontrer dans l'histoire)
Une fois que la monnaie est comprise de cette manière, il n'y a qu'un pas à franchir entre la serviette de table et le réseau internet. Le principe est le même : le nouveau jeton numérique circule aux côtés de l'ancien jeton physique de plus en plus absent. Au début.
Tout comme le vieux certificat d'argent américain en papier pouvait être échangé contre un dollar d'argent brillant d'une once, le solde de dollars numériques affiché sur l'application bancaire de votre téléphone peut encore être échangé dans une banque commerciale contre une serviette verte imprimée, tant que cette banque reste solvable ou conserve son assurance-dépôt.
Si cette promesse de rachat vous semble un maigre réconfort, vous feriez bien de vous rappeler que la serviette en papier dans votre portefeuille vaut toujours mieux que ce contre quoi vous l'avez échangée : une simple créance sur une serviette en papier pour votre portefeuille. De plus, une fois que cette serviette en papier est bien rangée dans votre sac à main ou votre porte-monnaie, la banque n'a plus le droit de décider, ni même de savoir, comment et où vous l'utilisez. Enfin, la serviette en papier fonctionnera toujours en cas de panne du réseau électrique.
C'est finalement l'accessoire idéal pour le déjeuner de tout lecteur.
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Les partisans des CBDC affirment que ces monnaies strictement centralisées représentent la réalisation d'un étalon nouveau et audacieux - pas un étalon d'or, ni un étalon d'argent, ni même un étalon fondé sur une blockchain, mais quelque chose comme un étalon de feuille de calcul, où chaque dollar émis par une banque centrale est détenu par un compte géré par une banque centrale, enregistré dans un vaste registre d'État qui peut être continuellement examiné et éternellement révisé.
Les partisans de la CBDC affirment que cela rendra les transactions quotidiennes à la fois plus sûres (en éliminant le risque de contrepartie) et plus faciles à taxer (en rendant presque impossible de cacher de l'argent au gouvernement).
Les opposants à la CBDC, cependant, citent ces mêmes prétendues sécurité et facilité pour affirmer qu'un e-dollar, par exemple, n'est qu'une extension ou une manifestation financière de l'État de surveillance qui ne cesse de s'étendre. Pour ces critiques, la méthode par laquelle cette proposition éradique tant les risques de la faillite que les fraudeurs fiscaux dessine une ligne rouge vif autour son défaut mortel : cela ne se fait qu'au prix de l'installation de l'État, désormais au courant de l'utilisation et de la détention de chaque dollar, au centre de toute interaction monétaire. C'est le modèle chinois, s'écrient les chantres de la serviette en papier. Or en Chine, la nouvelle interdiction du bitcoin ainsi que la mise en circulation du yuan numérique, ont clairement pour but d'accroître la capacité de l'État à servir d'intermédiaire - à s'imposer au milieu de la moindre transaction.
L'intermédiation et son contraire, la désintermédiation, constituent le cœur du sujet, et il est remarquable de constater à quel point le discours de Waller s'appuie sur ces termes, dont les origines ne se trouvent pas dans la politique capitaliste mais, ironiquement, dans la critique marxiste. Ce qu'ils signifient, c'est le point de savoir qui ou quoi se tient entre votre argent et vos intentions à son égard.
Ce que certains économistes ont récemment pris l'habitude d'appeler, avec une emphase péjorative suspecte, les cryptomonnaies décentralisées - c'est-à-dire Bitcoin, Ethereum et autres - sont considérées par les banques centrales et commerciales comme de dangereux désintermédiateurs, précisément parce qu'elles ont été conçues pour assurer une protection égale à tous les utilisateurs, sans privilèges spéciaux accordés à l'État.
Cette crypto - dont la technologie même a été créée principalement pour corriger la centralisation qui la menace aujourd'hui - était, est généralement, et devrait être constitutionnellement indifférente à qui la possède et pour quoi faire on l'utilise. Pour les banques traditionnelles, cependant, sans parler des États dotés de monnaies souveraines, c'est inacceptable : ces concurrents cryptographiques représentent une perturbation historique, promettant la possibilité de stocker et de déplacer une valeur vérifiable indépendamment de l'approbation de l'État, et plaçant ainsi leurs utilisateurs hors de portée de Rome. L'opposition à un tel libre-échange est trop souvent dissimulée sous un vernis de préoccupation paternaliste, l'État affirmant qu'en l'absence de sa propre intermédiation affectueuse, le marché se transformera inévitablement en tripots illégaux et en repaires de chair où règnent la fraude fiscale, le trafic de drogue et le trafic d'armes.
Il est toutefois difficile de soutenir cette affirmation lorsque, selon nul autre que le Bureau du financement du terrorisme et des crimes financiers du Département du Trésor américain, bien que les monnaies virtuelles soient utilisées pour des transactions illicites, le volume est faible par rapport au volume d'activités illicites réalisées par le biais des services financiers traditionnels .
Les services financiers traditionnels, bien sûr, étant le visage et la définition même de l'intermédiation - des services qui cherchent à extraire pour eux-mêmes une partie de chacun de nos échanges.
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Ce qui nous ramène à Waller, que l'on pourrait qualifier d'anti-désintermédiateur, de défenseur du système bancaire commercial et de ses services qui stockent et investissent (et souvent perdent) l'argent que le système bancaire central américain, la Fed, décide d'imprimer (souvent au milieu de la nuit).
(Vous seriez surpris de savoir combien de faiseurs d'opinion sont prêts à admettre publiquement qu'ils ne peuvent pas faire la différence entre un tour de passe-passe comptable et l'impression de monnaie.)
Et pourtant, j'admets que je trouve toujours ses remarques fascinantes, principalement parce que je rejette son raisonnement mais que je suis d'accord avec ses conclusions.
L'opinion de Waller, ainsi que la mienne, est que les États-Unis n'ont pas besoin de développer leur propre CBDC. Pourtant, si Waller pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC parce que leur secteur bancaire commercial est déjà robuste, je pense que les États-Unis n'ont pas besoin d'une CBDC malgré les banques, dont les activités sont, à mon avis, presque toutes mieux et plus équitablement accomplies de nos jours par l'écosystème robuste, diversifié et durable des crypto-monnaies non étatiques (traduction : crypto ordinaire).
Je risque de perdre fort peu de lecteurs en affirmant que le secteur bancaire commercial n'est pas, comme l'affirme Waller, la solution, mais en fait le problème - une industrie parasite et totalement inefficace qui s'est attaquée à ses clients en toute impunité, soutenue par des renflouements réguliers de la Fed, grâce à la fiction douteuse qu'elle est trop grosse pour faire faillite .
Mais même si le complexe industriel bancaire s'est agrandi, son utilité a diminué, surtout par rapport à la cryptomonnaie. Autrefois, les banques commerciales étaient les seules à sécuriser les transactions risquées, en assurant le dépôt fiduciaire et la réversibilité. De même, le crédit et l'investissement n'étaient pas disponibles, et peut-être même inimaginables, sans elle. Aujourd'hui, vous pouvez profiter de tout cela en trois clics.
Pourtant, les banques ont un rôle plus ancien. Depuis la création de la banque commerciale, ou du moins depuis sa capitalisation par la banque centrale, la fonction la plus importante du secteur a été le mouvement de l'argent, remplissant la promesse de ces anciens billets à ordre en permettant leur remboursement dans différentes villes ou dans différents pays, et en permettant tant aux détenteurs qu'aux payeurs de ces billets d'effectuer des transactions en leur nom et au nom d'autres personnes sur des distances similaires.
Pendant la majeure partie de l'histoire, le déplacement de l'argent de cette manière nécessitait son stockage en grande quantité - ce qui nécessitait la sécurité concrète des coffres et des gardes. Mais à mesure que l'argent intrinsèquement précieux a cédé la place à nos petites serviettes de table, et que les serviettes de table cèdent la place à leurs équivalents numériques intangibles, cela a changé.
Aujourd'hui, cependant, il n'y a pas grand-chose dans les coffres. Si vous entrez dans une banque, même sans masque sur le visage, et que vous tentez un retrait important, on vous dira presque toujours de revenir mercredi prochain, car la monnaie physique que vous demandez doit être commandée auprès de la rare succursale ou réserve qui en dispose. Quant au gardien, malgré la place mythologique qu'il occupe dans vos représentations avec le granit et le marbre qu'il arpente, ce n'est plus qu'un vieil homme aux pieds fatigués, trop peu payé pour utiliser l'arme qu'il porte.
Voilà à quoi les banques commerciales ont été réduites : des services intermédiaires de commande d'argent qui profitent des pénalités et des frais, sous la protection de votre grand-père.
En somme, dans une société de plus en plus numérique, il n'y a pratiquement rien qu'une banque puisse faire pour donner accès à vos actifs et les protéger qu'un algorithme ne puisse reproduire et améliorer, si ce n'est qu'à l'approche de Noël, les cryptomonnaies ne distribuent pas des petits calendriers de bureau.
Mais revenons à l'agent de sécurité de la banque, qui, après avoir aidé à fermer la banque pour la journée, va probablement exercer un deuxième emploi, pour joindre les deux bouts - dans une station-service, par exemple.
Une CBDC lui sera-t-elle utile ? Un e-dollar améliorera-t-il sa vie, plus qu'un dollar en espèces, ou qu'un équivalent en bitcoin, ou en un stablecoin, ou même en un stablecoin assuré par la Federal Deposit Insurance Corp ?
Disons que son médecin lui a dit que la nature sédentaire de son travail à la banque a eu un impact sur sa santé et a contribué à une dangereuse prise de poids. Notre gardien doit réduire sa consommation de sucre, et sa compagnie d'assurance privée - avec laquelle il a été publiquement mandaté pour traiter - commence maintenant à suivre son état prédiabétique et transmet des données sur cet état aux systèmes qui contrôlent son portefeuille CBDC, de sorte que la prochaine fois qu'il va à l'épicerie et essaie d'acheter des bonbons, il est rejeté - il ne peut pas - son portefeuille refuse tout simplement de payer, même si son intention était d'acheter ces bonbons pour sa petite-fille.
Ou bien, disons que l'un de ses e-dollars, qu'il a reçu en guise de pourboire à son travail dans une station-service, est ensuite enregistré par une autorité centrale comme ayant été utilisé, par son précédent détenteur, pour effectuer une transaction suspecte, qu'il s'agisse d'un trafic de drogue ou d'un don à une organisation caritative totalement innocente et, en fait, totalement favorable à la vie, opérant dans un pays étranger jugé hostile à la politique étrangère des États-Unis, et qu'il est donc gelé et doit même être confisqué à titre de geste citoyen . Comment notre gardien assiégé pourra-t-il le récupérer ? Sera-t-il un jour en mesure de prouver que cet e-dollar lui appartient légitimement et d'en reprendre possession, et combien cette preuve lui coûtera-t-elle en fin de compte ?
Notre gardien gagne sa vie avec son travail, il la gagne avec son corps, et pourtant, lorsque ce corps tombera inévitablement en panne, aura-t-il amassé suffisamment d'argent pour prendre une retraite confortable ? Et si ce n'est pas le cas, pourra-t-il jamais espérer compter sur la bienveillance de l'État, ou même sur des dispositions adéquates, pour son bien-être, ses soins, sa guérison ?
C'est la question à laquelle j'aimerais que Waller, que la Fed, le Trésor et le reste du gouvernement américain répondent :
De toutes les choses qui pourraient être centralisées et nationalisées dans la vie de ce pauvre homme, est-ce que ce devrait être son argent ?
Telle était la question qui m'était posée dans le récent podcast que j'ai enregistré avec mon ami Emmanuel dans Parlons Bitcoin. On le trouvera en ligne en deux épisodes (* liens en bas de billet) et je ne vais pas le reprendre intégralement ici, mais seulement citer une ou deux idées, après avoir révélé ce qui m'est venu à l'esprit depuis. Car oui l'esprit souffle où il veut (Jean 8, 8) mais chez moi surtout quand il veut c'est à dire souvent... après-coup.
Or donc, voici ce que j'ai trouvé en ligne : une image qui m'a paru véritablement prodigieuse.
Pourquoi cette image si simple m'a-t-elle interpelé ?
Parce que le minuscule point orange, dont on ne distingue pas même la couleur, mais seulement l'éclat dans la nuit, m'a fait instantanément songer à la prophétie poétique du 9ème chapitre du livre d'Isaïe :
Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu se lever une grande lumière ; et sur les habitants du pays de l’ombre, une lumière a resplendi.
L'ensemble de ce poème biblique célèbre la fin de Babylone, figure de l'oppression, et la naissance d'un prince libérateur. Il ressemble à un chant de couronnement royal, dans la ligne du Psaume 2, mais aussi d'une importante littérature pharaonique, ce qui ne saurait me laisser indifférent. Pour les chrétiens, dont l'iconographie préfère d'ailleurs une petite lumière, comme celle de la crèche, il a clairement été interprété comme l'annonce du Sauveur.
Et c'est à ce point précis que l'arc s'est formé dans mon esprit : le Sauveur, Salvador : il est prophétique que ce petit pays, généralement peu exposé à l'attention de la foule, soit le premier à tenter (non sans mal) d'adopter Bitcoin. Décidément, oui, on a affaire à quelque chose de religieux, peut-être de mystique.
J'ai repensé alors à certaines choses que j'avais dites lors de cette conversation enregistrée avec cet ami qui, signe du Ciel ou non, s'appelle... Emmanuel !
Nous avions parlé d'abord de ce qui donne à la révélation de Bitcoin un aspect religieux (rites, vocabulaire, mantras, traditions) voire sectaire. Mon ami Yorick de Mombynes s'était déjà exprimé sur cet aspect (**).
Mais il y a au-delà, lui disais-je, des choses plus profondes qui font qu'il est effectivement de nature religieuse. Et je distinguais ce qui fait que Bitcoin intègre une dimension affective forte, et ce qui fait de lui un ferment de renaissance, l'annonce d'un monde nouveau.
Bitcoin emmène to the moon, il rend heureux.
Quand bien même ce serait une monnaie inutile dans le temps présent, comme les officiels tentent péniblement de nous en convaincre, elle est peut-être utile après les royaumes de ce monde, ou sur Mars ?
Or l'expression latine Salvator Mundi désigne une représentation iconographique précise du Christ, celle où il tient dans sa main l'orbe, ce globe surmonté d'une croix qui figure non pas la terre mais la voûte céleste. La fameuse expression urbi et orbi que l'on traduit par à la Ville et au Monde devrait plutôt me semble-t-il être traduite par à la Cité terrestre et à l'Univers .
L'un des monuments emblématiques de la capitale du Salvador est la statue du Divino Salvador del Mundo dont la photographie les nuits de pleine lune révèle le sens cosmique. Le Sauveur, pieds en terre pointe alors to the moon, faisant ainsi le lien avec la sphère céleste et l'au-delà.
To the moon semble de prime abord un slogan technologique, le cri que l'on peut prêter au professeur Tournesol comme aux Richard Branson, Jeff Bezos et Elon Musk du jour. Mais comme je l'ai déjà noté dans un billet consacré à l'Immortel, l'irruption de la cryptographie, de ses monnaies et de ses échanges décentralisés s'inscrit autant dans cet impetus technologique un peu prométhéen que dans un bouillonnement moral, politique et parfois religieux qu'il est plus difficile de cerner.
Il y a aussi une dimension de Renaissance dans Bitcoin.
Cette dimension pourrait conduire à l'inscrire entièrement dans le courant qui va depuis l'Humanisme renaissant jusqu'aux Lumières, puis à la Révolution et à une modernité fondamentalement a-religieuse. C'est évident et je ne nie pas que de nombreux bitcoineurs soient comme le célèbre Laplace qui, interrogé sur la place de Dieu dans son système, assurait ne pas avoir besoin de cette hypothèse . Mais ceci ne contredit pas l'existence d'une autre sensibilité et surtout d'une autre grille de lecture.
To the moon évoque pour moi la phrase de Michel-Ange, prévenant que Il più grande pericolo per noi non è che miriamo troppo in alto e non riusciamo a raggiungere il nostro obiettivo ma che miriamo troppo in basso e lo raggiungiamo. Le plus grand danger pour nous n’est pas que notre but soit trop élevé et que nous le manquions, mais qu’il soit trop bas et que nous l’atteignons. Je ne cite évidemment pas Michel-Ange (si cette phrase est bien de lui !) par hasard, et je ne pense pas non plus que ce soit par le seul hasard de la découverte d'un livre dans les débarras d'une ancienne fonderie d'or que l'artiste Pascal Boyart ait eu la révélation de ce qu'il devait y peindre.
Que dit sa Sixtine, joliment baptisée « des bas-fonds » ? Qu'il y a un Jugement au moment de la fin d'un monde. Il suffit d'admirer les détails par lesquels - toujours avec tact et respect - il renouvèle, subvertit et actualise l'oeuvre originale pour voir ce qui est jugé et condamné.
Le Jugement n'est pas l'expression d'une opinion (la fameuse intime conviction des Assises) c'est le tri de ce que l'on peut nommer le bien et le mal, le tri de ce qui est vrai et de ce qui est faux. L'artiste a donné au charlatan un visage qui évoque furieusement un chef d'État considéré comme le plus menteur de son temps, inventeur d'une forme de monnaie dont le rapport à la vérité reste toujours problématique. Monnaie que sa précédente fresque, consacrée au désastre de la Méduse, évoquait déjà crument.
Il y a un monde nouveau.
Le Christ dévoilé le 1er novembre 1541 était beau comme un dieu mais fort comme un lutteur. L'ensemble de l'œuvre scandalisa les uns (n'aurait-elle pas sa place dans un bordel mieux que dans une église ?) et apparut à d'autres comme ce que l'historien contemporain Paul Ardenne appelle une machine de guerre contre la tiédeur de la foi .
Avec ses corps majoritairement masculins et intégralement dénudés, auxquels Pascal Boyart a d'ailleurs restitué leurs attributs virils d'origine, la fresque de Michel-Ange marquait un retour platonicien : beauté, force et bonté comme reflets du vrai. Or qu'il le sache ou non, le bitcoineur est platonicien, et en tout cas il est fatigué de la pénible scolastique aristotélicienne sur la monnaie et ses fonctions que lui infligent les banquiers et leurs économistes.
La prophétie d'Isaïe, que l'image du Salvador brillant dans la nuit m'a remise à l'esprit, décrit par ailleurs ce qu'est une force de libération. C'est ce qu'énonce son verset 4 : le joug qui pesait sur lui, le bâton qui frappait son dos, la verge de celui qui l'opprimait, Tu les brises . Bitcoin est lui-aussi annoncé comme un facteur de libération et même de salut par ses adeptes.
C'est pour moi - et je crois que c'est un point essentiel - cette dimension dite sotériologique et non pas sa prétendue complexité qui rend Bitcoin incompréhensible à ceux qui pensent que c'est une folie complète, ce truc .
Car Bitcoin est comme un scandale pour les grands-prêtres bancaires et une folie pour les philosophes de la monnaie légale (voyez 1 Corinthiens 1:23). Et la bronca contre le petit Salvador de tous les patrons de la Banque Mondiale ou du FMI qui tonnent, menacent ou insinuent, n'est-ce pas ce qu'on trouve dans le Psaume 2 : Pourquoi les rois de la terre se soulèvent-ils ?
Je songeais à tout cela quand j'ai vu le président Bukele expliquer sa loi lors d'une longue présentation à la télévision nationale (***). Séquence plutôt impressionnante. Et devant qui s'exprime-t-il ? Devant le portrait de Monseigneur Romero, récemment canonisé. Pourquoi ? je vous le demande ...
Il faut toutefois se montrer très prudent. Comme je le disais vers la fin du podcast, quand on a dit que Bitcoin intégrait une dimension religieuse, on n'a pas encore dit quel pouvait bien être son dieu. Démiurgique et prométhéen dans son ambition initiale, Bitcoin est guetté par des dangers eux-aussi religieux : l'adoration du Veau d'or, bien sûr, mais aussi le pacte constantinien. Comme au début du quatrième siècle, quand le christianisme, longtemps combattu par l'empire, en devient la religion officielle.
L'aventure au Salvador n'est pas sans péril, pour tout le monde. Autant prévenir, urbi et orbi.
Un ami qui, sans être une « baleine » crypto ni un « pigeon » ébloui par les nouvelles technologies, me lit tout de même à l'occasion, a réagi à l'image du passe-boule turc qui ornait mon précédent article en me demandant comment on pourrait bien jouer avec un bitcoin au jeu très populaire dans sa Picardie et que l'on nomme « le jeu de la grenouille ».
Voyant dans cette question pratique un signe tangible de basculement de l'opinion (enfin des questions concrètes, appelant des réponses ELI5 comme dirait un autre ami, militaire celui-là) je me suis mis immédiatement à penser à la grenouille.
Il semble que le jeu de la grenouille soit né dans les guinguettes parisiennes avant la révolution. Il se serait ensuite répandu notamment dans le Nord (mon ami est chti donc il dit que c'est un jeu picard) et un peu partout dans le monde, dans sa forme originale, ou sous la forme de « jeu du tonneau » qui est un bricolage pour ceux qui ne disposent pas du matériel canonique.
Au fond c'est une variante sophistiquée du jeu de « passe boule » (dont le nom doit dater d'une période où le mot boule n'avait point dévié vers d'autres jeux) car l'idée de base reste de viser avec adresse pour faire passer la chose, boule, palet ou parfois pièce de monnaie. Une tête de turc ou de clown fait l'affaire, mais n'importe quelle gueule ouverte aussi.
La question importante c'est « pourquoi une grenouille ? »
La réponse est évidemment à chercher du côté de l'expression « manger la grenouille » dont ma grand mère usait encore pour dire que quelqu'un mangeait ses économies ou qu'un commerçant travaillait à perte. Le lecteur note que j'oblique lentement mais surement vers les questions d'argent : c'est ma vraie nature ...
Il faut donc là aussi revenir un peu avant la Révolution. Avant d'opter pour la forme cochon (cf. mon sous-entendu graveleux précédent) les tire-lires avaient la forme de ces petits batraciens, qui, telles vos économies, préfèrent se cacher, mais auxquels vous ne pouvez vous empêchez de songer la nuit en les entendant coasser dans vos rêves...
On introduisait la pièce destinée à la thésaurisation par la bouche, ici à peine entrouverte, car l'épargne n'est pas un jeu d'adresse. On trouve des modèles en fonte, en barbotine ou en porcelaine. La pièce se glisse parfois dans le dos de l'animal, qui n'apparait à l'occasion qu'à titre de décor sur des tire-lires aux formes les plus diverses.
Que peut bien évoquer la grenouille de ces tire-lires ?
La grenouille est présente dans de nombreuses traditions, généralement associée à l’élément liquide. Son cycle naturel offre aussi une dimension symbolique liée aux changements d'états, aux transformations, mais aussi au caractère transitoire des choses et de la vie. Toutes choses que (nos ancêtres y pensaient-ils ?) l'on retrouve autour de la notion d'équivalent général du cash.
Mais la capacité du petit amphibien à passer de l'élément terrestre à l'élément liquide me parait également riche d'enseignements et je laisse chacun y songer en pensant à son petit pécule.
Si le mot tire-lire semble attesté dès le moyen-âge, la chose, sous une forme ou sous une autre, existait du temps des romains mais aussi en Chine, où du temps des Song on l'appelait « pūmǎn », mot chinois s'écrivant 扑满 et signifiant littéralement « frapper-plein » ce qui suggère un fonctionnement universel : on remplit la chose progressivement, et quand elle est pleine, on la casse. Ce qui permet de comprendre l'arrivée du cochon, qui bouffe un peu de tout (l'argent n'ayant point d'odeur) et que l'on engraisse ainsi jusqu'au moment où on le bouffe lui-même.
Et Bitcoin : to the moon ou to the pond ?
La logique rituellement invoquée dans la communauté à l'aide du hashtag #StackSats (voir ici un intéressant fil de discussion sur sa difficile traduction en langue française) est un peu différente de la tire-lire à bouche de grenouille dans sa version ancestrale. Jadis, quand on incitait les petits enfants à épargner, la valeur de la pièce de monnaie n'était pas censée fondre. Les enfants nés à partir de la grande guerre ont trouvé leurs grenouilles décevantes ! En revanche ceux qui auraient reçu leur argent de poche en bitcoin au commencement de la première décennie de notre siècle pourraient trouver la grenouille devenue enfin aussi grosse que le bœuf.
La vraie question reste donc, encore plus que du temps jadis, de savoir quand il convient de manger la grenouille ou de casser la tire-lire.
Bien sûr le solutionniste qui sommeille en chaque geek bondit ici en assurant que Bitcoin offre le moyen miraculeux de s'offrir les fameuses « jouissances de Sardanapale » dont parle le Philosophe, sans pour autant avoir à passer le batracien à la poêle avec la dose d'ail prévue. La « collatéralisation » apparait dans bien des conversations comme la recette miracle : je mets en dépôt ma grenouille pleine de bitcoins, on me prête 80% de sa valeur en euros, et quand je rembourse, on me rend intacte ma grenouille qui, suivant gentiment la courbe de régression logarithmique vaut bien plus qu'au début de l'opération. J'ai joui, je n'ai rien perdu, miracle.
Sauf bien évidemment que si Bitcoin a baissé, fût-ce quelques heures, le prêteur (qu'il s'agisse d'un prêt sur gage ou d'un crédit lombard...) aura fait un appel de marge, ou liquidé une part de votre cagnotte : la grenouille pourrait donc être rendue sans cuisses, voire en bouillie. Parce que l'équilibre final de l'opération magique tient sur la hausse du collatéral, bref de Bitcoin. Et c'est quand même un peu ce qui s'est passé jadis avec les petites maisons dans la prairies américaines, dont la valeur devait monter, monter, monter...
On voit bien que les Pythies bancaires n'osent plus trop entonner l'air des N'y touchez pas. Ceux qui auraient « un peu de lettres et d'esprit » devraient-ils ici citer le roi des rabats-joie ? Bitcoin est-il la « chétive pécore » et ses adeptes de sales petits batraciens coassants ? Je ne le crois pas et à tout prendre c'est plutôt le système légal qui ressemble au bœuf anabolisé. Mais il y a les risques à prendre et ceux à éviter. Transformer ses économies quand elles sont situées dans une autre dimension de l'espace impose sans doute un sacrifice. Manger la grenouille reste effectivement la grande question.
J'arrête ici avec ma morale d'épargnant old school, parce que je sens bien que je vais me faire traiter de vieux crapaud, voire pire. Il n'est pas facile à tenir, le rôle de Tonton Crypto !
D'ailleurs un de mes amis a dit un jour plaisamment que je savais « tout ; sauf les sciences naturelles ».
Je n'ai donc pas les moyens d'apporter ici des réponses, mais seulement de suggérer quelques questions. Celles que soulève ma fable animalière rejoignent d'ailleurs celles qui avaient été tracées dans un billet platonisant, intitulé « céleste monnaie? » et inspiré par la lecture d'un livre de Mark Alizart, philosophe bitcoin-hétérodoxe.
Si l'on poursuit l'hypothèse que, vivant à la charnière de deux milieux, Bitcoin serait une sorte d'amphibien, née sous forme de larve informatique, et progressivement mais partiellement seulement acclimatée dans le monde organique, alors :
serait-il un animal à sang froid ? de ceux qui doivent passer la saison d'hiver (et les périodes trop chaudes !) en vie ralentie, dans un terrier, dans la boue ou sous un caillou ? ou dans une caverne ?
aurait-il non pas deux mais trois respirations ?
connaitrait-il des périodes de mue? La cryptomonnaie serait alors moins une sorte de grenouille qu'une sorte de salamandre. Flippening or not flippening that is the creepy question...
Ce billet « sang neuf » pourrait bien ne me faire que peu d'amis. Mais j'y songeais depuis trop longtemps. Et autant prévenir, les têtes de turcs les plus remarquables ne sont pas sur le Bosphore, même si les autorités de ce pays viennent d'interdire Bitcoin pour les paiements, ce qui leur permettra ensuite de dire que Bitcoin ne sert que pour des transactions illicites...
On commencera par un peu d'histoire, pour amuser la galerie, et on finira par un bain de sang quand je daignerai en venir au sujet, dont le sort des crypto-entreprises qui ont eu le tort de penser un temps que l'on pouvait faire quelque chose dans un pays où la fiscalité restait élevée mais justifiée par l'excellence de la « régulation » offerte par un État puissant et éclairé.
Une histoire triste, en fait.
On lit un peu tout sur l'origine de l'expression « tête de turc ».
Ceux dont la mémoire ne remonte pas trop loin (déjà le 20ème siècle parait si vieux !) la font naître au 19ème, avec les dynamomètres de foire sur lesquels il fallait frapper le plus fort possible et qui représentaient un visage surmonté d'un turban ou d'un tarbouche.
J'y crois moyennement, parce qu'à vrai dire on retrouve beaucoup moins de turcs sur des dynamomètres que sur d'innombrables jeux dits de « passe-boule » comme celui qui orne ce billet, sans compter les décors de manèges et d'attractions les plus diverses.
Mais même en restant au dynamomètre, cela ne résout pas l'énigme, car pourquoi un turc ? Parce qu'il fallait montrer qu'on était « fort comme un turc » selon une expression attestée au 17ème siècle et qui serait peut-être née d'une observation empirique des performances des diverses ethnies enchainées aux bancs des galères. À moins qu'il ne s'agisse d'une appréciation laudative de la « claque ottomane », coup mortel dont les janissaires savaient faire bon usage en utilisant la paume de leur main avec un élan d’épaule pour accentuer la vitesse et la force de la claque, coup toujours désigné comme osmanli tokadi dans les bons manuels.
En remontant d'un siècle, c'est en septembre 1565 que lors du fameux Siège de Malte (île jadis considérée comme place forte inexpugnable et aujourd'hui appréciée de plusieurs amis pour son caractère crypto-friendly) les assaillants Turcs s'étant laissés aller (dit-on, car malgré mon grand âge je n'y étais pas !) à clouer les cadavres des défenseurs d'un fort avancé sur des croix et à les envoyer dans la passe de Malte pour saper le moral des autres défenseurs, le grand maître La Valette répliqua en faisant bombarder les turcs avec des têtes de leurs compatriotes.
Encore un effort et l'on arrive enfin dans les dernières années du 11ème siècle. Je m'arrêterai là, c'est promis, au siège que les Croisés emmenés par Godefroy de Bouillon mirent le 14 mai 1097 devant Nicée.
La ville était majoritairement chrétienne mais occupée pour le compte du Sultan Kilidj Arslan, par une garnison turque qu'il finit par abandonner à son triste sort.
Alors, pour casser le moral de celle-ci, les Croisés envoyèrent à l’aide de catapultes les têtes des soldats turcs morts au combat à l’intérieur de la ville fortifiée. On voit que le procédé s'adapte en fonction de la technologie.
La ville fut prise.
Il existe d'autres têtes de Turcs dans notre histoire : elles vont doucement me ramener à la fâcheuse actualité de la « Crypto Nation » française.
C'était du temps que le mot « turc » désignait, en Europe, à peu près tous les musulmans du bassin méditerranéen et du Proche-Orient.
Il fallait bien traiter, échanger, commercer avec ces Infidèles. La France depuis François Ier était même l'alliée des Ottomans. Mais sans école des « Langues'O » - elle ne sera créée que sous Louis XIV - et sans Google Trad, échanger avec le turcs n'était point donné à tout le monde. Les échanges se faisaient dans la réalité entre des « Turcs de profession » et des « Turcs d'Ambassade ».
Un « Turc de profession » c'est un diplomate adroit et parlant la langue turque, mais c'est le plus souvent un homme plus ou moins français, plus ou moins marchand, plus ou moins fils de son prédécesseur et qui, pour vivre en paix et prospérer chez les Infidèles, s'est converti ou a fait semblant. En face de lui, un « Turc d'Ambassade » c'est un homme plus ou moins turc, arabe, arménien, juif ou grec, plus ou moins marchand et plus ou moins cousin des autres « Turcs » qui fréquentent nos ambassades, imitent les mœurs des roumis et parlent assez le français pour rappeler sans subtilité qu'ils ne sont pas mahométans et qu'on peut donc leur faire confiance. Champagne et petits fours, à défaut des Ferrero Roche d'Or...
Il en était toujours ainsi du temps de Napoléon et... jeune coopérant au Caire, au début des années 1980, je me souviens d'une réunion où sur une dizaine de participants, deux diplomates français, l'un des diplomates égyptiens et le représentant du journal Le Monde étaient tous quatre d'origine maltaise.
Ce qui est essentiel ici c'est que tous ces gens vivent dans le même monde, et qu'aujourd'hui les relations entre la Bitcoinie et la République sont ainsi faites. Juristes d'un côté, régulateurs de l'autre ; régulateurs qui s'en vont dans le privé la semaine suivante, juristes et fiscalistes que la suppression de la régulation ou un taux d'imposition plus modéré mettraient dans la gêne sinon au chômage. De prime abord, cela semble pouvoir faciliter les choses. Mais on juge un arbre à ses fruits...
Les relations entre les bitcoineurs et les autorités ne sont pas systématiquement empreintes de l'hostilité qu'un lecteur de gazettes pourrait imaginer.
Il faut pourtant avouer que ce n'est pas chose facile. Ça tape dur et quand le bitcoineur n'est pas traité de « geek illuminé », de pauvre fou, de crétin inculte (si tant est que l'économie soit une culture), d'escroc ou de financier du crime, il a de la chance. Mais reconnaissons-le, les trolls internets qui remplacent l'argumentation par l'invective sont aussi nombreux de notre côté. Prenez, par exemple, le débat sur l'empreinte écologique du bitcoin : on peut penser que tel ou tel auteur se trompe, on n'est pas obligé de traiter un professeur d'université de « prétendu savant payé par nos impôts », ni un haut fonctionnaire d'énarque sexagénaire. Il vient un moment où les attaques ad hominem s'apparentent au pire au jeu de la « tête de turc », au mieux à celui du « massacre ».
J'ai toujours été attentif, par exemple lors des Repas du Coin qui (jadis!) réunissaient experts, curieux, sceptiques et personnalités venues du monde officiel à ce que règne la courtoisie.
Hélas, même courtoises, les relations ont été largement le fait de Bitcoineurs de profession et de Bitcoineurs d'ambassade ou disons d'une part de juristes, fiscalistes, lobbyistes et affairistes suffisamment frottés de la chose pour pouvoir en parler, souvent fort bien, sinon au milieu des vrais experts, du moins dans la bonne société des rencontres, groupes de travail, colloques et auditions...et d'autre part de jeunes haut-fonctionnaires ou de parlementaires suffisamment instruits pour ne pas confondre crypto et clepto, assez subtils pour se démarquer des usages officiels les plus repoussants pour leurs interlocuteurs, assez hardis pour se rendre à la station F sans gousse d'ail. Le caractère « déconstruit » de ce lieu emblématique cache mal, d'ailleurs, sa nature de joujou de milliardaire. Un lieu de prestige moins guindé que le château Yquem mais où l'on peut aussi accueillir stars et ministres. Une simple mue du capitalisme de connivence...
Entre tout ce beau monde, d'audition en rencontre, on a construit un cadre réglementaire qui devait assurer à la France une position non pas convenable, mais de premier plan, exceptionnelle, dans l'économie qui émergeait à partir de 2014. La France, comme on sait, n'est vraiment elle-même que dans la grandeur...
J'ai commencé à avoir des doutes fin 2018. Toute l'agitation de la loi PACTE n'accouchait que d'un cadre réglementaire pour les ICO, après la vague et avec un label AMF qui ne permettait même pas aux heureux bénéficiaires d'obtenir, comme quelques députés de la majorité l'avaient proposé, un compte en banque à la Caisse des Dépôts. La reculade d'octobre 2018, le porte-parole de la Caisse assurant que ses 6000 employés n'étaient « pas équipés pour gérer ce type de compte » tandis qu'une autre députée, issue du même groupe que les auteurs de l’amendement n°2728, se chargeait de débiter les sottises d'usage est un cas d'école. C'est ici.
Ce début d'année 2021 voit sans doute la coque de la « Blockchain Nation » définitivement atteinte si l'on en juge par le nombre de craquements :
Côté institutions et pouvoirs publics
L'entrée en vigueur de l'obligation pour les prestataires fournissant un service de conservation d'actifs numériques d'obtenir un statut officiel de « PSAN » qui répond largement à la question posée par Charlie Perreau dans le Journal du Net : comment la France a mis à l'arrêt ses start-up cryptos. L'article souligne l'une de nos failles fatales : l'incroyable arrogance des autorités, que n'oseront pas incriminer publiquement les demandeurs du statut ni leurs intermédiaires. Quand l'AMF répond : « la plupart des dossiers présentés aux autorités sont incomplets, tant sur la forme que sur le fond. Sur la forme, la plupart des dossiers remis aux autorités ne comportent pas toutes les pièces requises par la réglementation. Sur le fond, les éléments communiqués ou dispositifs du PSAN présentent régulièrement des lacunes » il ne vient à l'idée de personne dans ce kakfaland que les torts sont au minimum partagés ?
L'attitude de la FBF qui, après avoir participé à un groupe de travail réuni par l'ACPR (avec du bitcoineur de profession) trouve le moyen de se dégager de l'accord final. C'est ici avec en page 25 la liste des participants et en page 26 les protestations de ladite fédération.
L'attitude de la Banque Postale, seule banque publique du classement publié par Bitcoin.fr quant à l'attitude des banques vis à vis des cryptos, qui en occupe désormais l’avant-dernière place. L'attitude grotesque de la CDC en octobre 2018 n'était donc en rien liée aux pitoyables excuses mises alors en avant.
Le décret n° 2021-387 du 2 avril 2021 relatif à la lutte contre l'anonymat des actifs virtuels et renforçant le dispositif national de lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme (comme c'est engageant ! pourquoi ne l'ont-ils pas daté de la veille ? ) qui vient rajouter un supplément de sable dans des rouages déjà sérieusement bloqués.
Côté business (si l'on peut dire)
Fleuron de la modernité bancaire, la fameuse « Banque d'en face » dont les petites saynètes publicitaires moquent la navrante stupidité et l’absence de compétences crasses des conseillers de la banque à la papa, trouve le moyen de clôturer le compte d'une des dernières entreprises françaises de vente de cryptoactifs alors même qu'elle vient de réussir à obtenir le statut de PSAN. C'est ici avec un PS pour laisser entendre que grâce à un peu de barouf et à l'intervention du député Pierre Person, la Société Générale étudierait le dossier...
La triste fin de Bitit, après six ans d'activité. Depuis décembre elle attendait son statut PSAN, et n'avait donc pas le droit d'accueillir de nouveaux clients. Fin de partie, après avoir en 6 ans et avec 5 000 € de capital initial et moins de 215 000 € levés servi environ 500 000 clients de plus de 50 pays et traité plus de 230 millions de dollars de transactions... au moment même où l'introduction en bourse de Coinbase montre à quel point la France a raté le coche et signé pour une nouvelle forme de vassalité C'est ici.
Je crois que moi-même, comme plusieurs amis, membres de notre association Le Cercle du Coin, entrepreneurs, blogueurs, auteurs, lobbyistes, juristes, nous aurons fait (le plus souvent bénévolement, face à des mamamouchis bien payés) tout ce qui était possible. Les rencontres, les missions, les rapports n'ont pas servi à grand chose. Les agréments, les statuts, la régulation ont nourri bien des gens mais pas les entreprises, et n'ont servi l'intérêt de la France que dans l'idée que s'en font des fonctionnaires-rentiers-de-la-paperasse à qui leur presse favorite fournit régulièrement de bons arguments pour douter de l'innovation et du rabâchage des théories d'Aglietta et Orléan sur la monnaie comme « fait social total » au pays merveilleux des principes républicains. Je ne veux pas en faire des têtes de turcs, ni me répéter : j'ai déjà dit ce que j'en pensais dans mon billet précédent.
J'ai tôt manifesté un rien de pessimisme (celui qui n'empêche pas de continuer à se battre). Mais je crois maintenant que c'est cause perdue. Comme d'autres (voir ici ce qu'en dit Philippe Honigman, avec le Radeau de la Méduse original en illustration...) je crois que cela renvoie aux précédents échecs français, profondément, sous l'épiderme (dont l'ENA ou ce qui en tiendra lieu demain pourrait être le symbole), sous le derme, dans la viande et dans la moelle.
Il est clair enfin que les pouvoirs publics ont aujourd'hui d'autres priorités, sur lesquelles ils s'estiment prodigieusement efficaces même contre certaines évidences, mais c'est presque tant mieux pour nous.
Voici un billet dont le sujet m'avait été suggéré d'abord par une simple homophonie, ensuite par une réelle intuition. Il m'a conduit à quelques recherches fécondes. Le sang, liquide infiniment précieux, que l'on versa bien avant de verser des sommes d'argent, le sang qui eut un prix des siècles avant l'invention de la monnaie, que pouvait-il nous dire de la valeur que doit avoir une monnaie, surtout en ayant Bitcoin en tête ?
Est-ce que, pour suivre un simple jeu de mot initial, je ne m'aventurais pas dans une quête peut-être sacrée mais où le sol allait se dérober sous mes pas ?
S'il me fallut plus de six mois pour écrire ce billet n°100, c'est que je consacrais d'abord le temps de confinement à me faire un sang d'encre, j'entends à soigner mes angoisses par l'écriture sur d'autres sujets. Ensuite, durant l'été, il me fallut rechercher dans tous les endroits où je stocke du livre l'utile ouvrage de Jean-Paul Roux, Le Sang, trop superficiellement feuilleté à sa sortie en 1988 et depuis lors peut-être sottement prêté à quelque ami indélicat (devenu de ce fait frère de sang) et enfin à le racheter et à le relire. Voilà, pour le making of.
« Tu ne tueras pas »
Ce commandement est au fondement de notre civilisation, tout autant que son contournement dans les faits, mais aussi dans le droit, où s'élabore presque toujours une théorie distinguant ce qui est légitime, ce qui est seulement excusable, et ce qui est interdit, voire punissable de mort, et ceci dans des conditions particulières pour échapper à la vendetta. Bref l'effusion du sang, encadrée rituellement, l'est aussi politiquement.
Une violence légale, que l'on présente abusivement comme une « violence légitime », s'instaure au profit des seigneurs, puis du roi seul, et enfin du monstre froid.
Le rapprochement entre le droit de battre monnaie et le droit de répandre le sang (que ce soit à cheval à la guerre ou sur le trône du justicier, soit dans les deux postures que l'on retrouve sur les pièces médiévales) trouve son symétrique dans la presque coïncidence du moment où nous, Français, trouvons le secret du premier « argent miracle » et de celui où nous tranchons la tête du Roi des Français.
Le temps où l'on chante les vertus du « sang impur » voit un effondrement de la valeur de la monnaie comme aucune catastrophe d'ancien régime n'en avait suscité.
La gênante ressemblance de la planche à billet et de la « Veuve » illustre cette idée de façon troublante.
Désormais le « premier fonctionnaire de la Nation » pourra être plus ou moins clairement élu ou bien s'imposer par la violence et la ruse, mais plus n'est besoin que coule dans ses veines la moindre goutte de sang de saint Louis.
Certains présidents se sont donnés le frisson en allant, plus ou moins seuls ou nuitamment, visiter la basilique Saint-Denis : rien n'y fait, n'étant pas de la famille, ils n'y sont jamais que des touristes et cela n'abuse que les journalistes. En outre les tombeaux sont vides, la république, dans sa prime jeunesse, ayant poussé la désacralisation jusqu'au sacrilège, ce qu'elle n'aime pas voir rappeler, d'ailleurs.
Le choix du chef (caput, le mot qui donne « capital ») ne dépendant plus, dès lors, que de la loi, fût-elle celle du plus fort, n'y a-t-il pas quelque risque de voir la même loi régir la monnaie ? Napoléon, qui entendait bien créer une dynastie nouvelle et « succéder à Charlemagne » plutôt qu'à Robespierre ou Barras, voulut restaurer la valeur de la monnaie (5 grammes d'argent à neuf dixième). Malgré la force de sa volonté et la clairvoyance de ses intuitions, la référence au métal précieux ne devait pas résister à la modernité davantage que celle au « sang de France ». Désormais es papel.
La première monnaie?
J'aime bien rappeler, en conférence ou en situation d'enseignement - et surtout avec les plus jeunes, les plus politiquement corrects - que « la première monnaie, ce sont les femmes ». Frissons ou froncements de sourcils garantis. J'embraye sur le regretté Graeber, et ce qu'il en dit dans Dette, pour faire passer... Mais , né à Rome, je pense naturellement aux vaillantes Sabines, dont l'enlèvement finit d'ailleurs par créer des relations fructueuses. Tous les hommes sont beaux-frères ! De ce viol (à nos yeux) et de ce vol d'un sang étranger, n'est-il pas né le moins raciste de tous les Empires?
Le sang des femmes a, je crois, offert à toutes les cultures connues de quoi forger mythes et représentations. Je n'évoquerai ici que celui de la défloration, telle que se la représentaient nos ancêtres. « Cette blessure que l'on inflige à celle qui va devenir la mère de ses enfants n'est pas sans éveiller un trouble » écrit JP. Roux. Il n'y a pas de vie, de perpétuation de la lignée et de la structure sociale sans ce premier saignement, traditionnellement interprété comme offrande, consécration et prémices.
Nous ne comprenons plus aujourd'hui les anciennes obsessions tournant autour de l'innocence ou de la sagesse des filles avant le mariage que comme un dispositif de contrôle social et patriarcal, ce qui est tellement évident que peut-être faut-il aller voir un tout petit peu plus loin.
Nous avons, sans doute, perdu ou totalement changé le sens du sang. La religion contemporaine nous impose plutôt de le donner de façon anonyme, en le versant au pot commun sanitaire géré par les autorités, ce qui a un petit parfum de contributions volontaires comme on disait en 1789 pour désigner l'impôt.
Signer avec son sang ?
Jadis, donner son sang (comme le faisaient la femme à son mari, le vassal à son suzerain, le croisé à son Dieu) avait tellement de sens que signer avec son sang devint un fantasme mythologique obligé, dès qu'apparurent au moyen-âge les récits de diableries, avec leur commerce satanique. La goutte de sang est l'un des moments forts de la légende de Faust, en quoi Hegel voyait « le mythe philosophique par excellent » : le pacte signé de sang coulant de la main gauche y figure dès la première version littéraire.
Voilà, dira le moderne, une intéressante signature biométrique. Le célèbre clown qui prétend être Satoshi et ne peut signer un satoshi suggère que l'identité que confère une clé bitcoin ne s'usurpe pas davantage que le sang. Voilà, pensait en son temps l'ancien, un paiement en monnaie réelle : le sang c'est l'âme. Une goutte suffit. La signature est irréversible, la transaction opérée ex opere operato.
Payer avec son sang?
Infiniment précieux, le sang ne saurait, sans scandale, profanation ou prostitution, payer les dépenses courantes. L'effusion de sang semble au contraire indispensable pour laver le sang versé, mais aussi pour laver l'honneur bafoué. « Presque tout, d'après la Loi, est purifié avec le sang ; et sans effusion de sang, il n'y a pas de pardon » dit saint Paul (Épître aux Hébreux). Plus prosaïquement, Napoléon dira un peu la même chose un jour qu'un soldat sortit du rang pour réclamer une croix de la Légion d'Honneur qu'on lui refusait malgré moult exploits. Son Colonel, interrogé, reconnaissait les faits d'armes du brave, mais en ajoutant que c'était « un ivrogne, un voleur, un...». Sans vouloir en connaître davantage, l'Empereur accorda la faveur en répondant «Bah, le sang lave tout cela...». Le créateur de la Banque de France et de la Légion d'Honneur était attachée à la valeur des choses, plus que des gens, sans doute.
En Europe, cette vieille idée a servi à justifier une pratique née du tournoi médiéval, et transformée au 16ème siècle pour servir tant à la vengeance du sang qu'à la punition des offenses : « Ce n'est que dans le sang qu'on lave un tel outrage » comme le dit Don Diègue dans Le Cid. C'est que l'honneur est une chose qui semble presque disparue, sauf peut-être dans « le milieu », chez ceux qui ont notamment le front de vouloir se faire justice eux-mêmes.
Comme l'honneur a été remplacé par le sentiment, les duels ont cédé la place aux centaines de procès intentés aujourd'hui par tous ceux qui s'estiment « choqués » par telle ou telle allusion (maligne ou innocente) à leur personne, à leurs origines, à leur orientation sexuelle etc. Ces procès apparaissent comme des avatars cheap des duels : on ne s'en tirait pas jadis à si bon compte, avec de la monnaie d'honneur constituée de parlottes judiciaires et de condamnations à l'euro symbolique.
« Faut qu'ça saigne » comme disait Boris Vian : la corde c'est pour les dépressifs (ceux qui pensent ne pas avoir de valeur intrinsèque ?) alors que naguère un homme d'honneur qui faisait faillite, loin de monter une nouvelle entreprise avec de nouveaux partners, se révolvérisait proprement sur le sofa ou tapis déjà rouge du grand salon. Dans l'affaire Madoff, un banquier français s'est significativement ouvert les veines. Le boursicoteur qui saute par la fenêtre s'inscrit dans cette tradition, puisqu'il finit lui aussi dans une mare de sang, après avoir répété métaphoriquement la chute dramatique des valeurs spéculatives qui l'a conduit à cette issue fatale.
Une séance de krach boursier est d'ailleurs rituellement décrite comme un « bain de sang ». On voit bien, parmi les bitcoineurs, que ceux qui ont déjà vécu deux ou trois de ces épisodes constituent une noblesse de sang et se gaussent des effrois des nouveaux venus. Les grands seigneurs du trading ne sont-ils pas, d'ailleurs, un peu vampires, vivant la nuit, se reconnaissant entre eux, déplaçant instantanément et sans bruit sinon leurs corps du moins leurs actifs ?
Le Graal
Difficile de ne pas aborder, pour finir, le sang sous son aspect sacramentel : le vin que la transsubstantiation opérée pour le sacrifice de la messe change en sang du Christ. On est ici hors de tout commerce possible : une goute du sang précieux pour racheter les péchés de toute l'humanité.
La disproportion de la chose, et pour être franc son caractère par trop abstrait, ont pour ainsi dire déporté l'imagination des profanes du contenu au contenant. L'histoire du Graal est en elle-même fascinante : ce possible avatar du chaudron magique qui nourrissait les héros celtes ou ressuscitait les guerriers morts au combat est progressivement enchâssé dans le récit chrétien à partir d'un auteur nommé... Chrétien de Troyes. Qu'il ait contenu le vin de la Cène ou le sang de la Passion, il est désormais vide, et ce qui narré, de poème en poème, outre l'énumération des prodiges qui l'entourent, c'est la quête des chevaliers partis à sa recherche.
Bitcoin a parfois été comparé à un Graal, un peu parce que l'expression a percolé dans le langage, cette sainte relique y rejoignant la pierre philosophale dans l'attirail des rêves d'antan. On notera qu'il existe sans doute encore plus de forks que de calices réputés être le saint Graal par environ 200 cathédrales, abbayes ou musées. Chacun le sien. Vieille histoire. Les revendications ne se sont pas arrêtées: en 2011 la basilique de San Isidoro de Leon clamait, sur la foi de deux parchemins égyptiens étudiés durant trois ans par des chercheurs, qu'un vase détenu depuis 1050 et connu jusqu'à présent comme le « calice de l'infante Doña Urraca » (au moins échappe-t-on au faux pour musée américain) était le précieux et véritable Graal.
Si Bitcoin tient effectivement du Graal c'est plutôt, selon moi par la multiplicité des prodiges. Loin de n'être qu'une relique, le Graal possède, parmi ses innombrables pouvoirs, celui de nourrir, soit le don de vie, celui d'éclairer en procurant des illuminations spirituelles, et celui de rendre invincible. Bitcoin, dont les incroyants disent qu'il n'est pas une vraie monnaie est décrit par ses évangélistes comme not just a money, comme une méta-monnaie offrant sinon des pouvoirs du moins des clés vers les pouvoirs qu'entend monopoliser le Pouvoir.